Les Charmettes, vues par George Sand
dans la Revue des Deux Mondes

Les Charmettes, extraits de la Revue des Deux Mondes

Le texte À propos Charmettes parut dans la Revue des Deux Mondes le 15 novembre 1863. Il fut repris en volume à la suite de Laura, souvenirs et impressions en 1865. George Sand avait visité les Charmettes à deux reprises, les 31 mai et 2 juin 1861, en compagnie de Manceau, sur la route buissonnière qu'elle empruntait pour revenir de Tamaris à Nohant. Elle note, elle-même ou par l'intermédiaire de Manceau, les détails de ses journées, et son Agenda se remplit ainsi de notes pittoresques, souvent plus fraîches plus fortes que le texte littéraire qui suivra. 0 De son côté, en 1863, Arsène Houssaye publia dans la Presse un article relatant sa propre visite aux Charmettes, article bientôt suivi d'un copieux ouvrage, auquel George Sand se réfère dans " A propos des Charmettes ". Grâce à l'irremplaçable et obligeante collaboration de Georges Lubin, il nous est possible de publier une lettre inédite, adressée le 3 novembre 1863 à Arsène Houssaye par George Sand. Voici cette lettre :

Cher Monsieur, je vous réponds le 15 novembre prochain dans la Revue des Deux Mondes, car moi aussi l'écrivais mes Charmettes pendant que les v6tres paraissaient. Vous verrez que, bien loin de vous critiquer, je suis d'accord avec vous et de tout mon cœur. Je me permets seulement de vous adresser une question, parce que je souhaite que vous y répondiez; mais je vous autorise bien à être amoureux de Mme de Warens et à détester Thérèse. Que n'approuverait-on pas, d'ailleurs, d'un talent aussi délicat et aussi aimable que le vôtre?

Tout à vous
G.SAND
3 novembre 1863.

Le texte Les Charmettes que l'on va lire est conforme, au titre près ( " A propos des Charmettes, excursion " ) à celui paru dans la Revue des Deux Mondes.

Un excellent ami que j'ai perdu m'avait fait autrefois en quelques lignes la description des Charmettes. Ces lignes et la réponse à ce fragment de sa lettre ont été publiées il y a déjà longtemps. Je n'ai pas la faculté de croire que l'on s'en souvienne, aussi résumerai-je en peu de mots les réflexions du Malgache et les miennes.
- Que de douces et tristes pensées, me disait mon ami en revenant des Charmettes, évoque la vue de ces chaumières ! Leur histoire est celle de nos plus beaux jours.
- Oui, sans doute, lui répondais-je, Rousseau nous a fait vivre de sa vie à l'âge où nous étions poètes et où nous ne raisonnions pas. Nous lui passions tout, nous l'aimions en dépit de tout.
L'aimons-nous encore?

- Pierre Reboul a publié les feuillets concernant le séjour chambérien dans la Revue de Savoie, 1958, 2e trimestre
-Cette lettre inédite, dont l'autographe truffait un exemplaire de Mauprat nous a été communiquée par Mme Marie Cordroc'h. Elle répond à une lettre d'Arsène Houssaye, non datée, conservée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (Fonds Sand, G 4195) : Houssaye lui envoyait le premier exemplaire de son livre Les Charmettes, J.J. Rousseau et Mme de Warens (Paris, Didier, 1863, in-8", annoncé à la Bibliographie de la France le 5 septembre 'sous n° 8112).
La " question" non explicitée dans la lettre de George Sand ne l'est pas davantage dans l'article. Il ne peut s'agir des portraits apocryphes de Mme de Warens, puisque la réponse se trouvait déjà dans le livre d'Arsène Houssaye, au chapitre IV. (Note de Georges Lubin). "

