Réédition: Julie
ou La Nouvelle Héloïse d’après Jean-Jacques Rousseau, roman raconté par
Paul Gilles. Supplément à l’ « Echo de la Mode », n° 6 du 11 au 17 février
1968, 16 p.
Echo de la Mode présente JULIE OU LA NOUVELLE HELOISE D’après Jean-Jacques Rousseau Anthologie des plus
belles histoires d’amour ROMAN RACONTE PAR PAUL
GILLES Julie
d’Etanges était heureuse comme on peut l’être à dix-huit ans, lorsqu’on est
jolie et qu’on mène une existence d’enfant gâtée. Elle vivait avec ses parents
dans leur château de Clarens, près de Vevey, au bord du lac de Genève. la
blonde enfant partageait son temps entre de longues rêveries dans les jardins
du domaine familial et les heures d’études en compagnie de son précepteur, M.
Saint-Preux. Ce beau jeune homme brun, au regard
brûlant, ne lui était pas indifférent, mais pour rien au monde elle ne l’eût
laissé paraître, bien qu’en société elle se montrât familière avec lui, comme
toute jeune fille noble faisant montre de coquetterie à l’égard du jeune
maître attaché à son service. Quand elle se trouvait seule, Julie rêvait que,
un jour, un homme ressemblant à M. Saint-Preux lui témoignerait de tendres
sentiments. Mais elle n’osait encore ni songer vraiment à l’amour ni même
faire part de ses rêves à sa cousine Claire. Elle se contentait de tressaillir
délicieusement, mais sans penser à mal, quand la main de son beau professeur
frôlait la sienne, lorsqu’ils jouaient ensemble au clavecin, un morceau de M.
Rameau, ou lorsqu’il l’aidait à monter en barque avant de faire une promenade
sur le lac. Mais elle ne montrait rien de son émoi, s’adressant à lui avec
indifférence, et même avec froideur, au cours des longs instants de
tête-à-tête que nécessitaient ses études. Un jour, elle eut la surprise de trouver,
glissée entre les pages d’un livre qu’elle avait coutume de lire, quelques
feuillets couverts d’une écriture élégante, mais un peu désordonnée, comme si
l’auteur de la lettre l’eût écrite avec hâte ou avec gêne. Elle fut encore plus étonnée de découvrir
quelle signature terminait cet étrange billet. Elle sentit d’abord, à la
première lecture, son cœur battre follement et son émotion grandir au point
qu’elle crut perdre connaissance. Elle comprenait à peine ce qu’elle lisait,
et ce n’est qu’au bout de plusieurs lectures qu’elle put enfin saisir tout le
sens de cette lettre dont chaque phrase était comme un écho du sentiment
qu’elle avait jusqu’ici caché au plus profond de son cœur: M. Saint-Preux
était amoureux d’elle et osait clairement lui avouer son amour ! Il allait même jusqu’à écrire: Je consens qu’on vous puisse imaginer plus
belle encore, mais plus aimable et plus digne du cœur d’un honnête homme,
non, Julie, il n’est pas possible. Et ce jeune homme, à peine de deux ans
plus âgé qu’elle, et en qui elle n’avait voulu voir qu’un maître dévoué et
attentionné, lui reprochait d’être « folâtre en public et si grave dans le
tête-à-tête » ! En outre, il lui demandait conseil: devait-il la fuir, ou
même mourir, pour mettre un terme à une situation à la fois si agréable et si
pénible ? Enfin, il se jetait à ses pieds pour la supplier de lui donner ses
ordres. Quoiqu’ils fussent, il y obéirait sans murmure. Julie était bouleversée. Ele relut cette
lettre tant de fois qu’elle finit par la savoir par cœur. Et elle dut faire
de violents efforts sur elle-même pour que, les jours suivants, rien
n’apparût changé dans son attitude. Quand elle se trouvait seule avec M.
Saint-Preux, elle se taisait, détournait son regard et lui parlait avec
encore plus de froideur qu’auparavant, en surveillant ses moindres gestes de
peur de trahir son trouble. Au bout de quelques jours, elle trouva au
même endroit une autre lettre. Le style en était encore plus passionné que
celui de la première. M. Saint-Preux s’écriait avec véhémence: Par pitié, ne m’abandonnez pas à moi-même
! Daignez au moins disposer de mon sort. Dites quelle est votre volonté... Et il terminait par ces mots: Punissez-moi, vous le devez. Mais si vous
m’êtes impitoyable, quittez cet air froid et mécontent qui me met en
désespoir: quand on envoie un coupable à la mort, on ne lui montre plus de
colère ! Julie pleura en lisant ces phrases
désespérées. Oh ! non, elle ne voulait pas la mort de M. Saint-Preux. Elle ne
souhaitait même pas qu’il s’en allât. mais elle avait peur d’être obligée de
répondre à une déclaration d’amour si violente. Elle aimait, elle aussi, mais son amour
pour M. Saint-Preux était d’autant plus embarrassé et craintif qu’il était
noble et pur, et Julie ne savait pas comment allier un sentiment si nouveau
pour elle, et si fort, avec les principes de vertu religieuse dans lesquels
elle était élevée. Aussi ne répondit-elle pas non plus à
cette seconde lettre. Mais elle avait de plus en plus de peine à dissimuler
ses états d’âme. Le soir, elle ne pouvait plus s’endormir, et l’aube la
trouvait épuisée, les yeux rougis, étreignant de ses beaux bras blancs un
oreiller trempé de pleurs. Dans la journée, au cours de ses heures d’études,
elle gardait sans cesse les yeux baissés, et c’est d’une voix timide, à peine
perceptible qu’elle répondait aux questions de son maître. Cependant, quand elle reçut le troisième
billet de celui qu’elle appelait déjà en elle-même son amant, elle comprit
qu’elle devait enfin prendre une décision. Elle griffonna alors ces quelques
mots, les premiers d’une correspondance qu’elle alalit entretenir pendant
près de cinq ans: N’emportez pas
l’opinion d’avoir rendu votre éloignement nécessaire. Un cœur vertueux
saurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-être à craindre. Mais
vous... vous pouvez rester. Saint-Preux
resta donc à Clarens. Répondant au billet de Julie, il avait pourtant insisté
pour partir, ou pour qu’elle acceptât qu’il en finisse avec la vie, mais la
jeune fille, poussée dans ses derniers retranchements, s’était laissée aller
à écrire une lettre dans laquelle elle décrivait à celui qu’elle appelait son
« vil séducteur » l’état dans lequel elle se trouvait: Tous mes efforts sont vains (affirmait-elle), je t’adore en dépit de moi-même ! Elle le suppliait en outre de la
respecter et de ne rien tenter qui pût causer son déshonneur. Saint-Preux lui
répondit ausitôt, tant pour exprimer sa joie indicible de savoir son amour
partagé, que pour jurer de laisser intacte la pureté de celle qu’il aimait.
