[J.M. GALLANAR=éditeur]
JEAN JACQUES ROUSSEAU
EXTRAIT DU PROJET DE PAIX PERPÉTUELLE DE
MONSIEUR L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE / JUGEMENT SUR LA PAIX PERPÉTUELLE.
[1754, automne (Extrait) - 1756, automne
(Jugement); manuscrit, Extrait, Bibliothèque publique de la Ville de Neuchâtel,
n̊ R 17b-24b; collection Charles Gautier, Genève; publié, Paris, mars 1761
(Extrait); manuscrit, Jugement, Neuchâtel, R. 34, fos
1-6; publié dans l'édition Moultou & Du Peyrou, Geneve, 1782; le Pléiade
édition, t. III, pp. 563-600. ==Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition t. XII , pp. 1-39.]
[1] Tunc genus humanum positis sibi consulat armis , Inque vicem gens omnis amet.
Lucain.
LETTRE DE M. ROUSSEAU À M. DE BASTIDE.
A Montmorenci , le 5
Décembre 1760.
J 'aurois voulu ,
Monsieur , pouvoir répondre à l’honnêteté de vos sollicitions , en concourant
plus utilement à votre entreprise; mas vous savez ma résolution , & faute
de mieux , je suis réduit , pour vous complaire , à tirer de mes anciens
barbouillages le morceau ci-joint , comme le moins indigne des regards du
Public. Il y a six ans que M. le Comte de Saint-Pierre m’ ayant confié les
manuscrits de feu M. l’Abbé son oncle , j’avois
commencé d 'abréger ses écrits , afin de les [2] rendre plus commodes à lire ,
& que ce qu'ils ont d 'utile fût plus connu. Mon dessein étoit de publier cet abrégé en deux volumes , l’un desquels
eût contenu les extraits des Ouvrages , & l’autre un jugement raisonné sur
chaque projet: mais , après quelque essai de ce travail , je vis qu 'il ne m 'étoit pas propre & que je n 'y réussirois
point. J'abandonnai donc ce dessein , après l’avoir seulement exécute sur la
Paix perpétuelle & sur la Polysynodie. Je vous envoie , Monsieur , le
premier de ces extraits , comme un sujet inaugural pour vous qui aimez la paix
, & dont les écrits la respirent. Puissions-nous la voir bientôt rétablie
entre les Puissances; car entre les Auteurs on ne l’a jamais vue , & ce n
'est pas aujourd 'hui qu
'on doit l’espérer. Je vous salue , Monsieur , de tout mon coeur.
ROUSSEAU.
[3] PROJET DE PAIX PERPÉTUELLE*.
[*Cette Piece &
les trois suivantes auroient dû être placées dans le
premier volume de cette Collection; mais la grosseur de ce volume nous a
déterminé à les placer à la tête de celui-ci.]
Comme jamais projet plus grand , plus beau ni
plus utile n 'occupa l’esprit humain , que celui d 'une Paix perpétuelle &
universelle entre tous les Peuples de l’Europe , jamais Auteur ne mérita mieux
l’attention du Public que celui qui propose des moyens pour mettre ce Projet en
exécution. Il est même bien difficile qu 'une pareille matiere
laisse un homme sensible & vertueux exempt d 'un peu d 'enthousiasme; &
je ne sais si l’illusion d 'un coeur véritablement humain , à qui son zele rend tout facile , n 'est pas en cela préférable à
cette âpre & repoussante raison , qui trouve toujours dans son indifférence
pour le bien publie le premier obstacle à tout ce qui peut le favoriser.
Je ne doute pas que beaucoup de Lecteurs ne
s'arment d'avance d'incrédulité pour résister au plaisir de la persuasion ,
& je les plains de prendre si tristement l’entêtement pour la sagesse. Mais
j’espere que quelque ame
honnête partagera l’émotion délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un
sujet si intéressant pour l’humanité. Je vais voir , du moins en idée , les
hommes s'unir & s'aimer; je vais penser à une douce & paisible société
de freres , vivans dans une
concorde éternelle , tous conduits par les mêmes maximes , tous heureux du
bonheur commun : &, réalisant en moi-même un tableau si touchant , [4]
l’image d'une félicité qui n'est , point m'en fera goûter quelques instans une véritable.
Je n'ai pu refuser ces premieres
lignes au sentiment dont j’étois plein. Tâchons
maintenant de raisonner de sang-froid. Bien résolu de ne rien avancer que je ne
le prouve , je crois pouvoir prier le Lecteur à son tour de ne rien nier qu'il
ne le réfute; car ce ne sont pas tant les raisonneurs que je crains, que ceux
qui , uns se rendre aux preuves , n'y veulent rien objecter.
Il ne faut pas avoir long-tems
médité sur les moyens de perfectionner un Gouvernement quelconque , pour appercevoir des embarras & des obstacles qui naissent
moins de sa constitution que de eu relations externes; de sorte que la plupart
des soins qu'il faudroit consacrer à sa police , on
est contraint de les donner à sa sûreté , & de songer plus à le mettre en
état de résister aux autres qu'à le rendre parfait en lui-même. Si l’ordre
social étoit , comme on le prétend , l’ouvrage de la
raison plutôt que des passions , eût-on tardé si long-tems
à voir qu'on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheurs; que chacun de nous
étant dans l’état civil avec ses concitoyens & dans l’état de nature avec
tout le reste du monde , nous n'avons prévenu les guerres particulieres
que pour en allumer de générales , qui sont mille fois plus terribles; &
qu'en nous unissant à quelques hommes nous devenons réellement les ennemis du
genre humain?
S'il y a quelque moyen de lever ces dangereuses
contradictions , ce ne peut être que par une forme de gouvernement
confédérative , qui , unissant les Peuples par des liens semblables [5] à ceux
qui unissent les individus , soumette également les uns & les autres à
l'autorité des Loix. Ce Gouvernement paroît d'ailleurs préférable à tout autre , en ce qu'il
comprend à la fois les avantages des grands & des petite Etats , qu'il est
redoutable au dehors par sa puissance , que les Loix
y sont en vigueur , & qu'il est le seul propre à contenir également les
Sujets , les Chefs , & les Etrangers.
Quoique cette forme paroisse nouvelle à
certains égards , & qu'elle n'ait en effet été bien entendue que par les
Modernes , les Anciens ne l’ont pas ignorée. Les Grecs eurent leurs Amphictyons
, les Etrusques leurs Lucumonie , les Latins leurs
Féries , les Gaules leurs Cités; & les derniers soupire de la Grèce
devinrent encore illustres dans la Ligne Achéenne. Mais nulles de ces
confédérations n'approchèrent pour la sagesse , de celle du Corps Germaniqu , de la Ligne Helvétique , & des Etats
Généraux. Que si ces Corps politiques sont encore en si petit nombre & si
loin de la perfection dont on sent qu'ils seroient
susceptibles , c'est que le mieux ne s'exécute pas comme il s'imagine , &
qu'en politique ainsi qu'en morale, l’étendue de nos connaissances ne prouve gueres que la grandeur de nos maux.
Outre ces confédérations publiques , il s'en
peut former tacitement d'autres moins apparentes & non moins réelles, par
l’union des intérêts , par le rapport des maximes , par la conformité des
coutumes , ou par d'autres circonstances qui laissent subsister des relations
communes entre des Peuples divisés. C'est ainsi que toutes les Puissances de
l'Europe forment entr’elles une sorte de systême qui les unit par une même Religion , par [6] un
même droit des gens , par les moeurs , par les lettres , par le commerce ,
& par une sorte d'équilibre qui est l’effet nécessaire de tout cela ; &
qui , sans que personne songe en effet à le conserver , ne seroit
pourtant pu si facile à rompre que le pensent beaucoup de gens.
Cette société des Peuples de l’Europe n'a pas
toujours existé , & les causes particulieres qui
l’ont fait naître servent encore à la maintenir. En effet , avant les conquêtes
des Romains , tous les Peuples de cette partie du monde , barbares &
inconnue les uns aux autres , n'avoient rien de commun que leur qualité
d'hommes , qualité qui, ravalée alors par l’esclavage , ne différoit
gueres dans leur esprit de celle de brute. Aussi les
Grecs , raisonneurs & vains , distinguoient-ils ,
pour ainsi dire , deux espèces dans l’humanité: dont l’une , savoir la leur , étoit faite pour commander; & l’autre , qui comprenoit tout le reste du monde , uniquement pour servir.
De ce principe il résultoit qu'un Gauloix
ou un Ibére n'étoit rien de
plus pour un Grec que n'eût été un Caffre ou un
Américain; & les Barbares eux-mêmes n'avoient pas plus d'affinité entre eux
que n'en avoient les Grecs avec les une & les autres.
Mais quand ce Peuple , souverain par nature ,
eut été soumis aux Romaine ses esclaves , & qu'une partie de l’hémisphere connu eut subi le même joug , il se forma une
union politique & civile entre tous les membres d'un même Empire; cette
union fut beaucoup resserrée par la maxime , ou très-sage ou très-insensée , de
communiquer aux vaincus tous les droits des vainqueurs , & surtout par le
fameux décret de Claude , qui incorporoit tous les
sujets de Rome au nombre de ses citoyens.
[7] A la chaîne politique , qui réunissoit ainsi tous les membres en un corps , se
joignirent les institutions civiles & les loix
qui donnerent une nouvelle force à ces liens , en
déterminant d'une manière équitable , claire & précise , du moins autant
qu'on le pouvoit dans un si vaste Empire , les
devoirs & les droits réciproques du Prince & des sujets , & ceux
des citoyens entr’eux. Le code de Théodose , & ensuite
les livres de Justinien , furent une nouvelle chaîne de justice & de raison
, substituée à propos à celle du pouvoir souverain , qui se relâchoit
très-sensiblement. Ce supplément retarda beaucoup la dissolution de l’Empire ,
& lui conserva long-tems une sorte de juridiction
sur les Barbares mêmes qui le désoloient .
Un troisième lien , plus fort que les
précédente , fut celui de la Religion ; & l’on ne peut nier que ce ne soit
surtout au Christianisme que l’Europe doit encore aujourd'hui l’espèce de société
qui s'est perpétuée entre ses membres : tellement que celui des membres qui n'a
point adopté sur ce point le sentiment des autres, est toujours demeuré comme
étranger parmi eux. Le Christianisme , si méprisé à sa naissance , servit enfin
d'asyle à ses détracteurs. Après l’avoir si
cruellement & si vainement persécuté , l’Empire Romain y trouva les
ressources qu'il n'avoit plus dans ses forces ; ses
missions lui valoient mieux que des victoires; il envoyoit des évêques réparer les fautes de ses généraux ,
& triomphoit par ses prêtres quand ses soldats étoient battus. C'est ainsi que les Francs , les Goths ,
les Bourguignons , les Lombards , les Avares , & mille autres reconnurent
enfin l’autorité de l'Empire après l’avoir subjugué , & reçurent du moins
en apparence , avec la loi [8] de l'Evangile celle du Prince qui la leur faisoit annoncer.
