Réédition: Henri DUVERNOIS, D’une pierre deux coups, ou d’Olivier Cromwelle à J.-J. Rousseau. L’influence de la gravelle sur la naissance ou la fin des révolutions. Paris, Edité par les Laboratoirs de la Passiflorine, 1934, 15 p.

 

 

MAUX HISTORIQUES

 

X

 

D’UNE PIERRE DEUX COUPS

ou d’Olivier Cromwell à J.-J. Rousseau

 

L’influence de la gravelle sur la naissance ou la fin des révolutions.

 

Texte de

 

HENRI DUVERNOIS

 

 

   Un misanthrope de mes amis a un cabinet intime dans lequel il consigne au petit bonheur les pensées qui lui viennent. On appelle misanthrope un monsieur qui aime les hommes et qui ne peut se consoler de les voir si méchants, si frivoles, et si vains. Au contraire, le philanthrope paraît s’être résigné une fois pour toutes à l’infirmité de ses semblables et leur appliquer indistinctement une sorte de pitié condescendante, à base de mépris.

   Je dis que mon ami a un carnet intime. Je devrais dire: « des carnets ». Il prend des notes sur des feuilles volantes au hasard de ses promenades. Comme Jean-Jacques Rousseau dont il a été question tout à l’heure, il travaille mal dans un cabinet, devant un bureau chargé de paperasses, mais il crayonne avec une sorte d’ivresse sur un banc des Tuileries, sur une chaise du Bois de Boulogne, voire sur une table de café.

   Le soir venu, il classe ses documents et les répartit dans ses petits carnets, dont chacun porte un titre générique: Avarice, Générosité, Héroïsme, Stupidité, etc. Or, toute une pile de carnets se trouve réservée à la Vanité, avec des subdivisions, telle que celle-ci: Grands principes où l’on trouvera une nuance d’ironie. Je copie cette note: « Examiner la répercussion des maux physiques sur les grands principes. Fausse indépendance. Petites causes matérielles engendrant des effets moraux incalculables. Exemple: Jean-Jacques Rousseau refuse d’aller faire sa cour au roi Louis XV, parce qu’il a peur d’être gêné par sa maladie de vessie et forcé, au beau milieu d’une conversation avec le souverain, de se retirer brusquement... A rapprocher: Sainte-Beuve, qui souffrait du même mal, disait à la princesse Mathilde que, pour une raison identique il avait peur d’aller à une réception de Napoléon III. Un motif différent: Lamartine changea d’opinion, parce que Louis-Philippe, mécontent d’un poème, n’avait pas répondu à sa salutation... »

   Si mon ami donne quelque jour suite à son projet de publier les petits carnets qu’il noiricit depuis vingt ans, il pourra consacrer un chapitre important à la gravelle considérée dans ses rapports avec les évolutions et les révolutions.

   Comme épigraphe, bien entendu, la pensée de Pascal. Je la reproduis, car on la cite souvent, mais avec des inexactitudes: « Cromwell allait ravager toute la chrétienté, la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son urêtre, Rome même allait trembler pour lui. Mais ce petit gravier, qui n’était rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée, et le Roi rétabli ».

   Revenons à Jean-Jacques. Il s’est abondamment et merveilleusement expliqué dans ses Confessions: « Je suis né mourant », a-t-il déclaré. Beaucoup de personnes croient, et donnent des preuves à l’appui de cette thèse, que Jean-Jacques a été assassiné. Autrement, il aurait vécu sans doute aussi vieux qu’un autre mourant, son complice. (C’est la faute à Voltaire. C’est la faute à Rousseau), M. de Voltaire, lequel, octogénaire, mourut empoisonné par l’erreur d’un domestique qui lui avait apporté des pilules trop chargées en opium.

   Il semble que le premier amour du citoyen de Genève fut pour sa tante Suzon qui, seule, prit soin de lui et eut des peines incroyables à le conserver. Elle en vint à bout, sa robuste constitution prit le dessus. Mais il garda le besoin fréquent de chercher un coin écarté...

   Cela ne facilite évidemment pas les relations mondaines. Le sable qui est si utile, si joli à voir sur les plages, produit « ailleurs », comme dit Pascal, de sravages terribles. L’humeur change. On considère, par exemple, les amis avec moins d’indulgence. Diderot était enfermé à Vincennes. Rousseau allait le voir. Il faisait alors une chaleur terrible: « Cela me donna une terrible néphrétique depuis laquelle je n’ai pas recouvré ma première santé ». Dès lors, Jean-Jacques épia Diderot avec sévérité et ne lui pardonna point d’avoir été la cause d’une crise douloureuse.

