François Perea

 

 

 

Quelques voix dialogiques

Essai pour une typologie des autres énonciateurs

 

 

Ce que nous désirons proposer ici, c’est une tentative de présentation de diverses voix qui viennent traverser le discours d’un locuteur. Pour ce faire, nous commencerons par présenter les références théoriques sur lesquelles s’étaye cette approche : l’hétérogénéité conçue par J. Authier-Revuz, intégrant, entre autres, le dialogisme bakhtinien, le travail de J. Bres sur l’hétérogénéité montrée. Nous poursuivrons en recherchant des exemples de dialogisme dans deux extraits du livre premier des Confessions de J.-J. Rousseau. Nous pourrons alors proposer une typologie de quelques voix, de ces autres énonciateurs, avant de conclure.

 

 

Remarques liminaires

Depuis M. Bakhtine, puis O. Ducrot entre autres, l’unicité de l’énonciateur du discours est remise en cause : nous allons le voir.

Pourtant, il est nécessaire de pointer en remarque liminaire le leurre du locuteur-énonciateur unique. En effet, en considérant son unicité biologique, délimitée par l’enveloppe cutanée, chacun est en droit de se supposer complet et distinct de tout autre. Dès lors, dans cette complétude finie, l’individu n’a qu’une seule voix puisqu’il n’a qu’un seul tractus vocal et puisqu’il se représente comme subjectivement homogène (l’hétérogénéité suppose la folie, la schizophrénie, pense-t-on alors).

Ainsi, au locuteur qui parle —qui n’a qu’un seul tractus vocal— doit forcément correspondre un et un seul énonciateur, qui est à la source de ce qui sera énoncé.

 

Pointons d’ores et déjà que cette mise au point a son importance : ce leurre de l’homogène est nécessaire à l’identité, y participe pleinement, si ce n’est fondamentalement. Et V. Descombes d’écrire que « le sujet, au sens moderne du sujet de la représentation, est cette instance du je qui ‘doit pouvoir’ se penser identique dans toutes ses représentations […] La définition du sujet de l’énonciation est, comme il convient à un sujet, son identité » (1977 : 79-80[1][1]).

Dès lors, on comprendra que les remarques qui suivent sur l’hétérogénéité s’inscrivent en grande partie dans une dimension qui échappe au sujet parlant qui, à quelques exceptions près, méconnaît la dimension polyphonique de son discours, de sa voix.

 

1.      1.    Préalables théoriques : l’hétérogénéité montrée et l’hétérogénéité constitutive

C’est à J. Authier-Revuz que revient le mérite de la conceptualisation de l’hétérogénéité discursive. Nous nous appuierons ici sur son article dédié à la mémoire de R. L. Wagner : “ hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours”, paru dans la revue de linguistique DRLAV, n°26, 1982, numéro intitulé Parole multiple ; aspects rhétorique, logique, énonciatif et dialogique.

 

A.     A.    L’hétérogénéité constitutive

L’hétérogénéité constitutive de tout discours est présentée en référence aux travaux de M. Bakhtine d’une part et à l’inconscient freudien (plus exactement sa lecture lacanienne) d’autre part.

Avec M. Bakhtine, c’est la dimension dialogique (et non dialogale, bien que le dialogique puisse l’être) du discours qui est soulignée. Chacun de nos discours porte ainsi la trace d’une altérité : altérité des discours précédemment portés sur ce dont on parle, altérité de l’allocutaire dont le discours écho, réponse, est supposé au moment de mon énonciation puisque, comme le souligne Barthes, « l’homme parlant […] parle l’écoute qu’il imagine à sa propre parole[2][2] », etc. Alors, pour Bakhtine[3][3]

 

  «  Toute énonciation […] n’est qu’un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci etc. » (1977 : 105).

 

Avec Bakhtine et le dialogisme, J. Authier-Revuz met donc l’accent sur une altérité sociale et interactive, sur un autre qui n’est « ni l’objet extérieur du discours (parler du discours d’autrui), ni le double non moins extérieur du locuteur : il est la condition du discours, et c’est la frontière intérieure qui marque dans le discours le rapport constitutif à l’autre » (1982 : 121 ; c’est l’auteur qui souligne). 

 

 

 

            L’hétérogénéité constitutive est également conceptualisée à la lumière de l’approche freudienne de l’inconscient et des travaux de J. Lacan.