Deux mois s’écoulèrent pour les deux jeunes gens, dans cette ivresse de la
découverte de leur amour innocent. Mais, si Saint-Preux était heureux de se
savoir aimé en retour par celle qu’il adorait, sa passion ne faisait qu’en
redoubler d’ardeur, et il se sentait de moins en moins fort pour maintenir le
serment qu’il avait fait à Julie. C’est ce qu’il expliqua à sa belle élève,
mais en lui reprochant à la fois de ne pas traiter leur amour avec assez de
gravité et de montrer trop de calme, alors que les sentiments qu’elle lui
avait avoués l’avait rendue encore plus belle et désirable. Julie répliqua en affirmant avec beaucoup
de sérieux que si son cœur avait besoin d’amour, ses sens n’avaient aucun
besoin d’amant. L’avenir lui paraisait inquiétant, ajoutait-elle, et elle
voulait sebler si heureuse de la situation présente qu’elle terminait une de
ses lettres ainsi: Que manque-t-il à
notre bonheur? Mais Saint-Preux, torturé par le désir,
souffrait de cet amour trop sage. Un jour, Julie, évoquant les promenades
qu’elle faisait, seule, dans les jardins entourant le château, annonça
qu’elle lui réservait pour bientôt une surprise qui mettrait un terme à son
attente d’amoureux transi. Quelque temps après, Saint-Preux se
rendit avec impatience à Clarens, où il avait été invité à déjeuner par les
d’Etanges. Son émotion, en voyant Julie après plusieurs jours de séparation,
était telle qu’il avait du mal à cacher son malaise. Mais la présence de
Claire et l’animation qu’elle mettait dans le petit groupe offraient une
diversion salutaire. On se promena avant le déjeuner. Puis, au sortir de
table, les deux jeunes femmes et le beau précepteur allèrent à nouveau dans
le jardin, s’amusant jusqu’au crépuscule à se poursuivre de bosquet en
bosquet et à jouer à cache-cache. Soudain, Claire s’approcha de Saint-Preux
et, d’un ton faussement suppliant, elle lui demanda de l’embrasser. Le jeune
homme accepta de bonne grâce. Mais qu’elle ne fut pas sa surprise de serrer
ensuite contre lui le corps de sa bien-aimée, toute tremblante, et de pouvoir
enfin poser ses lèvres sur les siennes. Pour sa part, Julie était si émue de
sa propre audace qu’elle faillit s’évanouir dans les bras de sa cousine.
L’effet de ce rendez-vous et de ce premier baiser fut tel pour Saint-Preux
qu’il ne put s’empêcher d’envoyer à Julie une lettre, dont chaque mot
témoignait de son amour fou, dans un style si passionné que la jeune fille
prit peur et qu’elle exigea que son amant effectuât en province un voyage
dont il avait formé le projet depuis longtemps. Après l’été et ses jeux
brûlants, l’automne était venu, et la neige blanchissait déjà la pointe de la
Dent-de-Jamant qui domine le pays de Vaud. Julie ne voulait pas que son ami
fasse ce voyage en plein hiver. Elle le pria donc de s’éloigner tout de suite
et d’accepter pour ce faire un peu d’argent pour ses frais de route. En effet, Saint-Preux ne recevait aucun
salaire pour son emploi de précepteur chez les d’Etanges. C’est lui qui en
avait décidé ainsi. mais la moindre dépense imprévue pouait lui causer
quelque souci. C’est ce que Julie s’efforça de lui expliquer, en ajoutant
qu’il devait partir sans faire de mystère, afin de ne pas provoquer les
soupçons de leur entourage. Saint-Preux se déclara non seulement triste de
cette décision, lui qui espérait tant de son amour dans un proche avenir,
mais aussi blessé dans son orgueil. Il ne voulait en aucun cas être traité en
serviteur. Il rendit donc à Julie le coffret contenant l’argent, lui
reprochant dans un billet ce qu’il appelait un « raffinement de cruauté ». La
réponse de Julie fut sévère: Il faut
vous humilier pour le mal dont vous êtes cause (écrivait-elle) et que l’amour expie les fautes qu’il fait
commettre. Saint-Preux partit donc, la mort dans
l’âme, à Sion où il avait quelques affaires à régler. Mais, au bout de cinq
jours, comme il ne recevait pas de réponses aux lettres qu’il adressait en
secret à Julie, il écrivit en hâte à celle-ci pour se plaindre encore plus
tristement de cette séparation forcée: Julie,
m’auriez-vous oublié ? s’écriait-il avec désespoir. Julie lui répondit qu’il n’avait pas
pensé qu’une semaine était nécessaire pour l’échange de leur correspondance.
