Franz Schultheis
De Genève à la Polis grecque et retour.
Les rêveries politiques de Jean-Jacques Rousseau à la recherche de la démocratie idéale.
« Téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les
gouvernements.. », tel fût le jugement que le Petit Conseil de l’ Etat de Genève porta sur les
œuvres de Jean-Jacques Rousseau. Pour Jean-Jacques, ce verdict étatique fût d’une violence
symbolique d’autant plus grande, que toute son œuvre politique se situait sous le signe d’une
nostalgie profonde et durable quant au paradis perdu de son enfance, à savoir Genève, lieu
physique dont il fit son idéal utopique, son « Utopia » à lui 1
Durant toute sa trajectoire biographique en tant que philosophe vénéré et maudit à la fois, le
traumatisme enfantin d’un double déracinement, le départ en exil d’ un orphelin « sans lieu ni
feu » a certainement joué le rôle de force motrice d’ une production philosophique,
scientifique et politique abondante. A la recherche du temps perdu, Jean-Jacques s’adonne a
des rêveries marquées par une idéalisation rétrospective de son pays d’ origine. Même si ce
qu’il croit être un paradis perdu s’avérera nettement moins paradisiaque lors de son retour en
Suisse après de longues années d’ exile, tout donne à penser que de telles illusions constituent
une force motrice essentielle du « principe espoir » (Bloch) dont les grandes utopies sociales
se nourrissent.
Après avoir quitté sa Genève natale, Jean-Jacques va vivre tout sa trajectoire biographique
comme une sorte de bannissement, accompagné par un travail de deuil sous forme de
production philosophique, politique, anthropologique, botanique, musical, littéraire et
autobiographique acharnée. Tout se fait comme si l’œuvre trans-disciplinaire et
« indisciplinée » à la fois de Jean-Jacques Rousseau était le fruit d’un long travail de deuil et
de reconversion d’une expérience traumatisante en énergie créatrice.
Doublement déplacé: l’exile parisien d’un promeneur solitaire
Jean-Jacques, le Genevois, arrivera après de longs détours à Paris, la Mecque de
l’intelligentsia de son époque, trouvera, tout en restant partiellement un outsider 2 , accueil
dans la bonne société et ses salons, y jouera son rôle d’enfant prodigue doué en musique
comme en philosophie, en belles lettres comme en pensée politique. Collaborateur de l’œuvre
monumental dite « L’encyclopédie », il fréquentera les penseurs les plus cotés de l’époque
entre Paris et ses salons, la cour de Frédéric II. de Prusse et celle de Catherine la Grande à
Moscou. Mais malgré son succès indéniable dans le bon monde, il y restera pour toujours un
élément étranger et malaisé. C’est tout d’ abord une question d’habitus social : la vie élégante
es salons de Paris n’était guère un milieu « naturel » pour ce jeune provincial socialisé selon
des principes de l’éthique protestante en matière de pédagogie. Lui, qui fit dans ses
« Confessions » comme dans les « Rêveries d’un promeneur solitaire » de l’introspection
critique et de l’auto objectivation réflexive un art, n’était guère prédisposé de rentrer sans
gêne et sans honte dans le grand jeu de la distinction sociale d’une société mondaine où les
manières et le style prenait si souvent le dessus par rapport aux questions morales. Pire
encore : sa nostalgie des temps perdus, de la simplicité et l’authenticité du lien social de son
enfance si tôt interrompu fit de lui un observateur critique toujours prêt à dévoiler la mise en
scène prétentieuse du beau monde parisien. Déjà sa réponse plus que sulfureuse à la question
1 Voir : Lettres de la Montage, Œuvres t. III, p. 689 ainsi que les pages consacrées à cette épisode dans les
« Confessions »
2 Il n’ est certainement pas exagéré de voir en Jean-Jacques Rousseau une sorte de prototype du « marginal
man » dont nous parle Stonequist à la suite de Park en évoquant les affinités électives entre l’ état de marginalité
sociale d’ un côté et celui de réflexivité critique par rapport aux fausses évidences de la vie quotidienne. (voir :
Stonequist, E. : The marginal man, New York 1961.)
