Actualisation : juin
2005
Jean-Jacques
Rousseau a inspiré les poètes depuis le XVIIIe siècle. Nous nous
proposons d’offrir ici une anthologie chronologique de ces textes et nous
invitons même les poètes contemporains à la compléter en nous envoyant leurs
poèmes.
Tu me l’as fait sentir, j’ose t’en attester,
Île des Peupliers ; toi, qui m’as vu descendre
Te demandant Rousseau dont tu gardes la cendre.
Oh ! Comme à ton aspect s’émeurent tous mes sens !
Quelle douleur muette étouffa mes accents !
Combien je vénérai, combien me parut sainte
L’ombre des verts rameaux qui bordent ton enceinte !
Cette Île était un temple ; et de mes tristes yeux
Tandis que s’échappaient des pleurs religieux,
Rousseau, je crus, penché sur ton urne paisible,
Sentir de la vertu la présence invisible.
Je crus ouïr ta voix ; du fond de ton cercueil,
Ta voix de l’Amitié m’offrait le doux accueil.
À la tombe champêtre accourez donc sans nombre,
Vous enfants qu’il aima ; ne craignez point son ombre ;
Approchez, folâtrez sous ces arbres naissants ;
Il va sourire encor à vos yeux innocents.
Et vous, que le Génie élève au ministère
De flétrir l’imposture et d’éclairer la Terre,
Sages, jurez ici qu’armés contre l’erreur,
Vous mourrez, s’il le faut, Martyrs de sa fureur ;
De ce beau dévoûement Rousseau fut le modèle ;
À sa noble devise il exprima fidèle,
Je vous appelle aussi, Peuples, et vous, bons Rois,
Dont il a révélé les devoirs et les droits ;
Les Tyrans sont connus ; ils tremblent sur le Trône.
Donc à son monument appendez la couronne,
Qu’au sauveur d’un Romain décernaient les Romains ;
Rousseau du Despotisme a sauvé les humains.
MAIS de ses ennemis le flot bruyant approche.
Eh bien ! Tous à la fois vomissant le reoproche,
Profanez de la mort le silence éternel ;
J’attendais l’injustice à ce jour solemnel.
A-t-il pour s’agrandir armé la calomnie ?
À des soins intriguants ravalé son génie ?
Il ne mendia point la gloire ; il la conquit.
Qui le dira jaloux ? Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ?
Qui de vous l’a surpirs, des modernes Orphées,
En secret dégradant, et minant les trophées ?
D’un Vieillard qui le haît, du Sophocle Français,
Au fond de sa retraite il entend le succès,
Il l’entend ; et ses yeux en ont pleuré de joie.
Voilà cette âme grande ! Et l’on veut que je croie
Qu’ingrate, elle payait de haine un bienfaiteur !
Taisez-vous. Si, peu fait au métier de flatteur,
Il refuse aux bienfaits d’ouvrir sa solitude,
Le refus des bienfaits n’est point l’ingratitude ;
Non, non : c’est la Vertu, qui, s’armant de fierté,
Contre l’or corrupteur défend sa liberté.
Ce fut sa liberté qui fit son éloquence.
MAIS ce qui de Rousseau dira mieux l’innocence,
C’est la profonde paix qui couronne sa fin :
Méchant, serait-il mort avec ce front serein.
Sans trouble résignant ses jours à la Nature,
« Laissez-moi voir encor cette belle verdure,
» Dit-il ; sur moi jamais un si beau jour n’a lui ;
» Je vois Dieu ; je l’entends ; ce Dieu m’appelle à lui. »
Il expire ; et trois jours, sur cette cendre éteinte,
De la gloire du Juste a rayonné l’empreinte.
O TOI, dont l’indulgence encourageait mes Chants,
Qui te disaient la paix et le bonheur des champs ;
Grand Homme, dont j’allais admirer la vieillesse
Malheureuse en silence et fière avec simplesse !
Tu peux être sensible à mon pieux transport ;
S’il peut te souvenir quelle amour pure et tendre
M’attachait aux conseils que tu me fis entendre.
Garantis-moi des mœurs d’un siècle criminel.
Entends surtout la voix de mon cœur paternel.
Que ma fille, n’aguère arrivée à la vie,
Ait un jour les vertus dont tu paras Sophie ;
Qu’elle trouve un Émile, et que tous deux s’aimant,
De mes cheveux blanchis tous deux soient l’ornement.
Jean-Antoine Roucher,
Les Mois, en douze chants, « Janvier »,
Paris, imprimerie de
Quillau, 1779, in-4º, t. II, pp.
260-264.
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Villette en son jardin du buste de Voltaire
Fait son
idole tutélaire;
La cendre de Rousseau, si chère à Girardin,
Avec honneur repose en son jardin;
De Chartres dans le sien renverse les statues
Des héros et des dieux, pour y placer Desrues.
Correspondance de madame Gourdan dite la Comtesse
13 juin 1783
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La neige a fui : le ciel s’épure ;
La terre orne son sein d’un gazon renaissant,
Et déjà reparaît la première verdure
Aux feux d’un soleil caressant.
Vois-tu, dans leur couche d’argile,
Dormir encor la plante, et sommeiller les fleurs ?
Aucune n’ose encor, de sa tige fragile,
Eveiller les riches couleurs !
En vain un ciel doux les invite :
Sous les rayons trompeurs d’un soleil printanier,
L’air cache trop souvent les fureurs qu’il médite ;
Les fleurs n’osent s’y confier.
Mais la pervenche, moins timide,
S’élève sur le bord du manteau des hivers ;
Sa corolle d’azur s’entr’ouvre, et se décide
A braver la rigueur des airs.
De Flore espérance première,
Salut ! toi qui te peins de la couleur des cieux,
Salut ! ô du printemps aimable avant-courrière,
Toi qui ris, si fraîche à mes yeux !
Dès qu’en nos champs j’ai vu paraître
Tes pétales d’un bleu si charmant et si doux,
Je me suis écrié : « Mortels, tout va renaître,
« la nature est encore à vous ! ».
Douce sœur de la primevère !
O fleur si gracieuse et si chère à Rousseau !
Viens, viens de ta parure et hâtive et légère
Embellir mon humble berceau !
Fleuris autour de ma retraite,
Et qu’engourdi long-temps par le froid des hivers,
A ton aimable aspect le talent du poète
S’éveille encor pour les beaux vers !
Chênedollé
Annales romantiques, 1836.
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La mort de Madame de Warens
Paris, 1875
A soixante-trois ans, malheureuse, isolée,
Dans un réduit obscur, sans fleur et sans soleil,
Stoïque, elle aperçut la funèbre vallée,
Et s’en alla dormir son éternel sommeil!