La psychanalyse remet en cause la parole homogène en soulignant l’hétérogénéité du sujet. L’autre qui intercède dans le discours est alors, pour J. Lacan, l’Autre (majuscule) qui est sujet de l’inconscient. Dès lors, le sujet est considéré dans son clivage, comme une sorte de Janus à deux faces se méconnaissant mutuellement. Le clivage n’entraîne cependant pas la séparation : dans le mathème, la barre (/, de l’inter-dit) unit autant qu’elle sépare les deux parties. Ainsi, il y a en chaque sujet “quelque chose” d’Autre qui lui échappe. Et J. Lacan d’écrire :

 

  «  L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet, pour rétablir la continuité de son discours conscient […] L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge c'est le chapitre censuré » (1953 : 136[4][4])

 

Sur le plan du discours, le sujet est soumis à la « refente » puisque « le “je” qui énonce ; le “je” de l’énonciation, n’est pas le même que le “je” de l’énoncé, c’est à dire le “shifter” (l’ “embrayeur”) qui, dans l’énoncé, le désigne » (J. Lacan, 1973 : 127[5][5]). Ainsi apparaissent deux sujet —de l’énoncé ; de l’énonciation— séparés par l’ « inter-dit ». Il reste alors à souligner que l’inconscient n’a pas son propre discours, mais que tout discours est doublé sur une autre scène, que nous avons affaire avec l’ « envers du discours » de C. Clément :

 

« L’envers, c’est la ponctuation de l’inconscient ; elle n’est pas un autre discours, mais le discours de l’Autre : c’est à dire le même, mais pris à l’envers, dans son envers » (1973 : 159[6][6]).

 

 

Ainsi, à travers les travaux du cercle de Bakhtine et la lecture lacanienne de l’œuvre de S. Freud, J. Authier-Revuz pointe l’hétérogénéité qui constitue le fondement de tout discours, fondement que le sujet doit méconnaître :

 

  «  Si le moi remplit pour le sujet une fonction réelle, essentielle, qui est une fonction de méconnaissance, il s’agit pour le linguiste de reconnaître, dans l’ordre du discours, la réalité des formes par lesquelles le sujet se représente comme centre de son énonciation, sans pour autant se laisser prendre lui-même à cette représentation illusoire. Si l’on veut, le linguiste ne doit pas “croire l’énonciateur sur parole” » (J. Authier-Revuz, 1982 : 142).

 

B.     B.    L’hétérogénéité montrée

Si toute l’hétérogénéité du discours ne peut être perceptible, une partie de celle-ci peut être pointée : elle est montrée. Mais l’auteur nous met en garde :

 

«  L’hétérogénéité montrée n’est pas un miroir, dans le discours, de l’hétérogénéité constitutive du discours ; elle n’est pas non plus “indépendante” ; elle correspond à une forme de négociation —obligée— du sujet parlant avec cette hétérogénéité –inéluctable mais qu’il lui est nécessaire de méconnaître ; et la forme “normale” de cette négociation s’apparente au mécanisme de la dénégation » (J. Authier-Revuz, 1982 : 143).

 

Quelles sont les marques de cette hétérogénéité montrée ?

J. Authier-Revuz nous en donne quelques unes.

-          -       Le discours rapporté, indirect ou direct, avec ses formes syntaxiques univoques qui délimitent le discours d’autrui, inséré, enchâssé.

-          -       Les formes marquées de la connotation autonymique, comme les guillemets, italiques, les formules de commentaire (glose, retouche, ajustement…), tout le « métadiscours naïf » etc.

-          -       Le discours indirect libre, l’ironie, l’imitation, l’antiphrase… : autant de phénomène où la présence de l’autre est marquée bien qu’elle ne soit pas explicitée de manière univoque.

-          -       Les « autres mots sous les mots » : homophonie, homonymie, polysémie et les tropes (métaphore, métonymie), qui supposent l’autre pour donner sens à l’un.

 

 

L’auteur ne vise pas l’exhaustivité. On trouve chez d’autres auteurs quelques autres marques ou marqueurs de cette hétérogénéité.

 

Nous nous tournons alors vers les travaux de J. Bres et nous appuierons sur deux de ces articles[7][7]. Nous présentons ici les phénomènes discursifs dialogiques analysés par J. Bres. Le lecteur voudra bien se reporter aux articles cités de cet auteurs afin de s’en faire une idée plus justes : faute de place, nous ne pouvons proposer ici qu’un très large aperçu. Nous trouvons comme opération de monstration (les exemples sont récoltés par J. Bres) :

-          -       Certaines interrogations avec lesquelles la « mise en discussion se fait sur un énoncé attribué à e1 » (où e1 est l’autre énonciateur) comme c’est le cas dans : Changer les règles de la justice ? Non, les appliquer.

-          -       L’extraction (ou clivage), qui convoque un thème commun qui renvoie éventuellement à e1 et « convoque potentiellement les éléments écartés ». On lit ainsi : Ce n’est pas pour les beaux yeux de Maastricht que nous faisons les efforts de sérieux qui sont les nôtres, c’est dans notre propre intérêt.

-          -       Le détachement, (ou dislocation, segmentation), qui actualise pour le même thème deux rhèmes, l’un nié, l’autre posé. Ainsi par exemple : L’enjeu de ce débat, ce n’est pas l’euro, c’est l’Europe.

 

-          -       L’apposition, qui intègre le discours de l’autre énonciateur dans celui du locuteur : Le président et le pouvoir, qui ont perdu tout soutien du peuple, ne peuvent être à l’origine de la stabilité.

-          -       La nominalisation, opération dialogique particulière en ce sens qu’elle paraît ne pas être une opération de discours (ayant fait l’objet d’assertions antérieures) mais comme un fait de langue, hors-énonciation.