Tel étoit le respect
qu'on portoit encore à ce grand Corps expirant , que
jusqu'au dernier instant ses destructeurs
s'honoroient de an titres ; on voyoit
devenir officiers de l’Empire, les mêmes conquérans
qui l’avoient avili; les plus grands Rois accepter , briguer même les honneurs
Patriciaux , la Préfecture , le Consulat; & , comme un lion qui flatte
l’homme qu'il pourroit dévorer , on voyoit ces vainqueurs terribles rendre hommage au trône
Impérial , qu'ils étoient maîtres de renverser.
Voilà comment le Sacerdoce & l’Empire ont
formé le lien social de divers Peuples , qui , sans avoir aucune communauté
réelle d'intérêts , de droits ou de dépendance , en avoient une de maximes
& d'opinions , dont l’influence est encore demeurée quand le principe a été
détruit. Le simulacre antique de l’Empire romain a continué de former une sorte
de liaison entre les membres qui l’avoient composé; & Rome ayant dominé d'une
autre manière après la destruction de l’Empire , il est resté de ce double
lien* [*Le respect pour l'Empire Romain a tellement survécu à sa puissance ,
que bien des Jurisconsultes ont mis en question si l’Empereur d'Allemagne n'étoit pas le Souverain naturel du monde; & Barthole a poussé les choses jusqu'à traiter d'hérétique
quiconque osoit en douter. Les livres des Canonistes
sont pleins de décisions semblables sur l’autorité temporelle de l'Eglise
Romaine.] une société plus étroite entre les Nations de l’Europe , où étoit le centre des deux Puissances , que dans les autres
parties du monde , dont les divers Peuples , trop épars pour se correspondre ,
n'ont de plus aucun point de réunion.
Joignez à cela la situation particulière de
l’Europe , plus [9] égalment peuplée , plus également
fertile , mieux réunie en toutes ses parties; le mélange continuel des intérêts
que les liens du sang & les affaires du commerce , des arts , des colonies
, ont mis entre les Souverains; la multitude des rivieres
& la variété de leurs cours , qui rend toutes les communications faciles;
l’humeur inconstante des Habitans , qui les porte à
voyager sans cesse & à se transporter fréquemment les uns chez les autres;
l’invention de l’imprimerie & le goût général des Lettres , qui a mis entre
eux une communauté d'études & de connoissances;
enfin la multitude & la petitesse des Etats , qui , jointe aux besoins du
luxe & à la diversité des climats , rend les uns toujours nécessaires aux
autres. Toutes ces causes réunies forment de l’Europe , non-seulement comme
l’Asie ou l’Afrique , un idéale collection de Peuples , qui n'ont de commun
qu'un nom , mais une société réelle qui a sa Religion , ses moeurs , ses
coutumes & même ses loix , dont aucun des Peuples
qui la composent ne peut s'écarter sans causer aussi-tôt des troubles.
A voir , d'un autre côté , les dissensions
perpétuelles , les brigandages , les usurpations , les révoltes , les guerres ,
les meurtres , qui désolent journellement ce respectable séjour des Sages , ce
brillant asyle des Sciences & des Arts; à
considérer nos beaux discours & nos procédés horribles , tant humanité dans
les maximes & de cruauté dans les actions , une Religion si douce & une
si sanguinaire intolérance , une Politique si sage dans les livres & si
dure dans la pratique , des Chefs si bienfaisans
& des Peuples si misérables , des Gouvernemens si
modérés & des guerres si cruelles: on soit à peine comment [10] concilier
ces étranges contrariétés; & cette fraternité prétendue des Peuples de
l’Europe ne semble être qu'un nom de dérision, pour exprimer avec ironie leur
mutuelle animosité.
Cependant les choses ne font que suivre en cela
leur cours naturel; toute société sans loix ou sans
Chefs , toute union formée ou maintenue par le hasard , doit nécessairement
dégénérer en querelle & dissension à la première circonstance qui vient à
changer; l'antique union des Peuples de l’Europe a compliqué leurs intérêts
& leurs droits de nulle manières; ils se touchent par tant de points , que
le moindre mouvement des uns ne peut manquer de choquer les autres; leurs
divisions sont d'autant plus funestes que leurs liaisons sont plus intimes ;
& leurs fréquentes querelles ont presque la cruauté des guerres civiles.
Convenons donc que l’état relatif des
Puissances de l’Europe est proprement un état de guerre , & que tous les
Traités partiels entre quelques-unes de ces Puissances sont plutôt des trèves passageres que de
véritables Paix; soit parce que ces Traités n'ont point communément d'autres garans que les Parties contractantes; soit parce que les
droits des unes & des autres n'y sont jamais décidés radicalement , &
que ces droits mal éteints , ou les prétentions qui en tiennent lieu entre des
Puissances qui ne reconnoissent aucun Supérieur ,
seront infailliblement des sources de nouvelles guerres , si-tôt que d'autres
circonstances auront donné de nouvelles forces aux Prétendants.
D'ailleurs , le Droit public de l’Europe
n'étant point établi ou autorisé de concert , n'ayant aucuns principes généraux
, & [11] variant incessamment selon les tems & les lieux, il est plein
de règles contradictoires , qui ne se peuvent concilier que par le droit du
plus fort; de sorte que la raison sans guide assuré , se pliant toujours vers
l’intérêt personnel dans les choses douteuses , la guerre seroit
encore inévitable , quand même chacun voudroit être
juste. Tout ce qu'on peut faire avec de bonnes intentions , c'est de décider
ces sortes d'affaires par la voie des armes , ou de les assoupir par des
Traités passagers; mais bientôt aux occasions qui raniment les mêmes querelles
, il s'en joint d'autres qui les modifient; tout s'embrouille , tout se
complique; on ne voit plus rien au fond des choses; l’usurpation passe pour
droit , la foiblesse pour injustice; & parmi ce
désordre continuel , chacun se trouve insensiblement si fort déplacé , que si
l’on pouvoit remonter au droit solide & primitif
, il y auroit peu de Souverains en Europe qui ne
dussent rendre tout ce qu'ils ont.
Une autre semence de guerre , plus cachée &
non moins réelle , c'est que les choses ne changent point de forme en changeant
de nature; que des Etats héréditaires en effet, restent électifs en apparence;
qu'il y ait des Parlemens ou Etats nationaux dans des
Monarchies , des Chefs héréditaires dans des Républiques; qu'une Puissance dépendante
d'une autre, conserve encore une apparence de
liberté ; que tous les Peuples, soumis au même pouvoir, ne soient pas gouvernés
par les mêmes loix; que l’ordre de succession soit
différent dans les divers Etats d'un même Souverain; enfin que chaque
Gouvernement tende toujours à s'altérer , sans que il soit possible d'empêcher
ce progrès. Voilà les causes générales & particulieres
[12] qui nous uniment pour nous détruire , & nous font écrire une si belle
doctrine sociale avec des mains toujours teintes de sang humain.
Les causes du mal étant une fois connues , le
remède , s'il existe , est suffisamment indiqué par elles. Chacun voit que
toute société se forme par les intérêts communs; que toute division naît des
intérêts opposés; que mille événemens fortuits
pouvant changer & modifier les uns & les autres , dès qu'il y a société
il faut nécessairement une force coactive, qui ordonne & concerte les mouvemens de ses membres , afin de donner aux communs
intérêts & aux engagemens réciproques, la solidité
qu'ils ne sauroient avoir par eux-mêmes.
Ce seroit d'ailleurs
une grande erreur, d'espérer que cet état violent pût jamais changer par la
seule force des choses, & sans le secours de l’art. Le systême
de l’Europe a précisément le degré de solidité qui peut la maintenir dans une
agitation perpétuelle , sans la renverser tout-à-fait;
& si nos maux ne peuvent augmenter , ils peuvent encore moins finir , parce
que toute grande révolution est désormois impossible.
Pour donner à ceci l’évidence nécessaire , commençons
par jetter un coup-d'oeil
général sur l’état présent de l’Europe. La situation des montagnes , des mers
& des fleuves qui servent de bornes aux nations qui l’habitent , semble
avoir décidé du nombre & de la grandeur de ces nations; & l’on peut dire
que l’ordre politique de cette partie du monde est , à certains égards ,
l’ouvrage de la nature.
En effet , ne pensons pas que cet équilibre si
vanté ait été établi par personne , & que personne ait rien fait à dessein
de [13] le conserver; on trouve qu'il existe; & ceux qui ne sentent pas en
eux-mêmes assez de poids pour le rompre , couvrent leurs vues particulieres du prétexte de le soutenir. Mais qu'on y
songe ou non , cet équilibre subsiste , & n'a besoin que de lui-même pour
se conserver , sans que personne s'en mêle; & quand il se romproit un moment d'un côté , il se rétabliroit
bientôt d'un autre: de sorte que si les Princes qu'on accusoit
d'aspirer à la Monarchie universelle y ont réellement aspiré , ils montroient en cela plus d'ambition que de génie; car
comment envisager un moment ce projet , sans en voir aussitôt le ridicule?
Comment ne pu sentir qu'il n'y a point de Potentat en Europe assez supérieur
aux autres, pour pouvoir jamais en devenir le maître? Tous les Conquérans qui ont fait des révolutions, se présentoient toujours avec des forces inattendues , ou avec
des troupes étrangeres & différemment aguerries ,
à des Peuples ou désarmés , ou divisés , ou sans discipline; Mais où prendroit un Prince Européen des forces inattendues pour
accabler tous les autres , tandis que le plus puissant d'entr’eux
est une si petite partie du tout , & qu'ils ont de concert une si grande
vigilance? Aura-t-il plus de troupes qu'eux tous? Il ne le peut, ou n'en sera
que plutôt ruiné, ou ses troupes seront plus mauvaises , en raison de leur plus
grand nombre. En aura-t-il de mieux aguerries? Il en aura moins à proportion.
D'ailleurs la discipline est par-tout à-peu-près la même, ou le deviendra clans
peu. Aura-t-il plus d'argent ? Les sources en sont communes , & jamais
l'argent ne fit de grandes conquêtes. Fera-t-il une invasion subite? La famine
ou des places fortes l’arrêteront à chaque pas. Voudra-t-il [14] s'agrandir pied-à-pied? Il donne aux ennemis le moyen de s'unir pour
résister; le tems , l’argent & les hommes ne tarderont pas à lui manquer.
Divisera-t-il les autres Puissances pour les vaincre l’une par l’autre ? Les
maximes de l’Europe rendent cette politique vaine; & le Prince le plus
borné ne donneroit pas dans ce piége. Enfin , aucun
d'eux ne pouvant avoir de ressources exclusives , la résistance est , à la
longue , égale à l’effort & le tems rétablit bientôt les brusques accidens de la fortune , sinon pour chaque Prince en
particulier , au moins pour la constitution générale.