Ne regrettiez-vous pas, ô femme inconsolée,
Vos Charmettes, vos bois, votre horizon vermeil,
Vos vergers, vos amours,... La jeunesse envolée,
Jean-Jacques qui venait vous sourire au réveil?
O Rousseau, qu’as-tu fait? — Tu laissas ta maîtresse
Mourir dans l’abandon; tu ne vins pas fermer
Ses yeux si beaux jadis, en la saison d’aimer!
Tu ne recueillis pas sa dernière caresse,
Son suprême baiser... le reste du flambeau,
Et des indifférents la mirent au tombeau!
Hippolyte Buffenoir
J.-J. Rousseau et les femmes, 1891
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Lentement, sûrement, sans
pitié ni colère,
J’ai déblayé la route et frayé
mon chemin;
Tyrans et factieux ont vécu :
voici l’ère
De ma pleine puissance et du
bonheur humain.
Pour mon œuvre qui naît, et
grandira demain,
Jean-Jacques m’a donné le
principe angulaire:
Un Dieu, de qui la pompe aimable
et populaire
A des bouquets d’épis et de
fleurs à la main.
Sous mon incorruptible et douce
dictature
On fêtera la Loi, la Vertu, la
Nature,
Le civisme y fera naître l’âge
d’or;
Les hommes seront purs, les cœurs
seront sensibles,
Et le peuple, éveillé de rêves
impossibles,
Saluera, libre enfin, l’aube de
Thermidor !
Vicomte de Borelli
Rana, 1887
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Je pense à Jean-Jacques...
Je pense à Jean-Jacques Rousseau, aux
matinées
de cerises mouillées, avec des jeunes filles.
Il était fantasque et aimant par les belles soirées,
au clair de lune, avec Madame d’Erneville (?)
Il disait, à peu près des phrases comme ici:
Non! Je ne vis jamais gorge mieux faite...
C’est dans ce temps que je lus un nouveau poète...
Mes bas étant troués, elle m’en fit raillerie.
Ou es-tu, vieux temps? Où es-tu, triste botaniste
qui cueillais dans les bois la mousse et le colchique?
Dans les Académies, on posait des principes.
On demandait raison au nom de la Justice.
O Jean-Jacques! Au fond des humides bois noirs,
sur le flanc des collines vertes, par les beaux dimanches,
tu causais avec l’Eternel et tu allais boire
à la source de la Vérité toute blanche.
Thérèse préparait la soupe. pendant ce temps
tu répondais à d’injustes accusations,
ou bien à quelque amie pour qui ta passion
acheva de ruiner ta santé chancelante.
Je crois entendre encore claquer un clavecin.
Une avait un point noir tout au coin de la lèvre,
et un autre pareil sur le milieu du sein!...
La lune qui brillait augmentait votre fièvre.
Jamais tu n’aimas mieux que cette fois encore.
Des enfants qui jouaient abîmaient la pelouse.
Tu fus pressant. Mais elle, avec grâce jalouse,
ne te permit que ce que la bienséance accorde.
O Jean-Jacques! Ton singulier souvenir
est comme une vieille et jaune liasse
de lettres décachetées et couvertes de taches
d’encre et de pluie, triste à faire mourir.
Francis Jammes
De l’Angelus de l’aube à l’Angelus du soir
1888-1897
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Les Charmettes
La route: un tendre miel de menthe
Flottait sur le petit torrent,
Rousseau, quand vous vîntes, errant,
Vers votre humble, immortelle amante.
L’eau coule, le silence est frais,
L’ombre est verte, humide et dormante.
— C’est sur cette pente si lente
Que votre fenêtre s’ouvrait!
Tous vos soupirs, tout votre orage,
qui, dans la plus grande cité,
Mèneront un peuple irrité,
Soulèvent ici le feuillage...
Religieuse pâmoison!
Mon cœur, de douceur va se fondre.
Je pousse votre porte, j’entre,
Voici l’air de votre maison.
Je me penche à votre fenêtre,
Le soir descend sur Chambéry;
C’est là que vous avez souri
A votre maîtresse champêtre.
Vos pieds couraient sur le carreau
Et vous traversiez la chapelle
Quand votre mère sensuelle
S’éveillait entre ses rideaux.
Des cloches tintent, le jour baisse,
Voyez, je rêve, je me tais...
C’est sur ce lit que tu jetais
Ton cœur qui crevait de tristesse!
Voyez avec quel front pâli,
Dans cette émouvante soirée,
Je suis — l’âme grave et serrée —
venue auprès de votre lit.
Recueillie et silencieuse,
Les deux mains sur votre oreiller,
Les bras ouverts et repliés
Je fus votre sœur amoureuse.
Je presse votre ombre sur moi,
Que m’importent ces cent années!
Vous viviez ici vos journées
A la même heure de ce mois;
Il est six heures et demie,
Claude Anet arrose au jardin;
Vos deux mains, si chaudes soudain,
Sont sur le cou de votre amie.
C’est ici, près de ce muscat,
Dans la douce monotonie
Que vous grelottiez de génie
O héros lâche et délicat!
L’odeur claire et fraîche en automne
Des dahlias et du raisin,
Glissait, dans l’aube, sur le sein
De celle qui vous fut si bonne.
Dans la chambre un papier chinois
Sur les murs vieillis se décolle.
Ah! comme votre hôtesse est folle!
Vous pleurez d’amour tous les trois...
La force des soleils sur Parme,
Les beaux golfes de l’univers
Ne valent pas un jardin vert
Où coulaient de fameuses larmes.
O Rousseau qui fûtes laquais
Et fûtes chassé par vos maîtres,
Vous dont le chant divin pénètre
Les bois, les sources, les forêts,
Voyez, ce soir le ciel bleu penche
Sur les Charmettes son front pur,
Je prends dans mes mains tout l’azur,
Je te donne cette pervenche...
Anna de Noailles
Les Eblouissements.
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Les Charmettes
C’était un jour brumeux et gris:
Le brouillard, montant des vallées,
Pesait sur les monts assombris
Dont les cimes étaient voilés.
La fauvette et le gai pinson
Ne chantaient plus dans les futaies;
On n’entendait que la chanson
Du rouge-gorge dans les haies.
L’églantier, parmi les sureaux
Dont la bise effeuillait les branches,
Changeait en collier de coraux
Sa guirlande de roses blanches.
Mais au plus beau ciel des étés
Je préférais ce ciel sans flammes:
Car je marchais à vos côtés,
Et la joie était dans mon âme.
Tous deux, ô souvenir divin!
Nous suivions une route étroite
Que côtoie à gauche un ravin
Et que borde un buisson à droite.
C’est au bord du même sentier
Que Rousseau, gravissant la côte,
Vit poindre, au pied de l’églantier,
La pervenche dans l’herbe haute.
