Stratégies textuelles et restauration du moi Dans Rousseau juge de Jean-Jacques

Pierre Hartmann

Strasbourg

J’ai dit à peu près ce que j’avais à dire; il est noyé dans un chaos de désordre et de redites, mais il y est; les bons esprits sauront l’y trouver.

(Sujet et forme de cet écrit)

Rousseau est le type même de ces penseurs et écrivains qui font époque. Dans tous les domaines il a exercé sa pensée et qu’il a investi de la magie de son écriture -partout où il a fait entendre la singularité de sa voix -il y a un avant et un après Rousseau, une césure dont l’acuité et la décision ne se laissent résorber par aucune de ces érudites recherches de source et de filiation qui voudraient nous faire accroire que, ‘tout est dit et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent’. Parce que le Discours sur l’Inégalité fait époque dans l’anthropologie, le Contrat social en politique, l’Émile en pédagogie, la Profession de foi du vicaire savoyard en religion, la Nouvelle Héloïse dans l’art du roman et les Rêveries dans l’invention de la prose poétique, l’oeuvre entière de Rousseau fait désormais pour nous figure d’événement historial. A cette intervention déterminante n’échappe évidemment pas, échappe moins que toute autre la problématique du Moi. Si Rousseau peut être tenu à bon escient pour l’inventeur de l’autobiographie moderne, ce n’est pas seulement pour avoir le premier posé les normes littéraires du ‘pacte autobiographique’; mais, plus essentiellement, parce que la figure même du Moi s’est radicalement modifiée sous la plume nouvellement taillée de l’auteur des Confessions. Ce n’est plus le .Moi haïssable des classiques, le Moi qu’il faut tenir à distance et en suspicion, mais ce Moi qui fait indissolublement corps avec le sujet, s’est déposé en strates successives mais également signifiantes l’histoire intime de son être, et dont, par un apparent paradoxe, le seul creusement de la singularité peut rapprocher les hommes, et refonder sur un socle- assuré, quoique dans un horizon indéterminé, notre commune appartenance à l’espèce loquace et désirante.

Ce moi, nous le savons, est omniprésent dans l’oeuvre rousseauiste, dont il frappe le style d’un sceau aussi indélébile qu’immédiatement reconnaissable. Loin de n’émerger que dans les trois grands textes autobiographiques de la maturité tardive, il imprègne les écrits les plus apparemment objectifs et les plus délibérément impersonnels : dans ce même texte Claude Lévi-Strauss identifie l’acte fondateur des sciences humaines,’ on a tôt fait de démasquer Jean-Jacques sous la figure de l’homme de la nature; et lorsqu’à l’orée du Contrat social, cette pure machine logico-déductive, Rousseau énonce que ‘l’homme est libre, et partout il est dans les fers’, nul lecteur ne peut se soustraire au tremblé intime de la phrase qui, de l’apodose à la protase, lui communique et fait simultanément remonter à sa conscience les expériences subjectives refoulées qui donnent corps et fondent en vérité la facile antithèse rhétorique. I1 serait donc loisible de suivre, pas à pas ou à grandes enjambées, le déploiement du Moi rousseauiste dans l’oeuvre entière, sans négliger d’arpenter ses pans les moins ouvertement biographiques. Mais on peut aussi, par un mouvement inverse, tenter de saisir ce Moi au moment de sa plus grande crise, lorsque par un geste littéraire qui n’a pas d’équivalent, il se fracture et se dédouble au titre même d’un livre à jamais étrange :

Rousseau juge de Jean-Jacques.

Étrange, cette oeuvre l’est assurément, et partant, la moins frayée d’un ensemble autobiographique qui s’ouvre avec les Confessions pour se clore abruptement, au beau milieu de la dixième des Rêveries du promeneur solitaire. A l’origine de ce vaste ensemble dévolu à l’investigation par Rousseau de sa personnalité, il y a nous le savons le détraquement progressif de cette même personnalité, dont la cause prochaine doit être reconnue dans les persécutions essuyées consécutivement à la publication du Contrat social et de 17Z?mile,ouvrages dont la double condamnation, dans la ville natale et le pays d’adoption, devait contraindre leur auteur à une fuite précipitée, à l’exil et à l’errance. Ce qui dès l’origine caractérise la réaction de Rousseau à cette condamnation plus que prévisible, et dont le motif idéologico-politique ne peut faire aucun doute, c’est la très surprenante conviction d’y voir impliqué son Moi, sa personne privée. Voltaire sait fort bien pourquoi il lui faut prendre le chemin de l’exil; jamais il ne lui est venu à l’esprit que sa personne privée pût faire l’objet d’une réprobation publique; c’est à l’écrivain qu’on en veut exclusivement, à l’auteur dont la présence dans le royaume signifierait, aux termes de la façon de voir propre à l’Ancien Régime, approbation tacite des écrits. Toute autre et d’une absolue singularité paraît la réaction du citoyen de Genève, persuadé, et toujours davantage à mesure que les années passent, que c’est à lui personnellement que l’on en veut, que c’est sa personne même que l’on pourchasse dans ses écrits. Une telle perception des choses ne laisse pas de surprendre chez un penseur politique de la pointure de Rousseau; moins de la part de l’auteur du Contrat social, qui propose somme toute une solution abstraite et générale à la question politique, que de celui des Lettres écrites de la montagne, qui démontre avec brio sa facilité à se mouvoir dans les arcanes d’un système politique particulier, en l’occurrence celui de la république genevoise. C’est que pour Rousseau, qui ne s’est jamais voulu un homme de lettres au sens d’un professionnel de la plume, l’homme privé et l’homme public, le Moi et l’écrivain ne font qu’un.2 Qu’ils soient susceptibles de se dissocier et d’entrer en conflit, qu’il puisse exister un ‘paradoxe de l’écrivain’ au sens Diderot postule un paradoxe du comédien, ce n’est là qu’une preuve supplémentaire de l’état d’aliénation dans lequel la société inégalitaire et la dictature des apparences qui en résulte contraint à vivre le grand nombre des hommes. Le grand nombre, à l’exception précisément de Rousseau, parvenu quant à lui à préserver l’intégrité de sa personne dans le naufrage général de l’humain, dans l’universelle dissolution de la personnalité autonome. Dans l’une de ses strates les plus affirmées, Rousseau juge de Jean-Jacques est à la fois une protestation contre la généralité d’une telle aliénation, et l’affirmation de la résistance victorieuse qu’a toujours su lui opposer l’auteur des Confessions.

