Le problème Ernst Cassirer dans l’exégèse rousseauiste du vingtième siècle, (1912-1963)*

 

 

« Il faut avoir mesuré la profondeur, la viscéralité de l’ethnocentrisme culturel français pour comprendre la salubrité de l’effort que nous impose Cassirer »[1]. Ses recherches de 1932 sur Rousseau, jugées sous ce rapport, ne peuvent en ressortir que grandies, presque conquérantes. Cependant on notera la relativité historique de cette appréciation qui jauge l’élan idéaliste apporté par le critique allemand dans le domaine des études rousseauistes à proportion de la paralysie réaliste dont ces mêmes études sont frappées en France à cette époque.

Ce jugement est inapte, cependant, à mettre un terme au soupçon de kantisme outré souvent associé à l’entreprise de Cassirer. On peut, certes, s’en divertir à la manière de Jean Lacoste, traducteur des articles de Cassirer sur Rousseau, Kant, Goethe de 1945 en adressant la question provocante suivante à cette critique : « Kant et Goethe…Kant et Rousseau… Est-ce à dire que Kant est au centre de l’œuvre, comme un saint sur les deux volets d’un diptyque […] ? » [2].

Plus sérieusement, mettre un terme à ce soupçon demande de le prendre en charge à deux titres : premièrement, en prenant acte de la réception de l’œuvre de Cassirer sur Rousseau dans les années trente et soixante en France, deuxièmement, en pénétrant plus en avant dans ses recherches sur le philosophe français afin de mieux les comprendre tant dans leurs modes d’élaboration que dans leurs tenants et leurs aboutissants.

Avec l’œuvre de Cassirer sur Rousseau, grâce à elle, nous allons entrer dans un univers critique dans lequel : La réflexion fait moins office de torpille aux effets engourdissants que de travail incessant de déterminations rapprochant le travail du critique de la création artistique, le comparatisme est moins un échec de ses capacités de synthèse que la voie obligée et sûre afin de les laisser s’épanouir, et l’analogie est moins une complaisance paresseuse faite à l’obscurité et à la confusion qu’un mode opératoire de connaissance critique pour atteindre à la clarté dans l’agencement des œuvres philosophiques et esthétiques des grands auteurs.

 

Le contexte polémique, conceptuel et méthodologique entourant la réception de l’œuvre de Cassirer sur Rousseau (1932 / 1960)

 

La conférence du professeur Cassirer sur l’unité de la pensée de Rousseau à la Société française de Philosophie, le 27 février 1932, donne lieu aux jugements les plus divers. Mais un présupposé commun subsiste chez tous les intervenants du débat. Ils ont la conviction qu’Ernst Cassirer, à tant rechercher des précurseurs à l’œuvre pratique d’Emmanuel Kant, a fait l’impasse sur la question esthétique ainsi que sur des antinomies conceptuelles fondamentales inhérentes à l’œuvre de Rousseau.

Victor Basch, le premier intervenant de la discussion, se montre sincèrement indigné de constater qu’Ernst Cassirer n’a fait aucune place dans sa conférence à Rousseau artiste, père d’un nouveau sentiment de la nature. Il ne fait aucun doute pour lui que « la pensée vraie de Rousseau telle que nous la révèle l’étude de son œuvre » est davantage conforme au livre d’Albert Schinz, La Pensée de Jean-Jacques Rousseau (1929) qu’à « la réduction à l’unité [opérée par Cassirer] d’une pensée aussi diverse, aussi fluctuante que l’a été celle de Rousseau »[3]. M. Raymond Lenoir vient prêter main forte à son collègue, Victor Basch. Il choisit, quant à lui, d’accepter le principe de lecture du philosophe allemand mais selon une toute autre orientation. Rousseau n’est pas parvenu à la « personne, à la liberté, à la justice » par le biais du problème de théodicée mais en vertu d’« une idée […] : la perfectibilité ». Elle en fait un penseur qui est « allé au-delà de Condillac […] [en traçant] les linéaments d’une philosophie de l’action ». L’auteur d’Émile a su agir « en Allemagne [alors] en quête d’humanité »[4] car cette nation a su retrouver dans l’indétermination conceptuelle de sa pensée, la force pulsionnelle créatrice qu’elle avait finie par perdre. M. Lenoir, après M. Basch, entend bien affirmer sa volonté de ne pas voir le père du romantisme français être à la merci de la philosophie rationaliste allemande.

