Rousseau et la question du droit interétatique : aux frontières de la raison politique
Il semble, au premier abord, que la question des relations interétatiques et plus
particulièrement celle du droit interétatique constituent, dans la pensée de Rousseau, quelque
chose comme une zone aveugle. Rousseau lui-même semble corroborer cette appréciation. Le
Contrat social
est bordé, en amont et en aval, par des considérations qui en délimitent le
champ de pertinence et qui l’inscrivent dans une visée plus large, dont il ne constituerait que
la réalisation partielle et inachevée. Le
Contrat social
est précédé de l’« Avertissement »
suivant : « Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir
consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps. Des divers morceaux qu’on pouvait tirer
de ce qui était fait, celui-ci est le plus considérable, et m’a paru le moins indigne d’être offert
au public. Le reste n’est déjà plus. »
1
Les Confessions
nous apprennent que l’« ouvrage plus
étendu» dont le
Contrat social
n’est qu’un «extrait» aurait dû s’intituler «
Institutions
politiques
»
2
. Par ailleurs, le
Contrat social
s’achève sur un court chapitre, intitulé
« Conclusion », et qui précise les objets qu’aurait abordés l’« ouvrage plus étendu » : « Après
avoir posé les vrais principes du droit politique et tâché de fonder l’État sur sa base, il resterait
à l’appuyer par ses relations externes ; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le
droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc.
Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue ; j’aurais dû la fixer
toujours plus près de moi. »
3
Une note de bas de page, dans le chapitre XV du livre III,
complète en outre ces indications. Après avoir écrit : « Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il
soit […] possible au Souverain de conserver […] l’exercice de ses droits si la Cité n’est très
petite. Mais si elle est très petite, elle sera subjuguée ? Non. Je ferai voir ci-après
comment on
peut réunir la puissance extérieure d’un grand Peuple avec la police aisée et le bon ordre d’un
petit État », Rousseau précise en note : « C’est ce que je m’étais proposé de faire dans la suite
de cet ouvrage, lorsqu’en traitant des relations externes, j’en serais venu aux confédérations.
Matière toute neuve et où les principes sont encore à établir. »
4
La question des « relations externes » de l’État forme donc, selon Rousseau, la moitié du
problème de ces
Institutions politiques
dont il a «abandonné» le projet à mi-chemin.
Rousseau, tout en soulignant à plusieurs reprises l’importance cruciale de cette problématique
1
Du Contrat social
, « Avertissement », in
Œuvres complètes
, Pléiade (abrégé
O.C.
), vol. III, p. 349.
2
V.
Confessions
, l. IX,
O.C.
, I, pp. 404-405.
3
Du Contrat social
, livre IV, chap. IX.
4
Du Contrat social
, livre III, chap. XV (
O.C.
, III, p. 431)
- 1 -
des relations interétatiques
5
, donne à cet « abandon » l’explication suivante : il a renoncé à la
traiter en raison de ses « forces » intellectuelles insuffisantes ou encore de sa « courte vue ».
On pourrait s’en tenir là, et croire Rousseau sur parole : s’il se reconnaît le mérite d’avoir
apporté une contribution décisive au droit interne, ou encore à ce qu’il nomme le « droit
politique», il semble laisser à d’autres, à condition qu’ils en aient la «force» ou la
perspicacité, la tâche de fonder le droit « externe ». Pour le dire encore plus rapidement :
Rousseau serait, de son propre aveu, le dernier auteur méritant d’être étudié par qui se
préoccupe de penser la nature et les fondements du droit international.
En réalité, le problème, tel qu’il se présente à l’interprète de Rousseau ou au philosophe
qui s’intéresse à la question du droit international, est beaucoup plus complexe que ce que
Rousseau veut bien nous en dire dans ces textes. Un indice est d’ailleurs sur ce point
révélateur : Rousseau, qui sait bien que les questions des « relations externes » de l’État et du
droit des gens ont été abondamment traitées avant lui, laisse néanmoins entendre qu’elles
l’ont été, à ses yeux, de façon non satisfaisante. Il écrit explicitement que l’un des aspects de
cette problématique, celle des « confédérations », est une « matière toute neuve et où les
principes sont encore à établir ». Mais plus généralement, on peut à bon droit considérer que,
si les
Institutions politiques
avaient originellement pour objets, outre le droit politique, le droit
des gens, les questions du commerce et des conquêtes, etc., c’est bien parce que Rousseau
considérait que les ouvrages existants ne les avaient pas encore traités de façon adéquate. En
d’autres termes, Rousseau s’attribue des « forces » intellectuelles insuffisantes et une trop
courte vue pour traiter ces objets, mais il ne s’en remet pourtant à aucun autre auteur qui
aurait eu les moyens, sur ces points, d’y voir plus clair que lui
6
. Bien mieux, il s’attribue au
moins la capacité d’avoir vu l’insuffisance de tout ce qui a pu se dire avant lui sur ces
questions. On commence alors à apercevoir que ce qui se donne, au premier abord, comme
une zone aveugle, n’est pas si aveugle que cela. Certes, Rousseau n’a jamais fait des relations
interétatiques l’objet d’un ouvrage spécifique, qui formerait avec le
Contrat social
un
diptyque exhaustif et systématique circonscrivant toutes les questions relatives aux
fondements du droit. Mais on peut donner de ce vide apparent et de cet inachèvement des
Institutions politiques
une interprétation non pas minimale et psychologique, telle que celle
que Rousseau fait mine de la proposer, mais une interprétation beaucoup plus forte:
5
V. notamment
Émile
l. V
: « Après avoir […] considéré chaque espèce de société civile en elle-même, nous les
comparerons pour en observer les divers rapports : les unes grandes, les autres petites ; les unes fortes, les autres
faibles ; s'attaquant, s'offensant, s'entre-détruisant ; et, dans cette action et réaction continuelle, faisant plus de
misérables et coûtant la vie à plus d'hommes que s'ils avaient tous gardé leur première liberté. »
6
Comme il le fait, par exemple, en renvoyant à Montesquieu pour un traitement adéquat de l’histoire du droit
politique (v.
Confessions
).
- 2 -
l’inachèvement des
Institutions politiques
tiendrait à des raisons non pas accidentelles, mais
essentielles. Cet inachèvement ferait alors sens, il serait la conséquence d’une élucidation
approfondie de la question des relations interétatiques. Si Rousseau n’a pas écrit, en regard
des
Principes du droit politique
7
, un ouvrage qui aurait pu s’intituler
Principes du droit des
gens
, c’est parce que toute sa pensée l’a en définitive conduit à soupçonner l’impossibilité
a
priori
de l’élaboration de tels principes. Ou, pour le dire de façon plus prudente et plus
vraisemblable : Rousseau a été plus ou moins conscient (plutôt plus que moins, à mon avis),
du fait que, s’il avait suivi jusqu’à leur terme tous les cheminements de sa pensée sur la
question des relations interétatiques, la conclusion qu’il en aurait tirée aurait été celle d’une
défaite nécessaire de la rationalité philosophique face à l’un des problèmes les plus cruciaux
qu’elle puisse se proposer, à savoir la juridicisation des relations entre les États. Ce que
Rousseau nomme sa «courte vue» relative aux questions interétatiques devrait alors
s’entendre comme une volonté de ne pas voir avec trop de clarté, ou de ne pas rendre trop
visible au lecteur, cet insupportable et inexorable échec. Il y a des vérités si désespérantes
qu’elles doivent peut-être demeurer dans un certain clair-obscur. « La lucidité, écrit René
Char, est la blessure la plus rapprochée du soleil ».
Cette interprétation, pour audacieuse qu’elle puisse sembler, est en réalité très largement
corroborée par le contenu explicite de l’ensemble de l’œuvre de Rousseau. Il ne faut en effet
pas se laisser aveugler par l’insistance de Rousseau sur ce qui manquerait dans son œuvre : la
question des relations interétatiques y est en fait très clairement et profondément traitée, dans
de nombreux textes, qui forment une constellation dont on peut restituer la cohérence et la
consistance. D’autant plus qu’il faut ici tenir compte de l’apport majeur constitué par la
récente redécouverte d’un texte jusqu’alors mal lu et mal édité, devenu beaucoup plus parlant
depuis qu’il a été rétabli dans sa forme originelle, à savoir le manuscrit préparatoire d’un
ouvrage que Rousseau projetait d’écrire sur le droit de la guerre
8
. Or on verra que ce travail de
7
C’est le sous-titre du
Contrat social.
8
La plupart des éléments de ce texte ont été publiés, notamment dans l’édition de la Pléiade des
Œuvres
complètes
de Rousseau (vol. III), mais avec des inexactitudes dans le détail et surtout soit dans un ordre
différent, soit sous forme de fragments dissociés. Gabriella Silvestrini et Bruno Bernardi ont abouti à la
reconstitution qui suit à partir de la lecture des manuscrits eux-mêmes, dans le cadre d’un travail mené par le
Groupe J.-J. Rousseau sur la question de la guerre et du droit des gens chez Rousseau. Le résultat de cette
reconstitution montre notamment que deux textes publiés séparément (
O.C.
, III, p. 601-612 et p. 1899-1904)
appartiennent en fait à un seul et même manuscrit dont les feuillets avaient été séparés (une des parties du
manuscrit n’a été retrouvée qu’en 1965) et qu’en outre l’un de ces deux textes avait été jusqu’alors présenté dans
un ordre inexact. Une fois reconstitué, le texte se révèle être très probablement le premier jet, inachevé mais déjà
très élaboré, d’un ouvrage annoncé dans une lettre à Marc-Michel Rey du 9 mars 1758, ouvrage qui devait faire
partie des
Institutions politiques
et dont le titre devait être
Principes du droit de la guerre.
Sa rédaction date
probablement de 1756. Ce texte reconstitué fait l’objet d’une publication dans un article de G. Silvestrini et B.
- 3 -
reconstitution et de rapprochement de thèses de Rousseau dispersées dans son œuvre relatives
aux relations interétatiques produit précisément la conséquence que je viens d’évoquer à titre
hypothétique : une démonstration rigoureuse, quoique que ne se présentant pas sous la forme
d’un traité spécifique et systématique, de l’impossibilité d’une régulation juridique des
relations interétatiques, comparable à la régulation juridique à l’œuvre dans les relations
interindividuelles. En lisant Rousseau ainsi, je ne crois pas trahir l’esprit de son travail
philosophique: loin d’avoir présenté l’essentiel des acquis de celui-ci sous la forme de
« systèmes » livresques prêts à l’emploi pour des cours de philosophie, il a œuvré
mezzo voce
,
avec toutes les subtilités de ce que l’on peut nommer un « art d’écrire », à une critique des
ambitions fondatrices et omni-englobantes de la rationalité philosophique. Rousseau n’est pas
un Hegel construisant un système colmaté de toutes parts pour produire une illusoire
rationalisation totale du réel – même si c’est ainsi que ses commentateurs tentent souvent de
le lire, soit pour lui rendre un dignité académique à laquelle il s’est précisément toujours
employé à échapper, soit pour caricaturer ses positions et les rendre ainsi plus aisément
réfutables. Si l’on devait le rattacher à un paradigme de l’entreprise philosophique, c’est
plutôt aux figures du criticisme kantien, ou mieux encore de l’ironie socratique, qu’il faudrait
penser. Le plus souvent, son œuvre doit être lue comme s’organisant selon la logique d’un
dialogue serré, ironique et subversif, avec la tradition philosophique, traquant les sophisme
cachés derrière les systèmes trop aisément satisfaisants pour la raison. Rousseau croit certes
en la force et en la légitimité de la rationalité
9
et il estime nécessaire de chercher à mener le
plus loin possible son emprise sur le réel ; mais il considère comme non moins nécessaire de
traquer sans cesse les limites structurelles de cette ambition et de faire voir ce qui, dans la
réel, résiste à la raison.
C’est bien ainsi qu’il faut aborder l’enseignement principal de sa méditation sur la
problématique du droit des gens. On peut montrer que Rousseau entretient un dialogue
« socratique » avec les deux principales traditions visant à élaborer les principes d’un droit
interétatique ou international. À travers la critique d’un jusnaturalisme encore imprégné de la
tradition antique, notamment stoïcienne ou aristotélicienne, tel que le conçoivent Grotius,
Pufendorf ou Locke, il vise une conception du droit des gens fondée sur la sociabilité
naturelle. Mais à cette critique, dont le contenu est en général bien connu, s’ajoute la critique
d’une autre conception, plus tardive, du droit des gens, que l’on pourrait qualifier
Bernardi paru dans les
Annales J.-J. Rousseau
, vol. 46, Genève, Droz, 2005
.
Les références à ce texte sont faites
ici selon la pagination de l’édition dans les
Annales J.-J. Rousseau.
9
V ; sur ce point R. Derathé,
Le rationalisme de J.-J. Rousseau.
- 4 -
d’artificialiste. Cette conception est tout particulièrement illustrée à son époque par un auteur
sur lequel Rousseau a travaillé de très près, à savoir l’abbé de Saint-Pierre
10
, auteur de projets
d’institution d’une paix perpétuelle entre les États européens, à défaut de pouvoir unir toutes
les nations du monde
11
, par le moyen d’un traité confédératif. Je tenterai de montrer ici que
Rousseau procède, sur la question du droit des gens, à une double réfutation. Il récuse d’une
part la croyance en une régulation spontanée des relations entre les nations, régulation que
l’on suppose fondée sur la reconnaissance par celles-ci de leurs intérêts mutuels et produisant
un droit des gens considéré soit comme pure «loi naturelle» à laquelle se soumettrait
l’humanité par nécessité de se conformer à sa propre essence, soit comme droit coutumier,
produit de conventions tacites établies historiquement par la force de l’intérêt bien compris
des nations, au moins des nations «civilisées»
12
(thèse de la «sociabilité naturelle»
aristotélicienne étendue, par les stoïciens, à la
civitas maxima
englobant toute les nations du
monde). Mais au-delà de cette réfutation, qui systématise un réalisme d’inspiration
machiavélienne ou hobbesienne devenu courant, et même dominant, à son époque, dans la
réflexion sur les relations internationales, Rousseau démontre la vanité de toute espérance en
la constitution d’un ordre juridique interétatique par la voie des traités, qu’ils soient bilatéraux
et même multilatéraux. De ce point de vue, on peut considérer que Rousseau expose par
avance les arguments les plus forts contre ce que Kant tentera d’élaborer après lui dans la
continuité des projets de Saint-Pierre : il démonte l’illusion constitutive de l’idée d’un contrat
social entre les nations conçu à l’image du contrat social entre les individus.
