Rousseau, personnage érotique
dans le roman français contemporain.
1980-2000
[Ce texte paraîtra dans un prochain numéro de la revue
Etudes J.-J. Rousseau consacré à l’érotique.]
— Ah! Prends-moi, mon philosophe. Vite!
Vite!
René Frégni, Les Chemins noirs.
Il peut sembler paradoxal de proposer une lecture érotique de la figure de Rousseau. Rien ne semble à première vue bien évocateur de cet aspect-là dans ses écrits. Pourtant, dès le XVIIIe siècle et la publication de La Nouvelle Héloïse, son œuvre a déclenché la verve des libertins et la condamnation puritaine des autorités. J’ai analysé leur discours autrefois, dans un article qui montrait la pérennité de ce courant, relayé parfois par les instances morales et la critique universitaire, jusqu’à nos jours. Le philosophe qui prônait la vertu suscitait une réaction ludique chez des lecteurs qui n’appréciaient pas ses leçons: il était trop tentant de présenter Julie et Saint-Preux à travers des propos et dans des attitudes que leur auteur avait voulu passer sous silence, et même condamner[1].
Je ne reprendrai pas ici cette étude et ne remonterai pas jusqu’au siècle des Lumières. Je m’attacherai surtout à l’époque contemporaine, à la plus récente particulièrement, puisqu’elle semble témoigner, sur le plan romanesque, d’un regain d’intérêt pour Rousseau en tant que personnage érotique. Je citais déjà dans mon étude sur “Julie libertine” quelques romans modernes qui offraient un écho assez inhabituel aux écrits de Rousseau: La Bouche fardée de Charles-Etienne, en 1926, ou certaines fictions d’après-guerre, constituaient comme une introduction à celles que je vais présenter ici.
Il me semble en effet que c’est au lendemain de la deuxième guerre mondiale, avec le changement de mœurs qu’entraîne le passage vers une société plus moderne, que les lecteurs de Rousseau deviennent sensibles à sa modernité érotique[2]. La psychanalyse est sans doute pour beaucoup dans cette découverte et les critiques qui l’utilisent désormais soulignent l’importance de la sexualité rousseauiste pour mieux comprendre cet auteur et par là même, sa pensée. L’approche d’un Jean Starobinski ou d’un Pierre Burgelin lève les tabous et concourt, sur le plan littéraire, à prendre cet aspect en considération. L’air du temps va d’ailleurs dans le même sens et l’on peut relever la présence de Rousseau envisagé de la sorte dans plusieurs dictionnaires qui, paraissant de 1950 à 1970, apportent en quelque sorte la consécration à cette image de l’auteur des Confessions, volontairement ignorée jusqu’alors, marginalisée ou minimisée[3], et la figent du même coup. Le catalogue de l’Exposition internationale du Surréalisme EROS qui a lieu à Paris en 1959, donne sous la plume de Gérard Legrand, la notice suivante:
«Rousseau
(Jean-Jacques).— Réformateur, romancier et mémorialiste (1712-1778). Avait pris
pour devise: “Suspendre sa vie au vrai”. Ce vagabond épris de botanique et de
musique entreprit une refonte totale des rapports de l’homme avec la nature et
avec ses semblables. pareille entreprise servie par des dons exceptionnels
d’introspection et de communication sensible, en même temps qu’animée par une
générosité dont il est peu d’exemples, devait le conduire notamment à de
sobservations érotiques d’une valeur documentaire inaltérée, et dont le
pathétique a grandement contribué à fonder la sensibilté moderne. Tout ce qui
s’est agité d’important à partir du romantisme procède en quelque manière de
lui. Cf. Confessions (où se trouve un
aveu célèbre de masochisme et un croquis involontaire du complexe œdipien); Rêveries d’un Promeneur Solitaire; Emile, ou
de l’éducation; La Nouvelle Héloïse; Le Contrat Social, etc.»[4].
Les dix années qui suivent vont tant populariser ce thème que le Dictionnaire des œuvres érotiques de Pascal Pia consacre deux pages aux Confessions, en 1971 et analyse dans le détail les diverses scènes érotiques décrites dans le livre:
«Confessions (Les).— Récit
autobiographique de J.-J. Rousseau (1712-1778). Publié en 1782 (livres I-VI) et
1788 (livres VII-XII). — La vie de Rousseau, telle qu’il nous al raconte, a
quelque chose de surprenant: sa vie sexuelle est presque inexistante, sa vie
sensuelle est riche, voire débordante, envahissante»[5].
Cete distinction faite, Xavière Gauthier qui est l’auteur de la notice, insiste sur les “bizarreries” de la sexualité du philosophe et voit en lui le “type parfait du pervers qui trouve son plaisir dans l’inaccomplissement”. Madame de Warens est tout aussi rigidement définie dans le Nouveau dictionnaire de sexologie de Lo Duca qui paraît l’année suivante: “elle ne pouvait aimer que les malheureux, les faibles, les ‘inachevés’”; “ses infidélités cycliques tendaiant à prouver à ses amants qu’elle était libre”; elle “est l’exemple typique de la femme que l’homme ne possède jamais, de la dissimulation des instincts sexuels réels et ‘offre le triste exemple d’une chasteté qui habille une Messaline d’une robe de vestale. Elles est la comédie parmi les tragédies des femmes véritablement froides’ [Stekel]”[6]. Ainsi étiqueté, Rousseau est désormais une référence ou un exemple que chaque journaliste peut citer pour illustrer un article sur le masochisme, l’impuissance, la timidité, ou l’incontinence urinaire. Ce qui relevait du domaine de la médecine littéraire et que Claude Wacjman a analysé, passe dans les années soixante et soixante-dix dans le monde des médias. La sexualité de Rousseau est banalisée et caricaturée. Ce que n’avaient pas voulu ni pu faire l’école ou l’université, soumises au contrôle moral, la presse le réalise à cette époque. C’est dire que l’image de ce Rousseau érotique n’aura pas toutes les garanties scientifiques et permettra d’autant plus à l’imaginaire de se donner libre cours. Rousseau allait pouvoir entrer dans le roman sans problème.
A ce niveau, nous pouvons en effet douter qu’il y ait une véritable lecture des écrits de Rousseau. Celle-ci peut se réduire à quelques clichés fournis par les magazines ou par d’autres relais qui s’interposent entre l’œuvre et son lecteur. Cette approche indirecte se réduit à quelques images fortes dont les Confessions sont la source principale, images qui sont d’ailleurs la plupart du temps assorties d’un commentaire succinct ou tendancieux, anecdotique ou vaguement psychanalytique, mais dont l’importance est capitale pour la perception qu’auront de Jean-Jacques l’homme et la femme de cette fin de siècle. Quand le chroniqueur d’une revue quelconque puise dans ce livre les épisodes dont il a besoin pour illustrer une étude sur la paranoïa ou le masochisme, il ne cherche pas à être le lecteur de bonne foi souhaité par Rousseau. Il fait cependant de celui-ci l’incarnation de ces états pathologiques et en convainc ceux qui vont le lire. Le Citoyen de Genève est une figure de la modernité, mais au prix de ces simplifications et assimilations. Il se dilue dans une chaîne de réceptions dans laquelle ses écrits importent de moins en moins, mais où la puissance des clichés séduit de plus en plus. C’est d’une réception de Rousseau de ce type, dont nous nous occupons ici.
Une autre preuve de la simplification de Rousseau réside dans le fait que les allusions au philosophe genevois ne dépassent guère quelques pages chez la plupart des romanciers et se limitent parfois même à quelques lignes. Ces passages n’auraient guère d’intérêt s’ils n’étaient si nombreux pendant la période indiquée, mais ils font sens de ce fait et méritent d’être examinés. Ne perdons cependant pas de vue que Rousseau n’est pas le seul auteur classique à être ainsi traité, ni que le nombre de romans qui l’évoque est infime par rapport aux milliers qui ont été publiés durant ces vingt années.
Pourtant, l’image érotique de l’auteur du Contrat social mit quelque temps à s’affirmer dans le roman français. Bien qu’elle bénéficiât d’une couverture savante développée comme je viens de le montrer dans les médias et les encyclopédies, dès le lendemain de la guerre, elle s’affirme avec timidité dans les ouvrages de fiction de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Le romancier de cette époque s’arrête le plus souvent à la porte de la chambre à coucher et ne fait que suggérer la relation sexuelle. José Cabanis décrit ainsi celle de son héros avec Gabrielle dans Les Jeux de la nuit, en 1964. Il arrive à ses personnages de passer plusieurs nuits dans des collines au bord de la mer, dans des conditions proches de la nature, puisqu’ils n’ont trouvé, pour s’abriter, qu’une maison en ruine, entouré de quelques arbres. Le narrateur explique:
«C’est
là que je me rasais, chaque matin, une glace accrochée à un figuier, tandis que
le soleil levant éclairait les cimes des arbres, et je me mettais à plat ventre
pour plonger mon visage dans la mare aux grenouilles. Gabrielle trouvait assez
comique l’intellectuel à l’état de nature.
C’est que je lui avais fait un petit cours sur Rousseau, à propos des livres
que j’avais emportés, les deux volumes du Jean-Jacques
de M. Guéhenno, qu’on venait de rééditer. quand nous quittions notre maison
pour descendre vers la plage, Gabrielle ne manquait pas de me dire:
— N’oublie surtout pas ta bibliothèque!»[7].