Et cette maison dans les champs,
D’où l’on voit le glacier splendide
Qui rougit aux soleils couchants,
Ainsi qu’une vierge candide;
Ce salon dont vos petits pieds
Foulaient la dalle humide et nue;
Cette terrasse où vous grimpiez;
Au bout d’une verte avenue;
C’est la terrasse et la maison
Où le philosophe morose
Vécut une douce saison,
Au souffle de l’amour éclose.
Le souvenir de ces beaux jours
Charmait ses heures les plus sombres
Et dans son cœur vivait toujours,
Comme un fleur dans les décombres.
Aimer, être aimé: tout est là;
C’est la loi; c’est pourquoi nous sommes;
Celui que l’amour consola
Brave les choses et les hommes.
S’il est blessé par quelques traits:
« Qu’importe ! dit-il en lui-même;
Le ciel est bleu, l’ombrage est frais,
La nature est belle, et l’on m’aime ! »
Comme les coteaux éloignés
Changent d’aspect et de figure,
Dans l’azur éclatant baignés,
Ou plongés dans la brume obscure;
Ainsi, par l’amour transformé,
Tout nous paraît meilleur ou pire;
Sans lui tout semble inanimé;
Avec lui tout semble sourire.
Mais celui que l’on n’aime pas
Contre le sort est sans défense;
Voyageur sans but, ici-bas,
Chaque objet le blesse et l’offense;
La haine et les ressentiments
Etouffent ses penchants plus tendres;
Comme un feu privé d’aliments,
Son cœur ne chauffe que des cendres.
François Ponsard
1890
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Madame de Warens, vous regardiez l’orage
plisser les arbres obscurs des tristes Charmettes,
ou bien vous jouiez aigrement de l’épinette,
ô femme de raison que sermonnait Jean-Jacques !
C’était un soir pareil, peut-être, à celui-ci…
Par le tonnerre noir le ciel était flétri…
Une odeur de rameaux coupés avant la pluie
s’élevait tristement des bordures de buis…
Et je revois, boudeur, dans son petit habit,
à vos genoux, l’enfant poète et philosophe…
Mais qu’avait-il ?… Pourquoi pleurant aux couchants roses
regardait-il se balancer les nids de pies ?
Oh ! qu’il vous supplia, souvent, du fond de l’âme,
de mettre un frein aux dépenses exagérées
que vous faisiez avec cette légèreté
qui est, hélas, le fait de la plupart des femmes…
Mais vous, spirituelle, autant que douce et tendre,
vous lui disiez : Voyez ! le petit philosophe !…
Ou bien le poursuiviez de quelque drogue rose
Dont vous lui poudriez la perruque en riant.
Doux asiles ! Douces années ! Douces retraites !
Les sifflets d’aulne frais criaient parmi les hêtres…
Le chèvrefeuille jaune encadrait la fenêtre…
On recevait parfois la visite d’un prêtre…
Madame de Warens, vous aviez du goût
pour cet enfant à la figure un peu espiègle,
manquant de reparties, mais peu sot, et surtout
habile à copier la musique selon les règles.
Ah ! que vous eussiez dû pleurer, femme inconstante,
lorsque, le délaissant, il dut s’en retourner,
seul, là-bas, avec son pauvre petit paquet
sur l’épaule, à travers les sapins des torrents…
Francis Jammes
Le Deuil des primevères, Paris, Mercure de France, 1901.
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Jean-Jacques Rousseau
Il avait appris la musique
Au hasard d’un destin brutal,
Et vivait, scribe famélique,
En l’enseignant, tant bien que mal.
Mais, Génie âpre et despotique,
Ton cœur, plein d’un autre idéal,
Quand tu chantais un air rustique,
Rêvait au Contrat social.
Malgré mainte exquise ariette,
Qui charmait Marie-Antoinette,
Ton Devin du village dort,
Partition toujours fermée…
– Mais, de ta parole enflammée,
Le monde entier frémit encor !
Henri Allorge,
Le Clavier des harmonies, 1907.
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Quatorze juillet
Ce jour-là, pour mieux fuir les badauds, la
poussière,
Le bruit, toute la joie orgiaque et grossière,
L’air agité qui sent la sueur et l’alcool,
Le bon peuple, trempant sa chemise et son col,
Et secouant son cœur, sa tête et ses entrailles,
Au son faux et criard d’un orchestre à mitrailles,
Faisant trêve à l’ouvrage et quittant tout souci,
Nous allâmes tous deux jusqu’à Montmorency,
Caché dans un vallon parmi les verts feuillages.
Un petit train, poussif malgré ses courts voyages,
Nous monta, vers l’amas rouge et blanc des maisons,
Parmi la liberté des vastes horizons,
Dans un halètement de bête époumonée.
Temps clair. Il avait plu pendant la matinée,
Mais très peu, comme il pleut en été sur les bois,
Seulement pour qu’ensemble, et partout à la fois,
La verdure et la terre embaument davantage.
De Rousseau dans un angle on voyait l’ermitage,
Et tandis qu’enlacés devant lui nous passions,
Moi, ravi, j’évoquais dans les Confessions,
Vers le début du livre quatre, ce passage
Adorable et léger, leste un peu, mais si sage,
Qui s’enhardit à peine, et s’arrête en chemin,
Et ne va pas plus loin qu’un baiser sur la main.
Rappelez-vous. c’est à Thoune. Deux demoiselles
Rencontrent là Rousseau qui vient dîner chez elles.
Tout rit. La terre a mis sa robe de gala,
L’amant rêve, et, tandis qu’il est absorbé là,
Ces filles aux doux yeux, de sa jeunesse éprises,
L’entraînent au verger pour cueillir des cerises,
Et lui, montant à l’arbre, et lascif à dessein,
En jette en badinant des bouquets dans leur sein.
O le doux souvenir d’amour jeune et volage!
Pouvais-je y songer mieux que dans ce clair village,
Montmorency, qui rit avec ses cerisiers?
Mille oiseaux dans les bois chantaient à pleins gosiers
Ou becquetaient les fruits qui, pour nous seuls sans doute,
Se groupaient en bouquets sur toute notre route,
Comme si la nature, approuvant nos baisers,
Avait fait à nos pas des chemins pavoisés.
Les bois étaient charmants. Pourtant, dans chaque sente,
L’herbe mouillée encore était un peu glissante.
C’était un de ces jours où, parmi les halliers,
L’on gâte en folâtrant sa jupe et ses souliers,
Tant qu’enfin l’équipée, égayant la clairière,
Finit chez la modiste et chez la couturière.
Mais qu’importait pour elle un pareil lendemain!