Avant d’entrer dans le détail de ces deux réfutations, il me semble important d’en souligner
les enjeux contemporains, puis de préciser les significations ultimes de l’analyse rousseauiste.
Il est bien évident que l’exigence de fondation d’un droit international n’est pas moins
cruciale aujourd’hui qu’au temps de Rousseau, bien au contraire. Or on doit reconnaître que
ce qui prétend à ce titre, soit aux yeux des juristes, soit aux yeux des philosophes, ne trouve
pas d’autre fondement que les deux traditions que je viens d’évoquer : soit un droit naturel
et/ou coutumier fondé sur la reconnaissance par toutes les parties de l’humanité de leurs droits
et intérêts communs, soit une mise en forme juridique des relations entre États par le biais
d’organisation internationales fondées sur des traités multilatéraux – à l’exemple de la SDN
10
Rousseau a travaillé dans les années 1756-1759 sur les manuscrits de l’abbé de Saint-Pierre à la demande de
Madame Dupin et du comte de Saint-Pierre, neveu de l’abbé, afin de donner de ceux-ci une version plus
accessible au public. Rousseau a rédigé un
Extrait
du
Projet de paix perpétuelle
, puis un
Jugement
sur ce
Projet
(publiés in
O.C.
, III, p. 563-600)
11
C’était le projet originel de l’abbé de Saint-Pierre, auquel il a ensuite renoncé, dans un souci de réalisme, pour
se concentrer sur la paix européenne.
12
On sait que cette tension entre deux conceptions du droit des gens traverse notamment toute le
Droit de la
guerre et de la paix
de Grotius.
- 5 -
puis de l’ONU, ou encore de l’Union européenne (il faut noter que l’expression « Société des
nations » se trouve originellement chez Kant, et que l’abbé de Saint-Pierre évoque déjà une
« Union européenne »). C’est assez souligner la portée actuelle des analyses de Rousseau sur
la question des relations interétatiques : l’évaluation de ces analyses n’est pas une simple
affaire d’érudition philosophique, elle nous renvoie au jugement que nous devons émettre sur
l’ordre juridique international existant.
J’en ai assez dit pour que l’on devine la nature de ce jugement : la pensée de Rousseau
semble bien contenir les germes d’un pessimisme radical. Mais je montrerai pourtant en
définitive qu’il serait simpliste et inexact de réduire l’analyse rousseauiste à cette simple
posture désespérée ou cynique, et plus encore, comme on pourrait être tenté de le faire, de la
rabattre sur une position analogue à celle qu’endossera par exemple Carl Schmitt au XX
e
siècle. La lecture attentive de son texte sur le droit de la guerre, tout en mettant au jour
certains des principaux éléments de sa réfutation d’une possible juridicisation des relations
interétatiques, permet en effet de montrer comment Rousseau tente de fonder les principes
d’un véritable
jus in bello
, à défaut d’un
jus ad bellum
13
: une régulation de la conduite de la
guerre, à défaut d’une suppression des rapports essentiellement belliqueux entre les États. Il
restera alors à comprendre comment Rousseau conçoit l’efficience d’un tel
jus in bello
, alors
même qu’il dénie toute efficace au droit interétatique. La réponse à cette question devra être
cherchée dans le seul domaine d’efficience que Rousseau reconnaisse au droit, à savoir le
« droit politique » ou le droit interne des États. La démonstration rousseauiste de l’essence
proprement et purement politique de la guerre devra ici être reconnue comme l’un des apports
majeurs de sa réflexion sur les relations interétatiques. Elle lui permet notamment de
concevoir une sorte de justice immanente dans la pratique de la guerre, faisant l’économie de
la médiation d’instances ou de règles interétatiques, celles-ci étant nécessairement vaines et
illusoires. Pour le dire de façon très ramassée et volontairement elliptique, Rousseau démontre
tout à la fois que la guerre – ou du moins ce qu’il nomme l’« état de guerre » – est l’horizon
indépassable des rapports entre les États ; mais que, néanmoins, le dernier mot de toute guerre
doit nécessairement revenir à la politique, et donc à quelque chose qui relève bien d’un ordre
du droit.
13
Le
jus belli
(droit de la guerre) se divise traditionnellement en
jus ad bellum
(droit de faire la guerre, théorie de
la guerre juste ou légitime) et en
jus in bello
(lois de la guerre, obligations à respecter dans la façon de faire la
guerre).
- 6 -
I – Réfutation du droit des gens fondé sur la sociabilité naturelle
Rousseau détaille, dans le chapitre II du livre I du
Manuscrit de Genève
14
, la réfutation de
l’hypothèse de la sociabilité naturelle
15
. Ce chapitre, au-delà d’une critique directe et explicite
de l’article « Droit naturel » rédigé par Diderot pour l’
Encyclopédie
, consiste en une critique
des auteurs dont Diderot s’inspire, notamment de Pufendorf et de Locke
16
et, en dernière
analyse, d’Aristote, dont ces auteurs représentatifs du jusnaturalisme moderne tentent de
concilier les thèses avec les principes de ce que Leo Strauss nomme l’«hédonisme
politique »
17
. La démonstration de Rousseau dans le
Manuscrit de Genève
consiste à montrer
que l’idée d’un « traité social dicté par la nature » est une « véritable chimère »
18
, ce qui
interdit de concevoir l’existence d’une « société générale du genre humain »
19
. La clé de toute
la démonstration réside dans la référence que fait Rousseau, pour en récuser la pertinence, à
l’idée d’une « bienveillance universelle »
20
. La démonstration de l’inexistence d’une société
universelle se confond donc avec la démonstration de l’impossibilité de fonder la paix sur la
bonne volonté morale
21
. Le deuil d’une société universelle est corrélatif du deuil d’une
inclusion de l’ordre politique dans l’ordre moral, c’est-à-dire dans l’ordre de la
« bienveillance ».
Rousseau ne nie à aucun moment dans ce chapitre du
Manuscrit de Genève
l’existence de
principes moraux universels, donnant à tout homme des devoirs à l’égard de tous les autres
14
Du Contrat social
(première version, dite « Manuscrit de Genève »), l. I, chap. II,
O.C.
, III, p. 281-289.
15
Le fait qu’il ait renoncé à intégrer cet important chapitre dans la version définitive du
Contrat social
ne doit
certainement pas s’interpréter, comme le supposait Ch. E. Vaughan, comme une modification de son analyse (v.
C. E. Vaughan,
The Political Writings of J.-J. Rousseau
, Cambridge, University Press, 1915, vol. I, pp. 441-
442). R. Derathé a montré l’importance qui doit être accordée au deuxième chapitre du
Manuscrit de Genève
et,
de façon plus générale, à la réfutation de la sociabilité naturelle qu’il contient (v. R. Derathé, Introduction au
Manuscrit de Genève
,
in O.C.
, III, pp. LXXXII-LXXXIX.).
16
On sait le rôle que Locke fait jouer à la « loi naturelle » comme mobile spontané des actions humaines dans
l’état de nature, loi dont le respect devrait suffire à assurer les droits de chacun. Pufendorf estime que si les
hommes à l’état de nature refusent la guerre hobbesienne de tous contre tous, c’est qu’ils ont conscience
« qu’une guerre entreprise sans avoir été attaqué est également déshonnête et nuisible » (
Le Droit de la Nature et
des Gens
, II, II, § 9.) Cf. également
ibid.,
II, III, § 18.
17
Sur la notion d’« hédonisme politique », v. Leo Strauss,
droit naturel et histoire
, chap. V, trad. M. Nathan
et É. de Dampierre, rééd. Champs-Flammarion, 1995, p. 155 et 170
sq.
. Sur l’inspiration aristotélicienne présente
dans un courant « anti-hobbesien » du jusnaturalisme moderne, v. notamment R. Derathé,
J.-J. Rousseau et la
science politique de son temps
, p. 145 ; René Hubert,
Rousseau et l’Encyclopédie
, p. 32
sq.
; Y. Glaziou,
Hobbes
en France au XVIII
e
siècle
, PUF, 1993, p. 266.
18
Manuscrit de Genève,
l. I
er
, chap. II,
O.C.
, III, p. 284.
19
Ibid.
, pp. 282-284 et 288.
20
Ibid.
, p. 282.
21
Ce raisonnement, c’est-à-dire la récusation de la sociabilité naturelle par la démonstration de l’inexistence
d’une société
universelle
, se trouve déjà chez Hobbes : « Si les hommes s’entr’aimaient naturellement, c’est-à-
dire, en tant qu’hommes, il n’y a aucune raison pourquoi chacun n’aimerait pas le premier venu, comme étant
autant homme qu’un autre ; de ce côté-là, il n’y aurait aucune occasion d’user de choix et de préférence. » (
De
Cive
, I
re
partie, chap. I
er
, § II, p. 77, éd. G.F., p. 90.)
- 7 -
hommes. Au contraire, il s’y réfère à plusieurs reprises et ne récuse aucune des sources
possibles de telles obligations morales universelles, qu’il s’agisse de la nature, de Dieu ou de
la raison
22
. Comme il l’écrit dans l’
Émile
, « les lois éternelles de la nature et de l’ordre
existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage ; elles sont écrites au fond de son cœur par
la conscience et la raison »
23
. Le bien existe certes dans l’esprit des « sages »
24
et dans les
« systèmes des philosophes »
25
, mais il manque, pour que le bien défini abstraitement se
traduise en « bienveillance », qu’il soit le mobile qui anime effectivement les hommes et les
nations dans leurs rapports avec leurs semblables. Qu’il ne le soit pas, c’est l’évidence qui
traverse l’œuvre de Rousseau et qui se répète tout au long de ce chapitre du
Manuscrit de
Genève
26
.
Un argument essentiel de Rousseau contre l’hypothèse de la « société générale du genre
humain » est la difficulté à supposer que les principes de justice puissent, même s’ils étaient
reconnus théoriquement, servir de mobile effectif aux individus et aux peuples dans leurs
rapports réciproques. La nature de ce problème est formulée, dans le
Manuscrit de Genève
, à
travers les objections d’un «homme éclairé et indépendant»
27
contre l’hypothèse de la
« bienveillance ». Il faut ici noter, pour ne pas perdre de vue que ce chapitre vise aussi bien le
droit naturel conçu comme droit international que comme loi interindividuelle, que Rousseau
assimile explicitement, dans ce texte, les raisonnements de l’«homme éclairé et
indépendant» à ceux qui motivent la politique extérieure des États. Détaillant les
raisonnements de cet homme placé par hypothèse dans l’état de nature à l’égard des autres
22
Rousseau évoque ainsi la « douce voix de la nature » (
loc cit
, p. 283), « un mobile universel qui fasse agir
chaque partie pour une fin générale et relative au tout », une « loi naturelle » ou « loi de raison » (p. 284), les
« douces lois de la fraternité », « les notions sublimes du Dieu des sages », « les vertus sociales des âmes
pures », « les notions du grand Être et de la loi naturelle » (p. 285), l’« acte pur de l’entendement qui raisonne
dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable peut
exiger de lui » (p. 286), « la voix intérieure », « les saines idées du droit naturel et de la fraternité commune de
tous les hommes »
(p. 287), enfin « les lois de la justice et de l’égalité » (p. 288).
23
Émile
, l. V,
O.C.
, IV, p. 857.
24
Manuscrit de Genève,
l. I
er
, chap. II,
O.C.
, III, p. 285.
25
Ibid.
, p. 284.
26
« Nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis
de nos semblables moins nous pouvons nous passer d’eux. » (
Ibid.
, p. 282.) « Dans les motifs qui portent les
hommes à s’unir entre eux par des liens volontaires il n’y a rien qui se rapporte au point de réunion, […] loin de
se proposer un objet de félicité commune d’où chacun pût tirer la sienne, le bonheur de l’un fait le malheur d’un
autre ; […] au lieu de tendre tous au bien général, ils ne se rapprochent entre eux que parce que tous s’en
éloignent. » (
Ibid.
, p. 283.) « Il est faux que dans l’état d’indépendance, la raison nous porte à concourir au bien
commun par la vue de notre propre intérêt ; loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, ils s’excluent
l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses, et les lois sociales sont un joug que chacun veut bien imposer aux
autres, mais non pas s’en charger lui-même. » (
Ibid.
, p. 284.) « Il n’y [a] point de société naturelle et générale
entre les hommes, […] ils deviennent malheureux et méchants en devenant sociables, […] les lois de la justice et
de l’égalité ne [sont] rien pour ceux qui vivent à la fois dans la liberté de l’état de nature et soumis aux besoins
de l’état social. » (
Ibid.
, p. 288.)
27
Ibid.
, p. 285.
- 8 -
individus, il souligne que l’on peut les appliquer sans rien y changer aux raisonnements que
font les sociétés politiques dans la détermination de leurs rapports avec les autres sociétés
politiques, à l’égard desquelles elles sont quant à elles effectivement, comme l’avait déjà
montre Hobbes, dans l’état de nature : « c’est ainsi, écrit Rousseau [
i.e.
comme l’« homme
éclairé et indépendant »], que raisonne toute société souveraine qui ne rend compte de sa
conduite qu’à elle-même »
28
.