Etienne Gilson et Célestin Bouglé, les autres intervenants du débat, ne partagent pas, non plus, la thèse de Cassirer sur Rousseau, partisan d’une pure éthique de la loi, mais chacun travaille à conférer à son idée initiale d’« unité » une réalité en la complétant et en la rectifiant. Cassirer, centrant ses analyses de l’Émile et du Contrat social sur les idées d’activité et d’autonomie, parvient à sauver leur cohérence. Mais il n’y arrive qu’au prix de l’idée de révolution morale newtonienne. Que celle-ci soit mise en doute, observe Gilson, par le projet tout empirique du matérialisme du sage, par exemple, et c’est toute la légitimité des textes politiques et éducatifs qui s’effondrent. À l’issue de cet exposé une nouvelle tâche est désormais fixée à l’exégèse rousseauiste : elle se doit de comprendre comment s’articulent, dans cette œuvre, les éléments matérialistes et idéalistes. Célestin Bouglé reconnaît à Ernst Cassirer le mérite d’avoir rétabli dans ses droits l’idée de « liberté autonomie » du Contrat Social. Il estime seulement qu’il lui donne une extension trop grande. L’éducation politique d’Émile montre que, dit-il, « la liberté d’indépendance conserve une grande place dans le cœur de Rousseau, même après le Contrat Social »[5]. Elle consiste à faire faire à Émile le tour du monde dans le but de lui éviter de se sentir viscéralement uni à sa patrie. Célestin Bouglé fixe, de même, une nouvelle tâche à la critique rousseauiste. Elle se doit d’enquêter sur les deux sentiments de liberté qui se partagent le cœur de Rousseau afin de juger de leur accord potentiel.

La conférence de Cassirer a beau produire des effets stimulants sur une partie de son auditoire, il ne s’en attire pas moins la reconnaissance de personne. Ainsi lit-on, non sans surprise, dans l’État présent des travaux sur J.-J. Rousseau d’Albert Schinz (1941) la chose suivante : « Une sorte de symposium sur cette question de l’unité dans l’œuvre de Rousseau fut organisée au pied levé, en 1932, à Paris, à l’occasion de la visite en France du Professeur Cassirer […]. Il faut dire qu’aucun des hommes qui prirent part à cette discussion […] n’avait spécialement étudié Rousseau. Aussi ne faut-il pas s’attendre à trouver une lumière très nouvelle dans le compte-rendu […] »[6]. Et cependant plus de quinze ans après, ce qui fait office de question subsidiaire et périphérique dans les études rousseauistes, la question de l’unité dans l’œuvre, va acquérir le statut de problématique centrale.

La recherche d’un centre inhérent à l’œuvre de Rousseau, caractéristique de la critique cassirérienne s’impose, en effet, lors du 250e anniversaire de sa naissance et du bi-centenaire de ses grandes œuvres. Ainsi procèdent Jean Starobinski, Michel Launay, Jean de Soto, Georges Burdeau, Sergio Cotta, Robert Derathé, Henri Gouhier et Johann von Schmid. Mais aucun de ces commentateurs ne se place, pour ce faire, sous le patronage d’Ernst Cassirer. Qu’il soit question du rapport de Rousseau à la philosophie allemande, Cassirer est désigné par Sergio Cotta comme celui qui a travaillé à le restreindre[7] : que soit reconnue la pertinence de cette filiation, le mérite n’en revient pas à Ernst Cassirer, selon Pierre Burgelin, mais à Eric Weil[8] ; que soit revendiquée l’exigence de cohérence et d’unité à l’endroit de l’œuvre du philosophe, Robert Derathé se réclame directement de Rousseau contre ceux affirmant, à la manière de Cassirer, qu’il « est un écrivain auquel il ne faut pas demander comme à un philosophe, un exposé systématique et doctrinal de sa pensée »[9] ; qu’on revienne enfin sur les interprètes qui ont travaillé à établir la cohérence des théories rousseauistes, et Jean Starobinski a tôt fait de les mettre en garde contre leur tentation illégitime d’ajouter des articulations manquantes à l’œuvre pour servir le « renom de Jean-Jacques Rousseau »[10].

Il convient donc de s’interroger sur ce déni d’autorité, méthodologique et doctrinal, qui touche les recherches rousseauistes de Cassirer. Ne renforce-t-il pas, à rebours, les soupçons relatifs à son kantisme outré ?

 

Présentation synthétique du nouveau Rousseau de Cassirer tel qu’il émerge du Problème J.J. Rousseau, de l’article « Kant et Rousseau » et de La Philosophie des Lumières »

 

Une lecture synthétique des trois principaux textes de Cassirer sur Rousseau ne permet pas de dépasser absolument ce soupçon de kantisme outré. Les apports de sa nouvelle méthodologie n’en sont pas moins remarquables tant du point de vue de l’approche des influences que du point de l’étude de l’homme.