Pour elle qui, chantant tout le long du chemin,
Sautait de joie, avec l’air crâne et la mimique
D’une reine échappée à l’Opéra-Comique.
Dans les taillis pleins d’ombre et de soleil baignés,
Nous froissions en courant les jeunes châtaigniers;
Leurs branches poliment nous faisaient cent courbettes,
Si bien qu’à la façon des oiseaux et des bêtes,
Sans nous gêner, n’ayant que le ciel pour témoin,
Nous pûmes... Mais pardon, je n’irai pas plus loin,
Et, malgré les accents de sa voix pénétrante,
Ma Muse, qui connaît l’article trois cent trente,
Hésite à vous conter les faits par le détail,
Comme si tout à coup, sinistre épouvantail,
Allaient surgir là-bas, près des meules en cône,
Le chapeau du gendarme et son baudrier jaune.
Enfin le soir venu, tandis que Dieu, sans bruit,
Pour sa fête céleste illuminait la nuit,
Nous dînâmes tous deux, sous la tonnelle arquée,
Ainsi que deux oiseaux se donnant la becquée,
Dénoncés seulement, dans les bois apaisés,
Par le claquement brusque et clair de nos baisers.
La pleine lune éclose et suspendue aux branches
Etalait sur les prés de grandes nappes blanches,
On eût dit que dans l’herbe, où rampent les fourmis,
Des mille esprits du soir le couvert était mis.
Là-bas pourtant, bien loin, la ville énorme et saoule
Suspendait ses cordons enflammés sur la foule,
Et, vidant sur le sol le trop plein des maisons,
Souillant tout, charriant la fièvre et les poisons,
Comme une eau dans sa course incessamment grossie,
Bondissait d’aise en une immense épilepsie.
Mais nous n’en savions rien. Ces bruits lointains et fous
Semblaient accroître encore le calme autour de nous,
Et, seul, des vers luisants le flambeau minuscule
Brûlait, fleur de phosphore éclose au crépuscule,
Tandis que les chemins et les longs promenoirs
Brillaient comme de l’eau sous les peupliers noirs.
Gauthier Ferrières
La Romance à Madame
1909
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J’ai songé bien souvent à ce frère, ô Rousseau,
Dont l’amitié fidèle eût charmé ton berceau,
Ton pauvre Berceau solitaire,
Et qui t’aurait compris peut-être et dans ta nuit
Eût tendrement guidé tes pas, – mais qui s’enfuit,
Un triste soir, dans le mystère !
Quel souffle l’emporta ? Vers quels rêves lointains
Voulut-il aiguiller ses orageux destins ?
Dans quels flots a-t-il jeté l’ancre ?
Connut-il le pays des étés glorieux ?
Vit-il les durs climats où roulent, furieux,
De lourds nuages couleur d’encre ?
Nul ne sait. Pour nous tous, qui du fond de nos pleurs,
De nos erreurs, de nos terreurs, de nos douleurs,
Devers toi nous sentons attraire,
Nous, qui t’avions laissé, mais qui te revenons,
Ne te semble-t-il pas que, sous nos divers noms,
Nous sommes tous un peu ce frère ?
Vois, nous avons pour toi des joyaux ciselés,
D’étincelants saphirs sertis dans l’or des blés,
Toute une sonore Cocagne
De ces pompeux trésors qu’épandent à merci
Les poètes aimés des Dieux, et puis aussi
Quelque humble fleur de la montagne !
Fabre des Essarts
Le Savoyard de Paris, 6 juillet 1912.
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(Chanson sur un air de J.-J. Rousseau)
I
Dans ce verger Rousseau s’est arrêté.
Sur ce vieil arbre, il cueillit des cerises
Pour amuser des bouches tant exquises,
Plaire à des yeux au regard velouté,
Rousseau joyeux a cueilli des cerises.
II
Sur une échelle en le voyant monter
Du cerisier pour atteindre les branches,
Montrant les dents, riant à lèvres franches,
Toutes les deux se mirent à chanter,
Battant des mains, riant à lèvres franches.
III
Mais le galant sur l’arbre s’attardait :
Car, au-dessous, s’entr’ouvraient les corsages
Plus séduisants encor que les visages ;
De légers fruits, habile, il bombardait
Les seins jumeaux bombant sous les corsages.
IV
Et ce fut tout, l’idylle finit là,
Préface frêle aux livres de Jean-Jacques !
Du vieux bouquet, parfums élégiaques ;
Oui, ce fut tout, le soir, il s’en alla,
Et bien qu’heureux, comme devant Jean-Jacques.
Edmond Teulet
Le Savoyard de Paris, 6 juillet 1912, p. 3.
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Rêverie
En soupant lentement sous une treille brune
Dont les beaux muscats blancs luisaient au clair de lune,
Tandis que pour moi seul, dans la nuit, un oiseau
Chantait vers le tilleul, je pensais à Rousseau...
Un soir divin et frais venant après l’orage.
Devant le banc de bois du rustique Ermitage,
Une jeune servante avait mis le couvert.
Quelques gouttes tombaient du feuillage plus vert.
Un vase sur la nappe était plein de pervenche,
Madame d’Épinay portait – c’était Dimanche,
Son chapeau de bergère et son corsage ouvert.
Pure fraîcheur du soir ! On apportait la lampe,
Et Jean-Jacques songeait, un doigt contre sa tempe.
La serveuse heurtait les plats dans la maison,
L’étoile du berger montait à l’horizon,
Et quand mourait au loin le bruit du char qui rentre
On entendait couler la source dans son antre
Et chanter la rainette et le grillon perdu.
Madame d’Épinay caressait son bras nu,
Rose et rond sur la table, et parfois son haleine
Dans son corsage creux enflait sa gorge pleine
Qu’une tremblante et tiède ligne séparait.
Un léger vent coulis qui passait murmurait
Dans les arbres du parc une plainte endormie,
Et Rousseau, souriant, regardait son amie,
En feuilletant, distrait, un petit livre gris,
À côté d’un panier plein de cerises blanches,
Un petit livre simple et sans ors sur les tranches
Que Denis Diderot envoyait de Paris.
Léo Larguier
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Rousseau, gardien de phare au cœur de mes errances
Tu n’es pas Belge, hélas ! Est-ce mieux d’être
Helvète ?
Je te vois, l’œil amorphe et tourné vers la France
Prostré sur un pliant, taquinant la crevette,
Pisser nonchalamment dans le lac de Genève,
Je te revois encor, en bas et en guêpière
Dans le cul d’un gamin postillonner ta sève,
Ecumer les bordels au fil d’une rapière
A embrocher tout vif un cent de jouvencelles,
Et surtout, écartant d’une paume fiévreuse
Deux fesses bien galbées sur un con de pucelle,
Charmant petit pétard de Suissesse suceuse,
Car je ne connais rien de mieux que la Suissesse
Pour dégorger les queues d’un seul suçon des fesses !
