[J.M. GALLANAR= éditeur]
JEAN JACQUES ROUSSEAU
NOUVELLES
LETTRES DE J. J. ROUSSEAU.
[ Du Peyrou/Moultou
1780-1789 quarto édition; t. XVII, pp. 1 [141]-301[441] (1782) ]
[141/1] NOUVELLES LETTRES DE J. J. ROUSSEAU.
LETTRE A Mr. V....s.
A Paris le 15 Octobre 1754.
Il faut vous tenir parole , Monsieur , &
satisfaire en même temps mon coeur & ma conscience ; car , estime , amitié,
souvenir, reconnoissance , tout vous est dû , & je m'acquitterai de tout cela
sans songer que je vous le dois. Aimons-nous donc bien tous deux & hâtons-
nous d'en venir au point de n'avoir plus besoin de nous le dire.
J'ai fait mon voyage très-heureusement &
plus promptement encore que je n'espérois. Je remarque que mon retour a surpris
bien des gens, qui vouloient faire entendre que la rentrée dans le royaume
m'étoit interdite & que j'étois relégué à Genève ; ce qui seroit pour moi ,
comme pour un Evêque français, être relégué à la cour. Enfin. m'y voici ,
malgré eux & leurs dents, en attendant que le coeur me ramène où vous êtes,
ce qui se seroit dès à présent, si je ne consultois que lui. Je n'ai trouvé ici
aucun de mes amis. Diderot est à Langres, Duclos en Bretagne , Grimm [2] en
Provence , d'Alembert même est en campagne , de sorte qu'il ne me reste ici que
des connoissances , dont je ne me soucie pas assez pour déranger ma solitude en
leur saveur. Le quatrième volume de l'Encyclopédie paroît depuis hier ; on le
dit supérieur encore au 3me. Je n'ai pas encore le mien ; ainsi je n'en puis
juger par moi-même. Des
nouvelles littéraires ou politiques , je n'en
sais pas, Dieu merci, & ne suis pas plus curieux des sottises qui se sont
dans ce monde que de celles qu'on imprime dans les livres.
J'oubliai de vous laisser , en partant les
canzoni que vous m'aviez demandées; c'est une étourderie que je réparerai ce
printemps , avec usure , en y joignant quelques chansons françaises, qui seront
mieux du goût de vos dames & qu'elles chanteront moins mal.
Mille respect je vous supplie , à M. votre père
& à Mde. votre mère, & ne m'oubliez pas non plus auprès de Mde. votre
soeur , quand vous lui écrirez ; je vous prie de me donner particulièrement de
ses nouvelles ; je me recommande encore à vous pour faire une ample mention de
moi dans vos voyages de Sécheron , au cas qu'on y soit encore. Item, à Mr. Mde. & Mlle. Mussard, à Châtelaine ; votre, éloquence aura
de quoi briller à faire l'apologie d'un homme qui , après tant d'honnêtetés
reçues , part & emporte le chat.
J'ai voulu faire un article à part pour M.
Abauzit. Dédommagez -moi en mon absence, de la gêne que m'a causé sa modestie,
toutes les sois que j'ai voulu lui témoigner ma profonde & sincère
vénération. Déclarez-lui , sans quartier, tous les sentimens dont vous me savez
pénétré [3] pour lui, & n'oubliez pas de vous dire à vous-même quelque
chose des miens pour vous.
p. s. Mlle. Le Vasseur vous prie d'agréer ses
très-humbles respects. Je me proposois d'écrire à M. de Rochemont; mais
cette maudite paresse.... Que votre amitié fasse pour la mienne auprès de lui ,
je vous en supplie.
LETTRE A Mr. V....s.
A Paris le 6 juillet 1755.
Voici. Monsieur , une longue interruption, mais
comme je n'ignore pas mes torts & que vous n'ignorez pas notre traité , je
n'ai rien de nouveau à vous dire pour mon excuse , & j'aime mieux
reprendre, notre correspondance
tout uniment , que de recommencer à chaque fois
mon apologie ou mes inutiles excuses.