La critique rousseauiste d’alors jauge la pensée de Rousseau à l’aune des débats littéraires et politiques du temps. Cassirer l’appréhende quant à lui à partir des jugements des grands auteurs de son époque. Ce recentrement débouche, dans Le problème Jean-Jacques Rousseau, sur le constat d’une même équivoque notionnelle du terme de « sentiment » inspiré des appréciations de Kant sur Rousseau : « Sa terminologie ne connaît qu’une seule expression pour désigner les deux dimensions, profondément différentes où se développe le sentiment. La connotation du mot « sentiment » est tantôt naturaliste, tantôt idéaliste ; parfois il est synonyme de la simple impression sensible, parfois il est employé dans le sens d’une décision et d’un jugement d’ordre moral »[11]. Si Cassirer fait de l’auteur du Contrat Social le porte-parole d’une pure éthique de la loi, c’est bien en vertu de ce « trait particulier propre à son langage » qui, dit-il, « a sans cesse fourvoyé le jugement historien sur Rousseau »[12].

 L’exégèse psychologique rousseauiste, en circonscrivant la pensée de Rousseau à son incarnation individuelle, était conduite à dénier tout contenu objectif autonome à ses idées. Ernst Cassirer reconnaît, au contraire, à la pensée rousseauiste « une nécessité interne, rigoureusement commandée par ce dont elle traite »[13]. La pensée du philosophe-romancier nous apparaîtra, si nous ne cherchons pas à dissocier « le contenu et le sens de son œuvre, des conditions personnelles d’existence ». Il importe de « saisir ces deux aspects qu’entremêlés […], qu’en une sorte de « mise en abîme » et d’éclairage réciproque »[14]. Cassirer trouve dans ces deux événements de la vie de Rousseau, l’arrivée à Paris et l’illumination de Vincennes, les pierres d’achoppement initiales qui vont l’aider à prendre acte, sous une première forme incarnée, des principes régissant son œuvre et sa vie d’homme mûr : l’exigence de liberté morale et le repli sur soi allant jusqu’à la misanthropie. Il se propose de les « fixer » dans Le problème Jean-Jacques Rousseau en une série de distinctions conceptuelles.

Or force est de constater que la référence kantienne y occupe une place centrale. La cohérence des deux Discours et du Contrat social y suppose, là encore, le primat de l’organisation du monde de la volonté sur l’élaboration du monde du savoir. Lui seul permet de comprendre que l’apologie de la loi du Contrat social et la « condamnation de la société » des deux Discours constituent les deux pôles fondamentaux d’une unique exigence : la transformation radicale de la société. De même, la possibilité d’unifier la tendance du Contrat social et la perspective de l’Émile « cesse de faire difficulté, dit Cassirer, dès que l’on comprend que Rousseau emploie d’emblée le terme et la notion de « société » en un double sens. Il distingue le plus précisément entre forme empirique et forme idéale de la société, entre ce qu’elle est, dans les conditions actuelles, ce qu’elle peut être et ce qu’à l’avenir elle devra être »[15].

Les oppositions conceptuelles décelées par Cassirer dans les notions de « société » et de « sentiment » rousseauistes ne se comprennent pas sans l’idée de révolution newtonienne appliquée par Rousseau au monde moral si bien qu’au total les déductions conceptuelles de Cassirer semblent entièrement subordonnées à l’énigmatique propos de Kant extrait de ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime : « Newton fut le premier à voir de l’ordre et de la régularité alliés à une grande simplicité là où, avant lui, on ne rencontrait que désordre et disparate ; depuis, les comètes suivent des trajectoires géométriques. Rousseau fut le premier à découvrir sous la diversité des constellations humaines connues la nature profondément cachée de l’homme et la loi secrète qui, grâce à ces observations, justifie la Providence. Avant lui, l’objection d’Alphonse et de Manès valait encore. Après Newton et Rousseau, Dieu est justifié, et désormais la doctrine de Pope est vraie »[16].

L’article « Kant et Rousseau » s’autorise de même de la méthode de mise en abîme réciproque déjà exposée dans Le problème Jean-Jacques Rousseau. Kant, ne connaissant ni la vie de Rousseau, ni le livre des Confessions, s’en est forgé une idée à partir de ces trois œuvres : le second Discours, le Contrat social et la Nouvelle Héloïse. Il a, par cette ignorance, un avantage sur les exégètes rousseauistes. Ceux-ci, choqués par les « révélations » des Confessions, ne parvinrent jamais à faire retour sur les autres œuvres plus doctrinales de Rousseau avec la sérénité qu’elles imposaient, ni même reconnaître en elles le type de caractère qui les avait forgées. La distance et l’ignorance surent révéler à Kant la nature profondément morale de Rousseau et « scandaleusement négligée dans la conception traditionnelle »[17].

