LE MYTHE DE L'ENFANCE DANS
LE CONFESSIONI DI UN ITALIANO
"L'arte moderna è - in quanto vale - un ritorno all'infanzia.
Suo motivo perenne è la scoperta delle cose,
scoperta che può avvenire, nella sua forma più pura,
soltanto nel ricordo dell'infanzia "
(Pavese,
Mestiere di vivere
, 12-II-42)
De Rousseau à
Il Varmo
Au seuil de la révolution romantique, Jean-Jacques Rousseau et
quelques autres comme Bernardin de Saint-Pierre ont bouleversé la
sensibilité européenne et développé un sentiment nouveau et fort de
l'enfance vite devenue un thème de prédilection des poètes lyriques, de
Foscolo à Leopardi
1
. Dans les autobiographies et notamment dans
celles qui ont pu servir de modèles à Nievo, que ce soient les
Confessions
de Rousseau, les
Confessions d'un enfant du siècle
de
Musset, les
Mémoires d'Outre-Tombe
de Chateaubriand ou
Histoire de
ma vie
de George Sand, les premières années occupent désormais une
place fondamentale.
Toutefois dans l'Italie du milieu du siècle dernier les préoccupations
politiques et sociales du Risorgimento ne favorisaient pas chez les
romanciers le développement de ce thème comme pouvait le susciter
1
Sur Rousseau et "the Romantic Child", voir Peter Coveney,
The Image of Childhood,
Londres, Cox and Wyman, 1967, p. 37-61.
2
G. BOSETTI
en France le climat de la Restauration, surtout dans les familles
bourgeoises sous Louis-Philippe. Les écrivains de langue italienne en
quête d'identité dans une Italie encore inexistante
2
étaient davantage
portés à se pencher sur leur passé national que sur leurs jeunes années.
Nievo fut le seul homme d'action du Risorgimento à ne pas sous-
estimer l'enfance au bénéfice de la jeunesse et le premier romancier de
langue italienne à concilier vichiennement le politique et le mythique en
mythisant l'enfance comme le feront communément les narrateurs de
notre siècle. Non seulement les nécessités de l'engagement patriotique
au côté de Garibaldi ne l'ont pas détourné d'une attention lyrique au
jeune âge, mais les réflexions du narrateur des
Confessioni
sur les aléas
de l'Histoire et des Révolutions l’ont conduit à donner la priorité aux
préoccupations pédagogiques dans la lutte pour la formation de la
nation italienne.
Le sentiment romantique de l'enfance se manifeste naturellement
dans ses premières poésies. Nievo fut d'ailleurs le traducteur de
Heinrich Heine et notamment d'une poésie où est esquissée une idylle
enfantine sur laquelle plane l'ombre de la difficulté d'aimer, laquelle
préfigure les turbulentes amours de Carlo et de la Pisana :
Lorsqu'enfants nous jouâmes à nous aimer
Nous ne pûmes nous faire trop de chagrin
/.../
Plus tard nos ébats et nos jeux
Donnaient cours à de doux baisers
Jusqu’au jour où redevenant par plaisir enfants
Nous jouâmes à cache-cache dans le bois
Toi te dissimulant si bien à moi et moi si bien à toi
Que plus jamais nous ne nous retrouverons dans ce monde
3
N'est-ce pas en jouant à cache-cache tout au cours de l'existence avec
son amoureux que la Pisana, réitérant le jeu enfantin, a gâché par ses
éclipses les promesses des amours enfantines ? En traduisant le poète
allemand, Nievo s'est déjà en partie découvert lui-même ; il a entrevu
ce que Pavese définissait comme le mythe inspirateur d'une oeuvre :
"Di ogni scrittore si può dir mitica quell'immagine centrale,
formalmente inconfondibile, cui la fantasia tende sempre a tornare e
che più lo scalda. Per es., in Dostojevkij, l'affollamento compiaciuto
2
Nievo fut d'abord un sujet autrichien et mourra une semaine avant la proclamation du
Royaume d'Italie.
3
Heinrich Heine in Ippolito Nievo,
Quaderni di traduzioni
, Torino, Einaudi, 1964, p. 109.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
3
in cui ci si avvilisce, in Stendhal l'isolamento del carcere, e così via.
Mitica è quest'immagine in quanto lo scrittore vi torna come a
qualcosa di unico, che simboleggia tutta la sua esperienza"
(Mestiere di vivere,
15-09-1943).
Le thème de l'idylle enfantine qui ne tient pas ses promesses est en effet
un leit-motiv de l'oeuvre.
Angelo di bontà
, le premier roman, met déjà
en scène les transports amoureux de deux amis d'enfance, Celio et
Morosina, dans un village de la région de Trévise
4
. Le prototype de
référence, c'est aussi Paul et Virginie, ces deux enfants qu'on a pris
plaisir à élever dans le même berceau et le même bain, mais à
l'exotisme de Bernardin de Saint-Pierre, Nievo, à l'exemple de George
Sand attachée à son Berry, préfère l'enracinement dans son terroir
frioulan.
Il Varmo
, si l'on en croit le narrateur, serait l'histoire d'une
"
garzonetta
" et d'un "
fanciullo
" rencontrés récemment par l'écrivain et
un ami d'enfance un jour que les deux duos faisaient des ricochets sur
l'eau du Varmo, un décor et une gestuelle à la symbolique cyclique (les
rebondissements de la mémoire dans le courant de l’existence). Au
bord de cette rivière Nievo enfant avait connu son premier amour avec
une fillette de six ans plus jeune que lui, une Pisana di Prampero (le
même décalage se retrouve entre Pierino et Tina dans la fiction), et le
jeune homme est revenu sur les lieux de ses amoureux vagabondages,
tandis que la fille aimée se destinait à une autre vie. Ces images du
passé réveillées par un décor champêtre inchangé prirent aux yeux du
souvenir une dimension fabuleuse soulignée par Branca dans sa préface
:
a
l
a suggestione dei luoghi si sovrapponeva irresistibile la ricerca,
sia pure sorridente, di un tempo ormai perduto. Si andavano così
maturando nella fantasia del poeta le due ispirazioni che aprono la
via più ricca e più caratteristica del suo narrare : la modesta poesia
campestre e alpigiana del "minor Friuli", e il vagheggiamento del
mito della fanciullezza
5
A vrai dire, cette interpénétration entre le sentiment de l'enfance et le
sentiment de la nature caractérise la sensibilité romantique, comme on
le vérifie déjà chez Rousseau, Shelley, Wordsworth et tant d'autres, si
4
Angelo di bontà. Storia del secolo passato
, Milano, 1856, notamment pp. 38-42.
5
Il Varmo
, Firenze, Le Monnier, 1945, préface de Branca, p. 13. Le sigle V renvoie à cette
édition.
4
G. BOSETTI
bien que le concept bakhtinien de chronotope est pertinent pour cerner
le mythe du Frioul-enfance ; la fugacité du premier âge est compensée
par la pérennité des paysages qui ne sont enchanteurs que dans la
mesure où ils restituent l'enchantement de l'enfant qui découvrait le
monde. Le temps béni des amourettes est opposé à
"questa vitaccia
grulla e inconcludente",
citation de Giusti reprise à son compte par un
jeune homme déjà désabusé (V, 200).
Selon un
topos
qui renvoie à Pétrarque, Pierino et Tina ont baptisé
il bel luogo
leur coin préféré au bord du Varmo, ce qui dénote de leur
part, observe le narrateur "un sens poétique nié aux esprits vulgaires"
(V,110) ; en ce lieu où les joncs sont contents de leur "humble sort", à
"l'ombre fraternelle des saules", sous le "bleu béni" du ciel, ils filent des
jours heureux comme des animaux en liberté, volatiles le matin
lorsqu'ils chassent des nids d'oiseaux, aquatiques l'après-midi lorsqu'ils
pataugent dans l'eau pour ne rentrer le soir à la maison qu'avec des
vêtements déchirés ou trempés "
sentendo nel cuore verginello
l'incanto di quel romitaggio
" (V,113). On retrouve l’ermitage cher à
Rousseau et à Chateaubriand. Cette nature anthropomorphisée protège
les enfants qui s'y réfugient : ils y trouvent "sérénité et tranquillité" ;
l'illusion leur est donnée qu'il fait bon vivre en revenant à un état
proche de la condition animale. Notons au passage que la
garzonetta
est plus audacieuse que le
fanciullo
dans l'escalade des arbres, ce qui
sied à l'idéal d'une enfance sauvage qui connaîtra une belle postérité :
qu'il nous suffise d'évoquer le côté amazone de Violante d'Ondariva
dans
Il barone rampante
. La joie d'exister de Sgricciolo et de la Favitta
(surnoms donnés par les paysans à Pierino et à sa petite amie) est si
communicative que les animaux sauvages viennent se joindre à la fête ;
les oiseaux des bois accourent comme dans la fable de Blanche-Neige :
"
i fanciulletti poi hanno questo potere nelle loro feste, che quanto li
circonda sembra prendervi parte
" (V,124). Vice-versa les animaux
domestiques ne sont pas dérangés par les bambins, qualifiés un peu
précieusement de
puttini
, venus patauger dans la mare de la ferme ; ce
spectacle d'une "petite république des animaux", formule politique
révélatrice d'une utopie sociétale donne à la Favitta l'impression de voir
"l'Arche de Noë".
S'il est ainsi permis d'entrevoir un monde apparemment rédimé, ce
n'est qu'un moment privilégié. Le mal est bien présent. Pierino est un
orphelin recuei
l
i par un meunier (préfiguration à la fois de Carlino
orphelin exposé et de son petit rival le fils du meunier dans
Le
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
5
Confessioni
) ; brimé par sa marâtre, il se réfugie dans la nature
consolatrice, au bord de la rivière, près du moulin - symboles cycliques
qui associent le retour aux sources et le progrès - en reportant son
affection sur une fillette assez frivole pour lui valoir bien des
tourments. La jalousie vient se glisser dans son coeur et ne le fait pas
moins souffrir que Carlino. Comme l'a observé Romagnoli, le
pressentiment d'une maturité imparfaite plane comme une ombre
6
.
Si cette
novella paesana
annonce
Le Confessioni
,
Il Varmo
reste
davantage dans le registre de l'idylle. Le problème du nécessaire
contre-poids de l'éducation pour brider les excès des sens ne préoccupe
guère le narrateur : les maîtres s'étonnent de voir l'écolier initialement
"si incontrôlable et têtu" apprendre ses leçons à toute allure et faire de
rapides progrès sans se douter que leur élève ne s'active que pour
retrouver plus vite la fi
l
ette qui "caracolait à son flanc comme une
pouliche qui vient de remporter le grand prix des courses" (V,105). Le
temps journalier consacré à l'école ne dépasse pas trois heures ; ce
garçonnet, malgré sa besace au cou, sait défendre sa liberté (en émule
de l'Emile !). Fubini a bien remarqué que ces personnages d'enfants ont
plus de vie autonome que ceux de Manzoni très dépendants des
adultes
7
.
Le narrateur ne relève aucun trouble sexuel dans l'inclination du
garçon, alors que l'autoanalyse de Carlino ne dissimule pas le rôle
puissant de la sensualité. De plus, Sgricciolo parvient, semble-t-il, à
dominer sa jalousie et à se lier d'amitié avec son rival Giorgetto. La
psychanalyse nous a enseigné depuis lors la composante homosexuelle
qui pouvait inciter un jeune garçon à cette conduite de renoncement.
Pour clore l'idylle, le narrateur s'empresse de dire que la nouvelle est
finie au moment où le trio se réconcilie, sans cacher sa préférence pour
ce
lieto fine
,
mais il se déclare contraint de céder à la mode des
"lecteurs d'aujourd'hui" qui réclament des mariages et des morts (une
pierre dans le jardin des
Promessi sposi
?), c'est à dire à la mode des
mémoires d'une vie, de l'histoire vraie, selon le modèle qui sera
revendiqué au début des
Confessioni
. Il se croit donc obligé d'indiquer
dans un épilogue ce que deviendront les jeunes héros dans la suite de
leur existence : le meunier meurt, le moulin est vendu ; Sgricciolo qui
s'apprêtait au mariage renonce au bonheur ; victime de la médisance (la
6
Sergio Romagnoli, "Ippolito Nievo" in
Storia della letteratura italiana,
Milano, Garzanti,
volume VIII, p. 112.