Elle ajoutait que le baron d’Etanges venait de rentrer, qu’elle ne l’avait
pas vu depuis huit mois, ainsi qu’il le savait, et qu’elle était tout
heureuse de ce retour ainsi que des retrouvailles familiales qu’il
provoquait. Elle demandait à Saint-Preux de faire preuve de patience et lui
promettait de le rappeler à Clarens le plus tôt possible. Pour passer le temps, le jeune homme fit
de longues promenades en montagne avec un guide, et il découvrit ces «
courses » à Julie dans une lettre où il parlait en détails des usages du
Valais, de l’hospitalité des Valaisans et de l’habillement des Valaisannes. A
son retour de Sion, il trouva un mot de Julie. Celle-ci lui annonçait que son
père avait été fort agréablement surpris des progrès qu’elle avait fait en
dessin et en musique pendant son absence. Elle ajoutait, non sans humour,
qu’elle avait vanté au baron d’Etanges tous les talents de son précepteur.
Sauf un. Elle expliquait cependant que son père s’était surtout inquiété de
savoir quels étaient la naissance et l’état de fortune du jeune maître que sa
femme avait choisi pour Julie; Quand il avait appris que saint-Preux n’était
pas noble, il s’était inquiété de savoir quel salaire la baronne lui donnait
par mois pour son emploi. La mère de Julie lui ayant expliqué que Saint-Preux
refusait de recevoir de l’argent, M. d’Etanges avait répliqué avec humeur
que, dans l’avenir, le jeune homme devrait accepter d’être rétribué. Julie
expliquait tout cela à son ami pour le prévenir. Par ailleurs elle
s’inquiétait de son état de santé, lui permettant de revenir à Vevey, mas de
ne pas donner signe de vie avant que son père ne soit reparti pour l’armée où
il devait poursuivre sa carrière. Saint-Preux s’empressa d’obéir à Julie.
Il alla s’installer à meillerie, en face de Vevey, sur l’autre rive du lac de
Genève. A peine se trouvait-il dans ce nouveau refuge qu’il recevait une
lettre dans laquelle Julie s’écriait: Je
ne puis vivre sans toi, je le sens! C’est ce qui m’effraie le plus. Je
parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t’y
trouve jamais. Je t’attends à ton heure ordinaire, l’heure passe, et tu ne
viens point. Saint-Preux répondit aussitôt à la jeune
fille, la suppliant de s’enfuir avec lui afin de partager un bonheur qu’il
sentait déjà leur échapper. Il lui disait que, ne pouvant se contenter de
deviner de loin le domaine de Clarens, il avait emprunté une longue-vue et
qu’il passait ses journées, malgré le froid, à scruter cette rive où elle
vivait, si loin de lui. C’est Claire, la douce et fidèle cousine, qui
répondit à cette lettre folle, annonçant à Saint-Preux que Julie était très
malade. L’absence de son ami, la situation dans laquelle elle se trouvait
vis-à-vis de ses parents, son amour qui ne cessait de grandir et qui par là
même lui procurait de plus en plus de remords, tout cela avait déclenché en
elle une fièvre ardente. Claire demandait au jeune homme de
rentrer à Clarens au plus tôt. Elle précisait qu’elle avait pris une barque
pour venir à Meillerie lui porter cette lettre et qu’il devait s’en servir de
suite pour aller retrouver Julie. Celle-ci se rétablit bientôt, la présence
de Saint-Preux à son chevet étant la meilleure des médecines. Mais dans la
faiblesse où ell se trouvait, elle ne sut résister aux assauts passionnés de
son amoureux, et elle se donna enfin à lui avec autant de joie que de remords.
Elle avait manqué à son serment et se croyait perdue à jamais. Au bout de quelques jours de
convalescence, Julie reparut en société. Elle put ainsi compenser ses
scrupules par le bonheur de revoir souvent son amant. Mais la crainte qu’on
ne découvrît sur leurs visages les traces de la passion qui les unissait en
cachette atténuait de plus en plus sa joie d’être aimée et d’être devenue
femme. Peu après, un ami du père de Julie arriva
au château de Clarens. Il s’appelait Edouard Bomston et appartenait à la
haute noblesse anglaise. Julie eut l’imprudence de décrire à son amant les
grandes qualités morales qu’elle trouvait chez milord Edouard. Saint-Preux,
qui ne pouvait plus voir Julie en particulier autant qu’il l’aurait désiré,
devint de plus en plus jaloux, au fur et à mesure que Bomston prolongeait son
séjour à Vevey. Il avait d’ailleurs rencontré l’Anglais à
Sion, quand celui-ci rentrait d’un voyage en Italie, et il lui déplaisait
fort, en le revoyant à présent, de vanter si fort les charmes de sa
maîtresse, au cours de ces soirées où, en compagnie de leurs amis communs,
ils buvaient beaucoup de punch et écoutaient de la musique italienne jusqu’à
une heure avancée de la nuit. De son côté, Julie reprochait à son amant
d’être jaloux sans raison et d’aggraver son erreur en buvant trop de vin. Un
soir, en effet, après un long repas, il s’était conduit avec plus de liberté
qu’il n’en avait coutume et que les convenances ne le permettaient. Comme
Julie lui reprochait amèrement sa conduite, il lui promit pour se faire
pardonner, de ne plus boire que de l’eau toute sa vie. Julie n’en demandait
pas tant et le lui fit savoir gentiment, tout en lui recommandant d’être à
l’avenir plus raisonnable. Mais, bien que montrant plus de retenue à
table, Saint-Preux ne faisait pas moins preuve d’une maladresse imprudente.