Seulement cette appréciation ne justifie en rien l’élévation par Kant de l’état de nature rousseauiste au rang de découverte scientifique puisque le récit des Confessions fait de l’état de nature « une image dans un rêve »[18]. Elle se comprend fort bien en revanche du dedans de l’anthropologie de Kant qu’il convient, selon le procédé de mise en abîme, d’explorer. Elle révèle à rebours ce que le projet éthique rousseauiste a de problématique. Rousseau l’entreprend, dès le premier Discours, sans délimitation préalable de la sphère naturelle où cet examen doit avoir lieu. Ainsi son état de nature renvoie tantôt à une Idée tantôt à une expérience. L’anthropologie kantienne lève cette ambiguïté en appliquant à l’étude de l’homme, la méthode analytique. Mais, parce qu’il revient à Rousseau seul d’en avoir inauguré la voie, Kant accorde à Rousseau le titre de Newton du monde moral qu’il se refuse à lui-même par souci d’équité et de restitution.

La philosophie des Lumières enfin voit s’exercer la force créatrice de Rousseau sur deux problèmes hérités du XVIIe siècle : le problème de théodicée et celui du contrat social. Il a, le premier, osé « rompre le lien considéré comme indissoluble »[19] entre le monde du savoir et le monde de la volonté. Il a enseigné envers et contre tous ses contemporains que « la liberté de l’esprit ne peut rien apporter à l’homme sans la liberté morale et cette liberté ne peut être acquise que par un changement radical de l’ordre social, chassant tout arbitraire et portant à la victoire la nécessité intérieure de la loi »[20]. Après cet hommage rendu à Rousseau penseur moral ou politique, n’est-on pas en droit d’attendre des chapitres traitant des problèmes fondamentaux de l’esthétique, qu’ils consacrent enfin en Rousseau le père d’un nouveau sentiment de la nature ? Il n’en est rien, Ernst Cassirer fait une seule fois allusion à Rousseau, dans ses chapitres sur l’esthétique, et ce à la seule fin de souligner que sa distinction entre le social et le naturel n’a pas pénétré l’esthétique du XVIIIe siècle. Cette omission, ne raisonne-t-elle pas comme un désaveu des qualités esthétiques de l’œuvre de Rousseau ?

 

Examen critique et génétique de l’objection relative à l’impasse faite par Cassirer sur Rousseau romantique

 

Je propose d’inverser le mouvement, plutôt que de rester rivé au soupçon de kantisme outré, plutôt que de s’obstiner à appréhender les choses à l’endroit, reprenons-les à l’envers et à rebours. Interrogeons-nous sur la place occupée par l’énigmatique propos kantien dans le vaste travail de recherche entrepris par Cassirer sur tous les domaines du savoir au XVIIIe siècle. L’intérêt de Cassirer pour le fragment de Kant ne date pas de ses études rousseauistes, il en fait déjà mention dans son texte de 1918, Kants Leben und Lehre. Seulement il ampute la citation de Kant de l’observation suivante : « Avant lui, [avant Rousseau] l’objection d’Alphonse et de Manès valait encore. Après Newton et Rousseau, Dieu est justifié, et désormais la doctrine de Pope est vraie ». Cette omission témoigne que du « Newton du monde moral » à l’apologue du « Tout est bien » la conséquence n’est pas encore bonne pour le biographe de Kant en 1918. Il s’agit d’une simple intuition initiale. Reste donc à s’interroger sur les chaînons manquants qui ont conduit Cassirer jusqu’aux thèses du Problème J.-J. Rousseau, de la Philosophie des Lumières et de l’article Kant et Rousseau ?

1) Le premier est le tome deux du Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes. Ce texte de 1907 situe la réforme psychologique au XVIIIe siècle dans le prolongement de la réforme esthétique. Baumgarten va inciter son disciple, George Friedrich Meier, à dépasser la réduction de la conscience à « un jeu associatif de sensations »[21], caractéristique de la psychologie du XVIIIe siècle. Baumgarten va le premier poser le problème de l’autonomie du jugement esthétique qui fut, avant que d’être l’objet d’une théorisation esthétique de son fait et d’une théorie psychologique du fait de Meier, l’objet d’un combat dont Goethe rend compte dans son œuvre, Poésie et Vérité. Ce combat, insiste Cassirer, n’est pas tributaire d’une opposition simpliste entre empiriste et rationaliste. L’esprit classique en France est défendu par l’empiriste Condillac qui soutient dans son texte la Langue des calculs que « l’analyse fait les pöetes, comme elle fait les mathématiciens »[22]. Et quand, en Allemagne, Goethe part en guerre contre la dictature de la règle représentée par Gottsched, il ne fonde pas pour autant la « puissance de l’imagination » sur le seul sentiment, mais sur un « jugement de l’âme ». L’influence rationaliste de Lessing sur Goethe adolescent n’est pas étrangère à sa polémique contre l’esprit classique des encyclopédistes du livre XI de Poésie et Vérité.