7
Mario Fubini,
Un racconto del Nievo
in "La fiera letteraria" du 23 mai 1946.
6
G. BOSETTI
rumeur d'un mariage par intérêt), il poussera Giorgetto dans les bras de
la Favitta, cause de malheur car le couple ne s'entendra pas. Ce finale
en catastrophe ne fait évidemment que renforcer le mythe d'un âge d'or
éphémère.
On observera que dans
Le Confessioni
le scénario du mariage
manqué est inversé : alors que dans
Il Varmo
, le jeune garçon porte la
responsabilité de ne pas avoir su conquérir la belle, dans le roman
conté à la première personne, la "faute" (ou le mérite du renoncement
comme preuve d'amour désintéressé) est attribuée à la Pisana qui
pousse Carlo dans les bras d'une autre femme. La leçon est en tout cas
la même ; elle sera explicitement romancée dans
Le grand Meaulnes
et
théorisée dans
L'Amour et l'Occident
: l'amour passion est trop
dévastateur pour être vivable ; il doit rester de l'ordre de l'imaginaire
ou être vécu par tiers interposé.
Dans
Il Varmo
, Nievo est encore très proche de Rousseau. Sans
refaire l'histoire de la pénétration des idées du Genevois en Italie
8
,
rappelons ce qui dans
L'Emile
, livre à succès immédiat et durable, a le
plus frappé l'imaginaire des romanciers.
The romantic child
est le plus
souvent orphelin comme l'Emile élevé par une nourrice saine et forte.
Sa vraie mère est la nature et non une sainte famille que malgré lui
Jean-Jacques a symboliquement profanée en abandonnant
compulsivement, lui l'orphelin de mère, ses quatre enfants et en
appelant Madame de Warens "maman" : l'auteur des
Confessions
ayant
"coûté la vie à /sa/ mère" a cru trouver dans la Nature une bonne mère,
voire un bon père créateur puisque "tout est bien sortant de l'Auteur
des choses". D'où ce programme éducatif à la campagne où il est
urgent de ne rien faire si ce n'est d' "amener votre élève sain et robuste
à l'âge de douze ans" en laissant opérer la leçon de choses, et non une
pédagogie livresque. Pierino ressemble beaucoup à l'Emile, alors que
dans
Le Confessioni,
le narrateur semble prendre ses distances à l'égard
des idées pédagogiques de Rousseau, tout en inventant un roman
familial proche de celui des
Confessions
.
Dans
Confessioni di un italiano
, le mythe de l'enfance sera institué,
avant les scènes champêtres des amours enfantines, par une fable auto-
biographique elle-même précédée par la fabuleuse évocation du théâtre
originel.
8
Silvia Rota Ghibaudi,
La fortuna di Rousseau in Italia (1750-1815)
, Torino, Giappichelli,
1961, 364 p.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
7
Le roman des origines à l'origine du roman
Marthe Robert nous a enseigné qu'à l'origine du roman bourgeois du
dix-neuvième siècle, il y a fondamentalement un roman des origines et
que la rêverie romanesque et l'inventivité des auteurs nourries par ce
roman familial au sens freudien ont été induites par le modèle napoléo-
nien. Si l'enfant se complaît naturellement à s'imaginer fils méconnu
d'illustres parents pour se consoler d'avoir le sentiment "d'être mal né,
mal loti, mal aimé"
9
, la bourgeoisie européenne a été “autorisée” (au
sens où l'on se promeut auteur) à se raconter des histoires et à
s'inventer des destinées romanesques sur le modèle prototypique du
self made man
, ce Bonaparte parti de rien et qui s'est couronné lui-
même Empereur.
Le Confessioni
confirment fortement ces hypothèses
interprétatives. Carlino ne cesse de se confronter à celui qui fut l'idole
de sa jeunesse, qu'il reniera comme un tyran sans scrupules et dont il
conviendra qu'il a malgré tout favorisé l’émancipation des nationalités
.
En affirmant que tout compte fait il préfère être ce qu'il est, un honnête
citoyen, plutôt que d'être Napoléon, il révèle dans la dénégation ce que
son inconscient - et l'inconscient de la bourgeoisie européenne - a rêvé
d'être.
Comme l'Emile, comme René, le héros de Chateaubriand, et comme
déjà lo Sgricciolo, le narrateur des
Confessioni
se présente comme
orphelin qui n'a pas d'autre mère que la Nature, l'humble Martino -
autrement dit le bon peuple - tenant lieu de grand-père maternel.
Comme l'Enfant divin de l'Antiquité décrit par Jung et Kérényi, comme
Moïse, comme l'enfant romantique, il "bénéficie" de l'exposition,
expédié par sa mère dans un panier, “
alla cura della Provvidenza
”,
“
come un figlio del Comune
”. Ce sera le sort d'Angui
l
a dans
La luna e
i falò
, Pavese ayant assurément à l'esprit le premier roman illustrant sa
poétique du mythe de l'enfance.
Carlino est comme Cendrillon un sans-mère élevé aux bons soins de
Martino qui peut dire de lui : "
sì che sei nato dalla cenere del focolare
e la più parte del latte te l'ho data io
" (C, 248). Engendré par les
cendres du bois des forêts (on verra plus loin le rôle matriciel de la
cheminée) et nourri du lait paysan, il ignore tout du sang de ses
9
Marthe Robert,
Roman des origines et origines du roman
, Paris, Grasset, 1972, p. 46.
Sigle OR.
8
G. BOSETTI
origines. C'est un enfant "naturel", frère des animaux domestiques et
du petit peuple qui l'ont nourri : "
io sono fratello di latte di tutti gli
uomini, di tutti i vitelli e di tutti i capretti che nacquero a quel torno
nella giurisdizione di Fratta ; ed ebbi a balia oltre tutte le mamme, le
capre e le giovenche, anche tutte le vecchie e i vecchi del
circondario
"
10
(C, 56). Son premier bonheur d'enfant sera de jouer
dans la nature, en se livrant à la chasse aux "demoiselles" (
sposi
, à
savoir les libellules) et aux salamandres.
Ce roman familial de Carlino est mis en abyme. Pendant longtemps,
le protagoniste a cru (et le narrateur a laissé croire au lecteur ce mythe
d’origine) que sa mère était la honte de la famille puisqu'elle avait
abandonné mari et enfant pour rejoindre à Parme un capitaine suisse et
que son père, un gentilhomme de Torce
l
o, en était peut-être mort de
chagrin. L'hypothèse que sa disparition soit due à ses dettes vient
freiner la tentation que pouvait avoir son fils de l'idéaliser. Malédiction
de la génitrice et carence du modèle paternel caractérisent donc la
condition du héros romantique, enfant trouvé livré à lui-même, adopté
du bout des lèvres par le reste de la famille, marginalisé et symbole
d'autoformation. Ce cycle s'achève à dix-sept ans lorsque le vieux
Martino, sa seule source d'affection de type parental, meurt dans ses
bras.
Nievo ne nous enferme pas dans ce qu'ont d'illusoires les mythes de
l'enfance. Au ouï dire qui a abusé Carlino se substitue l'épreuve de
vérité de l'âge adulte : d'abord le père est ressuscité, ce qui veut dire
que le héros, jadis abandonné a désormais un nom et a réintégré l'ordre
de la loi et de la légitimité, opération amorcée par ses études à Padoue
(ville natale de Nievo où son père était auditeur au tribunal) ; et dans
un second temps la mère est réhabilitée grâce au
mea culpa
de son
époux qui lègue à son fils la confession de la disparue. Tout un roman
familial est ainsi dissipé ou plutôt réécrit par la réapparition d'un
homme donné pour mort et par la voix d'outre-tombe d'une femme
victime d'une énorme injustice. Par là l'écrivain donne à entendre que la
maturité ne se gagne que par une lente conquête qui permet à la longue
de connaître la vérité au sujet de nos parents. Il n'en reste pas moins
que le roman familial primitif a fortement marqué le sujet : Carlino
n'aurait pas autant adoré la Nature comme une mère, s'il ne lui avait
10
Nievo,
Le Confessioni di un italiano
, Milano, Rizzoli, 1954, I, p. 56. Le sigle C renvoie à
cette édition.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
9
pas été interdit d'aimer celle qui avait renoncé à l'élever, interdiction
intériorisée par l'enfant.
On assiste donc à un
ridimensionamento
symbolique de la constel-
lation parentale lorsque Carlo est adulte. L'imago paternelle n'en est
pas trop affectée car faute avouée est à moitié pardonnée : l’homme a
eu le courage de faire son
mea culpa
alors que rien ne l'obligeait, sinon
sa conscience, à remettre à son fils les lettres de la défunte. Par contre,
ce dernier est bouleversé par l'image que sa mère donne enfin d'elle-
même et il est saisi d'un puissant remords pour avoir cru aux calomnies
de son entourage familial et n'aura cesse de se racheter de ce défaut
d'amour filial : “
ad ottant’anni dura ancora il rammarico di non poter
contemplare nel memore pensiero l’immagine della madre
” (C, 525).
Rousseau avait durement ressenti cela. Cette "vérité" sur les parents
peut être interprétée par le lecteur comme une seconde version d'un
roman familial où le sujet culpabilisé se dit qu'on ne reconnaît ses
dettes envers le géniteur que sur le tard et que l'on n'aime jamais assez
celle qui nous a donné le jour. On pourrait y ajouter une lecture socio-
historique de la réhabilitation de la mère patrie : Venise ou l'Italie n'est
pas aussi marâtre envers ses fils qu'ils ont pu longtemps le croire, mais
cette proposition ne peut être étayée que dans une démonstration plus
vaste de la synchronisation du privé et du public dans tout le roman
qu'il est impossible de discuter ici.
Notons que le narrateur a volontairement surpris le lecteur et avivé
sa curiosité en reportant au chapitre second -
"dove si sa finalmente
chi io mi sia"
- la fable biographique de sa naissance qui dessine un
chronotope incertain et improbable, soumis par la suite à une révision
déchirante quand le père réapparaîtra accoutré en Turc, dans un Orient
censé symboliser la naissance du héros au pays du soleil levant colonisé
par Venise du temps de sa splendeur passée. En effet à l'origine du
roman, avant le roman familial, il y a le décor mythique constitué par le
chronotope de l'enfance à Fratta. Peu importe où est né Carlino,
quelque part en Turquie ; plus constituante du mythe d'origine est la
cuisine de son ami Martino. L'invention de l'enfant trouvé traduit le
besoin de dévaloriser le
genos
de la naissance au bénéfice de
l'ethnos
du milieu d'élevage comme on le vérifie aussi dans
La luna e i falò
auquel je me réfère car c'est le chef-d'oeuvre terminal d'une lignée
inaugurée par
Le Confessioni
.
10
G. BOSETTI
L'enfance âge du mythe et de la poésie
Les critiques s'accordent à reconnaître que la réussite poétique est
plus grande lors de l'évocation du chronotope de l'enfance à Fratta sans
toujours en donner les raisons ni en mesurer les implications
11
.
Nievo est le premier narrateur italien à mettre en oeuvre une
poétique des yeux de l'enfant dès qu'il met en place son décor initial
qu'on peut qualifier d'ombilical puisqu'il procède selon un emboîtement
de refuges matriciels : le château, la cuisine, la cheminée d'où émergent
les personnages. Avec ses murailles de briques dissimulées sous le
lierre, son nombre invraisemblable de cheminées, ses angles qui défient
l'imagination et ce clocher si souvent frappé par la foudre que les
paysans y voient l'habitat du diable, le château de Fratta du roman est
le produit impondérablement combiné de perceptions (les ruines de
Fratta, la représentation de ce château dans un tableau
12
, le château de
Colloredo grand-maternel où il compose en partie le roman), de
souvenirs (des étés d'enfance passés à Colloredo), de rêveries nourries
de réminiscences de lectures (des romans gothiques aux
Mémoires
d’outretombe
de Chateaubriand). Ce décor théâtral (par la répétition
de scènes réglées comme un ballet) est l'expression emblématique de
l'imaginaire de l'enfant qui aime à se faire peur, expression
fantastica
tempérée par l'humour du narrateur octogénaire qui, pince-sans-rire,
prend à son compte l'exagération épique du garçonnet pour qui c'était
le château
"meglio guernito della Cristianità".
L'exagération comme
chez l'Arioste a pour fonction ambivalente de donner une dimension
épique et humoristique à cette affabulation : quand le Comte parlait,
même les mouches se taisaient !