Veut-on maintenant supposer à plaisir l’accord
de deux ou trois Potentats pour subjuguer tout le reste? Ces trois Potentats ,
quels qu'ils soient , ne feront pas ensemble la moitié de l'Europe. Alors
l’autre moitié s'unira certainement contre eux; ils auront donc à vaincre plus
fort qu'eux-mêmes. j’ajoute que les vues des uns sont trop opposées à celles
des autres, & qu'il regne une trop grande
jalousie entr’eux , pour qu'ils puissent même former
un semblable projet: j’ajoute encore que , quand ils l’auroient
formé , qu'ils le mettroient en exécution , &
qu'ils auroit quelques succès , ces succès mêmes seroient , pour les Conquérans
alliés , des semences de discorde; parce qu'il ne seroit
pas possible que les avantages fussent tellement partagés, que chacun se
trouvât également satisfait des siens ; & que le moins heureux s'opposeroit bientôt aux progrès des autres qui , par une
semblable raison , ne tarderoient pas à se diviser
eux-mêmes. Je doute que depuis que le monde existe , on ait jamais vu trois ni
même deux grandes Puissances, bien unies, en subjuguer d'autres, sans [15] se
brouiller sur les contingens ou sur les partages ,
& sans donner bientôt , par leur mésintelligence , de nouvelles ressources
aux foibles. Ainsi , quelque supposition qu'on fasse
, il n'est pas vraisemblable que ni Prince , ni Ligue , puisse désormais
changer considérablement & à demeure, l’état des choses parmi nous.
Ce n'est pas à dire que les Alpes , le Rhin ,
la Mer , les Pyrénées soient des obstacles insurmontables à l’ambition; mais
ces obstacles sont soutenus par d'autres qui les fortifient , ou ramènent les
Etats aux mêmes limites , quand des efforts passagers les en ont écartés. Ce
qui fait le vrai soutien du systême de l’Europe ,
c'est bien en partie le jeu des négociations , qui presque toujours se
balancent mutuellement; mais ce systême a un autre
appui plus solide encore; & cet appui c'est le Corps Germanique , placé
presque au centre de l’Europe , lequel en tient toutes les autres parties en
respect , & sert peut-être encore plus au maintien de ses voisins, qu'à
celui de ses propres membres: Corps redoutable aux étrangers, par son étendue ,
par le nombre & la valeur de ses Peuples ; mais utile à tous par sa
constitution , qui , lui ôtant les moyens & la volonté de rien conquérir ,
en fait l'écueil des conquérans. Malgré les défauts
de cette constitution de l’Empire , il est certain que tant qu'elle subsistera
, jamais l’équilibre de l’Europe ne sera rompu , qu'aucun Potentat n'aura à
craindre d'être détrôné par un autre , & que le traité de Westphalie sera
peut-être à jamais parmi nous la base du systême
politique. Ainsi le droit publie , que les Allemands étudient avec tant de soin
, est encore plus important qu'ils ne [16] pensent , & n'est pas seulement
le droit publie Germanique , mais , à certains égards , celui de toute
l'Europe.
Mais si le présent systême
est inébranlable , c'est en cela même qu'il est plus orageux; car il y a entre
les Puissances Européennes, une action & une réaction qui , sans les
déplacer tout-à-fait , les tient dans une agitation
continuelle; & leurs efforts sont toujours vains & toujours renaissans , comme les flots de la mer , qui sans cesse
agitent sa surface, sans jamais en changer le niveau; de sorte que les Peuples
sont incessamment désolés sans aucun profit sensible pour les Souverains.
Il me seroit aisé de
déduire la même vérité des intérêts particuliers de toutes les Cours de
l'Europe; car je ferois voir aisément que ces
intérêts se croisent de maniere à tenir toutes leurs
forces mutuellement en respect; mais les idées de commerce & d'argent ayant
produit une espece de fanatisme politique , font si
promptement changer les intérêts apparens de tous les
princes , qu'on ne peut établir aucune maxime stable sur leurs vrais intérêts ,
parce que tout dépend maintenant des systême s
économiques , la plupart fort bizarres , qui passent par la tête des Ministres.
Quoi qu'il en soit , le commerce , qui tend journellement à se mettre en
équilibre , ôtant à certaines Puissances l’avantage exclusif qu'elles en tiroient , leur ôte en même tems un des grands moyens
qu'elles avoient de faire la loi aux autres.*[*Les choses ont changé depuis que
j’écrivois ceci; mais mon principe sera toujours
vrai. Il est , par exemple , très-aisé de prévoir que dans vingt ans d'ici ,
l'Angleterre , avec toute sa gloire , sera ruinée , & de plus aura perdu le
reste de sa liberté. Tout le monde assure que l’agriculture fleurit dans cette
Isle, & moi je parie qu'elle y dépérit Londres a'agrandit tous les jours;
donc le Royaume se dépeuple. Les Angloix veulent être
conquérans; donc ils ne tarderont pu d'être enclaves.
]
[17] Si j’ai insisté sur l’égale distribution
de force, qui résulte en Europe de la constitutions actuelle , c'étoit pour en déduire une conséquence importante à
l'établissement d'une association générale; car pour former une confédération
solide & durable , il faut en mettre tous les membres dans une dépendance
tellement mutuelle ,
qu'aucun ne soit seul en état de résister à
tous les autres , & que les associations particulieres
qui pourroient nuire à la grande , y rencontrent des
obstacles suffisans pour empêcher leur exécution:
sans quoi, la confédération seroit vaine ; &
chacun seroit réellement indépendant , sous une
apparente sujétion. Or , si ces obstacles sont tels que j’ai dit ci-devant ,
maintenant que toutes les Puissances sont dans une entière liberté de former entr’elles des ligues & des traités offensifs , qu'on
juge de ce qu'ils seroient quand il y auroit une grande ligue armée , toujours prête à prévenir
ceux qui voudroient entreprendre de la détruire ou de
lui résister. Ceci suffit pour montrer qu'une telle association ne consisteroit pas en délibérations vaines , auxquelles
chacun pût résister impunément; mais qu'il en naîtroit
une puissance effective , capable de forcer les ambitieux à se tenir dans les
bornes du traité général.
Il résulte de cet exposé, trois vérités
incontestables. L’une , qu'excepté le Turc il règne entre tous les Peuples de
l’Europe, une liaison sociale imparfaite , mais plus étroite que les [18] noeuds
généraux & lâches de l’humanité. La seconde , que l’imperfection de cette
société rend la condition de ceux qui la composent, pire que la privation de
toute société entr’eux. La troisième , que ces
premiers liens , qui rendent cette société nuisible , la rendent en même tems
facile à perfectionner; en sorte que tous ses Membres pourroient
tirer leur bonheur de ce qui fait actuellement leur misère , & changer en
une paix éternelle, l’état de guerre qui règne entr’eux.
Voyons maintenant de quelle manière ce grand
ouvrage , commencé par la fortune , peut être achevé par la raison; &
comment la société libre & volontaire, qui unit tous les Etats Européens ,
prenant la force & la solidité d'un vrai Corps politique , peut se changer
en une confédération réelle. Il est indubitable qu'un pareil établissement
donnant à cette association la perfection qui lui manquoit
, en détruira l’abus , en étendra les avantages , & forcera toutes les
parties à concourir au bien commun; mais il faut pour cela que cette confédération
soit tellement générale , que nulle Puissance considérable ne s'y refuse;
qu'elle ait un Tribunal judiciaire, qui puisse établir les loix
& les règlemens qui doivent obliger tous les
Membres; qu'elle ait une force coactive & coercitive, pour contraindre
chaque Etat de se soumettre aux délibérations communes , soit pour agir , soit
pour s'abstenir; enfin , qu'elle soit ferme & durable , pour empêcher que
les Membres ne s'en détachent à leur volonté , sitôt qu'ils croiront voir leur
intérêt particulier contraire à l’intérêt général. Voilà les signes certains,
auxquels on reconnoîtra que l’institution est sage,
utile & inébranlable: il s'agit maintenant d'étendre [19] cette supposition
, pour chercher par analyse, quels effets doivent en résulter , quels moyens
sont propres à l’établir, & quel espoir raisonnable on peut avoir de la
mettre en exécution.
Il se forme de tems en tems parmi nous des
espèces de Diètes générales sous le nom de congrès , où l’on se rend solemnellement de tous les Etats de l’Europe pour s'en
retourner de même; où l’on s'assemble pour ne rien dire; où toutes les affaires
publiques se traitent en particulier; où l’on délibère en commun si la table
sera ronde ou quarrée , si la salle aura plus ou moins de portes , si un tel
Plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre , si tel autre
fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite , & sur
mille questions de pareille importance , inutilement agitées depuis trois
siècles , & très-dignes assurément d'occuper les Politiques du nôtre.
Il se peut faire que les Membres d'une de ces
assemblées soient une fois doués du sens commun; il n'est pas même impossible
qu'ils veuillent sincèrement le bien public; & par les raisons qui seront
ci-après déduites , on peut concevoir encore qu'après avoir applani
bien des difficultés, ils auront ordre de leurs Souveraine respectifs de signer
la confédération générale que je suppose sommairement contenue dans les cinq
Articles suivans.
Par le premier , les Souverains contractans établiront entr’eux
une alliance perpétuelle & irrévocable , & nommeront des
Plénipotentiaires pour tenir dans un lieu déterminé , une Diete
ou un congrès permanent , dans lequel tous les différends [20] des Parties
contractantes seront réglée & terminée par voies d'arbitrage ou de
jugement.
Par le second , on spécifiera le nombre des
Souverains dont les Plénipotentiaires auront voix à la Diète, ceux qui seront
invités d'accéder au Traité; l’ordre , le tems & la manière, dont la
présidence passera de l’un à l’autre par intervalles égaux; enfin la quotité
relative des contributions , & la manière de les lever, pour fournir aux
dépenses communes.
Par le troisième , la confédération garantira à
chacun de ses membres la possession & le gouvernement de tous les Etats
qu'il possède actuellement , de même que la succession élective ou héréditaire
, selon que le tout est établi par les loix
fondamentales de chaque pays; & pour supprimer tout-d'un-coup
la source des démêlés qui renaissent incessamment , on conviendra de prendre la
possession actuelle & les derniers Traités pour base de tous les droits
mutuels des Puissances contractantes: renonçant pour jamais &
réciproquement à toute autre prétention antérieure; sauf les successions
futures contentieuses , & autres droits à échoir , qui seront tous réglés à
l’arbitrage de la Diète , sans qu'il soit permis de s'en faire raison par voies
de fait , ni de prendre jamais les armes l’un contre l’autre , sous quelque
prétexte que ce puisse être.