-          -       La présupposition pour laquelles les marqueurs sont manquants : « l’énoncé enchâssé est bien effacé, transformé en un événement du monde » (1999 : 208). Ainsi par exemple : les électeurs ne tomberont plus dans le piège du populisme et de la démagogie.

 

Nous le voyons, les marqueurs du dialogisme et de l’hétérogénéité montrée ne sont pas toujours très explicites.

 

Soulignons enfin que J. Bres distingue avec le dialogisme deux énoncés (E,e), deux énonciateurs (E1, e1) et deux énonciataires (E2, e2). Nous réservons pour le moment ces distinctions mais ne les oublions pas : elles nous seront très utiles dans la suite de cet article.

 

Ce que nous voulons pointer, à la suite de cette brève présentation des entrées théoriques, c’est la présence plus ou moins univoque, marquée, explicite de l’autre ­—quel qu’il soit— dans le discours.

Nous souhaitons maintenant nous attacher à deux extraits du livre I des Confessions de J. J. Rousseau afin de relever certaines marques de l’altérité, en supposer d’autres (lorsqu’il n’y a pas de marqueur explicite), afin, dans un second temps, de nous interroger sur cet autre dont il est tant question dans ces lignes.

 

 

 

2.      2.    Les autres énonciateurs dans le discours de l’un : deux extraits des Confessions de Rousseau

Nous consacrerons l’analyse à deux extraits du livre I des Confessions de J.-J. Rousseau (ouvrage écrit en 1766). L’édition à laquelle nous nous référons est parue en 1997 aux éditions Hachette, dans la collection “classique” et est conforme au manuscrit de Genève.

Les Confessions constituent un ouvrage autobiographique dans lequel l’auteur promet de ne rien travestir de la réalité. Cinq livres constituent l’ensemble, le premier relatant les seize premières années de la vie de l’auteur (1712-1728).

Le premier extrait correspond à l’incipit du livre premier (il correspond, bien que sa présente reproduction ne respecte pas la casse, aux lignes numérotées de 20 à 47 dans l’édition de référence).

Le second extrait, dans lequel l’auteur explique ce qui fait, pour lui, la raison de son penchant masochiste, correspond aux lignes 395 à 443 de cette même édition.

 

2.1. 2.1. Premier extrait : l’incipit du livre I

Cet incipit a pour objet de présenter le type de texte, l’entreprise confessionnelle qui est celle de l’auteur. Ce projet s’accomplit dans des conditions assez particulières pour être soulignées. En 1766, date d’écriture des Confessions (qui ne seront publiées qu’après la mort de l’auteur), Rousseau est un homme en exil après la condamnation de son Emile. L’auteur a à se justifier de ses positions : Voltaire, sous le couvert de l’anonymat, révèle que Rousseau a abandonné ses enfants (1764 – Sentiments des citoyens), et ce dernier se plaint (à tort ou à raison) des attaque répétées dont il est l’objet.

 

EXTRAIT 1 :

 

[ P. 11]

LIVRE PREMIER  1712-1728

 

Intus, et in cute

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec le même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme là.

 

 

Notons en premier lieu que les Confessions de Rousseau, aussi originales soient elles, ont un précédent : les Confessions de Saint-Augustin, et s’inscrivent dans un genre prisé aux XVIIIème siècle : le roman picaresque. Nous ne développerons pas ici ces notions qui relèvent de l’intertextualité.

Soulignons également que nous mettons de côté les phénomènes dialogiques inévitables et larges tel que l’emploi d’une langue (et non d’une autre : Rousseau est polyglotte), d’un certain registre… qui renvoient à d’autres énonciateurs qui utilisent cette langue, ces registres, ou encore ce médium —les écrivains— etc.

 

Nous rappelons qu’à la suite de J. Bres, nous utiliserons les abréviations suivantes :

            E : énoncé du locuteur-énonciateur reconnaissable sous le « je » dans l’acte d’énonciation ;

            e : énoncé autre enchâssé dans E ;

            E1 : énonciateur ayant la charge de E ;

            e1 : énonciateur ayant la charge de e.

            E2 et e2 renvoient respectivement l’énonciataire et son discours.

Nous reviendrons plus loin sur ses considérations.

 

Les traces des autres énonciateurs

 

· l.1. « Intus, et in cute ». Nous trouvons ici des marqueurs explicites de la parole d’autrui (le poète latin Perse) : la position dans la page indique le caractère épigraphique du texte, les italiques soulignent l’hétéronymie.

 

· l. 2. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ». La subordonnée comporte deux négations coordonnées qui nous renvoient aux assertions positives correspondantes, éventuels énoncés de e1.

 

· l. 5-6. « Je ne suis fait comme aucun de ceux qui existent ». Nous retrouvons ici la négation qui présente l’énoncé positif de e1.

 

· l. 6. « Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre ». Les marqueurs de concession (si) et d’opposition (au moins) mettent en scène la voix de e1 puis, celle de E1.