On est frappé par la double dimension du regard : pour
l’octogénaire qui a beaucoup vécu ce n’est qu’un
piccolo mondo,
mais
dans l’atemporalité du mythe, au présent des vérités éternelles, la
cuisine égale les plus grands monuments de la terre ! : “
la cucina di
Fratta e il suo focolare sono i monumenti più solenni che abbiano mai
gravato la superficie della terra
". L'espace de prédilection de l'enfant
domestique prend dans l'imagination de Carlino une dimension
11
Citons notamment Luigi Russo,
Ritratti e disegni storici
, Bari, Laterza, 1946 ; Vittore
Branca dans son introduction au
Varmo
, Firenze, Le Monnier, 1967 ; F. Portinari,
Le
parabole del reale,
Torino, Einaudi, 1976.
12
Selon Emilia Mirmina -
Itinerario nieviano
in "Sot la nape", Udine, XIII, 1961, n°4, pp.
9-13 - Nievo aurait vu une peinture du
Castrum Fratta
au château de Valvasone
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
11
colossale effrayante ; la cuisine s'élance vers le ciel comme une coupole
et elle plonge comme un gouffre au coeur de la terre, microcosme
ambivalent, espérance de salut, mais avant tout menace de perdition.
Avec les "
occhioni diabolici
" de ses casseroles et “
un eterno gorgoglio
di fagiuoli in mostruose pignatte
”, son "
antro acherontico, una
caverna ancora più tetra e spaventosa
", sa cohorte de chats gris et
noirs, elle a des allures de "laboratoire de sorcières" et d'enfer
dantesque, mais après l’
Angelus domini
“
cominciavano per quel
piccolo mondo tenebroso le ore della luce
”(C, 14) et il arrive qu'y
pénètre "une lumière angélique" (C, 53). Cette sacralisation bipolaire
de l'univers domestique est également connotée par la présence des
chats somnolents à la féminité endormie : la carence affective due à la
défunte mère engendre une fascination pour ce
genius loci
13
: quand le
Comte est présent pèse sur leur coeur une vraie pierre tombale
14
.
Dans une riche étude sur l'espace et la liberté dans
Le Confessioni
,
Jean Lacroix
15
a raison d'opposer l'
enfermement
dans l'obscurité de
cette cuisine et l'ouverture salutaire au monde, le supplice infligé au
tournebroche et la souveraineté de l'enfant dans la nature, même si le
jardin et le vivier où il joua jusqu'à l'âge de huit ans “
non era un
paradiso terrestre
”(C, 103). La première fois que Carlino put sortir
carrément hors de l'enceinte du château, "
il mondo gli parve bello
fuori di misura
" (C, 102). Le passage de l'intérieur du château à
l'extérieur, dans le grand temple de la nature, est ressenti comme une
libération de la sujétion féodale ("
nella cucina viveva da suddito, lì
fuori due passi mi sentiva padrone di respirare a mio grado
" C, 102)
et traduit une maturation psychologique de Carlino, mais ne doit pas
conduire à sous-estimer la valeur mythopoïétique de cet emboîtement
de refuges - château, cuisine, cheminée. L'expansion à la surface de la
terre - non seulement Carlo parcourra les différentes villes d'Italie et se
retrouvera en France, à Londres et en Grèce, mais les personnages
nous transporteront d'Orient aux Amériques - ne doit pas nous faire
mésestimer la vertigineuse dimension verticale de la cuisine qui va du
Ciel aux Enfers, puissant symbole de la profondeur de la prime
13
Ecoutons ce que chante Baudelaire dans les trois sonnets qu'il a consacrés aux chats :
"c'est l'esprit familier du lieu ; il juge, il préside, il inspire" "Lorsque mes doigts caressent à
loisir/ ta tête et ton dos élastique / Je vois ma femme en esprit" ; "les chats puissants et
doux, orgueil de la maison" "ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres".
14
“quando partiva dalla cucina, tutti, perfino i gatti, respiravano con ambidue i polmoni
come si fosse lor tolta dal petto una pietra da mulino” (C,15).
15
Jean Lacroix, "Espaces, jeunesse et liberté dans
Le confessioni
de Nievo", à paraître dans
la "Revue des Langues néo-latines".
12
G. BOSETTI
enfance, matrice de l'inconscient et vivier de l'imaginaire. Ces
pérégrinations apparaîtront somme toute superficielles au terme d'une
existence mouvementée marquée par les retours à Fratta.
Tous les récits qui mythisent l'enfance s'organisent autour de deux
pôles, la régression et l'évasion :
il bambino
a besoin d'un refuge
intérieur qui est ordinairement la maison
16
;
il fanciullo
veut conquérir
son autonomie en s'ouvrant au monde : "
io voleva vedere che cosa
c'era più in là
". Plutôt que de valoriser le paradis des champs au
détriment de l'enfer du foyer, état d'esprit momentané de l'enfant
humilié qui s'émancipe, le
bildungsroman,
à savoir la vie même du
protagoniste, instaure une dialectique entre le dedans et le dehors, la
tradition et la liberté, les racines et l'universel. L'orphelin était moins
que rien, mais en ce lieu dont on nous dit d'entrée qu'il n'est plus que
ruines, le poète qui le remémore le restaure dans son caractère
fabuleux, orcal : or tout enfant (du moins celui qu'a été le lecteur
bourgeois de roman) a le sentiment, petit, de ne compter pour rien et
rêve de puissance pour prendre sa revanche : dès que Carlino joue en
plein air avec la Pisana en se prenant pour un héros de l'Arioste, il a le
sentiment de devenir le maître du royaume. En grandissant, il réinvestit
le château : lorsque Carlino en s'offrant d'être le messager des assiégés
devient à l'âge de onze ans un petit héros (par trois fois, comme dans
les contes de Propp, il risque une sortie périlleuse et revient au
château, réussissant à transmettre le message d'alarme au vice-capitaine
de Portogruaro et à récupérer Lucilio puis Clara), ses exploits lui
valent d'être enfin admis à la table des grands. Il a reconquis le dedans
par le dehors (y compris en démasquant les faux capucins). C'est la fin
d'une
infanzia
humiliée : cette rêverie héroïque prise au sérieux sonne
l'heure de la revanche de l’enfant trouvé.
Jean Lacroix à mon sens insiste trop sur le côté négatif du séjour
dans la cuisine, même si, plus avant dans le récit, le narrateur semble
lui donner raison. Encore étourdi par l'enivrante aventure de la
République parténopéenne intensément vécue en pleine jeunesse, Carlo
s'exclame en effet : "
non credo quasi possibile che chi ha sonnecchiato
dieci anni della sua vita in una cucina, aspettandosi ogni tanto
gridate e scappellotti e guardando grattare il formaggio, abbia poi
16
Cf. "La maison refuge mythique de l'enfance dans le roman italien contemporain" in
"Circé", n°3,
Le Refuge II
, Paris, Minard, 1972, pp. 177-246. M.A. Cortini dans
L’autore, il
narratore, l’eroe, Proposte per una rilettura delle “Confessioni”
, Roma, Bulzoni, 1983, p.
98 réhabilite l’espace clos par rapport à l’élargissement spatial.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
13
vissuto un anno pieno di tante e così sublimi e svariate variazioni
"
(C, 664). Ne nous laissons pas leurrer par l'enthousiasme d'un jeune
homme de vingt-quatre ans qui croit encore en la Révolution et par
l'art avec lequel le narrateur nous fait participer à ses états d'âme du
moment. Il y a des temps pour l'action et des temps pour l'idylle
contemplative (à l’origine avec l'enfant qui découvre, puis, après
chaque aventure, lors des retours et remémorations).
Dans cette inoubliable cuisine où un petit mal loti et mal aimé
sommeilla dix ans, il ne se passait apparemment rien ; c'était en effet un
monde hors de l'Histoire événementielle, accordé à l'enfance, notre
préhistoire. Proust baptisa cette phase de gestation "la pénombre que
nous avons traversée"
17
. Pavese qui un siècle plus tard théorisera cette
poétique du mythe expliquera dans
La vigna
que l'homme qui revient
sur les lieux de son enfance est enchanté d'un instant fait de rien qui
s'est dilaté avec le temps. Et dans
La luna e i falò
, cet autre enfant
trouvé qu'est le narrateur et protagoniste s'étonnera que la colline-
enfance où gamin il traînait sa misère en a
l
ant ramasser une pomme
tombée dans le fossé soit si importante et fondatrice pour lui.
Carlo mémorialiste n'ignore pas tout ce qu'il doit au lieu primordial :
ce fut d'abord son refuge de prédilection :
"la cucina, essendo la
dimora abituale del mio amico Martino e l'unico luogo nel quale
potessi stare senza essere sgridato, (in merito forse del buio che mi
sottraeva all'attenzione di tutti) fu il più consueto ricovero della mia
infanzia : sicché come il cittadino ripensa con piacere ai passeggi
pubblici dov'ebbe i suoi primi trastulli
18
, io invece ho le mie prime
memorie contornate dal fumo e dall'oscurità della cucina di Fratta.
Là vidi e conobbi i primi uomini ; là raccolsi e rimuginai i primi
affetti, le prime doglianze, i primi giudizi. Onde avvenne che se la mia
vita corse come quella degli altri uomini in varii paesi, in varie
stanze, in diverse dimore, i miei sogni mi condussero sempre a
spaziare nelle cucine"
(C.55). On comprend mieux ainsi le récurrent
besoin de revenir à Fratta qu'il faut interpréter comme
l'accomplissement des rêves exprimant le
nostos
de l'espace matriciel
17
Dans
Nievo pré-proustien
in
Les effets rétro-actifs du proustisme
"Novecento", n°9,
1989, pp. 57-59, j'ai montré comment le proustisme des années trente a contribué à relancer
Nievo par une lecture des
Confessioni
réfractée par
la Recherche
.
18
Il faudra attendre l'autobiographie de Cicognani
L'età favolosa
(1941) pour avoir une
illustration narrative des jardins publics comme édens des enfances urbaines.
14
G. BOSETTI
qui lui a donné sa
forma mentis
affective (
“i primi affetti”
) et
intellectuelle (
“i primi giudizi”
).
Leopardi avait expliqué dans son
Zibaldone
19
, combien les impres-
sions de l'enfance, qui dispose d’une “imagination vierge et
fraîche”(Z,531), déterminaient notre sensibilité ultérieure et que "
il
fanciullo dal primo individuo che vede, si forma l'idea di tutta la
specie o genere, in ogni sorta di cose
"(Z,666). Il appelait "types" ces
impressions premières qui allaient servir de modèles aux expériences
ultérieures. Nievo ne pouvait avoir lu le
Zibaldone
non encore publié,
mais sa culture (par exemple le sensualisme de Condillac) et sa
sensibilité l'ont amené de manière moins théorique à la même
conclusion : le narrateur affirme dès le début de sa biographie que sa
vision du monde et la représentation poétique qu'il en donne, sont
conditionnées par cette expérience primordiale. La cuisine est son
idéal-type. Qu’il ait souffert là (“
le prime doglianze
”) ne fait
qu’enrichir la valence symbolique des êtres et des choses qui en ce lieu
primordial ont moulé sa sensibilité.
La cuisine n'a pas seulement une valeur noétique, mais mytho-
poïétique. Le premier chapitre fait valoir que l'inspiration poétique naît
d'abord de la reviviscence de la prime enfance. Le narrateur revoit la
vieille cuisinière, nouvelle Mnémosyne, en train de frapper de son
pique-feu les tisons assoupis dans la cendre (le passé apparemment
oublié) et de jeter une brassée de genevrier ; c’est le déclic qui ranime
les êtres disparus : le feu crépitait à nouveau et "
gli abitanti serali
della cucina scoprivano alla luce le loro diverse figure
" (C, 14) :
l'imparfait descriptif se mue en réitératif. La cuisine, chambre des
supplices de l'enfant, et plus précisément la cheminée, est la matrice de
l'imaginaire romanesque. De l'obscurité de l'antre
acherontico
-
l'inconscient, l'oubli, le royaume des morts -, ranimés par l'étincelle de
l'imagination surgissent les personnages primordiaux du roman depuis
longtemps défunts lorsque l'octogénaire commence son récit. Martino
n’a-t-il pas dit à Carlino qu’il est né des cendres du foyer ? D'où la
conclusion du chapitre : ne vous étonnez donc pas, lecteur, si je
retrouve mes personnages dans la cuisine ! E
l
e tient lieu de caverne
platonicienne sur la paroi de laquelle le feu projette ses ombres qui
captivaient
Carlino (pas seulement prisonnier du tournebroche).