Cette bibliothèque va avoir une destination plus érotique qu’intellectuelle, puisque le narrateur nous explique à la page suivante que le bonheur sur terre, il l’a connu dans les bras de Gabrielle, durant les nuits passées à la belle étoile:
«Nous
finissions par nous endormir, roulés dans des couvertures, entre nos deux têtes
et que je n’avais pas ouvert, le Jean-Jacques
de M. Guéhenno qui n’avait jamais été à pareille fête»[8].
L’attention du lecteur est ici portée sur cette biographie classique et universitaire qui est soudainement mise en relation avec un tout autre univers. L’effet voulu par l’auteur aboutit à cet étonnement ainsi produit par la rencontre du frivole et du sérieux, de l’universitaire et du grivois.
Dans Le Jardin anglais, en 1968, Michel Doury évoque aussi quelques moments de la vie d’un personnage rêveur, assez détaché du monde, qui s’appelle Martin, mais qui est suffisamment séduisant pour que son existence soit embellie par la rencontre de jolies femmes. Rousseau est présent dans ses rêveries dès son adolescence et il apparaît dans le livre quand le lecteur a eu quelque aperçu de la conduite libertine de sa tante Sidonie et de son oncle Edouard:
«Assis
dans son lit, la bougie sur la table de nuit, Martin lisait les Confessions dans une édition du XVIIIe
siècle.
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point
d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de
la nature, et cet homme, ce sera moi.
Martin croit aux bons sauvages. Il sait que
sa tante Sidonie n’est pas bonne, que l’oncle Edouard qui pince les servantes
et les petites cousines nubiles, n’est pas bon. Ausi ne sont-ils pas sauvages,
mais civilisés. Les discours de l’oncle Edouard n’ont d’ailleurs pas d’autre propos,
qu’il parle des blancs, des jaunes, ou des nègres, etc. Cet etc. s’exprime
généralement sous la forme d’un geste large de la main, en direction de La
Mecque.
Martin aime sa cousine Lydia en secret, comme
cela se fait. Quand il lève les yeux et qu’il pose les mains à plat sur les Confessions, c’est à elle qu’il pense.
Au fait, Lydia est-elle sa cousine? Un peu»[9].
La lecture des Confessions conduit ici le héros à vagabonder dans des contrées où la sensualité l’emporte sur la philosophie. Emile et Les Rêveries sont également cités dans ce roman, dans un contexte tout aussi évocateur, le premier lors d’une conversation avec un Grec, alors que Martin vient de regarder dans un magazine “les photos de filles nues, avec la marque de leur slip et de leur soutien-gorge en blanc sur leur peau bronzée”[10], le second dans une réminiscence sensuelle de son enfance interrompue par l’arrivée de la femme qu’il aime alors, Marianne[11]. Rousseau est présent de manière anodine, mais dans une atmosphère où Vénus règne bien davantage que Sophie.
C’est cette même sensualité qui définit les romans de Lise Deharme, poètesse, amie d’André Breton et auteurs de plusieurs livres parus chez Gallimard au lendemain de la guerre. Dans Oh! Violette ou la politesse des végétaux — qui paraît en 1969 chez Eric Losfeld et qui subit, comme pratiquement toutes les publications de cet éditeur, les foudres de la censure —, cet auteur conte les aventures érotico-oniriques de son héroïne qui a fait construire sur le modèle de la maison habitée par Rousseau à Montmorency, une demeure où elle s’adonne à la volupté. C’est un lieu de calme qui lui permet, après les orgies du château de Mille-Secousses, de se retrouver en compagnie des plantes avec lesquelles elle fait l’amour:
«Toutes
ces histoires finissaient par l’ennuyer. Elle partit vers sa petite maison
Jean-Jacques Rousseau. Les plantes l’accueillirent en s’inclinant devant elle
puis elles remontèrent lentement avec des grâces amoureuses. Violette léchait
leurs feuilles et les feuilles frissonnaient, elle baisait leurs fleurs.
C’étaient des plantes qu’elle ne laissait soigner par personne. La petite
maison vibrait d’une ardeur amoureuse. Les plantes étaient d’une politesse
suprême; elles frôlaient son corps, les lianes s’enlaçaient sur ce merveileux
tuteur. il faisait très chaud. Les plantes la déshabillèrent et, très tendres,
se posèrent sur sa bouche et ses seins»[12].
Rousseau est surtout suggéré à cette époque et l’on pourrait négliger ces quelques exemples s’ils n’étaient l’amorce de l’utilisation du citoyen genevois qui sera faite dix ou vingt ans plus tard. Il n’apparaît pas ici en temps que héros ou auteur et son évocation peut paraître superficielle, puisqu’il est simplement cité et associé à des évocations voluptueuses. La mise en place du personnage Rousseau commence par une mise en scène de son nom et de ses écrits.
De José Cabanis et Michel Doury à Lise Deharme, il existe d’ailleurs une évolution de l’image de Rousseau, puisque les premiers appartiennent au genre romanesque ordinaire alors que la dernière a déjà sa place parmi les auteurs de second rayon. Avant d’aller plus loin, il me semble justement nécessaire d’examiner quelques romans érotiques qui paraissent à cette époque et qui demeurent comme les classiques de ce genre pour le XXe siècle, je veux dire Histoire d’O et Emmanuelle. Pour avoir exposé dans Les Confessions l’effet qu’avait produit sur lui la fessée de Mademoiselle Lambercier, Rousseau apparaît dans les revues et livres traitant du sujet de manière plus ou moins sérieuse[13]. Il est cependant absent du livre de Pauline Réage, alias Dominique Aury, qui paraît en 1954, bien qu’il traite de la volupté dans la souffrance et que Jean Paulhan, dans la préface qu’il lui donne, évoque Héloïse écrivant à Abeilard: “Je serai ta fille de joie”[14]. J’ai cru avoir plus de chance avec Emmanuelle puisqu’après une séance torride de massage avec une jeune Siamoise, l’héroïne retrouvant son amie Ariane, s’entend dire par celle-ci:
«Les
murs ont beau être insonorisés [...], quand tu t’y mets, tu passes au travers.
Maintenant, tu ne viendras pas me raconter que tu préfères les mathématiques»[15].
Cette dernière phrase ne pouvait manquer de me faire penser au célèbre conseil de la Zulietta, mais je gardais quelques doutes car Emmanuelle est aussi présentée à plusieurs reprises dans le roman comme ayant fait des études scientifiques et s’y intéressant. Le mieux était donc d’écrire à l’auteur qui me répondit aimablement:
«C’était
bien du goût d’Emmanuelle pour les mathématiques (elle se berçait de l’illusion
qu’elle aurait pu être astronome) que se moquait Ariane de Saynes dans le
passage que vous avez relevé. La belle comtesse ne faisait pas référence aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau.
Elle avait, certes, dans son enfance, été
fort entichée de ce philosophe et de sa raison infinie. Elle s’était même
construit une image exquisément sensuelle, encore que sûrement fausse, de ses
rêveries solitaires. Elle s’était bercée de son style, émerveillée de son
souffle, éprise de ses délectations morales. Mais, dans le remue-ménage de sa
vie ménagère, elle n’avait plus, de la pensée du promeneur d’Ermenonville,
qu’un souvenir incertain.
Quelle que fût sa “haine de la nature”, le
marquis Mario Serghini connaissait probablement Rousseau mieux qu’elle.
Pourquoi, alors, ni lui ni moi ne
l’avons-nous jamais cité?»[16]
Emmanuelle et son auteur avaient probablement alors d’autres préoccupations que de lire Jean-Jacques et nous ne leur jetterons pas la pierre. Le seul auteur érotique de l’époque qui évoque un tant soit peu Rousseau est André Pieyre de Mandiargues, mais il le fait à l’occasion d’entretiens et d’enquêtes avec des journalistes, et non pas dans ses romans. L’auteur de La Nouvelle Héloïse n’est donc pas à l’horizon de ces textes flamboyants qui montrent que les temps ont changé et que l’on peut associer maintenant sans crainte le sexe à l’écriture.
C’est dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix que Rousseau va véritablement apparaître sous l’angle qui nous importe ici. L’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, coïncide avec une certaine libéralisation de la censure — tout au moins sur le plan de la création artistique[17]. Celle-ci traduit en fait le changement de mentalités qui a suivi mai 68 et s’est peu à peu affirmé dans la vie quotidienne des Français, et même de la plupart des pays occidentalisés. Les sociologues parlent d’un nouvel individualisme qui définirait ces années-là et notent l’intérêt manifesté désormais pour le corps, le plaisir ou la sexualité. Parallèlement, mais sans doute plus timidement, se fait jour sur le plan culturel une nouvelle échelle de valeur. Le goût manifesté à la fin des années soixante-dix pour la parodie ou la dérision, conduit les auteurs à traiter avec plus de légéreté qu’autrefois le patrimoine culturel dont ils ont hérité et qu’ils utilisent désormais de manière plus ludique que leurs devanciers. “La logique de la démocratisation et de la massification pousse les arbitres culturels à considérer avec moins de hauteur les créations consomnées par le plus grand public. Un nombre croissant de membres de l’intelligentsia canonisatrice se trouve avoir été influencé, pendant ses jeunes années, par plusieurs de ces formes de culture, au bout du compte incontournables; ils y reviennent avec nostalgie. Les tabous culturels s’estompent, il devient chaque jour plus tentant de concilier le plaisir d’une régression infantile et celui d ‘une domination intellectuelle”[18], écrit Pascal Ory dans cette tentative d’histoire culturelle de la France de l’après-68 que constitue son Entre-deux-mai. Le cinéma, la bande dessinée ou la littérature érotique acquièrent un peu de considération et quelques étudiants vont jusqu’à leur consacrer des mémoires ou des thèses. Les auteurs que nous allons aborder relèvent tous, peu ou prou de cette nouvelle situation et mon étude en est d’une certaine manière la reconnaissance scientifique.
