MARIE-LOUISE NERON: Notes et impressions d’un
Parisienne, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, sans date,
p.13-21.
19
décembre
1897.
La
question troublante de savoir si oui ou non les sarcophages de
Voltaire et de Rousseau devant lesquels la foule s’incline
respectueusement contiennent les ultimes dépouilles des deux
grands hommes qui rayonnèrent sur leur
génération et même sur la nôtre, cette
question va avoir sa réponse.
Les deux
tombes qui seront fouillées aujourd’hui livreront
elles-mêmes leur secret.
Cette
question, du reste, ne date pas d’hier. Elle fut soulevée en
1866, et, sous l’anonymat, l’empereur Napoléon III y prit une
part active, soutenant que les caveaux avaient été
violés.
Un soir,
comme on s’en entretenait aux tuileries, un royaliste rallié
à l’Empire et qui voulait faire sa cour à
l’impératrice Eugénie s’écria:
— Le grand
mal, après tout, si on a vraiment dispersé ces cendres
au vent! Les révolutionnaires ont-ils respecté les
tombes de Saint-Denis?
Quelques
années auparavant on parlait de cette violation devant M. de
Puymaurin, qui avait été ministre sous la
Restauration.
— Ah!
plût au ciel, dit-il, qu’il eût été
possible de détruire à jamais, avec les ossements de
Voltaire et de Rousseau, leurs doctrines pernicieuses et leurs
détestables ouvrages.
Au
demeurant, que les restes de Voltaire soient oui ou non au
Panthéon, ils ne purent y être portés tout
entier.
Déjà le cœur était dans la famille de
Vilette, et au moment de la translation des cendres à l’abbaye
de Sellières, dans l’Aube, le 10 mai 1791, un des assistants
parvint à s’emparer d’un talon, qui fut donné à
un collectionneur, M. Madonnet, propriétaire près de
Troyes.
La famille
de M. de Curel, l’auteur du Repas de lion, hérita de
cette singulière relique. Peut-être l’a-t-elle
encore.
Un autre
assistant ramassa une dent qui s’était détachée,
et la fit plus tard enchâsser dans une bague. Mais, cette
particularité ayant été connue de quelques
amateurs, on ne tarda pas à voir les dents de Voltaire se
multiplier au point qu’on en relève soixante-treize dans
divers catalogus. C’est beaucoup pour un seul
homme.
La
cérémonie d’aujourd’hui, après quatre-vingts ans
de contradictions les plus diverses, était donc impatiemment
attendue par les lettrés.
Les
cercueils allaient-ils, oui ou non, laisser apparaître les
ossements des deux grands hommes?
Voilà ce que se demandaient les favorisés qui
allaient pénétrer dans la crypte du Panthéon.
Dès le matin, la grille de l’ancienne basilique est
gardée par un agent de ville, et pour passer il est besoin de
montrer une invitation. Je n’avais pour carte d’entrée qu’une
lettre à en-tête de la Fronde, lettre dans
laquelle on me signalait la cérémonie. Notre journal,
qui datait de quelques jours à peine, n’avait pas encore
été inscrit sur la liste des quotidiens de
Paris.
— Cela ne
suffit pas, madame, me dit le municipal; il faut une carte de
presse.
J’étais désolée: être là et
ne pas entrer. Je me souviens heureusement que M. Hamel, ancien
président de la Société des Gens de lettres,
dirigeait en quelque sorte cette cérémonie, car
c’était sur sa demande que le ministre avait accordé
l’autorisation d’ouvrir les sarcophages. Une carte de visite
passée, et je franchis la grille comme les
confrères.
Sous la
grande voûte froide du Panthéon, à peine une
centaine d’invités. Les femmes brillaient par leur absence;
j’étais seule avec deux autres dames, qui avaient par faveur
accompagné leur mari et leur père.
L’attente
est longue: une heure et demie; deux heures sonnent en
résonnant sourdement dans le grand édifice. On cause,
ces messieurs discutent.
—
Croyez-vous à la présence des corps?
— Non, il y
a longtemps qu’ils ont disparu.
C’est
l’opinion générale de la plus grande partie des hommes
réunis là: les tombes sont vides.
De vieux
érudits se racontent dans un coin les discussions
soulevées, les demandes et les réponses qui pendant de
si longues années ont passionné les
curieux.