Quel jugement porte alors Rousseau sur les raisonnements de ces puissances indépendantes
que sont soit l’individu soit l’État considérés comme étant, à l’égard des autres puissances,
dans l’« état de nature » ? Le personnage théorique désigné comme l’« homme éclairé et
indépendant » est emprunté à l’article « Droit naturel » de Diderot, qui mettait en scène un
« raisonneur violent » et qui, après avoir « écouté » ses arguments (car « il faut raisonner en
tout», écrit Diderot), le convainquait aisément de se soumettre à une exigence morale
universelle
29
. Rousseau renoue le fil de ce dialogue inachevé et donne au «violent
interlocuteur» de nouveaux arguments contre le «sage». «Il ne s’agit pas, dit-il, de
m’apprendre ce que c’est que justice ; il s’agit de me montrer quel intérêt j’ai d’être juste »
30
.
L’argumentation de l’« homme éclairé et indépendant » reprend un thème essentiel de celle de
Hobbes, à savoir la nécessité de lier le respect du droit d’autrui à une garantie de réciprocité
31
.
C’est ce que l’homme indépendant objecte aux arguments du « sage » : sans garantie « contre
toute entreprise injuste », cet homme sera « exposé à tous les maux que les plus forts voudront
[lui] faire ». Or l’exigence de bienveillance, étant par définition unilatérale, n’offre en aucune
façon une telle garantie : « je ne vois point », dit-il avec quelque raison, « comment ma
modération pourrait m’en garantir »
32
. On voit, à suivre la logique du texte, que Rousseau,
loin de balayer les revendications égoïstes de « l’homme indépendant » au prétexte qu’elles
« sèment l’épouvante et le trouble dans l’espèce humaine »
33
, fait plus qu’en reconnaître la
pertinence. Il montre qu’elles sont à ce point « éclairées » qu’elles démasquent le risque de
28
Ibid.
, p. 285.
29
Cf. D. Diderot, article « Droit naturel »,
in Encyclopédie
, éd. GF, pp. 335
sqq.
30
Manuscrit de Genève,
l. I
er
, chap. II,
O.C.
, III, p. 286.
31
V. notamment Th. Hobbes,
Léviathan
, II
e
partie, chap. XVII, trad. Tricaud, Sirey, p. 173.
32
« Tout ce que vous me dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si tandis que je l’observerais
scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils l’observeraient tous envers moi ; mais quelle sûreté pouvez-
vous me donner là-dessus, et ma situation peut-elle être pire que de me voir exposé à tous les maux que les plus
forts voudront me faire, sans oser me dédommager sur les faibles ? Ou donnez-moi des garants contre toute
entreprise injuste, ou n’espérez pas que je m’en abstienne à mon tour. Vous avez beau me dire qu’en renonçant
aux devoirs que m’impose la loi naturelle, je me prive en même temps de ses droits et que mes violences
autoriseront toutes celles dont on voudra user envers moi. J’y consens d’autant plus volontiers que je ne vois
point comment ma modération pourrait m’en garantir. Au surplus ce sera mon affaire de mettre les forts dans
mes intérêts en partageant avec eux les dépouilles des faibles ; cela vaudra mieux que la justice pour mon
avantage, et pour ma sûreté. » (
Manuscrit de Genève,
l. I
er
, chap. II,
O.C.
, III, p. 285).
33
Ibid.
, p. 284.
- 9 -
faire, au nom d’un optimisme anthropologique et de la pureté d’exigences morales
universelles, le bonheur des méchants et le malheur des justes
34
. Sans garantie de réciprocité,
les seuls à bénéficier de l’obéissance spontanée aux règles morales seraient ceux qui ne les
respecteraient pas. C’est sur ce renversement paradoxal des objections du «violent
interlocuteur » en impératif de justice raisonnée, impératif en définitive repris à son compte
par Rousseau, que se conclut un chapitre essentiel maintenu dans la version publiée du
Contrat social
et qui fait clairement écho aux analyses du
Manuscrit de Genève
:
«[La] justice universelle […], pour être admise entre nous, doit être réciproque. A considérer
humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes ;
elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que
personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et
ramener la justice à son objet. »
35
Il faut en déduire que l’« objet » de la justice ne consiste pas seulement, pour Rousseau, en
la disposition du juste à la justice, disposition dont le bénéfice serait toujours à venir, voire
renvoyé à un au-delà hypothétique. L’exigence de réciprocité implique que les transgressions
des règles de la justice soient « sanctionnées », ce qui ne se fait pas « naturellement »
36
. Or la
« sanction » de l’injustice suppose que soient édictées des règles explicites, identiques pour
tous et s’appliquant à tous de la même façon : c’est ce que Rousseau, dans le titre d’un
chapitre du
Manuscrit de Genève
, appelle la « nécessité des lois positives »
37
. Elle suppose en
outre que l’application de ces règles soit contraignante, faute de quoi, leur respect étant laissé
à la bonne volonté de chacun, l’ordre juridique tomberait à son tour sous le coup de la critique
des insuffisances de la « bienveillance » :
« Afin […] que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui
seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint
par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition
qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait
34
Selon le I
er
Dialogue
, les méchants « se lient entre eux plus fortement que les bons. » (
O.C.
, I, p. 704.) Les
Dialogues
, qui mettent en scène un homme seul et bien intentionné («Jean-Jacques») contre une coterie
malveillante, sont à plusieurs reprises l’occasion d’insister sur le fait que « les méchants », étant « unis par la
crainte », le sont avec plus de force que « les bons », qui le sont « par l’amour ». (
Dialogues
, III,
O.C.
, I, p. 967.)
35
Du Contrat social
, l. II, chap. VI,
O.C.
, III, p. 378.
36
Cf.
Émile
, l. IV : « Philosophe, tes lois morales sont fort belles, mais montre-m’en de grâce la sanction. »
(
O.C.
, IV, p. 635, note *.)
37
Manuscrit de Genève
, l. I
er
, chap. VII,
O.C.
, III, p. 309.
- 10 -
l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans
cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus. »
38
On a déjà noté que Rousseau plaçait les «raisonnements» de l’«homme éclairé et
indépendant » sur le même plan que ceux qui motivent la politique extérieure des nations. Il
n’est dès lors pas du tout étonnant de retrouver, dans les
Principes du droit de la guerre
, en
des termes presque exactement identiques, l’affirmation de l’insuffisance d’un droit fondé sur
la seule bonne volonté des parties pour établir des rapports de justice effective entre les
nations :
« Quant à ce qu’on appelle communément le droit des gens, il est certain que, faute de sanction, ses lois
ne sont que des chimères plus faibles encore que la loi de nature ; celle-ci parle au moins au coeur des
particuliers, au lieu que le droit des gens, n’ayant d’autre garantie que l’utilité de celui qui s’y soumet, ses
décisions ne sont respectées qu’autant que l’intérêt les confirme. »
39
La conséquence générale de cet ensemble d’analyse apparaît assez clairement: une
condition nécessaire (quoique non suffisante, comme on le verra par la suite) pour concevoir
un droit des gens effectif serait l’institution de règles de droit positif s’appliquant de façon
systématique dans les rapports entre les nations ; c’est-à-dire 1° en appliquant un principe
d’égalité et de réciprocité des droits des différentes parties, 2° en assurant une « sanction »
des transgressions, ce qui suppose ni plus ni moins l’établissement d’une souveraineté
supranationale reposant sur la suppression du droit de chaque nation à « ne rend[re] compte de
sa conduite qu’à elle-même ». Cette exigence explique l’intérêt tout particulier porté par
Rousseau aux tentatives de l’abbé de Saint-Pierre de concevoir les conditions de l’institution
d’un pouvoir confédératif supranational reposant sur une sorte de pacte social entre les États –
on n’en mesure que mieux l’enjeu du jugement porté par Rousseau sur cette tentative.
Mais avant d’en venir à cet aspect de sa réflexion sur les relations interétatiques, il
convient d’ajouter, aux remarques précédentes, un autre élément essentiel de sa critique de
l’existence d’un droit des gens s’imposant «naturellement» dans les rapports entre les
nations, c’est-à-dire en l’absence d’un droit positif et d’une souveraineté institués au-dessus
38
Du Contrat social
, l. I
er
, chap. VII,
O.C.
, III, p. 364.
39
Principes du droit de la guerre
,
op. cit.
, p. 265-266. Cf.
considérations sur le gouvernement de Pologne
:
« Quoique je ne fasse aucun cas de la sûreté qu’on se procure au-dehors par des traités, cette circonstance unique
vous forcera peut-être de vous étayer autant qu’il se peut de cet appui, ne fut-ce que pour connaître la disposition
présente de ceux qui traiteront avec vous. Mais ce cas excepté et peut-être en d’autres temps qq. traités de
commerce, ne vous fatiguez pas à de vaines négociations, ne vous ruinez pas en Ambassadeurs et Ministres dans
d’autres cours, et ne comptez pas les alliances et traités pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien avec les
puissances chrétiennes. Elles ne connaissent d’autres liens que ceux de leur intérêt » (
O.C.
, III, p. 1037).
- 11 -
des pouvoirs nationaux. Ce second aspect de la critique rousseauiste est plus complexe et
moins visible que celui que je viens d’évoquer, il n’en est pas moins décisif. Il ne s’agit en
effet pas seulement, pour Rousseau, de savoir si des règles de justice peuvent
s’appliquer
efficacement d’État à État indépendamment de toute instance tierce garante de ces règles. Il
s’agit également de savoir si de telles règles sont susceptibles de faire l’objet, dans leur
contenu, d’une reconnaissance et d’un consensus (au moins théoriques) partagés par tous les
États. On verra qu’en posant la question en ces termes, on découvrira, dans les rapports d’État
à État, une difficulté bien plus massive que celle qui se pose à l’échelle des individus
40
.
D’individu à individu, Rousseau, comme on l’a vu, n’exclut pas que des principes de
justice puissent être découverts et reconnus moralement, même si cette reconnaissance morale
ne peut encore se traduire, faute d’institutions produisant une garantie de réciprocité, en
mobile pratique. En revanche, il ne va pas du tout de soi que cette étape (insuffisante mais
nécessaire) de la reconnaissance morale des droits respectifs soit possible d’État à État. La
question fondamentale, sur ce point, est au fond de savoir dans quelle mesure un peuple
donné, constitué en État, peut et doit reconnaître les droits que revendique pour lui-même tout
autre peuple constitué en État. Cette question doit être traitée en s’appuyant sur les analyses
de Rousseau, formulées notamment dans le
Discours sur l’inégalité
, sur la légitimité et le
fondement de l’existence de l’État en tant que tel. On oublie trop souvent, en raison de la
force d’attraction exercée par certains textes frappants du
Contrat social
, que selon Rousseau,
l’institution de l’État est originellement fondée sur un acte d’usurpation destructeur des droits
les plus fondamentaux de l’humanité, usurpation à laquelle rien ne peut par la suite donner les
couleurs d’une véritable légitimité. À l’absolutisation de la nécessité et de la légitimité de
l’existence de l’État qui traverse toute la pensée politique moderne jusqu’à lui, Rousseau
oppose l’idée d’une radicale contingence de cette forme d’organisation sociale. L’État est
selon lui non seulement une réalité historiquement tardive, mais surtout son institution
procède d’une sorte de basculement malheureux de l’histoire de l’humanité, qui est passée, en
raison d’une série de « révolutions » malencontreuses, d’une relativement heureuse et durable
existence sous forme de « nations sauvages » coexistant pacifiquement, à la juxtaposition de
puissances rivales se disputant les unes aux autres le droit de vivre. L’élément le plus décisif
de ce basculement malencontreux est l’appropriation de la terre, qui, depuis l’acte du
40
Pour les individus, l’insuffisance de la « sociabilité naturelle » et du « traité social dicté par la nature » n’est
pas rédhibitoire: il n’est pas exclu, écrit Rousseau dans le
Manuscrit de Genève
, que de «nouvelles
associations » (
i.e.
les sociétés politiques particulières) « corrig[ent] […] les défauts de l’association générale » –
en d’autres termes, que la constitution de sociétés politiques réunissant les individus sous un droit positif et une
souveraineté uniques permettent de « ramener la justice à son objet ». En revanche, les différents arguments que
nous allons à présent examiner semblent exclure cette solution à l’échelle des relations interétatiques.
- 12 -
« premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire :
ceci est à moi
, et trouva des gens assez
simples pour le croire », et qui « fut le vrai fondateur de la société civile [
i.e.
politique] »
41
,
s’est ensuite prolongée dans l’inclination de toute société politique à s’assurer une domination
territoriale tendanciellement illimitée et impérialiste.
On peut comprendre cette problématique en reprenant la position du problème du droit des
gens chez Rousseau telle que la formule V. Goldschmidt dans son ouvrage
Anthropologie et
politique
. Goldschmidt pose en effet la question du caractère juridique ou non des relations
entre les États de façon particulièrement éclairante ; mais, précisément pour cette raison, les
limites de la solution qu’il propose et de l’interprétation sur laquelle elle repose ne font que
souligner davantage l’irréductibilité du point de vue de Rousseau à l’optimisme juridique
auquel on voudrait pouvoir rapporter ses analyses. Goldschmidt se demande si, et comment,
des entités politiques souveraines sont susceptibles de se reconnaître mutuellement
42
. La
question de la reconnaissance est décrite par lui (en référence à une analogie formulée avant
lui par Hans Kelsen
43
) sur le modèle de la reconnaissance intersubjective, au sens de la faculté
qu’ont des sujets de sortir de la clôture du solipsisme pour accorder à d’autres sujets le
caractère de sujets. On n’a peut-être pas toujours mesuré la portée et la pertinence de cette
analogie pour comprendre la position rousseauiste du problème de la relation interétatique (et
le sens de ce problème en général). Rousseau insiste en effet tout particulièrement sur le fait
qu’un État est essentiellement ce qu’il nomme un « être de raison » ou un « être moral »
44
,
c’est-à-dire une réalité qui n’existe, à proprement parler, que comme réalité symbolique et
représentée, et non comme chose concrète, possédant une substantialité matérielle. Il faut
alors comprendre comment cette réalité principiellement symbolique qu’est l’État peut être
constituée comme telle, c’est-à-dire comme réalité représentée ou reconnue, non seulement
dans le cadre interindividuel, au moyen de l’acte (le contrat social) qui « fait qu’un peuple est
un peuple »
45
, mais dans le cadre de ses rapports avec d’autres États : car c’est de la réponse à
cette question que découle celle de la possibilité de rapports juridiques interétatiques.