Je suppose que vous avez vu actuellement
l'écrit pour lequel vous aviez marqué de l'empressement. Il y en a des
exemplaires entre les mains de M. Chapuis. J'ai reçu, à Genève, tant
d'honnêtetés de tout le monde que je ne saurois là-dessus donner des
préférences, sans donner en même temps des exclusions offensantes ; mais il y
auroit à voler M. Chapuis , une honnêteté dont l'amitié seule est capable,
& que j'ai quelque droit d'attendre de ceux qui m'en ont témoigné autant
que vous. Je ne puis exprimer la joie [4] avec laquelle j'ai appris que le
Conseil avoir agréé, au nom de la République , la dédicace de cet ouvrage &
je sens parfaitement tout ce qu'il y a d'indulgence & de grâce dans cet
aveu. J'ai toujours espéré qu'on ne pourroit méconnoître dans cet épitre les
sentimens qui l'ont dictée , & qu'elle seroit approuvée de tous ceux qui
les partagent ; je compte donc sur votre suffrage, sur celui de votre
respectable père & de tous mes bons concitoyens. Je me soucie très-peu de
ce qu'en pourra penser le reste de l'Europe. Au reste , on avoit affecté
de répandre des bruits terribles sur la violence de cet ouvrage, & il
n'avoir pas tenu à mes ennemis de me faire des affaires avec le gouvernement;
heureusement, l'on ne m'a point condamné sans me lire , & après l'examen,
l'entrée a été permise sans difficulté.
Donnez-moi des nouvelles de votre journal. Je
n'ai point oublié ma promesse, ma copie me presse si sort depuis quelque temps
qu'elle ne me donne pas le loisir de travailler. D'ailleurs je ne veux rien
vous donner que j'aie pu faire mieux : mais je vous tiendra parole , comptez-y
& le pis-aller sera de vous porter moi - même , le printemps prochain, ce
que je n'aurai pu vous envoyer plutôt ; si je connois bien votre cœur, je crois
qu'à ce prix vous ne serez pas fâché du retard.
Bon jour, Monsieur , préparez-vous à m'aimer
plus que jamais, car j'ai bien résolu de vous y forcer à mon retour.
[5] LETTRE A Mr. V....s.
A Paris le 23 Novembre 1755.
Que je suis touché de vos tendres inquiétudes !
Je ne vois rien de vous qui ne me prouve de plus en plus votre amitié pour moi
, & qui ne vous rende de plus en plus digne de la mienne. Vous avez quelque
raison de me croire mort en ne recevant de moi nul signe de vie, car je sens
bien que ce ne sera qu'avec elle que je perdrai les sentimens que je vous dois.
Mais toujours aussi négligeant que ci-devant je ne vaux pas mieux que je ne
faisois , si ce n'est qu je vous aime encore davantage ; & si vous saviez
combien il est difficile d'aimer les gens avec qui l'on a tort , vous sentiriez
que mon attachement pour vous n'est pas tout à fait sans prix.
Vous avez été malade & je n'en ai rien su :
mais savois que vous étiez surchargé de travail ; je crains que la fatigue
n'ait épuisé votre santé,, & que vous ne soyez encore prêt à la reperdre de
même; ménagez-la, je vous prie , comme un bien qui n'est pas à vous seul &
qui peut con tribuer à la consolation d'un ami qui a pour jamais perdu la
sienne. J'ai eu, cet été , une rechûte assez vive, l'automne a été très-bien;
mais les approches de l'hiver me sont cruelles; j'ignore ce que je pourrai vous
dire de celle du printemps.
[6] Le 5e. volume de l'Encyclopédie paroît
depuis quinze jours; comme la lettre E n'y est pas même achevée, votre article
n'y a pu être employé; j'ai même prié M. Diderot de n'en faire usage qu'autant
qu'il en sera content lui- même. Car dans un ouvrage fait avec autant de soin
que celui - là, il ne faut pas mettre un article foible, quand on n'en met
qu'un. L'article Encyclopédie, qui est de Diderot, fait l'admiration de tout
Paris , & ce qui augmentera la vôtre, quand vous le lirez , c'est qu'il l'a
fait étant malade.