 
posée par l’académie de Dijon de 1750 en témoigne : Jean-Jacques dit non à la question « Si
le rétablissement des Sciences et des Arts continue à épurer les mœurs ? »
Avec cette réponse, qui se serait imposée à lui lors du trajet à la prison de Vincennes où il se
rendit pour rendre visite à son ami Diderot incarcéré, Jean-Jacques met en défie l’ esprit du
temps et la (bonne) conscience collective de l’intelligentsia au service de la noblesse et la
réponse polémique d’un Voltaire montre bien à quel point Rousseau a su mettre le doigt sur
un point sensible de l’ esprit du temps. Cette critique radicale du siècle des lumières et de sa
philosophie de la perfectibilité de l’ homme sous le règne de l’ Aufklärung reflète très bien la
pensée d’ un homme déraciné et révolté, mal dans sa peau de courtisan entretenu par des
mécènes qui voulaient bien passer par dessus les caprices d’ un enfant terrible de l’époque,
penseur génial, mais quelque peu extravagant, original jusqu’aux limites de la marginalité et
si souvent au-delà des limites de ce que le pouvoir politique était encore d’ accord de laisser
passer comme extravagance philosophique.
Une pensée à rebours
Dans sa réponse à la question posée par l’académie de Dijon, pour laquelle il obtint le premier
prix, Rousseau, dresse une philosophie à rebours des tendances philosophique « main
stream » de son époque.
Non, dit-il, les progrès des sciences ne continuent guère en tant que tel à une quelconque
amélioration des mœurs, mais accentuent tout au contraire ce que Marx appellera un siècle
plus tard l’aliénation de l’homme.
Contre la philosophie politique de Hobbes, qui voit dans l’homme un loup de l’homme et par
conséquent dans l’ordre politique un dispositif de répression nécessaire pour garantir un
minimum de paix social, Jean-Jacques prétend que l’homme n’est guère méchant de nature,
mais tout au contraire corrompu par la vie en société. C’est la société qui développe en lui des
dispositions tels que l’utilitarisme et la volonté de dominer ses pairs. Ce point de vu théorique
très largement repris par I. Kant dans son anthropologie philosophique où l’ idée d’une
ambivalence fondamentale et essentielle de l’ être humain porté par les pulsions
contradictoires de l’ amour de soi d’ un côté et de la commisération de l’ autre se trouva
retraduit dans en concept de « ungesellige Geselligkeit des Menschen » (la sociabilité asociale
de l’ être humain) : selon Kant, Rousseau essaya de résoudre « das schwere Problem, wie die
Kultur fortgehen müsse, um die Anlagen der Menschheit, als einer sittlichen Gattung zu ihrer
Bestimmung zu entwickeln, so dass diese jener Naturgattung nicht mehr widerstreite. » 3
Mais écoutons Rousseau lui-même développer une telle philosophie sociale radicale : « Ce
qui fait la misère humaine est la contradiction entre notre état et nos désirs, entre nos devoirs
et nos penchans, entre la nature et les institutions sociales entre l’ homme et le citoyen.
Rendez l’ homme un et vous le rendez heureux, donnez le tout entier à l’ Etat ou laissez le
tout entier à lui-même. » 4 . Rousseau avance donc une idée anthropologique très intéressante :
si l’ être humain est contradictoire et porte en lui des dispositions qui en font soit un frère, soit
un loup de l’ homme et lient les individus pour le meilleur (solidarité) ou pour le pire
(guerre), c’ est l’ordre social qu’ ils se donnent qui doit canaliser ces pulsions antinomiques
dans un sens constructif. Il en résulte donc une anthropologique politique tout à fait originale :
si c’est vrai que le monde social produit lui-même ses contradictions et celles-ci ne sont pas
déductibles d’une quelconque « nature humaine », c’est l’ordre politique lui-même qui doit
être mis en cause dans la critique de toute forme d’ injustice sociale, point de vue qui gagne
une allure prophétique quand Rousseau dit dans l’ « Emile « : « Vous vous fiez à cet ordre de
la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables et qu’ il est
3 Kant, I. : Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, in : Werke, Bd. 11, Frankfurt 1977,
p.93.
