Réédition: Jules LEMAITRE: “Le tempérament de Saint-Preux” dans La Vieillesse d’Hélène. Nouveaux contes en marge. Paris, Calmann-Lévy,  sans date, p. 241-253.

 

 

EN MARGE DE LA « NOUVELLE HELOISE »

 

 

Le Tempérament de Saint-Preux

 

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Il suffit de supposer que Madame de

                                                                   Wolmar (Julie d’Etanges) ne meurt point

                                                                   et que le roman continue.

 

 

       De Monsieur de Wolmar

                                à Milord Edouard

 

 

Mon cher et respectable ami, j’ai à vous annoncer enfin une bonne nouvelle: la guérison de mon épouse. Nous sommes de nouveau parfaitement heureux tous les quatre, j’entends Julie et moi, son amie Claire d’Orbe (une jeune veuve d’excellent caractère que vous avez vue ici à votre dernière visite), et mon ami l’intéressant et sensible Saint-Preux. Vous connaissez notre histoire à tous. Notre vie en commun montre assez qu’il n’est point de situation difficile ou dangereuse pour les âmes droites. Claire et Saint-Preux avaient partagé mes veilles et mes angoises au chevet de Julie. Le souvenir de ces heures où nous avons souffert ensemble a rendu nos relations plus intimes encore et a répandu sur elles comme un charme d’attendrissement.

   Saint-Preux a de l’esprit et des lumières, avec un grâce un peu mélancolique. Son commerce est d’une douceur exquise. Que j’ai bien fait de la rappeler jadis et de l’obliger à s’installer chez moi ! Dans une heure d’égarement, il avait abusé de l’innocence de Julie, dont il était le précepteur: mais son cœur était resté pur. Je n’ai pas d’ami plus dévoué. Il instruit mes enfants, comme il avait instruit leur mère. Nos réunions sont charmantes. Julie touche le clavecin, Saint-Preux chante des airs italiens pleins de naturel et de sensibilité, madame d’Orbe anime tout de sa gaieté décente. Julie avait songé à la marier avec Saint-Preux. Il s’est dérobé pour des raisons que j’ignore, mais qui ne peuvent être qu’élevées et dignes de lui...

 

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De Saint-Preux à Madame d’Orbe

 

   Vertueuse amie, il faut que je vous dise une impression que j’ai ressentie bien douloureusement, hier, après souper, quand nous étions tous quatre assis devant la maison et que nous regardions le soleil se coucher sur le lac. Le spectacle était sublime, et je plaignais Wolmar de ne pas croire en Dieu... Mais vous, mon amie, vous sembliez triste, et vos regards se posaient sur moi avec un air de reproche. J’ai senti que vous ne m’aviez pas encore pardonné... Ah ! si vous connaisiez mon cœur !... Lorsque madame de Wolmar voulut unir ma destinée à la vôtre par un lien solennel, je compris l’héroïque effort de cette parfaite amie, je craignis de la faire souffrir, et c’est pour cela que je refusai mon bonheur. Hélas ! c’est vous qui souffrez maintenant, et je ne le veux point. Depuis si longtemps je vous adore ! Un lien secret entre nous deux coûterait moins à ma délicatesse... Voulez-vous, à la nuit tombante, vous trouver dans ce bosquet où jadis, Julie et vous, quand vous étiez jeunes filles toutes les deux... O souvenirs délicieux, pour un cœur sensible !... Calme-toi, mon cœur, et contiens tes battements !...

 

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De Madame de Wolmar à Saint-Preux

 

   Claire m’a dit, parce que cette chère amie ne me cache jamais rien, et aussi parce qu’elle a voulu m’associer à son bonheur. Pourquoi d’ailleurs m’eût-elle caché vos arrangements, quand j’avais eu moi-même le dessein de vous unir? J’aurais préféré que vous l’épousassiez, mais j’apprécie la délicatesse de vos raisons qu’elle m’a rapportées. Vous avez pensé que, après notre aventure, vous n’aviez plus le droit de disposer publiquement de vous, même avec mon assentiment, et que Julie ne pouvant être votre épouse, aucune femme ne devait l’être jamais... Quand nous nous sommes rencontrés jadis, chacun de nous deux aimait pour la première fois. Cela ne s’oublie point, et nous sommes restés chastement, mais éternellement liés... Vous avez cru toutefois que vous pouviez concilier votre tendresse pour Claire avec les scrupules de votre cœur, et vous avez bien fait, mon ami. Puisque je ne devais plus être à vous, il me semble que Claire était désignée par le Ciel pour me remplacer. Vos âmes vertueuses sont faites l’une pour l’autre. Son enjouement égayera votre mélancolie. Elle est heureuse et je m’en réjouis... et cependant je mouille ce papier de mes pleurs...

 

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De Saint-Preux à Madame de Wolmar

 

   Adorable amie, en vain votre générosité cherche à dissimuler un sentiment involontaire et sacré... Vous souffrez, je le sais, je le sens, et vous souffrez par ma faute ! Malheureux ! Qu’ai-je fait, hélas ! J’ai connu Claire par vous, je ne l’ai aimée qu’à cause de vous. Quand je l’ai tenue dans mes bras, j’ai cru que c’était avec votre aveu; et cet aveu, vous me l’aviez donné en effet, mais d’un cœur brisé. Vous pleurez, céleste créature !... Je ne le puis supporter... Oui, vous fûtes à moi, c’est vous-même qui me rappelez ce souvenir enchanteur... Ravivons des feux qui ne furent jamais complétement éteints !... Je respecte Wolmar : mais que les embrassements d’un athée doivent être froids !... Pardonne-moi, je m’égare... Ce soir, à la nuit tombante, dans ce bosquet où je reçus ton premier baiser, tu trouveras celui qui n’a pas cessé de t’adorer, et qui ne peut croire que ce sentiment qui lui élève l’âme et la remplit d’un enthousiasme divin, puisse être jamais coupable aux yeux de l’Etre suprême...