Après avoir posé cette question à mon ami, je me hâtais de répondre: " Oui Quant à moi, je lui reste fidèle "; et j'aurais pu ajouter, fidèle comme au père qui m'a engendré; car, s'il ne m'a pas légué son génie, il m'a transmis, comme à tous les artistes de mon temps, l'amour de la nature, l'enthousiasme du vrai, et le mépris de la vie factice et le dégoût des vanités du monde.
N'est-ce pas là le seul bonheur que l'homme puisse réaliser par le seul fait de sa volonté, et n'est-ce pas là le bienfait inappréciable que nous devons à Rousseau? Que d'autres, après lui, soient venus chanter magnifiquement les charmes de la campagne, les beautés de la création et les délices de la rêverie, il n'en est pas moins vrai gue le premier, après des siècles d'oubli et d'ingratitude, il ramena l'homme au sentiment du vrai et au culte de la simplicité. La littérature, qui est l'expression de la vie intellectuelle des masses, était devenue pompeuse ou maniérée; il la fit sincère et sublime. Les plus vigoureux génies comme les plus doux talents de notre époque auraient beau le nier, ils lui doivent leur principale initiation. Quant à ceux qui se contentent d'aimer et de got1ter les lettres, pour peu qu'ils se soient sentis vivre, ils lui doivent la notion de la vraie beauté des choses de Dieu, et, par l'effet du prodige d'éternelle fécondité qui caractérise. Le génie, Rousseau étendra à jamais son influence, même sur ceux qui ne l'auront pas lu, puisque tout ce qui a été écrit après lui sur la nature n'est qu'un reflet plus ou moins modifié de son rayonnement.
-. Vingt ans après avoir pensé ainsi sur Rousseau, pensant toujours de même et ne sentant pas faiblir la plénitude de ma reconnaissance, j'ai voulu, moi aussi, voir les Charmettes.
Entre plusieurs raisons qui, de Toulon, me faisaient revenir à Nohant par Chambéry, - ce qui n'est pas précisément la route, - le désir de faire mon pèlerinage à cette illustre maisonnette avait pesé beaucoup dans ma résolution, et pourtant j'approchais du sanctuaire avec un peu de souci.
Je ne savais pas si je retrouverais là ce que j'y venais chercher, et si la vue des choses ne trahirait pas l'idée que je m'en était faite; mais cette crainte se dissipa pendant que la voiture montait au pas ce ravissant chemin ombragé si bien décrit par Jean-Jacques et semblable à ce qu'il était de son temps. Peut-être est-il mieux entretenu et plus fréquenté, peut-être beaucoup d'arbres qui paraissent vieux ont-ils déjà été renouvelés; car dans les plis frais et fertiles de la vallée de Chambéry, les arbres poussent avec une vigueur étonnante, et nulle part je n'en ai vu de si sains, de si beaux et en si grande quantité; mais ce qui n'a pas changé, c'est le soudain mouvement de la colline qu'il faut gravir, c'est le ruisseau dont on remonte le cours, ce sont les beaux herbages et les fleurs printanières qui tapissent ses rives, c'est le caractère doucement mystérieux de cette région couverte et enfermée qui semble inviter aux plaisirs de la rêverie et aux charmes de l'intimité.
Enfin, on arrive à mi-côte du vallon des Charmettes (car ce n'est pas seulement la maison habitée par Madame de Warens qui s'appelle ainsi, c'est tout le pays environnant), et, du chemin rapide, on gagne la maisonnette par une courte pelouse plus rapide encore.


- "Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. da Conzié à la porte de Chambéry, mais retiré et solitaire comme si l'on était à cant lieues. Entre deux coteaux assez élevés était un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole antre des cailloux et des arbres. La long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré" (Les Confessions, V.éd. de la Pléiade, a.c. p. 224).