4 Rousseau, J.-J. : Fragments politiques, In : Œuvres, t.III, p. 510
 
impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants » (Œuvres, t. II,
p.201).
Une critique radicale de l’ordre politique
La pensée politique du 18 e siècle tourne autour de l’idée du droit naturel, d’un fondement de
la légitimité de tout ordre politique dans des principes politiques et juridiques trans-
historiques et immuables. Rousseau met en question le bien fondé de l’idée même de droit
naturel en mettant en lumière sa contradiction profonde avec la réalité sociale observable :
« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savans et les jurisconsultes et pénétré de
leurs insinuans, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établis par
l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions politiques et me console d’être homme en me
voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la
classe, et regarde autour de moi. Je vois des peuples infortunés gémisans sous un joug de fer,
le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine
et de faim, …, et partout le fort armé contre le foible du redoutable pouvoir des loix », et
quelques instants plus tard il rajoute : «Tout cela se fait paissible et sans résistances. » 5 . Tous
les écrits politiques de Rousseau se caractérisent d’une telle démarche de mise en question des
fausses évidences des théories politiques dominantes, qu’il soumet, comme diront plus tard
les sociologues, à une critique de l’idéologie dominante sous forme de procédure de
déconstruction et de reconstruction de sa doxa. Selon lui, le droit naturel prêché par ses
confrères, philosophes, jurisconsultes, hommes politiques etc., se base sur une logique erronée
qui tente « ..d’ établir…le droit par le fait. » 6
L’ anthropologie politique développée par Rousseau à travers la critique de la philosophie
politique de Thomas Hobbes, mais aussi en opposition à l’ école du droit naturel, se
caractérise d’ une re-historicisation des réalités sociales projetées dans un soit disant état de la
nature précédant toute évolution sociale et politique. Comme Durkheim, le père fondateur de
la sociologie proprement dite, ce prédécesseur des sciences sociales part déjà du principe qu’
il fait expliquer les choses sociales par le social au lieu de « naturaliser » des faits
historiquement produits en les attribuant à une soi disant constante anthropologique et
transhistorique. Pour parvenir à une telle conception radicalement historique de l’ homme,
Rousseau se sert d’ une méthode « négative » : pour mieux comprendre « ..si les hommes
naissent esclaves ou libres.. » 7 « ..je ne fisse qu’ ôter de l’ homme ce que je montrois qu’ il s’
étoit donné. » 8
Ce qui rend la démarche méthodologique et la construction théorique de Rousseau si
pertinente aux yeux du sociologue moderne c’ est la démarche reconstructive double qu’ il
met en place pour mieux pouvoir montrer à quel point « homme de l’ homme », donc l’
homme qui se crée lui-même à travers l’ action historique de longue durée se distingue de l’
homme de la nature et à quel point il serait donc vain de rechercher dans l’ état naturel la
réponse à des questions d’ ordre social ou politique des sociétés modernes. Cette double
démarche peut être caractérisée de « psycho génétique » et socio génétique » à la fois, pour
utiliser les termes développés par Norbert Elias presque deux siècles après Rousseau. Dans
ses écrits anthropologiques et politiques, Rousseau nous livre une reconstruction de la
dynamique historique du processus de l’ auto domestication de l’ homme par l’ homme,
démarche qui ressemble au leitmotiv « Man makes himself » de l’ archéologue Gordon
Childe. Dans ses écrits pédagogiques tels que l’ « Emile », Rousseau nous livre la perspective
psycho génétique ou ontogénétique du même processus à parcourir par chaque individu
durant sa socialisation. Sur les deux plans, Rousseau nous montre que l’ on peut parvenir à
