Réédition: Albert RIVAL: Le Bosquet de Julie. Paris, E. Sansot et Cie, 1907, 78 p.

 

 

ALBERT RIVAL

 

 

LE BOSQUET DE JULIE

 

 

                                                           A Madame Marie G...

 

 

   «J’ai interrompu ma lettre pour m’aller promener dans des bocages qui sont près de notre maison. O mon doux ami! Je t’y conduisais avec moi ou plutôt je t’y portais dans mon sein. Je choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble; j’y marquais des asiles dignes de nous retenir; nos cœurs s’épanchaient d’avance dans ces retraites délicieuses; elles ajoutaient au plaisir que nous goûtions d’être ensemble; elles recevaient à leur tour un nouveau prix du séjour de deux vrais amants, et je m’étonnais de n’y avoir point trouvé seule les beautés que j’y trouvais avec toi.

   Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, et où, pour cette raison, je destine une petite surprise à mon ami.

 

            (Lettre XIII, de Julie à Saint-Preux. La Nouvelle Héloïse,

                                   Ire partie.)                    

 

   — «Je reçois ton billet, je vole chez ma cousine; nous nous rendons à Clarens, je t’aperçois, et mon sein palpite; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle; je t’aborde comme transporté, et j’avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l’on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n’ose lire devant ce redoutable témoin; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n’imaginait pas même un état plus doux que le mien.

   En approchant du bosquet, j’aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s’approcher de moi, et d’un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. sans rien comprendre à ce mystère, j’embrassai cette charmante amie; et toute aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis...... la main me tremble....... un doux frémissement....... ta bouche de roses....... ta bouche de Julie....... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ! »  

 

            (Lettre XIV, de St-Preux à Julie. La Nouvelle Héloïse,

                                                  Ire partie.)      

 

 

   «En entrant dans le bosquet, j’ai vu mon mari me jeter un coup d’œil et sourire.»

 

            (Lettre XII, de Mme de Wolmar à Mme d’Orbe. La Nouvelle                                                Héloïse, 4e partie.)

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LE BOSQUET DE JULIE

 

   Lorsque Daniel Fervante eut fini de relire la XIXeme lettre de la troisième partie de La Nouvelle-Héloïse, la lettre d’adieu de Saint-Preux à son ingrate amante, devenue la vertueuse Mme de Wolmar, il ferma le livre d’un geste las et l’ayant remis à sa place habituelle dans la vaste bibliothèque tapissant tout un mur de la pièce, entre Manon Lescaut et Dominique, il vint s’asseoir au coin de la cheminée de marbre où un grand feu de bois achevait de s’éteindre dans le sifflment doux de ses flammes mourantes et le crépitement sec de ses bûches à moitié consumées.

   Un jour indécis, chargé de nuit, entrait par l’unique fenêtre ogivale; et les boiseries de la table de travail délicatement sculptée, les reliures des livres précieux étagés dans les vitrines, les cadres des tableaux anciens et des photographies, les statuettes sur leurs consoles, accrochées sans aucun souci de symétrie aux tablettes de la bibliothèque, les bronzes superbes, animés çà et là par les lueurs incertaines des flammes, brillaient dans l’ombre, attestaient l’intérieur riche d’un homme d’intelligence et de goût. Aucun bruit ne montait du dehors, tout sommeillait, ce luxueux cabinet de travail, où flottait une odeur de cigarettes mêlée au parfum d’un bouquet de roses, donnant sur un petit jardin dont on apercevait encore, à travers les vitres de la fenètre, les troncs dépouillés des arbres silencieux et mornes.

   Daniel Fervante, en effet, n’aurait jamais pu vivre au centre de Paris dont il détestait les rues bruyantes d’une foule confuse et mêlée. A peine âgé de vingt-six ans, jouissant depuis la mort de son père d’une fortune relativement considérable pour un célibataire, dont les seules folies étaient l’achat de vieux livres et de longs voyages en Italie ou en Orient, il habitait une petite villa, d’apparence très simple, tout près du Bois de Boulogne, et protégée de la large avenue par une grande grille en fer forgé. Il passait la plus grande partie de l’année à Paris, au milieu de ses livres, vivant une vie soigneusement réglée, une vraie vie de vieux garçon méthodique, déjà las et dégoûté, quoiqu’il ne négligeât aucune occasion de distraire son esprit dont il avait fait une véritable machine élégante et précise, suivant la méthode chère à Taine. S’étant beaucoup étudié lui-même, ayant beaucoup vu, beaucoup souffert, beaucoup vécu, il possédait une intelligence très fine, très souple, une psychologie avertie et nuancée; et partout où il allait, dans les quelques salons qu’il fréquentait, dans les quelques hôtels où le conduisait sa vie errante de voyageur et où il rencontrait toujours la même société cosmopolite, il apportait la fausse bonhomie douloureuse, le sourire attristé et fier d’un homme à l’esprit largement ouvert, d’un subtil fouilleur de consciences, revenu de bien des choses, et n’ayant plus rien à attendre de la vie.

   Il avait publié deux ou trois romans, essentiellement psychologiques, mais sans succès. Ecrits avec la sécheresse, l’inélégance correcte et voulue, l’absence complète de lyrisme d’un Stendhal, ils déroutaient le lecteur sans le charmer. Quelques lettrés délicats les goûtaient cependant; mais, soit par fierté naturelle, soit par manque d’enthousiasme pour lui-même, il n’avait jamais répondu à leur admiration et essayé de s’en faire une réclame.

   Un hommede cette valeur, surtout si c’est un oisif sérieux et cultivé, la plupart du temps, ne tarde pas à devenir, même avant la trentaine, un misanthrope aigri et maussade. C’est ce qui était arrivé à Daniel Fervante. Il ne haïssait pas la société comme Rousseau, — ce maître si passionnément aimé qu’il lui semblait parfois être un autre soi-même, —  d’une haine de parvenu déçu dans son rêve. Il éprouvait pour elle la plus complète indifférence, et une indifférence, malgré tous ses efforts, le plus souvent mêlée de tristesse; car, sans qu’il s’en doutât, il possédait encore un cœur singulièrement sensible et honnête, un cœur de timide et de mélancolique. En somme, il souffrait de vivre toujours dans la méditation et la solitude, sans cette compagne idéale qu’il avait vainement cherchée à Paris, et qu’il aurait follement aimée, d’un amour de poète et d’artiste capable d’embellir tout ce qu’il touche et voit par la magie d’une intelligence cultivée et d’une imagination féconde. Esprit méthodique, franc, loyal, apportant à tout ce qu’il faisait la même passion, la même sincérité, il souffrait encore de ne rencontrer toujours, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, la même légéreté, le même manque de logique intérieure, de ce sérieux, de cette profondeur sans lesquels pour lui il n’y avait pas de caractères.

   Or, de caractères, il croyait n’en avoir jamais trouvés.