Cet ermitage a été souvent décrit depuis Jean-Jacques, et pourtant je tenais à me le décrire à moi-même; car je voulais emporter des moindres détails un de ces souvenirs précis et complets qui nous permettent de posséder certaines localités comme nous possédons notre propre demeure.
N'est-il pas agréable de retourner de temps en temps faire certaines promenades imaginaires, et quand on se déplait quelque part, de pouvoir aller par exemple passer en rêve, quelques heures aux Charmettes.
Il Y aurait lieu à une étude physiologique, psychologique par conséquent, sur cette faculté précieuse qui nous est donnée à tous de rattacher à certains objets, même involontairement, la vision nette et la sensation intime de certains moments écoulés. Je n'ai jamais vu voler le papillon Thaïs sans revoir, le lac Nemi; je n'ai jamais regardé certaines mousses dans mon herbier sans me retrouver sous l'ombre épaisse des Yeuses de Frascati.
Une petite pierre me fait revoir toute la montagne d'où je l'ai rapportée, et la revoir avec ses moindres détails du haut en bas. L'odeur du liseron-vri1Ie fait apparaître devant moi un terrible paysage d'Espagne, dont je ne sais ni le nom ni l'emplacement, mais où j'ai passé ave ma mère à l'âge de quatre ans.
Ce phénomène de vision rétrospective ne m'est point particulier que je sache, mais il me frappe toujours comme une force d'évocation mystérieuse qu'aucun de nous ne saurait expliquer. Qu'est-ce donc que le passé, si nous pouvons le reconstituer avec une décision si entière ressaisir avec son image les sensations de froid, de chaud, de plaisir, d'effroi ou de surprise que nous y avons subies?
Nous pouvons presque nous vanter d'emporter avec nous un site que nous traversons où nos pas ne nous ramèneront jamais, mais qui nous plait et dont nous avons résolu, de ne jamais nous dessaisir. Si nous, ramassons là une fleur, un caillou, un brin de toison pris au buisson du chemin, cet objet insignifiant aura la magie d'évoquer le tableau qui nous a charmés, une magie plus forte que notre mémoire, car il nous retrace instantanément, et à de grandes distances de temps, un monde redevenu vague dans nos souvenirs. L'esprit ne se perd-il pas à chercher la raison de ce petit prodige?
N'est-elle pas dans cette relation à la fois spiritualiste et panthéistique qui fait que nous appartenons à la nature tout autant qu'elle nous appartient? Le phénomène est bien plus frappant encore si l'objet, devenu talisman sympathique, nous retrace une personne aimée : morte ou vivante, elle nous appartient sans qu'il soit besoin de croire à la comparution fantastique du spectre. C'est ici surtout qu'il est évident que, jusqu'à un certain point les autres sont nous et que nous sommes les autres, et que toutes les choses de ce monde sont nous aussi, nos cœurs, nos pensées, nos aspirations, nos organes. Les Charmettes sont donc bien à moi à présent, avec cet agrément que d'autres en ont le soin et la responsabilité~ et avec la certitude que l'on tient à les conserver telles qu'elles sont; je sais dans quelle allée du jardin je trouverai les plantes que j'ai rapportées, je connais celles des terrains environnants, je sais les pierres du chemin, j'ai dans le cerveau la maison photographiée, je connais le dessin des dessus de porte du salon et les notes que chante encore l'épinette
Mais de quoi me servirait d'avoir fait grande attention à tout, si je n'avais pas été ému par ce je ne sais quoi qui ne s'emporte pas matériellement et qui seul donne de la valeur et de la vie aux choses emportées ?
C'était le 31 mai 1861, par une chaleur tropicale. La Savoie était un bouquet, toutes les neiges avaient fondu autour de Chambéry. Ce pays et ce moment de l'année sont si beaux par eux-mêmes, que, malgré moi, en touchant au but du pèlerinage, j'avais oublié Jean-Jacques, et jouissant du monde extérieur pour mon propre compte, je ne me demandais plus trop où j'allais ni où j'étais; mais, dès que la porte de la maisonnette s'ouvrit, je ne sais quelle odeur humide m'a reporté vers le passé, comme si, entre ce passé et moi, le lieu était resté vide, muet et fermé.
