Liberté, égalité et indépendance : Constant,
Rousseau et Tocqueville
Jimena Hurtado Prieto
Décembre 2007
Introduction
La notion de liberté de Jean-Jacques Rousseau a été associée à toutes les dérives
de ce que Benjamin Constant appelle la liberté positive ou de ce que Isaiah Berlin
appelle la liberté positive. Au nom de l’autogouvernement de la volonté générale des
groupes se sont installés au pouvoir et ont usé et abusé de la force public contre ses
opposants. L’autorité s’utilise pour imposer un type spécifique de projet social au
détriment des libertés individuels et des droits civiles et politiques. Berlin (1969) sera
définitif : aucune réconciliation possible entre libertés : toute autorité, même celle
exercé par l’individu en question, implique une perte de sa liberté.
Les questions auxquelles les libertés libérales répondent sont opposées : Qui me
gouverne ? et Quelle est l’extension de ce gouvernement ? La liberté ne peut être pensée
que sous ces deux questions qui impliquent que obéissance et coercition ne sont pas
conciliables. Pourtant, la question à laquelle ce texte voudrait répondre, à partir de
Rousseau, est que la liberté ne s’épuise pas dans ces questions. Rousseau nous
permettrait de penser une autre liberté étroitement associée aux conditions de son
exercice, que j’appellerai à la suite de Neuhouser (1993, 2000) liberté réelle.
La question derrière ce texte es la suivante : peut la triade des libertés
rousseauiste être encadrée dans cette dichotomie ? Les termes de la question suggèrent
une première réponse assez évidente : trois font plus que deux, un classement binaire ne
peut pas contenir un troisième élément. La liberté naturelle, la liberté civile et la liberté
morale ont par conséquent quelque chose qui, à première vue, semble échapper à la
typologie proposée par Constant et reprise par Berlin.
De quoi s’agit-il ? Quel est cet élément particulier et propre à Rousseau ? Pour le
saisir il est nécessaire de parler des conditions de la liberté dont la dépendance et la
volonté générale constituent le cœur. Il ne faut pas pourtant tomber dans la confusion
signalée par Berlin (1969) entre liberté et conditions de liberté. L’importance donc
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d’explorer les conditions de la liberté est que cet élément propre à Rousseau, propre de
sa conception de liberté, passe par ces conditions ; elles nous permettent de comprendre
cette notion de liberté qui va au-delà de la liberté de choisir et de la liberté de se donner
ses propres règles. Il s’agit d’une notion qui implique une notion d’être collectif qui a
besoin d’une nouvelle conception de citoyenneté. Il s’agit d’une notion qui s’accorde
mal avec la société marchande dans laquelle s’associent liberté naturelle et dépendance
personnelle. La notion de liberté réelle implique un dépassement des conditions de la
société marchande en termes de son organisation politique et économique.
Cette notion fait face à trois risques dont il faut bien prendre note si l’on veut
adresser les critiques libérales. Premièrement, Berlin (1969) signale qu’une notion de
liberté sociale, quelle qu’elle soit, n’est pas une vraie liberté car la liberté est
individuelle ou elle n’en est point. Pourtant, Rousseau parle d’un individu libre, d’un
citoyen, de quelqu’un qui, comme le voudraient Constant et Berlin, ne se limite aux
choix qui lui sont permis, mais qui veut définir ses choix de la façon la plus large
possible. Il s’agit bien d’une liberté individuelle mais qui donne une place central au
caractère nettement social des individus.
En deuxième lieu, Berlin (1969) avertit sur le risque de confondre la liberté avec
d’autres valeurs. Confusion qui viendrait du refus d’accepter l’incompatibilité entre
valeurs et la possibilité d’une société qui ne soit pas harmonieuse et dans laquelle la
confrontation entre projets de vie et de société est permanente et même souhaitable.
Finalement, le troisième risque associé au deuxième et noté par Tocqueville
(1835-40 [1983]) correspond à la possibilité que les individus renoncent volontairement
à leur liberté. Ce n’est pas tant une confusion entre valeurs mais un clash entre les
valeurs défendus par les théoriciens et celles qui intéressent les individus en pratique.