Cette genèse considérée, il est possible d’envisager comment Le problème de la connaissance…(2) a pu préparer la voie à la résolution ultérieure de l’énigme kantienne relative au « Newton du monde moral » et à l’apologue du « Tout est bien ». Si, en effet, la réforme en psychologie au XVIIIe siècle dépend de la réforme esthétique menée à son terme, il faut soit (première hypothèse) renoncer à poser l’existence d’une doctrine de la conscience autonome chez Rousseau, sous prétexte que la réforme esthétique n’est absolument pas consommée en France à son époque, soit (seconde hypothèse) admettre qu’il est parvenu à une conception de la conscience libre, autonome et vivante en empruntant une voie différente de celle de l’esthétique. Pourquoi Cassirer ne s’est-il pas rendu à la première hypothèse ?

2) Le second chaînon permet de le comprendre. Cassirer consacre son texte Liberté et Forme (1916) à l’étude de l’esthétique au XVIIIe siècle en Allemagne. Elle donne lieu à une comparaison entre Rousseau et Goethe qui porte sur leurs sentiments respectifs de la nature. Celui de Goethe coïncide avec l’expression pure d’une imagination entravée ni pas la rigueur de la règle, ni par la déliquescence des impressions : Goethe, exaltant la nature, l’affranchit des liens d’ordre moral et religieux extérieurs. Il exprime une règle intérieure d’ordonnance émotive, bref un jugement esthétique autonome. Il n’en va pas de même du sentiment de la nature rousseauiste qui « est conditionné et traversé par le pathos de son idée abstraite de liberté»[23]. On observe que Cassirer doit, en partie, cette distinction au chapitre VII de Poésie et Vérité. Goethe s’y qualifie de libérateur de la poésie vis-à-vis des autres domaines du savoir auxquels il l’a trouvée, en son temps, assujettie. Or cette appréciation semble avoir compté à part égale avec celle portée par Kant sur Rousseau pour déterminer le centre de l’œuvre du philosophe français. Cassirer n’eût peut-être pas été si attentif aux observations formulées par Kant sur l’œuvre et la personne de Rousseau, si elles n’avaient pas été accréditées par ailleurs, par le texte de Goethe. Inversement, Cassirer n’eût peut-être pas prêté au développement de Poésie et Vérité un grand intérêt s’il n’avait vu en lui la possibilité offerte de restituer les observations de Kant sur l’œuvre de Rousseau dans leur valeur et leur justesse.

La double optique du Problème de la connaissance…et de Liberté et forme put fournir à l’ouvrage de 1932, Le Problème Jean-Jacques Rousseau, son problème par excellence sous la forme de ce questionnement : Comment Jean-Jacques Rousseau a-t-il pu apparaître à Kant comme le « Newton du monde moral », comment a-t-il pu concevoir une doctrine de la conscience libre, autonome et vivante alors que l’esthétique et la psychologie de son temps, dont il s’inspirait par ailleurs, invitaient à y renoncer ? Un des aspects fondamentaux du Problème Jean-Jacques Rousseau est de montrer que la doctrine de la conscience rousseauiste n’a pu être conquise par la voie religieuse. Celle-ci est investie d’un eudémonisme dont est dépourvue sa théorie politique ou morale. Le propos de Rousseau en politique n’est pas de protéger le bonheur mais de garantir des droits. Il restait donc un seul domaine susceptible de donner sens à la formule kantienne : le domaine métaphysique. La métaphysique du XVIIe siècle d’inspiration leibnizienne posait le problème suivant : L’homme était-il autorisé à s’entretenir du bien et du mal dans l’au-delà ? La psychologie empiriste du temps permettait d’en douter et avec elle risquait de s’effondrer la croyance. Sauf à préciser en l’homme ses limites de juridiction morale. Rousseau va courageusement s’atteler à cette entreprise. Elle le conduit à poser un principe autonome et vivant qu’il désigne tantôt du nom de « sentiment intérieur » tantôt du nom de « conscience ». Si donc ce terme n’est pas sans ambiguïté, la faute n’en revient pas à une éventuelle faiblesse de la démonstration rousseauiste, elle a plutôt sa raison d’être dans l’esthétique, la psychologie et la religion du temps qui sont, en leurs principes, des objections à sa propre notion de « sentiment intérieur ».