Plus tard, le Promeneur aux manies solitaires
Devenu boutonneux dans les bras d’une pute
De l’Helvétie bravant les génies tutélaires
Choisit pour s’établir la forêt des Carnutes.
Pourquoi ? Nul ne le sait. Quant à moi, Belge infâme,
Critique d’art un jour, l’autre marchand de frites
Rimailleur devant qui le Tout-Beaubourg se pâme
J’ai l’air, étant à jeun, de sortir d’un Magritte,
Rictus dans un miroir, furoncle sur la nuque
Tel qu’en moi-même enfin l’éternité me grime,
Reflet virilisé, ou tristesse d’eunuque,
Je ressemble à Duras-l’hommasse. Est-ce mon crime ?
Quant à Rousseau, je ne sais pas. Est-il un jour
Mort dans une maison de bains d’outre-Léman,
Pour avoir trop cerné les innocents contours
D’une jeune Astarté qui jactait allemand,
Et, drapé de vapeur, lui avoir fait l’amour
Quinze fois. Est-ce vrai ? Demandez à Dutourd !
Télesphore Anthème
Mes Flatulences, sans lieu, 1985
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Sonnet rousseauiste
Quand l’aurore farouche et
rebelle se lève
Le souvenir s’arrache à mon
corps, pesamment
Et tandis que les monts s’ourlent
de blanche sève
Brûle d’un feu glacé les eaux du
Lac Léman.
Trop débile est son aile aux
lisières du rêve
Et pour se consoler dilue au
firmament
Ces faisceaux d’or transi qui
ouvrent une trêve
Dans l’acier de la nuit durcie
par les serments.
Un jour les Peupliers, le
lendemain Genève,
Dans le gâteau divin toujours la
même fève,
Et l’ombre de Julie qui flotte
sur Clarens.
Si je reprenais vie, nul doute
que sans peur
J’accrocherais mon âme aux
bateaux à vapeur,
Pour prouver que Rousseau a bien
le pied marin.
Marc Binazzi
25 janvier 1988
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Sonnet rousseauiste
Echo de mes soupirs, quand la
lune se fronce
En brasier de courroux par
l’aurore pâli,
Quelle invisible chair
s’illumine, où tu lis
De mes sanglots confus
l’ineffable réponse?
De mes herbiers moisis je vois
fleurir les ronces
Comme de mon suaire un par un,
pli à pli,
Ces livres trop brûlants pour
consumer l’oubli
Sur l’autel du Malin dont
Voltaire est le nonce.
La nuit autour de moi dilapide
mes ailes
Car je suis séraphin et ma plume
cisèle
Au flanc du souvenir ce doux
refrain: ci-gît.
Et pour qu’eux à leur tour
reprennent le flambeau
Pour qu’à l’Esprit vainqueur
s’éveille le tombeau
Dans l’ombre des vivants grave
mon effigie.
Marc Binazzi
11 avril 1990
CINQ ODES
POUR
JEAN - JACQUES ROUSSEAU
De
Françoise Bocquentin
*****
.
PROLOGUE
C'était dans cette heure mauve où se lit le courrier avec
mille piqûres à l'âme
Que je lisais ta belle rêverie
La cinquième sans doute
Un vent doux écartait les pages
L'air dispersait les mots
Tout me disait qu'ailleurs tu étais déployé
Délivré de la forme
Que l'écriture impose à la pensée
Le lac palpitait sobrement
Comme si tu étirais ses eaux de gestes pâles
D'imperceptibles déploiements
Et je voyais dans ce miroir mouvant trembler- très
fugitives- les ondes du passé
Alors il me sembla te reconnaître dans le beau glissement
d'une aile apprivoisée
Dans ce lacis de cris légers
Qui - au-dessus des flots - déployait son murmure
Car l'ignorance affirme et crie pour se convaincre
Mais le savoir murmure
Il n'impose jamais:il propose
Puis se tait
Attendant d'une attente qui peut être éternelle
L'oreille du parfait
LES CHARMETTES
Automne 1736 - Eté 1981
I
Comme toi j'ai connu une maison où l'on vient respirer
lorsque l'air des villes est trop lourd
Une maison qui sait aimer abondamment et que l'on voudrait
protéger de la mort pour préserver l'aurore inépuisable dont elle vous a fait
don
Et qui vous alimente encore
Car c'est ici que nait - de chaque nuit- un jour sans cicatrice
C'est ici que l'invisible se dévoile et que l'inaltérable
se bâtit
Pas à pas
Larme après larme
Dans un enfant
lointain qui aime avec ferveur
Comme toi j'ai marché dans les ruisseaux de l'aube
J'ai traversé la terre
à l'heure première de la rosée
Comme toi j'ai vu rougir l'azur et se lever la
brise
Et comme toi j'ai pris le sentier
Je suis montée sur le rondeau où jaillit - à Pâques
fleuries- la pudique pervenche
J'ai humé le tilleul
J'ai planté le lilas
Et le vin de Frangy je l'ai bu moi aussi...
Comme toi j'ai regardé par la fenêtre bleu le jardin des
Charmettes
Et cet azur - rond comme un fruit- que tu croquais à
pleines dents
Heureux d'être toi-même et de te savourer à chaque instant
II
Car il te fut donné de traverser le temps sous l'apparence
humaine et de connaître ici l'innocence réelle
L'innocence qui rend léger
Et la terre maintenant te semble presque ronde comme si tu
t'élevais au-dessus de son corps
Bleu de ce bleu profond qui a forme de sein
Heureux ceux qui s'avancent avec leur seul baiser
Abandonnant les chants- fussent-ils éternels- qui les
alourdissaient:
Une ligne suffit pour être
Un mot peut-être
Mais il doit venir lentement
En son lieu
En son temps
Comme on tire peu à peu l'eau perlante du puits
Comme on rentre des champs
Pas à pas
Dans l'or du crépuscule
Où toute chose enfin acquiert sa finitude
Et son remembrement
Car un mot qui se hâte n'est qu'un bruit
Une pierre jetée sur la nuit
Un étron dans l'espace limpide
III
La vraie parole est faite de silence :
La bouche ne peut la dire
La main ne peut l'écrire
Elle fuit- toujours plus loin- là où l'instant
s'épure,atteint son faît, exulte et se transforme en signe indélébile
Car tout est signe et tout signe est un univers
Empêcher l'invisible?
Nul ne le peut
Il est partout
Et que vos yeux l'ignorent est de peu d'importance
Car toujours l'au-delà est bien plus grand que le
regard,fut-il immense....