Rousseau, au même titre que la plupart des auteurs classiques, n’est plus un dieu à vénérer. Les romanciers peuvent s’en emparer comme ils s’emparent de Sade, Mozart, Byron, Drieu La Rochelle, Traven ou Cravan pour en faire des aventuriers modernes, prolongeant ainsi de façon plus ou moins fantaisiste ce que les manuels de littérature ont retenu d’eux. Des romans comme La Lectrice de Raymond Jean (1986) ou Le Liseur de Bernhard Schlink (1995) sont là aussi pour montrer que l’acte de lecture peut être fortement associé à l’acte amoureux et sexuel. Lire peut désormais se pratiquer aussi bien horizontalement que verticalement, couché dans un lit qu’assis devant un bureau. Ce changement de perspective est d’importance dans l’affaire qui nous préoccupe.
Le premier auteur que nous allons examiner est Philippe Sollers. Il participe en effet pleinement de ce nouveau rapport à la littérature et de manière si constante qu’il pourrait presque l’incarner à lui seul. Ses romans sont remplis d’allusions et de commentaires littéraires sur tel ou tel écrivain, sur tel personnage romanesque célèbre, dont l’évocation alterne avec le récit des aventures érotiques du narrateur et de ses conquêtes occasionnelles. Dans Femmes, plusieurs pages sont ainsi consacrées à Sade, Diderot, Flaubert, Burroughs, Bukowski Sartre ou Simone de Beauvoir qui expriment la réflexion de l’auteur ou les propos que le narrateur échange avec Cyd, Mildred ou Sonia. Sollers est d’autant plus représentatif de ce courant qu’il est conscient de l’évolution de cette fin du vingtième siècle. Dans Le secret, il parle des “années de plomb soixante-dix, brouillage et décomposition, laissant place au tout-à-l’argent et à l’analphabétisme massif des années quatre-vingt, elles-mêmes suivies du brutal tout-à-l’égoût des années quatre-vingt-dix”[19]. Le propos est d’autant plus ambigu qu’il semble teinté de moralisme et que l’auteur participe fortement à cette désacralisation des valeurs et des gloires reconnues. Dans ses écrits, Rousseau est quelquefois cité, mais pour être aussitôt associé aux totalitarismes les plus féroces. Selon Sollers, il n’a jamais fait que couvrir des pervers et “Rousseau + Perversion est la forme même de la tyrannie qui ne se rend pas compte du Mal? Inconscience? Féminine, au fond... Hystérie dont profite la saloperie... L’éternelle Héloïse... Le Mal par innocence”[20]. Sade est pour lui le véritable libérateur qui offre la représentation du crime, mais l’abstention dans les faits. Sollers trouve donc chez Rousseau une belle figure de l’hypocrisie morale et ne résiste donc pas à l’envie de le compromettre. Il profite de l’analphabétisme de son époque pour le mettre en situation dans Portrait du joueur, en 1984 La technique est la même que celle utilisée par les auteurs que nous avons évoqués plus haut, mais le vocabulaire utilisé est bien plus fort et l’évocation bien plus osée. Le narrateur de ce roman a rencontré une jeune femme de vingt-huit ans, Sophie, qui est médecin à Genève et mariée et avec laquelle il engage une relation sexuelle et épisodique dont le livre donne maints détails. Il contient même une partie épistolaire qui reproduit les lettres de Sophie à son amant et lui indique la manière dont il doit se préparer pour les rendez-vous annoncés, les costumes qu’ils porteront et les phrases salaces qu’il devra dire. La troisième missive nous intéresse tout particulièrement:
«III.
— (Carte postale sous enveloppe; portrait de Rousseau.)
“Je vous attends avec impatience. Vite. J’ai
envie de te lêcher, de te sucer, de mordre ta langue.
Je t’aime; tu me manques.
Sophie.»[21].
Le traitement est ludique et ne relève pas d’une attaque raisonnée et poussée contre Rousseau. L’association s’est probablement faite autour du prénom et de l’origine de l’héroïne, qu’un lettré comme Sollers ne pouvait ignorer. Il était amusant pour le romancier d’imaginer un tel texte au dos d’une carte postale provenant d’une institution aussi respectable que le Musée d’art et d’histoire de Genève. Le rapprochement ainsi effectué entre le côté pile et le côté face de la carte ressort de la technique du jeu et de la correspondance mise en œuvre chez les surréalistes et décrite par André Breton dans L’Un dans l’autre. Il n’est cependant pas destiné ici à produire l’illumination poétique et n’est qu’un clin d’oeil destiné au lecteur éveillé, moins analphabète que l’ensemble de ses contemporains. Il n’est pas neutre non plus et Rousseau n’en sort cependant pas indemne. Cette brève allusion pourrait paraître superficielle si elle ne s’inscrivait dans une série que je ne prétends pas exhaustive, mais dont la fréquence à cette époque fait sens.
Le jeu suppose également une complicité entre l’auteur et son lecteur. L’allusion aux analphabètes produits par l’école ou la télévision, faite par Sollers, montre que celui-ci attache encore de l’importance à la norme classique des humanités. Qui a lu Rousseau peut apprécier les utilisations si étonnantes qui sont ainsi faites et s’en amuser ou bien en être choqué. Le jeu n’en est que plus gratifiant dans ce dernier cas.
Ce caractère ludique est également présent chez Jacques Laurent — qui publia aussi sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, des romans fort populaires où le sexe et l’aventure ont une grande part — quand il conduit le héros du Dormeur debout, en 1986, à commenter Rousseau. Il le fait en présence de Sabine qui est nue face à lui, puisqu’elle lui sert de modèle pour un tableau. Cette nudité est plus érotique que professionelle car il lui fait cette remarque:
«—La
pointe d’une mine de plomb caresse en ce moment la région la plus secrète de
votre corps. Vous ne sentez rien?
— L’idée m’est agréable. Je suis moins prude
que je ne le craignais et que vous ne l’espériez.
Il était passé aux sanguines. Les seins
lourds de Sabine se gonflèrent triomphalement et, du bout des doigts, il
estompa la légère toison dorée qui fuyait entre les cuisses.
— J’ai autant de plaisir à dessiner qu’à
écrire et c’est idiot. Peut-être qu’on me considèrera un jour comme un
véritable auteur, mais je ne passerai jamais pour un artiste. Je renouvelle les
erreurs de Jean-Jacques Rousseau avec une docilité qui ferait croire à une
réincarnation»[22].
La comparaison avec Rousseau et le commentaire que lui inspire ses écrits vont durer plusieurs pages pour aboutir aux Confessions et à quelques scènes qui sont récurrentes dans les écrits de Jacques Laurent. Le héros demande ainsi à Sabine si elle a lu Les Confessions:
«—
A seize ans, oui. Peut-être n’ai-je pas tout compris.
— Il est d’abord un petit garçon qui, d’une
fille de trente ans n’attend rien de plus délicieux qu’une fessée. L’âge ne
fait rien à l’affaire. Quelques années plus tard, il reçoit le même agréable
châtiment d’une fillette vaguement adolescente, cette Mlle Goton qui se vante
des privautés qu’il lui permet, de sorte que de petites Genevoises, sur le
passage de Jean-Jacques, crient “Goton tic-tac Rousseau”. Il ne pourra plus
jamais aimer sans espérer de sa partenaire les mêmes douces violences.
— Vous voudriez que je vous batte?
— Ne simplifiez surtout pas. On n’élucide pas
en simplifiant mais en compliquant. Il ne faut pas oublier que Rousseau était
exhibitionniste.
Elle essaya de se lever en rassemblant
derrière elle les pans du tablier.
— J’ai cru, cria-t-elle, que nous jouions
franc-jeu et si exhibitionniste il y a, ce n’est pas moi mais Blanche.
— Ni l’une ni l’autre. Une femme ne
peut pas être exhibitionniste, pas plus que masochiste. Il est dans sa nature
de provoquer le désir et de s’amuser à subir les manifestations de la force,
fussent-elles illusoires. Rousseau et moi aurons passé notre vie à regretter de
ne pas être des femmes. Je voudrais jouer comme vous avec un tablier trop
échancré»[23].
En s’identifiant à Rousseau, le héros introduit celui-ci dans la pièce où pose Sabine nue. Il est Rousseau et c’est ce dernier qui paraît avoir cette conversation suggestive avec la jeune fille. Ce que fait ou dit le personnage de J. Laurent est comme un prolongement de ce qu’a avoué Jean-Jacques dans ses Confessions.