Or, sur ce point, Goldschmidt propose des éléments d’analyse qui semblent bien prendre à
rebours le sens véritable de tout le raisonnement rousseauiste. Il se réfère encore à Hans
Kelsen pour décrire les modalités possibles d’une reconnaissance juridique interétatique et
d’une articulation entre droit interne des États et droit international. Il rappelle à ce propos les
41
Discours sur l’inégalité
,
O.C.
, III, p. 164.
42
V. Goldschmidt,
Anthropologie et politique
, Vrin, 1984, p. 588-594.
43
V. H. Kelsen,
Théorie pure du droit
, § 43, trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. 449-451.
44
V. notamment
Du Contrat social.
, I, VII,
O.C.
, III, p. 363 ;
Principes du droit de la guerre
, p. 279.
45
Du Contrat social
, l. I, chap. V,
O.C.
, III, p. 359.
- 13 -
différentes hypothèses évoquées par Kelsen dans le titre VII de la
Théorie pure du droit
. Soit
(1
re
hypothèse) le droit international et les droits internes sont des ordres juridiques
indépendants, donc potentiellement en conflit – ce qui grèverait fortement la validité du droit
international, dans la mesure où chaque État pourrait se prévaloir de l’ordre juridique qui lui
est propre pour se soustraire au droit international. L’alternative à cette hypothèse est la
suivante : ces deux ordres juridiques sont coordonnés et cohérents, avec là encore deux
hypothèses distinctes : soit (2
e
hypothèse) la validité du droit international est subordonnée à
celle des droits étatiques, soit au contraire (3
e
hypothèse) c’est la validité de chaque ordre
juridique étatique qui est dérivée du droit international
46
. La réponse que privilégie
Goldschmidt, s’appuyant sur Kelsen, est de montrer que cette alternative n’a en réalité pas à
être tranchée, les différents ordres juridiques étatiques devant
nécessairement
se reconnaître
mutuellement, et cette nécessaire reconnaissance mutuelle produisant le droit interétatique
en
même temps
que s’établit le droit étatique, et par le même acte – précisément comme les sujets
pensants, selon les thèses de la phénoménologie husserlienne, sortent du solipsisme dans le
mouvement même par lequel ils prennent conscience d’eux-mêmes. Aucun des deux ordres
juridiques (droit étatique et droit interétatique) ne préexiste donc à proprement parler au
second. Le fait de ne pas avoir à trancher entre les deux hypothèses a évidemment pour
conséquence la possibilité de poser comme non problématique l’existence d’une unité
organique liant les droits étatiques au droit interétatique, et donc d’exclure la première
hypothèse
47
.
Goldschmidt croit trouver dans cette réponse de Kelsen à la question du rapport juridique
interétatique une solution identique à celle proposée par Rousseau : Rousseau, comme Kelsen,
montrerait que l’avènement de chaque État particulier s’inscrit dans un mouvement général
d’émergence de l’ensemble des autres États, ces deux aspects de la constitution du
«
pluriversum politique
»
48
étant liés par un phénomène d’implication réciproque entre la
46
V. Hans Kelsen,
op. cit.
, p. 430-449.
47
V. Goldschmidt,
op. cit.
, p. 588-593 ; H. Kelsen,
op. cit.
, p. 443-452. Cette conception du droit international
est certes celle de Kelsen, mais il faut cependant noter, ce que ne fait pas Goldschmidt, que ce rapport
d’implication réciproque entre droit interne et droit international est présenté par Kelsen lui-même comme une
réalité à venir ou en devenir, puisque l’avènement de ce qu’il nomme « l’unité organique d’une communauté
universelle ou mondiale » n’est pour lui que le point d’achèvement futur et hypothétique d’une « évolution » du
droit international qu’il croit apercevoir, évolution devant progressivement, selon lui, « estomper puis effacer la
ligne-frontière qui sépare le droit international et le droit étatique ». Pour l’instant, précise Kelsen, « on ne
saurait prétendre […] qu’une telle unité et une telle communauté existent. Il n’existe qu’une unité scientifique de
la totalité du droit»(
Théorie pure du droit
,
op. cit.
, p. 430) . Il n’est pas de mon objet d’approfondir ici la
question de savoir ce que peut bien signifier la connaissance purement scientifique d’un objet qui n’existe pas
dans la réalité – quoique certains aspects problématiques du projet positiviste kelsenien puissent être dégagés à
partir de cette étrange proposition concernant la réalité du droit international.
48
L’expression est de Carl Schmitt (
La Notion de politique
).
- 14 -
venue à l’être de chaque État et celle de tous les autres États. Ce faisant, il manque pourtant
probablement ce qui, aux yeux de Rousseau, fait éminemment problème – et ce, faute de
distinguer deux types d’implications réciproques entre les
rationes essendi
des États,
implications réciproques dont les significations sont non seulement différentes, mais
antithétiques. Goldschmidt souligne très justement, dans le texte de Rousseau, l’importance
que celui-ci accorde à un phénomène de réaction en chaînes pour rendre compte de la
naissance simultanée d’une pluralité de sociétés politiques.
« On voit aisément, écrit Rousseau
dans le
Discours sur l’inégalité
, comment l’établissement d’une seule société rendit
indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut
s’unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s’étendant rapidement couvrirent bientôt toute
la surface de la terre, et il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l’univers où l’on
pût s’affranchir du joug et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque homme
vit perpétuellement suspendu sur la sienne
49
. » Rousseau écrit de même dans les
Principes du
droit de la guerre
: « De la première société s’ensuit nécessairement la formation de toutes les
autres. Il faut en faire partie ou s’unir pour lui résister. Il faut l’imiter ou se laisser engloutir
par elle. »
50
Mais on voit bien que cette implication réciproque, qui fait dériver la nécessité de
la création de chaque société politique de l’existence d’autres sociétés politiques, si elle a
effectivement pour conséquence un lien nécessaire et quasiment logique entre l’institution des
différentes sociétés politiques, ne crée pas pour autant, et ne prend pas la forme, d’une
reconnaissance
juridique
mutuelle. Les États se « reconnaissent » certes réciproquement en
un certain sens : au sens où ils découvrent la nécessité de leur propre existence comme entités
politiques capables de mobiliser une volonté et une puissance centralisées, en découvrant
l’avènement de telles puissances menaçantes dans leur environnement plus ou moins
immédiat
51
. Mais cette nécessaire reconnaissance mutuelle, à structure spéculaire (les sociétés
pré-politiques viennent à l’existence politique par « imitation », écrit Rousseau, c’est-à-dire
en découvrant, dans le miroir des États constitués, ce qu’elles doivent devenir pour se
conserver), ne fait pas encore une reconnaissance juridique.
Revenons sur le sens de la description rousseauiste de la naissance simultanée d’une
pluralité d’États. Chaque État naissant est pour les peuples qui le côtoient et qui sont forcés
par lui de « l’imiter ou [de] se laisser engloutir par [lui] » un simple fait brut qui les menace.
La transformation d’un peuple sans État en peuple politique est donc d’abord liée à une
49
Discours sur l’inégalité
, II
e
partie,
O.C.
, III, p. 178.
50
Principes du droit de la guerre
, p. 273.
51
On notera, sur ce point, la grande proximité de la problématique rousseauiste avec celle de Machiavel (cf.
Le Prince
, chap. XXVI, trad. J.-L. Fournel et J. C. Zancarini, PUF, 2000, p. 203-207).
- 15 -
logique de la sauvegarde, de la pure et simple loi de conservation face à une menace qui se
présente de l’extérieur et de façon unilatérale. Cette analyse peut être étendue à tous les
rapports entre tous les États, au point que l’on peut considérer que, selon la logique de
l’institution des États, ceux-ci sont certes, dans les faits, interdépendants (ils n’existent, ou
tout au moins ils ne doivent impérativement naître et se conserver, que parce qu’ils sont en
rapport les uns avec les autres), mais il n’y aurait pourtant rien d’absurde à ce qu’aucun
d’entre eux ne reconnaisse juridiquement l’existence d’aucun des autres États qui
l’environnent. Si cette reconnaissance juridique a de fait lieu, ce sera toujours pour des raisons
simplement conjoncturelles (en général stratégiques), donc sans créer de véritable obligations
juridiques réciproques, et sans préjudice d’une dénonciation unilatérale future de cette
reconnaissance – comme en témoigne le phénomène éternellement renouvelé des
retournements d’alliances et des guerres qui succèdent fatalement aux intervalles de paix
52
.
Deux éléments peuvent être évoqués, dans l’œuvre de Rousseau, pour venir à l’appui de la
critique de la solution adoptée par Goldschmidt et pour montrer que celui-ci attribue à
Rousseau, sur la question des relations interétatiques, une conception beaucoup plus optimiste
que celle qui est véritablement retenue par Rousseau. Le premier de ces éléments se trouve
dans un texte du
Contrat social
qui, sans souligner particulièrement cet enjeu, nous apporte
cependant une indication essentielle concernant la théorie rousseauiste des rapports juridiques
entre États. Il s’agit du chapitre IX du livre I, intitulé « Du Domaine réel ». Dans ce chapitre,
Rousseau écrit :
« Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve
actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie. Ce n’est pas que par cet acte la
possession change de nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles du souverain. Mais
comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes que celles d’un particulier, la possession
publique est aussi dans le fait plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les
étrangers. Car l’État à l’égard de ses membres est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui dans
l’État sert de base à tous les droits ; mais il ne l’est à l’égard des autres puissances que par le droit de premier
occupant qu’il tient des particuliers
53
. »
La signification de ce texte (ou du moins l’une de ses significations) est la suivante. Le
territoire de l’État acquiert un statut juridique et devient ainsi un ensemble de propriétés, mais
52
On se souvient ici du texte des
Considérations sur la Pologne
cité plus haut : « Quand [les puissances]
trouveront [leur intérêt] à remplir leurs engagements, elles les rempliront ; quand elles le trouveront à les rompre,
elles les rompront : autant vaudrait n’en point prendre ».
53
Du Contrat social
, l. I, chap. IX,
O.C.
, III, p. 365.
- 16 -
ceci seulement aux yeux de ses propres membres : la seule cause de cette conversion du statut
du territoire (transformation d’une situation de fait en une situation de droit) est en effet que la
puissance publique, étant «incomparablement plus grande que celles d’un particulier»,
empêche
de facto
la libre appropriation de la terre par les particuliers et possède ainsi le
pouvoir d’assigner à tel ou tel la propriété assurée de telle ou telle portion du territoire (la
« possession » en devient « irrévocable »). Cependant ce changement de statut de la terre,
n’étant pas à proprement parler de droit naturel (comme l’a abondamment montré le
Discours
sur l’inégalité
54
), n’existe que dans la mesure où la puissance étatique trouve le moyen de la
garantir par la force. C’est pourquoi, en toute rigueur, elle reste une « possession », et ne
« devien[t pas] une propriété »
55
; et c’est surtout pourquoi ce statut juridique du territoire
national reste inexistant et sans signification, selon Rousseau, « pour les étrangers ». « Pour
les autres puissances », écrit-il encore, la présence d’un peuple sur un territoire ne relève
purement et simplement que d’un état de fait, celui résultant d’une « occupation » unilatérale,
que rien ne les oblige à respecter, sinon éventuellement la capacité factuelle de résistance du
peuple en question. Dans l’
Extrait du projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre
,
Rousseau est plus clair encore lorsqu’il écrit que « si l’on pouvait
remonter au droit solide et
primitif
, il y aurait peu de Souverains en Europe qui ne dussent rendre tout ce qu’ils ont »
56
.
On voit que c’est bien dans les analyses du
Discours sur l’inégalité
qu’il faut aller chercher
le fin mot de toute cette affaire. Si l’on en croit l’
incipit
de la seconde partie du
Discours
,
c’est du premier acte d’occupation unilatérale de la terre, parce qu’il n’a pas suscité la
réaction raisonnable qui aurait consisté à « arracher les pieux » et à s’en tenir à une jouissance
des fruits sans appropriation des fonds, que sont nées les sociétés politiques dont les
«crimes», les «guerres», les «meurtres» et les «misères» sont la conséquence
nécessaire
57
. De proche en proche, cette logique de l’appropriation de la terre, qui est
présentée par Rousseau comme une logique impérialiste et usurpatrice dès son origine,
modifie le destin de l’humanité en s’étendant nécessairement à toute la surface de la terre
58
et
54
V. notamment
Discours sur l’inégalité
, II
e
partie,
O.C.
, III, p. 164, 174 et 177.
55
V. notamment, sur cette distinction,
Du Contrat social
, l. I, chap. VIII,
O.C.
, III, p. 356.
56
Extrait du PPP
,
O.C.