D’après Tocqueville les individus seraient prêts à céder leur liberté pour obtenir
davantage d’égalité, du bonheur, du confort matériel. Les individus accepteraient de
transférer leur pouvoir de décision sur les affaires privées et publiques qui les
concernent pour garantir l’ordre nécessaire à leurs vrais buts. Ceci, ne serait pas la
conséquence des propositions telles que celles de Rousseau mais paradoxalement de
celles de Constant. Tocqueville permet de souligner encore l’importance des conditions
de la liberté et de la menace d’une dichotomie dans laquelle la liberté négative n’est
possible qu’au prix de la liberté positive ou celle-ci au prix de la première.
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Le texte est divisé en deux grandes parties. Dans la première, j’essaierai de voir
quelles sont les conditions de la liberté dans une société marchande et comment ces
conditions peuvent-elles renforcer ou affaiblir la liberté. Dans la seconde, et en guise de
conclusion, je tenterai de présenter quel est cet élément particulier de la liberté chez
Rousseau qui le démarque de la tradition libérale tout en restant individualiste et
défenseur de la liberté.
I. La liberté et ses conditions
La critique de Constant à Rousseau porte sur deux points : A. Rousseau voudrait
imposer un idéal de liberté qui ne s’accorde pas avec la société moderne ; B. Rousseau
ne voit pas que substituer l’oppression d’un individu ou d’un groupe par celle de tous
revient exactement au même, à la perte totale de liberté (Derathé 1979 :230) 1 .
A. Liberté, dépendance et société commerciale
Le premier point fait clairement référence aux conditions de la liberté ; les temps
ont changé et la liberté aussi, nous ne pouvons plus espérer remplir les idéaux d’autres
temps et nous devons les remplacer par des nouveaux. L’idée est bien exprimée dans le
titre de son discours à l’Athénée royal de Paris en 1819, Constant parle de la liberté des
anciens comparée à celle des modernes. Le genre humain a changé et Rousseau ne
semble pas s’en avoir aperçu : « je montrerai qu'en transportant dans nos temps
modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à
d'autres siècles, ce génie sublime animé par l'amour le plus pur de la liberté, a fourni
néanmoins de funestes prétextes à plus d'un genre de tyrannie » (Constant 1820 [1988] :
318). Le problème n’est pas tant la théorie ou l’idéal de liberté en soi mais son
application aux temps modernes. Les conditions historiques limitent les choix politiques
des peuples (Brint 1985 :325).
Les nations sont plus grandes et le poids politique de chaque individu est
moindre (Constant 1820 [1998]: 314). Les individus ont moins de temps à consacrer
aux affaires publiques car ils doivent s’occuper de leur subsistance matérielle eux-
mêmes ; le commerce prend la plus part de leur temps. Les rapports entre eux sont bien
plus civilisés grâce au commerce : ils échangent au lieu de voler ou faire la guerre et ils
y gagnent tous. Ils deviennent aussi plus homogènes (ibid : 313), leur goûts sont plus
1 Berlin le joindra en particulier sur ce second point, même si Constant affirme que celui-ci n’est pas le
véritable défaut de Rousseau, il s’agit plutôt de la grande erreur de Mably.
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universels, leurs rapports s’étendent par-delà les frontières, ils ont accès à plus de biens
et de services. Leur « but est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment
liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (ibid : 31b7).
En une phrase : « Nous sommes des modernes » nous dit Constant et les
modernes ne veulent pas de la liberté des anciens. Cette liberté qui consiste dans
l’exercice de la souveraineté ; une liberté qui exige un compromis et presque un
sacrifice de sa vie privée au nom du bien commun, de l’intérêt général. Une liberté,
d’après Constant, qui implique une vigilance de tous les instants, une surveillance
permanente des uns sur les autres. Dans la société moderne, la société commerciale, le
poids de chaque individu est si faible que la surveillance de tous finit par l’écraser.
