LOUIS DUTENS.
[JEAN JACQUES ROUSSEAU]
LETTRES A MONSIEUR D.... B.... [De Bure] SUR LA RÉFUTATION DU LIVRE DE
L’ESPRIT D’HELVÉTIUS, PAR J. J. ROUSSEAU. Suivies de deux Lettres d'Helvétius
sur le même sujet.
[Du Peyrou/Moultou
1780-1789 quarto édition; t. XIV, pp. 85-110 (1782); Louis Dutens,
Lettres à Monsieur D...B...sur la réfutation du livre De l'Esprit d'Helvétius,
par J. J. Rousseau, avec quelques lettres de ces deux auteurs, Londres, 1779; Pierre-Maurice Masson, " Rousseau contre Helévetius", Revue d'histoire littéraire de la France
, t. XVIII.]
[95] LETTRES A
MONSIEUR D.... B.... SUR LA RÉFUTATION DU LIVRE DE L’ESPRIT D’HELVÉTIUS,
PAR J. J. ROUSSEAU.
Suivies de deux Lettres d'Helvétius sur le même sujet.
LETTRE PREMIERE.
Vous desirez savoir, Monsieur , si je suis encore possesseur de
exemplaire de l’Esprit d'Helvétius , qui avoit
appartenu à J. J. Rousseau, & si les notes que ce dernier avoit faites sur cet ouvrage , à dessein de le réfuter,
sont aussi importantes qu'on vous les a représentées ? La mort de J. J.
Rousseau me laissant libre de faire de ces notes l'usage que je jugerai à
propos, je n'hésite point à satisfaire votre empressement à cet égard.
Il y a douze ans que j'achetai à Londres les
livres de J. J. Rousseau, au nombre d'environ mille volumes. Un exemplaire du
livre de l’Esprit, avec des remarques à la marge de la main de
Rousseau , lequel se trouvoit parmi ces livres, me
détermina principalement à en faire l'acquisition, & Rousseau [96] consentit
à me les céder , à condition que pendant sa vie je ne publierois
point les notes que je pourrois trouver sur les
livres qu'il me vendoit , & que, lui vivant,
l'exemplaire du livre de l’Esprit ne sortiroit
point de mes mains. Il paroît qu'il avoit entrepris de réfuter cet ouvrage de M. Helvétius,
mais qu'il avoit abandonné cette idée dès qu'il l'avoit vu persécuté. M. Helvétius ayant appris que j'étois en possession de cet exemplaire , me fit proposer par
le célèbre M. Hume & quelques autres amis, de le lui envoyer ; j'étois lié par ma promesse , je le représentai à M.
Helvétius ; il approuva ma délicatesse , & se réduisit à me prier de lui
extraire quelques-unes des remarques qui portoient le
plus coup contre ses principes , & de les lui communiquer ; ce que je fis.
Il fut tellement alarmé du danger que couroit un
édifice qu'il avoit pris tant de plaisir à élever,
qu'il me répondit sur le champ, afin d’effacer les impressions qu'il ne doutoit pas que ces notes n'eussent fait sur mon esprit. Il
m'annonçoit une autre lettre
par le courier
suivant, mais la mort l'enleva huit ou dix jours après sa seconde lettre.
Les remarques dont il s'agit sont en petit
nombre, mais suffisantes pour détruire les principes sur lesquels M. Helvétius
établit un systême que j'ai toujours regardé comme
pernicieux à la société. Elles décèlent cette pénétration profonde , ce coup-d'œil vif & lumineux, si propres à leur auteur.
Vous en jugerez , Monsieur, par l'exposé que je vais vous en mettre sous les
yeux,
Le grand but de M. Helvétius, dans son ouvrage,
est de réduire toutes les facultés de l'homme à une existence purement [97]
matérielle. Il débute par avancer "que nous avons en nous deux facultés ,
ou , s'il l'ose dire , deux puissances passives; la sensibilité physique &
la mémoire ; & il définit la mémoire une sensation continuée mais affoiblie.”*[*De l’Esprit, Paris 1758, 4to. p. 2.] A
quoi Rousseau répond : II me semble qu'il faudrait distinguer impressions
purement organiques & locales , des impressions qui affectent tout
l'individu ; les premières ne sont que de simples sensations ; les autres sont
des sentimens. Et un peu plus bas il ajoute : Non
pas ; " la mémoire est la faculté de se rappeller
la sensation , mais la sensation, même affoiblie , ne
dure pas continuellement.