   Pour qu’un caractère existât, il fallait, d’après lui, qu’il fut le produit d’une raison claire, d’une volonté diligente et forte; il falait qu’il ait été construit, patiemment, laborieusement, à force de méthode, sous la pleine lumière de la réflexion intérieure. Un caractère ainsi construit, pensait-il, est une chose bien faite et bien définie, c’est une réalité véritable en laquelle on peut se fier comme on se fie à une machine réglée une fois pour toutes. Dans son inflexibilité, dans sa stabilité, il n’est plus le sujet d’une foule de circonstances extérieures. Toujours son activité directrice est là pour le protéger des embûches semées sur la route, pour l’empêcher de s’abandonner aux défaillances passagères et inévitables. Toutes les faiblesses, les petites saletés de notre pauvre nature, ne sont plus pour lui qued es distractions qui l’intéressent sans l’absorber, des ornements même, car rien ici-bas n’est négligeable, rien n’est sans beauté, mais des ornements sans danger, comme ces fleurs dont une jolie femme embellit sa chambre et qui, en trop grande quantité, amèneraient sa mort.

   Il possédait de minuscules diamants, fabriqués par le four électrique de M. Moissan, et ces diamants microscopiques, il les avait placés bien en vue dans son cabinet de travail, sur un coussin en velours noir entouré lui-même d’un magnifique cadre surchargé de dorures. Aux quelques personnes, intriguées de ce singulier déploiement de luxe pour cette fine poussière brillante et qui lui en avaient demandé la raison, il avait répondu :  « Ce n’est rien. Une simple fantaisie. Ce sont des diamants artificiels ». En réalité ils étaient pour lui le symbole de la vie de l’homme intelligent qui, par la clarté de l’analyse intérieure, l’effort d’une volonté toujours soumise, réalise peu à peu ses différents idéals sans lesquels sur cette terre il n’aurait aucune signification.

   On conçoit facilement qu’avec de pareilles idées, Daniel eût peu d’amis. Il méprisiat, d’ailleurs, à peu près tous ses semblables et, à certains moments, son mépris allait jusqu’à la haine. Aussi était-il à peu près unanimement détesté, sauf par les femmes cependant, près desquelles il se montrait toujours, par un reste de jeunesse, aimable et bienveillant. Mais il choquait même celles-ci, le plus souvent, par l’assurance, le sérieux, avec lesquels il disait les choses les plus insignifiantes, les plus banales. Il était un excellent causeur, mais toujours il semblait réciter une leçon apprise par cœur.

   Quoique, à première vue, il parut un homme comme tous les autres, même mieux que la plupart des autres — car toujours élégamment mis, il était ce qu’il et convenu d’appeler un joli garçon — sa présence, lorsqu’il entrait dans un salon, jetait ordinairement un froid, un malaise. Quand il s’en allait, après avoir salué chaque personne avec gravité, chacun s’accordait pour reconnaître qu’il avait très peu d’esprit, et les mauvaises langues allaient jusqu’à dire que c’était un faiseur d’embarras, un poseur. C’était cependant l’homme le plus simple du monde; il avait très peu d’orgueil, nul parti pris et était le premier à reconnaître ses torts lorsqu’il en avait; ce qui, on le sait, n’est pas le meilleur moyen de plaire. Il était trop fin pour ne pas avoir remarqué l’impression qu’il produisait. Il ne s’en plaignait pas; au contraire, il en éprouvait une sorte d’orgueil amer et fier. — «Vastes solitudes de la supériorité ! » a dit quelque part Maurice Barrès.

   Daniel Fervante n’était pourtant pas une sorte d’ascète intellectuel, uniquement préoccupé de cultiver son esprit et d’en jouir. Ce psychologue, ce logicien aimait faire de ces excellents repas qui, disait-il, raffermissent l’imagination et vous retrempent dans la vie. Il ne dédaignait pas non plus la chair douce et parfumée des femmes. Il avait eu de nombreuses maîtresses prises un peu dans toutes les catégories de la société.

   Les femmes ne détestent pas en général chez un homme une figure grave et réfléchie surtout lorsque s’y ajoutent, comme c’était le cas de Daniel, de beaux yeux noirs mélancoliques et un magnifique front à la Byron sur un côté duquel tombait, par longues mèches applaties, une chevelure opulente et noire. Et puis, lorsqu’il le voulait, il était infiniment séduisant. Il savait mieux que personne faire la cour à une femme, l’envelopper d’une séduction persuasive et douce.

   C’était pour lui une sorte de jeu agréable et facile, un divertissement délicat et raddiné après la fatigue du travail. C’est qu’alors il pouvait déployer toutes ls subtilités de son esprit, sa profonde connaissance du cour humain, sa psychologie lumineuse et fine. Il appelait cela prendre ses récréations.

   Mais elle, la femme, une fois charmée, conquise, tout entière sous le joug de cet homme étrange, ne tardait pas, si c ‘était une femme de cœur, à devenir la plus malheureuse des amantes. Ce jeune homme qu’elle avait vu des semaines, des mois entiers, la poursuivre d’un langage enflammé, brillant de la passion la plus sincère, la plus ardente, ce jeune homme qui lui avait promis de faire de leur amour une merveilleuse fête d’émotions et d’idées, elle le retrouvait tout à coup, le lendemain de sa chute, glacial, avec un visage fermé et dédaigneux. Certes il restait poli envers cette malheureuse créature, mais sa politesse, par trop exagérée, n’était qu’une nouvelle et cruelle injure; car tout, dans sa façon de la recevoir, de lui parler, de la quitter, témoignait l’indifférence la plus complète, le désenchantement le plus absolu. Elle s’apercevait qu’elle n’était rien pour lui, qu’elle ne l’intéressait plus, — plus du tout. Elle n’était plus que le bel animal que l’on flatte avant de lui demander un service et que l’on renvoie le service rendu, sans se retourner pour lui donner un regard de remerciement ou d’intérêt.

   Ils se quittaient, brouillés à mort, sans qu’il fit rien pour la retenir. Il ne s’excusait seulement pas — elle ne l’eut pas compris —; il ne la remerciait seulement pas — c’eut été l’injurier plus profondément. La malheureuse croyait s’être livrée à un de ces affreux don Juan qui font profession de séduire les femmes et les abandonnent aussitôt leur bestial désir assouvi.

   Or, si elle souffrait, cette maîtresse, dans son orgueil atrocement blessé, lui, l’amant, la plupart du temps, souffrait peut-être encore plus qu’elle. Il restait de semaines entières renfermé chez lui, comme si une invincible pudeur l’eut empêché de sortir. Lui, ordinairement si calme, si maître de sa personne, dans les accès de colère folle, de rage furieuse qui le prenaient alors, devenait d’une sensibilité si irritable, si impatiente, qu’elle ressemblait à de la folie. Il lui arrivait de casser alors, en criant des imprécations et des injures, tout ce qui se trouvait sous sa main, jusqu’à ces rares et fines statuettes qu’il avait rapportées d’Italie, après les avoir convoitées de longs mois avant de se décider à en donner le prix parfois exorbitant.

   Comme il n’avait pas d’amis personne ne venait troubler sa solitude.

   — «Quelque malheur sera arrivé à monsieur » pensait le vieux domestique tandis que son maître répondait par des injures ou des coups de pied impatiemment donnés au parquet, à ses conseils « de prendre de l’air, du mouvement ».

   Ce n’étaient ni une perte d’argent, ni l’insuccès de son dernier livre, ainsi que se le figurait le fidèle serviteur, qui mettaient Daniel dans un pareil état. Il souffrait de n’avoir pu garder près de lui cette maîtresse qui lui avait donné tant de preuves de son amour, de l’avoir forcée à le fuir, par la sécheresse de son cœur, come on fuit un monstre.