, III, p. 569. je souligne. Le « droit solide et primitif » est le véritable « droit naturel »,
c’est-à-dire, selon les analyses du
Discours sur l’inégalité
, un droit excluant purement et simplement la
légitimité de toute appropriation de la terre. Ce qui signifie que la formulation de Rousseau (« il y aurait peu de
souverains en Europe qui ne dussent… ») doit s’entendre comme un euphémisme :
aucun
souverain ne pourrait
se soustraire à cette obligation. Mais à qui devraient-ils « rendre » ce qu’ils ont ? À
personne
: selon le droit
« solide et primitif », « les fruits sont à tous et […] la terre n’est à personne » (
Discours sur l’inégalité
, II
e
partie,
O.C.
, III, p. 164). Ce qui signifie que le droit « solide et primitif » supprimerait tout bonnement le concept même
de propriété foncière et, avec lui, celui de territoire.
57
Discours sur l’inégalité
, II
e
partie,
O.C.
, III, p. 164.
58
Ibid.
, p. 175.
- 17 -
en contraignant ainsi chaque peuple à défendre son territoire contre l’ambition potentielle de
tous les autres peuples.
C’est ici que le second élément que j’annonçais précédemment pour montrer la limite de
l’analyse de Goldschmidt doit être mentionné. Goldschmidt prend pour exemple de la
nécessaire reconnaissance juridique mutuelle des États le caractère «ridicule» que
posséderait, selon Rousseau, la prétention du conquistador Nuñez Babao prenant « possession
de la mer du sud et de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille »
59
.
Cette « folie de la monarchie universelle », écrit Goldschmidt, est « directement contraire » au
« concept originaire de société »
60
. Or c’est un peu vite oublier que cette figure de Nuñez
Balbao est précisément évoquée par Rousseau pour décrire la
réalité
des rapports de force
entre puissances, qui ne connaissent d’autres bornes que la puissance, et ce pour mieux
l’opposer aux bornes dans lesquelles, selon le « droit naturel raisonné »
61
, l’appropriation du
monde
devrait
se cantonner. Rousseau n’est évidemment pas dupe du fait que, en réalité,
l’appropriation du monde ne se cantonne jamais dans ces bornes posées par les exigences du
droit naturel
62
. Il sait bien que la prétention de Balbao – ou de conquérants concurrents, là
n’est pas la question –, pour délirante qu’elle soit du point de vue du droit naturel, a bien été à
l’origine d’une appropriation effective des territoires sud-américains. Et que, mieux encore,
c’est à la façon dont l’Amérique du sud a été appropriée par les couronnes d’Espagne et du
Portugal, quoique avec des proportions diverses, que toute la terre s’est trouvée peu à peu
accaparée, les premiers propriétaires ou conquérants proclamant à qui voulait bien les croire –
ou à qui n’avait pas les moyens de les contredire – : « ceci est à moi ».
Les rapports entre puissances souveraines sont donc, selon leur « concept originaire », pour
reprendre la formule de Goldschmidt, des rapports instables, fondés sur la convoitise
réciproque, et rien ne permet de supposer que ce rapport originaire doive par la suite se
convertir en rapport de reconnaissance créant de véritables obligations réciproques.
59
Idu Contrat social
, l. I, chap. IX,
O.C.
, III, p. 366. Cité et commenté par Goldschmidt,
op. cit.
, p. 592-593.
60
V. Goldschmidt,
op. cit.
, p. 593.
61
V.
Manuscrit de Genève
, l. II, chap. IV,
O.C.
, III, p. 329.
62
V. notamment
Discours sur l’inégalité
, II
e
partie,
O.C.
, III, p. 177 : les institutions que « le riche » propose à
ses congénères d’adopter lui sont « aussi favorable que le Droit ntaurel lui était contraire ». L’appropriation du
monde est cependant entérinée par ces institutions, produisant ainsi le fait politique et tout ce qui en découle
(notamment la guerre), mais elle n’est réalité pas conforme aux exigences définies par le droit naturel. Sur ce
point, v. B. Bachofen,
La Condition de la liberté
, chap. II,
op. cit.
, p. 131-138.
- 18 -
II – Réfutation de l’hypothèse d’un contrat social entre États
On a vu quel est l’enjeu de la possibilité d’un contrat social entre les États : il s’agit ni plus
ni moins de produire les conditions véritables d’une « paix perpétuelle », donc de supprimer
le
jus ad bellum
laissé à la discrétion des nations, afin, comme l’écrira Kant, de créer « une
situation cosmopolitique de sécurité publique des États » (
Idée d’une histoire universelle
, VII
e
proposition). On a également pu montrer que cette «sécurité publique» à l’échelle
internationale ne pouvait se concevoir sérieusement sans passer par l’institution d’une
souveraineté supra-étatique capable de sanctionner effectivement les éventuelles
transgressions des obligations réciproques des États.
Un tel projet est bien connu de Rousseau, puisqu’il a longuement travaillé sur les projets de
l’abbé de Saint-Pierre, dont il a proposé une présentation à la fois plus lisible que les
différentes versions qu’en avait rédigées Saint-Pierre, et partiellement modifiée afin de
donner, si l’on peut dire, toutes les chances à ce projet : Rousseau avoue volontiers, dans les
Confessions
, avoir mis du sien dans l’argumentation pour donner davantage de crédibilité au
projet de Saint-Pierre. Il n’en demeure pas moins qu’il estime nécessaire de marquer une
claire distance avec le
Projet de paix perpétuelle
en rédigeant, à côté de l’
Extrait
qu’il fait de
ce projet, un
Jugement
sur celui-ci, jugement dont la teneur consiste en une assez claire
affirmation du caractère chimérique des vues de l’abbé. Il ne peut s’agir ici de proposer une
lecture méthodique des textes de Rousseau sur le
Projet de paix perpétuelle.
Je me contenterai
de pointer ce qui me semble être les plus forts arguments produits par Rousseau contre
l’hypothèse même d’un tel projet.
On pourrait être tenté de ne retenir de la critique de Rousseau à, l’égard de Saint-Pierre que
la dénonciation de la naïveté de celui-ci lorsqu’il suppose que la rationalité joue un rôle
déterminant dans les choix politiques des monarques. Certes, comme d’autres en son temps,
Rousseau insiste particulièrement, lorsqu’il se penche sur le projet concret imaginé par Saint-
Pierre d’une ligue entre les États européens existants, sur l’obstacle que représente
l’irrationalité foncière des Princes, qui en renonçant à la guerre renonceraient au moyen
privilégié de satisfaction de leur amour de la puissance et surtout de leur amour-propre. Mais
il serait sans doute inexact de s’en tenir à ces considérations, dont la conséquence logique
serait que l’instauration des républiques permettrait de lever le principal obstacle au projet de
Saint-Pierre. On sait que c’est effectivement une des thèses que Kant mettra en avant sur ce
point : les peuples souffrant davantage des guerres que les monarques, on aurait toutes les
raisons d’espérer qui résulte, de la diffusion progressive du régime républicain, un
- 19 -
mouvement progressif vers le désir de paix, conséquence d’une lassitude des souffrances
engendrées dans les populations par les guerres répétées
63
.
Rousseau ne néglige certes pas la différence de l’état de la question selon que l’on se place
dans l’hypothèse d’une monarchie ou d’une république
64
, mais il se trouve que, contre toute
attente, il refuse la facilité de voir dans cette question du régime politique la clé de l’espérance
que nous pouvons nourrir quant à l’avènement d’un veritable ordre juridique international.
L’universalisation du modèle républicain ou démocratique n’est pas, pour Rousseau, la
garantie d’une pacification des relations entre les États. Il écrit en effet, dans le
Discours sur
l’économie politique
, qu’« il n’est pas impossible qu'une république bien gouvernée fasse une
guerre injuste »
65
; et dans l’
Extrait du Projet de paix perpétuelle
, que « la raison sans guide
assuré, se pliant toujours vers l’intérêt personnel
dans les choses douteuses
, la guerre serait
encore inévitable,
quand même chacun voudrait être juste
»
66
.
Ce dernier énoncé, dont les conséquences sont majeures, doit être mis en relation avec les
acquis des analyses des
Principes du droit de la guerre
67
. On trouve en effet dans ce texte une
description d’une grande finesse et d’une grande portée des rapports qu’entretiennent
« naturellement » les puissances étatiques, indépendamment de la forme des régimes et des
intentions, bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, qui président à la politique extérieure des
63
« La nature a donc utilisé une fois de plus l’incompatibilité des hommes et même l’incompatibilité entre
grandes sociétés et corps politiques auxquels se prête cette sorte de créatures, comme un moyen pour forger au
sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. Ainsi, par le moyen des guerres, des
préparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la misère qui s’ensuit intérieurement pour chaque
État, même en temps de paix, la nature, dans des tentatives d’abord imparfaites, puis finalement, après bien des
ruines, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur radical de leurs forces, pousse les États à faire ce
que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu’il leur en coutât d’aussi tristes épreuves, c’est-à-dire à
sortir de l’état anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une
Société des Nations.
Là, chacun, y compris le plus
petit État, pourrait attendre la garantie de sa sécurité et de ses droits non pas de sa propre puissance ou de la
propre appréciation de son droit, mais uniquement de cette grande
Société des Nations
(
Fœdus Amphyctionum
),
c’est-à-dire d’une force unie et d’une décision prise en vertu des lois fondées sur l’accord des volontés. Si
romanesque que puisse paraître cette idée, et bien qu’elle ait été rendue ridicule chez un abbé de Saint-Pierre ou
un Rousseau (peut-être parce qu’ils en croyaient la réalisation toute proche), telle est pourtant bien l’issue
inévitable de la misère où les hommes se plongent les uns les autres, et qui doit forcer les États à adopter la
résolution (même si ce pas leur coûte beaucoup) que l’homme sauvage avait accepté jadis tout aussi à
contrecœur : résolution de renoncer à la liberté brutale pour chercher repos et sécurité dans une institution
conforme à des lois. » (Kant,
Idée d’une histoire universelle
, VII
e
Proposition, Trad. St. Piobetta, rééd. GF 1990,
p. 79-80.)
64
V. notamment
Principes du droit de la guerre
, p. 272.
65
.
Discours sur l’économie politique
,
OC
, III, p. 246.
66
Extrait du PPP,
O.C.
, III, p. 569. Je souligne.
67
La datation exacte des
Principes du droit de la guerre
est incertaine. B. Bernardi et G. Silverstrini estiment
qu’elle remonte à 1755-1756, juste avant les travaux sur l’abbé de Saint-Pierre, alors que les précédents éditeurs
avaient vu dans les textes sur le droit de la guerre la conséquence du travail sur les manuscrits de Saint-Pierre
(entre 1756 et 1758). Quoiqu’il en soit, ces deux ensemble de textes, qui suivent presque immédiatement la
publication du
Discours sur l’inégalité
puis du
Discours sur l’économie politique
, sont très raprochés dans le
temps et ont en commun de contribuer à la formation des idées de Rousseau qui aboutira à la rédaction du
Contrat social.
- 20 -
États. C’est en effet une des caractéristiques remarquables de ce texte que de proposer une
théorie des relations interétatiques faisant abstraction de toutes les « mauvaises raisons » de
faire la guerre, telles que la convoitise ou l’amour-propre, raisons dont pourtant Rousseau, à
l’évidence, n’ignore rien. Dans les
Principes du droit de la guerre
, un peu à l’image de la
façon dont il procède dans le
Contrat social
, et pour les mêmes raisons, Rousseau choisit
d’ignorer tous les mobiles manifestement irrationnels de l’action pour s’en tenir, par
hypothèse, à l’examen de la « nature des choses » tel qu’il découlerait d’une pure et simple
mise en œuvre d’exigences rationnelles. « Il s’agit moins ici d’histoire et de faits, écrit
Rousseau, que de droit et de justice, et […] je veux examiner les choses par leur nature plus
tôt que par nos préjugés »
68
. Le procédé est le même que dans le
Contrat social
, qui choisit,
pour penser la fondation rationnelle de l’État, d’« ignorer » délibérément les acquis d’autres
textes de Rousseau, notamment ceux du
Discours sur l’inégalité
, sur l’origine empirique des
sociétés politiques, pour se consacrer à l’hypothèse d’un fondement purement rationnel de
l’obligation politico-juridique
69
.
Il y a cependant ici une différence majeure. Le
Contrat social
, quoiqu’en y mettant de
nombreuses conditions et avec la plus grande prudence, présente l’institution du contrat social
interindividuel et l’instauration d’une forme républicaine légitime (avec une peuple
véritablement souverain) comme étant non seulement une possibilité non absurde de mise en
forme de l’ordre politique, mais, mieux encore, comme la vérité fondatrice (quoique le plus
souvent corrompue) de tout État constitué
70
. En revanche, les
Principes du droit de la guerre
,
qui partent pourtant délibérément de l’hypothèse la plus optimiste en choisissant de ne retenir
que les motifs rationnels de conduite extérieure des nations, montrent non seulement le
caractère nécessaire et structurel de l’«état de guerre»
71
entre États, mais surtout
l’impossibilité de concevoir un basculement de cet état de nature / état de guerre vers un état
de droit – selon le modèle hobbesien du pacte social entre individus, modèle dont s’inspirera
68
Principes du droit de la guerre
, p. 272.
69
« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. […] Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore.
Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir répondre à cette question. » (
Du Contrat social
, l. I, chap.
I,
O.C.
, III, p. 351.)
70
V. Sur ce point notamment
Lettres de la Montagne
, VI
e
Lettre,
O.C.
, III, p. 811 ;
Discours sur l’inégalité
,
Préface,
O.C.
, III, p. 127 ;
Émile
, l. V, O.C
.
, IV p. 849.
71
Rousseau distingue, dans les
Principes du droit d la guerre
, « guerre » et « état de guerre » dans les termes
suivants : « Quand on se tient reciproquement en haleine par de continuelles hostilités, c’est proprement ce que
l’on appelle faire la guerre. Au contraire quand deux ennemis déclarés demeurent tranquilles et ne font l’un
contre l’autre aucun acte offensif, leur relation ne change pas pour cela ; mais tant qu’elle n’a point d’effet
actuel, elle s’appelle seulement état de guerre » (p. 268).
