Réédition: Jean JAELIC, “Ambiguïtés de Rousseau” dans La Droite, cette inconnue, Paris, Les sept Couleurs, 1963, p. 146-147.

 

 

Jean Jaélic

 

Ambiguïtés de Rousseau

 

 

   Jean-Jacques Rousseau offre une ambiguïté profonde. Mais combien il est à droite par rapport à Voltaire !

   Dans le désert bourgeois du dix-huitième siècle, à l’écart des petits reptiles secs et myopes, comme Voltaire, Diderot, Montesquieu, voici soudain ce jaillissement du génie, cet envol inégal d’oiseau blessé, mais palpitant. Parmi une prose d’osselets, un squelette du français classique, voici ce style qui tout à coup existe, chargé souvent d’éloquence spécieuse, de sophismes jacobins, mais où s’élèvent aussi de grandes houles d’eau profonde, avec leur résonance et leur mélodie, leur rythme où une grandeur se cherche.

   Rousseau est surtout de gauche par une pente « primaire » suisse et protestataire, celle du second Discours et du Contrat. En rejetant une fausse élite, il glisse à l’égalité niveleuse, au joug social alourdi.

   Mais la pauvreté de Rousseau est de droite. Sa solitude vivante, sa nature ouverte malgré des effusions, son sens religieux malgré un verbiage moderniste, tout cela est bien de droite. Et c’est plutôt, peut-être, la pente du premier Discours et souvent de l’Emile. Car ce qu’il y refuse, au fond, ce n’est pas la vraie culture, c’est la société de son siècle, avare et avide, avec un fardeau de besoins et de luxe, une soi-disant « noblesse » de banque et de débauche, une politesse revendicatrice, durcie et déviée, et cette pensée bourgeoise close, dans l’ici-bas, que la révolution mettra en décrets.

   A travers les disciplines de surface, il y a chez Voltaire le laisser-aller à des appétits; à travers les abandons, il y a chez Rousseau l’angoisse d’une altitude.

   Un novice bénédictin m’a dit une fois, d’un certain ton: « Ah ! Rousseau, je déteste ce type-là ! » C’était un ton de « gauche intégriste ». Sa souffrance, à elle seule, mériterait à Rousseau la sympathie. La vraie souffrance est de droite, comme la vraie joie; car la souffrance mesure l’écart entre ce que l’esprit possède et la qualité qu’il est capable de pressentir. Ainsi s’éclaire le vers si beau de La Fontaine: « Et c’est être innocent que d’être malheureux ». Qu’on n’objecte pas ceux qui érigent leur peine en idole, qui l’étalent ou la ruminent: chez ceux-ci la souffrance morale n’est plus qu’une sorte d’aigreur grise. Il y avait chez Rousseau de la fausse souffrance arborée, de la vraie aussi, et là encore il est de droite.

   Mais le manque de chasteté, orgueilleusement vécu, a gâté jusqu’au meilleur de Rousseau. Il a défloré sa fraîcheur de sentiments, l’inclinant aux sensibleries vaines de la gauche avide. il l’a mis dans ce climat de mensonge passionné qui durcit sa logique jusqu’au sophisme, et, sous le masque du sacrifice, le pousse aux rétractions de la gauche avare.

   Rousseau, humble et chaste, aurait atteint les cimes de l’art, et sans doute de la sainteté. mais, par son manque de chasteté consenti, même son aspect de droite est corrompu. C’est pourquoi, malgré tout, il reste à gauche.

 

Jean Jaélic