 

· l. 6-7. « Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu ». Le dialogisme est complexe. On note d’abord un premier mouvement de concession (si) / opposition (c’est ce dont + condition restrictive). La concession renferme deux énoncés (e : la nature a bien fait ; e bis : la nature a mal fait). L’opposition contient de plus une condition restrictive avec laquelle E (on ne peut juger qu’après m’avoir lu) enchâsse “en négatif” e (on peut juger sans avoir lu).

 

· l. 8. « la trompette du Jugement » : ce lexème renvoie à la problématique de la nomination pointée par J. Bres (cf. supra). Il a de plus une dimension intertextuelle.

 

· l. 9 à 19. « Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait… » : nous avons affaire ici à une forme d’autodialogisme avec un discours (de soi) rapporté (du futur !). Les marqueurs sont explicites : l’énoncé enchâssant annonce l’énoncé enchâssé et on trouve les marques typographiques attendues : et guillemets.

 

· l. 10-11. « Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ». Nous retrouvons le principe dialogique reposant sur la négation (e : énoncé positif).

 

· l. 11-12. « et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ». Ici encore, les marqueurs de concession (s’il m’est arrivé) et d’opposition-restriction (ce n’a jamais été que pour) délimitent respectivement les énoncés de e1 et de E1.

 

· l. 12-13. « j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux » : les deux opérations d’opposition et de négation délimitent l’énoncé de e1 (qui accuserait Rousseau de mensonge).

 

· l. 15. « tel que tu l’as vu toi-même » : cet énoncé convoque celui du « souverain juge » dont le tu est anaphore (e : “ je l’ai vu ”).

 

· l. 18-19. « et puis, qu’un seul te le dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme là. ». L’énoncé en italiques est celui des « semblables » à Rousseau et s’adresse à l’ « Etre éternel » (dont le te est anaphore).

 

[L’analyse ne se veut pas exhaustive ; d’autres lectures sont possibles]

 

Commentaires

(1)La problématique de la reconnaissance ou tout du moins du positionnement convoque l’altérité. Ainsi par exemple, Rousseau en appelle par deux fois à ses « semblables » :

 

-          -       Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme sera moi. (l. 3-4)

-          -       Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. (l. 15 à 17).

 

Pourtant, le semblable n’est pas exactement le même :

 

-          -       Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. (l. 5-6).

 

Tel est le prix de la confession offerte à autrui en une parole où va s’exprimer la singularité dont on espère qu’elle ne sera pas tout à fait étrangère à autrui pour ne pas risquer la stigmatisation.

Et l’on a déjà précisé le contexte accusateur dans lequel sont écrites les Confessions.

Dès lors, la parole d’autrui est convoquée —cette parole qui a été si souvent dure à l’égard de Rousseau, mais parfois douce au moment des éloges— et permet à l’auteur de se positionner.

 

(2)Peut-on déterminer quels sont les autres énonciateurs dont nous avons pointés les énoncés ?

 

Dans certains cas, l’entreprise ne pose aucun problème. C’est le cas pour l’épigraphe (e1 est le poète latin Perse) et l’autodialogisme (ligne 9 et suivantes).

 

Parfois, e1 est précisé mais la référence reste lâche, floue. Ainsi par exemple, dans l’extrait « Qu’un seul (de tes semblables) te dise, s’il ose : je fus meilleur que cet homme là », on peut s’interroger sur ses semblables et celui qui, parmi eux, osera peut être parler. S’agit-il des autres écrivains qui l’ont blâmé (tel Voltaire) ? S’agit-il, d’une façon très large, de ses frères d’humanité ? S’agit-il encore du lecteur puisque, ligne 7, Rousseau écrit « on ne peut me juger qu’après m’avoir lu » ? Ou bien est-ce les trois, ou deux d’entre eux, mêlés ?

 

Enfin, il arrive (souvent) qu’e1 ne soit pas du tout explicité, montré, comme dans cet extraits : « Je n’ai rien tu de mauvais » où l’on peut sans fin s’interroger sur cet e1 qui a/aurait asserté que Rousseau a tu des choses mauvaises.

 

(3) Voyons quelques possibles (dans cet extrait) :

a.      a.    Dans le cas où E1 et e1 ne s’opposent pas, nous trouvons trois extraits : la citation de Perse (e1 = il identifiable) à la ligne 1, « la trompette du jugement dernier » à la ligne 8 (e1 est global, on joue sur une référence commune, donc e1 = on doxique[8][8]) et le cas d’auto-citation ligne 9 et suivantes (e1 = je).

b.      b.    Dans les cas où E1 et e1 s’opposent, e1 peut être :

-          -       les détracteurs de Rousseau (le dialogisme est ici une stratégie de défense par réfutation des arguments de l’adversaire). Alors, e1 = il, elle, ils, elles[9][9].

-          -       le lecteur encore indécis (stratégie rhétorique qui prévient les éventuels doutes). Alors e1= tu, vous. (l’e2 de J. Bres est repris ou (pré-)supposé).

-          -       l’ensemble des hommes (e1 de la doxa).