Il le prouva malheureusement lors d’un dîner chez Edouard Bomston. A un
certain moment de las oirée, milod Edouard se mit à parler de Julie avec
tellement de feu que Saint-Preux lui répondit insolemment. L’Anglais, à
moitié ivre, s’emporta. les deux hommes se jetèrent alors sur leurs épées.
Mais, dans le mouvement furieux qu’il fit pour s’emparer de son arme, Bomston
se fit une entorse et sa jambe gonfla rapidement. D’ailleurs, on sépara les
deux hommes. Mais avant de s’en aller, Saint-Preux s’approcha de milord
Edouard et lui dit à mi-voix d’un ton cinglant: — Sitôt que vous serez en état de sortir,
faites-moi donner de vos nouvelles ou j’aurai soin de m’en informer ! — N’en prenez pas la peine, répondit
l’autre en souriant, vous en aurez assez tôt... — Nous verrons ! répliqua le jeune homme
avec insolence. Julie fut bouleversée par le bruit de ce scandale et encore plus par
l’annonce du duel qu’il impliquait. Elle écrivit une longue lettre de
reproches et de conseils à son amant. Puis elle fit parvenir un autre
message, à Edouard Bomston cette fois, lui demandant de ne pas donner à cette
affaire une suite qui pourrait être fatale et à laquelle elle ne pourrait
survivre. En
fait, comme Julie l’apprit par Saint-Preux un peu plus tard, Edouard Bomston,
dès que l’état de sa jambe le lui permit, se rendit avec trois de ses amis
chez le jeune précepteur. Il se jeta à ses genoux en le suppliant de lui
pardonner son attitude et de lui rendre son amitié. Puis, après le départ de ses amis,
Bomston se jeta dans les bras de Saint-Preux, en le félicitant d’aimer Julie
autant que celle-ci l’aimait, et en lui faisant lire la lettre que la jeune
fille lui avait adressée. Enfin, la réconciliation des deux hommes se conclut
autour d’un poulet qu’ils dévorèrent avec cet appétit que seules les grandes
émotions savent creuser. Malheureusement, le sort devait
s’acharner sur les deux amants. Quelques jours plus tard, croyant bien faire
et favoriser le bonheur de Julie, Edouard Bomston déclara au baron d’Etanges
qu’il devait songer à marier sa fille avec son précepteur. Comme il fallait
s’y attendre, M. d’Etanges rejeta cette proposition avec mépris: — Quoi, milord, dit-il, un homme
d’honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton d’une
famille illustre aille éteindre ou dégrader son nom dans celui d’un quidam
sans asile et réduit à vivre d’aumônes? Bomston se récria avec force, insistant
sur les talents et les mérites de Saint-Preux, et affirmant que ce garçon
valait bien les meilleurs hobereaux d’Europe et que, chez un homme, la
noblesse d’âme était tout aussi estimable que celled e la naissance et des
titres. mais le baron s’entêta dans son refus et, cette fois, le scandale
éclata publiquement. En effet, dès le lendemain de cette
orageuse altercation, le père de Julie fit une entrée bruyante dans la
chambre de la baronne d’Etanges. Son visage était rouge de colère, ses yeux
étincelaient. Il commença par s’en prendre violemment à ces mères de famille
qui invitent imprudemment chez elles des jeunes gens sans nom et sans
situation, et qui ne peuvent qu’apporter le déshonneur et la ruine dans les
maisons où ils s’introduisent. — Au nom du ciel, s’écria alors Julie,
daignez vous apaiser ! Jamais un homme digne de tant d’injures ne sera
dangereux pour moi. Dans sa fureur, le baron d’Etanges
n’attendait qu’un prétexte pour éclater. Il s’élança sur Julie et commença à
la gifler. Mme d’Etanges s’interposa et reçut alors quelques-uns des coups
que le baron destinait à sa fille. Celle-ci, en reculant, fit un faux pas,
tomba et heurta du visage le pied d’une table. Aussitôt, ses parents se portèrent à son
secours. Julie pleurait, sa robe était couverte de sang, mais elle ne souffrait
en fait que d’une légère contusion au front et d’un simple saignement de nez.
Le baron d’Etanges, regrettant
apparemment son éclat, s’excusa en bougonnant auprès de son épouse, tout en
regardant sa fille avec une tendresse renouvelée. Le premier instant d’embarras passé,
Julie s’arrangea pour se jeter au cou de son père et pour l’embrasser en
pleurant. Alors, le baron ne put s’empêcher, lui aussi, de pleurer de
tendresse, et Mme d’Etanges, enfin rassurée et consolée, s’empressa de se joindre
à lui. Le lendemain, le baron d’Etanges se
rendit au chevet de Julie avant que celle-ci fût levée. Il s’assit auprès de
son lit et s’informa ave ctendresse de sa santé. Puis il prit une des mains
de Julie et la couvrit de baisers, en assurant à sa fille qu’il regrettait
profondément sa colère. Mais, aussitôt après, il lui répéta avec
gravité qu’il n’était nullement question pour lui de changer sa décision et
que l’intervention maladroite de milord Edouard n’avait fait que le renforcer
dans ses idées. Enfin, avant de la quitter, il lui défendait de parler
désormais à Saint-Preux et même de le revoir. De son côté, le jeune homme était inquiet
de l’état de santé de Julie. Bomston lui avait dit en effet que sa maîtresse
ne s’était pas levée de la journée. Il se rendit donc le jour suivant chez
Claire pour avoir des précisions. La cousine de Mlle d’Etanges dut faire un
grand effort sur elle-même pour annoncer à Saint-Preux la terrible décision
que le baron avait prise de le séparer à jamais de sa fille: — Mon ami, lui dit-elle finalement,
connaissez-vous les bornes du courage et de la vertu dans une âme forte, et
croyez-vous que renoncer à ce qu’on aime soit un effort au-dessus de
l’humanité ? Alors, Saint-Preux se leva d’un bond et,
tenant sa tête dans ses mains, s’écria avec désespoir: — Je vous entends ! Julie est morte !