Par le quatrième , on spécifiera les cas où
tout Allié , infracteur du Traité , seroit mis au ban
de l’Europe , & proscrit comme ennemi public; savoir , s'il refusoit d'exécuter les jugemens
de la grande Alliance , qu'il fît des préparatifs de guerre , qu'il négociât
des Traités contraires à la confédération , qu'il prît les armes pour lui
résister , ou pour attaquer quelqu'un des Alliés.
[21] Il sera encore convenu par le même article
qu'on amers , & agira offensivement , conjointement , & à frais communs
, contre tout Etat au ban de l’Europe , jusqu'à ce qu'il ait mis bas les armes
, exécuté les jugemens & réglemens
de la Diete , réparé les torts , remboursé les frais
, & fait raison même des préparatifs de guerre contraires au Traité.
Enfin , par le cinquième , les Plénipotentiaires
du Corps Européen auront toujours le pouvoir de former dans la Diète , à la
pluralité des voix pour la provision , & aux trois quarts des voix cinq ans
après pour la définitive , sur les instructions de leurs Cours , les réglemens qu'ils jugeront importans
pour procurer à la République Européenne & à chacun de ses membres, tous
les avantages possibles; mais on ne pourra jamais rien changer à ces cinq
articles fondamentaux, que du consentement unanime des Confédérés.
Ces cinq articles , ainsi abrégés & couchés
en règles générales , sont , je ne l’ignore pas , sujets à mille petites
difficultés , dont plusieurs demanderoient de longs éclaircissemens; mais les petites difficultés se levent aisément au besoin; & ce n'est pas d'elles qu'il
s'agit dans une entreprise de l’importance de celle-ci. Quand il sera question
du détail de la police du congrès , on trouvera mille obstacles & dix mille
moyens de les lever. Ici il est question d'examiner , par la nature des choses
, si l’entreprise est possible ou non. On se perdroit
dans des volumes de tiens, s'il falloit tout prévoir
& répondre à tout. En se tenant aux principes incontestables , on ne doit
pas vouloir contenter tous les esprits , ni résoudre toutes les objections , ni
dire comment tout se fera: il suffit de montrer que tout se peut faire.
[22] Que faut-il donc examiner pour bien juger
de ce systême ? Deux questions seulement; car c'est
une insulte que je ne veux pas faire au lecteur , de lui prouver qu'en général
l’état de paix est préférable à l’état de guerre.
La première question est , si la confédération
proposée iroit surement à
son but, & seroit suffisante pour donner à
l’Europe une paix solide & perpétuelle.
La seconde , s'il est de l’intérêt des
Souverains d'établir cette confédération & d'acheter une paix constante à
ce prix.
Quand l’utilité générale & particulière
sera ainsi démontrée , on ne voit plus , dans la raison des choses , quelle
cause pourroit empêcher l’effet d'un établissement
qui ne dépend que de la volonté des intéressés.
Pour discuter d'abord le premier article ,
appliquons ici ce que j’ai dit ci-devant du systême
général de l’Europe , & de l’effort commun qui circonscrit chaque Puissance
à-peu-près dans ses bornes , & ne lui permet pas d'en écraser entièrement
d'autres. Pour rendre sur ce point mes raisonnemens
plus sensibles , je joins ici la liste des dix-neuf Puissances qu'on suppose
composer la République Européenne; en sorte que chacune ayant voix égale , il y
auroit dix-neuf voix dans la Diète;
Savoir:
L'Empereur des Romains.
L'Empereur de Russie.
Le Roi de France.
Le Roi d'Espagne.
Le Roi d'Angleterre.
Les Etats Généraux.
[23] Le Roi de Dannemarck.
La Suede.
La Pologne.
Le Roi de Portugal.
Le Souverain de Rome.
Le Roi de Prusse.
L'Electeur de Bavière & ses Co-associés.
L'Electeur Palatin & ses Co-associés.
Les Suisses & leurs Co-associés.
Les Electeurs Ecclésiastiques & leurs
Associés.
La République de Venise & ses Co-associés.
Le Roi de Naples.
Le Roi Sardaigne.
Plusieurs Souverains moins considérables , tels
que la République de Gênes , les Ducs de Modène & de Parme , & d'autres
étant omis dans cette liste , seront joints aux moins puissans
, par forme d'association , & auront avec eux un droit de suffrage ,
semblable au votum curiatum
des Comtes de l’Empire. Il est inutile de rendre ici cette énumération plus
précise ; parce que , jusqu'à l’exécution du projet , il peut survenir d'un
moment à l’autre des accidens sur lesquels il la faudroit réformer , mais qui ne changeroient
rien au fond du systême .
Il ne faut que jetter
les yeux sur cette liste , pour voir avec la dernière évidence, qu'il n'est pas
possible, ni qu'aucune des Puissances qui la composent soit en état de résister
à toutes les autres unies en Corps , ni qu'il n'y forme aucune ligne partielle
capable de faire tête à la grande Confédération.
Car comment se feroit
cette ligue? Seroit-ce entre les plus [24] puissans? Nous avons montré qu'elle ne sauroit
être durable; & il est bien aisé maintenant de voir encore qu'elle est
incompatible avec le systême particulier de chaque
grande Puissance , & avec les intérêts inséparables de sa constitution. Seroit-ce entre un grand Etat & plusieurs petits ? Mais
les autres grands Etats , unis à la confédération , auront bientôt écrasé la
ligue: & l’on doit sentir que la grande alliance étant toujours unie &
armée , il lui sera facile , en vertu du quatrième article , de prévenir &
d'étouffer d'abord toute alliance partielle & séditieuse, qui tendroit à troubler la paix & l’ordre public. Qu'on
voie ce qui se passe dans le Corps Germanique , malgré les abus de sa police
& l’extrême inégalité de ses membres: y en a-t-il un seul , même parmi les
plus puissans , qui osât s'exposer au ban de l’Empire
en blessant ouvertement sa constitution , à moins qu'il ne crût avoir de bonnes
raisons de ne point craindre que l’Empire voulût agir contre lui tout de bon?
Ainsi je tiens pour démontré que la Diète
Européenne une fois établie, n'aura jamais de rébellion à craindre , & que,
bien qu'il n'y puisse introduire quelques abus , ils ne peuvent jamais aller
jusqu'à éluder l’objet de l’institution. Reste à voir si cet objet sera bien
rempli par l’institution même.
Pour cela , considérons les motifs qui mettent
aux Princes les armes à la main. Ces motifs sont, ou de faire des conquêtes ,
ou de se défendre d'un Conquérant , ou d'affoiblir un
trop puissant voisin , ou de soutenir ses droite attaqués , ou de vider un
différend qu'on n'a pu terminer à l’amiable , ou enfin de remplir les engagemens d'un traité. Il n'y a ni cause, ni prétexte de
guerre qu'on ne puisse ranger sous quelqu'un [25] de ces six chefs: or, il est
évident qu'aucun des six ne peut exister dans ce nouvel état de choses.
Premiérement , il faut renoncer aux conquêtes, par l’impossibilité d'en
faire , attendu
qu'on est sûr d'être arrêté dans son chemin par
de plus grandes forces que celles qu'on peut avoir ; de sorte qu'en risquant de
tout perdre on est dans l’impuissance de rien gagner. Un Prince ambitieux qui
veut s'agrandir en Europe, fait deux choses. Il commence par se fortifier de
bonnes alliances , puis il tâche de prendre son ennemi au dépourvu. Mais les
alliances particulieres ne serviroient
de rien contre une alliance plus forte , & toujours subsistante; & nul
Prince n'ayant plus aucun prétexte d'armer , il ne sauroit
le faire sans être apperçu , prévenu & puni par
la confédération toujours armée.
La même raison qui ôte à chaque Prince tout
espoir de conquêtes , lui ôte en même tems toute crainte d'être attaqué; &
non-seulement ses Etats garantis par toute l’Europe , lui sont aussi assurés
qu'aux citoyens leurs possessions dans un pays bien policé , mais plus que s'il
étoit leur unique & propre défenseur , dans le
même rapport que l’Europe entiere est plus forte que
lui seul.
On n'a plus de raison de vouloir affoiblir un voisin, dont on n'a plus rien à craindre;
& l’on n'en est pas même tenté, quand on n'a nul espoir de réussir.
A l’égard du soutien de ses droits , il faut
d'abord remarquer qu'une infinité de chicanes & de prétentions obscures
& embrouillées, seront toutes anéanties par le troisieme
Article de la confédération , qui règle définitivement tous les [26] droite
réciproques des Souverains alliés sur leur actuelle possession. Ainsi toute les
demandes & prétentions possibles deviendront claires à l’avenir , &
seront jugées dans la Diète , à mesure qu'elles pourront naître: ajoutez que ,
si l’on attaque mes droite , je dois les soutenir par la même voie. Or , on ne
peut les attaquer par les armes , un encourir le ban de la Diète . Ce n'est
donc pas non plus par les armes que j’ai besoin de les défendre; on doit dire
la même chose des injures , des torts , des réparations , & de tous les
différends imprévus qui peuvent s'élever entre deux Souverains; & le même
pouvoir qui doit défendre leurs droits, doit aussi redresser leurs griefs.
Quant au dernier Article , la solution saute
aux yeux. On voit d'abord que n'ayant plus
d'aggresseur à
craindre , on n'a plus besoin de traité défensif , & que comme on n'en sauroit faire de plus solide & de plus sûr que celui de
la grande confédération , tout autre seroit inutile ,
illégitime , & par conséquent nul.
Il n'est donc pas possible que la confédération
une fois établie , puisse laisser aucune semence de guerre entre les confédérés
, & que l’objet de la Paix perpétuelle ne soit exactement rempli par
l’exécution du systême proposé.
Il nous reste maintenant à examiner l’autre
question qui regarde l’avantage des parties contractantes; car on sent bien que
vainement feroit-on parler l’intérêt publie au
préjudice de l’intérêt particulier. Prouver que la paix est en général
préférable à la guerre , c'est ne rien dire à celui qui croit avoir des raisons
de préférer la guerre à la paix; & lui montrer [27] les moyens d'établir
une paix durable , ce n'est que l’exciter à n'y opposer.
En effet , dira-t-on , vous ôtez aux Souverains
le droit de se faire justice à eux-mêmes ,
c'est-à-dire le précieux droit d'être injustes
quand il leur plaît; vous leur ôtez le pouvoir de s'agrandir aux dépens de
leurs voisins; vous les faites renoncer à ces antiques prétentions qui tirent
leur prix de leur obscurité , parce qu'on les étend avec sa fortune , à cet
appareil de puissance & de terreur, dont ils aiment à effrayer le monde , à
cette gloire des conquêtes, dont ils tirent leur honneur; & pour tout dire,
enfin , vous lu forcez d'être équitables & pacifiques. Quels seront les dédommagemens de tant de cruelles privations?