Précédé des Confessions et suivi des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau juge de Jean-Jacques présente d’emblée des caractéristiques de contenu et de forme tout à fait singulières. Au plan du vécu et du pathos subjectif, les Confessions se donnaient pour l’explicitation du Moi rousseauiste, pour l’analyse de sa formation et la peinture de son déploiement; tandis qu’inversement, les Rêveries ne le saisiront plus que dans les moments de sa plus extrême concentration, qui se trouvent coïncider avec ses plus mémorables extases. Entre ces deux extrêmes, qui d’ailleurs s’appellent l’un l’autre, Rousseau juge de Jean-Jacques marque le moment de sa plus profonde crise et de son plus intime déchirement, celui dont l’écho à peine apaisé retentit jusque dans les rêveries les plus apparemment sereines. Quelques sommaires indications biographiques ne paraîtront pas ici complètement inutiles.

C’est en 1772 que Rousseau entreprend la rédaction d’un ouvrage auquel il travaillera de façon intermittente pendant près de quatre années. I1 s’est réinstallé à Paris deux ans plus tôt, sortant du pseudonymat et ignorant délibérément le décret de prise de corps qui continue de menacer sa liberté; non par bravade ou provocation, mais poussé par le besoin irrépressible d’y donner lecture des Confessions, dont il attend une réévaluation positive de sa personne, et la fin de l’ostracisme dont il se croit l’objet. Depuis le début de son errance s’est en effet formée dans son esprit l’idée d’un complot dont il serait la victime, d’une ‘ligue universelle’ dont il désespère de pouvoir ‘pénétrer le mystère’, d’une ‘oeuvre de ténèbres’ dont il ne parvient pas à ‘percer l’effrayante obscurité’, mais dont il croit reconnaître les instigateurs parmi ses anciens amis, ‘ces messieurs’ les philosophe^'.^ Déjà les Confessions avaient pour principal objet de contreposer à la détestable image de Jean-Jacques répandue par ses ennemis, véritables ou supposés, une image sincère et véridique de lui-même, un ‘portrait peint exactement d’après nature et dans toute sa ~érité’.~

Or, nous le savons, les lectures privées des Confessions données dans quelques salons de l’aristocratie parisienne n’eurent pas le succès escompté, et furent promptement interdites par le préfet de police, à la demande expresse de la marquise d’Épinay.5 La nouvelle entreprise formée par Rousseau peut donc être tenue à la fois pour la conséquence de l’échec alors essuyé, et pour une ultime tentative faite pour surmonter cet échec et parvenir enfin à restaurer auprès du public l’image de son Moi véritable.

Issu d’une déception, Rousseau juge de Jean-Jacques est aussi une oeuvre de combat, fût-il désespéré, ces deux aspects expliquant la superposition dans l’oeuvre de deux registres stylistiques censément exclusifs, le dolorisme plaintif et l’ironie sarcastique. Des Confessions à Rousseau juge de Jean-Jacques, il est donc aisé de suivre le mouvement d’une même intention, d’une même tension : il ne s’est jamais agi que de reprendre à nouveaux frais ce qui a précédemment failli, et de reconstruire par de nouveaux moyens un ‘portrait’ que les Confessions ne sont pas parvenus à imposer à un public savamment circonvenu. Rien fondamentalement n’a changé, mais tout s’est considérablement aggravé, comme en témoigne l’échec de cette première tentative, qui ne fait que confirmer aux yeux de Rousseau l’existence d’un complot dirigé contre sa personne. Et de fait, c’est bien dans ce nouvel écrit que se trouve pour la première fois consignée et décrite avec précision (avec l’effarante et pénible précision du délire interprétatif) la structure même de la ‘ligue universelle’ et de ‘l’oeuvre de ténèbres’, sa raison d’être et sa finalité, sa stratégie d’ensemble et ses manoeuvres tactiques. Comme de bien entendu, la pathétique tentative faite par Rousseau pour percer à jour le mystère et se frayer un chemin dans le labyrinthe persécutif aboutit moins à prouver la réalité du complot que !’effectivité du délabremrrit xental dr SCI! hventrur; si bien que la quête passionnée d’une logique objective de la persécution révèle, contre son auteur, la logique subjective et passionnelle de la maladie mentale OU il s’égare en croyant se diriger. Aussi bien cet égarement recèle- t-il un intérêt spécifique, en ce qu’il déploie aux yeux du lecteur un espace herméneutique dont les deux principaies voies d’accès sont ie discours psychiatrique et l’analyse littéraire, qui certes peuvent se chevaucher, mais dont seule la dernière nous intéresse ici. Car c’est précisément la continuité de la tentative menée des Confessions à Rousseau juge de Jean-Jacques qui explique la différence formelle de ces écrits, l’échec de la forme

autobiographique amenant logiquement son découvreur à tester une formule d’écriture neuve et originale; de sorte que, par un retournement qui témoigne au premier chef des capacités intactes de l’écrivain, c’est l’aggravation même de son état psychique qui conduit Rousseau à l’invention du dispositif textuel et des procédés littéraires inédits qui, en aiguisant notre perplexité, nous poussent à en tenter la description et l’analyse.