Rousseau repère tous ces changements mais au lieu de les considérer comme des
avances, il les dénonce. Son problème n’est pas uniquement le peu de temps que les
individus consacrent aux affaires publiques. Le risque de disparition de l’individu ne
vient pas de la surveillance des autres, de son écrasement. Il vient de la fusion des
individus. De ce que Constant avait constaté comme une ressemblance croissante entre
eux. Les individus veulent se ressembler, ils s’imitent, la mode dicte leur goût et donc
leurs besoins. La société commerciale est la société des apparences : nous voulons être
admirés, nous rendrent agréables aux autres pour qu’ils nous aiment comme nous nous
aimons nous-mêmes. C’est cela l’amour-propre : cette quête éternelle et vaine d’amour
et d’admiration dans les yeux des autres ; de ceux qui se trouvent exactement dans la
même situation. Nous nous ressemblons dans notre recherche, dans ce qui guide notre
action, dans nos besoins. Rousseau constate que les êtres humains ont changé, la vie en
société les rapprochent à tel point qu’ils veulent tous être le même. Les individus ont
changé encore plus de ce que Constant avait noté.
Dans la société commerciale, l’amour-propre, cette passion sociale et
conflictuelle, dicte nos besoins (Neuhouser 2000 : 68). La force et la constance de ces
besoins sont une motivation pour agir (Neuhouser 2000 : 65). Ce besoin pressant d’être
objet d’amour et d’admiration nous pousse vers l’industrie. Smith ne manquera pas de
noter ce point lorsqu’il nous dit que l’illusion du bonheur liée à la richesse est peut-être
la cause principale du changement de la face de la terre. Par conséquent, quelle est la
manière la plus directe et la plus simple de nous rendre agréables, aimables ? A travers
la consommation de biens. Des biens que d’autres produisent, des biens que nous
trouvons sur le marché. C’est précisément la division du travail ce que nous permet
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d’avoir accès à ces biens dont la seul utilité est de satisfaire les besoins de notre amour-
propre. Nous dépendons du marché pour subvenir à nos besoins. Mais le marché,
contrairement à ce que peut croire Smith ou l’économie libérale par la suite, n’est pas un
stock commun dans lequel nous pouvons chercher ce que nous voulons, ce qu’a de la
valeur pour nous en échange de ce que ne nous voulons pas, de ce que ne représente
aucune valeur pour nous. Sans doute, le marché nous offre un vaste choix pour satisfaire
nos besoins. Notre liberté d’élection est large, juste restreinte par notre contrainte
budgétaire ; chacun peut donc suivre son amour-propre et exercé sa liberté naturelle,
faire ce qu’il lui plaît. Mais, le marché implique aussi des rapports de dépendance : nous
dépendons de ceux qui produisent ou qui vendent ce dont nous avons besoin. C’est une
dépendance personnelle qui s’établit, une dépendance économique et psychologique
(Neuhouser 2000 : 66) et la dépendance personnelle, nous dit Rousseau, nous empêche
de faire notre volonté.
La solution serait-elle de réduire voire anéantir nos besoins, nos désirs ? C’est
une solution que Rousseau semble suggérer lorsqu’il affirme que dès que l’individu
commence à désirer plus de ce qu’il peut se pourvoir lui-même, du moment où ses
besoins surpassent ses forces, il perdent sont indépendance et devient faible (Emile OC
IV : 303-305). « L’homme vraiment libre –nous dit Rousseau- ne veut que ce qu’il peut
et fait ce qu’il lui plait » (Emile OC IV : 309). C’est une solution que Berlin dénonce.
Dans une société commerciale la maxime rousseauiste n’a pas beaucoup de sens : « Le
seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin pour la faire de mettre les bras d’un
autre au bout des siens » (Emile OC IV : 309). Dans une société avec une division du
travail profonde personne n’est en état de se passer des bras d’autrui. La solution serait
de revenir dans un état d’autarcie, avec peu de besoins et de désirs. Ce qui peut
ressembler à l’état de nature. Mais ce n’est certainement pas la solution que Rousseau
envisage : revenir en arrière est impossible, l’être humain est sociable, il ne peut plus se
passer de ses semblables, ses besoins ont été transformés pour toujours. Rousseau se
moque des adversaires qui associent sa pensée avec une défense de temps passés.