 

Notons cependant que ces doutes sur e1 pourraient être valables même s’il n’y avait pas opposition avec E1.

 

(3)Dès lors, nous trouvons plusieurs possibles.

Soit désormais e1 = autre énonciateur enchassé dans le discours E1.  Nous délaissons momentanément l’extrait des Confessions pour les exemples.

 

 

e1.je

“autodia”

explicite

ex : “ J’ai écrit plus haut : « le dialogisme… »”

implicite

ex : “e1.je ? qu’est-ce que cette formule obscure ?”

e1.tu, vous[10][10]

dimension interactive

explicite

ex : “ Tu dis « Rousseau est un génie »”

implicite

ex : “ Le lecteur pourra penser que c’est une faute

e1.il(s)

explicite

ex : “ Ligne 5, Rousseau écrit « Moi seul »”

implicite

ex : “Les feuilles mortes se ramassent à la pelle, mais moi, j’ai crée un aspifeuille” !

e1.on (doxique)

explicite

ex : “tout le monde dit qu’Einstein est un génie.”

implicite

ex : “le français, notre langue en danger, accueille des mots américains”.

 

 

Ce tableau est bien sûr incomplet. Il faudrait nuancer, discuter des frontières. Ainsi par exemple, e.on (doxique)[11][11] peut inclure plus ou moins explicitement E1 (dans ce cas, nous pourrions parler de « nous »). Mais l’abstraction est assez importante pour ne pas en rajouter. Notre but n’est pas de proposer une terminologie mais de pointer les diverses distinctions que l’on peut faire chez l’autre énonciateur. L’intérêt de ce tableau réside dans sa simplicité qui permet le résumé.

Précisons cependant que les associations sont possibles (d’où le “flou” pointé en (2)b). Les traits horizontaux ne sont ainsi jamais étanches, le tracé jamais continu.

 

 

2.1. 2.2. Second extrait : l’aveu et l’Autre énonciateur (/E)

Le travail que nous allons effectuer sur ce second extrait sera différent de celui précédent. Notre objectif est de pointer un nouvel autre énonciateur problématique que présentait déjà J. Authier-Revuz après lecture de Lacan. Il s’agit de l’autre sujet de l’inconscient (qui se dérobe à la conscience, et à l’analyse linguistique !). 

                       

 

Est-il possible de trouver des marques d’un autre énonciateur, d’un “Autre sujet de l’énonciation” pour reprendre la terminologie lacanienne ?

J. Authier-Revuz souligne quelques phénomènes qui manifestent l’inconscient :

-          -       les actes manqués (parmi lesquels les lapsus) ;

-          -       les rêves ;

-          -       la “parole du corps”.

 

J. Lacan[12][12], quand à lui, même les fouilles :

 

«  Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. A savoir :

-       -           dans les monuments : et ce ci est mon corps, c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme inscription qui, une fois recueillie, peut sans perte grave être détruite

-       -           dans les documents d’archive aussi : et ce sont les souvenirs de mon enfance, impénétrables aussi bien qu’eux, quand je n’en connais pas la provenance.

-       -           dans l’évolution sémantique : et ceci répond au stock et aux acceptions du vocabulaire qui m’est particulier, comme au style de ma vie et à mon caractère…

-       -           dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous une forme héroïsée véhiculent mon histoire ;

-       -           dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent et dont mon exegèse rétablira le sens » (1953 : 136).

 

Cela appelle deux remarques :

(1)Les phénomènes de l’inconscient sont manifestes dans le texte, c’est-à-dire, travestis, masqués. Repérer le lapsus est ainsi une chose, en proposer une interprétation en est une autre puisque seul le sujet ayant produit la “faute” peut s’y risquer.

Dès lors, quand bien même on le repère, le discours de cet autre (Autre) énonciateur se laissera difficilement entendre.

(2)En ce qui concerne l’extrait retenu, il faut noter que nous ne pouvons trace d’actes manqués (ici lapsus d’écriture) puisque la relecture de l’auteur, des correcteurs d’épreuves, les ont éventuellement rectifiés. De même, nous ne rencontrons pas de rêve pas plus que de parole du corps (sic).

 

Les travaux entrepris en vue de rechercher les traces de l’ “énonciateur inconscient” dans un discours sont dont nécessairement pluridisciplinaires (le matériau purement et strictement linguistique n’y suffit pas ; il faut ajouter les dimensions psychologiques, historiques, etc.) et nécessitent un corpus beaucoup plus large (afin de repérer, par exemple, les thèmes récurrents qui tiennent de la fixation et qui pourraient cristalliser, sous une forme manifeste, des “significations latentes”).

 

Nous nous attachons pourtant à un extrait. Nous le commenterons succinctement puis ferons référence aux travaux du psychanalyste R. Laforgue, afin de voir comment E est sous-tendu par un discours inconscient en même temps qu’il ignore ce dernier.