2) Et il y a tout à gagner, enfin, à poursuivre l’analogie rigoureuse entre le livre VII de Poésie et Vérité sur l’état de la poésie en Allemagne au temps de Goethe et le dernier chapitre de La Philosophie des Lumières consacré à l’esthétique. Cette analogie nous permet de comprendre le rôle fondamental que Cassirer entend faire jouer à la critique esthétique allemande des œuvres (celle de Gottsched, des Suisses, Breitinger et Bodmer, et celle de Lessing) dans l’Europe du XVIIIe siècle et dans l’avènement de la poésie goethéenne et de l’esthétique kantienne. La Philosophie des Lumières fait donc état des conditions historiques sans lesquelles les liens de Rousseau et de Kant ne peuvent se comprendre. L’article de 1945 de Cassirer, « Kant et Rousseau », peut donc bien, ainsi que nous y convie son auteur, servir d’introduction à La Philosophie des Lumières. Il envisage de façon synthétique les rapports entre Kant et Rousseau qui, pour être compris dans leur plénitude, doivent être rapportés aux conditions d’émergence historique générale des savoirs qui les ont rendus possibles et qu’expose La Philosophie des Lumières.

Le Rousseau de Cassirer est moins un « Rousseau kantien » que le Rousseau du siècle des Lumières apprécié dans sa dimension internationale. Aussi est-on en droit de s’interroger sur le refus obstiné de la génération rousseauiste des années soixante à ne pas se revendiquer d’Ernst Cassirer. Il faut, pour ce faire, se demander ce que cette génération voulait être en son temps. Jean Starobinski l’indique dans sa communication de 1962 : « Solitude, communauté, communication ». Cette génération se propose de faire place à la part de son œuvre « qui ne nous explique pas pourquoi Rousseau pense ce qu’il pense, mais pourquoi il est ce qu’il est »[24]. Jean Starobinski en vient à considérer que le tournant de 1762, à partir duquel le philosophe prend le moi pour objet, coïncide avec une parole oblique dont le sens est la pure émotivité qu’il définit en termes sartriens de « tentative de modifier la situation par un comportement magique »[25].

Au contraire, le procédé de mise en abîme interdit à Cassirer de s’aventurer jusqu’à un tel diagnostic. Mais si son approche exclut toute démarche régressive au sens que les psychiatres donnent à ce terme, elle n’exclut pas une sortie hors de l’œuvre politique et autobiographique par régression jusqu’aux expériences originaires en cause et par progression jusqu’aux ultimes métamorphoses capables d’en assurer le dépassement. On conçoit alors pourquoi Jean Starobinski, en préface à la traduction française du Problème Jean-Jacques Rousseau par Marc de Launay en 1987, inscrit son important travail de critique rousseauiste dans la perspective structuraliste de Cassirer. Ce dernier n’a jamais consenti à dissocier la « structure structurée » et le « sujet structurant »[26]. On n’en assiste pas moins à une dramatisation des données néo-humanistes de Cassirer opérée par Jean Starobinski dans sa conférence de 1962. Elle tient lieu, resituée dans son œuvre totale sur Rousseau, tantôt de limite à l’investigation psychologique de l’homme, tantôt, au contraire, de légitimation à cette investigation mais selon une orientation psychiatrique qui jamais ne déroge à l’impératif documentaire. Ce jeu complexe d’influences fait des études de Starobinski sur Rousseau une œuvre d’avant-garde. Son auteur n’en participe pas moins de son époque, comme nous tous nous participons de la nôtre. Et cette époque, dont il se fait pour l’occasion le porte-parole pour en avoir été le précurseur, voit sa nouvelle génération de rousseauistes prise entre deux feux : d’une part les grands dogmes de la vulgate marxiste et d’autre part les principes existentialistes sartriens à l’usage de la littérature que leur héritage réaliste d’historiens formés à la méthode d’érudition leur interdit d’assumer jusqu’au bout. Ainsi les voit-on en quête d’une difficile unité entre l’œuvre biographique et l’œuvre morale ou politique.

Il y a là l’enjeu d’un défi à relever : restituer à cette vie recentrée sur la philosophie morale ou politique, la vie de Jean-Jacques Rousseau, toute sa densité d’être sans qu’elle soit pour autant aujourd’hui encore l’enjeu d’un problème. Alors seulement sera menée à terme la juste et nécessaire tâche entreprise en son temps par Cassirer à l’endroit de celui à qui on a longtemps refusé le titre (non ironique) de « philosophe » pour n’avoir pas de « système ».

 

Catherine LABRO

 

 

 

 

 



*Cette étude a paru dans Rousseau et l’Allemagne à l’époque contemporaine. Actes du Colloque international de l’Université de Greifswald (23-25 avril 2009) éd. par Reinhard Bach et Tanguy L’Aminot, avec la collaboration de Catherine Labro. Montmorency, Siam-JJR, 2010, p. 25-35.