Il n'en est point ainsi pourtant, chaque jour ce lieu est ouvert au soleil et visité par quelque voyageur; mais par hasard je m'y suis trouvé seul: on a tiré devant moi une grosse clef qui a crié mélancoliquement dans la serrure, on a poussé à la hâte les volets, j'ai eu l'illusion de la conquête, et j'ai senti un frisson comme celui que doit éprouver l'antiquaire entrant le premier dans un hypogée nouvellement découvert 0
Cette odeur un peu sépulcrale était aussi celle de la touchante pauvreté. Il m'a semblé respirer l'air que savourait la petite colonne es Charmettes dans cette maison où l'on venait économiser, et que l'on retrouvait au printemps, imprégnée des mélancoliques senteurs de l'abandon.
Les deux chambres dont se compose le rez-de-chaussée ont un caractère tel, qu'il est facile de voir combien elles sont vierges de tout changement. Elles sont peintes à fresque et simulent une décoration architecturale des plus simples: fond nankin, encadrements roses, balustres gris à milieu jaune avec les plafonds à solives peintes en gris et les lambris granités en rose pâle, l'effet général, encore assez frais, est sérieux et doux. Le dessin linéaire n'est pas d'un mauvais style.
Les portes, composées de morceaux grossièrement rapportés et reliés inégalement par des traverses en relief, avec des ferrures massives sont d'une ancienneté incontestable. Un grand bahut en chêne noir, une petite table en marqueterie, la même qui a servi aux études passionnées de Rousseau (on se rappelle qu'à cette époque il perdit beaucoup de temps et se rendit malade à vouloir devenir fort aux échecs), deux tableaux et le petit piano appelé alors épinette, voilà ce qui reste du mobilier dépendant de la maison louée à madame de Warens par M. Noerey.
Les deux tableaux qui nous montrent madame de Warens en Armide et en Omphale, et qui sont beaucoup plus anciens qu'elle, m'avaient frappé pourtant. Je me demandais s'ils représentaient quelque aïeule de l'amie de Jean-Jacques, et si j'y devais chercher quelque lointaine ressemblance avec elle. M. Arsène HoussayeO nous donne aujourd'hui le mot de l'énigme, car c'est bien la ressemblance de madame de Warens elle-même. "C'est le hasard qui a fait de ce tableau (l'Omphale) le portrait de madame de Warens. Un de ses amis le lui apporta un jour en lui disant: "Vous reconnaissez-vous?" C'était une toile déjà ancienne, dans la manière du Ricci, achetée à Turin et offerte à la belle baronne. J'en dirai autant d'une toile plus petite peinte à l'école du Castiglione. C'est encore d'un peu loin le portrait de madame de Warens, mais toujours par rencontre ".
Ces deux tableaux, qui sont restés là, lui ont donc bien appartenu personnellement. Les y a-t-elle laissés pour acquitter une fin de bail? C'est fort probable. Comme souvenirs, ils sont donc d'un grand prix, et on doit estime et respect au propriétaire des Charmettes, qui n'a pas voulu s'en dessaisir.


- "... j'ai été émue en mettant le pied dans la salle à manger et, pour la première fois de ma vie, j'ai éprouvé le phénomène de la réminiscence. Il m'a semblé, quoique je m'en fusse fait une toute autre idée, que je revoyais un endroit oublié mais pourtant connu. Une odeur d'humidité un peu sépulcrale m'a saisie aussi comme un sOuvenir. "(G. Sand. Agenda, 31 mai 1863, Chambéry, publié par P. Reboul dans la Revue de Savoie, 1958.1
- Arsène Houssaye (.1815-18941 publia des romans, des poésies, des biographies romancées mais fut surtout connu pour les nombreux articles publiés dans Le Con#1tutionne/, la Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes, l'Artiste surtout dont il fut le rédacteur en chef. A ce titre, il fit appel à la collaboration de George Sand, à laquelle il consacra un chapitre de son ouvrage p 41.