Clarens est l’autre possibilité. C’est toujours une économie presque autarcique, ou, au
moins avec très peu des rapports avec l’extérieur, dans laquelle ses membres vivent
dans l’abondance. L’abondance, pas le luxe. Ils ne manquent de rien, ils s’offrent des
festins, ils pourvoient à leurs besoins physiologiques, esthétiques et spirituels. Ce n’est
pas du luxe, parce que ce n’est pas de la consommation ostentatoire, ils ne consomment
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pas pour être aimés, observés, enviés par les autres. Leurs besoins ne sont plus dictés
par le monde extérieur. Encore une fois, les besoins ont été transformés. Est-ce
suffisant ? En d’autres mots, est-ce bien de liberté dont Rousseau parle ici ?
C’est une question fondamentale, car il ne faut pas confondre liberté et
indépendance. Peut-être que Berlin tombe dans cette confusion et, en conséquence, il
associe liberté avec satisfaction de besoins et de désirs même s’il fait bien la différence
entre les obstacles humains et non-humains qui nous empêchent d’être libres
(Berlin 1969 : note de bas de page 1, xlviii-xlix ; liii). Ce n’est pas le cas de Rousseau et
à fin de distinguer entre les deux types d’obstacles il parle de dépendance personnelle et
naturelle.
Seule la seconde est une dépendance naturelle compatible avec la liberté. La
liberté, contrairement à la dépendance, n’a pas de rapport avec nos besoins (Neuhouser
2000 : 68). La liberté fait référence au rapport entre la volonté et le monde dans laquelle
elle s’exprime (Neuhouser 2000 : 68). La liberté suppose que l’individu fait sa volonté
et n’est pas assujetti à celle d’un autre. Elle parle des rapports entre êtres humains, non
des rapports entre une personne et les choses dont elle a besoin pour vivre.
Nous revenons aux conditions de la liberté : Rousseau reconnaît que l’individu
est un être dans un monde. Cela peut sembler une platitude mais elle est centrale dans la
distinction entre conditions de liberté et liberté, entre dépendance et liberté. Cet être
dans le monde a besoin de tout ce qui l’entoure pour subsister. Son activité en tant que
producteur ou consommateur exprime ce besoin et ne devrait exprimer que ceci.
Lorsque cette activité, son activité économique, déborde et devient le but de son
existence, l’individu n’est plus seulement dépendant, il perd sa liberté. La dépendance
est une condition de la perte de liberté à moins qu’elle soit transformée, maîtrisée
pourrions-nous dire, par la volonté générale (Neuhouser 2000 : 70).
Nos besoins nous débordent et nous nous soumettons à la volonté de celui qui
peut nous aider à les satisfaire. Nous nous trouvons tous dans la même situation.
L’égalité de la société commerciale est une égalité dangereuse. C’est Tocqueville qui
nous le dit.
Tocqueville veut nous prévenir, nous avertir sur ce que nous prenons comme une
tendance historique inéluctable : les révolutions démocratiques vers la liberté. Mais est-
ce bien la liberté ce que nous gagnons grâce à ces révolutions ? Berlin nous le dira plus
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d’un siècle plus tard : il ne faut pas confondre les valeurs. Ces révolutions peuvent nous
donner l’égalité pas forcément la liberté. Plus spécifiquement, la tendance historique
dont parle Tocqueville c’est une tendance vers l’égalité des conditions, les différences
criantes entre classes sociales diminuent (Tocqueville 1835 [1983] : 33, 35, 464) ainsi
que la tolérance vis-à-vis ces différences (ibid : 497, 618). La plupart des membres de
ces démocraties, comme l’avait remarqué Constant, peuvent jouir de l’amélioration dans
leurs conditions matérielles, et consacrent une bonne partie de leur temps et leur énergie
à ses jouissances (ibid : 64).
