Réédition: A. Carro, Bibliothécaire de la ville de Meaux, Les Voyages lointains d’un bourgeois désœuvré. Au delà des monts. Paris, Durand, 1864, 248 p. [extraits: p. 35-37].

 

   Et puis encore Chambéry a les Charmettes. Les Charmettes, humble petite maison de campagne qui n’a de remarquable qu’un souvenir: quelques pages de J.J. Rousseau l’ont immortalisée.

   Il ne fallait pas moins que cela. Vous passeriez certainement dix fois auprès des Charmettes sans leur donner un coup-d’œil, et des centaines de visiteurs s’y rendent chaque année. Je ne décrirai pas la maison, elle l’a été tant de fois! et puis après tout, figurez-vous une demeure de petit rentier ou de curé de village, au bord d’un chemin creux, sur un coteau touffu, à vingt-cinq minutes de la ville, entre cour et jardin; quatre fenêtres au premier étage que l’on ne visite pas; trois pièces au rez-de-chaussée, une cuisine, une salle à manger et un petit salon ouvrant sur el jardin; tout cela plus que modeste. Pour luxe un tableau à l’huile représentant Hercule auprès d’Omphale. Omphale se trouvait ressembler à Mme de Warens, le tableau lui fut donné à cause de cela et passe maintenant pour son portrait; une épinette, sorte de petit clavecin de cette époque, une grosse montre d’argent, une table à manger assez grossière, un fauteuil à fond de paille, et voilà tout, je crois.

   Mais en outre il y a un livre où écrivent beaucoup de visiteurs. Pauvre registre obligé de tout recevoir! des inepties à côté de quelques pensées de bon goût! d’ignobles grossièretés à côté de quelques phrases gracieuses! Il faut plus que du courage vraiment pour prendre place auprès de certaines improvisations qui s’y pavanent effrontément.

   L’orage dont j’ai parlé ayant désorganisé une excursion aux Charmettes qui avait fait partie du programme, j’y étais allé le matin, seul, et je pus librement parcourir pendant quelques instants le fameux registre: Voici quelques citations prises parmi les inscriptions les plus récentes:

 

   «Je crois aux confessions de J. J. après avoir observé comme phrénologue le portrait de Mme de Warens.»

                                                            Signature d’un médecin.

 

   «Nous avons visité la demeure du prince des hypocondriaques.»                  

                                                           Signé par un autre docteur,

                                                             médecin d’un asile d’aliénés.

 

   Un voyageur naïf:

 

   «Visité les Charmettes: très satisfait.»

 

   Un voyageur important:

  

   «G..... ancien carrossier et propriétaire à Paris, en excursion.»

 

   Un fils docile:

  

   «Visité les Charmettes, un peu pour moi, un peu pour mon père qui m’en saura gré.»

 

   Voyageurs sensibles:

 

   «Nous sommes venus ici deux qui nous aimons bien.»

 

   Il y avait autrefois dans une auberge, à Ermenonville où Jean-Jacques est mort, un semblable registre, volé depuis m’a-t-on dit, dans lequel je me souviens d’avoir lu une expansion sentimentale dans le genre de la précédente, elle disait:

 

   «Qu’on est heureux ici quand on est deux ! »

 

   Un facétieux avait écrit au-dessous:

 

   « Jugez de notre bonheur, nous qui étions dix !! »

 

   Je m’en revins seul comme j’étais allé, mais non par le même chemin. — « Aux Charmettes, je me levais, a écrit Jean-Jacques, tous les matins avant le soleil. Je montais par un verger voisin dans un très-joli chemin qui était au-dessus de la vigne, et suivait la côte jusqu’à Chambéry. »

   Je montais par le verger, je pris le chemin au-dessus de la vigne, je suivis la côte, et n’eus qu’à m’en applaudir. J’avais de ce petit chemin une vue charmante de Chambéry qui bruissait à mes pieds dans le carrefour de profondes vallées où la ville est comme enfouie. Puis, quittant tout chemin battu, entraîné par l’air matinal, le charme de la température et le pittoresque du site, je me mis comme un écolier à descendre de la montagne en serpentant à travers les roches, les bois et les vignes, et j’arrivai je ne sais comment mais sain et sauf à la promenade de tilleuls qui longe le château.