   — «Mon Dieu ! pourquoi ne suis-je pas comme tous les autres? pourquoi n’ai-je pas leur vulgaire bon sens, leur commune sagesse?» se répétait dans ses crises l’inforuné Daniel, tout en marchant à grands pas dans son cabinet de travail ou bien en considérant son visage amaigri dans la glace de sa chambre à coucher, après une nuit agité où il avait vainement attendu les ommeil. Oui, pourquoi n’était-il pas comme les autres? Pourquoi espérait-il d’une femme ce qu’il savait qu’une femme ne peut donner, le sérieux, la gravité, l’horreur de tout ce qui rend la vie frivole et mesquine ?

   Une femme ne peut pourtant pas aimer son amant avec cette attention, cette application de toutes les minutes, cette soumission absolue à une idée, son idée de plaire, qu’elle a, en faisant sa toilette, avant d’aller au bal. Forcément son désir même de se donner tout entière lui fait avoir des gestes maladroits et imprudents, lui fait dire une foule de petites sottises. Elle ne peut pas s’imaginer, la faible créature, que lorsqu’elle est toute à l’enivrement du bonheur, son amant, tout en la serrant dans ses bras, scrute sa conscience, épie l’allégresse de sa défaillance, se définit son souffle pressé et ses cris de volupté comme un médecin les ernières convulsions d’un moribond. Dans ces momens de suprême abandon, si délicieux justement parce que la félicité des sens dépouille la créature de tout le conventionel de la vie, la livre tout entière, pure de personnalité comme de vêtements, une amante ne peut vraiment pas se souvenir qu’elle a une raison, une volonté, même si elle possède ordinairement cette lumineuse activité directrice chère à Daniel, éclairant de son œil vigilant toute sa nature, comme un phare tournant les récifs, les végétations bien dessinées d’une côte. L’Amour n’est l’Amour que parce qu’il est l’oubli enchanté et comme l’Art un rêve inégal et confus.

   Oui, Daniel savait tout cela ! Il le savait, et cependant chaque fois qu’il renouvelait ses essais d’amour, après s’être longtemps étudié, après s’être donné les plus sanglantes injures, après avoir appelé à son aide cette intelligence, cette volonté dont il était si fier, il retombait dans la même sécheresse de cœur vis-à-vis de sa nouvelle et infortunée amante !

   — « Je ne peux pas ! je ne peux pas !... » se répétait-il alors, en sentant des larmes de rage lui monter aux yeux. Il ne pouvait pas!... Et furieux contre lui-même, avec le sentiment navrant du vicieux qui retourne à son vice, loin alors d’essayer de se relever, d’être comme tous les autres ou même de ne voir dans l’amour qu’un simple passe-temps, un amusement des sens, il s’acharnait dans son désir de ne pas plaire, de se débarrasser au plus vite de la femme qui, encore une fois, avait affreusement troublé sa vie purement intellectuelle, lui avait montré tout le vide de son cœur, toute la monstruosité de sa nature d’homme perverti à force de réflexions, de repliements sur lui-même.

   Sa passion d’analyste, son sens critique dont le développement exagéré, anormal, avait absorbé ou tout au moins égaré les autres facultés de son intelligence, l’avaient rendu le plus malheureux des hommes. Car, on le conçoit, ses maîtresses ne lui déplaisaient pas seulement par tout ce qu’il apercevait en elles de frivole, de léger, en un mot de trop femme. Elles lui déplaisaient surtout, parce que, son orgueilleux désir de séduction satisfait, il apercevait immédiatement leur âme; il l’embrassait cette âme dans son passé, dans son présent, dans son avenir, d’un seul coup d’œil de son esprit lumineux et précis ; il la voyait dans sa complète réalité — et le mot voir n’est pas ici une métaphore — comme un homme en ballon voit le contour d’une ville, la disposition de ses larges avenues, de ses places solitaires, l’enchevêtrement de ses plus délaissées ruelles.

   Quelques secondes lui suffisaient pour se rendre compte des qualités et des défauts de ses maîtresses. Bien plus, il voyait leurs âmes dans l’avenir, une fois façonnées par une complète expérience de la vie, une fois affaiblies par l’approche de la vieillesse, du lent affaissement vers la mort. Et il méprisait ces âmes de femmes à cause de leur plasticité, de leur manque de résistance intérieure; il leur reprochait d’être toujours la proie de circonstances fortuites, extérieures à elles.

   — Comment pourrais-je m’attacher, se disait-il alors, à une de ces créatures auxquelles je ne puis jamais me fier entièrement, puisque, si elles voulaient être franches, elles ne s’acorderaient aucune confiance? Comment, ajoutait-il, en se servant d’une grosière comparaison pour mieux rendre sa pensée, éprouverais-je le moindre plaisir en faisant une ascension dans un dirigeable dont le plus petit dérangement du moteur mal réglé, la plus légère saute de vent, pourraient, d’un instant à l’autre, me précipiter contre le sol? Et moi, lorsque je me donne à une femme, je voudrais me donner à elle pour toujours.

   Je voudrais pouvoir trouver le suprême enchantement dans la certitude absolue que cette créature qui m’a distingué, m’a choisi, me le procurera toujours cet enchantement, restant toujours fidèle à elle-même et inoublieuse d’elle-même, puisqu’elle s’est faite par son intelligence et sa volonté ce qu’elle est — et une fois pour toutes. Et tout le monde sait hélas! que les femmes encore plus que les hommes, ne savent point ce qu’elles se veulent !

   En vain, se disait-il qu’en amour il faut se laisser aller à la sensation présente, qu’il faut, comme un homme énivré, être sans raison et sans forces, il ne pouvait pas ne pas voir. Alors, se sentant vaincu par son intelligence trop lucide, il s’abandonnait avec un affreux remords au travail intérieur de sa pensée qui lui montrait orgueilleusement les «ridicules» de ses maîtresses, avec une sorte de joie frémissante, fiévreuse et féroce, comme si elle était jalouse de la trop grande place qu’il accordait, à causes d’elles, à ses sens.

   Et cette maudite pensée lui montrait toujours que cette femme, si passionnément désirée avant de tomber dans son lit, n’avait pas de caractère véritable puisqu’elle n’avait pas le caractère qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû se donner vu sa nature et les possibilités de cette nature.

   Si c’était une femme ayant eu un ou plusieurs amants avant lui, il ne voyait en elle qu’un bel animal — le merveilleux animal mécanique de Descartes – obéissant à ses instincts comme une machine obéit à la vapeur de ses chaudières, comme une plante qui, de toutes ses forces secrètes, s’élance vers la lumière qui la fait s’épanouir et fleurir; et son mépris pour elle s’exaspérait jusqu’à devenir une haine vive et féroce; si c‘était une femme dont il pouvait se croire le premier amant, il s’efforçait d’être bon et indulgent, de bien se pénétrer du grand sacrifice qu’elle avait fait pour lui en brisant avec un passé sans reproches. Mais alors, essayant quelques instants de s’illusionner, s’efforçant de croire qu’il avait trouvé une femme plus près de son idéal, une qu’il pourrait garder, son attention devenait, malgré lui, plus minutieuse, sa sévérité augmentait; et lorsqu’il s’était rendu compte que cette femme-là, comme l’autre, n’avait fait que suivre les lois obscures de sa nature, que de rester fidèle à son mari ou de tomber dans ses bras, n’avait été nullement l’effet de sa raison toujours éveillée, d’une activité directrice lumineuse et inflexible, d’une idée enfin, son rêve, tombant de toute la hauteur de son illusion, il devenait pour elle encore plus méprisant, encore plus dédaigneux qu’il avait été pour la première.

