Le courage de la
pensée : Rousseau, Hölderlin et Heidegger
[Mise
en ligne :] 31 décembre 2002
A la suite d’études sur le théâtre de Hölderlin
jointes à des traductions de traductions de Sophocle par le poète souabe, le
philosophe Philippe Lacoue-Labarthe en vient aux fonctions du théâtre et de la
mimèsis chez Rousseau. Et, dans une série de conférences, radicalise le
jugement porté sur la nature du lien de Heidegger avec le nazisme.
Poétique de l’histoire s’ouvre sur une scène philosophique
franco-allemande où se trouve questionné le rapport obscur de Heidegger avec la
pensée de Rousseau. Pensée que le philosophe allemand voulut évacuer du sein
même de la poésie de Hölderlin, non seulement pour des raisons politiques
(l’auteur du Contrat social
était rejeté comme un des inspirateurs de la Révolution française dans
l’Allemagne nazie), mais aussi pour des raisons philosophiques liées à
l’affirmation d’une philosophie de l’Histoire qui serait le propre de la pensée
allemande, avant tout hégélienne. Mais comme l’a montré Starobinski, c’est à
Rousseau que Kant, Hegel ou Humboldt doivent leur pensée historique, et
l’Aufhebung est un mouvement qui est déjà pensé par le Genevois.
S’appuyant sur les analyses devenues classiques de
Derrida et de Starobinski, Poétique de l’histoire est une lente et minutieuse enquête concernant le
questionnement rousseauiste sur l’origine de l’homme, qui, à suivre l’auteur,
nous reconduit au champ de tensions et à la béance déconstructionnistes. Il
serait difficile d’aller ici dans le détail de ce livre dense, mais il faut
mentionner surtout l’analyse qui est faite de la place du théâtre dans ce
questionnement, scène philosophique sur laquelle se révèle toute la complexité
du rapport à la mimèsis. Tandis que Heidegger ignore celle-ci pour penser
l’œuvre d’art non pas comme Darstellung mais comme mise en œuvre et thèse -
Gestell - de la vérité, Rousseau penserait l’origine de l’œuvre à partir d’une
imitation et d’un théâtre naturels. Mais qu’en est-il exactement de cette
origine naturelle de la mimèsis ? Ici il faut citer le Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, où le propre de l’homme est justement ramené à
cette capacité première - mais autant naturelle que dénaturante - de jouer la
différence et de « suppléer » : « La Terre abandonnée à sa
fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la Coignée ne mutila
jamais, offre à chaque pas des Magazins et des retraites aux animaux de toute
espèce. Les Hommes dispersées parmi eux, observent, imitent leur industrie, et
s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des Bêtes, avec cet avantage que chaque
espèce n’a que le sien propre, et que l’homme n’en ayant peut-être aucun qui
lui appartienne, se les approprie tous (...) ». À partir de cette mise en
scène rousseauiste, Lacoue-Labarthe interroge ce qu’il appelle le
« théâtre antérieur », mais en révèle bien vite l’abîme (sa
« négativité »). Il concentre d’abord sa réflexion sur
« l’onto-technologie, telle que Rousseau la fonde » :
« L’existence est historique (« historiale ») pour autant que
l’homme la joue, c’est-à-dire l’imagine, s’il est vrai - et c’est
incontestablement vrai - qu’imago et imitatio (mimèsis) appartiennent au même
champ sémantique » . L’imitation, transposée dans le théâtre de la société
moderne, est toutefois rejetée par Rousseau dans la Lettre à d’Alembert sur
les spectacle. D’où un double-jeu
ou une ambivalence du penseur entre une origine naturelle de la mimèsis chez
l’homme et une dénaturation de celle-ci, qui ne devient plus que
« comédie » jouée sur une scène devant des spectateurs par des
acteurs qui sont coupés des sentiments qu’ils ont en charge de représenter.
Il y a donc une double scène rousseauiste : la
scène primitive, qui s’affirme comme celle de la « nature de
l’homme », et celle du théâtre moderne, présentée comme le spectacle de
l’absolue dénaturation de l’homme qui ne pourrait être « relevée »
que par la « fête civile », abolition de la scène théâtrale, comme en
Grèce où les citoyens se fondaient au spectacle qui n’en était pas vraiment un.