Je parle ici du
signe, non de la preuve
Cette preuve qui efface ce que le signe avait inscrit et
la recouvre à tout jamais d'un voile...
Que dire de l'improuvable, sinon qu'il est certain ?
Qu'il est seul à être certain ?
Que tout le reste - si longuement prouvé,tant de fois
reproduit - se dissoudra bientôt
Cendre du temps
Bulle du vide
Pétale du néant
IV
Blessés par l'heure
Crispés par la blessure
Nous glissons dans le gouffre intérieur
Tout au fond de la voie sans issue
Pourtant les signes nous traversent et dénouent lentement
les noeuds de notre corps
Encore faut-il s'abandonner à eux
Se laisser déployer
Ne rien faire
Laisser faire:
La vie sait ce que le vivant ne sait pas ...
Mais toujours nous voulons au lieu de consentir
Toujours nous exigeons:
Louer,pourtant,sera notre demeure
Le reste périra
V
Jamais tu n'as laissé l'aube s'éveiller seule:
Tu l'attendais- debout- dans la limpidité
Tes poumons déployés en un chant magnifique
Tu priais ardemment,les pieds dans la rosée:
"O,Seigneur,donne-moi la profondeur pour
accueillir,le silence pour écouter,l'intuition pour connaitre,les larmes pour
parler"
Le soleil,entendant ton murmure ,levait soudain son corps
éblouissant
Et tu disais très haut ce "oui" d'acquièscement
Ce "oui" qui crée la création à chaque instant
Ce "oui" qui ouvre les abîmes et noie
l'obscurité
Ce "oui" je mis longtemps à le former
A l'arrondir en moi
A le rendre nubile
Pourtant toute fleur a dit "oui" avant d'offrir
au vent l'or poussiéreux de son pollen ..
VI
Est-ce sur la route de Vincennes ou bien ici q'est venue
l'illumination qui transfigura tes pensées?
Car il est dans toute vie un pur instant
-Fut-il même inconscient-
Où chacun d'entre nous découvre tout ce qui va lui advenir
Tenant son destin dans sa main
Telle une boule lisse et dense
Plus lourde encore
Plus dense encore
Que toute chose lourde ici appréhendée
Sans les fleurs parfaites des sentiers
L'aile apeurée de l'hirondelle
Les trilles bleues du rossignol
Aurais-tu conçu toutes ces paraboles où tu tentas- en
vain- de dévoiler le secret de ton sein
?
Est-ce ici que
germa en toi la source d'une langue nouvelle ?
Est-ce ici que tu fis sourdre l'eau souterraine de ton âme ?
Est-ce ici que ta plume magique commença ses
métamorphoses?
Est-ce ici que tu t'initias à ces signes que nous offrent
les Dieux pour parler avec eux?
Est-ce ici que ton corps se mit à déclamer ce que ta voix
ne pouvait dire ?
Car déjà tu savais déjouer dans ton corps l'arbitraire de son anatomie
Ce corps emprunté - mais à qui?- depuis le fond ,très
profond,de la nuit....
VII
Et pourtant c'est bien d'un défaut
D'une très petit défaut dans l'harmonie grandiose du règne
minéralqu'est née la vie et qu'ont jailli ses convulsions
Elargissant la faille infime en vastes tourbillons
Et nous voici vivants
Nés d'une erreur
D'une léger tremblement
D'un minuscule écart dans les jalons moléculaires
Oui,nous voici
Pistils imprévus d'un calice stérile
Pour un étrange accouplement
Une fécondation innattendue
Créer?
Est-ce possible si déjà tout existe?
Et si l' abîme est là
avant que notre cri célèbre son horreur?
Si le futur - au creux de l'heure- est comme un fruit
parmi la fleur?
Ne faisons-nous que mettre à nu
Que révéler
La pépite enfouie dans l'obscur
L'amande voilée par sa bogue?
Nous faut-il traverser -vierges et stériles- les formes du
créé,sans jamais accoucher ?
Sans jamais concevoir en nous l'infinitésimal grain qui
déploiera notre infini?
MONTMORENCY
9 Avril 1756 - 4 Avril 1987
I
Est-ce par un temps de lune -qui rend la campagne si
blanche que l'on croirait en ouvrant les volets qu'il a neigé- que nous fîmes
plus ample connaissance?
Ou bien est-ce en un jour où la jonquille sort de la
mousse son fuseau d'or?
Non,ce n'était pas encore le réel printemps lorsque je
vins à l'Ermitage
Et rien n'adoucissait un paysage
Ingrat
Brisé par des lotissements
J'y cherchai la violette:en vain
Et ce doux rossignol où plus tard tu viendras t'incarner.
J'étais désemparée
Il faisait froid.
Il faisait sombre aussi dans ce monde pavillonnaire;
Un bleu de porcelaine triste écaillait l'horizon.
J'avais peur que l'infini me quitte,qu'il aille se
répandre ailleurs :
Perdre un seul grain de la lumière n'est-ce pas l'égarer
toute entière?
J'ai marché - pour te retrouver- au hasard du crépuscule:
Les bois étaient figés
par l' hiver difficile
Des caillots noirs coagulaient l'espace
Et chaque brin de vie mourait en solitude
Nu et désespéré
II
J'ai froid
J'attends:
Car les étoiles ont des voix lentes ...
Mais qui va là?
Est-ce le bruit qui vient?
Le silence qui se retire?
La tristesse est tombée des choses
Les branches
s'arrondissent
Un vent tiède s'amarre aux rives de la vie
Il y a comme une ascencion,un désir d'être dans les eaux
qui gonfle chaque goutte
De lourdes bulles de lumière montent des vases de la nuit
Alors je sens en moi l'allégresse d'un ange
Alors j'entends sa voix :
Un soupir minuscule
Un son de flûte au loin frêle et fragile
Un murmure insistant
Un chant qui tiédit tout mon sang
Un pouls grandiose qui m'anime
Un hymne tout-puissant qui me soulève au sein de ce hasard
immense qui est aussi immense finalité
Celui qui ne voit pas les signes subit tout le poids de
l'obscur sans pouvoir s'y soustraire ....
III
Avoir une âme est le plus lourd fardeau
Car la chair est facile,elle a peu d'exigences:
Il lui suffit d'un rire,d'un désir ou d'un songe
D'une heure où l'air embaume
De quelque instant léger où l'horizon scintille...
Mais les âmes montent plus haut:
Ce sont elles qui
attirent l'amour sur notre terre
Comme ces grands arbres au-dessus de la plaine attirent
l'éclair qui va les consumer
Ce sont elles qui portent le poids du ciel et l'empêchent
de tomber
Ce sont elles aussi
qui engendrent les étoiles et les font avancer jusqu'au bout de la nuit
Faudrait-il cependant
oublier l'immense effort qu'exige
une incarnation réussie ?