Remarquons en effet que dans cette évocation initiale des premières
19
Nous citons entre parenthèses la page de l'autographe après le sigle Z.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
15
années l'enfant n'est encore que regard sur l'entourage de son
microcosme : n'ayant même pas droit à la parole, Carlino observe et
juge, dans la position privilégiée du petit de l'homme dont la néoténie
enrichit l'imaginaire qui est à l'origine de la vocation poétique.
Puer
symbolicus !
Que le foyer soit le symbole de la genèse de l’oeuvre n’est pas
étonnant puisqu’à l’époque, c’est près de la cheminée que l’on se
réunissait pour écouter le conteur lors des vei
l
ées paysannes chères à
George Sand, à Caterina Percoto et à Ippolito Nievo. Carlo Dossi,
attentif lecteur des
Confessioni
20
, a certainement été frappé par cette
caverne matricielle lorsque au début de
L'altrieri,
paru un an après le
roman de Nievo, il convoque ses souvenirs au coin d'une vaste
cheminée, avec l'un de ces chats qui peuplaient déjà la cuisine de Fratta
en train de sommeiller, le verbe
sonnecchiare
étant celui que Carlo
Altoviti emploie pour désigner l'état d'enfance (la pénombre
proustienne)
21
.
De cet espace de la mémoire (démultiplié par le nombre incroyable
de cheminées qui métamorphosaient les toits en échiquier, métaphore
de la complexité des destinées des nombreux personnages du roman)
surgissent donc dans
Le Confessioni
autour du feu de cheminée les
fantasmi
qui hantent l'imaginaire du narrateur (pour employer l'expres-
sion de l'auteur de
Six personnages en quête d'auteur
) et nous avons
droit à une galerie de portraits de figures mi-épiques, mi-satiriques :
- le Comte pro-prussien
“con stivali e speroni da disgradarne un
corriere di Federico II”
est aussi effrayant que le père de
Chateaubriand à Combourg
22
(Nievo s'est évidemment inspiré de ses
20
La présence de réminiscences des
Confessioni
chez Carlo Dossi a été relevée par U. M.
Olivieri,
Narrare avanti il reale. Le confessioni e la forma-romanzo nell'Ottocento
, Milano,
Angeli, 1994, p. 168 et par Antonio Saccone,
Carlo Dossi. La scrittura del margine,
Napoli,
Liguori, 1995, pp. 3-5.
21
"I miei dolci ricordi ! Alloraché mi trovo rincantucciato sotto la cappa del camino,
nell'oscurità della stanza - rotta solo da un pallido raggio di luna che disegna
sull'ammattonato i circolari piombi della finestre - mentre la muscia soriana, con la zampa
guantata, pìsola un gomitolo, ed anche il fuoco, a roventi carboni, dal leggier crepolìo,
sonnecchia", Carlo Dossi,
L'altrieri
, Torino, Einaudi, 1988, p. 231.
22
Tout l'épisode est nourri de réminiscences des soirées de Combourg, si l'on en juge par
quelques extraits des
Mémoires d’Outre-Tombe
, première partie, livre III :
- le château labyrinthique ("des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons,
un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés"), qui effrayait
l'enfant ("au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gisaient
dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l'Ouest") et
que la mémoire dilate (maîtres et domestiques "disparaissaient dans un manoir où l'on aurait
16
G. BOSETTI
propres fantasmes datant de l'enfance aussi bien que de souvenirs de
lectures, comme l'atteste en l'occurrence la scène du coucher).
L'humour du narrateur adulte le métamorphose en Don Quichotte en
suggèrant que peut-être dans le fourreau ne se trouvait aucune lame
d'acier... C'est donc un regard combiné d'enfant effrayé et d'adulte
amusé qui anime la description, encore qu'il soit vraisemblable que
Carlino pût être déjà à l'époque à la fois impressionné et amusé. Un
gamin n’a pas son pareil pour déceler les tics et les travers des grandes
personnes.
- le chancelier qui le suit comme son ombre, louche et apprêté, est
franchement caricatural puisqu'il ne pèse guère plus de vingt livres
(sept kilos) goître compris, mais il est vrai sans les os ! Il ferait rire s'il
n'administrait de manière aussi inique la justice. C'est donc par volonté
satirique - une forme d'esprit mordant qui sied aux enfants sensibles à
l'injustice - qu'on en fait littéralement un homme de peu de poids.
- en revanche Marchetto,
il conciaossi
chargé d'infliger le supplice de
la corde aux malandrins est aimé du petit peuple dans la mesure où il
s'efforce discrètement de soulager la corde. On conçoit que le petit
tournebroche ait apprécié celui qui tentait humblement de soulager si
peu que ce soit les peines administrées.
- le capitaine Sandracca est un fanfaron qui veut se donner un air
farouche et passer pour un Schiavone, les Slaves de Dalmatie ayant la
réputation d'être de valeureux guerriers. Quand il se vante d'avoir
à peine aperçus cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets, les destriers et la
meute du roi Dagobert"). Il y a aussi un chat noir qui accompagne un revenant.
- même rituel des repas et des couchers ("après les repas, on venait se placer .../ devant une
énorme cheminée /.../Je m'asseyais auprès du feu /.../ mon père commençait alors une
promenade qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher" "dix heures sonnaient à l'horloge du
château : mon père s'arrêtait : le même ressort qui avait soulevé le marteau de l'horloge,
semblait avoir suspendu son pas" à rapprocher des pas synchronisés du Comte et du
chancelier ainsi que de Germano qui remontait l’horloge.
- le maître des lieux de Combourg rappelle le Comte de Fratta : "le calme morne du château
de Combourg était augmenté par l'humeur taciturne et insociable de mon père" ; "lorsqu'en
se promenant il s'éloignait du foyer /de la cheminée/, la vaste salle était si peu éclairée par
une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait encore seulement marcher dans les
ténèbres, comme un spectre" ; l'enfant et sa soeur étaient "saisis de terreur". Même
soulagement à sa sortie : "il se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se
refermer sur lui. Le talisman était brisé ; ma mère, ma soeur et moi, transformés en statues
par la présence de mon père, nour recouvrions les fonctions de la vie" ; "le silence nous avait
opprimés". dans
Le confessioni
, lorsque le Comte se retirait, la compagnie pouvait enfin
respirer !
La soeur de Chateaubriand "pâle", "belle et sérieuse" comme la Clara de Nievo "se
voulait ensevelir dans un cloître". Est-ce un hasard si elle s'appelle Lucile et l'amoureux de
Clara Lucilio ? On pourrait y ajouter la découverte de la nature par l'enfant, même si le
Frioul ne ressemble évidemment pas à la Bretagne.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
17
participé à l'assaut de Belgrade, alors qu'en 1717 il n'était même pas né,
le narrateur est indulgent à son égard (“
forse la memoria lo tradiva, e
gli faceva creder sue le gesta di qualche spaccone udite raccontare
dai novellatori di Piazza san Marco”
) car sa mythomanie est celle de
l'enfance qui confond volontiers le ouï dire et le vécu, de même que sa
mégalomanie donquichottesque caricaturée par ses grands pas qui
laissent loin derrière lui son escouade de soldats.
Bref, cette représentation, produit du souvenir que l’on garde de la
première fois, instaure un mythe de l’enfance. Le propre de
l'imagination enfantine est de grandir ou de gullivériser les figures
adultes, de les inscrire dans une légende, mais aussi d'exagérer les
proportions, d'accentuer les traits et travers de chacun jusqu'à la
caricature. L'entourage de l'enfant lui fait peur et le fait sourire,
souvent en même temps, car le rire est une défense. On pourrait
aisément faire de ces figures des personnages de bandes dessinées tels
que les aiment les petits lecteurs.
Les critiques reconnaissent qu'ils sont les mieux stylisés du roman.
Ces personnages surgis de l'ombre du passé enfantin ont en effet plus
d'épaisseur humaine ou plus précisément plus de durée (au sens
bergsonien) que ceux qui n'entreront en scène que plus tard, car les
premiers seront au fil des chapitres enrichis par les réflexions
ultérieures. Ainsi par exemple, pour nous en tenir à un personnage
mineur, suivrons-nous tout au long du récit, relatés avec un humour
manzonien, les hauts et les bas de l'appétit du frère du Comte, “
il
canonico più rotondo, liscio e mellifluo che fosse nella diocesi ; un
vero uomo di pace che divideva saggiamente il suo tempo tra il
breviario e la tavola
" suivant un itinéraire qui dessinera, selon l'idée
que s'en faisait le narrateur enfant, une philosophie de l'existence.
En outre, ces figures hiératiques sont figées dans des rituels
immuables, à commencer par la messe qui, comme dans
Il gattopardo
,
symbolise l'Ancien Régime. A table, les places sont rigoureusement
attribuées, même pour ceux qui ne viennent jamais, selon une stricte
hiérarchie. L'enfant a besoin de repères fixes pour se situer dans le
monde et l'efficacité symbolique du chronotope tient justement à
l'adéquation entre un temps et un espace également immobiles, la prime
enfance préhistoire de l'individu et le "piccolo mondo antico" du Frioul
d'Ancien Régime, l'un et l'autre encore à l'abri du grand vent de la
Révolution qui va bousculer ces acteurs de théâtre si bien ancrés dans
18
G. BOSETTI
leur rôle respectif. Lors de la cérémonie du coucher calquée sur les
soirées de Combourg, la bonne nuit du Comte qui prédit le temps du
lendemain en tâtant l'humidité des murs prouve qu'à ses yeux n'existe
encore que la Nature et ses variations météréologiques que le bon sens
permet de prévoir, comme si le monde féodal et sa hiérarchie étaient
éternels. Jusqu'au jour où Bonaparte (un mythe, osaient encore
affirmer certains, persuadés que rien ne bougerait) vient bousculer
l'ordre des choses et interrompre pour la première fois la promenade
immuable de la Comtesse, parodie d'un petit fait vrai : on sait qu'il
fallut l'annonce de la Révolution française pour que Kant consente
exceptionnellement à modifier le cours des cent pas quotidiens qu'il
faisait dans son jardin...
Les modèles du
puer ludens
: le chagrin d’enfant et la nature
consolatrice
Ce n'est pas un hasard si le thème du retour à l'enfance, au primitif,
à la nature apparaît d'abord en Grande-Bretagne, dans le pays qui s'est
le premier industrialisé. La bourgeoisie et les propriétaires terriens
urbanisés, comme la famille d'Ippolito, ont été saisis par la nostalgie de
leurs enfances à la campagne, au contact des animaux et des paysans.
Chez les romantiques, le sentiment de l'enfance s’harmonise avec le
sentiment de la nature pour donner le sentiment du bonheur d'exister
exprimé par exemple dans
The Prelude
, poème autobiographique que
Wordsworth composa entre 1795 et 1805 mais qui ne fut publié qu'en
1850 :
et le soleil n'éclairait point
de vallon plus beau que le nôtre
ni ne voyait d'enfants plus riches de bonheur
et de joie
23
Orphelin de mère à huit ans, délaissé par son père et élevé à la dure par
des grands-parents peu conciliants - une condition proche de celle
inventée par Nievo pour Carlino - , Wordsworth a cherché refuge dans
la nature consolatrice ; le poète se revoit à cinq ans en train de jouer
dans l'eau un jour d'été, sous un soleil radieux, comme s'il était un
sauvage nu né dans les plaines des Indiens et échappé de la hutte
maternelle. A dix ans, il posait des pièges à bécasses et pillait des nids
23
William Wordsworth,
Le Prélude ou la croissance de l'esprit d'un poète
, Paris, Aubier,
1949, p. 125. Vers 479-483.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
19
de pie, nouveau Robinson, être autonome et pratique. Ce n'est pas un
bonheur sage et tranquille ; livré à lui-même, petit sauvage, l'enfant
romantique doit se débrouiller seul, mais il connaît "des accès de joie
incontrôlée" et des moments de "félicité vertigineuse", des tempêtes
dans son coeur. La seule ombre véritable au tableau, c'est la crainte que
cet âge ne dure guère : "je pense au temps où la douleur pourrait être
ton hôte".