Cette amélioration matérielle entraîne un risque, ce que Tocqueville appelle le
goût dépravé pour l’égalité « qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau,
et qui réduit les hommes à préférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la
liberté » (ibid : 72-3). Voilà le risque : à fin de garantir l’égalité les individus sont prêts
à sacrifier leur liberté. Voilà non seulement la confusion des valeurs dont parle Berlin
mais encore un autre rapport entre elles, souligné aussi par Berlin, leur opposition.
L’égalité conduit vers deux chemins, nous dit Tocqueville (1835, 10 [1983] : 613) :
directement vers l’indépendance et peut-être à l’anarchie ; ou bien, par un chemin plus
long, plus secret mais plus certain, vers l’esclavage.
Les individus renoncent à leur liberté de plein gré à fin de profiter des avantages
de l’égalité. En particulier, de ce désir immodéré pour les biens matériels qui
maintenant sont à la portée de tous (Tocqueville 1835, 40 [1983] : 405, 408]. L’égalité
leur offre, selon Tocqueville, des petites jouissances sans trop de peines qui répondent à
ce qu’il caractérise comme une passion ardent, insatiable, éternelle e invincible (ibid :
465). Par contre, l’art d’être libre est exigeant, rien de plus dure que l’apprentissage de
la liberté, remarque Tocqueville (1835, 40 [1983] : 248). La liberté peut signifier le
désordre, le conflit et la confrontation ; la liberté implique le débat public qui n’est pas
toujours calme. Ceci est contraire à l’ordre et à la stabilité nécessaire à l’industrie.
« Rien de plus contraire aux habitudes révolutionnaires que les habitudes marchandes »
(ibid : 587). L’activité économique, le travail de tous les jours, semble aller mal avec les
possibles turbulences du débat public. Pourtant, Tocqueville considère que ce débat est
indispensable même pour la prospérité et le bien-être matériel : l’économie n’est pas
une activité isolée, individuelle, solitaire ou naturelle. Elle est précisément le résultat
des conditions et des priorités établies dans le débat public. C’est un point que Rousseau
ne cessera pas de répéter.
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Certes, les conditions ont changé, les préférences des individus ont changé elles
aussi, l’activité économique occupe une place toujours plus importante dans la vie des
citoyens. Rousseau croit que si les citoyens ne maîtrisent pas ces conditions, ils seront
maîtrisés par elles. Tocqueville sera de son avis. Certes, il ne faut pas confondre liberté
et conditions de liberté. Mais il faut bien savoir quelles sont ces conditions pour que la
liberté ait un sens. La maîtrise des conditions passe par l’exercice de l’autorité.
B. Liberté et autorité
Pour Rousseau dans la société marchande la combinaison de liberté naturelle et
dépendance personnelle au lieu de nous rendre libres dans une sphère protégée de toute
intervention et de toute autorité extérieure, anéantit notre liberté réelle.
Non seulement notre dépendance peut déborder notre activité économique et
nous soumettre à la volonté d’autrui ; nous sommes prêts à renoncer à notre liberté au
nom d’une plus grande égalité matérielle qui nous permettrait de jouir davantage de
biens. Notre intérêt nous dicte le type de gouvernement nécessaire à cet arrangement. Il
s’agit bien d’une démocratie, mais pas d’une démocratie directe, nous n’avons plus le
temps, le gouvernement des temps moderne est la démocratie représentative.
Même si Constant défend ce type de gouvernement comme le plus approprié aux
sociétés modernes, il ne laisse de souligner ses dangers. La démocratie devient le
gouvernement d’un groupe qui utilise la force public pour avancer ses propres intérêts
au détriment des intérêts de ceux qui ne sont pas au pouvoir. Les individus, trop occupés
par l’activité marchande, délèguent l’exercice de leur souveraineté.
Le problème de renoncer à l’exercice de la souveraineté, d’après Tocqueville, est
une centralisation croissante, gouvernementale et administrative (Tocqueville 1835
[1983] : 95). La centralisation permet aux citoyens de jouir de la sécurité nécessaire à
leurs affaires privées ; rappelons-nous de la définition de la liberté des modernes de
Constant : la liberté consiste dans les garanties institutionnelles de jouir en sécurité des
fruits de nos échanges. Chacun est porté par ce que Tocqueville appelle son
individualisme, un sentiment pacifique et réflexif (ibid : 466-9), à l’isolement, à
s’occuper uniquement de ses affaires.