“La mémoire, continue Helvétius , ne
peut être qu'un des organes de la sensibilité physique : le principe qui sent
en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient; puisque se
ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir.” Je ne
sais pas encore, dit Rousseau, comme il va prouver cela, mais je sais bien que
l’objet présent, & sentir l’objet absent sont deux opérations dont la
différence mérite bien d'être examinée.
“Lorsque par une suite de mes idées , ajoute
l'Auteur , ou par l'ébranlement que certains sons causent dans l'organe de mon
oreille, je me rappelle l'image d'un chêne ; alors mes organes intérieurs
doivent nécessairement se trouver à-peu-près dans la même situation où ils étoient à la vue de ce chêne ; or, cette situation des
organes doit incontestablement produire une sensation : il est donc évident que
se ressouvenir c'est sentir .”
[98]Oui , dit Rousseau , vos organes
intérieurs se trouvent à la vérité dans la même situation où ils étoient à la vue du chêne , mais par l’effet d'une
opération très-différente. Et quant à que vous dites que cette situation
doit produire une sensation : qu'appelle vous sensation ? dit-il ; si une
sensation est l’impression transmise par l’organe extérieur à l’organe
intérieur , la situation de l’organe intérieur a beau être suposée
la même , celle de l’organe extérieur manquant, ce défaut seul suffit pour
distinguer le souvenir de la sensation. D'ailleurs , il n'est pas vrai que la
situation de l’organe intérieur soit la même, dans la mémoire & dans la
sensation ; autrement il seroit impossible de
distinguer le souvenir de la sensation d'avec la sensation. Aussi l’auteur se
sauve-t-il par un A-PEU-PRÈS ; mais une situation d'organes , qui n’est
qu'à-peu-près la même, ne doit pas produire exactement le même effet.
II est donc évident, dit Helvétius, que "
se ressouvenir soit sentir.” Il y a cette différence , répond Rousseau , que
la mémoire produit une sensation semblable & non pas le sentiment,
& cette autre différence encore , que la cause n'est pas la même.
L'auteur ayant posé son principe se croit en
droit de conclure ainsi : " je dis encore que c'est dans la capacité que
nous avons d'appercevoir les ressemblances ou les
différences, les convenances ou les disconvenances qu'ont entr'eux
les objets divers , que consistent toutes les opérations de l'esprit. Or, cette
capacité n'est que la sensibilité physique même : tout se réduit donc à
sentir.” Voici qui est plaisant, s'écrie son adversaire ! après avoir
légèrement
[99] affermé qu’appercevoir
comparer sont la même chose , l’auteur conclut en grand appareil que juger
c'est sentir. La conclusion me paraît claire ; mais c'est de l'antécédent qu'il
s'agit.
Je viens à l'objection la plus forte de toutes celles
que renferment les notes du citoyen de Genève , & qui alarma le plus
Helvétius, lorsque je la lui communiquai. L'auteur répete
sa conclusion d'une autre manière *[*Page 9.] & dit : "La conclusion
de ce que je viens de dire , c'est que, si tous les mots des langues ne
désignent jamais que des objets , ou les rapports de ces objets avec nous &
entr'eux , tout l'esprit par conséquent consiste à
comparer & nos sensations & nos idées ; c'est-à-dire à voir les
ressemblances & les différences, les convenances & les disconvenances
qu'elles ont entr'elles. Or , comme le jugement n'est
que cette appercevance elle-même, ou du moins que de
cette appercevance, il s'ensuit que opérations de
l'esprit se réduisent à juger.”Rousseau oppose à cette conclusion une distinction
si lumineuse qu’elle suffit pour éclaircir entièrement cette question, &
dissiper les ténèbres dont la fausse philosophie cherche à envelopper les
jeunes esprits. APPERCEVOIR LES OBJETS , dit-il, C'EST SENTIR ; APPERCEVOIR LES
RAPPORTS , C'EST JUGER. Ce peu de mots n’a pas besoin de commentaire , ils
serviront à jamais bouclier contre toutes les entreprises des matérialistes
pour anéantir dans l'homme la substance spirituelle. Ils établissent
clairement, non deux puissances passives, comme le dit M. Helvétius au
commencement de son ouvrage ; mais [100] une substance passive qui reçoit les
impressions, & une puissance active qui examine ces impressions , voit
leurs rapports, les combine , & juge. Appercevoir
les objets , c'est sentir ; appercevoir les rapports
, c’est juger.