De même, modèle déclaré de Nievo, Byron (orphelin de père à trois
ans) a évoqué dans
Childe Harold's pilgrimage
le bonheur d'une
enfance sauvage et libre en se présentant comme un enfant de la mer
rugissante qui posait avec confiance sa main sur la crinière des vagues :
Dès l'enfance
j'ai folâtré parmi les brisants qui étaient pour moi
un enchantement et si la mer qui fraîchissait
les rendait terrifiants, cette crainte m'était agréable
car j'étais pour ainsi dire ton enfant
24
Si l’on compare cet l'enchantement à celui de Carlino découvrant pour
la première fois la mer en une vision plus apaisée, on observe une
même dédition à la Nature en laquelle le poète anglais reconnaît une
mère et face à laquelle Carlino s'agenouille. Il ne déplairait pas à Byron
tumulteusement passionné de se ressourcer à cette école virile : "ah les
heureuses années ! Qui ne voudrait encore une fois être enfant ?" ; ce
n'est pas un vieillard mais un jeune homme de vingt-quatre ans qui
soupire ainsi, à peu près l'âge auquel Nievo composait
Le Confessioni.
Dans
The Revolt of Islam
de Shelley, la célébration du bonheur du
moi-enfant prend nettement la forme d'un retour à l'origine de l'orphe-
lin symbolique dont la seule éducatrice est la Nature où mer et
montagne connotent l'amour de la vie sauvage et de la liberté :
Le chagrin ne pouvait être mien depuis que loin des hommes
j'avais élu demeure, enfant orphelin libre et heureux ;
près du rivage, dans une gorge de la montagne
et à proximité des vagues et à travers les forêts sauvages,
je vagabondais, réconcilié avec l'orage et et l'obscurité :
car j'étais tranquille alors que la tempête secouait le ciel ;
mais quand les cieux sereins souriaient dans toute leur beauté
je pleurais de douces larmes, trop bruyantes pourtant
24
Lord Byron,
Childe Harold 's Pilgrimage
, Cambridge University Press, 1937, p. 52, IV,
vers CXXXIV. C'est moi qui traduis.
20
G. BOSETTI
pour cette paix, et en extase, je levais mes mains jointes
25
De même, face à la mer, Carlino s'est mis à genoux et a pleuré. Or c'est
le jour où un chagrin plus fort que d'habitude a éloigné l'orphelin du
château de Fratta en lui révélant des contrées inconnues, qu'au soleil
couchant il a connu l'extase face à un spectacle inouï - il saura plus tard
que c'était la mer, il ne pouvait encore lui donner un nom - : il n'éprou-
vera plus jamais “
quel senso di felicità e di religione che mi fece
piegar le ginocchia dinanzi alla maestà dell’universo
”(C, 113). La
religion de la nature est une révélation de l'enfance : Rousseau,
Chateaubriand ont également connu de telles extases en leurs jeunes
années ; Carlo Altoviti octogénaire nous assure que rien n'a ensuite
égalé ce sentiment de félicité de l'enfant découvrant la mer, éprouvant
sans doute alors à la fois la petitesse de l'homme face à l'infini et
pourtant son immense potentiel de liberté.
Les équipées de Shelley et de Byron en Italie ont contribué à accen-
tuer l'impact de la révolution romantique et de cette nouve
l
e sensibilité
à l'enfance en suggérant à Nievo que la lutte pour l’émancipation des
peuples, notamment en Grèce, trouvait sa vocation dans les coeurs
d'enfant qui avaient découvert dans la nature le goût de la liberté.
Dans la douce France des romans champêtres de George Sand,
comme
François le Champi
(encore un enfant trouvé), la nature est
toujours inquiétante et magique (
La Mare au diable
) mais prend un air
plus bucolique : du point de vue des paysages, dans l'intertextualité des
Confessioni,
le Berry est plus proche du Frioul que
The Lake District
.
L'esprit vierge et sensible de Carlino est enchanté aussi bien par le
paysage que par l'humble vie paysanne comme George Sand dans
Le
meunier d'Angibault
(1845) : "
così tutte le cose m'erano tornate nuove
e inusitate ; e non solamente i mulini e i mugnai, ma i pescatori colle
loro reti, i contadini con l'aratro, i pastori con le capre e colle
pecore, e tutto mi dava materia di stupore e di diletto
" (C, 110). Le
bonheur d'enfance tient à cette faculté d'émerveillement que les progrès
de la psychologie et le sensualisme de Condillac avaient mis en valeur.
Le sentiment de la nature est une conquête culturelle qui nous est
signifiée par la difficulté éprouvée par Carlino à échapper aux
contraintes du château, symbole de l'Ancien Régime et du monde
féodal : "
perfino nel mondo dell'aria libera e delle piante, perfino nel
25
Shelley,
The Revolt of Islam
, I, vers 36.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
21
gran tempio della natura mi toccò entrarvi di sfuggita e per la parte
di dietro
". Son horizon s'élargit progressivement au fur et à mesure
qu'il grandit en passant du familier à l'inconnu : "
quella vastità di
campagne dove scorazzava allora era ben diversa dalla struggibuco
dell'orto e della peschiera che dai sei agli otto anni m'avevano dato
tanto piacere
" (C, 108). Il aboutira ainsi, suivant la leçon de Leopardi,
à la découverte de l'infini : "
la gran prateria con l'ignoto si dilungava
di là
" (C, 111).
Omericità della fanciullezza
ou seconde enfance
Leopardi a fait valoir qu'Homère a inventorié une fois pour tous les
mythes du comportement humain et que les hommes des temps
modernes éprouvent les mêmes passions que les héros antiques. A
cette considération il a ajouté que depuis les Lumières l'enfance, avec
sa capacité d'émerveillement, est à l'individu ce que l'Iliade et l'Odyssée
étaient à la mentalité primitive, cette "umanità fanciulla" que Vico avait
défini comme l'âge du mythe : dans le monde moderne issu de la
révolution romantique elle est devenue le modèle des vies dont on fait
des livres
26
, qu'on appelle cela des mythes ou des romans. On peut
dire des enfants qu’ils sont en ce sens “véritablement
homériques”(Z,170). Toutefois, les romantiques se détournaient de la
mythologie gréco-latine en se proposant de mettre en valeur les mythes
à l’origine des nations modernes. Ainsi Carlino et Pisana se
métamorphosent-ils en héros chevaleresques du
Roland furieux :
"Angelica seguita da Rinaldo, o Marfisa, l'invitta donzella, od anche
Alcina che innamora e muta in ciondoli quanti paladini le capitano
nell'isola. Per me io m'aveva scelto il personaggio di Rinaldo con
bastevole rassegnazione ; e faceva le grandi battaglie contro filari di
pioppi affigurati per draghi, o le fughe disperate da qualche mago
traditore, trascinandomi dietro la mia bella come se l'avessi in groppa
a un cavallo
" (C, 106). Dans cet
epos
, la haie devient une forêt, un
talus une montagne. Grâce à son imagination fertile, Carlino peut déjà
vivre par procuration et par anticipation "
l'arme, gli amori
", les deux
grandes passions - la lutte pour le Risorgimento et le grand amour de
sa vie - qui animeront l'adulte. On remarquera que la fillette est une
amazone non moins combattive que le garçon (et même plus
audacieuse) et que Carlino est déjà conscient de son propre caractère
26
"Un roman est une vie prise en tant que livre" Novalis.
22
G. BOSETTI
donquichottesque. Le grossissement épique des yeux de l'enfant est
ridimensionato
par l'humour du narrateur octogénaire : Carlino est si
heureux de porter Pisana sur son dos qu'il aurait eu le souffle d'aller
comme il l'imaginait alors "
se non al Cataio o a Samarcanda certo più
in là di Fossalta
", ce qui mérite déjà estime et considération. Comme
l'a souligné Marthe Robert, "la version chevaleresque ajoute au roman
infantile le thème du héros libérateur, redresseur de torts et champion
des faibles" (OR, 195). Dans le roman, c'est Spaccafumo qui est
qualifié de Don Quichotte contrebandier, mais il devient justement le
modèle de la révolte anarchisante de l'enfant trouvé
27
. On comprend
que le jeune garibaldien ait inventé ce personnage de hors-la-loi au
grand coeur car les Chemises rouges étaient en partie composés
d’hommes de cette trempe.
L'inoubliable journée au cours de laque
l
e Carlino parvient jusqu'à la
mer et rencontre Spaccafumo nous démontre combien la prise de
possession de la nature est liée à la conquête de la liberté. Le garçonnet
a parcouru un véritable itinéraire initiatique qu'il remémore le
lendemain :
le memorie del giorno prima mi passarono innanzi chiare ordinate e
vivaci come i capitoli d'un bel romanzo. I dispetti de
l
a Pisana, le
smorfie dei bei cugini, il mio abbattimento, la fuga, il risvegliarsi in
riva al canale, il guazzo periglioso di questo, la gran prateria, il
giungere sull'altura, le meraviglie di quella scena stupenda di
grandezza, di splendore e di mistero ; il cader delle tenebre, i miei
timori, e il correre attraverso la campagna, e lo scalpitarmi a tergo
del cavallo, e l'uomo dalla gran barba che m'avea tolto in groppa ; il
galoppo sfrenato traverso l'oscurità e la nebbia, le sculacciate di
Germano sul primo giungere a Fratta, quegli altri martirii della
cucina, e quello spiedo e quella Contessa, e la mia fermezza di non
voler disobbedire alla raccomandazione di chi m'avea reso un
servizio ad onta del tremendo castigo minacciatomi ; la carezza
de
l
a Clara e le parole del signor Lucilio, le mie smanie, le
disperazioni poiché fui coricato, e l'apparimento in mezzo a questo
de
l
a Pisana, della Pisana umile e superba, buona e crudele, sventata
bizzarra e bellissima secondo il solito, non vi pare che ce ne fossero
troppe per il cervello di un bambino ? (C, 130)
27
On comparera ce scénario initiatique qu’on peut interpréter comme une quête
fantasmatique du père avec la scène de
Great expectations
de Dickens lorsque Pip enfant
rencontre dans les marais un forçat évadé dont il ne saura que plus tard qu’il est son père et
bienfaiteur (de même que le père de Carlino se révèlera riche bienfaiteur).
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
23
Tout y est, si l’on reprend les fonctions de Propp : éloignement du
héros à la suite d'un malheur préliminaire ; transport en un autre lieu
avec perte d'attention ; passage du gué et franchissement du marais
primordial ; révélation de la beauté du monde : "
quella passeggiata mi
votò per sempre a quella religione semplice e poetica della natura che
mi ha poi consolato d'ogni tristizia umana colla dolce e
immanchevole placidità delle sue gioie
" (C, 110) ; mort symbolique
dans les ténèbres ; rencontre avec le cheval psychopompe et l'initiateur,
"mage et contrebandier" qui va lui donner le goût sacré de la liberté et
de l'amitié dans la résistance aux puissants ; punition du héros et
sacrifice de sa personne à la parole donnée (il se sent comme le Christ
entre les deux larrons), ce qui l'initie aux pratiques des carbonari et à la
lutte de libération nationale ; la prime au dévouement, c'est l'amour et
la découverte d'
eros
dans le sang et les larmes. Ainsi Carlino est-il
triplement initié : à la nature et à la poésie ; à la société humaine, à ses
conflits et à la politique ; à l'éros, à ses délices et à ses tourments. Une
telle journée conditionne un destin.
Notons que le bouge où Carlino, puni pour n'avoir pas dénoncé
Spaccafumo, est enfermé au terme de son escapade est, comme la
cuisine, une chambre des supplices à valeur mythopoïétique : la mèche
de cheveux reçue en don inspirera l'amour d'une vie. Le mythe et la
poésie procèdent d'un chagrin d'enfant.
La force inextinguible des amours enfantines
Terrain d'aventures du
puer ludens
, la nature est donc aussi le
théâtre des premières amours. “
L’incanto delle nostre voci fresche ed
argentine
” permet de passer des "
trastulli dell'innocenza
" aux
"
colloqui d'amore
". L'idylle champêtre de Carlino et de la Pisana est
dans toutes les mémoires. De nombreux écrivains reprendront ce thème
en hommage à Nievo, de Calvino dans
Il barone rampante
à Stuparich
dans
Un'estate a Isola
qui s'achève dans l'amertume de la jalousie
"
Mirella mi tradiva
". Le vert paradis des amours enfantines ne va pas
sans tourments car la fillette est diablement capricieuse. Quand e
l
e lui
cause du chagrin, le garçonnet orphelin se réfugie dans la nature-mère
qui lui offre : "
un ricovero contro la cocciutaggine di quei primi
crucci infantili. Mi riposava nel gran seno della natura ; e le sue
bellezze mi svagavano dalla tetra compagnia della stizza
"(C, 108). Le
24
G. BOSETTI
petit promeneur solitaire est consolé par la campagne frioulane : "
ad
ogni passo erano nuovi prospetti e nuove meraviglie
" (C, 109).