Les romanciers contemporains, tout comme leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle[24], prennent plaisir à placer des phrases de Rousseau en épigraphe à leurs livres. Dans un contexte érotique, celles-ci ont alors une allure et un sens qu’elles n’avaient pas dans l’ouvrage d’origine. Ainsi, Jacques Cellard place ironiquement un passage du livre V des Confessions en tête des Souvenirs d’une gamine effrontée qu’il publie anonymement en 1988:
«Que
j’aime à tomber de temps en temps sur les moments agréables de ma jeunesse! Ils
m’étaient si doux; ils ont été si courts, si rares et je les ai goûtés à si bon
marché! Ah, leur seul souvenir rend encore à mon cœur une volupté pure dont j’ai
besoin pour ranimer mon courage, et soutenir les ennuis du reste de mes ans».
Les moments que rapporte l’héroïne du livre sont bien sûr d’un ordre tout autre que ceux dont le promeneur solitaire s’émeut. Marc Lambron agit de même dans La Nuit des masques, en 1990, puisqu’il place en épigraphe à la deuxième partie de son roman qui conte des amours que la morale traditionnelle réprouve, cet extrait de la Lettre à d’Alembert qui donne à penser sur le contenu du récit et sur le rapport moderne entre les deux sexes:
«Car
ce sexe plus faible, hors d’état de prendre notre manière de vivre trop pénible
pour lui, nous force de prendre la sienne, trop molle pour nous, et ne voulant
plus souffrir de séparation faute de pouvoir se rendre hommes, les femmes nous
rendent femmes»[25].
Le détournement de sens qu’introduit l’utilisation d’une citation renvoyant à un contexte érotique, est parfaitement réussi dans un roman de Jean-François Grunfeld: Le 31 janvier, Lucien..., en 1981. Dans l’un des chapitres du livre, deux amants sont au lit et parlent littérature pendant les pauses:
«—
Musil, je le connais. Depuis le temps que tu le cites. Ça ne me dérange pas
d’être comparée à une vache. j’aime beaucoup leur visage, leurs yeux
intelligents. Je suis une vache coquine qui te fais des mamours!... Tu crois
que ça vient de mamelles, mamours? regarde-le C’est un peu offensant cette
précarité. Quelle insignifiance, l’homme. Et vous croyez tenir votre pouvoir de
ce petit bout de viande-là!
— Pas seulement! Pas seulement! Embrasses-moi,
chérie. Tu parles trop. Tu aimes quand je te caresse les cheveux comme ça?
Réponds-moi avec tes yeux! Tu as une belle poitrine. Tu as grossi depuis que je
te connais.
— C’est normal. quand une femme aime un
homme, elle grosit. Caresse-moi les seins. très très doucement. Dans le gras et
ensuite vers les pointes. Tu fais ça très bien. Les deux mains à la fois. Moi,
je vais m’occuper un peu de ces fruits de la passion. J’ai lu quelque chose à
leur sujet que je voudrais expérimenter.
— Ah oui! Continue comme ça.
— Toi aussi. Laisse faire mes seins.
Laisse-les prendre l’empreinte de tes mains... Tu peux être doux comme une
femme quand tu veux!
— Je vais te lire quelque chose de cet
antipathique de Jean-Jacques.
— Tu n’aimes pas Rousseau? Toi un homme
sensible!
— Ça n’a rien à voir. Il a abandonné tous ses
enfants à l’assistance publique.
— Oh! oh! Je ne te savais pas pédophile.
Attends. laisse-moi te prendre dans mes mains quelques instants. C’est beau!
c’est beau, c’est bon! Tu sens le titillement de mes doigts... Et comme ça? Je
ne te serre pas trop?
— Ecoute. “Il ne faut pas une longue
expérience pour sentir combien il est agréable d’agir sur les mains d’autrui et
de n’avoir besoin que de remuer la langue pour faire mouvoir l’univers”.
— Il a écrit ça, Rousseau?
— Dans l’Emile!
Moralité: il faut tout relire!»[26].
Le lecteur me pardonnera d’avoir cité un si long passage, mais il permet d’apprécier en quoi la référence à Rousseau est incongrue quand elle est ainsi amenée. “Les mains d’autrui” et la langue qui remue ne renvoient plus à l’éducation des nourrissons, mais à l’action sexuelle qui se déroule entre l’héroïne et son amant. Ce qui n’était que suggéré dans le roman de José Cabanis cité plus haut, est après 1980, abondamment décrit, et l’effet en est d’autant plus fort.
Ce rapport iconoclaste à Rousseau et plus généralement avec le livre est aussi manifeste chez Jean-Marie Gourio. Dans Chut!, en 1998, il décrit les amours d’un jeune parachutiste avec une bibliothécaire du Sud-Ouest. Sa découverte des grands auteurs se fait en même temps que celle des appas de son amie, et la plupart du temps, dans la bibliothèque municipale où elle travaille. Cette situation vaut au lecteur le récit de cette scène étonnante, mais qui montre bien que les nouveaux littérateurs ne craignent plus d’associer Rousseau à un univers particulièrement audacieux ni de manipuler les citations au gré de leur fantaisies:
«Une
dame jeune mais déjà sévère, ramena un jour le livre que sa fille Chloé avait
emprunté la semaine passée, elle les lisait avant elle, c’est l’habitude,
dit-elle, pour savoir ce que sa fille lirait, elle posa les Rêveries du
promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau sur le bureau de Mathilde et
l’ouvrit dans la troisième promenade, puis elle montra du bout de son doigt
tendu un poil noir et frisé.
— C’est quoi cette chose?
Bien sûr que c’était un poil de cul! La dame
l’avait fixé avec un petit bout de scotch pour qu’il ne tombât pas du livre
avant qu’elle eût fait ses remontrances. Mathilde rougit bien sûr en voyant le
poil collé sur une phrase de Jean-Jacques Rouseau, virgule que n’avait pas
prévue l’auteur, la phrase disait, Né dans une famille où régnaient les mœurs
et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de
religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes,
d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Les
Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau s’étaient enrichies
d’un poil de ponctuation pubien, collé entre ministre, plus loin, plein de
sagesse et de religion, ce qui faisait lire: élévé ensuite avec douceur chez un
ministre — poil de cul — plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma
plus tendre enfance des principes, etc., ce qui changeait le sens de la phrase
car cette sagesse et cette religion qui avaient dans le texte originel empli le
ministre se mettaient maintenant et grâce au poil de cul à emplir Jean-Jacques
Rousseau lui-même, par la magie de la langue et les finesses de sa ponctuation.
On lisait alors dans la version augmentée — ce que la dame jeune mais sévère
avait donc lu: Né dans une famille où règnaient les mœurs et la piété, élevé
ensuite avec douceur chez un ministre, plein de sagesse et de religion, j’avais
reçu dès ma plus tendre enfance des principes, qui ne m’ont jamais tout à fait
abandonné. La dame jeune mais sévère avait eu raison de râler, car il n’était
pas bon d’imaginer un Jean-Jacques Rousseau qui aurait été dès sa plus tendre
enfance plein de sagesse et de religion!»[27].
Gourio ne s’arrête pas à cette “relecture” du texte rousseauiste. Il imagine l’entrée en scène de Rousseau lui-même:
«La
dame abandonna le livre sur le bureau, demanda la fiche d’abonnement de sa
fille Chloé, la déchira et ne revint plus. On ne revit plus non plus la jeune
Chloé, le double de sa fiche disait qu’elle avait emprunté dernièrement l’Ecume
des jours de Boris Vian, les Clefs du royaume de Cronin et le Grand Meaulnes
d’Alain-Fournier. Les Rêveries du promeneur solitaire, elle aurait aimées.
peut-être aurait-elle adoré y découvrit un poil? Peut-être aurait-elle cru en
une présence physique du beau Jean-Jacques Rousseau? Peut-être enfin se
serait-elle endormie chaque soir de sa jolie vie, les Rêveries du promeneur
solitaire posées sur l’oreiller près de sa joue, excitée en pensant à ce poil
glissé dans le livre et tombé des fesses musclées par la marche de Jean-Jacques
Rousseau parce que, depuis quelques jours déjà — elle en avait parlé à sa
meilleure copine! — elle croyait que Jean-Jacques Rousseau l’aimait et que
c’était leur secret? Peut-être à cause de sa mère jeune mais sévère, la gamine
était-elle passée à côté de l’amour?»[28].
La littérature se prête désormais à ce jeu démarqué du modèle scolaire, où l’imagination se donne libre cours. Il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour que les romanciers pussent la considérer de la sorte.