J'aurois à me
reprocher un manque d'équité entre les deux antagonistes que je fais entrer en
lice, si. je ne publiois la réponse que M. Helvétius
me fit lorsque je lui envoyai cette objection, accompagnée de deux ou trois
autres ; on verra*[*Voyez la lettre de M. Helvétius, No. 2. à la fin.] que
non-seulement il ne bannit point de l'esprit les doutes que Rousseau y
introduit, mais qu'il appréhende lui-même le peu d'effet de sa lettre,
puisqu'il en annonce une autre sur le même sujet, qu'il eût écrite sans doute
s'il eût vécu. Mais continuons à le suivre dans les preuves qu'il allègue pour
justifier sa conclusion.
“La question renfermée dans ces bornes,
continue l'auteur de l'Esprit, j'examinerai maintenant si juger n'est pas sentir.
Quand je juge de la grandeur ou de la couleur des objets qu'on me présente , il
est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces
objets ont faites sur mes sens, n'est proprement qu'une sensation ; que je puis
dire également, je juge ou je sens que, de deux objets, l'un, que j'appelle
toise , fait sur moi une impression différente de celui que j'appelle pied ;
que la couleur que je nomme rouge , agit sur mes yeux différemment de celle que
je nomme jaune ; & j'en conclus qu'en pareil cas juger n'est jamais que
sentir.” Il y a ici un sophisme très-subtil & très-important à bien
remarquer , reprend Rousseau , autre chose est sentir une différence
entre une toise & un pied , & [101] autre chose mesurer cette
différence. Dans la première opération l’esprit est purement passif, mais dans
l’autre il est actif. Celui qui a plus de justesse dans l’esprit, pour
transporter par la pensée le pied sur la toise , & voir combien de fois il
y est contenu, est celui qui en ce point a l’esprit la plus juste & juge le
mieux. Et quant à la conclusion, "qu’en pareil cas juger n'est jamais,
que sentir :” Rousseau soutient que c'est autre chose ; parce que la
comparaison du jaune & du rouge n'est pas la sensation du jaune ni celle du
rouge.
L’auteur se fait ensuite cette objection :
" mais , dira-t-on , supposons qu'on veuille savoir si la force est
préférable à la grandeur du corps , peut-on assurer qu'alors juger soit sentir
? oui, répondrai-je : car pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit
me tracer successivement les situations différentes où je puis me trouver le
plus communément dans le cours de ma vie .” Comment, réplique à cela
Rousseau ! la comparaison successive de mille idées est aussi un sentiment ?
Il ne faut pas disputer des mots ; mais l’auteur se fait là un étrange
dictionnaire.
Il se trouve quelques autres notes à ce
chapitre premier de l’ouvrage de l'Esprit, dans lesquelles Rousseau accuse son
auteur de raisonnemens sophistiques. Enfin Helvétius
finit ainsi : “Mais , dira-t-on , comment jusqu'à ce jour a-t-on supposé en
nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ? l'on ne doit
cette supposition , répondrai-je , l'impossibilité où l'on s'est cru jusqu'à
présent d'exipliquer d'aucune autre manière certaines
erreurs de l'esprit.”[102] Point du tout, reprend Rousseau. C’est
qu'il est très-simple de supposer que deux opérations d'especes
différentes se sont par deux différentes facultés.
Voici, Monsieur , l'exposé de la réfutation des
principes d'Helvétius contenus dans le premier chapitre de son livre. Rousseau avoit fait de ces notes le canevas d'un ouvrage qu'il avoit dessein de mettre au jour ; vous sentez qu'il n'étoit pas aisé de donner de la liaison à des notes jettées au hasard sur la marge d'un livre , j'ai cherché à
vous les présenter de la manière la plus suivie , & je me flatte que vous
imputerez au sujet ce qu'il peut y avoir de défectueux dans la méthode que j'ai
adoptée, pour vous mettre au fait de ce que vous desiriez
savoir.