- 21 -
explicitement Kant pour donner au projet de Saint-Pierre un caractère moins chimérique
72
.
Rousseau, dans les
Principes du droit de la guerre
, applique de façon méthodique aux
relations d’État à État les schèmes du calcul rationnel que Hobbes applique aux individus.
Après avoir réfuté la thèse d’une origine « naturelle » et pré-politique de la guerre (la guerre
n’existe, dit Rousseau, qu’entre États et parce qu’il y a des États), il montre en outre que les
États ne peuvent pas ne pas être soit en guerre, soit dans cet état de guerre larvé qu’est l’« état
de guerre ». Mais plus profondément, et plus subrepticement, il montre qu’à la différence de
l’état de guerre décrit par Hobbes entre les individus, cet état de guerre entre États n’a aucune
chance de se dépasser en un désir de paix et en une instauration volontaire d’institutions
politico-juridiques garantes de la paix.
Je me propose de détailler ici rapidement les différents moments de la démonstration
rousseauiste. Rousseau souligne tout particulièrement – c’est le cœur de son raisonnement –
un élément du problème que négligera Kant : la différence de nature entre les individus et les
États, différence de nature qui change entièrement les calculs rationnels susceptibles de
déterminer les rapports entre les États :
« L’homme a un terme de force et de grandeur fixé par la nature et qu’il ne saurait passer. De quelque
sens qu’il s’envisage, il trouve toutes ses facultés limitées. […]
L’État au contraire étant un corps artificiel n’a nulle mesure déterminée, la grandeur qui lui est propre est
indéfinie. »
73
Cette différence produit mécaniquement un certain nombre d’effets qui tous contribuent à
récuser la pertinence de l’extrapolation du modèle du contrat social interindividuel au contrat
social entre États. Rousseau commence par montrer que la nature même des relations
interétatiques produit nécessairement un état de défiance réciproque dont la conséquence est
l’« état de guerre » comme relation nécessaire et indépassable entre les États. Comme l’avait
montré Hobbes, l’une des causes majeures de la guerre est la supposition des intentions
hostiles d’autrui (celles-ci étant par définition indiscernables), supposition qui entraîne, à titre
72
Dans l’
Idée d’une histoire universelle
, Kant, résumant les théories classiques (notamment hobbesienne) du
contrat social, rappelle que si, à l’intérieur de chaque nation, une autorité souveraine garante du droit se met
nécessairement en place, c’est en raison de l’« insociable sociabilité » des hommes et de la crainte qu’ils
éprouvent les uns à l’égard des autres (IV
e
Proposition) ; or un tel processus, un accord « pathologiquement
extorqué » aux hommes par la nature, doit avoir lieu aussi entre les peuples, las des dangers et des destructions
de la guerre: «les maux qui découlent de [la guerre] contraignent notre espèce à imaginer une loi de
compensation en face de cette opposition […] que manifestent nombre d’États vivant côte à côte, et, pour donner
du poids à cette loi, à introduire une force unifiée, et par suite une situation cosmopolitique de sécurité publique
des États »(VII
e
proposition).
73
Principes du droit de la guerre
, p. 274
- 22 -
préventif, sinon l’attaque, du moins la préparation à la guerre. Or ce schéma se retrouve dans
les rapports entre les États, produisant des effets encore plus radicaux et surtout
interminables :
« [La] sûreté, [la] conservation [de l’État]
demandent
qu’il se rende plus puissant que tous ses voisins
[…]. Il est forcé de se comparer sans cesse pour se connaître ; il dépend de tout ce qui l’environne et
doit
prendre intérêt à tout ce qui s’y passe
, car
il aurait beau vouloir se tenir au dedans de lui sans rien gagner ni
perdre
il devient petit ou grand faible ou fort, selon que son voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou
s’affaiblit »
74
.
On comprend ici pourquoi, selon la formule de l’
Extrait du Projet de paix perpétuelle
,
« dans les choses douteuses, la guerre serait encore inévitable,
quand même chacun voudrait
être juste
». La puissance et même l’existence de chaque État étant non pas des donnés
absolus, mais entièrement indexés sur l’existence et le comportement des puissances qui
l’environnent, chaque État, même s’il ambitionnait de « se tenir au dedans de lui sans rien
gagner ni perdre », sera nécessairement conduit à « prendre intérêt » au jeu des puissances
géo-stratégiques et à en intégrer la donne dans ses relations externes. Les intentions des autres
États étant toujours imprévisibles («douteuses»), et la sûreté de chaque État, comprise
comme simple désir de garantir les droits et la liberté de ses membres, étant tributaire des
possibles entreprises belliqueuses des autres États, il est nécessaire – et ce, même sans faire
intervenir aucune logique belliciste, ni nationaliste ni impérialiste –, que chaque État se
prépare à la guerre, voire, dans certains cas, mène des guerres préventives. On voit bien la
suite de ce raisonnement : cette attitude préventive a toutes les raisons de susciter chez ses
voisins, en retour, une légitime inquiétude qui leur fera faire le même raisonnement,
confirmant ainsi la peur première et entraînant en définitive la perpétuation de l’état de guerre,
voire la guerre en actes. Chacun finit par considérer légitimement que son existence est
incompatible avec celle de ses voisins. La peur de la guerre engendre l’état de guerre et la
guerre effective. La guerre est l’exemple parfait de l’hypothèse auto-réalisatrice.
Mais Rousseau va plus loin : jusqu’ici, rien n’interdit de concevoir, dans les relations
interétatiques, un raisonnement comparable à celui que, selon Hobbes, les individus font dans
l’état de nature et qui les conduit à établir entre eux un contrat social. On va voir que la
description rousseauiste de la différence de nature entre individus et États interdit précisément
cette extrapolation du contrat social interindividuel au contrat social interétatique. Hobbes
montre que l’état de nature / état de guerre est une situation intenable pour les individus pour
74
Ibid.
- 23 -
la raison suivante. Alors que, dans l’indépendance de l’état de nature, les hommes peuvent
croire dans un premier temps que l’absence de droit supra-individuel multiplie leurs chances
d’accroître leur puissance et leur jouissance, et est donc favorable à leur désir d’inégalité, ils
font rapidement l’expérience de leur égalité foncière, égalité qui ne doit pas être conçue
comme une égalité morale, mais, beaucoup plus trivialement, comme une égalité factuelle,
une égalité dans la fragilité
75
. Aucun homme, aussi relativement puissant soit-il, ne peut
espérer durablement résister aux entreprises hostiles des autres hommes en l’absence de la
protection d’une instance politico-juridique souveraine. Or Rousseau montre précisément que
la question de se pose pas du tout dans les mêmes termes pour les États. De l’argument déjà
mentionné, à savoir que « l’État […] étant un corps artificiel n’a nulle mesure déterminée, la
grandeur qui lui est propre est indéfinie », on doit tirer la conséquence décisive suivante :
« l’inégalité […] des sociétés peut croître incessamment jusqu’à ce qu’une seule absorbe
toutes les autres. »
76
Tout un pan du schème contractualisme hobbesien s’effondre pour cette raison dans les
relations interétatiques. Alors que, comme le montre Hobbes, aucun individu ne peut espérer
raisonnablement se maintenir en sécurité dans l’état de nature, il n’y a rien d’absurde à ce
qu’une société politique donnée estime envisageable de jouir, par le seule effet de la
disproportion de sa puissance par rapport à celle de ses voisines, d’une sécurité durable
reposant sur une paix dont elle dicterait unilatéralement les clauses (selon les modèles, par
exemple, de ce que l’on appelait dans l’Antiquité la
pax romana
, et de ce que l’on appelle
parfois aujourd’hui la
pax americana
). Dans ce cas de figure, une juridicisation apparente des
rapports entre États peut certes s’établir, elle n’est en réalité qu’un état de guerre déguisé.
Dans les
Principes du droit de la guerre
, après avoir évoqué « [les] divers moyens dont on
peut affaiblir un état et […] ceux dont la guerre semble autoriser l’usage pour nuire à son
ennemi», Rousseau évoque«[les] traités dont quelqu’un de ces moyens sont des
conditions», et précise sans ambiguïté la véritable valeur juridique que l’on peut leur
accorder : « que sont au fond de pareilles paix, sinon une guerre continuée avec d’autant plus
75
« La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la
réciproque volonté qu’ils ont de nuire. Ce qui fait que ni nous ne pouvons attendre des autres, ni nous procurer à
nous-mêmes quelque sûreté. Car si nous considérons des hommes faits, et prenons garde à la fragilité de la
structure du corps humain (sous les ruines duquel toutes les faculté, les forces, et la sagesse, qui nous
accompagnent demeurent accablées) et combien aisé il est au plus faible de tuer l’homme du monde le plus
robuste, il ne nous restera point de sujet de nous fier à nos forces, comme si la nature nous avait donné par là
quelque supériorité sur les autres. Ceux-là sont égaux, qui peuvent choses égales. Or ceux qui peuvent ce qu’il y
a de plus grand et de pire, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales. Tous les hommes donc sont naturellement
égaux. (
Le Citoyen
, l. I, chap. I, § III, trad. Sorbière).
76
Principes du droit de la guerre
, p. 274
- 24 -
de cruauté que l’ennemi vaincu n’a plus le droit de se défendre ? »
77
De même, dans le
Projet
de constitution pour la Corse
, il dit des « alliances » et des « traités » bilatéraux que « tout
cela peut lier le faible au fort et ne lie jamais le fort au faible »
78
. Or, comme il existe toujours,
à un moment donné des rapports de forces stratégiques, au moins une puissance pouvant sans
absurdité nourrir l’ambition d’imposer les conditions d’une paix impérialiste (« [l’inégalité]
des sociétés peut croître incessamment jusqu’à ce qu’une seule absorbe toutes les autres »), la
logique du basculement dans un ordre juridique supra-étatique est privée d’une de ses
principales ressources, à savoir l’égalité de toutes les parties dans la crainte d’être détruites.
Rousseau formule cette idée encore plus clairement, dans une lettre à Malesherbes du 5
novembre 1760, en la rattachant explicitement à la problématique de l’instauration d’un droit
des gens qui ne serait pas chimérique :
« Je remarquerai […] qu’existent sur le droit des gens beaucoup de maximes incontestées, lesquelles sont
pourtant et
seront toujours vaines et sans effet dans la pratique parce qu’elles portent sur une égalité
supposée entre les États comme entre les hommes
, principe qui n’est vrai pour les premiers ni de leur
grandeur ni de leur forme […]. Le droit naturel est le même pour tous les hommes, qui tous ont reçu de la
nature une mesure commune, et des bornes qu’ils ne peuvent passer ; mais le droit des gens, tenant à des
mesures d’institutions humaines et qui n’ont point de terme absolu, varie et doit varier de nation à nation.
Les
grands États en imposent aux petits et s’en font respecter
[…]. »
79
Mais l’analyse de Rousseau ne s’en tient pas là. On pourrait en effet être tenté, de cette
thèse de la disproportion des puissances, tirer une conséquence à la fois cynique et
relativement rassurante : si la paix ne repose pas sur des principes juridiques véritables, du
moins elle peut être établie, de façon « impure », par l’intérêt des plus grandes puissances, qui
serait le plus souvent la stabilité internationale. Or Rousseau dénonce également cette illusion,
en montrant qu’en réalité la hiérarchie des puissances est nécessairement instable et
constamment remise en cause par le jeu des calculs géo-stratétiques. Il souligne notamment
que la « puissance » d’un État est une notion très trompeuse, et ce pour deux raisons. D’abord
elle ne peut se mesurer de façon absolue, mais seulement relative : « la grandeur du corps
politique étant purement relative,
il est forcé de se comparer sans cesse pour se connaître
; il
dépend de tout ce qui l’environne et […] il devient petit ou grand faible ou fort, selon que son
voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou s’affaiblit. »
80
À chaque instant, un État, qu’il
77
Id.
, p. 278
78
Projet pour la
Corse,
O.C.
, III, p. 903.
79
Lettre à Malesherbes
du 5 novembre 1760,
Correspondance complète
, t. VII, Lettre 1152, p. 297. Je souligne.
80
Principes du droit de la guerre
, p. 274.
- 25 -
soit petit ou grand, doit s’attendre à voir sa relative tranquillité être remise en cause par les
ambitions d’autres États tendant, par leurs forces propres ou en se coalisant pour la
circonstance, à le détruire ou à l’affaiblir. Ensuite et surtout, la relativité de la puissance de
l’État tient au fait que celle-ci ne peut se réduire à des données simplement quantitatives
comme l’étendue de son territoire, le nombre de sa population ou la puissance militaire dont il
dispose. La détermination plus ou moins forte des membres de l’État à le défendre, voire à
l’entraîner dans des entreprises guerrières, joue également un rôle décisif ; et Rousseau en tire
même une sorte de « loi » concernant la mesure des puissances respectives des différents États
concurrents :
« Que l’on considère combien, dans l’agrégation du corps politique, la force publique est inférieure à la
somme des forces particulières, combien il y a, pour ainsi dire, de frottement dans le jeu de toute la machine
et l’on trouvera que toute proportion gardée l’homme le plus débile a plus de force pour sa propre
conservation que l’Etat le plus robuste n’en a pour la sienne.