Je viens de recevoir d'un noble Vénitien un
épitre Italienne où j'ai lu avec plaisir ces trois vers en l'honneur de la
patrie.
Deh ! Cittadino di Citta ben retta
E compagno e fratel d'ottime Genti
Ch' amor del giusto hà ragunate insieme ,
&c.
Cet éloge me paroît simple & sublime ,
& ce n'est pas d'Italie que je l'aurois attendu. Puissions-nous le mériter
!
Bon jour, Monsieur , il faut nous quitter, car
la copie me presse. Mes amitiés , je vous prie, à toute votre aimable famille ;
je vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE A Mr. V....s.
A l'Hermitage le 4 Avril 1757.
Votre lettre , mon cher concitoyen , est venue
me consoler dans un moment où je croyois avoir à me plaindre & l'amitié ,
& je n'ai jamais mieux senti combien la vôtre [7] m'étoit chère. Je me suis
dit : je gagne un jeune ami; je me survivrai dans lui , il aimera ma mémoire
après moi; & j'ai senti de la douceur à m'attendrir dans cette idée.
J'ai lu avec plaisir les vers de M. Roustan ;
il y en a de très-beaux parmi d'autres fort mauvais ; mais ces disparates sont
ordinaires au génie qui commence. J'y trouve beau de bonnes pensées & de la
vigueur dans l'expression ; j’ai grand peur que ce jeune homme ne devienne
assez bon poete pour être un mauvais prédicateur ; & le métier qu'un
honnête homme doit le mieux faire , c'est toujours le sien. Sa pièce peut
devenir sort bonne , mais elle a besoin d'être retouchée ; & à moins que M.
de Voltaire n'en voulût bien prendre la peine , cela ne peut pas se faire ailleurs
qu’à Paris ; car il y a une certaine pureté de goût & une correction de
style qu'on n'atteint jamais dans la province, quelqu'effort qu'on fasse pour
cela. Je chercherai volontiers quelque ami qui corrige la pièce & ne la
gâte pas ; c'est la manière la plus honnête & la plus convenable dont je
puisse remercier l'auteur; mais son consentement est préalablement nécessaire.
Il est vrai, mon ami , que j'espérois vous
embrasser ce printemps, & que je compte avec impatience les minutes qui
s'écoulent jusques à ma retraite dans la patrie ou du moins à son voisinage.
Mais j'ai ici une espèce de petit ménage, une vieille gouvernante de 80 ans
qu'il m'est impossible d'emmener, & que je ne puis abandonner, jusqu’à
qu'elle ait un asile , ou que Dieu veuille disposer d'elle ; je ne vois aucun
moyen de satisfaire mon empressement & le vôtre tant que cet obstacle
subsistera.
[8] Vous ne me parlez ni de votre santé ni de
votre famille, voilà ce que je ne vous pardonne point ; je vous prie de croire
que vous m'êtes cher & que j'aime tout ce qui vous appartient. Pour moi je
traîne & souffre plus patiemment dans ma solitude , que quand j'étois
obligé de grimacer devant les importuns ; cependant je vais toujours ; je me
promène , je ne manque pas de vigueur , & voici le temps que je vais me
dédommager du rude hiver que j'ai passé dans les bois.
Je vous prie instamment de ne point m'adresser
de lettres chez Mde. d'Epinay; cela lui donne des embarras, & multiplie les
frais ; il faut écrire, envoyer des exprès, & l'on évite tout cela en
m'écrivant tout bonnement à l'Hermitage sous Montmorenci , par Paris ; les
lettres me sont plus promptement , aussi fidellement rendues , & à moindres
frais pour Mde. d'Epinay & pour moi. A la vérité quand il est question de
paquets un peu gros , comme le précédent, on peut mettre une enveloppe avec
cette adresse : à M. de Lalive d'Epinay, Fermier Général du Roi , à l'hôtel des
fermes , à Paris. Car, ce que je vois qu'on ne sait pas à Genève, c'est que les
Fermiers Généraux ont bien leurs ports francs à l'hôtel des fermes , mais non
pas chez eux. Encore faut-il bien prendre garde qu'il ne paroisse pas que leurs
paquets contiennent des lettres à d'autres adresses ; & il y a dans cette
économie une petite manoeuvre que je n'aime point.