Il y a beaucoup d'autres notes répandues dans
le reste de l'ouvrage ; mais comme elles attaquent le plus souvent des idées
particulières de l'auteur , & ne sont pas relatives au systême
favori qu'il a voulu établir au commencement de son ouvrage, je remets à vous en
faire part dans une autre lettre , pour peu que vous le desiriez.
J'ai l'honneur d'être,
MONSIEUR,
Votre très-humble & très-obéissant
serviteur,
L. DUTENS.
[103] LETTRE II.
Vous êtres bien bon , Monsieur, de mettre tant
de prix au peu de tems que j’ai employé pour vous communiquer les notes de J.
J. Rousseau contre le livre de l'Esprit. Vous avez raison de dire qu'elles
contiennent des objections & des argumens irréplicables. M. Helevétius le sentoit bien lui - même & sa lettre en est une preuve.
On ne peut en effet disconvenir que le citoyen de Geneve,
si ingénieux à soutenir les paradoxes les plus inexplicables, ne fût aussi le
champion le plus propre à renverser les autels du sophisme. C'est Diogene qui tout fou qu’il étoit,
n'en fournissoit pas moins des armes à la vérité.
Vous témoignez tant d'empressement de connoître les autres notes qui se trouvent à la marge de
l'exemplaire de l'Esprit, que je ne puis me refuser au plaisir de vous donner
cette satisfaction; mais ne vous attendez plus à une marche régulière.
L’ouvrage d’Helvétius n'étant composé que de chapitres sans liaison, d’idées
décousues , de jolis petits contes & de bons mots; les notes que vous allez
lire , à deux ou trois près , ne sont aussi que des sorties sur quelques sentimens particuliers ; vous en allez juger.
A la fin du premier discours,*[*Ch. iv. p. 41.] M. Helvétius revenant à son grand principe, dit
: " rien ne m'empêche maintenant d'avancer que juger, comme je l'ai déjà
prouvé , n'est proprement que sentir.” Vous n’avez rien prouvé sur ce point,
répond Rousseau; sinon que vous ajoute au sens du mot SENTIR, [104] le
sens que nous donnons au mot JUGER ; vous réunissez sous un mot commun deux
facultés essentiellement différentes. Et sur ce que Helvétius dit encore;
que " l'esprit peut être considéré comme la faculté productrice de nos
pensées, & n'est en ce sens que sensibilité & mémoire:” Rousseau met en
note : Sensibilité, Mémoire, JUGEMENT. Ces deux notes appartiennent
encore au sujet de ma première lettre, celles qui suivent sont différentes.
Dans son second discours, M. Helvétius avance :
" que nous ne concevons que des idées analogues aux nôtres, que nous
n'avons d'estime sentie que pour cette espece
d'idées, & de-là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé
d'avoir de soi-même, & qu'il appelle la nécessité où nous sommes de nous
estimer préférablement aux autres. * [*Discours deuxieme,
chap. 2. p. 68.] Mais, ajoute-t-il, *[*Pag. 69.] on
me dira que l'on voit quelques gens reconnoître dans
les autres plus d'esprit qu'en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en
faire l'aveu; & cet aveu est d'une belle ame :
cependant ils n'ont pour celui qu'ils avouent leur supérieur qu'une estime
sur parole; ils ne sont que donner à l'opinion publique la préférence sur
la leur, & convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être
intérieurement convaincus qu'elles soient plus estimables.” Cela, n’est pas
vrai, reprend brusquement Rousseau, j'ai long - tems médité sur un sujet, &
j’en ai tiré quelques vues avec toute l'attention que j’étois
capable d'y mettre. Je communique ce même sujet à un autre homme & durant [105]
notre entretien je vois sortir du cerveau de cet homme , des foules d’idées
neuves & de grandes vues sur ce même sujet qui m’en avoit
fourni si peu. Je ne suis pas assez stupide pour ne pas sentir l’avantage de
ses vues & de ses idées sur les miennes ; je suis donc forcé de sentir
intérieurement que cet homme a plus d’esprit que moi, & de lui accorder
dans mon cœur une estime sentie, supérieure à celle que j’ai pour moi. Tel fut
le jugement que Philippe second porta de l’esprit d'Alonzo
Perez, & qui fit que celui - ci s'estima perdu.