Julie est morte ! Je le sens à vos soins trompeurs, à vos vains ménagements,
qui ne font que rendre ma mort plus lente et plus cruelle. Claire le détrompa ausitôt et lui raconta
en détail ce qui s’était passé exactement deux jours auparavant chez les
d’Etanges. Saint-Preux était accablé: — Il faut partir, murmura-t-il. Eh bien,
je partirai... N’ai-je pas asez vécu? Claire lui annonça alors que M. d’Etanges
ne voulait même pas qu’il revît Julie avant son départ. Saint-Preux dut se résigner. Et, le soir
m^mee, il quitta Vevey en compagnie d’Edouard Bomston, plus dévoué à son ami
qu’il ne l’avait jamais été, et désolé d’avoir bien involontairement été à
l’origine de cette cruelle séparation. Au
bout de quelques jours, l’Anglais écrivit à Claire pour lui donner des
nouvelles de son jeune compagnon de route. Celui-ci, racontait-il, était très
agité et paraissait en proie à une profonde douleur. Il ne sortait de sa
tristesse et de son accablement que pour répéter les mêmes questions, les
mêmes cris de passion. Il écrivait de brouillons de lettres qu’il jetait
ausitôt au feu, ne sachant comment écrire d’une façon lisible et n’ayant même
pas la force de tenir un discours sensé. Pourtant, ajoutait Edouard Bomston,
Saint-Preux semblait avoir conservé assez de lucidité pour ne pas essayer
d’attenter à sa vie. Dans le même message à Claire étaient ajoutés quelques
fragments de lettres griffonnés par le jeune homme et que Bomston demandait
qu’elle fit parvenir à Julie. Il écrivit aussi à celle-ci un peu après,
alors que, toujours en compagnie de Saint-Preux, il se trouvait encore en
Savoie. En termes affectueux, il proposait à la jeune fille de quitter sa famille
et son pays, et de venir habiter avec son amant le château qu’il posédait
dans le duché d’York. Là, assurait-il, elle pourrait épouser Saint-Preux sans
aucune autorisation paternelle et régulariser ainsi avec bonheur leur
situation. Après avoir demandé conseil à sa cousine,
Julie remercia de tout cœur Edouard Bomston de sa générosité. mais elle
ajouta qu’elle ne pouvait que refuser un tel projet, par ailleurs si tentant.
Elle n’arrivait pas à imaginer qu’elle pourrait abandonner un jour ses parents:
Moi, leur unique enfant, je les
laisserais sans assistance dans la solitude et les ennuis de la vieilesse,
quand il est temps de leur rendre les tendres soins qu’ils m’ont prodigués? Elle écrivit à Saint-Preux pour lui
reprocher d’être sans courage et de ne pleurer que sur lui-même, alors
qu’elle aussi était bien à plaindre. Dans cette longue lettre, où elle mêlait
les conseils les plus sages aux critiques les plus douloureuses, elle allait
jusqu’à dire: Rappelle donc ta fermeté,
sache supporter l’infortune et sois homme. Sois encore, si j’ose dire,
l’amant que Julie a choisi. Saint-Preux, impressionné par ces marques
d’uncaractère si courageux, se rendit à ses raisons. Il obéit à Bomston, qui
lui conseillait amicalement d’aller l’attendre à Paris, où il comptait
lui-même revenir, l’été suivant, après son voyage à Rome. De là, il avait
l’intention de l’emmener en Angleterre. Il lui donnait par ailleurs
suffisamment d’argent pour subvenir à ses besoins pendant son absence. Triste, mais consolé par l’amitié de
milord Edouard, et encore plus par les lettres pleines de tendresse qu’il
recevait de Clarens, Saint-Preux arriva à Paris et commença à fréquenter la
bonne société dans laquelle il était introduit grâce à certaines relations de
Bomston. Il partageait son temps entre la
découverte de cette ville immense, pleine de curiosités, et la correspondance
presque quotidienne qu’il entretenait avec sa bien-aimée. Il allait au théâtre, au concert, à des
soupers en ville, et tirait de chacune de ces expériences, nouvelles pour un
provincial débarquant dans la capitale, mille enseignements dont il faisait
part aussitôt à Julie, tant pour l’instruire que pour l’amuser. En recevant cet abondant courrier,
emprunt de bon sens et même de gaieté, la jeune femme reprit peu à peu
courage, elle aussi. Elle se félicitait de voir que son amant ne
s’abandonnait plus comme auparavant à ses faiblesses de caractère, qui lui
avaient causé naguère tant de tort. Hélas ! le destin allait, une fois de
plus se charger de bouleverser implacablement ses espérances. Mme d’Etanges
découvrit par hasard les lettres que, de son exil, Saint-Preux avait
adressées à sa fille. Quelques jours plus tard, elle tomba malade et mourut
après une courte mais foudroyante maladie. Julie crut que son amour, qu’elle jugeait
coupable, était la seule cause de la disparition brutale de sa mère. Elle
alla même, dans son désespoir, jusqu’à reprocher à son amant d’avoir
entretenu une passion qui ne pouvait avoir, pour l’un comme pour l’autre, que
de « funestes effets ». Elle lui dit adieu, en lui demandant expressément de
lui rendre la parole qu’elle avait bien voulu lui donner autrefois de l’aimer
pour la vie: Il est temps de renoncer
aux erreurs de la jeunesse et d’abandonner un espoir trompeur (disait-elle
dans un court billet ). Je ne serais
jamais à vous. Ce mot était joint à une lettre du baron
d’Etanges, rédigée en des termes qui voilaient à peine d’inquiétantes
menaces. Tout en dédaignant l’attitude de celui qu’il avait toujours considéré
comme son ennemi, Saint-Preux répondit par ces mots: Je rends à Julie d’Etanges le droit de disposer d’elle-même et de