Dans Rousseau juge de Jean-Jacques, Rousseau abandonne la linéarité du récit autobiographique, propice au déploiement historique de sa personnalité, au profit de la présentation actuelle de cette même personnalité, telle qu’elle apparaît dans le miroir déformant que ses adversaires présentent selon lui au public. I1 substitue par la même occasion la forme dialogique, son jeu de prismes et son potentiel polémique à l’univocité des mémoires personnels. Mais les trois dialogues qui constituent ce nouvel écrit biographique sont agencés d’une manière singulière, et pour le moins déroutante, puisqu’ils confrontent les opinions et façons de voir de deux personnages dont le premier s’appelle Rousseau, tandis que le second est simplement qualifié de Français (‘un Français’, puis ‘le Français’). Ce Français anonyme, incarnation de l’opinion commune, est présenté comme un individu de bonne foi, quoiqu’entièrement acquis à la représentation de Rousseau imposée par ses ennemis. En tant que tel, il n’est lui-même qu’un pion manipulé par plus méchant que lui sur l’échiquier du complot; endoctriné par le parti adverse, il diffuse sans malice l’image de Jean-Jacques comme d’un ‘monstre exécrable’, ‘la honte et l’opprobre du genre humain’.6 On conçoit sans peine le choix d’un tel personnage comme interlocuteur des Dialogues; aussi bien n’est-ce pas lui qui fait question, mais bien son antagoniste, baptisé Rousseau. Je dis ‘baptisé’, car le lecteur est aussitôt contraint à une bien étrange gymnastique mentale, ‘Rousseau’ et le Français s’accrochant à propos d’un troisième homme, appelé quant à lui Jean-Jacques. OU l’on commence de pressentir que Rousseau juge de Jean-Jacques pose la question du Moi en des termes pour le moins insolites. Essayons donc de décrire sommairement cet étrange dispositif dialogique, avant d’en indiquer le fonctionnement et les prévisibles dérapages.

On voit de suite que l’identification de ceux qui se partagent le nom et le prénom de l’auteur pose problème. De fait, c’est ‘Jean-Jacques’ qui incarne -in absentia -le personnage historique que nous connaissons sous le nom de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève. S’il est absent de la scène dialogique, c’est précisément que toute la polémique tourne autour de son image telle qu’elle est produite par ses persécuteurs et véhiculée par le Français anonyme et représentatif : Jean-Jacques est ici l’objet du débat opposant ‘Rousseau’ au Français. Jusqu’ici, rien de bien surprenant. L’étrange et l’insolite, c’est évidemment que 1’un des deux interlocuteurs qui s’affrontent à propos de Jean-Jacques apparaisse sous le nom de Rousseau. Qui donc est ce Rousseau, que le titre de l’ouvrage destine aux hautes fonctions de ‘juge de Jean-Jacques’? D’abord un lecteur, et un lecteur enthousiaste des ouvrages publiés sous le nom de Jean-Jacques Rousseau. Ce qui signifie qu’il ne connaît l’auteur que par ses oeuvres, et qu’il infère naturellement, de sa connaissance du corpus rousseauiste, la stature morale de son auteur. Car Rousseau ne reconnaît pas pour sien n’importe quel lecteur. Si son lecteur hypostasié partage ici son nom, c’est qu’il a été gagné par la force persuasive des écrits ro usse au iste^.^ c’est qu’il adhère à la philosophie qu’ils propagent si puissamment. Converti au rousseauisme, un tel lecteur peut bien, dès lors, s’appeler Rousseau. Ce n’est pas tout. On ne convertit comme on sait que les appelés. I1 fallait donc que ‘Rousseau’ fût quelque peu rousseauiste avant même de prendre connaissance de la philosophie de Rousseau. C’est ce qu’il révèle à son interlocuteur (partant, au lecteur) dans une page il résume à grands traits l’histoire de sa vie morale. Une histoire qui, on l’aura deviné, ressemble fort à celle de Jean-Jacques lui-même ...’ Par le jeu d’une mise en abîme des plus troublantes, le Rousseau dialoguant appelé à juger le Rousseau historique lui ressemble comme un frère. On se doute qu’une telle superposition ne va pas sans produire des effets dont il faudra le moment venu mesurer l’importance quant à la finalité de l’oeuvre entreprise.

L’oeuvre on l’a dit provient d’une déception, du constat étonné de l’absence de réaction à la parole proférée en direction d’autrui; déception que son incipit répète en la particularisant : ‘J’ai souvent dit (...) Cette assertion a laissé tout le monde fort indifférent’. Puisque le public s’intéresse si peu à ce que pourrait être une réaction autre (guidée par un souci d’équité), Rousseau va lui en imposer l’exemple, à travers le dispositif dont je viens de faire sommairement état, et dont il convient maintenant de déployer les strates. Celle d’abord que trahit la page de titre. Quelle que soit en effet la solution adoptée par l’éditeur (‘Jean-Jacques Rousseau : Rousseau juge de Jean-Jacques’; ou : ‘Rousseau juge de Jean-Jacques, par Jean-Jacques Rousseau’), on aboutit à une incongruité, une façon de pataquès; voire, dans un registre bien éloigné de celui prévu par l’auteur, à une forrr?u!e quasi pataphysique! Ajeutée au titre, la mention usuelle du nom et du prénom de l’auteur ne fait donc que manifester en l’aggravant son inquiétante étrangeté. Cet ‘Unheimliche’, qui nous oblige à parler un moment une langue elle-même étrangère, puisque Freud nous en a imposé la frappe définitive, c’est de lui encore que nous apprenons qu’il tient à i’efiet de miroir qui ie produit, au dédoubiement qu‘il révèie, et expose d’emblée à l’attention du lecteur interloqué. L’adjonction d’un bref sous- titre n’arrange rien à l’affaire : ‘Rousseau juge de Jean-Jacques par Jean- Jacques Rousseau, dialogues’, c’est encore plus déroutant, avec un zeste de