Le fait est qu’à cette date on ne trouve pratiquement pas de textes qui envisagent le rapport de Rousseau à l’érotisme autrement que de façon parodique ou dérisoire. Nata Voriel publie bien en 1985 un roman de gares dont elle situe l’action à la campagne, dans un cadre écologiste: La Saison des amours. L’héroïne fait remarquer à celui qui va devenir à la page suivante son amant et la culbuter fougueusement, qu’elle a entendu vanter ses qualités rustiques: “Il paraît que vous savez beaucoup de choses sur la nature. J’ai même cru comprendre que vous étiez philosophe... Un philosophe à la Rousseau”[29]. Cette évocation de l’image assez traditionnelle de Rousseau, chantre de la nature, est rare chez les romanciers érotiques, mais elle correspond sans doute plus ici à l’affirmation du Rousseau écologiste et hippie de la fin des années soixante-dix et au goût manifesté par les auteurs de ce genre d’ouvrages pour les amours en milieu naturel, qu’au respect de la pensée du philosophe[30]. Celle-ci est réduite dans le cas présent à un lieu commun.
Paradoxalement, les épisodes érotiques des Confessions ou de La Nouvelle Héloïse ne sont guère utilisés par les auteurs contemporains. Ceux-ci n’y font guère référence et je n’ai trouvé que deux auteurs pour s’en servir. Le premier est Richard Jorif qui fait paraître en 1987 le premier volume d’une trilogie qui va connaître un grand succès: Le Navire Argo. Ce livre conte l’aventure de Frédéric Mops, séquestré dans une cave par sa mère et qui revient au monde, à dix-huit ans, dans le Paris des années soixante. Plus précisément, il est pris en charge par les infirmières chargées de son rétablissement. Assez vite, elles le taquinent et “affectent de ne pas le voir quand elles changent de vêtements et apparaissent devant lui en petites culottes”. Simone, une infirmière galonnée qui a deux grands fils, s’occupe particulièrement de lui: elle lui apporte un jour Les Confessions, car elle trouve que son protégé ressemble au portrait de Jean-Jacques qui est dans le livre. Celui-ci va être une révélation pour Frédéric et produire chez lui un phénomène d’identification comme Rousseau en produit parfois chez ses lecteurs. Cette initiation livresque va s’accompagner d’une initiation sexuelle, où le promeneur solitaire a sa part:
«Simone
lui revint, un soir qu’il tentait de se faire une idée précise de l’objet
portatif désigné sous le nom de “fontaine de héron” que Jean-Jacques Rousseau,
avec son ami Bâcle, fait jouer sous les yeux des aubergistes dans l’illusion
d’être convié à faire grande chère. Il aimait cette heure profonde où il
nourrissait son esprit à l’écart du peuple souffrant, plongé dans la stupeur
thérapeutique. Comme il reposait les Confessions,
il vit s’ouvrir la porte et paraître Simone. Elle lui fit un effet singulier,
tête nue, cheveux flottants. Elle se pencha sur lui, un doigt sur la bouche, et
il vit ses seins. Il n’aimait pas imaginer qu’elle eût d’autre vêtement que sa
blouse. Elle éteignit et lui ôta sa chemise avec des gestes doux. tout
aussitôt, il eut contre lui un corps de femme infusé d’essences capiteuses qui
le surprit par son humidité. Alors, il entra dans la vérité des choses: elle
jouait. Elle avait, comme lui, lu les Confessions, et elle jouait à être Mme de
Warens. qu’avait de commun cette fraîche amoureuse avec l’adjudante boutonnée,
redoutée des geignards? il roulait ces pensées décousues, et cependant, les
mains, la bouche de Simone faisaient si bien merveille qu’il se trouva bientôt
glorieusement accordé à ses vues. elle engloutit le fier spéléologue dans un
faille aux parois suintantes, où il se
débonda»[31].
Le rapport de Simone avec Madame de Warens sera encore accentué par l’interdiction que la première va formuler en quittant la chambre de son amant: celui-ci ne doit pas se masturber. Comme l’amante de Jean-Jacques avait voulu déniaiser ce dernier avant que ses écolières ne le fassent, Simone, en agissant ainsi, a voulu préserver Frédéric de l’assiduité érotique des autres infirmières. Le roman de R. Jorif associe également La Nouvelle Héloïse à ce climat érotique, puisque, après avoir quitté l’hôpital, le jeune héros du livre trouve un emploi dans un magasin de lingerie féminine qui a pour enseigne le nom du roman de Rousseau. C’est dans ce décor notamment qu’il va poursuivre son initiation sexuelle avec Bernardette, la jeune vendeuse, et Aline, sa voisine[32].
Le second écrivain qui va évoquer les récits érotiques des Confessions est Gérard de Villiers, l’auteur fort populaire des SAS, dont il avouait récemment avoir vendu cent cinquante millions d’exemplaires. Ce n’est d’ailleurs pas dans les volumes consacrés aux aventures du prince Malko Lingue qu’on trouve ces références à Rousseau, mais dans ceux qui exposent les Fantasmes de la comtesse Alexandra qui est, comme chacun sait, “la fiancée de Son Altesse Sérénissime”. Dans Eternelle jeunesse, l’auteur de cette série de romans de kiosques de gare conduit ses personnages dans la “passionnante et émouvante Genève, lieu de neutralité, terre d’accueil de tous les exilés du monde, d’Agrippa d’Aubigné à Lénine, en passant par Calvin, Rousseau, Voltaire, Garibaldi”, et plus précisément “au numéro quarante de la Grand-Rue où vécut Jean-Jacques Rousseau, démiurge du nouveau monde”. Cette définition est d’autant plus remarquable que la visite se fait en Rolls, comme il se doit dans ce type d’ouvrages. Mais l’on comprend à la phrase suivante que Rousseau n’est pas tant un révolutionnaire politique que l’initiateur d’une nouvelle façon de jouir: “Rousseau ne prônait-il pas un monde où l’être humain libéré de ses entraves, pouvait s’adonner aux variations de sa sensibilité?”[33]. La confirmation nous en est donnée dans Le Vicomte irlandais, un autre volume de cette série, où cette fois, l’allusion est plus érotique que touristique. La future maîtresse de SAS (elle n’a ici que dix-huit ans et cette série conte ses aventures antérieures à sa rencontre avec Malko) est initiée au sado-masochisme par son hôte:
«C’était
la première fois qu’un homme me fouettait et j’avoue que j’eus l’impression,
malgré mes 18 ans, de retomber en enfance. J’avais perdu ma personnalité
(d’ailleurs je n’avais pas envie de la reprendre). Soudain, je n’étais ni une
femme, ni une fille, seulement un jouet manipulé par de gros doigts maladroits.
Une chèvre des Pyrénées qu’on montrerait à un tigre de Malaisie. Je compris
l’envie systématique de Lord Erwan d’en user. Le fouet représente la version
adulte de nos jouets d’enfants. le vicomte d’Aberdeen l’était resté quelque
part, et à l’inverse du Suisse Jean-Jacques Rousseau, il prenait du plaisir à
fouetter, à moucheter mes fesses par la pointe vénéneuse»[34].
La scène de la fessée de Mademoiselle Lambercier apparaît en filigrane dans cette remarque, mais de manière bien approximative, puisque Rousseau n’a dit nulle part qu’il avait du déplaisir à fouetter les dames. Cet épisode des Confessions est cependant l’un de ceux qu’ont retenu les lecteurs modernes. Les romanciers s’en font l’écho, mais avec une licence qui les conduit parfois à inventer totalement des situations vécues par Jean-Jacques. Ainsi Florence Mothe qui se présente en quatrième de couverture de son livre, Les derniers feux du plaisir, comme la “descendante en ligne directe du baron de Gascq” et possédant “toujours à Portets, en Gironde, la maison où il vécut et où il recevait Jean-Jacques Rousseau”, imagine tout aussi allégrement le séjour du philosophe à Bordeaux, chez son ancêtre, en 1740. Au deuxième chapitre, elle complète Les Confessions en conduisant le jeune homme sur les quais de la Gironde, parmi les bordels de ce quartier:
«Rousseau entra dans la soupente. Deux filles y étaient proposées sur une paillasse.
- Ce sera pour laquelle? demanda la négresse en ricanant.
- Pour les deux, si tu veux, voilà tes quatre livres.
La fille eut une mimique:
- Tu me parais bien gauche, bel ami, sors-tu de chez ta maman?
Le maître de musique, piqué par la remarque, répondit:
- Ma timidité m’a toujours rendu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire, ou de pouvoir tout faire.
- Tu peux tout faire, ici. Viens, mon joli, déclare-nous ton goût. Tu paies, vas donc à ton plaisir.
- Ma douceur me pousserait, voyez-vous, à réclamer certains traitements...
- Ah! Tu aimes être fouetté! Il n’y avait qu’à le dire. Dis donc, donne deux livres de plus à Toinon la Boiteuse et elle te fouettera le mieux du monde. Tu aimes qu’on te tourmente, qu’on te maltraite, tu vas être servi. Allons, débride-toi.
- C’est que je ne jouis jamais plus ardemment qu’en imagination. J’ai conservé des mœurs honnêtes et mon éducation chaste me rend odieuse l’union des sexes.
- Eh bien, il fait le difficile, ce client. Allez, Toinon, fesse-le en cadence.
- Ah! Laissez-moi à vos genoux, vous m’enflammez le sang. Ah! Quelle folie d’implorer plus intime familiarité. Comme cette blessure est savoureuse, fouettez, fouettez encore.
— Prends garde, Toinon, tu vas le mettre à mal. C’estq u’il nous mettrait en fureur avec ses pantomines. Holà! Suffit, donne-nous encore deux livres pour nous remercier de t’avoir si bien fessé et va-t-en. On ne veut pas de fou ici. Allez, debout. Voyez-moi cet encanaillé avec son air de moraliste. allez, debout, te dis-je.