 

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De Madame d’Orbe à Saint-Preux

 

   Julie m’a  tout dit... parce que j’avais tout deviné. Ce n’était pas difficile; je sentais bien depuis quelque temps à tes négligences, à tes distractions, que je n’avais plus tout ton cœur. Je ne puis t’en vouloir, mon ami. N’est-ce pas moi, hélas! qui autrefois favorisai vos amours? Et puis, Julie m’est tellement supérieure! Elle est tellement plus intelligente, plus instruite et plus vertueuse que moi! Vous êtes deux âmes sublimes, et que suis-je auprès de vous?... Mais, mon ami, la rieuse Claire ne peut s’empêcher d’être aujourd’hui bien malheureuse. Elle ne te fera pas de reproches; elle ne te tourmentera point de sa jalousie; mais aie pitié d’elle et ne l’oublie pas tout à fait...

 

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De Monsieur de Wolmar

                          à Milord Edouard

 

   ... Rien d’important ne s’est passé ici depuis ma dernière lettre. Etant heureux, nous n’avons pas d’histoire. Nous vivons tous les quatre conformément à la nature et dans une délicieuse harmonie. Madame de Wolmar, dont la santé s’est fort affermie, est toujours la plus parfaite des épouses et la plus tendre des mères; madame d’Orbe respire toujours la candeur et la gaieté. J’apprécie de plus en plus les lumières et le caractère élevé de Saint-Preux. Je viens pourtant de découvrir, chez ce philosophe, une faiblesse, d’ailleurs fort excusable et que la nature absout. Je m’étonnais que, si jeune encore, et passant la moitié de ses journées entre deux jeunes femmes vertueuses mais pleines d’attraits, et dont l’une, madame d’Orbe, le poursuit parfois d’agaceries innocentes, il parût cependant vivre en ascète et ne s’absentât presque jamais. J’ai maintenant le mot de l’énigme. Il y a quelques jours, m’étant levé de fort bonne heure pour aller à Thonon où j’avais affaire, et passant près du pavillon où couchent les serviteurs, je surpris Saint-Preux qui sortait de la chambre de Fanchon Anet, la cuisinière. Fanchon n’a que vingt-huit ans et n’est pas dépourvue d’une certaine grâce rustique. Saint-Preux fit semblant de ne pas me voir, et je continuai mon chemin...

 

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De Saint-Preux à Madame de Wolmar

 

   Chère amie, M. de Wolmar, croyant faire une plaisanterie inoffensive, vous a révélé hier mes relations avec Fanchon Anet. Je pourrais nier la chose: mais pourquoi nier ce qui est si facilement avouable? Ma sublime amie me comprendra. Le don du cœur est le seul qui importe, et vous seule avez mon cœur... Certes, je ne vous reprocherai point ce qui fait votre charme et ce qui me retient auprès de vous: cet esprit toujours occupé des plus graves questions, cette éloquence enflammée qui me démontre Dieu et la loi morale; mais quelquefois, je l’avoue, inégal à ces hautes spéculations, ou bien encore souffrant de vos jalousies malgré vous réveillées à l’endroit de madame d’Orbe, je cherche le repos dans la nature; et la nature, c’est Fanchon Anet. Sa simplicité me rafraîchit. Jadis, avec votre concours, je facilitai le mariage de Fanchon; elle s’en souvient et m’en témoigne naïvement sa reconnaissance. Fanchon, c’est la tasse de lait que boit en passant le voyageur altéré. Ce n’est point un crime d’y tremper ses lèvres. Et il me semble que, moi aussi, je fais du bien à Fanchon: insensiblement, dans nos brefs entretiens, je forme à la vertu cette âme primitive et sincère, et je lui enseigne la religion du cœur. Cela, d’ailleurs, céleste amie, se passe, si je puis dire, au-dessous de vos regards, et vous n’en sauriez être atteinte ni troublée. J’interroge ma conscience: elle ne me reproche rien. Je suis si sûr de la droiture de mon âme qu’il est imposible que, dans leur fond, mes actions soient jamais répréhensibles...

 

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De Fanchon Anet à Monsieur de Wolmar

 

   Monsieur, j’aime mieux vous l’écrire, parce que je n’oserais jamais vous le dire. Hier, M. de Saint-Preux m’a dit comme cela que je travaillais trop et que je devais vous prier, monsieur, de faire venir ma nièce qui a seize ans et qui demeure à Monthey, pour m’aider dans mon service. Et il m’a dit qu’il vous en parlerait. M. de saint-Preux a bien de la bonté; mais, monsieur, je vous prie de ne pas faire venir Marion, parce que je n’ai pas besoin d’elle, et je vous prie, monsieur, de ne pas dire à M. de Saint-Preux que je vous l’ai dit...

 

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De Monsieur de Wolmar

                            à Milord Edouard

 

   Mon respectable ami, tout va toujours ici le mieux du monde. Cependant, quoique Saint-Preux mène la vie la plus saine et la plus conforme à la nature, il est, depuis quelque temps, dans un état d’extrême fatigue... Son travail acharné (car il prépare un livre sur l’identité du bonheur et de la vertu) en est probablement la cause. Sur le conseil du médecin, il va se reposer quelques semaines dans le Valais...