Réédition: Remerciements de
Jean-Jacques Rousseau à Madame la baronne de Staël. Sans lieu,1789, 8 p.
Jean-JacquesRousseau
Aux Champs Elysées, ce premier avril
REMERCIEMENTS
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
A MADAME LA BARONNE DE STAEL.
Remis à leur adresse par
***, Courrier ex-
traordinaire pour le triomphe du Prin-
temps
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Au séjour de l’Elysée, Madame
l’Ambassadrice, les nouvelles d’ici-bas parviennent un peu tard; ce n’est que
dans l’instant que je reçois les lettres ravissantes qui font tourner la tête à
tout Paris depuis trois mois: il n’étoit réservé qu’à un très-petit nombre
d’êtres privilégiés de pouvoir lire ce charmant Ouvrage, & s’en pénétrer.
Vous aviez bien voulu en faire offrande aux personnes que votre brillant génie
croyoit dignes de les apprécier. Imaginez, Madame, s’il est possible que je
puisse jamais assez vous exprimer ma vive, ma profonde reconnoissance. Non
seulment, vous aviez mis le comble à vos bonté sen ayant pris la peine de me
lire avec autant d’attention., & vous y joignez la grace extrême de
commenter mes Ouvrages, de me faire apercevoir de mes erreurs. J’avois été un
peu déjoué par mes censeurs, j’en conviens; sans doute ils avoient voulu
flatter mon amour-propre; il faut que ce soit à votre sublime génie, à votre
douce éloquence que je doive les sages leçons que mes amis me refusoient il y a
quarante ans. Ah ! Madame, si vous avez révélé leurs torts, que ne vous dois-je
pas ! non seulement vous faites le charme; le bonheur de tout ce qui vous
entoure, mais à vingt ans, lire avec autant de fruit que de réflexion, penser
encore à Jean-Jacques qui, depuis près d’onze ans, est privé de toute
communication intime avec les humains ! Combien vous me feriez regretter d’être
privée de la céleste joie de vous admirer & de partager avec l’Univers la
félicité que vous inspirez ! Il n’arrive pas d’ombre dans c eséjour de paix,
sans qu’il ne soit question de vous : hommes, femmes, jeunes, & vieux,
chacun en parle avec acclamation; les jeunes gens vous portent l’amour le plus
pur, le plus ardent; les jeunes femmes, celles qui avoient le plus de succès,
sont forcées de convenir que votre esprit savoit faire oublier leurs charmes;
les vieilles assurent que vous êtes le phénix de votre siècle, & que vous
saviez souvent les étonner. Si dans ce paisible asile il pouvoit encore exister
quelques désirs, j’aurois celui d’augmenter le nombre de vos adorateurs; rien
ne seroit comparable à l’amour que vous savez aussi bien peindre que faire éprouver à tout ce qui vous
approche. Vos touchans conseils vont peut-être me rendre un peu fier, s’ils me
donnent le droit de répondre à votre bonté & de vous parler avec franchise;
non, jamais je ne m’éloignerai du profond respect que je vous dois. Je vous
avouerai simplement que dans ma jeunesse les femmes qui me permettoient de les
adorer, n’étoient pas aussi exigeantes; mais, Madame, n’étant plus habitant de
la terre, je ne puis pas m’arrêter aux douces illusions de la pag. 7 de
votre première édition, ligne 9. Tout cela n’est plus pour moi qu’un songe;
je ne peux m’élever aux cieux, mais seulement tomber à vos pieds.
Quelle est
la mère tendre & sensible qui peut lire sans émotion, je dirai même sans
attendrissement, les détails de bonheur que vous promettez à Mademoiselle votre
fille[1]? Je défie la plus
insensible de ne pas dire en vous lisant: je ne veux jamais m’écarter de ces
principes, & vous leur feriez éprouver la douceur inexprimable d’être mère,
& l’obligation indispensable de se dévouer uniquement à l’éducation de
leurs enfans. J’ai tâché, dans mon Emile, de réveiller le penchant de la
nature, & de leur faire chérir leurs devoirs; n’en trouvent-elles pas le
dédommagement le plus pur dans leur intérieur? Rien de l’enfance de leurs
élèves ne peut être fastidieux; leur langage, leurs caresses, tout est pour
elles rempli d’attraits et de sensibilité. Ce n’est jamais un tort d’aimer sa
famille avec transport, c’est une suite de la tendresse de l’ame, & c’est
véritablement dans ce sentiment que l’on trouve, Madame l’Ambassadrice, la
félicité la plus parfaite & la plus satisfaisante pour le cœur.