Rousseau se releva aussi lestement que la correction reçue le lui permettait. Il se recoiffa à la hâte, donna huit livres aux filles et se retrouva sur le port»[35].
L’auteur donne les sources qui lui ont suggéré cette scène: “Les phantasmes sexuels de Jean-Jacques Rousseau et ses maladies ont inspiré au Dr Cabanès une étude intitulée: ‘Le cas pathologique de Jean-Jacques Rousseau’, Cabinet secret de l’Histoire, t. III, Albin Michel”[36]. Décidément, certains textes ont une durée de vie qu’ils ne méritaient pas.
Rousseau tend à s’identifier avec Sade chez les romanciers des années quatre-vingts. Le rapport entre les deux écrivains des Lumières a certes été relevé et analysé par la critique universitaire (Michel Delon, Philippe Roger, Jacques Domenech, etc...), mais les romans prolongent bien au-delà la production savante. Entré dans la Bibliothèque de la Pléiade, Sade est devenu un classique presque comme un autre et son image a été vulgarisée par le cinéma et les médias. Il amuse plus qu’il n’effraie ceux qui le mettent en scène. Grâce à lui, Rousseau connaît certains prolongements à son œuvre qu’il eût eu du mal à imaginer. Le mystère qui entoure la destinée de ses enfants permet à l’imagination des romanciers de se donner libre cours. Jeanine Teisson, auteur de livres pour la jeunesse, de contes et d’ouvrages sur le monde animal, semble s’être défoulée en donnant une lettre singulière dans le recueil de lettres d’écrivains qu’édite Martine Liochon, présidente de l’Association Festival du premier Roman, à Chambéry, en 1997. Par sa plume, Rose Innomée écrit à son père de l’hôpital de La Salpétrière, le 5 décembre 1784 (elle semble ignorer son décès et d’autres détails de son existence), pour lui résumer sa vie après avoir été portée aux Enfants-Trouvés en 1751. Elle y retrouva ses deux frères déposée précédemment par Jean-Jacques, Pierre et Paul, “deux êtres au crâne pelé, aux yeux de bête fauve, puant la crasse à n’en pas pouvoir”: le premier se mit au service de la police et mourut saigné à mort dans une rixe et le second fut envoyé aux galères et termina sa carrière dans les contrées du Nouveau Monde. Quant à elle, son destin fut tout autre:
«J’atteignais mes dix-sept ans lorsque sœur Eulalie, ma protectrice, rejoignit les anges. Je me retrouvai dans Paris, n’ayant d’autre fortune que moi-même. Un noble marquis, dont je tairai le nom, car c’est celui-là même que je visitai à la Bastille, m’offrit de m’employer comme moucheuse de chandelles. Je me crus sauvée. Je me trompais cruellement car, entouré de ses amis, il me força à des turpitudes et pratiques qui insultent religion et nature. Elles ne cessèrent qu’en l’an 1768, lorsque la justice condamna le marquis à cent livres d’amende et le renvoya chez ses tantes, en Provence. Pour moi, j’avais pris goût aux plaisirs qui mènent en enfer. n’ayant nul autre savoir-faire, je vendis ma science en ce domaine. Ou plutôt mon protecteur, puisqu’il en faut bien un, Jeannot le Sec, se chargea de la monnayer. Faut-il vous dire, monsieur, quel était mon nom de ribaude? Ils me disaient: “La rousseaute”, car je suis rouge comme le feu. Y en a-t-il des coïncidences dans la vie, n’est-ce pas?
Aujourd’hui plus personne ne me protège. A présent que le temps m’est compté, je confesse que je n’ai jamais cessé d’aimer mon divin marquis, et je n’en ai aucun regret. Je suis fière de n’avoir pas semé sur mon chemin d’autres petits rousseaux, et c’est en partie pour cela que je meurs aujourd’hui.
Mon salut, monsieur, est sans tendresse car, comme me le faisait remarquer Jeannot, si je suis dans le ruisseau, c’est la faute à qui?»[37].
Jean-Michel Olivier, professeur et journaliste à Genève, auteur d‘une dizaine d’essais et de romans, publie en 1997 un recueil de trois nouvelles intitulé Le Dernier Mot. Celle qui donne son titre au volume donne la parole à Thérèse Levasseur de manière fort libre, puisque l’auteur n’a pas voulu faire œuvre de reconstitution historique, mais laisser son imagination vagabonder. Le XVIIIe et le XXe siècles se télescopent dans cette fiction où Rousseau, à l’agonie, attend les journalistes de la télévision et Thérèse, sa fin, pour dire “salut la compagnie et en route pour Ibiza”, rêvant déjà de la petite hacienda avec piscine et salle de fitness où elle aura “un beau jeune homme pour [lui] montrer les exercices, un entraîneur rien que pour [elle] comme Sharon Stone”[38]. Rousseau bénéficie lui-même de ce nouveau regard, puisque J.-M. Olivier offre à ses lecteurs quelques-uns de ses billets doux découverts par Thérèse qui fait déjà l’inventaire de ce qu’elle pourra vendre pour réaliser son rêve. Leur ton est assez différent des lettres de Julie à Saint-Preux et les prénoms des destinataires rappellent ceux des héroïnes de Sade et des autres auteurs libertins du siècle des Lumières:
«Ma chère Juliette
Comme vos baisers me manquent!
Et les caresses de votre main si douce...
J’aimerais tant vous revoir, mais il faudra attendre un peu. Car tout le monde est à mes trousses et T. me surveille nuit et jour.
Alors c’est moi qui vous ferai signe.
En attendant, je baise votre petit cul chéri.
Le satyre philosophe.»
«L’autre
soir, petite Manon, en infirmière tu étais parfaite...
Le stéthoscope, les piqûres, puis la pommade
de camphre: nom de Dieu quel plaisir!
Si les autres savaient...
Au fond, je suis un vieil épicurien.
Rendez-vous à l’hôtel comme d’habitude.
Tes seins pointus me manquent.
Ton o qui t’aime.»
Le dernier billet imaginé évoque les goûts masochistes de Jean-Jacques qui aimait aussi apparemment les filles des îles:
«Cette
nuit, ma Lisa, tu es revenue me trouver avec tes yeux turquoises, tes cheveux
noirs tressés de coquillage...
Et tes seins au goût de café!
Le résultat, tu l’imagines, et T. était
furieuse...
Oh je languis de te revoir en chair et en os.. Rendez-vous au
Jardin, donc.
Mais cette fois, frappe moins fort, sinon je
vais être obligé de revoir ma théorie du Bon Sauvage.
Ton serpent amoureux.»[39].
Thérèse découvre ainsi des centaines de lettres de ce genre, “toutes écrites à la main avec sa petite écriture de scribe, toutes secrètes, toutes scandaleuses” qu’elle va jeter au feu, privant ainsi les érudits d’un fonds qui aurait renouvelé leurs commentaires et les musées et bibliophiles d’acquisitions exceptionnelles. Il semble toutefois que les missives enflammées adressées à Jean-Jacques par ces voluptueuses partenaires aient échappées à la destruction, puisqu’on en trouve ici et là la trace ces dernières années[40].
Le Dernier Mot nous révèle également la parenté qui existe entre Sade et Rousseau. Parenté surprenante, mais qui montre bien à quel point Sade et Rousseau sont liés dans l’imaginaire contemporain des auteurs de fictions, et sans doute des lecteurs. Thérèse reçoit en effet en cachette de son mari la visite des enfants qu’elle a été contrainte de déposer autrefois aux Enfants-Trouvés. L’un est menuisier en Bretagne, l’autre a fini à l’ENA, la fille est cultivatrice écologiste et le dernier s’est suicidé. Le cinquième, Donatien, est celui qui a mal tourné. Il vient voir sa mère en Alfa-Roméo, “avec des filles à moitié nues qui parlaient tout le temps... Il portait une chemise ouverte sur la poitrine et l’on voyait sa peau bronzée avec une grosse chaîne autour du cou et des bagues plein les doigts”. On voit le genre; il est mauvais. Donatien essaie de rançonner sa mère et part en la menaçant. Depuis, Thérèse reçoit des lettres et même des romans qu’il lui écrit de prison, “pas des romans à l’eau de rose comme son père, non, des romans pleins de crimes, de turpitudes, de supplices à vous fendre l’âme, il ne pense qu’à ça, le Donatien, nuit et jour des orgies, des femmes qu’on viole, des enfants qu’on égorge, des pauvres vieux qu’on fait bouillir dans des marmites, je me demande où il va trouver ça”. Elle est seule à savoir et s’en félicite: “Heureusement que mon bonhomme n’en a rien su, autrement pour sûr qu’il en aurait fait une jaunisse, apprendre qu’on est le père d’un forcené ça ne fait pas plaisir, surtout quand on joue les modèles de vertu, enfin moi ça me fait bien rire, car la vertu vous voyez ce que je veux dire”[41].