 

 [1]. La philosophie des Lumière (Fayard 1966), présentation de Pierre Quillet, p. 1.

 [2]. Rousseau, Kant, Goethe. Deux essais, traduit et présenté par Jean Lacoste, (éd. Belin 1991), p.  6.

 [3]. Bulletin de la Société française de Philosophie, (XXXII) (1932) p. 67.

 [4]. p. 78.

 [5]. p. 76.

 [6]. Etat présent des travaux sur J.J. Rousseau (New-York 1941) p. 376-377.

 [7]. « On a parlé beaucoup de la dette de Kant envers Rousseau, mais elle ne doit pas nous faire oublier la dette encore plus importante que Hegel et surtout Marx ont contractée avec lui. Kant a su par son libéralisme se soustraire à l’influence du totalitarisme rousseauiste ». « La position du problème de la politique chez Rousseau » par Sergio Cotta, dans Journées d’études de Dijon sur le Contrat social et la pensée politique de Rousseau des 3, 4, 5 et 6 mai 1962 organisées par MM. Dehaussy et Martin, doyens de la Faculté de Droit et de la Faculté de Lettres de Dijon, p. 190.

 [8]. Pierre Burgelin, après avoir consacré l’essentiel de sa conférence aux similitudes et aux différences des théories rousseauistes et kantiennes, travaillant ainsi à prolonger et à préciser la voie inaugurée par Ernst Cassirer sans jamais le citer ou faire mention de sa thèse, conclut sa conférence sur la citation d’Eric Weil : « « Il fallait Kant pour penser les pensées de Rousseau » les pensées de Jean-Jacques Rousseau qui ont parfois tant de mal à se formuler. Kant est inintelligible sans Jean-Jacques Rousseau qui le précède. Même quand il le contredit, on retrouve la trace du précurseur, il appartient au type de disciple qui soit seul digne du philosophe, celui qui se sert du maître pour se découvrir soi-même » ». « Kant lecteur de Rousseau » par Pierre Burgelin p. 315 dans Jean-Jacques Rousseau et son œuvre : Problèmes et recherches : commémorations et colloque de Paris (16-20 oct. 1962) publié en 1965.

 [9]. « Mais l’auteur d’Émile s’est élevé contre une telle interprétation de son œuvre, à laquelle il accorde lui-même dans une page significative des Dialogues la valeur de système ». « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », p. 203 dans Jean-Jacques Rousseau (université ouvrière et faculté des lettres de l’université de Genève 1962) par les éditions de la Baconnière, Neuchâtel.

 [10]. « La critique a quelquefois la tentation de dégager et d’énoncer en clair ce qui n’était, chez Jean-Jacques Rousseau, qu’allusion et pressentiment, l’on recherche le surcroît de netteté et de liaison systématique qui donnerait à cette œuvre le poli, le lisse le brillant des grandes théories cohérentes. Cette recherche d’un sens univoque suit une direction où Jean-Jacques Rousseau lui-même nous entraîne : il est difficile de n’être pas tenté. Tout découle de quelques grands principes. C’est vrai Jean-Jacques Rousseau a voulu énoncer une philosophie un discours continu sur l’homme, l’Émile est une psychologie génétique, sur laquelle prennent appui une pédagogie, une religion et une politique. Mais ces éléments sont séparés, des articulations manquent et les interprètes se sentent autorisés de les assurer de leur main, pour le bon renom de Jean-Jacques Rousseau. D’où l’image d’une philosophie plus régulière qu’elle ne l’est, on oublie que Rousseau a construit son système contre les systèmes, on méconnaît ce qui, dans cette pensée fort capable de se conduire logiquement, est honte de la pensée réflexive, refus de se penser jusqu’au bout comme pensée. Il faut accepter un battement entre la discontinuité du discours théorique de Jean-Jacques Rousseau et la continuité d’un moi sous-jacent auquel les ruptures elles-mêmes nous renvoient ». « Solitude, communauté, communication » par Jean Starobinski p. 129-130 dans Jean-Jacques Rousseau et l’homme moderne. (Ce colloque s’est déroulé au centre culturel de Royaumont du 28 juin au 3 juillet 1962 publié avec le concours de l’Unesco en 1965).

 [11]. Le problème Jean-Jacques Rousseau traduit de l’allemand par Marc B. de Launay p. 99. « Die termilogie Rousseaus bezeichnet die beiden grundverschiedenen Dimensionen in die sich das Gefühl erstreckt, mit einem einzigen Ausdruck. Das Wort « sentiment » trägt bald ein rein naturalistische, bald eine idealistische Prägung ; es wird bald im Sinne der Bloßen Empfindung, bald im Sinne des Urteils und der sittlichen Entscheidung gebraucht ». Das problem Jean-Jacques Rousseau p. 59 (Darmstadt, 1970).