L'épouvante de vivre au-dessus de la vie,de ne jamais la
pénétrer et de rester stérile,alors que crie vers vous
La hâte d'exister
Le désir de gésine?
Si longtemps tu voulus t'incarner!
Devenir un mortel!
Avoir un corps qui bouge!
Un sang qui saigne!
Un jour un cri troua le centre de l'été:
Tu étais né
Faible et petit
Peut-être malformé:
Il est toujours petit celui qui doit gravir les hauts
espaces et s'élancer au coeur du vent....
IV
Alors commença ton silence :
Tu lus avidemment pour cesser de parler
Pour cesser de penser à ce noeud d'infinies souffrances
qui transformait ton âme en momie repliée.
Et pourtant....
N'est-il pas d'autre vérité que celle qui lie nos os entre
eux?
N'est-il pas d'autres ligaments qui rassemblent l'épars?
N'est-il pas d'autres liens pour rendre au monde un ange
mutilé?
Dans la chataigneraie un arbre abrite ton mystère
Un arbre creux ,vidé par l'âge et la fatigue
Il dresse encore ses bras houleux vers le ciel insensible
Tandis qu'au loin les vallées bleues sont aplanies par
l'ombre
Il était vert ,cet arbre,lorsque tu vins ici
Maintenant l'oiseau gris chante sa nudité dans la douleur
aigu d'un crépuscule atone
V
La pluie est froide.Une neige fondue confond le ciel et le
jardin
Et dans le donjon de Montlouis tu écris au seul feu de ton
coeur
Les mains gourdes
Mais l'âme ravie
L'ange qui pleurait en toi n'est plus
Il court ,jettant ses bras dans la lumière,quittant ce
noir couloir empli de mots brillants que l'on nomme l'enfance
O,course pure dans la chaleur laiteuse,jambes tendues vers
le centre d'un lieu innaccessible et peut-être aboli...
Alors ta voix s'éveille et perle aux branches de la nuit
La bougie agrandit ton ombre
Le pouls régulier de la pluie anime en toi tout ce qui est
fluidité
Tandis que tu racontes un songe
Tandis que tu inscrit sur les eaux de l'aurore ton
incroyable singularité
Mais dire un songe - le sais-tu?- c'est aussi cesser de
songer....
VI
Te souviens-tu de l'arbre creux où nous étions blottis
dans la chataigneraie?
Une goutte d'eau fraîche s'égrénait très au-dessus de nous
En ces cimes poreuses où le regard hésite entre l'or et la
cendre
Entre le couchant et la nuit
Nous écoutions tout ce qu'un vent contient d'êtres secrets
Tout ce qu'il porte de périples
Dans cet oubli profond où est la vraie mémoire
Ce beau roseau d'or noir
Qui a forme de chant
Car les signes suffisent
Echos d'un invisible ardent
Et de ce quelque chose en soi qui est aisance
Et proche firmament
Et c'est lorsque les mots oublient tout ce qu'ils ont à
dire
Qu'enfin ils se mettent à parler
Signe après signe l'univers se confirme et s'appréhende en
nous
dans les étapes progressives de l'illumination :
La vue,le regard,la vision
Marches splendides de cette connaissance
Qui jamais ne sera saisie
Devinée seulement
A travers l'ondoiement des ondes
Le voile ardent d'un beau reflet
MOTIERS
6 Septembre 1765 - 13 Octobre 1987
I
Grands espaces du cri qui déchirez le monde
Montez vous jusqu'ici?
Est-ce en ces lieux parés d'un rêve difficile que vous
venez -promeneurs incertains- chercher celui qui dort ailleurs et n'a besoin de
rien?
Nous aurions beau crier jusqu'à l'heure où notre sang
devient épais
Où nos corps sont dissouts
Où notre sommeil - morcellé par la terre- tisse un songe
éternel
Qui pourrait nous entendre sinon cet ange qui meurt en
nous à mesure que nous prenons vie?
Car tout homme a deux voix:l'impudique et la vierge
Et le pur chant d'enfance évaporé ne reste dans la bouche
que l'obscène parole,plus proche de la mort que les morts mêmes
Pourtant ,tout homme inscrit son nom dans le centre d'un
fruit,dans l'épaisse nuit de la pulpe qu'une bouche un jour connaîtra....
II
Tu es debout et les âges t'entourent,baignant de flux
secrets l'étrange voix qui t'interpelle
Ton ombre est pure
Ton corps n'a plus de poids:
Déjà tu as l'immensité d'un mort
Pourtant,jour après jour,tu t'efforces d'agir comme si
tout était vrai
Tu accomplis le chemin douloureux
Tu n'esquives jamais
Tentant de vivre-avec ténacité- ces mots que tu oses
former
Etre engage tout ce qui Est:
Et cela,tu le sais
Ton seul baume:rêver
Panser la plaie avec les songes
Poser sur la blessure le doigt de la chimère
L'ample souffle des nues
Coudre la déchirure avec le fil divin
Rêver la vérité n'est-ce pas la rendre vraie ?
III
Lorsque la feuille semble enfin détachée de la branche et
va battue de vents légers au grand lointain
Est-elle encore vivante
Ou bien saisie d'un néant qui l'aspire
Et meut ce mouvement que l'on croyait vivant?
Vivant?
Mais qu'est-ce à dire?
Qui peut communiquer est présent
-Fut-il mort-
Et qui sait émouvoir
Plus vivant que celui qui sommeille lorsque parait
l'azur....
Etre ému!
Vivre en état d'émotion permanente:
Telle est la vraie leçon des âmes vierges!
S'émerveiller:
Là est le feu où
prennent centre tous les cercles de la connaissance
Mais l'homme est loin dans l'homme
Veine enfouie dans le deuil de la terre
Dans l'étendue obscure de tout l'inachevé
Il faut creuser toujours plus haut pour le trouver
Jusqu'à l'eau pure de la géode
Jusqu'à ce bleu des sèves qui donne à la pensée ce ton
juste des choses qui savent s'en aller:
Car la mort n'est qu'une apparence
Une autre aisance au sein de l'infini....
IV
Dans cette maison lapidée ne reste que quelques fleurs
séchées par le silence
Les pierres,elles aussi,ont pâli
Et - lourdes et denses- ne savent plus qu'un jour elles
ont frémi dans la main d'un bourreau
L'eau n'est plus déchirée
Le jour n'a plus de cicatrice
L'azur est beau comme un pommier
Vois:il neige à Môtiers
L'ombre est devenue blanche:
Qui pourrait dire qu'il existe une nuit?
Que l'obscur fut créé?