Helvétius veut appuyer son sentiment d'un
exemple & dit :*[*Pag. 69 note] “En poésie
Fontenelle seroit sans peine convenu de la
supériorité du génie de Corneille sur le sien, mais il ne l'auroit
pas sentie. Je suppose pour s'en convaincre, qu'on eût prié ce même Fontenelle
de donner, en fait de poésie, l'idée qu’il s'étoit
formée de la perfection ; il est certain qu'il n'auroit
en ce genre proposé d'autres règles fines que celles qu'il avoit
lui-même aussi bien observées que Corneille.” Mais Rousseau objecte à cela : II
ne s'agit pas de règles , il s’agit du génie qui trouve les grandes images
& les grands sentimens. Fontenelle auroit pu se croire meilleur juge de tout cela que
Corneille , mais non pas aussi bon inventeur ; il étoit
fait pour sentir le génie de Corneille & non pour l’égaler. Si l’auteur ne
croit pas qu'un homme puisse sentir la supériorité d’un autre dans son propre
genre, assurément il se trompe beaucoup; moi-même je sens la sienne , quoique
je ne sois pas de son sentiment. Je sens qu'il se trompe en homme qui a plus
d’esprit que moi. Il a plus de vues, & plus lumineuses, mais [106] les
miennes sont plus saines. Fénelon l’emportoit sur moi
tous égards, cela est certain. A ce sujet Helvétius ayant laissé échapper
l'expression “du poids importun de l'estime:” Rousseau le relevé en s'écriant :
le poids importun de l’estime! eh Dieu! rien n’est si doux que l’estime,
même pour ceux qu'on croit supérieurs à soi.
" Ce n'est peut-être qu’en vivant loin des
sociétés , dit Helvétius ,* [* Pag. 70.] qu'on peut
se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans
ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte & pure,
sans avoir habituellement présent à l'esprit le principe de l’utilité publique
; sans avoir une connoissance profonde des véritables
intérêts de ce public, & par conséquent de la morale & de la
politique.” A ce compte , répond Rousseau, il n'y a de véritable
probité que chez les philosophes. Ma foi,
ils sont bien de s’en faire compliment les
uns aux autres.
Conséquemment au principe que venoit d'avancer l’auteur,*[*Pag.
70. note.] il dit que Fontenelle définissoit le
mensonge; taire une vérité qu'on doit. Un homme sort du lit d'une femme, il en
rencontre le mari: D’ou venez- vous; lui dit celui-ci. Que lui répondre
? lui doit-on alors la vérité ? non, dit Fontenelle, parce qu’alors la vérité
n’est utile à personne.” Plaisant exemple ! s'écrie Rousseau, comme si
celui qui ne se sait pas un scrupule de coucher avec la femme d’autrui s’en faisoit un de dire un mensonge ! Il je peut qu'un [107]
adultere soit obligé de mentir; mais
l’homme de bien ne veut être ni menteur, ni adultere.
Dans le chapitre*[*Ch. 12. Disc. 11. p. 104.]
où l'auteur avance que dans ses jugemens le public ne
prend conseil que de son intérêt, il apporte plusieurs exemples à l'appui de
son sentiment, qui ne sont point admis par son censeur. Lorsqu'il dit : “qu'un
poète dramatique fasse une bonne tragédie sur un plan déjà connu , c'est, dit -
on, un plagiaire méprisable ; mais qu'un général se serve dans une campagne de
l'ordre de bataille & des stratagêmes d'un autre général,
ri n'en paroît souvent que plus estimable.” L'autre
le relevé en disant : vraiment, je le crois bien! le premier se donne pour
l’auteur d'une piece nouvelle , le second ne se donne
pour rien , son objet est de battre l’ennemi. S'il faisoit
un livre sur les batailles , on ne lui pardonneroit
pas plus le plagiat qu'à l’auteur dramatique. Rousseau n’est plus indulgent
envers M. Helvétius lorsque celui - ci altere les
faits pour autoriser ses principes. Par exemple, lors-que voulant prouver que
“dans tous les siecles & dans tous les pays la
probité n'est que l'habitude des actions utiles à sa nation, il allégue l'exemple des Lacédémoniens qui per
mettoient le vol, & conclut ensuite que le vol,
nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devoit
être honoré.”*[*Chap. 13. p. 136.] Rousseau remarque : que le vol n’étoit permis qu’enfans , &
qu'il n’est dit nulle part que les hommes volassent, ce qui est vrai. Et
sur le même sujet l'auteur dans ayant dit : “qu'un jeune Lacédémonien plutôt
que [108] d'avouer son larcin se laissa sans crier dévorer le ventre par un
jeune renard qu'il avoit volé & caché sous sa
robe :” Son critique le reprend ainsi avec raison; il n'est dit nulle par
que l'enfant fut questionné. Il ne s'agissoit que de
ne pas déceler son vol, & non de le nier. Mais l’auteur est bien aise de
mettre adroitement le mensonge au nombre des vertus Lacédémoniennes.