Il faut donc pour que cet État subsiste que la vivacité de ses passions [
i.e.
des passions civiques] supplée à
celle de ses mouvements, et que sa volonté s’anime autant que son pouvoir se relâche. C’est la loi
conservatrice que la nature elle même établit entre les espèces et qui les maintient toutes malgré leur
inégalité. C’est aussi […] la raison pour quoi les petits États ont à proportion plus de vigueur que les grands,
car la sensibilité publique n’augmente pas avec le territoire : plus il s’étend, plus la volonté s’attiédit, plus les
mouvements s’affaiblissent et ce grand corps surchargé de son propre poids, s’affaisse, tombe en langueur et
dépérit. »
81
Ce mixte étrange d’égalité et d’inégalité qui régit les rapports entre puissances étatiques,
dont les éléments constitutifs sont en outre hétérogènes, explique que la rivalité guerrière soit
sans cesse relancée et qu’elle ne puisse jamais se stabiliser, ni par un renoncement multilatéral
à toute hostilité, ni par une « équilibre » relatif des puissances
82
, ni par une hiérarchie plus ou
moins définitive établie entre les puissances.
III – Le
jus in bello
, ou l’immanence du droit politique dans la pratique de la guerre
Je traiterai rapidement, pour finir, de cet étrange objet, à la fois plus approfondi qu’on ne
l’a cru longtemps, et malgré tout inachevé, qu’est la réflexion de Rousseau sur le
jus in bello.
81
Id.
,. p. 275.
82
Cette thèse de la paix par l’« équilibre des puissances » est, on le sait, une des grandes utopies de l’ambition
diplomatique européenne depuis le XVII
e
siècle jusqu’à nos jours.
- 26 -
Les
Principes du droit de la guerre
proposent en effet à la fois, comme on l’a vu, une
démonstration quasiment apodictique de l’impossibilité du dépassement historique de l’état de
guerre entre États, donc de l’établissement de relations juridiques non chimériques entre les
États, et en même temps les principes d’un droit s’appliquant aux modalités de la conduite de
la guerre. Je chercherai à montrer que ces deux aspects ne sont pas contradictoires, à condition
de comprendre rigoureusement le sens donné par Rousseau aux principes du
jus in bello.
La logique de la démonstration de Rousseau est parfaitement fidèle aux acquis de l’analyse
du concept de guerre au début des
Principes
: puisque la guerre est une volonté réciproque de
s’entre-détruire, et puisque la guerre ne peut opposer que des États, les modalités de la guerre
doivent être dérivées de la modalité d’existence des États. Qu’est-ce donc, demande
Rousseau, que supprimer l’existence de l’État ? L’ordre des choses, en matière de guerre, est
fondé sur la nature des Etats, puisqu’il est acquis que la guerre vise à détruire l’État ennemi.
Or Rousseau affirme, non comme une vérité normative, mais comme une vérité factuelle, que
« c’est du pacte social que le corps politique reçoit l’unité et le moi commun » et que « les
seules actions […] qu’on peut lui imputer sont dictées par la volonté générale »
83
. Si la guerre
a pour but de détruire l’Etat ennemi, son objet doit être principiellement de détruire le seul
véritable principe conservateur de l’Etat, ce qui lui donne « vie », à savoir le pacte social (que
l’on peut entendre ici,
a minima
, comme la volonté, commune à un peuple, plus ou moins
consciente, plus ou moins fondée, plus ou moins déterminée, d’exister comme corps politique
déterminé.) De là une des thèses majeures des
Principes du droit de la guerre
, qui éclaire par
contre-coup tout le travail d’élucidation préalable sur la guerre : la guerre est une lutte à mort
entre des êtres doués de raison, mais ces êtres doués de raison ne pouvant être que des États
(ou des puissances instituées), la « mort » dont il s’agit prend une signification entièrement
nouvelle : détruire l’ennemi signifie détruire l’État, c’est-à-dire une personne morale, un
« être de raison », et plus particulièrement détruire le pacte social. C’est pourquoi la « lutte à
mort » n’implique pas nécessairement la volonté de détruire des réalités sensibles (tuer des
hommes, dévaster ou piller un territoire) ; il n’est même pas inconcevable, comme le dit à
plusieurs reprises Rousseau dans ce texte et dans le
Contrat social
, que l’État soit détruit
(donc que la guerre soit gagnée), sans qu’un seul homme ne soit tué (« on peut […] faire [la
guerre] sans ôter la vie à personne »
84
, puis « Si le pacte social pouvait être tranché d’un seul
coup, […] l’état serait tué, sans qu’il mourut un seul homme »
85
).
83
Principes du droit de la guerre
, p. 276.
84
Id.
, p. 279
85
Id.
, p. 280.
- 27 -
Cette définition du but principiel de la guerre va être utilisée en deux temps par Rousseau.
Dans un premier temps, il montre que les belligérants, le plus souvent, cherchent à réaliser ce
but par des voies détournées qui les conduisent, en définitive, à perdre de vue le but lui-
même : les abus dans le
jus in bello
sont le signe de ce qu’en prétendant faire la guerre on fait
en réalité autre chose, que Rousseau nomme « brigandage », et qui ne relève plus du tout de la
nécessité rationnelle dont la guerre peut se prévaloir. Dans un second temps, il reviendra sur
le but principiel de la guerre pour montrer comment la stricte exigence de fidélité logique (et
non morale) aux conséquences dérivées de la poursuite de ce but induisent une façon de faire
la guerre qui, sans supprimer ce que la guerre peut avoir de violent, maintiennent cependant
cette violence dans les limites de la stricte nécessité. On n’est alors pas dans une
problématique de « tempérament » des pratiques guerrières, tels que les conçoivent Grotius et
Pufendorf, tempéraments fondés sur une exigence morale : on est dans une problématique de
stricte cohérence entre la fin et les moyens.
Rousseau montre comment l’abus s’introduit «insensiblement», c’est-à-dire comment
c’est de l’ordre « naturel » des relations interétatiques et de l’idée rigoureuse de la guerre que
dérive, par glissements d’idées et sophismes, une dénaturation de la guerre. Le principe de ce
glissement insensible de la guerre au brigandage est contenu dans la remarque suivante : « [le]
pacte [social] n’est point une charte en parchemin qu’il suffise de déchirer pour le détruire, il
est écrit dans la volonté générale et c’est là qu’il n’est pas facile de l’annuler. Ne pouvant
donc d’abord diviser le tout on l’atteint par ses parties. »
86
Dans un premier temps, ces
pratiques coutumières de la guerre sont simplement présentées comme des moyens détournés,
mais justifiés par leur finalité, d’atteindre le but rationnel de la guerre : « Si le corps est
invulnérable on blesse les membres pour l’affaiblir. Si l’on ne lui peut ôter l’existence on
altère au moins son bien être, si l’on ne peut arriver au siége de la vie, on détruit ce qui la
maintient : on attaque le gouvernement, les lois, les mœurs, les biens, les possessions, les
hommes, il faut bien que l’état périsse quand tout ce qui le conserve est anéanti.»
87
Cependant la thèse essentielle apparaît rapidement : l’utilisation de ces moyens détournés
conduit insensiblement à perdre de vue la finalité même de la guerre. Ces voies détournées
pour atteindre le but de la guerre sont le plus souvent l’occasion, en même temps que l’indice,
d’un détournement du principe même de la guerre. La suite du passage est particulièrement
significative: «Tous ces moyens sont employés ou peuvent l’être dans la guerre d’une
puissance à une autre, et
ils sont souvent encore les conditions imposées par le vainqueur
86
Id.
, p. 276.
87
Ibid.
- 28 -
pour continuer de nuire au vaincu désarmé
.
Car l’objet de tout le mal qu’on fait à son ennemi
par la guerre est de le forcer à souffrir qu’on lui en fasse encore plus par la paix.
»
88
« Continuer de nuire au vaincu désarmé », « forcer [son ennemi] à souffrir qu’on lui […]
fasse encore plus [de mal] par la paix », imposer des traités léonins qui ne sont que des
« guerres continuées » contre un « ennemi vaincu [qui] n’a plus le droit de se défendre »,
voilà qui ne se justifie absolument pas par la nécessité de supprimer un danger vital. Les
hostilités s’avèrent, lorsqu’elles prennent cette forme, avoir pour enjeu une lutte pour le bien-
être et donc pour motif une « basse avidité », la guerre « dégénère en brigandage et d’ennemis
et guerriers on devient peu à peu tyrans et voleurs ».
La plupart des exemples donnés par Rousseau de moyens détournés aboutissant à dénaturer
la guerre consistent en des activités de prédation visant non le corps politique en tant que tel,
mais les particuliers considérés comme personnes privées. Les « éléments » du corps politique
auxquels on s’attaque faute de pouvoir s’attaquer au principe du corps politique sont bien
souvent les constituants de la population civile, qui pourtant en tant que telle ne peut être
considérée comme un ennemi constituant un danger vital ; et qui n’est en réalité visée que
parce qu’elle représente un source de richesse et de puissance : Rousseau évoque comme
pratiques coutumières de cette guerre glissant dans le brigandage les «contributions
pécuniaires en marchandises et en denrées», le «territoire enlevé» et les «habitants
transplantés », le « tribut annuel des hommes », les « captifs […] sacrifi[és] », la réduction en
esclavage, la suppression de la « liberté du commerce »
89
.
Il est intéressqnt de noter ici qu’une grande partie de ces usages en pratique dans la guerre,
laissant deviner une perversion de sa fin propre, sont précisément ceux que Grotius et
Pufendorf considèrent comme autorisés par le droit des gens. Le livre III, chap. I à X du
Droit
de la guerre et de la paix
et ainsi que le livre VIII, chap. V, notamment § XIII et XV à XXI
du
Droit de la nature et des gens
intègrent dans les pratiques autorisées par le droit des gens
non seulement le meurtre des ennemis désarmés mais aussi la terreur, le massacre des
populations civiles (y compris les femmes et les enfants), la prise d’otages, le pillage des
biens, qu’ils soient privés ou publics, l’occupation ou la dévastation du territoire, enfin
l’asservissement des populations vaincues. Pufendorf se contente pour l’essentiel de renvoyer
sur ces points, sans y apporter plus que quelques nuances de détail, aux développements de
Grotius. Il en justifie même le principe de façon plus appuyée que Grotius : si celui-ci écrit
que « tout est permis contre un ennemi » (l. III, chap. IV, § XVIII-3), Pufendorf affirme de
88
Id.
, p. 277.
89
Id.
, p. 277-278.
- 29 -
son côté que « l’ennemi, […] en prenant les armes contre nous, […] nous a donné une
permission sans bornes d’exercer contre lui toutes sortes d’actes d’hostilité » (l. VIII, chap. V,
§ XVI, p. 470) et que « l’état de guerre donn[e] par lui-même le droit de pousser à l’infini les
actes d’hostilité » (l. VIII, chap. VII, § 2, p. 476).
Certes, pour rendre justice à la pensée de ces deux auteurs, il faut préciser que Grotius
développe, sur cinq chapitres (l. III, chap. XI à XVI) les « tempéraments » qui doivent être
apportés à ce droit coutumier de la guerre – Pufendorf, quant à lui, se contente là encore d’une
brève allusion, sans précision de contenu, à ces développements de Grotius sur les
«tempéraments» (l. VIII, chap. V, §VII, p. 461). Ces «tempéraments» consistent
notamment à faire preuve de clémence à l’égard des vaincus, à épargner les suppliants, ceux
qui n’ont pas été cruels au combat, les enfants, les prêtres, les laboureurs, les marchands et les
animaux, à ne pas commettre de violences et de destructions inutiles, à ne s’emparer des biens
qu’en proportion des dommages que l’on considère avoir subis, à se comporter avec bonté
avec les esclaves. Mais Grotius précise que ces tempéraments ont pour fondement la « justice
intérieure » (l. III, chap. XI, § II), l’« humanité » (l. III, chap. XII, § IV-4 et
passim
) ou encore
la « charité », en précisant notamment que « les règles de la charité s’étendent plus loin que
celles du droit » (l. III, chap. XIII, § 1V-1). Il invoque également la nécessité d’éviter la
« sottise » d’une violence sans profit (l. III, chap. XII, § I-2). Pufendorf de même s’en remet à
la « conscience » des belligérants pour évaluer de façon juste les limites du droit à la
destruction et aux représailles (l. VIII, chap. V, § XV, p. 468) et tempère le principe du « droit
de pousser à l’infini les actes d’hostilité» en se référant à «l’usage reçu des Nations
civilisées », qui « a établi en faveur de la gloire des armes, et pour l’honneur des Guerriers et
des Conquérants », des obligations qui « réduisent en art les lois de la Guerre » : « dans
l’intérêt du Genre humain », précise-t-il, il convient de permettre à l’ennemi d’enterrer ses
morts, de respecter les porteurs de passeports, les marchands et les « innocents » (l. VIII,
chap. VII, §II, p. 476). Mais on voit bien la différence majeure entre le statut de ces
« tempéraments » et celui que Rousseau donne à ses propres principes du
jus in bello
: ceux-ci
ne reposent pas sur une exigence morale tendanciellement contradictoire avec la logique
propre de la guerre, mais au contraire sur le lien apodictique qui permet de déduire, de la
raison d’être de la volonté guerrière, les moyens qu’elle exige et qu’elle autorise.
Une dernière remarque sur ce parallèle entre le droit de la guerre dans les versions de
Grotius et de Pufendorf et celui de Rousseau : celui-ci nomme « brigandage » la perversion de
la guerre en entreprise de prédation et de domination. Or la différence entre guerre et
brigandage se trouve également chez Grotius et Pufendorf, mais avec une toute autre
- 30 -
signification et une toute autre portée. On peut même considérer, à certains égards, que cette
différence dans l’usage de la notion de brigandage contient, si on en développe l’entière
signification, toute l’originalité de l’analyse rousseauiste. Il est frappant, lorsqu’on lit Grotius
et Pufendorf, qu’une des lignes de partage essentielles entre les actes d’hostilité qui sont
autorisés ou non par le droit des gens repose sur l’identification des auteurs de ces actes. Le
même acte (par exemple une prise de butin) sera considéré comme acte de «guerre
solennelle» et à ce titre créateur d’un droit véritable, ou au contraire comme simple
brigandage dépourvu de valeur et de garantie juridiques, selon qu’il sera le fait soit d’un État
souverain, soit d’une troupe de brigands, de pirates ou de pillards (v. notamment Grotius, l.