 

EXTRAIT 2

 

 

[p. 24-25]

Comme Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions méritée. Assez longtemps elle s’en tint à la menace, et cette menace d’un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ; mais après l’exécution, je la trouvais moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avait été, et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à craindre, et si je m’abstenais de mériter la correction, c’était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier ; car tel est en moi l’empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu’elle leur donna la loi de mon cœur.

Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y eût de ma faute, c’est-à-dire de ma volonté, et j’en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fût aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s’étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n’allait pas à son but, déclara qu’elle y renonçait et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hivers quelque fois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de chercher autre chose? Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservais pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

 

Cet extrait célèbre de Rousseau rend compte d’un travail sur soi : l’auteur exprime ce qui explique, selon lui, son penchant pour une forme de masochisme (la fessée) qui s’allie –l’auteur l’écrit plus loin- à une certaine propension à l’exhibitionnisme.

 

Il est question, dans cet extrait, de la genèse du masochisme de Rousseau. Melle Lambercier (sa cousine qui participe à son éducation), personnage maternel (« comme Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi l’autorité ») corrige un jour le jeune Jean-Jacques, alors âgé de huit ans, en lui administrant la fessée.

Rousseau trouve là son premier plaisir sensuel, sexuel (« comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe… »).

C’est cette scène qui, selon Rousseau, est à l’origine de ses inclinaisons masochistes et l’auteur décrit une forme de fixation du désir sur ce genre de pratique, fixation qui va peser de tout son poids sur sa personnalité à venir :

 

« Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela, précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de chercher autre chose. ».

 

Nous sommes ici dans le cas d’un énoncé E, soutenu en conscience par le je (et exposé au tu-lecteur), qui est à la recherche ou plus exactement : qui cherche à se confondre en le reconnaissant au discours de l’inconscient.

Autrement dit, c’est le désir lui-même et la genèse de ses pratiques fixées que Rousseau veut mettre en mot. Cette entreprise est vaine, vouée à l’échec ou, tout du moins, à l’incomplétude : nous le pointerons avec les analyses de R. Laforgue.

 

L’acte d’écrire —et de projeter la publication du texte— un aveu qui tient à la sexualité (sujet des plus intimes et tabous), surtout pour en décrire les penchants singuliers, nous montre que le sujet travaille l’auteur, que “ça” le travaille.

Le discours de Rousseau est pourtant un discours pris en charge : il est opaque, assumé, soutenu par le je. Ce discours n’est pas, tel  qu’il se présente en premier lieu à la lecture, un discours où l’Autre énonciateur transparaît plus que sur n’importe quel autre thème. C’est donc bel et bien à un discours E que nous avons affaire.

 

Par définition, le discours de l’Autre ne peut être E : nous avosn déjà écrit que les deux discours sont séparés par la barre de l’  « inter-dit ». Nous noterons alors le discours de l’Autre /E comme un E barré (en regrettant que les contraintes typographiques nous interdisent de placer la barre au dessus de la lettre), puisque, selon C. Clément, nous avons affaire avec « l’envers du discours » (de l’autre côté de la barre).

 

Rappelons que nous nous ne sommes pas capable de trouver /E dans nos extraits. Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas présent.

Le mérite revient à R. Laforgue[13][13] d’avoir accomplit les études qui nous ferons pressentir /E. (R. Laforgue s’appuie principalement sur Les Confessions et Rêveries d’un promeneur solitaire).

Ainsi, sous le récit des lectures des ouvrages maternels (la mère de J. -J. Rousseau est décédée des suites de l’accouchement), lectures nocturnes partagées avec son père, R. Laforgue trouve ce que nous appelons /E, un discours du reproche par lequel Rousseau se sentait persécuté (jusqu’à une certaine forme de paranoïa) sans le connaître exactement et la source de sa sexualité (différente de celle avancée par Rousseau dans notre extrait ; on remarque alors l’échec du projet E=/E) :

 

«Le voilà donc formulé pour la première fois, ce reproche par lequel Jean-Jacques se sentait persécuté. C’est comme si son père […] lui disait : «Tu as tué ta mère, rends-la moi, remplace-la en abandonnant ta virilité ». Par la suite, au lieu de montrer « l’objet obscène », c’est à dire le pénis, qualifié par lui d’obscène, il montre l’anus, que les pédérastes substituent à l’objet féminin. » (1950 : 119).

Nous soulignons ce qui est la reconstitution de /E selon R. Laforgue (/E ne nous apparaît pas directement, même au travers de ces analyses !).

 

Plus loin, toujours à propos du rapport père-fils après le décès de la mère – et alors même que Rousseau n’attache pas d’importance ontologique (pour sa sexualité) à tout cela (E méconnaît totalement /E) :

 

«  Constatons que Rousseau est impuissant avec une femme. Ce n’est pas, pour parler son langage, « l’objet féminin », c’est à dire le vagin qui l’attire, mais {dans un autre extrait} le « téton borgne », c’est à dire le téton qui ressemble à un pénis. Aussi perd-il chaque fois, au profit d’un rival, toutes les femmes auxquelles il s’est intéressé. Il se comporte en homme moralement châtré. Voudrait-il rendre au père ce qu’il lui a pris ? […] Cette castration, imposée à Rousseau comme une punition, explique son besoin d’offrir ses fesses au public. » (1950 : 125).