Au demeurant, les souffrances sont l'aliment nécessaire de la
passion. Non seulement il a subi dès le départ la rivalité de Donato, le
fils du pharmacien, et de Sandro le fils du meunier, mais à quatorze
ans, il doit supporter le spectacle d'une petite Pisana stupidement éprise
de Lucilio, ce qui ne l’empêche pas de reconnaître que, de même que la
libre concurrence développe le négoce, cette concurrence fortifie son
amour.
Le privilège d'un coeur d'enfant, c'est l'intensité des émotions et la
rapidité avec laquelle il passe des rires aux larmes. L'amour d'enfance
est le plus violent, le plus fort - “
l’amore a dieci anni è tanto eccessivo
come ogni altra voglia in quella età fiduciosa che non conobbe
ancora dove stia di casa l’impossibile
” (C, 136) - et comme la suite le
démontre le seul qui résiste aux aléas de l'existence puisque la mèche
de cheveux offerte par la Pisana lors de leur première nuit érotique, et
la mèche de cheveux qu'en retour Carlo arrachera au front de la
défunte sont l'alpha et l'oméga d'une vie passionnée :
“Quella ciocca di
capelli restò l’A del mio alfabeto, il primo mistero della mia Via
Crucis, la prima reliquia della mia felicità”
(C, 129), à la fois clé de
déchiffrage du livre de sa vie, mystère de sa Passion christique et
néanmoins gage de bonheur !
Autre malentendu qu'il convient de dissiper : l’innocence enfantine
n’est que l’ignorance du bien et du mal, et non pas l’absence du péché
originel ; “
anche i ragazzi hanno la loro malizia
” : la fillette roule dans
le foin avec les garçons du voisinage en se laissant chevaucher :
“
sposandosi per burla e facendo le viste di dormire collo sposo, e
parando via in quelle delicate circostanze tutti i testimoni importuni
”.
Le narrateur se demande qui lui avait appris cela ; elle n’a pas été
corrompue par un initiateur : “
credo che la fosse nata colla scienza
infusa sopra tali materie
” (C, 59). C’est dire qu’en ce domaine, il ne
fait pas confiance en la nature humaine qui doit être bridée ; il convient
d’éviter notamment une trop précoce promiscuité.
Contrairement à ce qu'on lui a souvent fait dire, Rousseau ne
soutient pas précisément que l'enfant est naturellement bon ; il observe
que dans l'état de nature, du fait de l'absence de relations morales et de
devoirs afférents, l'enfant livré à lui-même ignore le bien et le mal et vit
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
25
dans une béate innocence, sans sentiment de culpabilité
28
. C'est le cas
de la Pisana. Mal élevée par une gouvernante trop complaisante, la
fillette sera victime de cette "
sensuale licenza che toglie ai fanciulli di
essere innocenti prima ancora che possano diventar colpevoli
"
(C, 60). Nievo ne s'écarte pas vraiment ici des préceptes de
L'Emile
où
l'on expliquait que s'il fallait "laisser mûrir l'enfance dans les enfants" et
leur offrir la liberté de trouver leur chemin en les guidant, cela
n'excluait pas quelque frein : on devait notamment au seuil de
l'adolescence vei
l
er à ce que les passions n'étouffent pas la conscience,
l'enfant n'ayant pas en vérité un sens inné du bien et du mal. Martino et
lo Spaccafumo ont fourni à Carlino de précieux repères.
Ainsi donc les amours enfantines sont sensuelles : Pisana à moitié
nue vient sucer le sang de la blessure du jeune prisonnier “avec une
telle force qu’on n’aurait pas dit une fi
l
ette de huit ans” et il finit par
joindre sa bouche à la sienne. Il n’y a de joie profonde que dans la
douleur. Cette première nuit préfigure l’histoire tumultueuse d’un
bonheur impossible et elle en constitue la quintessence. On ne peut
parler d'idylle qu'au sens léopardien, en reliant le terme à idole, à
l'image inoubliable qui va fonder une religion, l'indéfectible fidélité non
pas seulement charne
l
e mais affective à celle que l'on a aimée enfant.
Les mariages de l'une avec un vieux noble et de Carlo avec Aquilina
sur l’injonction de Pisana, sacrements chrétiens ici très désacralisés, ne
changeront rien à ce sentiment, le seul sacré. Quelle révolution par
rapport à Renzo et Lucia ! Le pédagogue a beau dénoncer le danger
persistant de ces jeux sensuels - “
fra un giovinetto di tredici anni e una
fanciulla di undici, cotali intrighetti non sono più da prendersi a
gabbo
” (C, 247) - "
i giochetti continuavano
” et Carlo choisira de vivre
sa passion dangereusement. Il a beau regretter qu'un même mot
désigne la convulsion bestiale et le ravissement angélique, ses rapports
avec la Pisana ont dès l'origine été sexualisés, y compris dans leur
forme quelque peu sado-masochiste. On est loin du
puer angelicus
asexué !
28
Jean-Jacques Rousseau,
Discours sur l'inégalité
in
Oeuvres complètes
, Paris, Le Seuil,
1971, tome II, p. 223.
26
G. BOSETTI
L’enfance, clé du destin
On est près de
L'Emile
dans ce chapitre second qui entend
démontrer "
come le passioni degli uomini maturi si disegnino alla
bella prima nei fanciulli
", même si le narrateur
29
paraît parfois
prendre ses distances par rapport à son modèle. Il déplore que
personne n’ait appris à la Pisana à se protéger de la tyrannie des sens :
“
sovente i sensi vengono stuzzicati prima dei sentimenti, con sommo
pericolo dell’euritmia morale per tutta la vita. Quanti uomini e donne
di gran senno ereditarono la vergognosa necessità del libertinaggio
dalle abitudini dell’infanzia
”(C, 60). Marqué par le sensualisme de
Condillac, Rousseau a fait observer que les réactions affectives de
plaisir et de douleur sont bien plus efficaces que les sermons pour
former le moral de l'élève. Nievo a malgré tout retenu la leçon : les
jeux avec la Pisana et le régime de douche écossaise qu’elle lui a fait
subir ont moulé la sensibilité de Carlino.
Mais nous n'entendons pas dans les limites de cette étude traiter du
problème de l'éducation dans
Le Confessioni
qui parcourt tout le livre.
Nous nous contentons de rappeler que l'enfance est pour Nievo la clé
de notre destin : “
nell’indole del fanciulletto sta rinchiuso il
compendio il tema della vita intera/.../volgetevi all’innocenza, abbiate
cura dei fanciulli !
” (C, 527). La destinée de l'individu citoyen et donc
la destinée de la nation dépendent au premier chef de l'éducation et
dans un premier temps, avant l'expérience livresque, de l'expérience
affective symbolisée ici par la Pisana. La foi illuministe dans un progrès
fondé sur la raison qui constitue le second volet du programme n'exclut
pas cette conviction que dans nos comportements ultérieurs, en
l'occurrence dans l'amour déraisonnable pour la Pisana, quelque chose
de fondamental échappe à la raison. C'est reconnaître qu'on n’en finit
jamais avec son enfance et la suite du livre le montre bien.
Le mythe de l’enfance la seconde fois : la poétique du retour
L'enfance n'est pas seulement dans les
Confessioni
le début
fondamental d'une existence ; e
l
e est fréquemment repensée, pas
forcément avec nostalgie, parfois comme source d'énergie et de
29
Plus loin, Carlo Altoviti évoque ses lectures du
Contrat social
et de la
Profession de foi
du vicaire savoyard
tandis que la Pisana se réfère indirectement au
Contrat social
et aux
Confessions
. Nievo lui-même aimait parler de Rousseau dans ses lettres à Matilde Ferrari.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
27
reviviscence. Le long du lac de Garde au décor sauvage, alors
qu'Aglaura nourrit de sombres desseins, Carlo saisi par la beauté
alpestre ne peut s'empêcher de revoir le décor mythique qui est son
modèle de référence : "
io pensava intanto ai tranquilli orizzonti, alle
verdi praterie, alle tremolanti marine di Fratta ; rivedeva col pensiero
il bastione di Attila, e il suo vasto e maraviglioso panorama che
primo m'avea incurvato la fronte dinanzi la deità ordinatrice
dell'universo
" (C, 577). Les deux paysages sont différents, mais
l'émotion éprouvée par l'homme renvoie à l'émotion première de
l'enfant. Notons que ce ravissement l'empêche de se rendre compte que
sa compagne va se jeter dans le ravin. Le souvenir de l'extase occulte le
désespoir de l'autre et l'obsession de la mort.
Trois retours au pays natal scandent le récit ( trois est le chiffre de
la permutation circulaire) et permettent au narrateur de mesurer tout ce
qui l'attache à ce chronotope primordial. Il est révélateur de les mettre
en relation avec les événements historiques qui les conditionnent : si le
grand vent de l'Histoire contraint le protagoniste à tourner la page, le
narrateur revient sans cesse en arrière pour lancer un défi au temps.
A dix-huit ans, alors que l'écho de la décapitation de Louis XVI
parvient jusqu'au Frioul
30
, l'étudiant padouan revient à Fratta à pied
(comme Rousseau aimait le faire) pour y retrouver la Pisana. Pendant
les deux mois de son séjour, alors qu'il revoit avec un certain
détachement ce
piccolo mondo antico
qui lui fait l'effet "d'una
commedia goduta", il est repris dans la tourmente de son amour : la
jalousie le ronge d'autant plus que, désormais jeune fille, Pisana est
plus belle que jamais. Il se rend compte du caractère irrémédiable de sa
passion, conscient qu'il l'aimera toujours sans être vraiment aimé de
retour par l'inconstante. Et il s'exclame :
Memoria, memoria, che sei tu mai ! Tormento, ristoro e tirannia
nostra, tu divori i nostri giorni ora per ora, minuto per minuto e ce li
rendi poi rinchiusi in un punto, come un simbolo de
l
'eternità
(C,315)
où l'on voit que le mot "memoria" se substitue à "Pisana" pour donner
à son expérience une valeur universelle : la Pisana est la mémoire, sa
mémoire de l'enfance qu'elle condense en un point qui focalise toute
une expérience et lui confère une valeur transcendantale au point de
30
voir les actes du congrès
Influenze ed echi della rivoluzione francese a Trieste e nel
Friuli
, Trieste, Ed. Italo Svevo 1991, 119 p.
28
G. BOSETTI
donner le sentiment de l'éternité. L'attachement indéfectible à ce
chronotope est symbolisé par cet amour d'enfance, unique et
irremplaçable. Comme l'observa Pavese dans son essai sur "le mythe" :
Così a ciascuno i luoghi dell'infanzia ritornano alla memoria; in essi
accadero cose che li han fatti unici e li trascelgono sul resto del
mondo con questo suggello mitico
31
Et il ajoutera avec clairvoyance dans
Il mestiere di vivere
le 24 février
1940 :
l'unità di un'opera consisterà dunque nell'appartenenza di tutti i suoi
momenti a uno stesso periodo assoluto o metafisico
Ce qui fait justement l'unité des
Confessioni
, c'est Fratta et la Pisana,
mémoire restauratrice et tyrannique qui focalise toute une vie "en un
point, comme un symbole de l'éternité".
Faute d'avoir la compagnie de la Pisana qui fait la coquette à
Portogruaro, l'étudiant éprouve le besoin de revoir en solitaire
mélancolique le théâtre des ses premiers ébats : "
rifaceva passo passo
le corse di una volta ; andava fino al bastione di Attila a contemplarvi
il tramonto ; là mi saziava di quel sentimento dell'infinito con cui la
natura accarezza nei luoghi aperti e solinghi ; riandava le memorie
della mia infanzia
" (C, 323). Dans le
Zibaldone,
Leopardi observait
que la contemplation de la nature suscite chez l'enfant un plaisir ou un
ravissement toujours vague et indéfini et il en résulte que "
la massima
parte delle immagini e delle sensazioni indefinite che noi proviamo
pure dopo la fanciullezza e nel resto della vita, non sono altro che
una rimembranza della fanciullezza
"
32
. Le fameux point focal peut
irradier pour nous donner ce sentiment apaisant de l'infini.