5 Rousseau, J.-J. : L’ état de guerre, In : Œuvres, t.III, p. 609.
6 Rousseau, J.-J. : L’ état de guerre, In : Œuvres, t.III, p. 610.
7 Rousseau, J.-J. : Emile, In : Œuvres t.IV., p.837
8 Rousseau, J.-J. : Fragments biographiques, In : Œuvres, t. I, p. 1115
 
une compréhension de la réalité sociale et politique sans recourir à des suppositions
métaphysiques et des projections théoriques préalables dans un soi-disant état naturel et cette
démarche lui permet de parvenir à une conception radicalement historique de l’ ordre
politique : comme il l’ écrit dans ses œuvres auto biographiques, il avait déjà pu comprendre
au temps où il fut secrétaire de l’ ambassadeur français à Venise, « que tout tenoit
radicalement à la politique, et qu’ aucun peuple ne seroit jamais que la nature de son
gouvernement le feroit être. » 9
De l’ anthropologie politique à une nouvelle conception de la légitimation
Cette vision radicalement historique de l’ homme contient un potentiel énorme de critique du
statu quo politique : Rousseau nous livre les moyens pour mettre en question toute tentative
de justification d’ un ordre social inégalitaire et autoritaire et d’ empêcher par-là que ce qui se
base sur l’ arbitraire et l’ aléatoire, à savoir le pouvoir politique et la domination sociale, ne
puissent pas en plus se réclamer des principes de légitimité : « je me bornerai, comme j’ ai
toujours fait, à examiner les établissements humains par leurs principes, à corriger, s’ il se
peut, les fausses idées que nous en donnent les autres intéressés et à faire au moins que l’
injustice et la violence ne prennent pas impudiquement le nom de droit et d’ équité. » 10 . En
avançant que « L’esprit universel des loix de tous les pays est de favoriser le fort contre le
foible, et celui qui a contre celui qui n’ a rien… » 11 , Rousseau parvient à une vision nouvelle
de la légitimité politique : celle-ci ne peut se baser sur le recours à telles ou telles autres
valeurs éternelles, voir « naturelles », mais doit revêtir une forme radicalement
« procédurale », pour parler comme Niklas Luhmann, et se manifester sous forme d’ une
organisation radicalement égalitaire et démocratique du processus de décision politique. Cette
nouvelle logique « procédurale » de la légitimation politique est à un tel point « moderne »,
qu’ elle ne se retourne non seulement contre toute forme de régime politique non
démocratique – de la monarchie à l’oligarchie- mais met d’ores et déjà en question le modèle
émergent de la démocratie qui dès la révolution française va devenir pendant deux siècles aux
moins le modèle de référence de tout discours politique : la démocratie parlementaire et sa
base, la délégation politique. Pour Rousseau, cette dernière est presque tout aussi injustifiable
qu’un régime carrément autoritaire, étant donné que le principe de délégation est selon lui
forcément vouée au détournement de la volonté du peuple et à l’aliénation de ses intérêts.
C’est à ce point que Rousseau développe sa propre utopie politique d’ une démocratie directe,
pour laquelle il se sert de deux modèles historiques concrets. Un proche et connu de près,
même s’il faut croire que son regard nostalgique emmène une certaine idéalisation
rétroactive : l’Etat de Genève. L’ autre plus lointain géographiquement et historiquement
parlé et connu qu’ à travers les livres d’ histoire et les œuvres classiques que Jean-Jacques
dévoraient depuis sa jeunesse. Regardons maintenant quel usage il fit de ces deux références
historiques dans la construction théorique d’ un « contrat social » réellement légitime.