 

Ce que nous désirons pointer avec cet extrait est que :

-          -       ce n’est pas parce que l’on parle de désir, même dans une démarche analytique telle que celle à laquelle se livre Rousseau, que l’on produit /E. /E se produit à notre insu.

-          -       E, dans ce travail d’anamnèse, peut être différent de /E (on le voit avec cet extrait : les causes du masochisme et de l’exhibitionnisme sont différentes chez Rousseau (E) et chez Laforgue (qui pointe /E)). Dans ce cas précis, E remplace /E dans la conscience.

-          -       E, dans la très écrasante majorités des cas, méconnaît parfaitement /E, comme E1 (énonciateur inconscient) méconnaît parfaitement /E1.

 

 

3.      3.    Essai de typologie des autres énonciateurs

A ce stade de notre parcours, nous pouvons proposer une typologie des autres énonciateurs dont les énoncés peuvent être enchâssés dans E.

 

Nous avons remarqué que E1 peut enchâsser dans son discours (E) les discours (e1) des énonciateurs suivant :

-          -       e1.on, qui est un énonciateur général au discours commun (vérité générale, discours de groupe, jeux sur les préconstruits partagés etc.) qui peut être cité dans E (avec des marqueurs explicites de dialogisme) ou que nous pouvons supposer (dialogisme implicite). Notons que E peut être en accord ou désaccord avec e1.on. Et soulignons enfin que le « on » peut ne pas inclure E1.

-          -       e.il (ils) qui est un énonciateur indentifiable. Son discours peut également être intégré à E de manière explicite (« Comme a dit De Gaulle : je vous ai compris ») ou implicite (suppression de « comme à dit De Gaulle »). Ici aussi, E1 peut être ou pas en accord avec e1. On notera que la frontière est mince entre le e1.ils et le e1.on : la troisième personne du pluriel fait le lien : il y a continuum.

-          -       e1.tu (pour lequel on trouve également les possibles : implicite / explicite ; accord / désaccord). Notons qu’il faut bien distinguer la parole de l’allocutaire-énonciataire (dialogal) et l’e1.tu qui apparaît dans le tour de parole du locuteur-énonciateur E1 (dialogique).

-          -       e1.je qui correspond à l’autodialogisme, plus ou moins explicite. Il peut y avoir accord ou désaccord (changement d’avis, de ligne de conduite). Il peut même y avoir mensonge.

-          -       /E1, l’ “énonciateur inconscient”, dont le discours sous-tend et reste méconnu de E1.

 

Il faut dès lors faire quelques précisions :

(1)   (1)  La liste est sûrement incomplète : elle ne vise pas l’exhaustivité mais le récurrent.

(2)   (2)  Les combinaisons sont bien entendues possibles. Ainsi par exemple, en vacances chez un ami, dans son petit village où tout le monde se connaît et commence à me reconnaître je répète une expression dialectale qu’il vient de prononcer et qu’il partage avec les autres villageois : je “cite” ainsi mon ami et le groupe de villageois (e1 = e1.tu + e1.on[14][14] (voire, en raison du continuum, + e1.ils)).

(3)   (3)  Notons enfin que tous la gamme de dégradé est possible entre l’accord et le désaccord (avec le continuum de la modalisation).

 

Nous pouvons, à titre de résumé général, proposer le schéma suivant :

 

E peut enchâsser les e correspondant à :    

                  

E sous-tension de /E

e1.on

e1.il

 

ils              

e1.tu

e1.je

/E1

incluant ou excluant E1

Réf. : explicite ou implicite

Accord ou désaccord E1 / e1

Réf. : explicite ou implicite

Accord ou désaccord E1 / e1

Réf. : explicite ou implicite

Accord ou désaccord E1 / e1

Réf. : explicite ou implicite

Accord ou désaccord E1 / e1

E ne peut citer /E (ni explicite, ni implicite).

Le désaccord peut se manifester par le symptôme (lapsus par exemple)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4.      4.    Conclusion

L'approche du dialogisme et, de façon plus générale, de l'hétérogénéité du discours, condense les problématiques liées à la considération de la subjectivité. En effet, sous le discours de l'Un à l'homogénéité-leurre apparaît une multitude de voix, une pluralité d'énonciateurs, qui forment l'hétérogénéité, réelle fondation du sujet et de son discours, fondation méconnue par celui qui parle, s'identifie, se conçoit.