non~ense.~

Mais l’ouvrage lui-même présente une physionomie insolite : précédés d’un seuil intitulé ‘Du sujet et de la forme de cet écrit’, les trois dialogues sont suivis d’une ‘Histoire du précédent écrit’ comportant en annexe une ‘Copie du billet circulaire dont il est parlé dans l’écrit précédent’. I1 y a là, on le perçoit d’emblée, un ensemble textuel insolite, un peu fou serait-on tenté de dire, si le pressentiment d’un dédoublement de la personnalité ne retirait aussitôt à ce terme son acception anodine et vagabonde, pour le tirer dans la zone plus inquiétante des phénomènes pathologiques. Car c’est bien à de telles manifestations que nous confrontent les dialogues, avec le pathos spécifique de leur style. Mais désigner comme pathologiques une mise en scène et des raisonnements révélés par une écriture à laquelle ils servent de support et de prétexte ne permet encore aucune évaluation ni caractérisation de cette même écriture.” Or c’est à quoi nous invite le texte même de Rousseau, assorti de son curieux dispositif paratextuel.

‘Du sujet et de la forme de cet écrit’ :on ne saurait plus explicitement attirer l’attention du lecteur sur les particularités de l’oeuvre proposée à son appréciation. Ce n’est pas seulement que, par un procédé des plus rares chez Rousseau et ses contemporains, un texte de nature préfaciel entre renne d’expliciter le propos de l’auteur en justifiant ses choix formels ;lpc’est encore que, dès l’incipit de ce seuil, la prose rousseauiste se laisse aller à d’étranges contorsions qui en trahissent d’emblée le caractère tortueux et torturant : ‘J’ai souvent dit que si l’on m’eût donné d’un autre homme les idées que l’on a données de moi, je ne me serais par conduit avec lui comme ils font avec moi’. Remarquons de suite le parcours sinueux de cette phrase introductive, qui se déploie du pronom sujet (Je) au pronom objet (Moi) à travers un chassé-croisé et un échange hypothétique des positions qui convoque successivement, sur le devant de la scène, les figures autour desquelles s’organiseront les trois dialogues à venir : le ‘on’ impersonnalisant le groupe persécutif, la masse aisément manipulable des ‘contemporains’ représentés dans le texte par le Français anonyme, le ‘je’ et le ‘lui’ renvoyant respectivement au juge impartial et au personnage objectivé de l’innocente victime du complot. Si-Rousseau commence par mentionner ‘la forme de cet écrit’, alors même qu’il le présente comme la transcription ‘d’informes essais’, c’est bien que le terme de forme ne désigne pas ici un quelconque accomplissement stylistique, mais un dispositif textuel singulier, lui permettant d’échapper à la douleur de la vision spéculaire de son Moi victimal : ‘je ne pouvais examiner la conduite du public à mon égard sans me contempler moi-même dans la position du monde la plus déplorable et la plus cruelle’ ;12 phrase OU se découvre le second motif ayant présidé, non seulement à l’écriture des dialogues, mais bien à l’élaboration de leur forme, pour autant qu’il ne s’agit pas seulement pour la victime de déconstruire la déplorable image fabriquée de toutes pièces par ses persécuteurs à destination d’un public crédule, mais d’abord, pour le sujet souffrant, de briser, ou du moins de contourner le miroir ne se reflète plus à ses yeux que sa propre image victimale, son Moi réduit à des ‘souvenirs amers et révoltants’.

Avant que de pouvoir espérer restaurer son image auprès de ses contemporains, Rousseau doit tenir à distance de lui-même sa propre image spéculaire, celle cet éternel aspirant au bonheur et à la considération se découvre avec effarement malheureux et conspué. On comprend du même coup que ce soit imposée à lui ‘la forme du dialogue’ non seulement comme ‘la plus propre à discuter le pour et le contre’, mais comme la seule susceptible de remplir son projet; ‘et, pour le remplir, il fallait nécessairement que je disse de quel oeil, si j’étais un autre, je verrais un homme tel que je SU~S’.’~

A l’autre bout de l’oeuvre, dans les pages conclusives que constitue 1”Histoire du précédent écrit’, Rousseau délivrera en une formule saisissante la clé de cette nécessité : ‘l’essence de mon être est-elle dans leurs regards?’I4 Or on l’a vu, Rousseau vient d’éprouver l’échec que constituait, en vue d’échapper au regard objectivant d’autrui, la forme subjective de la narration autobiographique, cette coalescence du sujet dans sa propre histoire. I1 ne lui reste donc plus qu’à opter pour la stratégie inverse, celle consistant à se tenir à distance de soi ‘en expliquant simplement ce que j’aurais déduit d’une constitution semblable à la mienne étudiée avec soin dans un autre homme’.I5 Stratégie impossible on l’a compris, ou du moins minée de l’intérieur, dès lors que Rousseau choisit de figurer lui-même comme l’un des interlocuteurs du dialogue : ‘J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, et je me suis désigné en tiers à son exemple par celui de baptême auquei il lui a plu de me réduire’.I6 Mais s’agit-il d’un choix, d’une ‘liberté’? Non, sans doute. Plutôt d’une contrainte qui imposera sa logique sournoise au déroulement de l’opération, et qui marque d’emblée la limite de l’entreprise; mieux, qui en programme l’échec. ‘Que deviendra cet écrit?’ s’interroge avec anxiété l’auteur au dernier alinéa de sa préface. La réponse est incluse dans la question, et se vérifiera dans la postface : en dépit de son précautionneux dispositif textuel, Rousseau juge de Jean-Jacques est une bouteille jetée à la mer.