   L’aggravation se produisit au moment où le «petit» de Mme de Warens pensait à se ranger et à prendre une situation à la fois austère et lucrative. M. de Francueil, receveur général des Finances, l’avait chargé de sa caisse, laquelle contenait vingt-cinq ou trente mille francs. Si Rousseau était resté caissier d’un receveur général des Finances, il y a fort à parier que toute son œuvre s’en serait ressentie. pour employer un mot qui fait anachronisme, mais qui dit très bien ce qu’il faut dire, cette œuvre eût été essentiellement réactionnaire. M. de Francueil part en voyage et, avec la désinvolture d’un riche, dit à ce pauvre: « Je vous charge de surveiller cet argent. » Angoisse de l’employé. Son état s’aggrave, Mme Dupin envoie l’illustre Morand qui le fait souffrir, puis Daran, Morand dit à Mme Dupin: « Il en a pour six mois ».

   — Dans ces conditions, s’écrie Rousseau, comment rester caissier d’un receveur général des Finances, comment accorder les sévères principes que je venais d’adopter avec un état qui s’y rapportait si peu, et n’aurais-je pas bonne grâce, caissier d’un receveur général des Finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté. Je renonçai, pour jamais, à tout projet de fortune et d’avancement...

   Imaginons Jean-Jacques guéri. La garde d’un coffre contenant trente mille francs lui eût semblé une tâche légère. Le bon M. de Francueil, malgré son titre redoutable, lui eût paru charmant. Il eût continué à fréquenter et à aimer Diderot qui lui eût enseigné l’usage du monde. Car ce changement ne fut pas du goût de ses amis: « Ils m’auraient pardonné peut-être de briller dans l’art d’écrire, mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exmple qui semblait les importuner. »

   Et ce fut alors que Jean-Jacques décida de chasser toute vanité et de se faire copiste de musique. Avant d’en arriver là, il avait consulté, outre Morand et Daran, trois autres médecins de ses amis. « Ils ne me soulagèrent pas et je m’affaiblis considérablement. Je devenais jaune, faible. Tout ce qui soulage les autres: les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes mots. Mon imagination ne me montrait avant la mort qu’une suite de souffrances: les rétentions, la gravelle, la pierre... »

   Là-dessus on joue Le Devin du Village. Triomphe. Victorien Sardou a déclaré fort sérieusement qu’un écrivain qui pouvait affronter les répétitions et la première représentaion d’une pièce sans souffrir de l’estomac, n’était pas un véritable auteur dramatique. Il y a du vrai. On a pu constater également que si le «four» aggrave les maladies physiques d’un dramaturge, le succès produit souvent des guérisons miraculeuses. Jean-Jacques Rousseau, agonisant la veille, se rétablit au bruit des applaudissements.

   — Trouvez-vous au château demain, lui fit dire le duc d’Aumont, je vous présenterai au roi.

   Le messager ajoute:

   — Il s’agit d’une pension et Sa Majesté désire vous annoncer la bonne nouvelle.

   Nuit d’angoisse et de perplexité. Voici ce qu’il en sortit: « Ma première idée, après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir qui m’avait beaucoup fait souffrir le soir même et qui pouvait me tourmenter le lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du roi, parmi tous els grands attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me tenait écarté des cercles et m’empêchait d’aller m’enfermer chez des femmes. L’idée seule de l’état où ce besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au point de m’en trouver mal, à moins d’un esclandre auquel j’aurais préféré la mort. Il n’y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de l’effroi d’en courir les risques... »

   Jean-Jacques ne courut pas le risque. Il partit le matin même sans s’excuser.

   Imaginez maintenant que l’écrivain des Confessions n’ait pas été atteint de gravelle. Il se fût rendu à l’invitation, eût accepté avec reconnaissance la faveur royale, et serait devenu un auteur à pension, prêt, sur demande, à chanter les louanges de Louis le Bien-Aimé... On n’ignore pas que Jean-Jacques fut un de sprécurseurs de la révolution... Vous voyez l’enchaînement sans qu’il soit utile d’insister...

   « Mais ce petit gravier... » comme dit Pascal... Un petit gravier qui devient pierre d’achoppement... A quoi tient le sort des peuples?

 

                 Henri Duvernois