La pluralité des énonciations souligne la question de l'altérité, du rapport :

-          -       aux autres, aux groupes de référence et/ou d'appartenance, où l'on s'inscrit dans la mêmeté ou où l'on pointe la barbarie… où l'on parle, se parle, se conçoit, dans l’ensemble ;

-          -       à l'autre, tiers auquel s'identifier ou dont on se défie, référant parfois à un groupe, quelquefois à un ancien énonciataire… Ce “il” est —à notre avis— assez délicat à traiter et il faut le considérer en large (de sa possible confusion avec le “on” à sa potentielle capacité à être “tu”…) sous peine d'en limiter trop étroitement le champ ;

-          -       à autrui, l'allocutaire, l'énonciataire, qui permet une certaine actualisation du je dans un certain contexte ; cette altérité en partie spéculaire ;

-          -       à soi-même, passé, présent, à venir, gravitant autour de ce je circonstanciel actualisé dans la situation de production du discours ; un je à citer, à montrer, à cacher, à travestir… ;

-          -       à l'Autre, qui soutient, de l'inconscient, l'énonciation, à l'insu du je.

 

Dès lors, on conçoit le rôle capital et fondateur du discours dans la dynamique subjective, ce discours différemment homogène et hétérogène, à la fois vérité et mensonge, Un et multiple, soi et autre… Et le langage, alors, apparaît une fois de plus comme révélateur de la spécificité humaine, ce langage où se crée le sujet parlant tramé d'altérités.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

 

• Bakhtine M., 1977,    Marxisme et philosophie du langage, Ed. de Minuit, (éd. Originale : 1928).

• Bouguerra T., 1998, “L’autre je(u) du on”, dans L’autre en discours, ouvrage collectif édité par J. Bres, R. Delamotte-Legrand, F. Madray-Lesigne et P. Siblot, PUPV-Montpellier III.

• Bres J., 1998,           “Vous les entendez ? De quelques marqueurs dialogiques”, dans Les fondements de l’analyse du discours XXXXXXX

• Bres J. , 1999,        “Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français”, dans        L’autre en discours, ouvrage collectif édité par J. Bres, R. Delamotte-Legrand, F. Madray-Lesigne et P. Siblot, PUPV-Montpellier III.

• Clément C., 1973,      Le pouvoir des mots, Mame, Paris.

• Descombes V., 1977,  L’inconscient malgré lui, Ed. de Minuit, coll. “critiques”.

• Flahault F., 1978,       La parole intermédiaire, Ed. du Seuil.

• Lacan J., 1953,          “Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse”, Ecrits I, Seuil, coll. “Poin ts”

• Lacan J., 1973,          “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”, Ecrits XI, Seuil.

• Laforgue R., 1927,    “Jean-Jacques Rousseau”, dans Revue française de psychanalyse.

• Laforgue R., 1950,  Psychopathologie de l’échec, Payot, coll. “PbP”, (éd. Originale : 1941, éd. Cahiers du Sud, Marseille).

 

• Rousseau J.-J., 1997, Les Confessions, éd. Hachette, coll.“Classiques” (éd. Conforme au manuscrit de Genève de 1766).

• Saint-Augustin, 1996, Confessions, éd. Gallimard, Folio.

 



[1][1] V. Descombes, 1977, L’inconscient malgré lui, Ed. de Minuit, coll. “Critiques”.

[2][2] R. Barthes dans sa préface à l’ouvrage de F. Flahault, 1978, La parole intermédiaire, éd. du Seuil.

[3][3] M. Bakhtine, 1977, Marxisme et philosophie du langage, éd. de Minuit (éd. originale : 1929).

[4][4] J. Lacan, 1953, “Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse”, Ecrits I, Seuil, coll. “Points”.

[5][5] J. Lacan, 1973, “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”, Ecrits XI, Seuil, (éd. originale 1964).

[6][6] C. Clément, 1973, Le pouvoir des mots, Mame, Paris.

[7][7] J. Bres, 1999, “ Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français”, dans L’autre en discours, ouvrage collectif édité par J. Bres, R. Delamotte-Legrand, F. Madray-Lesigne et P. Siblot, PUPV.

J. Bres, 1998, “Vous les entendez ? De quelques marqueurs dialogique”, dans Les fondements de l’analyse de discours, XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX.

[8][8] “On doxique” pour désigner un on référant à la doxa, à “ tout le monde” ou à un groupe. Pour une étude des différentes valeurs et utilisation du « on », consulter l’article de T. Bouguerra, 1999, “L’autre je(u) du on”, dans L’autre en discours (op. cité).

[9][9] Les pronoms sont donnés comme prototypiques et exemplaires, dans une acception grammaticale monosémique très discutable mais courante dans nos écoles jusqu’au lycée.

[10][10] e1.tu/vous = intégration du e2 (J. Bres)  supposé ou repris dans e.

[11][11] Désormais, nous ne préciserons plus que le « on » réfère à une ensemble de personne (doxa, groupe, etc.).

[12][12] J. Lacan, 1953, “Fonction et champ de la parole en psychanalyse ” dans Ecrits I, Seuil, coll. “Points”.

[13][13] R. Laforgue, 1927, “Jean-Jacques Rousseau”, Revue française de psychanalyse.

R. Laforgue, 1950, Psychopathologie de l’échec, Payot, coll. “PbP” (§ 9. Jean-Jacques Rousseau). Ed. Originale, 1941, éd. Cahiers du Sud, Marseille.

[14][14] e1.on : E ne participe pas de ce « on ».