III, chap. III, § I à III). En d’autres termes, la distinction entre le brigand et le soldat légitime
précède
l’acte et le qualifie
indépendamment de son contenu
: est légal, du point de vue du
droit des gens, ce qui se fait au nom et dans l’intérêt d’un État. Rousseau, si l’on peut dire,
inverse la charge de la preuve : c’est la nature des actes d’hostilité qui identifie leurs auteurs
comme brigands ou comme belligérants légitimes. Derrière ce renversement se joue ni plus ni
moins que le statut philosophique de l’État : alors que Grotius et Pufendorf absolutisent la
distinction entre État et troupe de brigands, supposant l’existence, entre ces deux types de
sociétés, d’une différence primitivement donnée et pour ainsi dire axiomatique, Rousseau
relativise cette distinction, fait trembler les lignes de partage et inscrit l’ordre étatique dans un
régime de radicale contingence. Il se révèle d’ailleurs en cela très fidèle à l’usage augustinien
de cette classique comparaison entre société politique et troupe de brigands
90
.
90
« Sans la justice, en effet, les royaumes sont-ils autre chose que de grandes troupes de brigands ? Et qu’est-
ce qu’une troupe de brigands, sinon un petit royaume ? Car c’est une réunion d’hommes où un chefs commande,
où un pacte social est reconnu, où certaines conventions règlent le partage du butin. Si cette troupe funeste, en se
recrutant de malfaiteurs, grossit au point d’occuper un pays, d’établir des postes importants, d’emporter des
villes, de subjuguer des peuples, alors elle s’arroge ouvertement le titre de royaume, titre qui lui assure non pas
le renoncement à la cupidité, mais la conquête de l’impunité. C’est une spirituelle et juste réponse que fit à
Alexandre le Grand ce pirate tombé en son pouvoir. “À quoi penses-tu, dit le roi, d’infester la mer ? – À quoi
penses-tu d’infester la terre ? répond le pirate avec une audacieuse liberté. Mais parce que je n’ai qu’un frêle
navire, on m’appelle corsaire, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant” » (Augustin,
Cité de
Dieu
, livre IV, § IV, trad. Louis Moreau revue par Jean-Claude Eslin. Points-Seuil, 1994, p. 167.)
On notera que c’est encore à la lumière du
Discours sur l’inégalité
que se comprend le mieux cette spécificité
de l’approche rousseauiste du problème: le commencement de l’institution politique ne relève pas d’une
nécessité vitale liée à une hypothétique guerre primitive régnant dans l’état de nature ; l’institution politique
dérive originellement d’un processus de prédation (celui qui ose la première « prise de terre » et engage un
phénomène de réaction en chaîne qui n’est autre qu’une course entre prédateurs). Et si l’institution politique
acquiert après coup une dignité, c’est, comme le montre la logique des
Principes du droit de la guerre
, à
condition de la considérer comme réaction à cette prédation originelle, sous la forme de l’« imitation », par un
peuple, du processus de l’institution politique, afin de se protéger contre la menace de l’« engloutissement ». Il
en résulte que la guerre n’est pas plus légitime inconditionnellement que ne l’est l’État ; il ne lui suffit pas, pour
se distinguer du « brigandage », d’être l’expression de la puissance d’une souveraineté instituée. Elle ne l’est que
conditionnellement, bien plus conditionnellement encore que ce que suppose la théorie grotienne de la « guerre
juste », de même que l’État n’est légitime que conditionnellement, à savoir s’il est l’instrument du
salus populi
et
- 31 -
On en vient alors aux principes du
jus in bello
dérivés par Rousseau de la nature véritable
de la guerre et de celle des États, qu’il oppose aux « sophismes » de Grotius et de Pufendorf.
La guerre ne peut être menée, selon sa logique interne propre, que contre une « personne
publique», c’est-à-dire contre cet «être de raison» qu’est un collectivité unie par une
convention. Selon les démonstrations du début des
Principes du droit de la guerre
, seule une
personne publique (et non une personne privée, encore moins un homme dans l’état de nature)
peut en effet représenter un danger vital tel que son existence soit considérée comme à
proprement parler
incompatible
avec celle de celui qui la désigne comme son ennemi. Donc
seule la personne publique en tant que telle
peut être désignée comme ennemie et faire l’objet
de la volonté guerrière, c’est-à-dire d’une volonté de la détruire pour se conserver. Le
jus in
bello
rationnel est dès lors aisément déductible, et se révèle être une réfutation terme à terme
de celui que Grotius et Pufendorf intègrent dans le droit des gens.
Le seul véritable but de la guerre étant la destruction de ce qui donne vie à l’État, le pacte
social ou la « convention publique », rien ne justifie, ni même ne rend nécessaire, du point de
vue de la logique de la guerre, les actes de violence ou de prédation faits à l’encontre de ces
« éléments » du corps politique que sont les personnes privées et leur patrimoine. On pourrait
même aller jusqu’à considérer que de telles pratiques guerrières sont, d’un point de vue
stratégique et à long terme, contre-productives. D’où la réfutation globale de tout le
jus in
bello
coutumier précédemment évoqué. En dernière analyse,la seule façon pertinente et
légitime de porter atteinte à l’existence même de Etat, à sa substance, n’est pas de s’en
prendre à la matière de sa puissance et de son existence (les hommes, les richesses, le
territoire), mais de chercher à modifier le principe qui fait de lui un Etat : ce principe est le
pacte social. Si le but est de détruire l’Etat en tant que tel, attaquer autre chose que le pacte
social, c’est se tromper d’ennemi – cette erreur étant évidemment, le plus souvent, intéressée.
Si l’on tire toute la conséquence de cette analyse, on arrive à une thèse radicale, dont il
convient de prendre toute la mesure pour comprendre l’originalité de l’apport de Rousseau à
la question du droit de la guerre. Rousseau n’écrit pas seulement que « faire la guerre au
souverain […] c’est attaquer la convention publique ». Il formule aussi par ailleurs les deux
thèses suivantes : d’une part, « l’État [peut être] tué, sans qu’il [meure] un seul homme » ;
d’autre part, « [la] vie[de l’Etat] est dans le cœur des citoyens […]. Ainsi tant qu’il existe une
volonté commune d’observer le pacte social et les lois, ce pacte subsiste encore » ; et plus
loin, « [le] pacte [social] n’est point une charte en parchemin qu’il suffise de déchirer pour le
de la liberté politique. Les modalités de la guerre ne sont donc elles-mêmes légitimes que si elles sont strictement
ajustées à ces exigences que sont le
salus populi
et la liberté politique.
- 32 -
détruire, il est écrit dans la volonté générale et c’est là qu’il n’est pas facile de l’annuler. » Si
l’on saisit cet ensemble de thèses en une configuration cohérente, on doit arriver à la
conclusion suivante, profondément paradoxale. Au fond, la guerre faite à un Etat ne peut, en
toute rigueur, si elle se distingue du brigandage, avoir que deux issues. Soit la volonté
déclarée de détruire le pacte social de l’Etat ennemi est couronnée de succès ; ce qui veut dire
concrètement que les particuliers renoncent à risquer leur vie et leurs biens pour défendre
l’Etat, et, à la limite, « l’Etat est tué sans qu’il meure un seul homme » : les membres de l’Etat
adoptent un nouveau pacte social ou s’intègrent à celui de l’Etat agresseur. Soit l’Etat
agresseur ne parvient pas à ses fins, le pacte social « résiste », et alors, quels que soient par
ailleurs les succès militaires de l’Etat agresseur (pillages, dévastation, asservissement), en
réalité, la guerre ne peut être considérée comme gagnée : un armistice, voire un traité de paix
léonin, peuvent être acceptés par des « chefs » prétendant représenter le corps politique, mais
l’Etat apparemment vaincu continue d’exister intact sous la seule forme sous laquelle il existe
réellement, à savoir dans le cœur des citoyens et dans la volonté générale : la Pologne et le
peuple juif sont deux exemples très intéressants qu’en donne Rousseau
91
.
91
« Un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre depuis
près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus
peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de
toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première
union sociale quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle, les lois de
Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moïse bien plus antiques vivent toujours. Athènes, Sparte,
Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur la terre. Sion détruite n’a point perdu les siens, ils se conservent,
ils multiplient, s’étendent par tout le monde et se reconnaissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne
s’y confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours peuple, ils n’ont plus de patrie et sont toujours
citoyens. Quelle doit être la force d’une législation capable d’opérer de pareils prodiges, capable de braver les
conquêtes, les dispersions, les révolutions, les siècles, capable de survivre aux coutumes, aux lois, à l’empire de
toutes les nations, qui promet enfin par les épreuves qu’elle a soutenues de les soutenir toutes, de vaincre les
vicissitudes des choses humaines et de durer autant que le monde ? » (
Fragments politiques
[Des Juifs],
O.C.
,
III, p. 498-500.) Ce texte, que Rousseau n’a intégré à aucune œuvre publiée, peut être rapproché de ce qu’il écrit
dans une œuvre presque achevée, les
Considérations sur le gouvernement de Pologne
, écrites vers 1772. En
réponse aux sollicitations d’insurgés polonais qui lui demandaient de les aider à poser les fondements d’une
nouvelle constitution, Rousseau leur conseille notamment de prendre modèle sur le peuple juif : « Je regarde les
nations modernes. J’y vois force faiseurs de lois et pas un Législateur. Chez les anciens, j’en vois trois
principaux qui méritent une attention particulière: Moïse, Lycurgue et Numa. Tous trois ont mis leurs
principaux soins à des objets qui paraîtraient à nos docteurs dignes de risée. Tous trois ont eu des succès qu’on
jugerait impossibles s’ils étaient moins attestés. Le premier [Moïse] forma et exécuta l’étonnante entreprise
d’instituer en Corps de nation un essaim de malheureux fugitifs […] qui, n’ayant pas en propre un seul pouce de
terrain, faisaient une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un
Corps politique, un peuple libre ; et, tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa
tête, il lui donnait cette institution durable, à l’épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille
ans n’ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, lors même que le
Corps de la nation ne subsiste plus. Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui
donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations ; il le surchargea de rites, de cérémonies
particulières ; il le gêna de mille façons, pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi
les autres hommes ; et tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa République étaient autant de
barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l’empêchaient de se mêler avec eux. C’est par là que cette
singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de
- 33 -
On doit en tirer l’ultime conséquence : l’enjeu véritable de toute guerre, les moyens que sa
finalité implique, enfin son issue, relèvent en définitive dans leur totalité de la problématique
du droit politique : la vérité de la guerre réside non dans l’issue des combats, mais dans la
capacité du vainqueur à établir et à faire adopter à la population vaincue un nouveau pacte
social. Faute de faire de cette préoccupation le cœur de la conduite de la guerre, celle-ci a
toutes les chances, au-delà des apparentes victoires militaires, de n’être qu’un épisode d’une
guerre larvée qui menacera sans cesse de se rallumer sous la forme d’insurrections ou de
sécessions. C’est pourquoi les
Principes du droit de la guerre
tels qu’ils nous sont parvenus
s’achèvent sur des questions relatives au fondement de la domination d’un souverain
vainqueur sur un peuple vaincu (il s’agit d’ailleurs du principal élément des
Principes du
droit de la guerre
qui est repris dans le
Contrat social
92
). Et c’est peut-être pourquoi, aussi, ils
sont restés inachevés et non publiés : le
Contrat
social est le lieu où est exposé de la façon la
plus complète et la plus achevée l’enseignement des analyses des
Principes du droit de la
guerre
.
Blaise Bachofen
Université de Cergy-Pontoise
sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours éparse parmi les autres sans s’y confondre ; et que ses mœurs,
ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre
humain »
(
Considérations sur le gouvernement de Pologne
,
O.C.
, III, p. 956-957.) C’est bien ce modèle
d’existence politique infra-étatique que Rousseau conseille aux insurgés polonais d’adopter et de conserver dans
la situation où ils sont de domination militaire et d’occupation par la puissance russe : « cette région […]
opprimée, ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs et de son anarchie, montre encore tout le feu de la
jeunesse ; elle ose demander un Gouvernement et des lois, comme si elle ne faisait que de naître. Elle est dans les
fers, et discute les moyens de se conserver libre ; elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut
subjuguer. (
Ibid.
, p. 953-954.) Une « force que la tyrannie ne peut subjuguer » : voilà ce qu’un peuple doit être
capable d’acquérir, et surtout de conserver, avant même de savoir quelles institutions étatiques il doit se donner.
Et voilà, selon Rousseau, ce que le peuple juif possède, par le seul effet continué de la législation mosaïque.
Quand Rousseau conseille au peuple polonais de conserver sa liberté « dans son seul et vrai sanctuaire, qui est le
cœur des Polonais », et de donner aux âmes des Polonais « une physionomie nationale qui les distinguera des
autres peuples, qui les empêchera de se fondre […] avec eux » (
Ibid.
, p. 960), il leur donne la clé de la
consistance politique qui a permis au peuple juif de demeurer un peuple libre, c’est-à-dire non-subjugué par les
autres peuples, malgré la destruction de son État. « Bâtissez-vous […] de bonnes citadelles dans les cœurs des
citoyens » écrit encore Rousseau aux Polonais (
ibid.
, p. 1018) : celles-ci vaudront mieux, pour se prémunir
contre l’ennemi, que toutes les armées et que toutes les places fortes.
92
V.
Du Contrat social
, l. I, chap. IV,
O.C.
, III, p. 356-358.
- 34 -