Le premier dialogce débu?e,re!m !es rEg!rs, in medius ?es. Ro~sscaü le personnage vient d’être instruit par le Français des abominables agissements de Jean-Jacques. Ne doutant nullement de la bonne foi de son interlocuteur, il commence par prendre ces révélations pour argent comptant. Repassant néanmoins dans son esprit l’effet affectif et moral produit par ia lecture cies oeuvres signies Jean-Jacques Kousseau, il en arrive à la conclusion que ‘l’auteur des livres et celui des crimes ne sont pas le même homme’, et ‘qu’il faut qu’il y ait deux Jean-Jacques’.” On commence à entrevoir ici la redoutable complexité du dispositif textuel imaginé par l’auteur des Dialogues : dans une oeuvre dont l’économie d’ensemble repose tout entière sur le dédoublement onomastique de son auteur en Rousseau et en Jean-Jacques surgit un second dédoublement, qui postule l’altérité de l’homme et de l’écrivain, le premier ‘fléau du genre humain’(p. 687), le second auteur de ‘quinze volumes respirant ‘le pur zèle d’un coeur brûlant d’amour pour la vertu’@. 689). Sans doute ces deux dédoublements ne doivent-ils pas être mis sur le même plan, le premier commandant le dispositif central de l’oeuvre, tandis que le second n’est que ie moment inaugural d’un processus dialectique dont on verra qu’il vise en fin de compte à la réconciliation de l’homme et de l’oeuvre, c’est-à-dire à cette saisie unitaire dont Rousseau a été le premier écrivain à se réclamer ouvertement, redéfinissant pour le coup la notion même de littérature. I1 n’en reste pas moins que ce redoublement du dédoublement est lui-même emblématique du drame intime vécu par Rousseau sur le mode de la perte de contrôle de son identité littéraire, perte qui découle paradoxalement de la revendication unitaire qui vient d’être mentionnée, et dont l’onde de choc a produit, par vagues successives, les trois textes autobiographiques que nous connaissons sous le titre des Confessions, des Rêveries du promeneur solitaire et de Rousseau juge de Jean-Jacques.

Quant au rôle ici joué par l’anonyme Français, on le perçoit sans peine. Instrument docile et naïf des persécuteurs, il se voit amené à exposer à un interlocuteur réticent la finalité même de la ligue, avec le détail de ses manoeuvres. C’est dire que le texte qu’il débite n’est autre que celui du délire persécutif, Rousseau se servant de ce personnage falot pour tenter de sonder les arcanes du complot. C’est, saisi sur le vif, Rousseau dialoguant avec sa propre maladie. Au surprenant portrait que son interlocuteur lui brosse de l’auteur de la Nouvelle Héloïse, dont la lecture, dit-il, le ‘jette dans les pius angéliques extases’@. 689 ‘Rousseau’ réagit par une première formule de dissociation : ‘I1 faut avouer que la destinée de cet homme a des singularités bien frappantes : sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir à deux individus différents, dont l’époque qui les sépare, c’est à dire le temps il a publié des livres marque la mort de l’un et la naissance de I’autre’(p. 676). Remarquons ici le rôle dévolu à la production littéraire. Rousseau reprend l’une de ses antiennes favorites, en dénonçant dans son accès au statut d’auteur, et d’auteur à succès, la cause de ses déboires. Mais pas plus qu’au processus de civilisation dont elle est fille, on n’échappe à la littérature. Ce que la chose littéraire a défait, cette cohésion immédiate de la personnalité et cette coalescence du Moi, la littérature seule a pouvoir de le refaire, ou du moins d’en tenter la réfection. De la reconstruction historique du Moi à laquelle procèdent les

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Confessions, la restauration dialogique du Moi à laquelle travaille Rousseau juge de Jean-Jacques, et les retrouvailles lyriques du Moi qu’orchestrent les Rêveries.

Premier moment, moment seulement négatif de la dialectique restauratrice qui se cherche dans Rousseau juge de Jean-Jacques, la dissociation du corpus rousseauiste et de son auteur présumé conduit ‘Rousseau’ à exiger des preuves convaincantes de l’infamie de Jean- Jacques. Suit une de ces discussions juridiques serrées excelle l’auteur des Lettres écrites de la montagne, et qui contraint cet accusateur de seconde main qu’est le Français à battre une première fois en retraite, en convenant que ‘ce n’est pas tant à la multitude des crimes de Jean-Jacques qu’ils (ses persécuteurs) ont fait attention qu’à son caractère affreux (...) généralement reconnu’(p. 740). Le déroulement ultérieur de la controverse conduit alors ‘Rousseau’ à récuser comme incohérente l’image de Rousseau dont le Français se fait le zélé propagandiste : ‘vous m’avez fabriqué tout à votre aise un être tel qu’il n’en exista jamais, (...) formé de parties inalliables, incompatibles, qui s’excluent mutuellement’(p.755). La stratégie réfutative mise au point par ‘Rou~~eau’/Rou~~eau

consiste dès lors à mettre en relief le caractère contradictoire et incohérent de l’image de Jean-Jacques imposée par ses persécuteurs, geste qui prépare de longue main la restauration unitaire d’un Moi dont la dissociation n’apparaît plus alors comme l’index de la fausseté d’un caractère, mais comme l’indice d’une déformation calomnieuse. Par se trouve expulsé le sentiment intime du déchirement, et rejeté sur l’Autre la fracture de la personnalité vécue dans l’angoisse de l’être. Pour annuler ‘tout ce travail (qui) a produit sous le nom de Jean-Jacques l’être ie plus chimérique et le plus extravagant que le délire de la fièvre puisse faire imaginer’(p. 758), il suffit maintenant d’aller à la rencontre de ‘l’homme défiguré’, d”un honnête homme infortuné, victime du plus noir complot’(p. 762). I1 ne reste plus en somme, pour venir à bout de l’image dissociée imposée au public par les persécuteurs, que de faire enfin se rencontrer ‘Rousseau’ et Jean-Jacques.