   Il avait bien rencontré, il est vrai, parmi ses maîtresses de las econde catégorie, des femmes de cœur et de tête. Il en avait même rencontré quelques-unes ayant des principes et se vantant d’en avoir, comme cette duchesse Aligardi qui lui avait répété plus d’une fois, avant de tomber dans ses bras: « J’ai des principes, moi ».

   Mais il n’acvait pas tardé à s’apercevoir que ces fameux principes n’étaient preque toujours que « l’image inconsistante, tissue de vices au repos, de qualités inertes, d’épithètes endormies, de mouvements passifs, de forces négatives »1 ou qu’ils provenaient simplement d’un banal bon sens de nature médiocre, confiné dans un étroit égoïsme, préférant vivre en toute sécurité une vie plate, monotone, sans imprévus, toujours la même.

   — Ces femmes, se disait-il, ont des principes comme d’autres n’en ont pas. Elles ont fait de l’égoïsme de leurs natures sèches et mesquines une sorte de coquetterie dont elles ne veulent point se départir. Elles sont mortes.

   En somme, Daniel Fervante reprochait à chacune de ses maîtresses d’être naturelle, de ne faire qu’obéir au caractère imprécis et sans valeur que lui avait donné, sans qu’elle s’en doutât ou s’en rendît compte, soit ses parents, par hérédité, soit les diverses circonstances de la vie qu’elle avait traversée depuiss on enfance. Son esprit, essentiellement scientifique, mais faussé par une mauvaise compréhension de la science, lui montrait toujours que ses maîtresses, si charmantes femmes, si pleines de qualités qu’elles pussent être, n’avaient jamais rien tenté pour essayer de voir clair en elles-mêmes, de se donner un caractère solide et immuable, et, disait-il en son barbare langage de logicien, « de tranformer par la clarté de l’analyse intérieure les apports successifs de la synthèse ».

   Il s’irritait qu’elles ne fussent point, comme ses diamants, «artificielles» et des créatures libres comme lui, surtout qu’elles n’aient jamais rien tenté pour le devenir.

   Il était cependant trop intelligent pour le leur reprocher par trop vivement, pour les mépriser par trop complètement de leur navrante impuissance. Il se rendait compte, en effet, qu’il n’est pas permis à chaque individu et surtout à la femme, qui n’est sur cette terre que l’humble servante de l’espèce de devenir comme lui une créature harmonieuse et forte. Il se rendait compte aussi qu’un développement de chaque individu, analogue au sien, n’était nullement nécessaire, qu’il serait plutôt nuisible à l’espèce entière. Mais Daniel était devenu si complètement un maniaque intellectuel que, malgré tous ses efforts, une fois sa curiosité d’artiste satisfaite, une fois ses yeux remplis de toutes les beautés de ses maîtresses, la même affreuse indifférence glaçait son cœur, le même vif dégoût torturait son esprit.

   Et cependant ce malade était encore jeune, à l’âge où l’on jouit le plus fortement de la vie si l’on n’en jouit pas le plus profondément et, comme beaucoup de cérébraux, ses sens le troublaient par moments avec une impétuosité et une violence inouïes.

   Alors, il essayait de lutter, de se défendre contre l’impérieux désir qu’il sentait bouillonner, s’exaspérer dans chaque goutte de son sang, en appelant à son aide toutes les ressources de sa raison et cette volonté qui était son suprême orgueil. Il ne sortait plus de chez lui, se levait à l’aurore, ne quittait plus, même pour ses modestes repas, sa table de travail où s’amoncelaient les livres de philosophie et de littérature qu’il lisait les uns après les autres, sans en sauter une ligne, dans une application constante de son esprit horriblement tendu; mais le soir, avant de se coucher, il sentait avec une affreuse angoisse qu’il n’avait pas réussi à tuer la bête mauvaise, qu’elle vivait, qu’elle l’épiait, plus affamée que jamais. Alors, au bout de quelques jours de lutte ténébreuse et incertaine, lui, l’homme libre, se décourageait complètement. Et, avec la fièvre d’un adolescent qui court à son premier rendez-vous d’amour, dans un grand trouble de sa pensée, il sortait de chez lui, gagnait au plus vite un endroit de plaisir où il savait trouver une maîtresse belle et complaisante et pendant des nuits, quelquefois des jours entiers, s’efforçait de donner satisfaction à ses sens.

   Hélas ! Daniel sortait de ces crises de sensualité encore plus dégoûté de lui-même, encore plus las de la vie que lorsqu’il sortait d’un de ces malheureux essais d’amour avec une femme de son rang et de sa société.

   — A quoi me sert, pensait le jeune homme, d’avoir cultivé mon âme avec tant de soins, de l’avoir faite élégante et précise, puisqu’elle ne me sauve point des pires défaillances, des contacts les plus avilissants ? Je ne suis qu’un monstre — comme les autres.

   Une fois même, écœuré plus que d’habitude de cette singulière contradiction entre sa pensée et ses sens, il avait tenté de se suicider.

   — Je suis venu trop vieux dans un siècle trop jeune, se disait-il, en parodiant le vers de Musset, au moment où il appliquait le canon du révolver contre sa poitrine, j’aurais dû naître deux cents, trois cents ans plus tard; peut-être aurais-je rencontré des hommes qui, me ressemblant, m’eussent compris.

   Et il avait pressé la gachette avec la tranquillité, le calme, le manque absolu de pose envers soi-même d’un Socrate buvant la cïgue.

   La balle, rencontrant une côte, avait dévié de la direction du cœur et n’avait réussi qu’à mettre sa vie en danger pendant quelques semaines.

   — Je ne ferai donc sur cette terre que des essais malheureux ! avait-il répondu à son médecin lorsque celui-ci, en lui annonçant qu’il était sauvé, lui avait fait promettre de ne plus recommencer.

 

 

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   Daniel, maintenant, assis au coin du feu, songeait aux héros de la Nouvelle-Héloïse et à leur génial créateur. Il aimait beaucoup Rousseau quoique le caractère du grand genevois, enthousiaste, passionné, sentimental, fut en tous points différent du sien, sec, aride, scientifique. Mais justement il aimait Rousseau pour ce sentiment ardent, ce lyrisme épanoui, ce perpétuel battement de cœur, animant tous ses écrits et qu’il avait vainement cherché, lors de ses premiers essais littéraires, à mettre dans les siens. Et surtout il aimait Rousseau pour la grande pensée moralisatrice de son œuvre.

