Il y a 250 ans, le 28 juin 1712, il naissait à Genève. Proust, Marx et Teilhard de Chardin sont ses petits-fils spirituels

Rousseau a inventé les mythes modernes

par Manuel de DIÉGUEZ

Nos lecteurs connaissent déjà Manuel de Diéguez pour le lire depuis quelque temps dans "Candide". Il est l'auteur d'un remarquable essai paru en juin 1960, "L'Écrivain et son langage" (Gallimard). Nous lui avons demandé de célébrer le 250e anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, et de montrer quelle illustre postérité spirituelle il a engendrée. 28 JUIN 1712... Voilà exactement 250 ans naissait à Genève Jean-Jacques Rousseau. Ce descendant de huguenots français allait jeter par le monde les germes de toutes les métamorphoses du "moi" dont se nourrit encore le monde moderne.

L'illuminé de Vincennes

D'où vient la fascination qu'exerce encore Rousseau ?

À cela, l'adolescent lisant les Confessions vous répondra mieux que Faguet et Brunetière : ici, un homme vous parle à la première personne, un homme qui dit vrai, qui dit tout, et qui impose une forme de présence inconnue avant lui dans nos lettres.

Cet homme vous adjure, vous prend à témoin, vous met au défi de le contredire, ou d'être meilleur que lui, ou plus malheureux et persécuté. Vous apprendrez l'histoire de sa première fessée et comment il vola un ruban.

Et bientôt, tout autre écrivain du XVIIIe siècle paraîtra, auprès de lui, remplir avec dignité quelque fonction sociale, et mentir par endossement de je ne sais quelle livrée trop respectable, même s'il la porte avec grâce.

Ce n'est pas que l'illuminé de Vincennes ne mente pas : comme un arracheur de dents, à l'occasion. Mais c'est encore une façon à lui d'être là tout entier devant vous, de se livrer à vous sans honte, gémissant avec génie et suggérant toujours que vous feriez comme lui si vous osiez aller au bout de vous-même. Et il est vrai qu'avec lui, le "moi" rationnel et organisé du XVIIIe siècle redevient presque aussi compliqué que celui de Racine. Parlant du caractère, il écrit que "ce qui se voit n'est que la moindre partie de ce qui est; c'est l'effet apparent dont la cause interne est cachée et souvent très compliquée."
 

Des paradis retrouvés

Avec cela, comment ce qu'il dit ne vous concernerait-il pas ?

Cet Helvète est biblique. Il commence par découvrir le péché originel et la chute : l'homme naît bon, la société le pervertit. Le mythe est seulement devenu laïque, parce qu'il ne nous concernait plus assez dans la Genèse, où on l'avait relégué. Et ce qui était la faute d'Adam devient la nôtre, puisque la société où réside tant le mal, c'est nous qui l'avons organisée.

Voilà de quoi nourrir la pensée réformiste et révolutionnaire pour des générations. Ensuite, il est dit que l'homme, non seulement naît bon, mais peut se préserver du mal s'il se tient à l'écart de la société.

Tout l'éducation d'Émile consistera à lui laisser ignorer le mal le plus longtemps possible, comme on fortifie un organisme destiné à subsister plus tard dans un milieu contagieux. Et voilà de quoi nourrir, cette fois, la bonne conscience pour des générations. Le René de Chateaubriand est petit-fils d'Émile, lui aussi. Car le dégoût du siècle se portera dans la société, au lieu de se réfugier au couvent.

Mais il n'est pas d'illumination biblique sans paradis : Rousseau vous propose aussi un nouveau paradis, celui où vit l'homme à l'état de nature. Toute sa vie est semée de paradis retrouvés : le jardin de Julie, la fessée de Mlle Lambercier. les Charmettes de Mme de Warens ; et toutes les îles, de l'île Saint-Pierre à l'île des Peupliers où fut enterré l'auteur du "Contrat social", font fonction de paradis originels. De l'Amérique des bons sauvages de Chateaubriand jusqu'aux îles de mémoire de Proust, les paradis de substitution ont proliféré dans notre littérature depuis que le paradis de la Bible est enfin reconnu pour un mythe.
 

Le mythe de la volonté générale

Mais si l'homme est tellement bon, s'il ne se pervertit que par la société de ses semblables, s'il peut réformer cette société et la transformer en paradis sur terre, qu'est-ce qui donnera une direction ferme et juste à tout cela depuis que le Dieu de Bossuet, qui tenait "toutes les rênes de l'univers dans sa main", s'est tellement éloigné ?

La volonté générale est une sorte de substitut mythique de l'ancienne volonté du ciel, descendue sur terre du mieux qu'elle a pu. Elle repose sur une sorte d'instinct collectif providentiel. Car si les hommes consultent leur cœur, qui est originellement bon, ils obéissent aux verdicts de la conscience universelle qui est non moins universellement et nécessairement bonne.

Ainsi Rousseau a mis en marche tous les mythes de l'optimisme moderne. Il a fait descendre les mythes chrétiens dans l'Histoire et nous a donné un futur à construire.

La trajectoire du devenir va devenir sacrée sous toutes sortes de formes pseudo-rationnelles, dialectiques chez les marxistes, anthropologiques chez Chardin, sans parler de la postérité du "Christ républicain" de Chateaubriand qui nous conduit, lui aussi, à l'illumination anthropologique du "point oméga".

Quant au mal dans le sens catholique, il prend peut-être sa revanche au cœur du paradis; il faut avoir respiré le bien et la vertu, la bonne conscience et la justice dans le paradis de la neutralité helvétique, ou dans un certain paradis américain pour se dire que le diable de nos grands-pères pourrait bien se déguiser indéfiniment. Mais le "péché d'innocence" que dénonce un Graham Greene, n'est-ce pas encore un dialogue avec Rousseau ?
 

Au carrefour des songes de l'humanité

Il reste que l'inspiré genevois s'est déshabillé comme personne, persuadé qu'il resterait bon même tout nu. C'est l'autre volet de son génie, l'autre source intarissable de sa postérité. Il était exhibitionniste et masochiste : il l'a dit. De sorte qu'il a fourni pâture à la psychanalyse.

Mais il a planté aussi le "moi" au cœur du roman. Le Saint-Preux de "la Nouvelle Héloïse", c'est lui encore, et il le proclame, comme Flaubert dira : "Madame Bovary, c'est moi !" Mais qu'est-ce que le grand roman, sinon une formidable métamorphose du moi ? Balzac et Stendhal l'ont compris depuis.

Enfin, avec Rousseau, tout ce qui est vrai devient littéraire, et l'écrivain a le droit d'être malade, même mentalement.

Quel génie ne fallut-il pas pour se placer à un tel carrefour des songes de l'humanité ! Du Dieu de Bossuet aux hommes-dieux de Nietzsche, Rousseau est sur tout le parcours du cortège.

Le XXe siècle, s'il veut retrouver un humanisme où l'élévation rejoindrait l'équilibre, doit encore prendre sa mesure. Mais le déclin de la pensée rousseauiste, il est aujourd'hui, au plus secret, dans un renouveau de la méditation sur la mort, qui va de Kierkegaard à Heidegger.

Ce Rousseau qui ne veut pas qu'on voie le visage de Julie morte ; qui proclame défiguré le visage humain que la mort a frappé, parce qu'il sent là un abîme, et comme un attentat à la perfection de la "condition naturelle", c'est le Rousseau incarnant l'un des deux pôles de l'esprit humain, celui de l'optimisme. Candide ou l'optimisme de Voltaire demeure la grande réponse à Rousseau. 1