Le contrat social selon Rousseau
« Il y a mille manières de rassembler des hommes, il n’ y en a qu’ une de les unir. » 12 : voilà l’
essentiel de la philosophie politique développée par Jean-Jacques Rousseau, qui veut donner
9 Rousseau, J.-J. : Confessions, In : Œuvres t. I., p. 404
10 Rousseau, J.-J. : L’ état de guerre, In : Œuvres, t.III, p. 603.
11 Rousseau, J.-J. : Emile, In : Œuvres t.IV., p.524
12 Rousseau, J.-J. : Contrat social, In : Œuvres, t. II, p.297.
 
la méthode pour la formation de cette unique logique d’ unir les hommes, à savoir : « ..j’ai
posé pour fondement du corps social la convention de ses membres. » 13
A travers un tel contrat social radical, « ..chacun de nous met en commun sa volonté, ses
biens, sa force et sa personne, sous la direction de la volonté générale et nous recevons tous en
corps chaque membre comme partie inaliénable du tout. » et par cette métamorphose
apparaîtra une communauté politique en tant que « corps moral et collectif. » 14 Il va de soi
qu’ une telle conception holiste de transsubstantialisation d’un conglomérat d’individus
atomisé en corps s’oppose radicalement à l’ idée de délégation politique, où des individus
transfèrent leur pouvoir, en tant que ressource pour l’action, et leur liberté à une instance
politique quelconque. Tandis que cette dernière représente pour Rousseau une forme d’
aliénation injustifiable, le contrat social radical qu’ il prône transforme l’ individu dans son
essence même, en fait un « citoyen » à part entier et le fait participer activement à tout
processus de décision politique. Même si une décision collectivement prise contredit ses
propres références en la matière, elle représente une manifestation directe de la volonté
générale et doit être reconnue comme légitime parce qu’ elle vaut pour tout un chacun et a été
prise selon des règles de jeu valant pour tout le monde de la même façon : « ..en effet, chaque
individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la
volonté générale qu’ il a comme citoyen. » et.. »La volonté générale est rarement celle de
tous. » 15 Comme l’a bien analysé R. Dérathé dans son interprétation de la philosophie de
Rousseau, la volonté générale ressemble à la « ..volonté d’ un citoyen quelconque, lorsque,
consulté sur des questions qui concernent la communauté toute entière, il fait abstraction de
ses préjugés ou préférences personnelles et donne un avis qui pourrait en droit recevoir l’
approbation unanime e ces concitoyens. » 16 On voit bien à quel point Kant s’ inspire de son
contemporain en développant son principe d’ éthique pratique de l’ impératif moral, mais on
remarquera aussi les ressemblances fortes entre la position de Rousseau et les théories de la
légitimation contemporaines de Habermas, qui avance l’ idée d’une « communication sans
domination » (herrschaftsfreie Kommunikation) comme base incontournable de toute prise de
décision légitime ou celle de Rawls et sa fiction d’ un contournement des particularismes
intéressés des individus dans les prises de décision en matière d’ équité.
Mais en même temps et à l’ instar de ses prédécesseurs, Rousseau essaya d’ identifier les
conditions de possibilité matérielle de réalisation d’ une telle utopie politique en empruntant
des voies semblables aux démarches entreprises par Montesquieu dans « De l’ esprit des
loix. ». Si ce dernier tente d’ analyser la variabilité des institutions politiques dans le contexte
de la variabilité des conditions géographiques, climatiques et démographiques, Rousseau
quant à lui voit dans la taille d’une société politique la condition incontournable pour la
réalisation de son utopie politique en constatant « ..que plus l’Etat s’ agrandit, plus la liberté
diminue.. » 17
Cette formule maintes fois variée dans l’ œuvre de Rousseau nous remmène au point de
départ de notre réflexion, à savoir aux rapports intenses existantes entre sa philosophie
politique d’ un côté et sa vision nostalgique du paradis perdu de son enfance, Genève et son
ordre politique de démocratie directe. Sous bon nombre de points de vu, cette nostalgie
transformée en utopie politique ressemble à l’ idéalisation du principe de « Gemeinschaft »
caractéristique de la sociologie allemande émergente à la fin du XIX siècle et le pessimisme
face à la société de masse moderne qu’ elle retraduit. Rousseau, lui aussi, prône l’ idéal d’ une
communauté politique non anonyme ou toute décision politique peut encore se faire dans un
13 Rousseau, J.-J. : Lettres écrites de la montagne, In :Œuvres, t. III, p.806
14 Rousseau, J.-J. : Contrat social, 1 ère version, In : Œuvres, t. III, p.290
15 Rousseau, J.-J. : Contrat social, 1 ère version, In : Œuvres, t. III, p.291 et 297
16 Dérathé, R. : Rousseau et la science politique de son temps, Paris 1970
17
 
rapport personnel directe, un face à face, entre citoyens sans nécessiter une délégation à un
pouvoir institutionnel quelconque.