   Sans doute, sa philosophie, toute basée sur le sentiment, la conscience, dans laquelle il ne voyait que le sceau de Dieu sur sa créature, lui semblait sans profondeur, puérile presque; mais ne soutenait-il pas comme le grand écrivain que l’homme doit s’efforcer de se connaître, ne soutenait-il pas qu’il peut métamorphoser son caractère à l’aide de sa raison et de sa volonté? En cela Rousseau lui semblait être le véritable précurseur de l’esprit nouveau, tout scientifique, qui devait bouleverser la face du monde.

   Sans doute aussi, au moment où Jean-Jacques vivait, la science n’était pas assez avancée pour qu’il eût pu donner à l’humanité une œuvre autre que celle qu’il avait donnée. L’esprit scientifique, faute d’une confiance absolue en certaines lois comme la loi du déterminisme et de l’hérédité — celle-ci à peine soupçonnée — n’était pas encore devenu une réalité indéniable. Cependant Rousseau avait deviné la méthode, l’avait pressentie; il avait vu que l’individu peut se transformer, se restaurer par une éducation rationnelle et méthodique. Emile et sa fiancée Sophie ne sont-ils pas des produits articiciels? Julie ne refait-elle pas son individu après avoir longtemps réfléchi sur elle-même ?

   — Oui, se disait Daniel, tout en tisonnant les cendres ardentes et rouges amoncelées dans le foyer de la cheminée, si Jean-Jacques avait vécu à mon époque, au début de ce XXe siècle, qui commence seulement à soupçonner ece que sera un jour la science et le grand rôle moralisateur qu’elle jouera dans l’univers, peut-être aurait-il connu toutes mes affreuses tortures. Mais ces tortures, purement intellectuelles, les pires de toutes, il ne pouvait pas les ressentir. la science n’était pas assez avancée. Et, malgré tout son génie, il n’a fait  toute sa vie que caresser, exater, diviniser ce que l’homme le plus simple aperçoit en lui-même. Il a préféré vivre une vie puissante d’« homme sauvage », se donner aux apparences puisqu’il ne pouvait découvrir les réalités, pas même les soupçonner; — et il avécu, le malheureux, il a vécu avec emportement, dans une prodigieuse débauche d’émotions, dans un perpétuel enthousiasme, dans un perpétuel ravissement d’amant devant une maîtresse chérie. « — O mon cher Jean-Jacques, s’écria-t-il tout à coup, — et sa voix sifflante résonnait étrangement dans le silence de cette pièce à moitié noyée d’ombre — tu aurais été comme moi, mais hélas ! je n’ai pas ton génie ! » — Au moins, se disait-il, tout en continuant à suivre la marche de sa pensée, mais silencieusement cette fois, lui, ce Jean-Jacques que l’on s’accorde à appeler « grand malheureux », il l’a été infiniment moins que moi puisque toute  sa vie il a aimé.

   Il ne pouvait approcher d’une femme sans s’enflammer pour elle et si ces essais d’amour furent aussi malheureux que les miens, du moins ce n’était pas la faute de son cœur. Il avait un cœur, lui, — il le savait — un cœur à qui il accordait toute sa confiance; et c’était à cette réalité qu’il demandait ses jouissances les plus profondes, la raison même de son existence; son cœur, c’était lui-même. Et moi, qui ne suis qu’une intelligence, je souffre d’une solitude combien plus affreuse que la sienne ! En réalité, il n’était jamais seul, lui, et s’il aimait vivre loin de ses semblables, promeneur méditatif et solitaire, ce n’était que par pur plaisir d’égoïste voluptueux et dédaigneux. Bien plus, il n’était jamais moins seul que dans la solitude et c’est surtout pour cela qu’il l’aimait. Mais moi, même en plein Paris, toujours je suis plus seul que si j’étais entouré d’un cercle épais de murailles d’airain. Impossible de correspondre avec les créatures qui m’environnent. Et cependant je ne puis vivre loin d’elles, pas plus que lui d’ailleurs; malgré moi, je tends vers elles des bras chargés de désir avec une violence emportée qui m’effraie au point de souhaiter la mort qui ouvre le calme de la liberté.

   Pourtant Daniel Fervante n’avait pas toujours été le triste malade qu’il était aujourd’hui. A vingt ans, comme ce Jean-Jacques qu’il essayait de se définir, il avait été un amant passionné de la vie; et quiconque l’eut connu alors, si jeune à tous les points de vue, avec un âme délicate et vibrante, si facilement, si follement impressionnable, ne l’aurait guère reconnu dans cet hommede vingt-six ans, à la figure fermée, et dont chaque parole, chaque geste, avaient ordinairement la raideur, la sobriété de ceux d’un diplomate de carrière.

   Lui aussi avait aimé.

   Et tout à coup elle lui apparut la bien-aimée d’autrefois, il lui apparut le cher visage pâle, éclairé de beaux yeux expressifs, le front idéal couronné de l’épaisse chevelure noire.

   Oh ! cette femme-là, comme il l’avait aimée ! Comme il l’avait aimée avec la fougue, l’abandon confiant de ses vingt ans et d’un premier amour !

   — Est-ce possible, se répétait-il, moi aussi j’ai aimé, moi aussi je me suis livré tout entier à l’apparence, moi aussi je n’ai plus eu qu’un seul désir, une seule pensée, serrer contre mon cœur une femme vers laquelle se précipitait, comme un fleuve dans la mer, ma nature tout entière !

   Et il revoyait  l’immense hôtel surplombant de sa large terrasse le lac de Genève, où il l’avait distinguée le soir même de son arrivée, à la longue table d’hôte en face de la sienne. Oh ! celle-là, il l’avait aimé de suite, du premier regard, sans réfléchir. De suite, il s’était abandonné à elle, sans aucune arrière pensée, sans se demander si elle était digne de son choix. Car alors l’analyse n’était pas encore pour lui une maîtresse tyrannique et redoutable. Elle n’était que l’amusement de ses heures de repos, le jeu facile de son esprit élégant et cultivé. Il se laissait aller au charme confiant des choses. Sa sympathie, largement ouverte, d’elle-même volait à elles comme l’abeille à la fleur. Et il parcourait la vie dans une perpétuelle allégresse, dans l’enivrement de ce passionné lyrisme qui sans cesse chantait en lui, montait du fond de sa jeunesse puissante; et il s’enrichissait de toutes les beautés de cette vie souriante et facile, trop enivré pour en voir les laideurs et les épines.

   Oui, il s’était donné à elle d’un élan instinctif, uniquement parce qu’elle lui plaisait et que ses yeux, parfois, se remplissaient d’un gravité triste qui lui était chère. Il ne s’était pas demandé si elle était ce qu’elle aurait pu être, si elle n’était pas comme ces merveilleuses montagnes qui l’entouraient une splendide chose morte. Dès les premiers mots qu’elle lui avait dits — pourtant si banals ! si insignifiants ! — il l’avait aimée pour sa simplicité, son manque total d’artifices, sa candeur naïve de créature charmante encore toute neuve.

   — Ah ! murmura-t-il, en hochant tristement la tête, si je pouvais revenir à cet âge enchanté ! si je pouvais retrouver la confiance, la simplicité des anciens jours !

   Et brusquement un idée lui traversa l’esprit: « Pourquoi ne quitterais-je pas Paris, si affreux, si maussade en cette fin de mars, pour reposer ma douloureuse neurasthénie sur les bords de ce lac de genève où si souvent j’ai goûté en compagnie de cette femme, des heures délcieuses? Pourquoi n’irais-je pas visiter Clarens où Saint-Preux et Julie, chers à mon âme, passèrent de si douces années?...