Le premier dialogue se conclut ainsi sur un engagement réciproque, qui a valeur d’expérience probatoire. Puisque le Français se fait juge de l’homme sans même avoir lu ses écrits, et que son contradicteur est amené à douter de l’identité de Jean-Jacques comme auteur du corpus rousseauiste, que chacun mène l’enquête dans la partie qui lui fait défaut : ‘voyez l’homme: je lirai les livres; après quoi, nous nous reverrons’. Ainsi sont fixés les termes de l’expérience, avec la marche à suivre, qui détermine elle- même la future distribution du texte : dans le deuxième dialogue, ‘Rousseau’ rend compte de sa fréquentation assidue de Jean-Jacques, dans le troisième, le Français dit son sentiment à la lecture des oeuvres signées JeanJacques Rousseau. On voit par 12 que I’accûrd auquel parviendront Ies deux interlocuteurs coïncide avec la réunification de la personnalité de Rousseau, artificiellement clivée en auteur et en homme : Jean-Jacques est bien l’auteur des oeuvres écrites sous son nom; l’examen complémentaire de l’homme et de l’oeuvre permet de s’assurer de leur parfaite concordance;

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seul un être du caractère de Jean-Jacques a pu écrire Émile et l’Héloïse, qui parlent en retour pour l’excellence morale de ce Jean-Jacques confiné dans son petit appartement parisien et vilipendé par ses ennemis, alors qu’il s’adonne aux joies innocentes de la composition musicale et de la botanique en chambre. Un tel résumé n’est cependant qu’une épure lumineuse, qui ne laisse nullement présager la complexité réelle du texte, les tours et les détours qu’il déploie avec une infinie patience, qui n’est elle-même que l’expression inversée de l’obscur et labyrinthique cheminement du complot. Car il est patent que la restauration unitaire du Moi visée par le texte ne peut s’effectuer que par le biais du patient démontage des mécanismes du complot, à savoir par l’explicitation et le déploiement de l’idée morbide in quanto se : ce prétendu démontage est en fait une construction, une construction mentale opérée à la faveur du dispositif littéraire propre aux Dialogues. Telle est en effet Ia logique que la meilleure psychiatrie a reconnu de longue date pour être celle du délire paranoïaque : qu’il n’est, sous l’apparente rigueur de son articulation logique, qu’un immense effort entrepris pour obvier à un effondrement du Moi que le sujet impute à l’intervention de forces extérieures et malignes. Chez un artiste de la stature de Rousseau, cet effort se résout en une savante et subtile construction littéraire, dont il faut se borner à saisir ici quelques uns des traits les plus saillants.

Mon propos ne consistera pas à développer ici un point cher à la critique, celui du bienfaisant pouvoir de distanciation propre à l’écriture littéraire. Il n’est pas douteux qu’à la faveur de la forme dialogique dont il a fait choix, Rousseau parvienne ponctuellement à se détacher de lui-même, voire à relativiser la thématique obsédante et centrale du complot. Et je ne tiendrai certes pas pour négligeable que l’une de ces percées lucides s’effectue précisément à l’occasion de la discussion portant, à l’orée du second dialogue, sur ces fameux portraits altérés de l’auteur que ses ennemis sont censés répandre par toute l’Europe, à toute fin de conforter l’image négative de sa personne qu’ils tentent d’accréditer, et où le modèle s’apparaît à lui-même sous les traits d’un ‘cyclope affreux’ ou d’un ‘petit Crispin grimacier’.’’ D’abord parce que le passage comporte, chose rare chez Rousseau, un poème en forme, un quatrain en vers octosyllabiques fort bien tourné, et qui fait mouche (‘Hommes savants dans l’art de feindre -Qui me prêtez des traits si doux -Vous aurez beau vouloir me peindre -Vous ne peindrez jamais que vous’). Ensuite, parce que la mise à distance du propos central est ici plus patente que partout ailleurs, comme semble l’attester la conclusion de toutes ces réflexions portant sur les portraits, qui ‘ont bien l’air d’être des conjectures chimériques, fruits assez naturels d’une imagination frappée par tant de misères et de malheurs’. N’empêche que ces remarques de bon sens n’entament guère la croyance fondamentale de Rousseau en la malignité des portraitistes et de leurs commanditaires (David Hume en l’occurrence). Réticences, objections et concessions appartiennent de plein droit au genre dialogique, qu’à l’instar de l’épigramme mentionnée à l’instant Rousseau sait pratiquer autant qu’un autre. N’empêche que l’épigramme elle-même, pour affûtée qu’elle soit, s’inscrit pleinement dans la logique paranoïde qui commande l’écriture même de Rousseau juge de JeamJacques : ce sont toujours des ennemis qu’il s’agit de confondre au sein d’une oeuvre qui, loin de tendre à I’auto-analyse, entreprend de démasquer autrui. Car c’est bien là, ne l’oublions pas, l’intention dernière et la force motrice des trois dialogues.