donner sa main sans consulter mon cœur. Les deux amants étaient donc séparés,
cette fois, sans aucun recours, semblait-il. Mais Julie n’avait pas encore
reçu la réponse de Saint-Preux qu’elle tombait malade à son tour. Dans son
délire, elle rêva que Saint-Preux était à son chevet, désespéré de la voir
dans cet état et se plaignant amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Au
bout de quelques jours, comme elle allait un pu mieux et qu’elle avait
retrouvé assez de forces pour pouvoir écrire, elle fit part de son rêve à
Claire. Sa cousine lui répondit aussitôt, lui avouant qu’il ne s’était pas
agi d’un rêve, mais bien d’une réalité, aussi incroyable que cela pût
paraître: son amant, averti de sa maladie et ne pouvant supporter davantage
de douleur, avait accouru et était venu dans la chambre de Julie pendnat une
absence du père de celle-ci. il l’avait veillée tendrement, toute une nuit, puis
il était parti comme il l’avait promis. Bomston le retrouva à Dijon. Il était
tombé malade à son tour, de cette même maldie qui avait failli emporter sa
bien-aimée dans la tombe et qu’il avait sans doute contractée à son chevet. Milord Edouard attendit que son ami
guérisse pour l’emmener à nouveau à Paris, puis à Londres. Là, Saint-Preux
reçut, quelques mois plus tard, une très longue lettre de Julie. La jeune
femme lui confirmait la triste nouvelle que Claire venait de lui annoncer peu
de temps auaparavant, à savoir qu’elle avait épousé M. de Wolmar, cet époux
que son père lui destinait depuis plusieurs années. Ami de longue date du baron d’Etanges, M.
de Wolmar qui était âgé de près de cinquante ans, n’avait pas revu Julie depuis
trois ans, mais il lui avait asuré, dès son retour à Clarens, les mêmes
sentiments de tendresse qui s’étaient emparés de lui dès leur première
rencontre. Pour Julie, ce mariage de raison était la résignation à une vie
vertueuse qu’elle eût souhaité partager par amour avec Saint-Preux. C’était
aussi, pour elle, l’expiation de cet amour qu’elle avait toujours considéré,
quoique à regret, comme une faute. Quand il reçut cette lettre fatale,
Saint-Preux se trouvait seul à Londres. Bomston l’avait quitté pour aller
passer quelques jours auprès de la cour, à Kinsingon. Le jeune homme écrivit à son ami pour lui
faire part de la triste nouvelle et pour lui avouer qu’elle le faisiait
songer sérieusement au suicide. Mais, ajoutait-il, il se trouvait dans un état
tel qu’il ne savait plus entre quel courage choisir: celui de vivre ou celui
de se donner la mort. Milord Edouard répondit par des paroles
de bonté et de sagesse: lui qui avait eu la force de se séparer de celle
qu’il aimait, il devait savoir celle d’oublier et de vivre en homme. Il proposait donc à Saint-Preux de
s’embarquer et de choisir dans une action lointaine un remède à sa peine: une
escadre de cinq vaisseaux de guerre venait d’être constituée à Plymouth. Elle
était commandé par un de ses amis et devait bientôt lever l’ancre pour les
mers du Sud. Saint-Preux accepta, sans même réfléchir
ni hésiter un seul instant, l’offre que son ami lui faisait. Et c’est ainsi
qu’il se retrouva, quelques semaines plus tard, à bord d’un bâtiment de la marine
de Sa très Gracieuse Majesté, en qualité d’ingénieur des troupes de
débarquement. L’amant de Julie s’apprêtait à faire un tour du monde qui
allait durer près de quatre ans. Pendant son absence, la vie continua à
Clarens. Ce n’était plus un vie tourmentée par la passion, mais une existence
familiale, simple et tranquille. Auprès du bon M. de Wolmar, Julie avait
retrouvé la pais de l’âme et l’équilibre des sentiments. Elle avait donné
naissance à deux enfants, Henriette et Marcellin, qui apportaient à son
nouveau bonheur de femme toute dévouée à son foyer celui de mère comblée. Ainsi,
tout avait peu à peu évolué au cours des ans, dans les apparences des choses
comme dans l’existence des êtres. Claire, veuve après deux ans de mariage,
vivait seule à Lausanne. Julie l’invita tendrement à venir vivre auprès
d’elle et à partager dorénavant la douceur de son foyer. Elle ajoutait
qu’elle venait de recevoir des nouvelles d’Edouard Bomston. Celui-ci devait
passer bientôt par la Suisse, sur la route de l’Italie, où es affaires
l’appelaient. Il voyageait en compagnie de son ami Saint-Preux, retour de son
long périple autour du monde. J’ai
passé quatre fois la ligne (lui avait-il écrit dans une lettre débordante
d’enthousiasme). J’ai parcouru les deux
hémisphères: j’ai vu les quatre parties du monde ! Julie, profondément troublée par ce
retour qu’elle n’espérait plus, mais la conscience en repos, avoua alors à
son généreux époux le passé tumultueux qu’elle avait vécu avec son ancien
précepteur. M. de Wolmar, moin de se formaliser d’une telle révélation, tint
à faire la connaissance de cet homme rare qui avait su aimer Julie et être à
ce point aimé d’elle. il l’invita donc sans façon à venir séjourner à
Clarens; Julie elle-même se joignit à cette invitation: Venez, mon ami, disait-elle dans un court billet joint à la
lettre de son mari. Nous vous attendons
avec empressement. Saint-Preux ne se fit pas prier davantage
et accourut à Vevey. Sa longue aventure de pionnier avait mûri son esprit,
mais il savait que son cœur était resté le même, sous l’écorce des nouvelles