   Il appuya sur un timbre électrique à portée de sa main.

   — Félix, dit-il au serviteur, lorsque celui-ci, quelques secondes après, parut dans l’ouverture de la porte entrebâillée, Félix, vous préparerez ma valise, je quitte Paris pour quelques jours.

   — Quand monsieur partira-t-il? demanda le vieux domestique, trop habitué aux singularités de son maître pour paraître surpris de cette brusque décision.

   — Je partirai ce soir-même, répondit Daniel d’une voix légèrement voilée.

 

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   Il arriva le lendemain à Genève et il s’étonna de trouver une ville morte qu’il croyait n’avoir jamais vue. Il pleuvait. Dans les rues, aux insignifiantes maisons basses et aux trottoirs luisant sous l’averse, il n’y avait point de voitures; à peine quelques piétons, çà et là, marchaient, malgré la pluie, d’un pas tranquille et lourd.

   Au bout de la rue du Mont-Blanc, il rencontra le lac, immobile et terne sous le ciel bas. devant lui, prolongeant un quai aux vieilles maisons mal alignées et mal bâties et descendant en pente douce, les coteaux de Cologny et de Bellerive fermaient l’horizon. Et entre le Voiron, imposant et lourd, le Môle qui semble un gigantesque pain de sucre et les deux monts Salève qui semblent, dans leur inégale grosseur, une baleine suivie de son baleineau, il apercevait vaguement la chaîne des Alpes à moitié effacée par les brouillards de la pluie et les épais flocons des nuages.

   Il passa la plus grande partie desa journée à la Bibliothèque de la ville, située dans un beau jardin, en face du théâtre, et où très obligeamment on lui permit de feuilleter les manuscrit de Rousseau qui s’y trouvent: la Profession de foi du Vicaire savoyard, le Contrat social, l’Emile et quelques lettres inédites. Il admira l’écriture fine, régulière et serrée du maître, une vraie écriture d’homme méticuleux et rangé ayant eu besoin de savoir bien écrire pour vivre. mais il s’étonna de son peu d’enthousiasme. Dans cette ville, d’apparence austère et morte, il se sentait perdu. Et il s’efforça d’écouler la fin de cette triste journée dans les plus grands cafés de la ville qu’il trouva laids et malpropres. Il remarqua la banalité, à vrai dire la stupidité des conversations qu’il était forcé d’écouter, le laisser-aller dans leur tenue des hommes et des femmes qui examinaient avec curiosité sa correction élégante et simple d’étranger.

 

 

   Le lendemain il partit par un train du matin pour Clarens. — Je vais donc voir, se disait-il, cette petite ville que le maître a jadis présentée au monde comme un modèle et où Saint-Preux et Julie, qui ne lui furent pas plus chers qu’à moi, purent de si nombreues années se rester fidèles.

   Il ne pleuvait plus. Mais le ciel, chargé de gros nuages se déplaçant avec rapidité, laissait la journée indécise. A travers les vitres du wagon, Daniel apercavait à sa gauche l’épaisse muraille du Jura, à peine ébréchée, et à sa droite, le lac, écartant de plus en plus l’étreinte de ses rives où s’abritent autour de leur clocher de coquets villages, d’un charme mélancolique et touchant. Et il s’efforçait vainement de s’exalter. Il se disait: « Je serais un voyageur de commerce que je ne m’ennuierais pas plus profondément ». Cependant, Lausanne dépassée, il se réjouit de la beauté du paysage. le train filait à toute vapeur sur les bords mêmes du lac. Considérablement élargi, il étendait avec sérénité ses eaux d’un gris doux et sur l’horizon les montagnes de Savoie déployaient leurs masses majestueuses et lourdes où la neige, çà et là, apparaissait en blancheurs incertaines.

   Il arriva enfin à Clarens.

   Il descendit les vieilles ruelles étroites qui conduisent à la grand’route, au bord du lac, où le jeune Clarens étale ses maisons neuves, se hôtels et ses pensions. — « Ce qui vous frappe surtout, en arrivant dans ce beau pays, pensait-il, c’est qu’on s’y sent baigné plus que n’importe où ailleurs par l’air pur et calme de la liberté. Dans le doux silence qui enveloppe ces côtes tranquilles et riantes, on se sent revivre. On n’y entend plus le bruit d’une foule agitée et vaine et de hautes maisons noires ne sont plus là pour resserrer et écraser votre individualité ». Et il buvait à longs traits le grand air frais qui venait du lac et où il croyait sentir une fade odeur de glaciers.

   Il se mit en quête de chercher la maison des époux Wolmar ou plutôt celle de leur illustre père. Mais personne ne put lui donner un renseignement précis. Un gendarme l’envoya tout d’abord, devant une grande maison blanche, affreuse de modernité; sur la façade il lut en lettres d’or « Maison J.-J. Rousseau ». L’épicier droguiste, dont le magasin étalait sa brillante vitrine sur une des faces de la maison, croyait qu’elle avait été bâtie sur l’emplacement d’une maison habitée par Jean-Jacques pendant un de ses séjours à Clarens. Il n’en était pas du tout certain! Et il encouragea le jeune homme à aller se renseigner au grand bazar situé plus avant dans la ville. Là, une jeune fille lui dit que la véritable maison de Rousseau était à deux pas de la sienne. On ne connaissait qu’elle dans le pays. Il n’avait qu’à traverser cette petite rue Byron devant lui. Une plaque commémorative lui indiquerait son emplacement exact. Il sortit rapidement du magasin; et son cœur battait à grands coups dans sa poitrine tant sa joie était grande.

   Il trouva en effet une plaque en marbre fixée sur la grille du jardin fleuri d’une modeste pension: la pension Sans-Souci. Mais ce fut presque en jurant qu’il lut dessus: Ici a séjourné lord Byron, 1816. — Est décédé Alexandre Vinet, 1847. Il murmura en lui-même: « Etrange mentalité d’une fille de magasin ! Dans cette tête fragile tout se confond. Rousseau, Byron, Vinet, sont pour elle autant de chimères où se complaît sa robuste ignorance. Lamentables fluctuations auxquelles est soumise la destinée d’un grand homme » !

   Découragé, il revenait sur ses pas avec la seule intention de visiter la ville et de repartir au plus vite, lorsqu’un café portant comme enseigne « Le Bosquet de Julie » attira bientôt son attention. Il entra dans une petite salle de plafond bas, remplie de tables et de sièges en bois grossier, aux murs garnis de méchantes vignettes, et qui exhalait une forte odeur de tabac et de vin blanc. Et, en s’excusant, il demanda au cbaretier, qui s’avançait à sa rencontre, pourquoi il avait appelé son café « Bosquet de Julie ».

   — C’est que, répondit cet homme rude, il y a dans le cimetière un certain bosquet appelé « Bosquet de Julie » où certains étrangers vont faire des pèlerinages sans que je n’aie jamais su pourquoi.