II n’est d’ailleurs que de lire attentivement le texte pour s’apercevoir des dérapages qui attestent le vice fondamental du dispositif imaginé par l’auteur, celui consistant à donner à l’un des interlocuteurs du dialogue le nom de Rousseau. On l’a suggéré plus haut, le dédoublement de Rousseau en ‘Rousseau’ et Jean-Jacques fait immanquablement du personnage ‘Rousseau’ une doublure de l’auteur. Ce dédoublement paraît donc moins la marque d’une maîtrise recouvrée de la personnalité qu’un signe de son déchirement. Et comme c’était à prévoir, cette aliénation mentale persistante se trahit en retour par une perte de maîtrise stylistique, par des effondrements ponctuels du dispositif textuel laborieusement mis en place dans ‘Sujet et forme de cet écrit’. J’en donnerai deux exemples, tous deux prélevés dans le second dialogue, au coeur même de l’oeuvre. Rapporteur de l’expérience vécue auprès de Jean-Jacques, ‘Rousseau’ se croit tenu de limiter ainsi son compte-rendu : ‘Ce que j’ai vu est meilleur à voir qu’à dire. (...) Ce sont des récits qui d’ailleurs conviendraient mal dans ma bouche, et pour les faire avec bienséance, il faudrait être un autre que moi’(p. 797). Le dérapage est patent : celui dans la bouche duquel un récit encomiastique serait malséant, c’est évidemment Jean-Jacques lui-même, non pas son impartial observateur. Le dédoublement conçu par l’auteur et figurant au principe stylistique de son oeuvre trouve ici sa limite, et révèle sa fondamentale incongruité. La rencontre de ‘Rousseau’ et de Jean-Jacques produit un effet de miroir imprévu, et fait inopinément voler en éclat un dispositif textuel fragile, parce qu’incohérent. ‘Rousseau’ et Jean-Jacques, entrant en collision, finissent comme il était prévisible par confondre leurs rôles et par se dissoudre l’un dans l’autre : la créature fictive est happée par le Moi omniprésent de l’auteur, qu’elle avait précisément pour fonction de tenir à distance. Plus avant dans le texte, un second passage bute significativement sur la même notion de ‘bienséance’ : ‘Quant à ce qui (...) ne peut être dit de soi-même avec bienséance, n’espérez pas que je vous en par!e’(p.874). Qui ne voit qlie !e texte se déchire avec ce ‘ne petit etre dit de soi-même’, et qu’une fois encore, la pression exercée par la volonté démonstrative, elle-même au service de l’idée dominante du complot, atteint au coeur et désagrège un dispositif que l’on pouvait croire propice à I’auto-analyse et à la distanciation critique, mais qui se révèle en fin de compte asservi à l’impérieuse nécessité d’une restauration de l’image moïque acquise sans profit pour l’intégrité mentale du sujet?

Rousseau était-il conscient de ces dérapages textuels, et peut-on penser qu’il en a joué délibérément? Je ne le pense pas, en dépit du seul passage que l’on pourrait plausiblement invoquer à l’appui d’une telle thèse, à savoir cette brève séquence du second dialogue qui ressortit indubitablement au procédé de la ‘mise en abime’, et lors duquel ‘Rousseau’ parle de Jean-Jacques en ces termes : ‘s’occupant derechef malgré lui de sa destinée et de ses persécuteurs, il a écrit en forme de dialogue une espèce de jugement d’eux et de lui assez semblable à celui qui pourra résulter de nos entretiens’(p.836). Reste qu’à la différence de Diderot, Rousseau ne pratique pas le dialogue comme la forme idoine de la mise à distance de soi, de la confrontation des idées ou du trompe-l’oeil destiné au lecteur averti, qui sont les trois modes sous lesquels il est loisible de lire le Neveu de Rameau, le Rêve de d’Alembert et le Supplément au voyage de Bougainville. D’ailleurs, autant la forme dialogique est fréquente, presque omniprésente chez Diderot, autant elle est rare chez Rousseau, qui ne l’a guère utilisée que dans la seconde préface à la Nouvelle Héloïse. Diderot écrit des dialogues, Rousseau des discours et des essais, dans lesquels il tient par-dessus tout à parler en son nom propre, sous sa devise personnelle : vitam impendere vero. Son désintérêt pour l’un des modes d’expression majeur de son temps tient précisément à la constante protestation qu’il élève, depuis la querelle suscitée par le premier Discours, contre sa réduction au statut d’auteur ou d’’homme de lettres’. C’est que le professionnel de l’écriture lui paraît le parangon de l’homme de la civilisation, de l’homo duplex, et donc faux. Pour qui refuse obstinément de distinguer de son Moi des écrits qui s’en veulent le prolongement et la manifestation (refus dont je rappelle qu’il est à l’origine de ses persécutions réelles), il a dû paraître aberrant de devoir démontrer tout au long que ‘si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits’.’’ Voilà qui explique que, dans les moments d’acmé de son texte, ceux de la plus grande charge subjective, Rousseau délaisse le mode dialogique au profit de celui dans lequel il s’illustra à l’orée de ce qu’il eût refusé d’appeler sa carrière, la prosopopée. Singulière prosopopée pourtant, au simple énoncé de laquelle (Jean-Jacques Rousseau fait parler Jean- Jacques par la bouche de rou us sea^'!)^^ se défait manifestement, dans sa texture pseudo-littéraire, un procédé rhétorique que son auteur ne pouvait assumer pleinement, et dont l’échec était inscrit au titre même de l’oeuvre.

Car l’échec est patent. L’oeuvre achevée ne résout rien : en dépit de l’apaisement qui se fait sentir dans ses dernières pages, la thématique lancinante du complot resurgira dans chacune des Rêveries du promeneur solitaire, ces ultima verba qui permettront à Rousseau de reprendre possession de lui-même du sein de la plus extrême dépossession, en parlant