Mais ce n’ est pas uniquement sa Genève natale qui lui devient source d’ inspiration pour son
utopie politique : derrière elle se dresse l’image de la Polis grecque dont il fût, depuis ses
lectures des œuvres de Plutarch, un admirateur inconditionnel et dans laquelle il vit le modèle
prototypique de la démocratie directe. Rappelons- aussi que Rousseau ne fit pas uniquement l’
éloge du modèle politique de la Polis, mais s’en inspira en même temps comme inspiration
historique de son modèle pédagogique développé dans l’ Emile. C’est surtout la ville
autonome de Sparta qui y servit comme référence pour une démarche théorique double :
dresser les conditions d’ émergence d’ un nouvel ordre social sur le plan de »l’ organisation
macro-structural, à savoir celui des institutions politiques et sur celui de l’ individu et de ses
dispositions éthiques, à savoir la pédagogie au service de la production d’un nouveau type d’
homme, le citoyen « total « .
A travers ses études historiques, Rousseau parvint à une image pessimiste du progrès social
lui donnant à penser que plus les civilisations occidentales progressaient sur le plan de la
monopolisation étatique et de la taille des sociétés nationales, plus elles s’éloignaient des
conditions de possibilité sociales et politiques d’ une démocratie réelle. Pour Rousseau, cette
dernière ne pouvait être que directe et se limitait donc forcément à des communautés de taille
réduite comme les Etats de la confédération helvétique ou les Villes de l’ antiquité grecque.
Néanmoins, il fit une exception en ce qui concerne deux régions européennes, la Pologne et la
Corse, pour lesquelles il était sollicité comme une sorte de Lykurg des temps modernes. Selon
les récits de Plutarch, Lykurg représenta l’ idéal d’ un législateur : ayant fait des voyages à
travers de nombreux pays et régions du monde, ce dernier remmena un savoir et une sagesse
hors du commun en rentrant chez lui en Grèce et mit ce savoir au service de la Cité tout en y
restant extérieur, sorte d’ étranger respecté qui n’ était pas partie et partie prenante des jeux de
pouvoirs et de concurrence économique et avait donc la neutralité nécessaire pour poursuivre
de façon désintéressé l’ intérêt public. Quand les leaders du mouvement pour l’indépendance
politique de la Corse, les frères Paoli, lui demandèrent de jouer le rôle du législateur et quand
la jeune république polonaise s’ adressa à Rousseau pour concevoir sa constitution, il lui
donnèrent un mandat pour retraduire l’utopie politique du Contrat Social en ordre
institutionnel réel.
Autant les peuples polonais et corse appréciaient la philosophie politique de Jean-Jacques,
autant on s’en méfiait dans sa Genève natale, même si Rousseau ne se lassait de souligner que
c’était elle qui incarnait son idéal politique. Pourchassé par les régimes politiques absolutistes
de son époque, il ne trouva pas exile chez lui. Au contraire: il y fût poursuivi pour ses rêveries
politiques nostalgiques, tandis que son adversaire de toujours, Voltaire, y fût accueilli avec
grand pompe. Tout cela fait penser à une sagesse populaire, selon laquelle les prophètes sont
en général méconnus chez eux durant leur vivant.