L'année suivante, c'est le retour en barque de Venise au Frioul par
les canaux qui donne à Carlino bientôt promu chancelier le sentiment
de remonter le cours du temps et de renouer avec le passé :
Mi pareva che la barca nella quale era mi rimenasse verso il passato
e che ogni colpo di remo distruggesse un giorno della mia vita, e per
meglio dire, mi riconquistasse uno dei giorni trascorsi (C, 369)
31
Cesare Pavese,
La letteratura americana ed altri saggi
, Torino, Einaudi, 1962, p. 299.
32
Zibaldone
I, p. 299 (16 janvier 1821)
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
29
Si l’historien retrace le cours des choses, le romancier remonte ici le
cours du temps. Le narrateur aura beau qualifier d'"âge d'or" dans la
présentation du chapitre X son statut de chancelier, il faut croire que ni
les études ni la Révolution française ne le passionnaient outre mesure si
la barque-berceau et la rythmique des rames suffisent à abolir ces
journées au bénéfice du mythe de l'enfance. La beauté du paysage
frioulan avec ses lacs et ses étangs scintillant sous le ciel d'été
métamorphose la nature "
in un effimero paradiso
", ce qui une fois de
plus "
mette nell'anima una sete inesauribile di passione, e un
sentimento dell'infinito
". Si ce sentiment de l'infini correspond à un
temps de repos contemplatif - "
così io cedeva allora a questa corrente
di sogni e di pensieri che mi respingeva carezzevolmente alle beate
memorie dell'infanzia
" -, on notera aussi la valeur de ressourcement de
ce retour au pays : le souvenir des jeux et des amours enfantines
redonne envie de vivre passionnément, d'aimer (C, 369).
Si la vie nous appelle et si le protagoniste ne revient au pays que
pour mieux repartir, le narrateur octogénaire sait que les années futures
n'annoncent rien de bon : "
sopragiungono gli anni sempre più torvi ed
accigliati
". D'où à mi-parcours, au début du chapitre douze, alors que
Carlo n'a que vingt-trois ans, l'adieu lyrique à la jeunesse qui fait écho à
l'
addio monti
de Manzoni : "
addio, fresca e spensierata giovinezza,
eterna beatitudine dei vecchi numi d'Olimpo, e dono celeste ma
caduco ai mortali ! addio rugiadose aurore...
". Prendre congé de ses
jeunes années, c'est aussi prendre congé de la nature enchanteresse -
"
addio atrii lucenti, giardini incantati, preludi armoniosi della vita !
",
comme si le regard blasé de l'adulte ne permettra plus les ravissements
primordiaux. Et c'est surtout l'adieu "
al primo nido dell'infanzia
" qui
apparaît après coup, aux yeux du souvenir, comme un âge heureux. Le
narrateur en saisit intuitivement les raisons du coeur, et les rassemble
en un sentiment de l'enfance qui prend une valeur plus générale car il
en gomme les particularités ou leur donne une valeur emblématique.
D'abord, c'est un microcosme où l'on se contente de peu :
"l'universo finiva al muricciuolo del cortile ; là dentro se non era la
pienezza di ogni beatitudine, almeno i desideri si moderavano, e
l'ingiustizia prendeva un contegno così fanciullesco, che il giorno
dopo se ne rideva come d'una burla",
chagrin d'enfant vite surmonté.
Pourtant, paradoxe déjà relevé dans la description initiale de la cuisine,
ce microcosme est grand, à la mesure de la richesse de sa vie intérieure
et de son attention aux petits faits et gestes :
"case vaste ed operose,
30
G. BOSETTI
grandi a noi fanciulli, come il mondo agli uomini".
L'univers
domestique suffisait alors à enchanter l'orphelin en quête d'affection
parentale (nous le sommes tous dans notre roman familial) par ses
sujets de crainte et d'admiration :
"si avea paura dei gatti che
ruzzavano sotto la credenza, si accarezzava vicino al fuoco il vecchio
cane da caccia, e si ammirava il cocchiere quando stregghiava i
cavalli senza timore dei calci".
Monde protégé par le rêve,
"dove
l'angelo custode vegliava i nostri sonni consolandoli di mille visioni
incantevoli !"
(C, 470).
Les yeux de l'enfant avaient cette vertu de métamorphoser tout son
entourage contemplé avec stupeur en personnages poétiques :
"i vecchi
servitori, il prete grave e sereno, i parenti arcigni e misteriosi, le
fantesche volubili e ciarliere, i rissosi compagni, le fanciullette vivaci,
petulanti, e lusinghiere ci passavano dinanzi come le apparizioni
d'una lanterna magica",
cet instrument qui émerveillait les écoliers de
l'époque. Si les lecteurs italiens pouvaient retrouver dans ces portraits
un écho de leur éveil au monde, il reste qu'ils sont historiquement datés
; le
nostos
de l'enfance va de pair avec la fin de l’hégémonie de
l'aristocratie d'Ancien Régime.
Le jeune homme qui vient de vivre la chute de la République de
Venise n'a certes pas oublié le supplice du tournebroche, mais le
bonheur d'enfance est un état d'esprit, une condition qui s'accommode
des souffrances et en fait de l'or : "
perdono anche allo spiedo, e torrei
volentieri di girarlo ancora per riavere l'innocente felicità d'una di
quelle sere beate, fra le ginocchia di Martino, o accanto alla culla
della Pisana
" (C, 470). Qui ne voudrait pouvoir recommencer ! Et
l'auteur a beau s'inventer orphelin parfois humilié et exploité (comme
tous les enfants du monde ont parfois le sentiment de l'être),
rétroactivement il s'attendrit sur des images de régression (les genoux
et le berceau). L'observation de Pavese dans son journal - "
Non è bello
esser bambini : è bello da anziani pensare a quando eravamo
bambini
" (en date du 06-09-45) - vaut absolument pour Nievo : Carlo
sur ces vieux jours, en revisitant la cuisine de Fratta dira son vif plaisir
de revoir le tournebroche (C, 739).
Il est remarquable que la déploration du paradis perdu soit confiée à
Bruto Provedoni revenu depuis peu à Fratta avec une jambe en moins
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
31
comme Barry Lindon
33
: sa longue lettre permet d'exprimer à la
première personne, avec efficacité, le désenchantement de ceux qui ont
participé à la lutte de libération nationale et la nostalgie du temps passé
sans l'attribuer à Carlo. L'ancien combattant regrette vivement que la
Révolution ait déchiré le tissu social et détruit un
ethnos
sans instaurer
un ordre nouveau et juste : "
dove sono andate le sagre, le riunioni, le
feste che allegravano di tanto in tanto la nostra giovinezza ?...
". Le
château de Fratta offre un aspect désolé : "
tutto è solitudine, silenzio,
rovina. Il ponte levatoio è caduto fradicio
" . "
Io sono partito da un
paese e torno in un cimitero"
(C, 684). La missive va droit au coeur de
Carlino, mais celui-ci poursuit le combat et refuse de désespérer ;
sachant que Bruto a le soutien moral de sa soeur et grâce à la Pisana
qui tout en cherchant
"la fiera agitazione della tragedia"
"comprendeva la rosea innocenza e la pace pastorale dell'idillio" (tout
le romantisme est dans cette oxymoronique mentalité), le couple
parvient à chasser ces images de désolation en imaginant que Bruto et
l'Aquilina peuvent se réfugier dans la nature : "
le nostre fantasie
rivedevano i tranquilli orizzonti delle praterie tra Cordovado e Fratta,
le belle acque correnti in mezzo a campagne smaltate di fiori, i
cespugli odorosi di madresilva e di ginepro, i bei contorni della
fontana di Venchieredo
" (C, 688). De même que Carlino brimé au
château, franchissait le pont-levis pour se réfugier dans la nature, le
soldat refoule les images de désolation - le lieu primordial qui subit les
ravages de l'Histoire - en cultivant les souvenirs idylliques d'une nature
qui garantit l'assise de ce que nous fûmes.
Le second grand retour au pays à l’âge viril est conçu comme une
thérapie après une crise de confiance du héros. Lorsqu'à Venise la
Pisana, voyant Carlo un peu déprimé, lui suggère de reprendre des
forces à la campagne et s’offre de l'accompagner à Fratta, le retour est
imaginé avant d'être accompli et l'homme qui a dépassé la trentaine
jouit déjà à cette seule idée :"
rivedere con la Pisana i luoghi della
nostra prima felicità sarebbe stato per me un vero paradiso
" (C, 730).
Les retrouvailles effectives avec le Frioul et "
i carissimi luoghi dove
s'era trastullata la mia infanzia
" sont à la hauteur des espérances. On
conçoit que le voyage soit joyeux au côté de la femme aimée, radieuse
en ses vingt-huit printemps, même si leur "allegria" se voile de tristesse
lorsqu'ils apprennent la mort de bien des gens qu'ils connaissaient.
33
Le roman de Thackeray, autobiographie d'un aventurier qui participe aux guerres
euroépennes du "siècle passé" (le dix-huitième)
The Luck of Barry Lindon. A Romance of
the Last Century
a été publié en 1844.
32
G. BOSETTI
Comme l'expliquera Nietzsche, l'éternel retour n'est pas retour à
l'identique, mais seulement le retour de la possibilité de ce qui fut.
La joie de l'homme ne s'explique pas seulement par cette complicité
renouée avec celle qui peu de temps après va le pousser dans les bras
de l'Aquilina, mais par un retour à soi plus exclusif. Carlo retrouve en
cours de route l'enjouement du "
garzoncello scherzoso
" en se
dépoui
l
ant du sérieux de ses personnages (
maschere)
sociaux : "
io
veterano della guerra partenopea ed ex-Intendente di Bologna, mano
a mano che mi avvicinava al Friuli, mi rifaceva ragazzo. Credo che
sbarcato a Portogruaro ebbi volontà di far le capriuole, come ne avea
fatto sovente nel giardino de' Frumier, quando aveva ancora i denti di
latte
" (C, 734). Pour jouir égotistement de son passé retrouvé en
ressuscitant les morts, il éprouve le besoin de fausser discrètement
compagnie à la Pisana pour pénétrer sur la pointe des pieds dans les
vieilles pièces du château où, guidé par l'instinct ou si l'on préfère
l'habitude renouée, il ne rencontre que des hirondelles édifiant leur nid
(le renouveau des générations
34
) et un hibou moqueur (gardien des
morts et marque du Temps), mais hallucine ces fantômes errants
35
en
quête d'auteur qui sont devenus les personnages les plus consistants du
roman : "
mi ricordo ancora che s'imbruniva la notte e che ad ogni
porta ad ogni svoltata di corritoio credeva di vedermi dinanzi la
negra apparizione del signor Conte e del Cancelliere o la faccia
aperta e rubiconda di Martino
" (C, 736). Les années ont passé mais le
vivier de l’imaginaire est toujours là. Carlo est redevenu l'enfant
d'autrefois puisqu'il s'attendait à chaque instant à ce qu'on lui demande
de réciter le
Confiteor
, tant il est vrai que le souvenir d'un pensum
pénible ne suscite plus qu'un sourire d'attendrissement. Ses jambes le
portent spontanément dans la chambre primordiale où la Pisana rendit
visite au prisonnier et lui manifesta pour la première fois à sa manière
son amour : "
alla pace era succeduta l'innocenza
". Il a délaissé la
compagnie de la femme pour jouir en solitaire du souvenir de la fillette,
montrant par là que l'émotion éprouvée en ce lieu sacré qui a décidé
d'une vie et de sa dévotion immanquablement fidèle ne se partage pas,
même avec celle qui en fut la source. "
Oh quella ciocca di capelli, io
34
La preuve en est qu'une hirondelle vient de faire son nid, remarque le visiteur,
précisément sous la poutre où Martino avait coutume, le Dimanche des Rameaux, de
suspendre un rameau d'olivier. Dans
Les mémoires
de Chateaubriand, outre l’épisode où le
chant de l’hirondelle lui rappelle Combourg, le voyageur en Franconie dialogue avec une
hirondelle dont la trisaïeule “logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta
tourelle” (4ème partie, livre V).