M. Helvétius , faisant l'apologie du luxe ,
porte l'esprit du paradoxe jusqu'à dire que les femmes galantes , dans un sens
politique, sont plus utiles à l'Etat que les femmes sages. Mais Rousseau
répond: l’une soulage des gens qui souffrent, l'autre favorise des gens qui
veulent s'enrichir. En excitant l'industrie des artisans du luxe, elle en
augmente le nombre ; en faisant la fortune de deux ou trois elle en excite
vingt à prendre un état ou ils resteront misérables. Elle multiplie les sujets
dans les professions inutiles & les fait manquer dans les professions
nécessaires.
Dans une autre occasion M. Helvétius remarquant
que “l'envie permet à chacun d'être le panégyriste de sa probité, & non de
son esprit;” Rousseau loin d'être de son avis dit : ce n’est point cela ,
mais c'est qu'en premier lieu la probité est indispensable & non l'esprit ;
& qu'en second lieu il dépend de nous d'être honnêtes gens, & non pas
gens d’esprit.
Enfin dans le premier chapitre du 3me. discours
l'auteur entre dans la question de l'éducation , & de l'égalité naturelle
des esprits. Voici le sentiment de Rousseau là-dessus, exprimé dans une de ses
notes. Le principe duquel l'auteur déduit dans [109] les chapitres suivans l’égalité naturelle des esprits , & qu'il a
tâché d’établi au commencement de cet ouvrage, est que les jugemens
humains sont purement passifs. Ce principe a été etabli
& discuté avec beaucoup de philosophie
& de profondeur dans l’Encyclopédie, article EVIDENCE. J'ignore quel est
l'auteur de cet article ; mais c'est certainement un très - grand
métaphysicien. Je soupçonne l'abbé de Condillac ou M. de Buffon. Quoi qu'il en
soit, j'ai tâché de combattre & d'établir l’activité de nos jugemens dans les notes
que j'ai écrites au commencement de ce livre, & sur-tout dans la première
partie de la profession de foi du Vicaire Savoyard. Si j'ai raison , &
Helvétius & de l'auteur susdit soit faux, les raisonnemens
des chapitres suivans qui n'en sont que des
conséquences tombent, & il n'est pas vrai que l'inégalité des esprits soit
l'effet de la seule éducation , quoiqu'elle y puisse influer beaucoup.
Voici, Monsieur, tout ce que j'ai cru digne de
votre attention parmi les notes que j'ai trouvées à la marge du livre de
l’Esprit; il y en a encore d'autres moins importantes que vous pourrez
vous-même parcourir un jour; je vous le porterai la premiere
fois que j'irai à Paris, & le laisserai même avec vous, en ayant à présent
fait tout l'usage que je desirois en faire.
Je vous envoie aussi une copie des lettres que
M. Helvétius m'écrivit à ce sujet ; il est juste de lui donner le champ libre
pour repousser les attaques d'un aussi puissant antagoniste , mais verrez qu'il
n'y réussit pas ; & qu'en se battant même il a le sentiment de sa défaite.
Vous voulez aussi voir les lettres que je vous
ai dites avoir [110] reçu quelquefois de Rousseau ; comme elles ont rapport à
l'acquisition que je fis de ses livres, & qu'elles contiennent certaines
particularités ignorées de cet homme extraordinaire, je vous envoie la copie,
avec d'autant moins de répugnance qu'elles ne dévoilent rien de secret. Elles
peuvent même servir à ajouter quelques traits à son caractere,
& pour vous mettre en état de les mieux comprendre, j'ai ajouté quelques
notes qui éclaircissent ce qui auroit été obscur pour
vous.
J'ai l’honneur d'être,
MONSIEUR ,
Votre très-humble & très -obéissant
serviteur.
L. DUTENS,
FIN.