Je n'oserois répondre
, avec l’Abbé de Saint-Pierre : que la véritable gloire des Princes consiste à
procurer l’utilité publique, & le bonheur de leurs sujets; que tous leurs
intérêts sont subordonnés à leur réputation ; & que la réputation qu'on
acquiert auprès des sages, se mesure sur le bien que l’on fait aux hommes; que
l’entreprise d'une paix perpétuelle étant la plus grande qui ait jamais été
faite , est la plus capable de couvrir son Auteur
d'une gloire immortelle ; que cette même
entreprise étant aussi la plus utile aux Peuples , est encore la plus honorable
aux Souverains ; la seule sur-tout qui ne soit pas souillée de sang , de
rapines , de pleurs , de malédictions; & qu'enfin le plus sûr moyen de se
distinguer dans la foule des Rois, est de travailler au bonheur public.
Laissons aux harangueurs ces discours, qui , dans les cabinets des Ministres ,
ont couvert de ridicule l’Auteur & ses projets; mais ne [28] méprisons pas
comme eux ses raisons; & , quoi qu'il en soit des vertus des Princes ,
parlons de leurs intérêts.
Toutes les Puissances de l’Europe ont des
droits ou des prétentions les unes contre les autres ; ces droits ne sont pas
de nature à pouvoir jamais être parfaitement éclaircis ; parce qu'il n'y a
point pour en juger , de règle commune & constante , & qu'ils sont
souvent fondés sur des faits équivoques ou incertains. Les différends qu'ils
causent, ne sauroient non plus être jamais terminés
sans retour, tant faute d'arbitre compétent , que parce que chaque Prince
revient dans l’occasion sans scrupule, sur les cessions qui lui ont été
arrachées par force dans des traités par les plus puissans
, ou après des guerres malheureuses. C'est donc une erreur de ne songer qu'à
ses prétentions sur les autres , & d'oublier celles des autres sur nous ,
lorsqu'il n'y a d'aucun côté ni plus de justice ; ni plus d'avantage dans les
moyens de faire valoir ces prétentions réciproques. Si-tôt que tout dépend de
la fortune, la possession actuelle est d'un prix que la sagesse ne permet pas
de risquer contre le profit à venir , même à chance égale; & tout le monde
blâme un homme à son aise, qui , dans l’espoir de doubler son bien , l’ose
risquer en un coup de dez. Mais nous avons fait voir
que , dans les projets d'agrandissement , chacun , même dans le systême actuel , doit trouver une résistance supérieure à
son effort; d'où il suit que les plus puissans
n'ayant aucune raison de jouer , ni les plus foibles
aucun espoir de profit , c'est un bien pour tous de renoncer à ce qu'ils
désirent , pour s'assurer ce qu'ils possedent.
Considérons la consommation d'hommes , d'argent
, de [29] forces de toute espece , l’épuisement où la
plus heureuse guerre jette un Etat quelconque; & comparons ce préjudice aux
avantages qu'il en retire, nous trouverons qu'il perd souvent quand il croit
gagner , & que le vainqueur , toujours plus foible
qu'avant la guerre , n'a de consolation que de voir le vaincu plus affoibli que lui; encore cet avantage est-il moins réel
qu'apparent , parce que la supériorité qu'on
peut avoir acquise sur son adversaire , on l’a perdue en même tems contre les
Puissances neutres , qui sans changer d'état se fortifient , par rapport à nous
, de tout notre affoiblissement.
Si tous les Rois ne sont pas revenus encore de
la folie des conquêtes , il semble au moins que les plus sages commencent à
entrevoir qu'elles coûtent quelquefois plus qu'elles ne valent. Sans entrer à
cet égard dans mille distinctions qui noue mèneroient
trop loin , on peut dire en général qu'un Prince, qui , pour reculer ses frontieres , perd autant de ses anciens sujets qu'il en
acquiert de nouveaux , s'affoiblit en s'agrandissant
; parce qu’avec un plus grand espace à défendre , il n'a pas plus de
défenseurs. Or , on ne peut ignorer que par la manière dont la guerre se fait
aujourd'hui , la moindre dépopulation qu'elle produit est celle qui se fait
dans les armées: c'est bien-là la perte apparente & sensible; mais il s'en
fait en même tems dans tout l’Etat une plus grave & plus irréparable que
celle des hommes qui meurent, par ceux qui ne naissent pas , par l’augmentation
des impôts , par l’interruption du commerce , par la désertion des campagnes ,
par l’abandon de l’agriculture; ce mal qu'on
n'apperçoit point d'abord , se fait sentir
cruellement dans la suite : & c'est alors [30] qu'on est étonné d'être si foible, pour s'être rendu si puissant.
Ce qui rend encore les conquêtes moins
intéressantes , c'est qu'on soit maintenant par quels moyens on peut doubler
& tripler sa puissance , non-seulement sans étendre son territoire , mais
quelquefois en le resserrant , comme fit très-sagement l’Empereur Adrien. On
sait que ce sont les hommes seuls qui font la force des Rois; &
c'est une proposition qui découle de ce que je viens de dire , que de deux
Etats qui nourrissent le même nombre
d'habitans , celui
qui occupe une moindre étendue de terre est réellement le plus puissant. C'est
donc par de bonnes loix , par une sage police , par
de grandes vues économiques , qu'un Souverain judicieux est sûr d'augmenter ses
forces, sans rien donner au hasard. Les véritables conquêtes qu'il fait sur ses
voisins, sont les établissemens plus utiles qu'il
forme dans ses Etats; & tous les sujets de plus qui lui naissent, sont
autant d'ennemis qu'il tue.
Il ne faut point m'objecter ici que je prouve
trop , en ce que , si les choses étoient comme je les
représente , chacun ayant un véritable intérêt de ne pas entrer en guerre &
les intérêt particuliers l’unissant à l’intérêt commun pour maintenir la paix ,
cette paix devroit s'établir d'elle-même, & durer
toujours sans aucune confédération. Ce seroit faire
un fort mauvais raisonnement dans la présente constitution; car quoiqu'il fût
beaucoup meilleur pour tous
d'être toujours en paix , le défaut commun de sûreté à cet égard fait que
chacun ne pouvant l’assurer d'éviter la guerre , tâche au moins de la commencer
à son avantage quand l’occasion le favorise , & de prévenir un voisin qui ne
manqueroit pu de le prévenir [31] à son tour dans
l’occasion contraire; de sorte que beaucoup de guerres , même offensives , sont
d'injustes précautions pour mettre en sureté son
propre bien , plutôt que des moyens d'usurper celui des autres. Quelque salutaires
que puissent être généralement les maximes du bien public , il est certain qu'à
ne considérer que l’objet qu'on regarde en politique , & souvent même en
morale , elles deviennent pernicieuses à celui qui s'obstine à les pratiquer
avec tout le monde , quand personne ne les pratique avec lui.
Je n'ai rien à dire sur l’appareil des armes ,
parce que destitué de fondemens solides , soit de
crainte , soit
d'espérance , cet appareil est un jeu d'enfans ,
& que les Rois ne doivent point avoir de poupées. Je ne dis rien non plus
de la gloire des Conquérans , parcs que s'il y avoit quelques monstres qui s'affligeassent uniquement pour
n'avoir personne à massacrer , il ne faudroit point
leur parier raison , mais leur ôter les moyens d'exercer leur rage meurtrière.
La garantie de l’article troisieme ayant prévenu
toutes solides raisons de guerre , on ne sauroit
avoir de motif de l’allumer contre autrui , qui ne puisse en fournir autant à
autrui contre nous-mêmes; & c'est gagner beaucoup, que de l’affranchir d'un
risque où chacun est seul contre tous.
Quant à la dépendance où chacun sera du
Tribunal commun , il est très-clair qu'elle ne diminuera rien des droits de la
souveraineté , mais les affermira au contraire , & les rendra plus assurés
par l’article troisieme: en garantissent à chacun ,
non-seulement ses Etats contre toute invasion étrangère , mais encore son
autorité contre toute rebellion de ses sujets; [32]
ainsi les Princes n'en seront pu moins absolus , & leur Couronne en sera
plus assurée: de sorte qu'en se soumettant au jugement de la Diète, dans leurs
démêlés d'égal à égal , & s'ôtant le dangereux pouvoir de s'emparer du bien
d'autrui , ils ne font que s'assurer de leurs véritables droits , &
renoncer à ceux qu'ils n'ont pas. D'ailleurs , il y a bien de la différence
entre dépendre d'autrui , ou seulement d'un Corps dont on est membre & dont
chacun est chef à son tour; car en ce dernier cas on ne fait qu'assurer sa
liberté, par les garans qu'on lui donne; elle s'aliéneroit dans les mains d'un maître , mais elle
s'affermit dans celles des Associés. Ceci se confirme par l’exemple du Corps
Germanique; car bien que la souveraineté de ses membres soit altérée à bien des
égards par sa constitution , & qu'ils soient par conséquent dans un cas
moins favorable que ne seroient ceux du Corps
Européen , il n'y en a pourtant pu un seul , quelque jaloux qu'il soit de son
autorité , qui voulût , quand il le pourroit,
s'assurer une indépendance absolue en se détachant de l’Empire.
Remarquez de plus que le Corps Germanique ayant
un Chef permanent , l’autorité de ce Chef doit nécessairement tendre cesse à
l’usurpation ; ce qui ne peut arriver de même dans la Diète Européenne , où la
présidence doit être alternative, & sans égard à l’inégalité de puissance.
A toutes ces considérations il s'en joint une
autre bien plus importante encore pour des gens aussi avides d'argent que le
sont toujours les Princes; c'est une grande facilité de plus d'en avoir
beaucoup, par tous les avantages qui résulteront pour leurs Peuples & pour
eux, d'une paix continuelle , & [33] par l’excessive dépense qu'épargne la
réforme de l’état militaire , de ces multitudes de forteresses , & de cette
énorme quantité de troupes qui absorbe leurs revenus, & devient chaque jour
plus à charge à leurs Peuples & à eux-mêmes. Je sais qu'il ne convient pu à
tous les Souveraine de supprimer toutes leurs troupes , & de n'avoir aucune
force publique en main pour étouffer une émeute inopinée , ou repousser une
invasion subite.*[*Il se présente encore ici d'autres objections; mais comme
l’Auteur du projet ne se les est pu faites , je les ai rejetées dans l’examen.]
Je sais encore qu'il y aura un contingent à fournir à la confédération , tant
pour la garde des frontières de l’Europe que pour l’entretien de l’armée confédérative
destinée à soutenir, au besoin, les décrets de la Diète. Mais toutes ces
dépenses faites , & l’extraordinaire des guerres à jamais supprimé , il resteroit encore plus de la moitié de la dépense militaire
ordinaire à répartir entre le soulagement des sujets, & les coffres du
Prince ; de sorte que le Peuple payeroit beaucoup
moins; que le Prince , beaucoup plus riche , seroit
en état d'exciter le Commerce , l’Agriculture , les Arts , de faire des établissemens utiles, qui augmenteroient
encore la richesse du Peuple & la sienne; & que l’Etat seroit avec cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite que
celle qu'il peut tirer de ses armées, & de tout cet appareil de guerre qui
ne cesse de l’épuiser au sein de la paix.