Le roman, permet ce genre de rencontres et de conclusion qui balaie d’un seul bon mot la philosophie de Rousseau. Par sa nature, il n’est pas soumis aux contraintes que connaît l’historien ou le critique littéraire. Celui des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix l’est d’autant moins que le jeu, la parodie, l’humour et la dérision en sont devenus les constituants essentiels et quasi-obligatoires.
Les romanciers ne mettent d’ailleurs pas souvent en scène Rousseau lui-même. Ils l’amènent dans leurs écrits par des biais qui permettent au lecteur de faire le lien, par les connaissances qu’il a de son œuvre. Connaissances scolaires, mais aussi connaissances de certains épisodes rapportés complaisamment par les chroniqueurs dans les médias. Le romancier établit ainsi une distance entre la figure historique de Rousseau et celle du personnage qu’il anime. S’il ne veut pas pousser son récit dans le camp de la dérision, il n’est pas tenu ainsi à justifier tel caractère ou tel acte. Il ne s’expose pas aux reproches de l’érudit, mais ne rompt pas pour autant le lien qui le lie à son modèle. William Boyd peut ainsi mettre en scène la nourrice Oonagh et lui donner quelques traits de Mademoiselle Lambercier sans pour autant que le lecteur puisse crier à la trahison ou l’accuser de faire de son héros un double du jeune Jean-Jacques. Mais celui qui a lu Les Confessions ne peut manquer de faire le rapprochement. Le titre même des Nouvelles Confessions l’y invite ainsi que quelques éléments comme l’épigraphe de Boswell qui figure au début du livre ou le fait que la mère du héros meurt à sa naissance. W. Boyd peut donner à Oonagh des instincts sadiques bien supérieures à ceux de Mademoiselle Lambercier et insister sur la relation sexuelle perverse qui s’établit entre elle et l’enfant qui lui est confié, sans que le lecteur sache s’il faut les attribuer à l’image traditionnelle de la bonne anglaise dans les romans libertins ou à l’influence de Rousseau[42]. Il pousse de plusieurs crans la figure esquissée par ce dernier, en fait un autre personnage, mais dont l’ombre vient se poser maintenant sur la première.
Deux romanciers nous ont paru particulièrement intéressants dans cette approche oblique de Rousseau. Les deux livres ont paru à quinze ans d’intervalle, mais si différents soient-ils, ils appartiennent tout deux au genre du roman à voix multiples. Dans l’un et l’autre, le récit progresse, non pas grâce aux lettres que s’envoient les protagnistes comme dans La Nouvelle Héloïse, mais grâce aux narrations que font les personnages. Chacune d’elles complète, confirme ou contredit les précédentes, quand elle n’en diverge pas complétement; mais elle offre une histoire qui se construit peu à peu et où les coups de théâtre ont leur place.
Le premier texte de ce genre est Folie suisse de Jacques Perry qui paraît chez Albin Michel, en 1983. L’action se déroule dans la patrie de Rousseau et commence à Genève, place du Bourg-de-Four, où Edouard vient d’arriver. Il vient de proposer à sa femme et à ses deux enfants de se séparer pendant deux ans et d’aller chacun où bon lui semble, car la vie lui est d’un coup devenu impossible à vivre. Il a hésité entre le Honduras et diverses destinations pour débarquer dans la cité de Calvin, plus propice à ses états d’âme. Sur cette place, il rencontre une belle jeune femme qu’il décide de nommer Héloïse:
«La
jeune femme très jolie a des joues roses fraîches, l’œil naïf, des frisons de
cheveux dans le cou. Je l’appellerai Héloïse jusqu’à ce qu’elle dise son nom.
Héloïse se cache dans une cape noire gaie. Son compagnon est, par force,
Wolmar, strict, bien élevé, une folie dans l’œil. Ils ont moins de trente ans»[43].
Il se trouve que justement ce prénom est celui de la jeune femme. Le coup de foudre est instantané et le narrateur qui se nomme Edouard ne tarde pas à devenir l’amant d’Héloïse et à l’enlever. Sommes-nous en présence d’un Saint-Preux plus offensif que celui de Rousseau, d’un amant qui ravirait à Wolmar son épouse? L’histoire est plus complexe et révèle le jeu auquel se livre cet époux apparemment trompé, mais qui, en fait, prête son épouse aux hommes qu’elle séduit pour la récupérer ensuite et mieux les désespérer. Edouard ne s’avouera pas battu et enlèvera plusieurs fois Héloïse. Il partira avec elle de longs mois sur la côte algérienne, où leur amour se déchirera dans une relation sado-masochiste, où se profile peut-être là aussi la présence de Rousseau. Celle-ci est indéniable, même si les repères sont brouillés. Quand les enfants d’Edouard, partis à sa recherche, arriveront sur les lieux où il a connu le plaisir amer des bourreaux, ils trouvent ces lignes de leur père:
«Je
voudrais n’aimer personne, refaire une nouvelle peau à Héloïse pas battue, une
nouvelle tête, des yeux naïfs, la rencontrer sur la place du Bourg-de-Four, la
regarder et ne pas lui parler, me dire: “Cette femme accompagnée de cet homme à
l’allure sévère pourrait s’appeler Héloïse et lui Wolmar”. et je passerai mon
chemin. Je serais toujours libre»[44].
Le roman de Rousseau exposait le sacrifice de la passion et la soumission des amants à la vertu et aux valeurs sociales; celui de Jacques Perry tout le contraire, mais il ne fait nul doute que le premier constitue l’une de ses sources. La sensualité, le sexe y sont nettement présents, non plus pour marquer ironiquement la faillite de la morale rousseauiste, mais le fait qu’ils sont une part reconnue et nécessaire du roman moderne.
L’Amour à l’écossaise, roman que Daniel Cabanis publie en 1998, brouille tout aussi habilement les cartes. Rousseau n’y est pas nommément cité ni même aucun de ses écrits, mais il est bien là à chaque page par les clins d’œil que l’auteur adresse à son lecteur. Il est impossible de résumer ce roman “déjanté” et plein d’humour qui progresse comme le précédent par les narrations qu’en font les acteurs. Mais l’on comprendra que le rapprochement avec Jean-Jacques est indéniable quand on saura que l’un des principaux personnages s’appelle Jean-Jacques Broussaud, qu’une de ses maîtresses est Maud Warens, avec laquelle il a eu un fils du nom d’Emile, qu’il a, on s’en doute, abandonné. Jean-Jacques a également une aventure à Edimbourg avec une jeune actrice de théâtre du nom d’Anne Palissot, avec laquelle d’ailleurs il découvre les vertus du string écossais — vertus que n’avait pu goûter, faute de connaître cette délicate pièce de lingerie son illustre homonyme d’autrefois. Les références dépassent le cadre strictement rousseauiste quand Jean-Jacques se révèle être le président de l’Association française d’études voltairiennes (l’AFEV), et l’auteur d’un essai sur Voltaire précurseur de Gramsci, ou quand un certain Marat entre en scène comme directeur de l’hôpital de Charenton et a une Charlotte comme amante. Ce Jean-Jacques qui manifeste beaucoup de goût pour sa cousine Virginie, lui inflige également une bonne séance de fessée qui montre que celle de Mademoiselle Lambercier a décidément marqué plus profondément les consciences que tout le reste de l’œuvre de Rousseau. Cet intérêt parental ne l’empêche d’ailleurs pas d’être troublé par l’amie de celle-ci, qui se nomme Claire, ainsi qu’on peut s’y attendre de la part d’un connaisseur de Julie. L’allusion à Rousseau est évidente dans la scène suivante où le couple se promène en forêt:
«On
progressait dans les fourrés, parmi les branches basses et les fougères
emperlées de rosée. Soudain, à notre approche, un faon effarouché détala
brusquement.
— Oh, mon Dieu, cria Claire apeurée.
Elle se blottit contre moi, le cœur battant,
la poitrine en alerte... J’étais troublé. Pourvu que je n’aille pas faire une
érection, ai-je pensé.
_ Ce n’est qu’un faon; ainsi font les faons
quand ils s’enfuient.
Je l’ai serrée dans mes bras... et j’ai senti
se déclarer l’érection que je redoutais. J’ai commencé à craindre que l’envie
ne me prenne... Allons, Jean-Jacques! Tu n’es pas une bête... Si tu herborisais
un peu dans les environs, cela te calmerait, mon ami... Claire me regardait
avec insistance; son inquiétude perdurait, la mienne aussi»[45].
Le Jean-Jacques auquel s’adresse ce conseil est bien aussi le promeneur solitaire qui herborisait autrefois autour de Paris, mais il est ici dans une situation piquante dont Les Rêveries ne nous ont pas donné d’exemple. Plus qu’un inspirateur, Rousseau est une référence savante qui permet à l’auteur et à son lecteur de sourire et d’accentuer le comique des scènes présentées.