 [12]. p. 99 et p. 58-59 : « Was den Einblick in dieses Grundverhältnis erschwert, und was auch das historische Urteil über Rousseau immer wieder verwirrt hat, ist ein eigentümlicher Umstand in Rousseaus Sprachgebrauch ». p. 59.

 [13]. p. 13 et p. 5 : « eine innere streng-sachliche Notwendigkeit in sich birgt ».

 [14]. p. 14 et p. 5 : « Bei einem Denker dieser Art läßt sich der Gehalt und der Sinn des Werkes nicht von dem persönlichen Lebensgrunde ablösen ; beides läßt sich nur ineinander und miteinander, nur in « wiederholter Spiegelung » und in wechselseitiger Erhellung des einen durch das andere ergreifen ».

 [15]. p. 116-117 et p. 68 : Rousseau steht « das Wort und den Begriff der « Gesellschaft » von Anfang an in einem doppelten Sinne  [...]. Er unterscheidet aufs bestimmteste zwischen der empirischen und der idealen Form der Gesellschaft zwischen dem, was sie unter den gegenwärtingen Bedingungen ist und dem, was sie sein kann und was sie künftig sein soll ».

 [16]. Le problème Jean-Jacques Rousseau (Hachette 1987, pour la traduction française) p. 52. Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime p. 140-141 (Vrin 1994 ) . « Newton sah zuallererst Ordnung und Regelmäißgkeit mit großer Einfachheit verbunden, wo vor ihm Unordnung und schlimmgepaarte Mannigfaltigkeit anzutreffen waren, und seitdem laufen kometen in geometrischen Bahnen. Rousseau entdeckte zu allererst unter der Mannigfaltigkeit der menschlichen angenommenen Gestalten die tief verborgene Natur des Menschen und das versteckte Gesetz, nach welchem die Vorsehung durch seine Beobachtungen gerechtfertigt wird. Vordem galt noch der Einwurf des Alphonsus und Manes. Nach Newton und Rousseau ist Gott gerechtfertigt, und nunmehr ist Pope’s Lehrsatz wahr ». Das problem Jean-Jacques Rousseau, p. 29 (Darmstadt, 1970). Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen, Kant, Werke (Hartenstein) VIII, 630.

 [17]. Rousseau, Kant, Goethe Deux essais traduit et présenté par Jean Lacoste (édition Belin 1991) p. 42.

 [18]. p. 49. Le passage des Confessions auquel Cassirer fait allusion est le suivant : « Tout le reste du jour enfoncé dans la forest, j’y cherchois, j’y trouvois l’image des premiers tems dont je traçois fièrement l’histoire ; je faisois main basse sur les petits mensonges des hommes, j’osois dévoiler à nud leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères ». Confessions, VIII OC, I (Gall, 1959) p. 388.

 [19]. La philosophie des Lumières (Fayard 1966) p. 269. Philosophie der Aufklärung (J.C. Mohr, (Paul Siebeck) Tübingen 1973) p. 361.

 [20]. p. 272 et p. 366 : « Die geistige Freiheit fruchtet dem Menschen nichts ohne die sittliche ; diese aber ist nicht zu erlangen ohne eine radikale Umwandlung der gesellschaftlichen Ordnung, die alle Willkür auslöscht und allein der inneren Notwendigkeit des Gesetzes zum Siege verhilft ».

 

 [21]. Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren zeit (Yale university Press, New Haven, conn. 1971) p. 566 et Le problème de la connaissance dans la Philosophie et la Science des temps modernes. De Bacon à Kant. (t.2) (éd. Du cerf, 2005) p. 398.

 [22]. La Langue des Calculs, texte établi et présenté par Anne-Marie Chouillet (Presses universitaires de Lille III, 1981) p. 234.

 [23]. Liberté et forme, l’Idée de la Culture allemande (éd. Du cerf, 2001) p. 178 et Freiheit und Form, studien zur deutschen Geistesgeschichte ( Darmstadt, Wiss. Buchges., 1991) : « Rousseaus Naturbegriff ist von dem Pathos seiner abstrakten Freiheitsidee bedingt und durchdrungen » p. 174.

 [24]. Jean-Jacques Rousseau et l’homme moderne (publié avec le concours de l’Unesco en 1965), « Solitude, communauté, communication », p. 131.

 [25]. p. 117.

 [26]. La relation critique (éd. Gallimard 2001 pour la présente édition augmentée) p. 46 et Le problème Jean-jacques Rousseau (Hachette 1987, pour la traduction française), préface p. XVII.