35
"
la mente allucinata da strani fantasmi
" (C, 737)
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
33
l'aveva sempre con me ! Aveva preveduto in essa quasi il compendio
simbolico dell'amor mio ; né le previsioni m'avevano ingannato. La
voluttà mista di pianto, l'avvilimento avvicendato alla beatitudine, e
la servitù alla padronanza, le contraddizioni e gli estremi non
avevano mancato alla promessa : s'erano avvolti confusamente al mio
destino. Quanti dolori, quante gioie, quante speranze, quanta vita da
quel giorno !...
" (C, 736). L'amour d'une vie, l'amour de la vie, ce n'est
pas de poursuivre l'instant, de tout consommer dans l'instant, de se
perdre en une fuite en avant ; c'est au contraire la fidélité au capital
émotionnel et sentimental accumulé au fil des ans autour du noyau
d'enfance avec un culte particulier de la première fois : une dévotion
fétichiste au gage de fidélité.
Le troisième grand retour suivra l'échec des révolutions de 1848, la
mort de Pisana et le décès de sa femme. Grand-père veuf retiré à
Cordovado, Carlo hésita quatre années avant d'avoir le courage de
retourner une dernière fois à Fratta pour son quatre-vingtième anniver-
saire, en solitaire, "
per rivedere almeno il sito dove era già stato il
famoso castello
". Dans
L'Invention du quotidien
, Michel de Certeau
considère que le récit est l'opération vitale d'un sujet qui expérimente
un lieu pour le muer en espace, c'est à dire par le jeu de la mémoire en
histoire. Comme le lecteur en avait été averti au début du récit, du
château ne restaient plus que des ruines, le seul monument dérisoire
encore debout étant la pierre dressée à l'endroit où le Capitaine avait
enterré son chien, animal plus fidèle que les humains
36
. Tout a disparu
dans la réalité, mais rien ne s'est effacé dans la mémoire du narrateur
qui nous signifie ainsi que le château de Fratta n'existe plus, mais qu'il
vit dans l'imaginaire de son auteur, qu'il est avec sa souveraine rée
l
e, la
Pisana, la matrice du roman : “
tutto ancora in quei luoghi diletti mi
ricordava i cari anni dell'infanzia e della giovinezza. Le piante, la
peschiera i prati l'aria e il cielo mi menavano a rivivere quel lontano
passato
”. Grâce à la pérennité des éléments naturels, le narrateur peut
tout reconstruire avec son imagination et remonter le cours du temps
:“
Sull'angolo della fossa sorgeva ancora alla mia fantasia il negro
torrione, dove tante volte aveva ammirato Germano che caricava
l'orologio...
” (C, 893). Maintenant que tous ces êtres sont morts et le
château en ruines, ce sont les personnages de son enfance qu'il revoit et
dont il entend encore les voix, comme au début du roman ainsi bouclé.
Les compagnons et le décor de notre première enfance sont les
36
Est-ce une allusion à la condition sociale de l’orphelin pour qui la vie de château n’était
qu’une vie de chien ?
34
G. BOSETTI
premiers à nous revenir en mémoire et les derniers à en sortir, les seuls
qu'on ne puisse oublier. C'est bien pourquoi ils sont les plus poétiques :
ils ont été les plus repensés. Leopardi n'avait-il pas noté que les
sensations les plus sublimes, les impressions les plus ravissantes et les
rêveries ou fantaisies les plus poétiques sont fondées sur des souvenirs
et plus ces souvenirs remontent à une enfance lointaine, du temps où la
faculté de ravissement était la plus grande, plus ils nous arrachent au
réel pour nous procurer le maximum de plaisir
37
.
Au coeur de ce capital d'images et de sensations, il y a évidemment
l’idole sans laquelle tout le reste perdrait son charme :
"Oh con qual
religiosa mestizia, con quanto dilicato tremore mi accostava a questa
memoria che pur palpitava in tutte le altre, e cresceva ad esse soavità
e melanconia !...Oh Pisana, Pisana ! Quanto piansi quel giorno ; e
benedico te, e benedico Iddio che le lacrime dell'ottuogenario non
furono tutte di dolore"
(C, 893). L’extraordinaire postérité de ce
personnage est à la mesure de son efficacité symbolique, au coeur du
mythe de l’enfance.
Certes, l'octogénaire qui a entrepris par l'écriture de faire revivre ce
passé personnel et historique, ne se détourne pas du présent et suit
avec intérêt aussi bien les vies de sa grande famille que les destinées de
l'Italie et son
Risorgimento
:"
il passato è dolce per me ; ma il presente
è più grande per me e per tutti
" (C, 894). Il n'y a dans le retour à
Fratta aucune régression délétère, mais simplement la volonté de
perpétuer la vie de l'esprit, nos âmes n'étant pas autre chose que
"
memoria, affetto, pensiero e speranza
" (C, 814). La Pisana est le
"compendio" de tout ce capital sentimental transmis aux générations
futures, ainsi que le symbolise la transmission de son nom : Pisana
s'appelle désormais la fille de Carlo restée auprès de son père : les
dimanches, quand toute la famille se rend en voiture à la fontaine de
Venchieredo ou à Fratta, passe sur le front de Carlo "una nuvola di
melancolia" (C, 921).
Pisana bis nous garantit que le mythe recommence, sans pour autant
qu'il y ait retour à l'identique et fixation au modèle originel. Pavese
dénoncera l'erreur de certains romantiques qui s'en tiennent à l'enfance
et refusent la maturité, alors que Nievo, au contraire, s'attache à suivre
le développement de toute une vie, en insistant naturellement sur
l'importance fondamentale des premières année. D'ai
l
eurs le narrateur
37
Zibaldone,
II, p. 1184 (21 mai 1829).
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
35
s'intéresse à d'autres enfances que la sienne ; il s'est d'abord réjoui des
deux enfants de Spiro et d'Aglaura sa soeur ; il a regardé grandir avec
tendresse les deux filles de casa Provedoni, notamment la cadette qui
deviendra sa femme ; il a connu enfin l'art d'être grand-père auprès des
deux garçonnets de Luciano, puis de Carolina et Enrico, les enfants de
Pisana junior. C'est pour lui une fontaine de jouvence : "
mi sentii
rivivere
" (C, 892). Et son vieux rival Raimondo di Venchieredo lui
confiera même la tâche, avant de mourir, d'élever son fils. C'est bien la
preuve que le narrateur n'est pas du tout borné à son passé enfantin
mais ouvert aux enfances à venir ; ce roman d'une vie est riche du récit
de bien d'autres vies conditionnées par leur enfance respective.
Dans cette relation à l'enfant, deux données méritent une attention
particulière. La forme logique mais banale du mythe du
(re)commencement voudrait que Carlo eût une fille de la Pisana qui
aurait mieux porté son nom que la fille d'Aquilina (même Meaulnes,
fuyant sa bien-aimée aura une fille d'Yvonne de Galais). On doit
s'interroger sur cette complication de l'intrigue dans le cadre de la
fiction interprétée comme roman familial de l'auteur. En 1800, durant
le siège de Gênes, la Pisana a désiré avoir un enfant, mais son amant s'y
est refusé par sagesse : "
in quel luogo, in quei tempi un figliuolo
sarebbe stato il peggiore degli imbrogli
" (C, 673). On ne doit pas se
contenter d'y voir l'illustration de l'idée romantique selon laquelle les
circonstances de la vie ne permettent jamais à ceux qui s'aiment de
créer un foyer paisible (sauf à la fin des
Promessi sposi
!). Pour que la
Pisana restât l'objet, dans ce culte laïque de l'amour d'enfance, d'un
rituel plus sacré que le mariage et le baptême, e
l
e ne devait pas
accéder au statut d'épouse de Carlo dont elle "ordonne" (au sens
religieux) néanmoins le mariage. Or Carlo est instamment pressé d’
épouser Aquilina, cette fillette qui l'avait enchanté alors qu'elle n'avait
que dix ans et lui moins de vingt : "
a vederla sul fosso in fondo
all'ortaglia occuparsi a risciacquare il bucato col suo corsetto
smanicato e la camicia rimboccata oltre il gomito, la sembrava
proprio una vera donnetta ; e io ci stava presso di lei le lunghe ore
rifacendomi quasi fanciullo per godere un po' di quiete almeno colla
fantasia. Bruna come una zingarella, di quel bruno dorato che
ricorda lo splendore delle arabe...
" (C, 323). Suit une description
fascinante et fascinée. Cette fillette déjà petite femme n'est pas sans
ressembler à la Pisana par sa sensualité précoce. Elle n'éveille pas pour
autant la concupiscence du jeune homme qui la contemple ; e
l
e réveille
sa sensibilité d'enfant, du temps où il a aimé une autre fille, en lui
36
G. BOSETTI
donnant un sentiment de paix ("quiete"). Elle aussi, image réfractée de
la Pisana, a nourri son imaginaire : c'est elle qui engendrera une Pisana
bis, car elle fut l’objet d’une idylle enfantine à retardement (Carlino
déjà jeune homme se fixe sur une fillette). Dans son affabulation, le
poète a éprouvé le besoin de créer un personnage-filtre entre
l'amoureux et sa muse, de manière à épouser un amour d'enfance et à
en décrire la dégradation - les disputes de plus en plus violentes entre
Aquilina et Carlo au sujet de l'éducation de leurs enfants dont la
Pisana, le père ne voulant pas que sa fille connaisse la même licence
que son homonyme ! - sans pour autant que le modèle archétypal soit
atteint par cette retombée du haut de la poésie du ravissement dans la
prose du quotidien. Le roman nous donne à voir que rien n'égale
l'enchantement des premières fois qui lègue à nos coeurs ses plus vives
émotions.
Le sage octogénaire peut néanmoins soutenir raisonnablement que
"le présent est plus grand" que le passé en ce sens qu'il offre aux
générations montantes d'une part la vie qui, avec ses douleurs, vaut la
peine d'être vécue, et d'autre part l'impératif d'achever l'Unité italienne,
ce à quoi l'écrivain s'employa à peine son roman achevé. La formule
vaut en somme pour la suite de son activité plus que pour ce récit de
vie ; ce roman est fini, mais la vie continue.
Bien avant Bergson pour qui notre passé fait boule de neige et notre
personnalité n'est que la condensation (là où Nievo dit "compendio")
du passé que nous avons vécu
38
, Nievo a compris que les âges de la
vie ne sont pas des pages que l'on tourne, mais des strates qui
s'enroulent autour du noyau d'enfance : "
così l'uomo, religioso del
memoriale delle sue fortune, non perde il tempo che scorre ; ma
riversa la gioventù nella virilità e le raccoglie poi ambedue nello
stanco e memore riposo della vecchiaia. ‘E un tesoro che s'accumula,
non sono monete che i spendono giorno per giorno
"(C, 128). Les
premières années ne cessent d'être “recueillies” tout au long de
l'existence et constituent ce mythe de l'enfance et de la jeunesse,
récitation des origines à valeur noétique, éthique et poétique. Le
chronotope fondateur du Frioul-enfance est représenté et repensé du
début à la fin du double point de vue de “Carlino qui découvre le
monde en partant de son petit coin de terre et de l’octogénaire qui
38
"oui, je crois que toute notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres
détails, et que nous n'oublions rien", H. Bergson,
L'énergie spirituelles,
Paris, Alcan, 1919,
p. 95.
Le mythe de l'enfance dans
le Confessioni di un Italiano
37
évoque un passé disparu”, mais comme l'a bien vu Glauco Natoli les
yeux de l’enfant et les yeux du souvenir sont synchronisés en un même
plan focal
39
.
La gioventù rimase viva alla mente dell'uomo ; e il vecchio raccolse
senza maledizione l'esperienza della virilità. Oh come mai avrà a
finire in nulla un tesoro d'affetti e di pensieri che sempre s'accumula
e cresce ?... (C, 470).
Si l'enfance et la jeunesse n'étaient pas repensées et reversées au
compte des autres âges, la vie ne serait qu’une course au néant. Nievo
officie suivant une religion de la mémoire et de l'espérance.
Le
Confessioni di un italiano
cultive ce "trésor de sentiments et de
pensées" qu'est une vie humaine. Telle est la foi laïque des temps
modernes et l'humanisme du Risorgimento, avec pour credo l’enfance.
Gilbert Bosetti
39
Glauco Natoli, “reminiscenze francesi nelle
Confessioni di un italiano
” in
Marcel Proust
e altri saggi
, Napoli, Soc. editr. italiana, 1968, p. 152.r