Il est probable qu’il existe encore d’autres romans récents où Rousseau apparaît de manière aussi érotique. Le hasard les fera sans doute découvrir. Les exemples que j’ai donnés prouvent déjà à quel point cette image est récurrente. Il est étonnant de constater que Jean-Jacques a maintenant ce pouvoir d’évocation et qu’il est ainsi présent plus de deux siècles après sa mort. Rousseau, philosophe austère du Contrat social, donneur de leçons et chantre de la vertu, vaguement pleurnichard, cette image produite par l’école depuis des générations, n’a finalement pas étouffé le personnage érotique qui transparaissait dans ses écrits et qui émoustille plus que de raison apparemment nos contemporains... L’institution scolaire l’a même sans doute suscitée, à en juger par sa popularité depuis deux décennies chez de jeunes auteurs qu’elle a formés. Le fait que Rousseau est présenté dans les lycées à travers quelques pages le plus souvent et soit plus un sujet de devoir qu’un penseur pour le plus grand nombre, n’a pas fait obstacle à ce nouveau regard, loin de là. A quoi s’ajoute en France la volonté de prendre de la distance avec le penseur politique, manifeste dans l’idéologie libérale dans laquelle nous vivons. Cette image érotique peut certes choquer ou paraître insignifiante à ceux qui ne veulent retenir de Rousseau que le philosophe du droit, le penseur de la République ou le précurseur de la Révolution française. Il nous paraît cependant important de la relever. Jamais, jusqu’aux années quatre-vingt, Rousseau n’avait pu être envisagé de manière aussi ludique et libre de tout élément polémique. Sa réception s’est enrichie en si peu de temps d’une nouvelle image qu’il convenait de préciser et d’analyser, au même titre que celles, plus sérieuses selon les normes admises, qui ont été examinées jusqu’à présent. “L’ombre coquine et géniale de Jean-Jacques Rousseau” — pour reprendre une expression de Jacques Serguine, extraite de son Eloge de la fessée [46]— a désormais sa place dans ce paysage lumineux de la connaissance que la critique littéraire s’efforce chaque jour davantage d’éclairer.
Tanguy L’AMINOT
C.N.R.S.
[2]. En 1961, André Pieyre de Mandiargues est interrogé dans le cadre d’une enquête sur La Nouvelle Héloïse. Il avoue ne pas avoir été marqué par ce roman, “mais Rousseau est l’auteur des Confessions et des Rêveries, livres que je ne cesserai jamais de relire, je crois, tant que j’aurai des yeux, et qui ne cesseront jamais de m’émerveiller. Ces livres sont les avant-coureurs de la sensibilité et du style modernes. Ils annoncent Chateaubriand, Baudelaire, Proust, le Surréalisme, tout ce que nous aimons et tout ce qui nous est nécessaire à présent”. Rousseau lui paraît ainsi parce que “son inquiétude et le regard extrêmement aigu qu’il porte sur soi, son examen de l’’homme érotique’ à l’intérieur de lui-même, sa curiosité pour les premiers troubles de l’âme enfantine, n’ont pas vieilli depuis deux siècles. [...] En conclusion, Rousseau, comme Sade, est un écrivain qui me semble appartenir à notre époque autant qu’à la sienne, et peut-être davantage. Le succès qu’il eut de son vivant ne change rien à l’affaire. Je crois que nous sommes faits pour le comprendre beaucoup mieux que la plupart des gens de son temps” (“Notre enquête sur J.-J. Rousseau”, Le Thyrse, n°3, 1er mars 1961, p. 98). Ce commentaire qui paraît si évident aujourd’hui, était exceptionnel dans les années soixante.
[3]. Rousseau figure par exemple, avec plusieurs lettres extraites de La Nouvelle Héloïse dans un volume d’anthologie libertine destiné à la vente sous le manteau, en 1950: L’Art d’aimer au siècle des libertins et des folles marquises (Paris, Agence parisienne de distribution, 1950). J’ai par ailleurs montré dans “Julie libertine” comment les critiques d’après-guerre évacuaient pudiquement toute allusion qui choquait les mœurs d’alors.
[5]. Dictionnaire des œuvres érotiques. Domaine français, édité par Pascal Pia, Paris, Mercure de France, 1971, p. 109-111.
[6]. Nouveau dictionnaire de sexologie édité par J.-M. Lo Duca, P., Prospera, 1972, t. 5, p. 141-142.
[12]. Lise Deharme, Oh! Violette ou la politesse des végétaux, Paris, Eric Losfeld, 1969, p. 89-90. Le roman fut alors interdit par le ministère de l’intérieur à la vente aux mineurs, à l’exposition et à la publicité, bien qu’il ne contienne aucun passage pornographique et soit plutôt, comme le disait Gabriel Matzneff, “un livre tout en demi-teintes, plein de pages merveilleuses, où la légéreté n’est que la marque de la profondeur”. Rousseau est pareillement présent dans Le Téléphone est mort, un autre roman que Lise Deharme publie chez Losfeld en 1973, aux pages 8, 60, 71-74 et 148-149.
[13]. Bien que les références littéraires n’y soient pas totalement absentes, Rousseau ne figure pas Outre-Atlantique dans les revues fétichistes à connotations sado-masochistes que sont Bizarre de John Willie (plus connu sans doute pour avoir créé Sweet Gwendoline) ou Exotique de Leonard Burtman, dans les années cinquante. Sophie d’Houdetot est tout aussi absente du Petit dictionnaire historique et pratique de la domination et du sadisme des femmes de Marie-France Le Fel (Robert Laffont, 1981), bien qu’elle offre dans la description de sa rencontre avec Rousseau dans Les Confessions tous les éléments dominateurs propres à la faire reconnaître dans ce milieu.
[14]. J. Paulhan, “Le bonheur dans l’esclavage” dans Pauline Réage, Histoire d’O, P., J.-J. Pauvert, 1975, P. XIII.
[15]. Emmanuelle Arsan, Emmanuelle, Paris, Losfeld, 1968, p. 81. La première édition, clandestine et sans nom d’auteur ni d’éditeur, date de 1959. La phrase figure alors à la page 104.
[16]. Lettre inédite d’Emmanuelle Arsan à Tanguy L’Aminot, 21 avril 2001. Mario qui est dans le roman le principal initiateur d’Emmanuelle au nouvel art d’aimer (son rôle est interprété dans le film homonyme par Alain Cuny) déclare en effet qu’il hait la nature, car “il n’y a pas d’érotisme là où il y a nature”, l’érotisme étant un effort de l’homme pour s’opposer à la nature (1959, p. 197; 1968, p. 149).
[17]. Libéralisation toute relative et non pas sans contradiction, ainsi que le montre Christophe Bier, Censure-moi. Histoire du classement X en France, Paris, L’Esprit frappeur, 2000, chapitres 5 et 6.
[18]. Pascal Ory, L’Entre-deux-mai. Histoire culturelle de la France. Mai 1968-Mai 1981, Paris, Seuil, 1983, p. 85.
[20]. P. Sollers, Femmes,
Paris, Gallimard, 1983, p. 416. Voir l’article de Jacques Domenech, “Sade
contre Rousseau? Sade, Rousseau et M. Sollers.
Vérité et fiction”, à paraître dans L’Antirousseauisme
éd. par Tanguy L’Aminot et
François Jacob.
Un personnage de Patrick Grainville, dans Colère (Paris, Seuil, 1992, p. 183) exprime un rejet équivalent de Rousseau: “Le pire, c’est la loi — Rousseau, le Contrat social, Robespierre, ces saloperies”
[21]. P. Sollers, Portrait du joueur, Paris, Futuropolis/Gallimard, 1991, p. 81. Dans Le Cœur absolu (Gallimard, 1987, p. 127-128 et 176), Sollers affirme que Sophie existe véritablement et que ces lettres ne sont pas inventées. Il oppose également “la philosophie dans le boudoir, la Sophie française uniquement envisagée pour l’éducation des filles et des femmes et non pas comme Nature ou Esprit-Concept, la Sophie dix-huitième et parisienne [...] à la Sophia antique ou germanique” (Ibid., p. 120).
[23]. Ibid., p. 179-180. Sur le Rousseau de Jacques Laurent, voir T. L’Aminot, “Rouseau chez les hussards” dans Littrature et séduction. Mélanges en l’honneur de Laurent Versini, Paris, Klincksieck, 1997, p. 577-590.
[24]. Voir Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe s., Aix-en-Provence, Alinéa, 1991, p. 115.
[26]. Jean-François Grunfeld, Le 31 janvier, Lucien..., Paris, Grasset, 1981, p. 138-139. La citation de Rousseau est exacte et figure bien dans Emile (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèqued de la Pléiade, 1969, tome IV, p. 289). Elle concerne la manière dont le pédagogue doit traiter les jeunes enfants capricieux qui pleurent pour se faire obéir de leur entourage.
[29]. Jacques de Saint-Paul présente Nata Voriel, La Saison des amours, Paris, Media 1000, 1985, p. 80.
[30]. Voir par exemple Aulne Saint-Pierre, L’Amour vert, Natha [sic] Voriel, Nationale Sex et Don Keriachi, Retrousse temps, Paris Edition et publications premières/Eroscope, 1979.
[33]. Gérard de Villiers présente Les Fantasmes de la Comtesse Alexandra. 7: Eternelle jeunesse, Paris, Plon, 1987, p. 31-32.
[34]. Gérard de Villiers présente Les Fantasmes de la Comtesse Alexandra. 2: Le Vicomte irlandais, Paris, Plon, 1986, p. 133.
[37]. Citoyen Rousseau. Boîte postale aux Charmettes. Correspondances éditées par Martine Liochon, Vénissieux, Paroles d’Aube, 1997, p. 141-142.