On dira peut-être que les pays frontières de
l’Europe seroient alors dans une position plus
désavantageuse , & pourroient avoir également des
guerres à soutenir , ou avec le Turc , ou avec les Corsaires d'Afrique , ou
avec les Tartares.
[34] A cela je réponds: l̊. que ces pays
sont dans le même cas aujourd'hui , & que par conséquent ce ne seroit pas pour eux un désavantage positif à citer , mais
seulement un avantage de moins , & un inconvénient inévitable, auquel leur
situation les expose ; 2̊. Que délivrés de toute inquiétude du côté de
l’Europe , ils seroient beaucoup plus en état de
résister au-dehors; 3̊. Que la suppression de toutes les forteresses de
l’intérieur de l’Europe, & des frais nécessaires à leur entretien, mettroit la confédération en état d'en établir un grand
nombre sur les frontières, sans être à charge aux Confédérés ; 4̊. Que ces
forteresses construites , entretenues & gardées à frais commune , seroient autant de sûretés & de moyens d'épargne pour
les Puissances-frontières dont elles garantiroient
les Etats;
5̊. Que les troupes de la confédération
distribuées sur les confins de l’Europe , seroient
toujours prêtes à repousser l’agresseur; 6̊. Qu'enfin un Corps aussi
redoutable que la République Européenne, ôteroit aux
Etrangers l’envie d'attaquer aucun de ses membres: comme le Corps Germanique ,
infiniment moins puissant , ne laisse pas de l’être assez pour se faire
respecter de ses voisins & protéger utilement tous les Princes qui le
composent.
On pourra dire encore que les Européens n'ayant
plus de guerres entre eux , l’Art militaire tomberoit
insensiblement dans l’oubli; que les troupes perdroient
leur courage & leur discipline; qu'il n'y auroit
plus ni généraux , ni soldats , & que l’Europe resteroit
à la merci du premier venu.
Je réponds qu'il arrivera de deux choses l’une:
ou les voisins de l’Europe l’attaqueront, & lui feront la guerre, ou [35]
ils redouteront la confédération & la laisseront en paix.
Dans le premier cas ; voilà les occasions de
cultiver le génie & les talens militaires ,
d'aguerrir & former des troupes; les armées de la confédération seront à
cet égard l’école de l’Europe; on ira sur la frontière apprendre la guerre ;
dans le sein de l’Europe on jouira de la paix ; & l’on réunira par ce moyen
les avantages de l’une & de l’autre. Croit-on qu'il soit toujours
nécessaire de se battre chez soi, pour devenir guerrier, & les François
sont-ils moins braves , parce que les Provinces de Touraine & d'Anjou ne
sont pu eu guerre l’une contre l’autre?
Dans le second cas; on ne pourra plus
s'aguerrir , il est vrai, mais on n'en aura plus besoin; car à quoi bon
s'exercer à la guerre, pour ne la faire à personne? Lequel vaut mieux, de
cultiver un Art funeste , ou de le rendre inutile? S'il y avoit
un secret pour jouir d'une santé inaltérable , y auroit-il
du bon sens à le rejetter, pour ne pas ôter aux
Médecins l’occasion d'acquérir de l’expérience? Il reste à voir dans ce
parallèle , lequel des deux Arts est plus salutaire en soi , & mérite mieux
d'être conservé.
Qu'on ne nous menace pu d'une invasion subite;
on sait bien que l’Europe n'en a point à craindre , & que ce premier venu
ne viendra jamais. Ce n'est plus le tems de ces éruptions de Barbares, qui sembloient tomber des nues. Depuis que nous parcourons d'un
oeil curieux toute la surface de la terre , il ne peut plus rien venir jusqu'à
nous, qui ne soit prévu de très-loin. Il n'y a nulle Puissance au monde, qui
soit maintenant en état de menacer l’Europe entière; & si jamais il en [36]
vient une , ou l’on aura le tems de se préparer , ou l’on sera du moins plus en
état de lui résister , étant unis en un corps , que quand il faudra terminer tout-d'un-coup de longs différends, & se réunir à la
hâte.
Nous venons de voir que tous les prétendus inconvéniens de l’état de confédération bien pesés , se
réduisent à rien. Nous demandons maintenant si quelqu'un dans le monde en oseroit dire autant de ceux qui résultent de la manière
actuelle de vider les différends entre Prince & Prince par le droit du plus
fort, c'est-à-dire , de l’état d'impolice & de
guerre, qu'engendre nécessairement l’indépendance absolue & mutuelle de
tous les Souverains dans la société imparfaite qui règne entr’eux
dans l’Europe. Pour qu'on soit mieux en état de peser ces inconvéniens
, j’en vais résumer en peu de mots le sommaire que je laisse examiner au
Lecteur.
1. Nul droit assuré que celui du plus fort. 2. Changemens continuels & inévitables de relations entre
les Peuples , qui empêchent aucun d'eux de pouvoir fixer en ses mains la force
dont il jouit. 3. Point de sûreté parfaite , aussi long-tems
que les voisin ne sont pas soumis ou anéantis. 4. Impossibilité générale de lu
anéantir , attendu qu'en subjuguant les premiers, on en trouve d'autres. 5.
Précautions & frais immenses pour se tenir sur ses gardes. 6. Défaut de
force & de défense dans les minorités & dans les révoltes ; car quand
l’Etat se partage , qui peut soutenir un des partis contre l’autre? 7. Défaut
de sûreté dans les engagemens mutuels. 8. jamais de
justice à espérer d'autrui, sans des frais & des pertes immenses , qui ne
l’obtiennent pas toujours , & dont l’objet disputé ne dédommage [37] que
rarement. 9. Risque inévitable de ses Etats, & quelquefois de sa vie dans
la poursuite de ses droits. 10. Nécessité de prendre part, malgré soi, aux
querelles de ses voisins , & d'avoir la guerre quand on la voudroit le moins. 11. Interruption du Commerce & des
ressources publiques, au moment quelles sont le plus nécessaires. 12. Danger
continuel de la part d'un voisin puissant , si l’on est foible;
& d'une ligue , si l’on est fort.. 13. Enfin inutilité de la sagesse où
préside la fortune, désolation continuelle des Peuples, affoiblissement
de l’Etat dans les succès & dans les revers, impossibilité totale d'établir
jamais un bon Gouvernement , de compter sur son propre bien , & de rendre
heureux ni soi ni les autres.
Récapitulons de même les avantages de
l’Arbitrage Européen pour les Princes confédérés.
1. Sûreté entière, que leurs différends présens & futurs seront toujours terminés sans aucune
guerre; sûreté incomparablement plus utile pour eux que ne seroit
, pour les particuliers , celle de n'avoir jamais de procès.
2. Sujets de contestations, ôtés, ou réduits à
très-peu de chose par l’anéantissement de toutes prétentions antérieures , qui
compensera les renonciations & affermira les possessions.
3. Sûreté entière & perpétuelle , & de
la personne du Prince , & de sa Famille , & de ses Etats , & de
l’ordre de succession fixé par les loix de chaque
pays , tant contre l’ambition des Prétendans injustes
& ambitieux , que contre les révoltes des sujets rebelles.
4. Sûreté parfaite de l’exécution de tous les engagemens réciproques entre Prince & Prince , par la
garantie de la République Européenne.
[38] 5. Liberté & sûreté parfaite &
perpétuelle à l’égard du Commerce tant d'Etat à Etat , que de chaque Etat dans
les régions éloignées.
6. Suppression totale & perpétuelle de leur
dépense militaire extraordinaire par terre & par mer en tems de guerre,
& considérable diminution de leur dépense ordinaire en tems de paix.
7. Progrès sensible de l’Agriculture & de
la population , des richesses de l’Etat & des revenue du Prince.
8. Facilité de tous les établissemens
qui peuvent augmenter la gloire & l’autorité du Souverain , les ressources
publiques & le bonheur des Peuples .
Je laisse , comme je l’ai déjà dit , au
jugement des Lecteurs l’examen de tous ces articles & la comparaison de
l’état de paix qui résulte de la confédération, avec l’état de guerre qui
résulte de l’impolice Européenne.
Si nous avons bien raisonné dans l’exposition
de ce Projet , il est démontré: premièrement , que l’établissement de la paix
perpétuelle dépend uniquement du consentement des Souverains , & n'offre
point à lever d'autre difficulté que leur résistance; secondement , que cet
établissement leur seroit utile de toute manière ,
& qu'il n'y a nulle comparaison à faire , même pour eux , entre les inconvéniens & les avantages; en troisième lieu , qu'il
est raisonnable de supposer que leur volonté s'accorde avec leur intérêt;
enfin, que cet établissement une fois formé sur le plan proposé , seroit solide & durable , & rempliroit
parfaitement son objet. Sans doute , ce n'est pas à dire que les Souverains
adopteront ce Projet (Qui peut répondre [39] de la raison d'autrui?) mais
seulement qu'ils l’adopteroient, s'ils consultoient leurs vrais intérêts: car on doit bien
remarquer que nous n'avons point supposé les hommes tels qu'ils devroient être , bons , généreux , désintéressés , &
aimant le bien public par humanité; mais tels qu'ils sont , injustes , avides,
& préférant leur intérêt à tout. La seule chose qu'on leur suppose , c'est
assez de raison pour voir ce qui leur est utile , & assez de courage pour
faire leur propre bonheur. Si , malgré tout cela , ce Projet demeure sans
exécution , ce n'est donc pas qu'il soit chimérique; c'est que les hommes sont
insensés , & que c'est une sorte de folie d'être sage au milieu des fous.
FIN
[40] JUGEMENT SUR LA PAIX PERPÉTUELLE.
Du Peyrou/Moultou 1782-89 quarto édition t. XII , pp. 40-52.
Le Projet de la Paix perpétuelle étant par son
objet le plus digne d'occuper un homme de bien , fut aussi de tous ceux de
l’Abbé de Saint-Pierre celui qu'il médita le plus long-tems
& qu'il suivit avec le plus d'opiniâtreté: car on a peine à nommer
autrement ce zèle de missionnaire qui ne l’abandonna jamais sur ce point ,
malgré l’évidente impossibilité du succès , le ridicule qu'il se donnoit de jour en jour , & les dégoûta qu'il eut sans
cesse à essuyer. Il semble que cette ame saine ,
uniquement attentive au bien publie , mesuroit les
soins qu'elle donnoit aux choses uniquement sur le
degré de leur utilité , sans jamais se laisser rebuter par les obstacles ni
songer à l’intérêt personnel.