   Il sortit du café, transfiguré. Et une joie si franche animait sa figure qu’il étonna un groupe d’anglais qui passaient près de lui, faisant paisiblement leur promenade habituelle. Il marchait d’un pas rapide et souple. Il se disait: « Ainsi donc, je vais voir ce fameux Bosquet où Saint-Preux et Julie échangèrent leur premier baiser d’amour, le baiser le plus sincère et le plus ardent que deux êtres se soient donné sur cette terre ».

   Comme il avait le temps, il se donna le plaisir, avant de déjeuner, de visiter Montreux qui prolonge Clarens de ses belles maisons pressées et de ses hôtels somptueux. Les étrangers qu’il rencontrait, élégants et distingués, complétaient la joie de son cœur. Il y avait bien longtempsq u’il ne s’était pas senti si ardent, si jeune. Il se trouvait léger. Il n’était plus seul. Le soleil, commençant à percer les nuages, échauffait la terre, la baignait d’une clarté discrète, tiède et pénétrante.

   Il donna du pain aux beaux cygnes qui se tiennent sur les bords de la rive, attentifs au passant. Il s’amusa du vol tournoyant des mouettes rapaces et criardes. Et il se  répétait: « Cette après-midi, je verrai le Bosquet de Julie, de ma tendre Julie ».

   Il déjeuna rapidement et se hâta de gagner le cimetière. Au bout d’un quart d’heure de marche, il le trouva sur un petit coteau, derrière la gare. Il admira l’élégance des tombes, aux pierres simples et fraiches, dont quelques-unes étaient à moitié enfouies sous les touffes d’un lierre vigoureux et vert; sans hâte, il s’avança dans les sentiers silencieux et propres, sous l’ombre recueillie et mélancolique des frênes et des cyprès. Une brise légère frémissait, élevait vers le ciel dégarni de nuages un murmure plaintif et doux. Des oiseaux invisibles gazouillaient dans les verdures. Et une délicieuse sensation de repos et de solitude pénétrait le corps du jeune homme.

   Mais ce fut en vain qu’il essaya de trouver le fameux Bosquet. L’ayant demandé à un jeune ouvrier occupé à charrier de gros cailloux derrière le mur du cimetière, celui-ci lui indiqua l’infecte gargotte où il s’était renseigné le matin. Heureusement, il rencontra un jardinier qui, la pipe à la bouche, poussait devant lui avec tranquillité sa brouette chargée de pelles et de rateaux.

   — Le Bosquet de Julie, monsieur?... Mais il ne se trouve pas dans le cimetière, il se trouve dans le jardin du château que vous apercevez là-bas, sur la hauteur. Je ne sais pas ce que les étrangers peuvent y trouver. Ce sont quelques arbres, de la simple verdure.

   Le fils du jardinier, un gamin malicieux et sournois, appelé par son père, consentit à lui servir de guide. Daniel était complètement découragé. Sa belle allégresse de tout à l’heure l’avait abandonné. Il n’était plus du tout certain de voir son cher Bosquet. Ce fut d’un pas lent qu’il prît, aux côtés du petit garçon, une large route montante et poussiéreuse, bordée de villas et de maison en construction et ce fut sans enthousiasme qu’il sonna, quelques minutes après, à la porte du concierge du château, après avoir congédié son guide.

 

 

   _ Le Bosquet de Julie, dit le concierge en lui jetant un regard circonspect, c’est bien ici, dans le parc du château, — et comme daniel demandait avec timidité s’il pouvait le voir, « mais oui, monsieur, je vais vous y conduire ».

   Ils traversèrent un parc soigneusement entretenu.

   — Voici le château, dit le concierge avec orgueil en lui montrant un beau bâtiment en briques rouges flanqué sur l’un de ses côtés d’une large tourelle vitrée, octogonale et massive comme celle d’un phare. Il appartenait, il y a quelques mois encore à Madame Arnaud de l’Ariège. Elle possédait le premier manuscrit de la Nouvelle Héloïse qu’elle a laissé en mourant à son fils.

   Ils firent encore quelques pas, puis, le concierge désignant à sa gauche quelques vieux arbres, quelques buissons touffus: « Voici ce qui reste du Bosquet de Julie, monsieur ».

 

 

   Une amollissante douceur l’avait envahi. Depuis quelques instants, il ne se reconnaissait plus lui-même. Il se sentait faible et légérement étourdi comme s’il venait de faire une longue course, ayant exigé de puissants efforts. Un peu de sueur mouillait le creux de ses tempes et de ses joues. Et les yeux de ce jeune logicien, au cœur aride, se remplissaient peu à peu de larmes. Il rougissait, se mordait les lèvres, s’efforçait vainement de se raidir contre l’émotion; une pudeur confuse montait en lui du fond de son âme.

   Il donna un fort pourboire au concierge pour qu’il le laissât seul; et, comme un homme à bout de forces, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur un talaus de gazon, au bord de l’allée, pour pouvoir mieux contempler son cher Bosquet.

   Sur une pelouse vaguement triangulaire, à l’herbe rare et jaunie par les pluies de l’hiver, six ou sept châtaigniers séculaires élevaient avec sérénité leurs troncs puissants et rudes garnis de lierre, aux branches fourchues dépouillées de feuilles. Et à gauche de la pelouse, bordant l’étroite allée qui, après l’avoir entourée, se perdait sur une terrasse en forme de balcon, d’épais buissons d’aurelle et de fusain étalaient leurs verdures frémissantes et mêlées. Çà et là, perçant l’herbe, protestant timidement contre les larges feuilles mortes tombées des châtaigniers, des primevères et des violettes montraient leurs minuscules et fragiles corolles, annonçaient avec pudeur le retour de l’amoureux printemps, témoignaient l’éternelle jeunesse du Bien-Aimé, vigoureux et infatigable. Le vent avait dépouillé le ciel de ses nuages, l’avait rendu d’un bleu lumineux, éblouissant comme un désir, chaud à l’œil comme une flamme.

   A ses pieds Daniel apercevait Clarens, riant de toutes les ardoises de ses toits dont quelques-uns étaient embelli de coquettes tourelles, puis, Montreux, mirant dans un golfe gracieux ses maisons blanches, frileusement serrées l’une contre l’autre. Et la côte sous le lourd diadème de ses montagnes ravinées et boisées, allait s’arrondissant, décrivait à partir du maussade château de Chillon une large courbe, d’un jet ample et sûr, où les dents du Midi, — gigantesque molaire à moitié pourrie menaçant le ciel — dressaient dans une poussière de soleil, leurs neiges d’un gris pâle, aux blancheurs ternes; — et les montagnes de Savoie, plus rapprochées, semblant sortir des eaux même du lac, se hissaient dans l’air limpide d’un effort puissant et régulier, s’épanouissaient dans le colossal et pacifique Grammont que prolongent les rochers abrupts de Saint-Gingolph et de la Meillerie d’où Saint-Preux, exilé, s’efforçait, avec des yeux remplis de larmes, d’apercevoir la demeure de sa tendre amante. Et dans la cuvette profonde des montagnes, le lac assoupi sous la caresse nonchalante du dédaigneux soleil, étendait l’immense tapis de ses eaux nacrées d’un bleu d’acier, tachetées de fines raies blanchâtres sur les rives de la côte françaie et de larges plaques étalées d’un bleu sombre, presque gris, sur celles de la Suisse.