souffrances. Plus il approchait de la Suisse, plus il était ému. Quand, en traversant le Jura, il aperçut
de loin le lac de Genève sur les rives duquel il avait tant aimé et tant
souffert, il fut transporté de bonheur à la pensée qu’il allait bientôt
revoir, et peut-être serrer dans ses bras, celle qui avait été jusqu’à ce
jour la seule femme de sa vie, son unique amour. Mais, au fur et à mesure que sa voiture
quittait la montagne pour la plaine, sa peur augmentait, et c’est en proie à
une véritable angoisse qu’il arriva à Vevey. Le château de Clarens était
situé environ à trois kilomètres de la petite ville. En arrivant aux grilles
de la propriété, Saint-Preux envoya le postillon dire qu’un étranger
demandait à parler à M. de Wolmar. Celui-ci se promenait aux alentours du
château en compagnie de Julie. Saint-Preux attendait, le cœur battant, les
yeux fixés sur l’allée centrale, par laquelle il croyait qu’arriverait vers
lui celle dont l’image le hantait encore. Mais c’est par les jardins que ses amis
se dirigeaient vers lui. Dès que Julie aperçut Saint-Preux, elle se mit à
courir et se jeta, haletante, dans ses bras. Aussitôt, la peur qui tenait
Saint-Preux prisonnier depuis plusieurs heures s’évanouit, et si, comme
Julie, il se mit à pleurer, ce fut, lui aussi, de joie. Après ces premiers transports, Mme de
Wolmar se tourna vers on mari et lui dit avec tendresse: —
Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le
reçois de vous, et ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormais la
mienne. M. de Wolmar, en souriant avec une grande
bienveillance, tendit les bras vers Saint-Preux et lui déclara: — Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur
que les anciens, ils seront anciens à leur tour et ne céderont point aux
autres. On ne pouvait faire preuve de plus de
générosité. Après cet accueil si chaleureux, et alors qu’ils se dirigeaient
tous trois vers la maison, Saint-Preux examina Julie du coin de l’œil: il la
trouva aussitôt plus belle et plus séduisante que jamais. Et puis, elle paraissait plus douce: dès
qu’ils eurent pénétré dan le grand salon, Julie disparut pour revenir,
quelques minutes plus tard, tenant ses enfants par la main. Saint-Preux les trouva
plus beaux que le jour et, bouleversé, les prit dans ses bras pour les
couvrir de caresses. Alors, voyant la tendresse qu’il témoignait du plus
profond de son cœur envers ses petits, Julie se jeta une nouvelle fois à son
cou afin de lui témoigner encore, s’il en était nécessaire, toute l’affection
qu’elle ressentait pour lui. Mais
les manières de la jeune femme que Saint-Preux avait aimée à la folie étaient
à présent celles d’une mère de famille reconnaissante, et c’est sous ce jour
que le jeune homme la considéra
alors. Il se persuadait qu’ils pourraient désormais n’être que des
amis l’un pour l’autre. Néanmoins, après une courte promenade
dans le jardin, en compagnie de M. de Wolmar, qui désirait déjà faire plusa
mple connaissance avec lui, Saint-Preux se retrouva dans le salon, en
tête-à-tête avec Julie, et ses anciens sentiments recommencèrent à prendre le
dessus. Il était très embarrassé et ne savait pas
quoi dire, alors qu’elle ne paraissait pas gênée le moins du monde. Elle lui
demanda de parler de ses voyages, de sa vie aux Indes et aux Amériques. Elle
le questionna aussi sur Edouard Bomston, et il avait du mal à répondre sans
trahir son émotion. Alors qu’ils étaient ainsi en train de
converser, M. de Wolmar revint dans la pièce. Julie continua à parler avec la
même liberté. Voyant l’étonnement de Saint-Preux, qui n’arrivait pas à
comprendre une familiarité si ouverte et une telle confiance réciproque, le
brave homme se mit à rire et, joignant la main de Julie à celle de son ancien
précepteur, il dit: — Notre amitié commence. En voici le cher
lien. Qu’elle soit indissoluble ! Ces premiers instants à Clarens avaient
tellement impressionné Saint-Preux que c’est avec beaucoup de tristesse qu’il
se retira, le soir, dans la chambre que ses hôtes avaient préparée pour lui. De son côté, Julie avait trouvé
Saint-Preux fort changé, mais en mieux, selon elle. Elle se félicitait en
effet qu’il ait mûri et qu’il ait acquis plus de confiance en lui, ainsi
qu’en l’existence. Ce qui la remplissait de joie, c’était
que M. de Wolmar semblait partager, lui aussi, les jugements qu’elle faisait
sur celui qu’elle croyait être un nouveau Saint-Preux. Mais, au bout de
quelques jours, les craintes qu’elle essayait de surmonter et la peur de voir
sa passion renaître après une si longue séparation se vérifièrent. Au cours d’une promenade, julie se rendit
compte du trouble à peine caché de son ancien amant. Elle-même sentit revivre
en elle ce sentiment terrible, qui pendant plusieurs années l’avait tellement
torturée. Ses appréhensions augmentèrent quand, au
bout de quelque temps, son mari dut s’absenter pour un court voyage dans ses
terres. Pourtant, afin de témoigner pleinement à Julie la confiance entière
qu’il avait pour elle, et en s’excusant par ailleurs de devoir laisser si tôt
un homme qu’il avait lui-même invité pour en faire son ami, il fit voir à sa
femme les lettres qu’elle échangeait dans le passé avec Saint-Preux, et que
Mme d’Etanges lui avait confiées avant de mourir. Et il déclara gravement à