Cette
opinion me défend d’être de votre avis[2]. Je ne crois pas qu’il faille
avoir un caractere & une énergie bien rares, pour ne pas se livrer à un
autre sentiment, lorsque la personne à qui vous avez confié le soin de votre
bonheur s’éloigne de vous; n’est-ce pas un moyen sûr d’espérer de le ramener,
de se consacrer uniquement aux soins maternels, de veiller aux affaires de ses
enfants, à leur avancement; & si l’on n’occupe pas la premiere pensée d’un
autre, la vôtre estd édiée, à votre réveil, à un autre vous-même : ce sentiment
est moin spersonnel, mais il est mille fois plus attachant. A votre âge,
Madame, vous ne pouvez peut-être pas encore me concevoir, c’est l’instant de
l’erreur; mais l’amour n’a qu’un moment, & vous ignorez combien il passe
rapidement : mon expérience m’ordonne de vous prier de vous en méfier.
Votre
savante métaphysique auroit étonné Mallebranche & Locke; s’ils eussent pu
trouver de tels maîtres, quelle eût été leur docilité à s’instruire ! Ils
auroient été surpris d’une telle pénétration; vous les eussiez vus, plus
heureux que moi, vous porter aux nues. plus vous avez donné de valeur à mon
style par les différentes beautés dont vos charmantes lettres sont ornées, plus
je devrai souffrir d’y trouver des jugemens hasardés, & j’ose dire faux.
Votre article sur la musique & sur la botanique est tout à fait désolant
pour qui s’intéresse de bonne foi aux succès des femmes auteurs3. Vous voulez bien me représenter comme un homme qui s’est laissé
entraîner par une imagination sauvage & chimérique, en voulant classer les
plantes par leur forme plutôt que par leurs propriétés; mais la botanique, à
propprement parler, ne consiste que dans la connoissance que l’on peut acquérir
de leurs couleurs & figures carctéristiques. La botanique s’occupe donc
plutôt de ses rapports avec nos sens, que de ses rapports avec notre
tempérament, & abandonne cette dernière propriété à l’examen du médecin.
Oui, Madame, mon amour pour les François me fait admirer Monsieur votre pere :
par-tout il lui sera rendu l’hommage, le respect, la vénération que l’on doit à
son génie, à ses hautes vertus; & il les partage avec celle qu’il s’est
choisie pour compagne. Pourquoi ne pas avoir célébré sa bienfaisance sans
bornes & ses qualités si précieuses? Un éloge de vous eût encore ajouté à
tout ce que le cœur fait éprouver en la voyant sans cesse occupée du soin de
soulager les malheureux. Mes Confessions ont prouvé que je connoissois mon
caractere & mes défauts; j’en avois d’assez affreux pour ne pas y songer
sans en pouvoir être affecté; mais j’étois bien éloigné de me croire un homme
aussi abominable. Ah! Madame, n’avez-vous pas aperçu mes fautes à travers un
microscope ? votre perfection eût servi a les diminuer, & vous eût rendu ma
meilleure amie4 . J’aurai aussi une
accusation très-grave à vous faire: vous m’aviez soupçonné d’avoir voulu m’ôter
la vie; mais... après la lecture de la lettre de ma chère Sophie (car c’est
ainsi que me permettait de l’appeler madame la Comtesse Alexandre de Vassy),
qu’elle est touchante la marque d’amitié dont elle veut bien m’honorer! d’après
votre imposante réputation, avoir eu le courage de tout braver pour prendre
généreusement ma défense! Il est peut-être un peu humiliant pour votre gloire
que sa lettre ait généralement eu la préférence sur votre réponse. Ses succès
ne peuvent me surprendre; j’avois su la distinguer dans son enfance, j’avois
prévu que son esprit feroit ombrage à plusieurs femmes. Mes charmans éleves5 sont à présent livrés à la Société; leur éloge est parvenu jusqu’ici,
& tout ce qui m’en revient me comble de joie. Continuez, Madame, à jouir de
votre auguste réputation, le don des prodiges vous étoit réservé; je suis forcé
de reconnoître que vous êtes celui de votre siècle, & je rends un profond
hommage à vos sublimes pensées; faites-moi seulement la faveur de me donner
l’occasion de vous remercier avec autant de sincérité que de respect,
JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
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Note de l’Editeur, page 59.
Le
Devin du Village annonce du talent pour la composition, mais cet ouvrage en est la preuve & non l’annonce;
un homme tel que Rousseau ne promet rien, il est pour chaque chose ce qu’il
sera. Il auroit travaillé dix ans à la musique, sans qu’au bout de ce temps il
lui fût jamais venu dans l’esprit de changer un semi-ton dans sa pièce, qui,
dans ses principes, étoit aussi parfaite en son genre qu’elle pouvoit l’être,
parce qu’il ne suivit en la composant que les regles dictées par la nature, qui
sans doute eût jalousé l’art, si son disciple favori lui eût dû quelque chose.
Rousseau pouvoit créer ce que les autres apprennent; il n’eut d’aptitude pour
rien, quoiqu’il fût le premier dans tous ce qu’il entreprit; il en résulte que
cette sentence, n’es déplaise à l’aimable juge, a pour tout mérite aujourd’hui
le ton de légéreté & de suffisance dans lequel elle est énoncée.
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