définitivement en son nom propre. Mais le projet même qui, dans Rousseau juge de Jean-Jacques, conduit à cet apaisement est une chimère qui reste placée dans la dépendance de l’idée morbide, puisqu’il s’agit d’opposer au complot une contre-ligue positive et bienfaisante qui en contrecarre l’effet : ‘si nous nous unissons pour former avec lui une société sincère et sans fraude (...) nous en pourrons tirer de quoi former de précieux mémoires dont d’autres générations sentiront la valeur’(p. 974). Vainement on le sait, par cette navrante ‘Histoire du précédent écrit’ qui prolonge les dialogues, et qui contient le fameux Billet circulaire A tout Francais aimant encore la justice et la vérité. I1 faut prendre garde en effet que l’histoire dite ‘du précédent écrit’ n’est pas, comme on pourrait le penser, celle de la genèse de l’oeuvre, mais à l’inverse l’affligeant récit des différentes tentatives faites par l’auteur pour faire connaître ses Dialogues, pour en assurer la diffusion et la transmission. Tentatives dont la plus incontestablement délirante fût celle d’en déposer le manuscrit sur le Maître-autel de Notre- Dame de Paris; après quoi il ne restait plus en effet que le Billet circulaire, qui fit connaître à l’écrivain le plus fêté de son temps les affres du distributeur de tracts dont personne ne veut ... Mais la chimère on l’a dit habitait dès l’origine le projet même des Dialogues, et se découvre une dernière fois dans l’extrait que je viens de citer : quels sont en effet les alliés de la contre-ligue projetée à la fin du troisième dialogue? Outre l’anonyme Français, désormais acquis à la cause rousseauiste, ‘Rousseau’ et Jean- Jacques! Dès lors que la dissociation tactique du Moi opérée à la faveur de l’écriture dialogique ne parvient pas à annuler le clivage effectif du Moi que révèle le délire persécutif, le dispositif littéraire bascule dans le réel, pour avouer sa faillite. Mais au-delà de toute faillite existentielle s’élèvera bientôt, pour dire le pur ‘sentiment de l’existence’, la cantilène du lac et de ‘Pâques fleuries’, le chant extasié du souvenir de ‘cet unique et court temps de ma vie je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle’.’’

NOTES

Claude Lévi-Strauss. ‘Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme’. Anthropologie structurale II.Plon, 1973.

Les habitants du ‘monde idéal’ imaginé au début du premier Dialogue ‘font généralement peu de livres, et ne s’arrangent point pour en faire; ce n’est jamais un métier pour eux (...). Quand chacun aura dit ce qu’il avait à dire il restera tranquille comme auparavant, sans s’ah fourrant dans le tripot iittéraire, sans sentir cette ridicuie démangeaison de rabicher, et barbouiller éternellement du papier, qu’on dit être attachée au métier d’auteur’ (Rousseau juge de Jean-Jacques (premier dialogue) in Jean-Jacques Rousseau. Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1959, pp. 672/673). Toutes nos citations seront tirées de cette édition de référence.

Les citations entre guillemets renvoient respectivement à la 8ème Promenade (p. 1077) et

à l’incipit du douzième et dernier livre des Confessions(p. 589). L’expression ‘ces

messieurs’ (ou ‘vos messieurs’) est itérative dans Rousseaujuge deJean-Jacques. Exergue des Confessions (p. 3). L’apostille conclusive du douzième livre des Confessions évoque le peu d’effet produit

par leur lecture dans le salon de la princesse d’Egmont, fille du maréchal de Richelieu. Le texte des Confessions se clôt de la sorte, par une suspension effarée du discours qui appelle une tentative autrement orientée. Ce seront les trois dialogues constituant Rousseau juge de Jean-Jacques.

Rousseau juge de Jean-Jacques, premier dialogue, respectivement aux pages 675 et 692 de notre édition de référence. -I1 faut s’habituer dès à présent au style hyperbolique de l’auteur des Dialogues. L’image que se fait Rousseau de l’image donnée de lui par ses adversaires passe en effet toute mesure, et témoigne par même de l’intensité de son délire, avec celle de sa souffrance.

Plusieurs pages du premier dialogue @. 686 à 692 notamment) sont consacrées à la description par ‘Rousseau’ du style rousseauiste. Nous avons donc là, chose rare, une longue appréciation de son style par l’auteur même. Cette esquisse autobiographique se lit au premier dialogue, entre les pages 727 à 731 de notre édition de référence.

L’édition de la Pléiade fournit toutes les indications souhaitables sur l’établissement du titre, en fonction des différentes copies autographes de l’oeuvre (notes de la page 657, 659 et 661). ‘O On peut en ce sens souscrire à la forte proposition de Michel Foucault : ‘l’oeuvre, par définition, est non-folie’(Préface à Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues. Bibliothèque de Cluny, Librairie Armand Colin, 1962, p. XXIII). Reste à déterminer si les dialogues font oeuvre, au même titre que les Confessionsou les Reveries. On notera par ailleurs que cette édition des Dialogues obvie à la difficulté soulevée plus haut, en omettant le nom d’auteur sur la page titre. On se retrouve du coup avec un texte sans auteur, celui-ci a ant en quelque sorte glissé dans le titre... “La chose n’est courante qu’au roman, dont il importe alors de définir le territoire et d’excuser la pratique) ’*Du sujet et de la forme de cet écrit, p. 664. l3 Ibid., p. 663 et 665. -Les micro-citations précédentes sont toutes puisées au même endroit. l4 Histoire du précédent écrit, p. 985. l5 Du sujet et de la forme de cet écrit, p. 665. l6 Ibid., p. 663.-Une telle phrase enregistre très évidemment la déstabilisation du Moi dans laquelle Rousseau vécut lors de son errance, déstabilisation emblématiquement signifiée par le choix obligé d’une pseudonyme, de la part de qui avait toujours eu à coeur de signer ses oeuvres de son nom. l7 Premier dialogue, p. 690.-Pour simplifier la lecture, je reporte dorénavant dans le corps du texte la pagination des citations tirées du premier dialogue.

La discussion sur les portraits figure au deuxième dialogue, entre les pages 777 et 782 de notre édition, d’où sont tirées l’ensemble des citations afférentes. Troisième dialogue, p. 936. *O On la lira au troisième dialogue, entre les pages 952 et 954 de notre édition de référence. Les Rêveries du promeneur solitaire, cinquième et dixième Promenades, respectivement pp. 1047 et 1098-1099de notre édition de référence.