Qu'il loge- avec ténacité- au creux de nos entrailles?
Vois:il neige à Môtiers
Et tout est rédimé par ce blanc
Par cette aile muette qui murmure en ton coeur une seconde
éternité
V
Ici ,pourtant, tu commis tes écrits polémiques
Tu forgeas des mots acérés
Tu couvris tes chiffons de fils noirs
Et tu les cousus sans gaité dans ce Val de Travers au nom
pour toi prédestiné!
Voulais-tu partager le beau drame des nuits qui jamais- quoiqu'elle fassent - ne
deviendront lumière puisqu'elles
sont nées pour être nuits ?
Voulais-tu exposer l'image redoutable qu'un linceul
dérobait ?
Tu étais attaqué .Tu étais disséqué
Non pas par la
bonne autopsie qu'en vain tu réclamais
Mais par des regards fourbes,de noirs soupçons,de
ténébreuses contre-façons
Qui malmenaient ton âme
Impitoyablement
Alors tu devins soupçonneux
Tu façonnas des ombres
Et les mots cessèrent de briller
Un mot qui porte l'ombre est-il encore un mot ou seulement
un bruit?
VI
Périr est vain lorsque reste noué le noeud de la colère:
Toujours renait le cri
Toujours renait l'amer
S'il n'est pas dénoué par la main de cet ange qui garde en
nous ce très peu qu'il convient de garder
Pour arrondir le monde .
Qui entend la parole entend aussi le long silence
Et les vasques d'eau calme où les sources s'apaisent
Et les feuilles muettes qui tourbillonnent en nous comme
ces jours d'enfance
Sans lesquels nul automne ne pourrait resplendir
Maîtriser ta mort,ne pas la subir
La faire venir à toi avant qu'elle ne te tue
Ouvrir la bogue avant qu'elle ne pourisse
Et libérer le fruit....
Ce fut là ta métamorphose:
La mise à nu d'un être que le paraitre avait enfoui au
creux insondable du puits
La mise à nu d'un être en sa divine épiphanie
VII
Lorsque ,certain de sa brève innocence, l'oiseau chante
soudain
Lorsque le rossignol érige le matin
Il me semble t'apercevoir .
Ton corps n'est plus cette île noire
Ce vent gris
Cette vague où ,noyée
dans la chair ténébreuse ,ton âme suffoquait
Et lorsque tu descends du
Chasseron muet jusqu'aux bords de l'Areuse
L'eau tremble sous tes pas
Et le silence est traversé soudain du bruit léger d'une
aile qui s'en va
Aller plus loin que soi est une grâce extrême
L'oeuvre d'un long repos que peu d'âmes accomplissent
Tant il faut de
douleur
Tant il faut de sanglots
Pour agrandir le vide
Et le combler de mots .
Alors le pouls du monde se met à battre dans les feuilles de vie
Qu'ils soient nervures ou veines
Rais de lumières traversant les abîmes
Ou ce beau lys de la prière qui monte à l'horizon
Car les Voies sont multiples:
A peine ébauchées
dans la fluidité du monde
incandescent
Ce qui n'est pas encore existe infiniment
L'ILE SAINT PIERRE
12 Septembre 1765 - 11 Septembre 1978
I
Au bord de l'eau s'incline un ange solitaire:
Est- ce toi?Je vois mal :tu le sais:
Réponds-moi!
Est-ce toi qui marche si bas ou le ciel qui s'approche?
Est-ce ton ombre qui m'éclaire?
Est-ce ta voix- ou la douleur qui prend forme de voix- qui
monte,comme un roseau,de la vase des âges?
Est-ce toi que je vois
Blanc comme un jeune corps avant d'être ridé par son
premier mensonge?
Car je cherche
partout ta bouche entourée d'ombre pour exprimer enfin ce très peu que je sais
Ce très peu qui me brûle là où fument les mots...
Nul ne peut sans un guide traverser l'épais maquis des mots
La forêt noire de l'écriture
Nul ne peut sans un maître retrouver le sentier que chacun
trace en lui,pas à pas,les yeux
clos,à travers l'ouragan de sa vie!
Alors j'implore
Alors je crie vers l'aile immense
Vers le pétale de silence que je sens frémir dans ma main!
Mais les étoiles ont des voix lentes:
Attendre est le seul chemin!
II
Oui,c'est toi qui m'appris à prolonger un son jusqu'à
cette onde ardente où il devient clarté
Où chaque mot est rosée d'une tige
Fut-elle invisible ou brisée
Où chaque mot - comme
un bourgeon de blé - prend assise
sur le limon du temps
Et doit franchir les étapes de l'ombre
Avant d'illuminer
Alors vient la parole
La lente ride au front de
la pensée
A l'âge de l'errance et de la pauvreté
Plus haute que le vent elle est cet astre clair
Ce soleil abondant
Qui vient nous abreuver
Car croitre est un secret
Qui de nous le connait?
Qui de nous peut prétendre avec sincérité avoir eu
l'illumination
Celle qui chaque matin féconde en nous l'oeuvre des brises
Et fait de notre glaise un souffle créateur?
III
Etre léger ,ne pas peser,ne pas s'assoir sur la beauté
Ne pas ajouter de laideur,de désespoir,d'obscurité:
Tel était ton souhait lorsque - à la fin du jour- tu
t'allongeais près de la rive
Le lac - à cette heure- était muet
Un peu d'or argentait ses eaux
Une hirondelle - rasant la terre - entourait
de son cri la belle humidité
Tu restais longtemps immobile
Loin de ce corps étrange qu'un Dieu distrait t'avait donné
C'était l'heure grise où les formes s'allègent
L'heure indécise où tout peut arriver
L'heure des ambiguités
La nuit soudain te délivrait du jour
Amplement tu la respirais
Tandis que de jeunes étoiles commençaient à briller
parmi les astres morts
Bientôt une fenêtre s'allumait
Un enfant t'appellait
Tu revêtais ton corps et - cessant de rêver- tu marchais à
pas lents vers la maison du receveur...
IV
L'île au printemps doit être belle
Comme toi je ne l'ai vue qu'au début de l'automne
J'ai vu la même brume ensevelir ses eaux
La même haleine montée de la terre chaude, retournée en
sillons
La même rosée sur les prairies
La même buée sur les carreaux
Là -haut, parmi les arbres, l'ombre était rose encore
Les chemins bordés de colchiques
On faisait des feux
au jardin
L'odeur de la fumée avait la douceur des fruits blêts
Des poires étaient encore pendues aux espaliers
Des ombres encore dorées allongeaient la terrasse
Non,rien n'avait changé
Ta chambre était encore immense dans son étroite pauvreté
Au sein de la
pénombre blanche le lit de carreaux bleus avait le ton juste des humbles