Si jamais vérité morale fut démontrée , il me
semble que c'est l’utilité générale & particulière de ce Projet. Les
avantages qui résulteroient de son exécution &
pour chaque Prince & pour chaque Peuple & pour toute l’Europe , sont
immenses , clairs , incontestables , on ne peut rien de plus solide & de
plus exact que les raisonnemens par lesquels l’Auteur
les établit: réalisez sa République Européenne durant un seul jour , c'en est
assez pour la faire durer éternellement: tant chacun [41] trouveroit
par l’expérience son profit particulier dans le bien commun. Cependant ces
mêmes princes , qui la défendroient de toutes leurs
forces si elle existoit , s'opposeroient
maintenant de même à son exécution & l’empêcheront infailliblement de
s'établir comme ils l’empêcheroient de s'éteindre.
Ainsi l’ouvrage de l’Abbé de St.Pierre sur la paix
perpétuelle paroît d'abord inutile pour la produire
& superflu pour la conserver; c'est donc une vaine spéculation , dira
quelque lecteur impatient; non , c'est un livre solide & sensé , & il
est très important qu'il existe.
Commençons par examiner les difficultés de ceux
qui ne jugent pas des raisons par la raison , mais seulement par l’événement ,
& qui n'ont rien à objecter contre ce Projet , sinon qu'il da pas été
exécuté. En effet , diront-ils sans doute , si ses avantages sont si réels ,
pourquoi donc les Souverains de l’Europe ne l’ont-ils pas adopté? Pourquoi
négligent-ils leur propre intérêt , si cet intérêt leur est si bien démontré?
Voit-on qu'ils rejettent
d'ailleurs les moyens d'augmenter leurs revenus
& leur puissance? Si celui-ci étoit aussi bon
pour cela qu'on le prétend , est-il croyable qu'ils en fument moins empressés
que de tous ceux qui les égarent depuis si long-tems
, & qu'ils préférassent mille ressources trompeuses à un profit évident?
Sans doute , cela est croyable; à moins qu'on
ne suppose que leur sagesse est égale à leur ambition , & qu'ils voient
d'autant mieux leurs avantages qu'ils les désirent plus fortement; au lieu que
c'est la grande punition des excès de l’amour-propre de recourir toujours à des
moyens qui l’abusent , & que l’ardeur même des passions est presque
toujours ce qui les [42] détourne de leur but. Distinguons donc en politique
ainsi qu'en morale l’intérêt réel de l’intérêt apparent; le premier se trouveroit dans la paix perpétuelle, cela est démontré dans
le projet; le second se trouve dans l’état d'indépendance absolue qui soustrait
les Souverains à l’empire de la loi pour les soumettre à celui de la fortune.
Semblables à un Pilote insensé , qui , pour faire montre d'un vain savoir &
commander à ses matelots, aimeroit mieux flotter
entre des rochers durant la tempête que d'assujettir son vaisseau par des
ancres.
Toute l’occupation des Rois , ou de ceux qu'ils
chargent de leurs fonctions , se rapporte à deux seuls objets, étendre leur
domination au-dehors & la rendre plus absolue au dedans; toute autre vue ,
ou se rapporte à l’une de ces deux , ou ne leur sert que de prétexte; telles
sont celles du bien public , du bonheur des sujets , de la gloire
de la nation, mots à jamais proscrits du cabinet & si lourdement
employés dans les édite publics , qu'ils l’annoncent jamais que des ordres
funestes , & que le peuple gémit d'avance quand ses maîtres lui parlent de
leurs soins paternels.
Qu'on juge sur ces deux maximes fondamentales
comment les Princes peuvent recevoir une proposition qui choque directement
l’une & qui n'est gueres plus favorable à
l’autre; car on sent bien que par la Diète Européenne le gouvernement de chaque
Etat n'est pas moins fixé que par ses limites; qu'on ne peut garantir les
Princes de la révolte des sujets sans garantir en même tems les sujets de la
tyrannie des Princes, & qu'autrement l’institution ne sauroit
subsister. Or , je demande s'il y a dans le monde un seul Souverain qui , borné
ainsi pour [43] jamais dans ses projets les plus chéris , supportât sans
indignation la seule idée de se voir forcé d'être juste , non-seulement avec
les étrangers , mais même avec ses propres sujets.
Il est facile encore de comprendre que d'un
côté la guerre & les conquêtes , & de l’autre le progrès du despotisme
s'entr'aident mutuellement; qu'on prend à discrétion
dans un peuple d'esclaves , de l’argent & des hommes pour en subjuguer
d'autres; que réciproquement la guerre fournit un prétexte aux exactions
pécuniaires , & un autre non moins spécieux d'avoir toujours de grandes
armées pour tenir le peuple en respect. Enfin , chacun voit assez que les
Princes conquérans font pour le moins autant la
guerre à leurs sujets qu'à leurs ennemis , & que la condition des
vainqueurs n'est pas meilleure que celle des vaincus: J’ai battu les Romains
, écrivoit Annibal aux Carthaginois; envoyez-moi
des troupes: j’ai mis l’Italie à contribution, envoyez-moi de l’argent.
Voilà ce que signifient les Te Deum , les feux de joie , & l’allégresse du
peuple aux triomphes de ses maîtres.
Quant aux différends entre Prince & Prince
, peut-on espérer de soumettre à un Tribunal supérieur des hommes qui s'osent
vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée , & qui ne font mention de
Dieu même que parce qu'il est au Ciel? Les Souverains se soumettront-ils dans
leurs querelles à des voies juridiques que toute la rigueur des loix n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans
les leurs? Un simple gentilhomme offensé, dédaigne de porter ses plaintes au
Tribunal des Maréchaux de France , & vous voulez qu'un Roi porte les
siennes à la Diète Européenne? Encore y a-t-il [44] cette différence , que l’un
pèche contre les loix & expose doublement sa vie
, au lieu que l’autre n'expose gueres que ses sujets;
qu'il use , en prenant les armes , d'un droit avoué de tout le genre-humain ,
& dont il prétend n'être comptable qu'à Dieu seul.
Un Prince qui met sa cause au hasard de la
guerre, n'ignore pas qu'il court des risques; mais il en est moins frappé que
des avantages qu'il se promet , parce qu'il craint bien moins la fortune qu'il
n'espère de sa propre sagesse: s'il est puissant , il compte sur ses forces;
s'il est foible , il compte sur ses alliances;
quelquefois il lui est utile au-dedans de purger de mauvaises humeurs , d'affoiblir des sujets indociles , d'essuyer même des revers,
& le politique habile soit tirer avantage de ses propres défaites. J’espere qu'on se souviendra que ce n'est pas moi qui
raisonne ainsi , mais le Sophiste de Cour qui préfere
un grand territoire & peu de sujets pauvres & soumis , à l’empire
inébranlable que donnent au Prince la justice & les loix,
sur un peuple heureux & florissant.
C'est encore par le même principe qu'il réfute
en lui-même l’argument tiré de la suspension du commerce , de la dépopulation ,
du dérangement des finances , & des pertes réelles que cause une vaine
conquête. C'est un calcul très-fautif que d'évaluer toujours en argent les
gains ou les pertes des Souverains; le degré de puissance qu'ils ont en vue ne
se compte point par les millions qu'on possede. Le
Prince fait toujours circuler ses projets; il veut commander pour s'enrichir
& s'enrichir pour commander; il sacrifiera tour-à-tour
l’un & l’autre pour acquérir celui des deux qui lui manque, mais ce [45]
n'est qu'afin de parvenir à les posséder enfin tous les deux ensemble qu'il les
poursuit séparément; car pour être le maître des hommes & des choses , il
faut qu'il ait à la fois l’empire & l’argent.
Ajoutons enfin , sur les grands avantages qui
doivent résulter pour le commerce , d'une paix générale & perpétuelle,
qu'ils sont bien en eux-mêmes certains & incontestables , mais qu'étant
communs à tous ils ne seront réels pour personne, attendu que de tels avantages
ne se sentent que par leurs différences , & que pour augmenter sa puissance
relative , on ne doit chercher que des biens exclusifs.
Sans cesse abusés par l’apparence des choses ,
les Princes rejetteroient donc cette paix , quand ils
peseroient leurs intérêts eux-mêmes; que sera-ce
quand do les feront peser par leurs Ministres dont les intérêts sont toujours
opposés à ceux du peuple & presque toujours à ceux du Prince? Les Ministres
ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires, pour jetter
le Prince dans des embarras dont il ne se puisse tirer sans eux & pour perdre
l’Etat , s'il le faut , plutôt que leur place; ils en ont besoin pour vexer le
peuple sous prétexte des nécessités publiques; ils en ont besoin pour placer
leurs créatures , gagner sur les marchés , & faire en secret mille odieux
monopoles; ils en ont besoin pour satisfaire leurs passions , & s'expulser
mutuellement; ils en ont besoin pour s'emparer du Prince , en le tirant de la
Cour quand il s'y forme contr’eux des intrigues
dangereuses; ils perdroient toutes ces; ressources
par la paix perpétuelle, & le public ne laisse pas de demander pourquoi ,
si ce projet est possible , ils ne l’ont [46] pas adopté? Il ne voit pas qu'il
n'y a rien d'impossible dans ce projet , sinon qu'il soit adopté par eux. Que
feront-ils donc pour y opposer? ce qu'ils ont toujours fait: ils le tourneront
en ridicule.
Il ne faut pas non plus croire avec l’Abbé de
St. Pierre que même avec la bonne volonté que les Princes ni leurs Ministres
n'auront jamais , il fût aisé de trouver un moment favorable à l’exécution de
ce systême . Car il faudroit
pour cela que la somme des intérêts particuliers ne l’emportât pas sur
l’intérêt commun , & que chacun crût voir dans le bien de tous le plus
grand bien qu'il peut espérer pour lui-même. Or , ceci demande un concours de
sagesse dans tant de têtes & un concours de rapports dans tant d'intérêts ,
qu'on ne doit gueres espérer du hasard l’accord
fortuit de toutes les circonstances nécessaires; cependant si cet accord n'a pu
lieu , il n'y a que la force qui puisse y suppléer, & alors il n'est plus
question de persuader mais de contraindre, & il ne faut pas écrire des
livres , mais lever des troupes.
Ainsi , quoique le projet fût très sage , les
moyens de l’exécuter se sentoient de la simplicité de
l’Auteur. Il
s'imaginoit bonnement qu'il ne falloit
qu'assembler un congrès , y proposer ses articles , qu'on les alloit signer & que tout seroit
fait. Convenons que dans tous les projets de cet honnête homme , il voyoit assez bien l’effet des choses quand elles seroient établies , mais il jugeoit
comme un enfant des moyens de les établir.