   Daniel ne se rassasiait pas de regarder le magnifique spectacle; mais ses yeux, de temps en temps, se reportaient sur les châtaigniers, les buissons d’aurelle et de fusain, et il leur adressait alors un sourire alangui, mi-joyeux, mi-triste, un sourire d’amant qui retrouve enfin sa jeune maîtresse qu’il a trop longtemps pleurée. Et voici que sa pensée, tout d’abord imprécise et indocile, se tourne vers le passé. Il revoit sa jeunesse studieuse, le sombre internat où déjà il étonnait se camarades par la vivacité de son intelligence et le sérieux attendri de sa sensibilité crispée et douloureuse. Mais surtout sa pensée s’enfuit vers le grand Paris qu’il habite depuis la mort de son père, vers le grand Paris où il a pris conscience de lui-même, de ses richesses et de ses pauvretés. Et il songe à cette vie régulière, si laborieuse, qu’il n’a pas cessé de mener depuis la mort de ce père chéri, à cette vie méditative et concentrée, sans grandes joies comme sans doutes sans grandes douleurs, de jeune home replié sur lui-même, consciencieux, épris de perfection, et plaçant si haut son idéal que lorsqu’il retombe dans la morne réalité de l’univers, il ne rencontre que déceptions et dégoûts. Et pour la première fois, il sent sa belle confiance en lui-même devenir moins forte; il doute; il n’est plus certain d’avoir suivi la route véritable.

   — Ah ! pensait le jeune homme, est-ce que je n’aurais point vécu? J’en ai bien peur en sentant la force de cette délicieuse émotion qui m’anime et que depuis si longtemps je ne connaissais plus. Devant ces arbres séculaires, ce lac, aux formes arrondies et pures, ces majestueuses montagnes, mon Moi me semble sortir de l’épaisse et triste prison où tant d’années je me complus à l’enfermer; il respire enfin; il éprouve la divine sensation d’allègement, la joie défaillante du prisonnier qui, détendant à l’air pur ses jambes, sa poitrine, ses bras libres de chaînes, sent tout son corps s’emplir d’une fraîche vigueur qui, après qu’il l’a si longtemps oubliée, lui semble inconnue. Ce Bosquet de Julie, jusqu’ici rare et infime excitation de mon âme sèche et tourmentée, deviendrait-il pour moi le plus précieux de senseignements? Que vois-je? Des arbres, de modestes et fragiles fleurs, des buissons touffus, de la simple verdure. Mais ces arbres, ces fleurs, ces buissons, cette simple verdure formaient déjà une imposante couronne aux baiser de Saint-Preux et de Julie. C’est dans leur ombre, dans leur parfum, qu’ils les échangèrent, qu’ils leur donnèrent toute leur force, toute leur saveur. C’est auprès d’eux qu’ils trouvèrent les meilleures émotions, les plus suaves allégresses de leurs cœurs et de leurs âmes confondus, après que les y eut ramenés le sage et doux Wolmar. Et c’est sans doute eux encore qui embellirent une suprême fois les yeux de Julie; eux encore qui adoucirent l’agonie de l’inconsolable Saint-Preux sur le point de la rejoindre. Et ces arbres, ces fleurs, ces buissons, cette simple verdure, n’ont point connu la mort. Ils sont là, devant moi, comme ils l’étaient devant ces deux incomparables amants, comme pour témoigner de la puissance, de la profondeur du sentiment qui les précipitait dans les bras l’un de l’autre, de la durée éternelle de l’amour quie st plus fort que la mort. Oui, je m’en rends compte maintenant, je n’ai vécu jusqu’ici qu’une vie amoindrie et anémiée. en voulant être trop parfait, j’ai fait preuve du plus coupable orgueil, j’ai manqué de la plus élémentaire sincérité qu’un homme se doit à lui-même. Je n’ai contemplé que des défaites. Le sentiment, cet élan de la nature entière vers un autre, voilà, avec l’intelligence, la seule réalité qu’il nous est permis de toucher ici-bas. Les baisers d’une maîtresse ardemment désirée, sa chair offerte, le spasme de sa défaillance qui nous ouvre les tréfonds d’elle-même, sont des réalités bien plus précises, bien plus complètes, que ce fameux caractère qui, j’ai pu m’en convaincre par d’humiliantes expériences, n’est jamais absolument le même, soumis qu’il est aux tyranniques exigences d’un affreux déterminisme. Cette merveilleuse nature me semblerait hideuse si je l’apercevais par un jour orageux d’hiver et me plongerait dans la plus affreuse mélancolie; et cependant elle m’enchante aujourd’hui, elle me remplit de beauté, de sérénité et de paix. Oui, jusqu’ici je n’ai point vécu. Mais désormais je veux faire de mon âme un splendide jardin enchanté dont j’ouvrirai toutes grandes les portes, aux herbes folles et mauvaises, aux ronces rancunières et fourbes, aux fleurs les plus ingrates et les plus détestées. Et j’aurai vis-à-vis d’elles la même douceur, la même bienveillance inaltérable et souriante que pour leurs sœurs, d’une beauté riche et précieuse.

   Car du haut de ma raison fortifiée et rajeunie, je les dominerai comme je domine ce lac, d’une beauté si noble et touchante, mais qui recèle sous son sein azuré, des abîmes de perfidie et de haine douloureuse; je les surveillerai et leur faisant l’humble hommage de moi-même, j’aurai pour elles des regards pleins d’une douce et mélancolique bonté, de sgestes attendris et simples, qui me permettront de prendre, sans qu’elles me l’offrent, ce qu’elles ont de meilleur; je ferai de leurs défaillances des beautés, certain qu’elles ne nuiront pas plus à elles-mêmes qu’à moi et que mon âme, que je leur laisserai entrevoir quelquefois, avec d’infinies précautions, sera pour elles le rayon de soleil qui ranime les énergies défaillantes, la rosée bienfaisante qui désaltère et qui sauve.

   « O montagnes argentées, beau lac limpide, s’écria Daniel, retrouvant enfin ce lyrisme dont il avait oublié, pendant de si nombreuses années, le chant harmonieux et passionné, ô bosquet de ma tendre Julie, vous serez désormais les assises mêmes de mon Moi; c’est auprès de vous que je viendrai chercher le repos et la tranquillité après les fatigues de la route; vous serez le suprême refuge de mes défaillances passagères. Et que les tristes malades comme moi suivent mon exemple, viennent puiser près de vous le meilleur des enseignements, se rafraichissent au spectacle de vos beautés, retrouvent à votre contact cette simplicité de l’esprit, ce calme du cœur sans lesquels la vie n’est qu’une longue chevauchée lamentable à travers un champ de bataille enténébré par la nuit ! »

 

 

   Il pleurait; et il n’avait plus honte de ses larmes.

   Des chants de coq lui arrivaient, très affaiblis, apportés par la brise légère. Un train  anima la plaine de son roulement sourd.

   Et il sourit, tout à coup, à travers ses larmes.

   Car elle venait de lui réapparaître la bien-aimée de sa toute jeunesse; il lui apparut le cher visage pâle éclairé des beaux yeux expressifs, le front idéal couronné de l’épaisse chevelure noire.

 

                                        Mars 1907.

 

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1 Maurice Maeterlinck, Le double jardin.