Dans les
groupes qui discutent, je reconnais MM. Roujon, Berger,
délégués par le ministre de l’Instruction
publique, Montorgueil, Stiegler, Jules Clarétie, qui, lui, est
un convaincu.
— Les corps
sont ici, dit-il à des amis qui l’interrogent; pour moi, il
n’y a pas de doute.
Puis voici
plus loin, près d’un des grands piliers, MM. Berthelot,
Duvauchel, un féministe qui s’est occupé de
l’érection d’un monument à Rousseau; Clovis Hugues,
John Grand-Carteret, le Dr Cabanès, Lardy, qui
représente la ville de Ferney. J’en passe de plus
connus.
Enfin, la
commission qui doit présider à l’ouverture des tombeaux
est au complet; le commissaire de police est présent, il n’y a
plus qu’à descendre à la salle souterraine où
gisent les deux sarcophages.
Dans la
crypte lugubrement froide, d’un froid de sépulcre, on se
trouve devant une petite porte, qui ferme le caveau de Voltaire.
L’espace est étroit, on se presse; des jeunes gens, pour mieux
voir, escaladent le monument de Soufflot. La porte s’ouvre enfin, et
MM. Hamel, J. Clarétie, Roujon, Berger pénètrent
dans le caveau. Par cette échappée, on aperçoit
la statue en pied de Voltaire, dont la tête au sourire narquois
domine l’assistance.
—
Messieurs, Voltaire est bien là.
C’est M.
Hamel qui lance cette phrase d’une voix triomphante. Tout
aussitôt le défilé des curieux
commence.
Dans la
longue caisse de chêne, on aperçoit le crâne, dont
la forme et bien caractéristique, les tibias et les
vertèbres de ce qui fut Voltaire.
Voilà donc ce qui reste de celui qui fit craquer le
vieux monde et contribua à renverser, pour sa part, le
trône de Louis XVI, dont les cachets aux trois fleurs de lys de
France s’apercevaient encore un instant auparavant scellant la
bière du terrible rieur.
Maintenant
que la moitié du problème est résolue, il ne
reste plus qu’à vérifier le sarcophage de
Rousseau.
Le cercueil
qui est triple: cercueil de hêtre, cercueil de plomb et
cercueil de chêne, est long à forcer.
Le bruit de
la scie et du marteau résonne longtemps dans l’étroit
caveau où repose Rousseau. La nuit tombe. L’obscurité
est presque complète dans la crypte. L’anxiété
augmente. Rousseau, ainsi que Voltaire, va-t-il nous apparaître
dans sa caisse de chêne?
Un dernier
effort et le couvercle est soulevé.
— Rousseau
est superbe, messieurs, intact, les bras croisés sur sa
poitrine, crie un des membres de la commission qui se trouve devant
le cercueil au moment de l’ouverture.
— Et le crâne? et le crâne?
demande-t-on.
— Le
crâne, le voici, il ne présente aucune trace de
blessure.
Des
ah! retentissent triomphants.
Le
défilé commence, émotioné, devant le
cercueil où le squelette de Rousseau, admirablement
conservé, demeure étendu, loque lamentable dans la
poussière fine des étoffes et des chairs
réduites en cendre.
C’est fini,
les spectateurs un à un se retirent, remués, fiers
d’avoir vu les précieuses reliques.
— Dire que
j’ai tenu dans ma main le tibia de Voltaire, s’exclame avec une joie
émue un des jeunes gens présents. Ah! je suis plus
content que si j’avais serré la main de
Napoléon.
Voilà donc une légende qui
s’envole.
Combien
d’autres fables historiques ne résisteraient pas davantage
à un examen sérieux!
Voilà donc les royalistes de 1814
déchargés d’une accusation qu’on imputait à leur
fanatisme. Dans la joie de leur triomphe ils n’osèrent pas
jeter au vent ces cendres de leurs deux terribles
ennemis.
Une
réflexion s’impose.
Pourquoi
donc ne l’avaient-ils pas dit plus tôt? Le moyen de se
disculper était simple, et il semble étonnant qu’il ait
fallu attendre un gouvernement républicain pour que fût
prise une initiative dont le résultat détruit à
jamais la calomnie dont on poursuivait avec insistance les
réacteurs de la Restauration.
Enfin,
voilà résolu ce problème qui motiva tant de
chroniques et émut tant de chroniqueurs.
A qui le
tout maintenant?
On demande
des légendes à détruire et des calomnies
à réduire à néant.