Je ne voudrois , pour
prouver que le projet de la République chrétienne n'est pu chimérique que
nommer son premier [47] Auteur: car assurément Henri IV n'étoit
pas fou ni Sully visionnaire. L’Abbé de St. Pierre s'autorisoit
de ces grands noms pour renouveller leur systême . Mais quelle différence dans le tems , dans les
circonstances , dans la proposition , dans la manière de la faire & dans
son Auteur! Pour en juger , jettons un coup-d'oeil sur la situation générale des choses au moment
choisi par Henri IV, pour l’exécution de son projet.
La grandeur de Charles-Quint , qui régnoit sur une partie du monde & faisoit
trembler l’autre , l’avoit fait aspirer à la
Monarchie universelle avec de grands moyens de succès & de grands talens pour les employer; son fils plus riche & moins
puissant , suivant sans relâche un projet qu'il n'étoit
pas capable d'exécuter , ne laissa pas de donner à l’Europe des inquiétudes
continuelles; & la Maison d'Autriche avoit pris
un tel ascendant sur les autres Puissances , que nul Prince ne régnoit en sûreté s'il n'étoit
bien avec elle. Philippe III , moins habile encore que son Père hérita de
toutes ses prétentions. L’effroi de la Puissance Espagnole tenoit
encore l’Europe en respect , & l’Espagne continuoit
à dominer plutôt par l’habitude de commander que par le pouvoir de se faire
obéir. En effet , la révolte des Pays-bas , les armemens
contre l’Angleterre , les guerres civiles de France avoient épuisé les forces
d'Espagne & les trésors des Indes; la Maison d'Autriche , partagée en deux
branches , n'agissoit plus avec le même concert;
& quoique l’Empereur s'efforçât de maintenir ou recouvrer en Allemagne
l’autorité de Charles-Quint , il ne faisoit
qu'aliéner les Princes & fomenter des Ligues qui ne tarderent
pu d'éclore & faillirent à le détrôner. Ainsi se préparoit
[48] de loin la décadence de la maison d'Autriche & le rétablissement de la
liberté commune. Cependant nul n'osoit le premier
hasarder de secouer le joug , & s'exposer seul à la guerre ; l’exemple de
Henri IV même , qui s'en étoit tiré si mal , ôtoit le courage à tous les autres. D'ailleurs , si l’on
excepte le Duc de Savoye , trop foible
& trop subjugué pour rien entreprendre , il n'y avoit
pu parmi tant de Souverains un seul homme de tête en état de former &
soutenir une entreprise ; chacun attendoit du tems
& des circonstances le moment de briser ses fers. Voilà quel étoit en gros l’état des choses quand Henri forma le plan
de la République chrétienne & se prépara à l’exécuter. Projet bien grand ,
bien admirable en lui-même , & dont je ne veux pas ternir l’honneur; mais
qui , ayant pour raison secrète l’espoir d'abaisser un ennemi redoutable , recevoit de ce pressant motif une activité qu'il eût
difficilement tirée de la seule utilité commune.
Voyons maintenant quels moyens ce grand homme avoit employée à préparer une si haute entreprise. Je compterois volontiers pour le premier d'en avoir bien vu
toutes les difficultés; de telle sorte qu'ayant formé ce projet dès son enfance
il le médita toute sa vie , & réserva l’exécution pour sa vieillesse:
conduite qui prouve premièrement ce désir ardent & soutenu qui seul , dans
les choses difficiles , peut vaincre les grands obstacles, & de plus, cette
sagesse patiente & réfléchie qui s'applanit les
routes de longue main à force de prévoyance & de préparation: car il y a
bien de la différence entre les entreprises nécessaires dans lesquelles la
prudence même veut qu'on donne quelque chose au hasard , & celles que le
succès [49] seul peut justifier , parce qu'ayant pu se passer de les faire on
n'a dû les tenter qu'à coup sûr. Le profond secret qu'il garda toute sa vie ,
jusqu'au moment de l’exécution , étoit encore aussi
essentiel que difficile dans une si grande affaire où le concours de tant de
gens étoit nécessaire , & que tant de gens
avoient intérêt de traverser. Il paroît que quoiqu'il
eût mis la plus grande partie de l’Europe dans son parti & qu'il fût ligué
avec les plus puissans Potentats , il n'eut jamais
qu'un seul confident qui connût toute l’étendue de son plan, & par un
bonheur que le Ciel n'accorda qu'au meilleur des Rois , ce confident fut un
Ministre intègre. Mais sans que rien transpirât de ces grands desseins , tout marchoit en silence vers leur exécution. Deux fois Sully étoit allé à Londres: la partie étoit
liée avec le Roi Jacques , & le Roi de Suede étoit engagé de son côté; la Ligue étoit
conclue avec les Protestans d'Allemagne, on étoit même sûr des Princes
d'Italie, & tous concouroient
au grand but sans pouvoir dire quel il étoit , comme
les ouvriers qui travaillent séparément aux pièces d'une nouvelle machine dont
ils ignorent la forme & l’usage. Qu'est-ce donc qui favorisoit
ce mouvement général? étoit-ce la paix perpétuelle
que nul ne prévoyoit & dont peu se seroient souciés? étoit-ce
l’intérêt public qui n'est jamais celui de personnel l’Abbé de St. Pierre eût
pu l’espérer. Mais réellement chacun ne travailloit
que dans la vue de son intérêt particulier , qu’Henri avoit
eu le secret de leur montrer à tous sous une face très-attrayante. Le Roi
d'Angleterre avoit à se délivrer des continuelles
conspirations des Catholiques de son Royaume , toutes fomentées par l’Espagne.
Il trouvoit de plus un [50] grand avantage à
l’affranchissement des Provinces-Unies qui lui coûtoient
beaucoup à soutenir & le mettoient chaque jour à
la veille d'une guerre qu'il redoutoit , ou à
laquelle il aimoit mieux contribuer une fois avec
tous les autres , afin de s'en délivrer pour toujours. Le Roi de Suède vouloit s'assurer de la Poméranie & mettre un pied dans
l’Allemagne. L’Electeur Palatin , alors protestant & chef de la confession
d'Augsbourg avoit des vues sur la Boheme
& entroit dans toutes celles du Roi d'Angleterre.
Les Princes d'Allemagne avoient à réprimer les usurpations de la Maison d'Autriche.
Le Duc de Savoie obtenoit Milan & la couronne de
Lombardie qu'il désiroit avec ardeur. Le Pape même
fatigué de la tyrannie Espagnole étoit de la partie
au moyen du Royaume de Naples qu'on lui avoit promis.
Les Hollandois mieux payés que tous les autres gagnoient l’assurance de leur liberté. Enfin outre
l’intérêt commun d'abaisser une Puissance orgueilleuse qui vouloit
dominer par-tout , chacun en avoit un particulier ,
très-vif , très-sensible, & qui étoit point
balancé par la crainte de substituer un tyran à l’autre , puisqu'il étoit convenu que les conquêtes seroient
partagées entre tous les Alliés , excepté la France & l’Angleterre qui ne pouvoient rien garder pour elles. C'en étoit
assez pour calmer les plus inquiets sur l’ambition de Henri IV: mais ce sage
Prince n'ignoroit pas qu'en ne se réservant rien par
ce traité, il y gagnoit pourtant plus qu'aucun autre;
car sans rien ajouter à son patrimoine , il lui suffisoit
de diviser celui du seul plus puissant que lui , pour devenir le plus puissant lui-même;
& l’on voit très-clairement qu'en prenant toutes les précautions qui pouvoient assurer le succès [51] de l’entreprise , il ne négligeoit pas celles qui devoient
lui donner la primauté dans le Corps qu'il vouloit
instituer.
De plus; ses apprets
ne se bornoient point à former au dehors des Lignes redoutables , ni à
contracter alliance avec ses voisins & ceux de son ennemi. En intéressant
tant de peuples à l’abaissement du premier Potentat de l’Europe , il n'oublioit pu de se mettre en état par lui-même de le devenir
à son tour. Il employa quinze ans de paix à faire des préparatifs dignes de
l’entreprise qu'il méditoit. Il remplit d'argent ses
coffres , ses arsenaux d'artillerie , d'armes, de munitions; il ménagea de loin
des ressources pour les besoins imprévus; mais il fit plus que tout cela sans
doute , en gouvernant sagement ses Peuples, en déracinant insensiblement toutes
les semences de divisions , & en mettant un si bon ordre à ses finances
qu'elles pussent fournir à tout sans fouler ses sujets; de sorte que tranquille
au-dedans & redoutable au-dehors , il se vit en état d'armer &
d'entretenir soixante mille hommes & vingt vaisseaux de guerre , de quitter
son Royaume sans y laisser la moindre source de désordre , & de faire la guerre
durant six ans sans toucher à ses revenus ordinaires ni mettre un sou de
nouvelles impositions.
A tant de préparatifs, ajoutez , pour la
conduite de l’entreprise le même zele & la même
prudence qui l’avoient formée tant de la part de son Ministre que de la sienne.
Enfin à la tête des expéditions militaires un Capitaine tel que lui , tandis
que son adversaire n'en avoit plus à lui opposer,
& vous jugerez si rien de ce qui peut annoncer un heureux succès manquoit à l’espoir du sien. Sans avoir pénétré ses vues ,
l’Europe [52] attentive à ses immenses préparatifs en attendoit
l’effet avec une sorte de frayeur. Un léger prétexte alloit
commencer cette grande révolution, une guerre qui devoit
être la derniere , préparoit
une paix immortelle , quand un événement dont l’horrible mystère doit augmenter
l’effroi vint bannir à jamais le dernier espoir du monde. Le même coup qui
trancha les jours de ce bon Roi replongea l’Europe dans d'éternelles guerres
qu'elle ne doit plus espérer de voir finir. Quoi qu'il en soit , voilà les moyens
que Henri IV avoit rassemblée pour former le même
établissement que l’Abbé de St. Pierre prétendoit
faire avec un livre.
Qu'on ne dise donc point que si son systême n'a pu été adopté , c'est qu'il n'étoit pas bon; qu'on dise au contraire qu'il étoit trop bon pour être adopté; car le mal & les abus
dont tant de gens profitent s'introduisent d'eux-mêmes; mais ce qui est utile
au public ne s'introduit gueres que par la force ,
attendu que les intérêts particuliers y sont presque toujours opposés. Sans doute
la paix perpétuelle est à présent un projet bien absurde; mais qu'on nous rende
un Henri IV & un Sully , la paix perpétuelle redeviendra un projet
raisonnable, ou plutôt , admirons un si beau plan , mais consolons-nous de ne
pas le voir exécuter ; car cela ne peut se faire que par des moyens violens & redoutables à l’humanité. On ne voit point de
ligues fédératives s'établir autrement que par des révolutions: & sur ce
principe , qui de nous oseroit dire si cette ligue
Européenne est à désirer ou à craindre? Elle feroit
peut-être plus de mal tout-d'un-coup quelle n'en préviendroit pour des siecles.
FIN.