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La centralisation entraîne la concentration des pouvoirs et la perte volontaire de
la liberté individuelle parce que les individus préfèrent l’égalité. Cette préférence,
soutient Tocqueville, leur donne l’idée et le désir de se soumettre tous à un pouvoir
social unique, simple et égal pour tous (Tocqueville 1835 [1983] : 411). La démocratie
et le gouvernement représentatif, défendu par Constant, peuvent mener vers le
despotisme.
Ce n’est pas à cause de la perte de poids politique de chaque individu, il s’agit
bien de la délégation de sa souveraineté comme l’avait avertit Rousseau, mais il y a
encore quelque chose de plus profonde : la recherche d’égalité matérielle et la course
pour les richesse conduisent vers une renonciation volontaire aux responsabilités civiles
qui facilite ce que Constant redoutait, l’émergence d’un groupe qui parle au nom de
tous, un groupe qui n’a même pas besoin de la menace ou de la force pour s’approprier
de l’expression de la volonté générale.
La participation des citoyens aux affaires publiques n’est pas seulement une
question politique, elle ne se limite pas au contrôle des activités des gouvernants.
Tocqueville souligne l’importance de cette participation, en particulier des membres de
la classe moyenne, comme une manière de lier les intérêts privés et publics qui se
définissent en termes économiques (Tocqueville 1835 [1983] : 225-6). Le lien est plutôt
claire : les individus modernes, comme les appelle Constant, s’intéressent surtout à leur
bien être matérielle (Tocqueville 1835 [1983] : 405, 408) qui leur permet, comme
l’indique Rousseau, de satisfaire leur amour-propre. L’exercice du pouvoir est
étroitement lié au contrôle de la production, circulation et distribution des ressources,
c’est-à-dire au pouvoir économique. Pour éviter la concentration du pouvoir, résultat du
désintérêt, il faut incorporer les citoyens à l’administration des ressources. Tocqueville
pense que de cette façon ils verront le lien entre leur propre prospérité et celle de la
nation, liant leur intérêt particulier à l’intérêt public (Tocqueville 1835 [1983] : 243-5).
Tel que l’avait annoncé Rousseau, ce lien passe par la propriété privée. Un Etat
composé par des individus propriétaires est un Etat dans lequel les citoyens participent
activement et ne renoncent pas facilement à l’exercice de leur souveraineté. Et comme
l’avait remarqué aussi Rousseau cette participation passe par la détermination explicite
de la structure économique (Hurtado 2007). En d’autres termes, l’économie politique,
l’administration des ressources ou le gouvernement, cet « art des exceptions » comme
l’appelle Rousseau, est une affaire publique. La liberté implique la participation au
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gouvernement et cette liberté politique serait, pour Tocqueville, le remède contre le
despotisme fruit de l’égalité.
La maîtrise des conditions de la liberté implique la maîtrise du désir d’égalité et
de la dépendance personnelle. Il s’agit de nous mettre tous en égalité des conditions vis-
à-vis notre interdépendance et de transformer celle-ci en une dépendance de la
communauté entière (Neuhouser 2000 : 73). La dépendance doit être réglementée par
les lois issues de la volonté générale. L’égalité devant la loi garde chaque citoyen de
tomber dans la dépendance personnelle ou plus exactement des abus qu’elle peut
entraîner. Nous retrouvons l’égalité mais uniquement en tant que moyen pour garantir la
liberté.