celle qui était devenue Mme de Wolmar: — Je confie Julie épouse et mère à celui
qui, maître de contenter se désirs, sut respecter Julie amante et fille. Que celui
de vous deux qui se méprise assez pour penser que j’ai tort le dise, et je me
rétracte à l’instant. Mais cette confianc eallait être mise à
rude épreuve. Trois jours après le départ de M. de Wolmar, Julie et
Saint-Preux décidèrent de faire une promenade en barque sur le lac. Au petit
matin, ils partirent donc avec les enfants, un domestique, trois rameurs,
emportant des filets pour la pêche et quelques paniers de provisions pour le
déjeuner. Après quelque heures de pêche, Saint-Preux se mit à la rame et fit
avancer le bateau jusqu’au milieu du lac. Là, il se plut à décrire longuement à
Julie l’admirable paysage qui les entourait. Mais le vent se leva soudain, ce
« séchard » tant redouté des riverains et il les poussait avec violence vers
la côte opposée à celle de Vevey. Ils voulurent alors rebrousser chemin
pour se mettre à l’abri du mauvais temps, mais celui-ci se déchaînait avec
tant de force, en provoquant des vagues si hautes qu’ils durent employer tous
leurs efforts à ramer et à rechercher le refuge le plus proche. A un certain
moment même, une voie d’eau s’ouvrit dans la barque, et ils crurent tous que
leur dernière heure était arrivée. Heureusement, leurs efforts n’avaient pas
été vains, et ils réussirent à aborder enfin, sans autre dommage sur l’autre
rive, près de Meillerie, là justement où, dix ans plus tôt, Saint-Preux avait
attendu de Julie un signal pour revenir à Calrens. Après le déjeuner, qu’ils mangèrent de
grand appétit, Saint-Preux proposa à son amie une promenade dans les
environs. Après avoir hésité à cause de leur fatigue et du temps incertain
qui les menaçait encore, Julie accepta, et ils marchèrent à pas lents vers
l’endroit qui avait été le refuge de Saint-Preux lors de leurs amours
contrariées. En revoyant des lieux si chers à son
cœur, Saint-Preux fut bouleversé au point qu’il sentit revivre en lui toute
sa passion. Il fit part à Julie de ses regrets profonds d’un temps où il
avaient été à la fois si tristes et si heureux. Le jeune homme parlait, les
larmes aux yeux, et la jeune femme était, elle aussi, si émue qu’elle demanda
à redescendre au bord du lac. En arrivant près de l’eau, leur émotion était
si vive qu’ils durent se séparer. Au bout de quelques instants, ils se
retrouvèrent pour le souper. Tous deux étaient profondément tristes. la lune
s’était levée. Julie décida de rentrer. Pour l’aider à monter dans le bateau,
Saint-Preux lui prit la main et ne la laissa qu’au moment où, en proie à une
envie folle de se jeter à l’eau, il s’écarta de Julie et alla à l’avant de la
barque calmer sa douleur, tandis que la jeune femme essayait vainement de
dissimuler ses larmes. Au cours des semaines qui suivirent, ils
essayèrent chacun d’oublier cet incident. M. de Wolmar était revenu, et sa
bonté encourageait Julie et Saint-Preux à ensevelir sous l’amitié leur
sentiment renaissant. Vinrent l’automne et les vendanges.
Celles-ci offraient un spectacle d’une telle beauté que Saint-Preux crut à
nouveau que son attachement à Clarens risquerait de le perdre, ainsi que celle
qu’il aimait. Il décida alors d’accompagner Bomston, revenu de Londres, dans
un voyage que celui-ci devait faire
en Italie. Avant leur départ, M. de Wolmar, voulant prouver encore à
Saint-Preux combien sa confiance et son amitié étaient profondes, demanda au
jeune homme e revenir au plus tôt à Clarens pour s’occuper de l’éducation de
ses enfants. Saint-Preux accepta avec joie un projet
qui lui permettrait de revoir Julie quand sa passion serait calmée. Mais il
ne pouvait se douter que, en la quittant pour Rome, il lui disait cette fois
adieu pour toujours. Deux mois après son départ, il reçut une longue lettre
de celle qu’il aimait, au terme de laquelle Julie lui annonçait qu’elle
allait faire, le lendemain, une promenade avec ses enfants au bord du lac qui
avait vu naître leur amour. En proie à un étrange pressentiment, elle lui
avouait: Je ne sais pas pourquoi, je
voudrais déjà être de retour. Quelques
jours plus tard, la femme de chambre de Mme de Wolmar annonçait à Saint-Preux
un terrible malheur: au cours de la promenade, le petit Marcellin, en train
de jouer auprès de l’eau, avait fait un faux pas et était tombé dans le lac.
Sa mère s’était aussitôt jetée à son secours et l’avait tout de suite ramené
à terre. mais elle avait contracté une forte fièvre et était restée depuis
presque sans connaissance. Désespéré, Saint-Preux apprit le tragique
dénouement de l’accident par M. de Wolmar lui-même. Celui-ci lui écrivit pour
lui dire les derniers instants de Julie qui, près cinq jours de souffrance,
avait remis son âme à Dieu. Mais, avant de mourir, elle avait, dans un
dernier sursaut de lucidité, réussi à écrire une lettre à celui qui avait été
son amant, dix ans auparavant, et qu’elle n’avait cessé d’aimer: Le ciel met mon honneur à couvert et
prévient des malheurs (s’écriait-elle en pleurant). Qui m’eût pu répondre de l’avenir ! Un jour de plus peut-être, et
j’étais coupable ! Ainsi se terminait atrocement le roman
d’amour de Julie et de Saint-Preux. Ainsi la nouvelle Héloïse croyait payée
tardivement la faute qu’elle avait commise jadis pour l’amour d’un nouvel
Abélard. |