Mais Poétique de l’histoire ne
serait qu’une répétition ou un commentaire du texte de Rousseau s’il ne
problématisait pas la situation du penseur et son rôle par rapport à la
philosophie de l’Histoire et la métaphysique depuis Kant jusqu’à Heidegger.
Lacoue-Labarthe montre très bien comment ce questionnement sur l’origine nous
conduit à l’affirmation d’une « négativité transcendantale ». La
« scène de l’origine » devient celle de la métaphysique. Si
l’imitation est le propre de l’homme, alors la tekhnè est aussi originelle que
la phusis ; or la Culture est ce qui nie la Nature, d’où le fait que
« l’intuition de l’origine, de la « nature », est proprement
vertigineuse ». La loi de ce théâtre originel est paradoxale et
étrange : elle énonce que la nature de l’homme est de ne pas avoir de
nature, et enferme son sujet dans une dénaturation primitive et qui semble
irrémédiable.
Parti de Heidegger pour penser la question de
l’origine chez Rousseau, Lacoue-Labarthe ne cesse de revenir au philosophe
allemand et à sa « politique du poème ». C’est ce que montrent cinq
conférences prononcées ces dix dernières années où l’engagement politique de
Heidegger dans le national-socialisme est pensé à partir et en fonction de sa
lecture de Hölderlin. Le projet est ainsi présenté : « Initialement,
la question était : pourquoi l’engagement politique si scandaleux de
Heidegger à l’époque du nazisme, et dans le nazisme ? Elle s’est
progressivement transformée en celle-ci : pourquoi est-ce au fond une
certaine idée de l’Histoire, et par conséquent de l’art, qui a, de plus en plus
explicitement, autorisé et fondé cet engagement ? Elle a fini en
conséquence par se formuler ainsi : pourquoi l’interprétation de la poésie
par Heidegger, étant de fait admis que l’art est à ses yeux essentiellement
Poème, est-elle à ce point scandaleuse ? ». Heidegger n’est donc plus
« couvert » par sa lecture de Hölderlin, mais celle-ci est surtout
l’expression de ce que Lacoue-Labarthe qualifie d’
« archi-fascisme ». Sans ignorer la violence que le philosophe en
quelque sorte formé par la pensée de Heidegger s’impose à lui-même, on est
impressionné par la manière de décryptage du discours sur le poème qui est
opéré au fil du livre. C’est parce que le poème, dans l’optique heideggerienne,
est Sage, c’est-à-dire muthos, et le fondement de toute histoire une
« mythologie » que le philosophe peut être déclaré « penseur du
national-socialisme ». En analysant la poésie de Hölderlin comme
« poète de la poésie » et « poète des Allemands »,
Heidegger ne se débarrasse pas de sa faute politique, mais la pousse à ses
limites. Lacoue-Labarthe inscrit donc Heidegger dans l’histoire culturelle de
l’Allemagne, et plus précisément dans le courant romantique qui irait de
Schelling à Wagner, et pour lequel l’art - sous la forme d’une « œuvre
d’art totale » - s’achèverait dans l’exposition d’un mythe célébrant le
peuple. Ce romantisme aurait submergé l’Europe sous plusieurs formes
contradictoires, mais en Allemagne il aurait mené au pire, c’est-à-dire à
l’affirmation d’un mythe donnant au peuple la langue et les figures dans
lesquelles se reconnaître - et Heidegger aurait fait la faute supplémentaire
d’avoir « embarqué » la poésie de Hölderlin dans ce désastre.
On peut exprimer des réserves sur cette définition
du romantisme (après tout, le romantisme défini par Novalis ou les Schlegel ne
s’affirme-t-il pas comme un cosmopolitisme impulsé par les idées
révolutionnaires ?). Il n’en demeure pas moins que Lacoue-Labarthe, en
déconstruisant la lecture heideggerienne de Hölderlin, remet les choses à leur
place en insistant sur le renoncement au mythe chez le dernier Hölderlin - ce
qui est mis en relief dans une conférence intitulée « le courage de la
poésie » -, et sur son éloge de la « sobriété ». Adorno a
parlé à ce propos de « démythologisation », dégageant ainsi sa poésie
de la gangue philosophique et politique dans laquelle elle se trouvait enfermée
.
P.S.
Poétique de l’histoire, de Philippe Lacoue-Labarthe,
Galilée, 152 p., 25,15 €
Heidegger. La politique du
poème, de
Philippe Lacoue-Labarthe, Galilée, 174 p., 27 €