La condition de la liberté passe par le travail. Tocqueville et Rousseau sont
d’accord sur ce point : c’est à travers le travail que les individus se rendent compte de
leur dépendance mutuelle qui peut devenir une dépendance naturelle ; c’est par le travail
qu’ils se rendent compte aussi du lien entre leur intérêt privé, leur bien-être, et la
prospérité de la communauté. Le travail est la condition du citoyen libre. Tocqueville a
sur ce point des passages qui rappellent Smith : l’être humain se dégrade à mesure que
l’ouvrier se perfectionne dans la division du travail (Tocqueville 1835, 40 [1983] ;
515) ; des passages qui anticipent Marx : le travail salarié dissout tout lien de solidarité
(ibid : 516), la distance croissante entre le travailleur et son maître entraîne la perte de
l’humanité de tous les deux, ils deviennent de rouages d’une machine qu’ils ont
inventée eux-mêmes et dont ils ont perdu tout contrôle. Pour prévenir ces dérives, tout
citoyen est d’abord un travailleur, un individu qui s’approprie de son monde avec les
autres à travers une participation directe dans la production de ses moyens de vie. Il ne
s’agit pas d’atteindre une égalité complète de fortune, ce que Rousseau considère
illusoire, il s’agit de mettre tout en place pour que tout un chacun puisse subvenir à ses
besoins grâce à son travail.
La première partie de la transformation est donc le travail ; la deuxième
l’universalité de la loi (Neuhouser 2000 : 75-7). La loi n’accepte pas d’exceptions, elle
vaut pour tous et concerne uniquement les actions ou les possibilités qui touchent la vie
communautaire, c’est-à-dire, elle répond à la question de savoir que sommes-nous en
droit d’exiger d’autrui. La troisième partie de cette transformation concerne la source de
nos désirs et de nos besoins une fois l’amour-propre entre en scène (ibid : 77-8). Nous
nous laissons imposer la volonté d’autrui, nous sommes prêts à renoncer à notre liberté
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parce que ce que nous voulons sur toute autre chose est le respect, l’amour et
l’admiration de nos congénères. En termes plus contemporains, nous recherchons la
reconnaissance, ce que nous craignons par-dessus tout c’est l’invisibilité. L’universalité
de la loi permet cette reconnaissance de la part de la communauté entière, elle est la
conséquence de notre liberté.
Bref, les conditions de la liberté ont changé ainsi que sa conception. Mais il ne
s’agit pas d’un changement définitif dans le temps. Berlin, en changeant les noms
utilisés par Constant, nous rappelle que la liberté positive n’est pas quelque chose du
passé qui aurait cédé sa place, sans plus, à la liberté négative. Le problème ne réside pas
dans la taille de la société ou dans le type d’activité qui occupe la plupart du temps des
citoyens. Le problème, d’après Berlin, est la contradiction dans les réponses à deux
question liées mais différentes : « Quel est l’espace dans lequel le sujet – la personne ou
le groupe – peut ou devrait pouvoir être ou faire ce qu’il est capable d’être ou de faire
sans interférence ? » (Berlin 1969 : 121-2) et puis « Qui ou quoi est la source de
contrôle ou d’interférence qui peut déterminer que quelqu’un soi ou fasse ceci plutôt
que cela ? » (ibid : 122).
La frontière entre les deux est floue car la frontière entre le public et le privé
n’est pas claire. Les analyses de ces quatre auteurs montrent que l’individu est un être
profondément social, dans un sens qui va au-delà de ses rapports avec ses semblables
(Berlin 1969 : 154-5). Notre perception de notre identité morale et sociale ne peut être
comprise qu’à l’intérieur de la communauté à laquelle nous appartenons (ibid : 155). Par
conséquent, il est difficile de concevoir comme le fait Constant que notre but soit le
bonheur entendu comme la jouissance privé du bien-être matériel. Même à l’encontre de
l’argumentation de Berlin, je voudrais défendre avec Rousseau que la séparation
tranchante, soit-elle uniquement théorique, à laquelle nous confrontent ces deux
questions n’a pas lieu d’être. La liberté réelle ne se limite pas à la liberté politique, elle
ne s’épuise pas dans les choix auxquels un individu à accès et elle ne se résume pas
dans son activité politique.
II. La liberté réelle de Rousseau
Les êtres humains sont libres par nature, ils sont une « machine ingénieuse » qui
déterminent et concourent à leurs fins (2ème Discours, OC III, 141). La manière dont ils
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le font changer, leur liberté le fait aussi. Une caractéristique particulière de la liberté
chez Rousseau est qu’elle n’est pas une notion statique. La perfectibilité humaine donne
un caractère dynamique à la liberté : il n’y a pas que les circonstances ou les conditions
de la liberté qui changent. Ce serait un déterminisme que Rousseau n’accepte pas. Les
êtres humains changent aussi, non seulement en ce qui concerne leurs fins mais aussi
dans la façon dont ils s’organisent pour atteindre ces fins et établissent des rapports
entre eux. Ces transformations peuvent éventuellement conduire vers la liberté réelle. Il
ne s’agit pas d’une nécessité mais d’une possibilité.
Cette liberté peut s’obtenir grâce au contrat social, lequel implique un échange :
l’individu perd sa liberté naturelle « et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut
atteindre » et il reçoit la liberté civile et la liberté morale qui est la seule vrai liberté
(DCS, OCIII : 364-5). La liberté réelle serait la combinaison des deux
dernières (Neuhouser 1993) : de la liberté civile ou la capacité des individus d’agir sans
la contrainte imposée par d’autres volontés dans une sphère d’activité que la société
considère extérieur aux intérêts vitaux de la communauté (ibid : 366) ; et de la liberté
morale ou l’autonomie, la capacité de se donner les lois sous lesquelles ont vit.
Quel serait donc l’élément particulier de la liberté réelle de Rousseau qui n’entre
pas dans la typologie libérale ? Peut-être est-ce le lien entre les deux qui passe par la
dépendance, ou, plus précisément, par la transformation de la dépendance personnelle
en dépendance naturelle. C’est l’appartenance et l’acceptation de la volonté générale,
cet « acte pur de l’entendement » (DCS1 OCIII : 386).
Et avec la volonté générale, la porte à toutes les contradictions qui décrient
Constant et Berlin semble s’ouvrir: quoi de plus contradictoire voire de plus scandaleux
que de forcer quelqu’un à être libre (DCS OCIII : 364 ; DCS1 OCIII, 292). Forcer
quelqu’un à être libre signifie qu’il sera contraint de suivre sa propre volonté telle
qu’elle est exprimée dans la volonté générale. Le problème est de reconnaître la volonté
générale comme la propre. Rousseau nous dit que les individus doivent apprendre à
vouloir ce qu’ils ont accordé de faire dans le contrat social (DCS OCIII : 380 ; DCS1
OCIII, 309). Il existe donc une connaissance nécessaire à l’identification de la volonté
générale et la volonté individuelle. Il s’agit d’une connaissance à laquelle tous les
individus ont accès et qui n’implique pas l’existence d’un groupe d’illuminés seul
capable de pourvoir l’éducation nécessaire (Berlin 1969 : 152). Il s’agit de savoir et de
comprendre la première et la plus fondamentale de toutes les lois, celle d’après laquelle
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« chacun préfère en toutes choses le plus grand bien de tous » (DCS1 OCIII, 328). Les
individus apprennent que ce qu’il veulent c’est le bien commun dont dépend leur propre
bien en tant que membres de la communauté. Il existe bien une contrainte à la liberté
individuelle : celle de vouloir ce qui est bénéfique à l’agent « Sans doute je ne suis pas
libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal ; mais
ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable ou
que j’estime tel » (Emile OC IV : 586). Qu’est-ce qui est bien ou mal, convenable ou
pas ? C’est à la loi d’en décider, mais pas n’importe quelle loi, celle résultat du contrat
social entre individus libres et égaux. C’est une réponse très vague, sans doute, mais
c’est aussi la conséquence de prendre au sérieux le caractère social de l’individu. Le
feed-back constant entre la volonté générale et ses membres garantit l’actualisation
permanente de la loi, expression et condition de la liberté réelle.
Bien entendu, tout ceci implique un choix entre valeurs : si notre but est la
liberté, nous devons assumer la responsabilité qu’elle implique. Si notre but est l’égalité
il n’y a plus rien à discuter, laissez faire et laissez passer, tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes. Ce n’est pas le choix de ces quatre auteurs.
Bibliographie
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