Adieu, mon cher concitoyen ; quand viendra le
temps où nous irons ensemble profiter des utiles délassemens de ce [9] médecin
du corps & de l'ame , de ce Chrysippe moderne, que j'estime plus que
l'ancien , que j'aime comme mon ami, & que je respecte comme mon, maître !
P. S. Je vous envoie ouverte ma réponse à M.
Roustan pour que vous en jugiez & que vous la supprimiez si vous la croyez
capable de lui déplaire ; car assurément ce n’est pas mon intention.
LETTRE A Mr. V....s.
Je me hâte , mon cher V.... s , de vous
rassurer sur le sens que vous avez donné à ma dernière lettre, & qui
surement n'étoit pas le mien. Soyez sûr que j'ai pour vous toute l'estime &
toute la confiance qu'un ami doit à son ami ; il est vrai que j'ai eu les mêmes
sentimens pour d'autres qui m'ont trompé , & que plein d'une amertume en
secret dévorée , il s'en est répandu quelque chose sur mon papier; mais, mon
ami , cela vous regardoit si peu que dans la même lettre je vous ai, ce me
semble , assez témoigné l'ardent désir que j'ai de vous voir & de vous
embrasser. Vous me connoissez mal ; si je vous croyois capable de me tromper ,
je n'aurois plus rien à vous dire.
J'ai reçu l'exemplaire de M. Du Villard ; je
vous prie de l'en remercier. S'il veut bien m'en adresser deux autres, non [10]
pas par la même voie dont il s'est servi ; mais à l'adresse de M. Coindet ,
chez MM. Thelusson, Necker & Compagnie , rue Michel-le-Comte , je lui e n
serai obligé. Il a eu tort d'imprimer cet article sans m'en rien dire ; il a
laissé des fautes que j'aurois ôtées , & il n'a pas fait des corrections
& additions que je lui aurois données.
J'ai sous presse un petit écrit sur l'article
Genève de M. d'Alembert. Le conseil qu'il nous donne d'établir une comédie m'a
paru pernicieux , il a réveillé mon zèle & m'a d'autant plus indigné , que
j'ai vu clairement qu'il ne se faisoit pas un scrupule de faire sa cour à M. de
Voltaire à nos dépens. Voilà les auteurs & les philosophes! Toujours pour
motif quelqu'intérêt particulier, & toujours le bien public pour prétexte.
Cher V.... s, soyons hommes & citoyens jusqu'au dernier soupir. Osons
toujours parler pour le bien de tous, fut-il préjudiciable à nos amis & à
nous-mêmes. Quoiqu'il en soit , j'ai dit mes raisons ; ce sera à nos
compatriotes à les peser. Ce qui me fâche , c'est que cet écrit est de la
dernière foiblesse ; il se sent de l'état de langueur où je suis , & où
j'étois bien plus encore quand je l'ai composé. Vous n'y reconnoîtrez plus rien
que mon coeur ; mais je me flatte que c'en est assez pour me conserver le
vôtre. Voulez-vous bien passer de ma part chez M. Marc Chapuis , lui faire mes
tendres amitiés , & lui demander s'il veut bien que je lui faire adresser
les exemplaires de cet écrit que je me suis réservés , afin de les
distribuer à ceux à qui je les destine , suivant la note que je lui enverrai ?
[11] Vous m'avez parlé ci-devant de Madame
d'E....y , l’ami Roustan que j'embrasse & remercie m'en parle, &
d'autres m'en parlent encore. Cela me fait juger qu'elle vous laisse dans une
erreur dont il faut que je vous tire. Si Madame d'E.....y vous dit que je suis
de ses amis , elle vous trompe ; si elle vous dit qu'elle est des miens, elle
vous trompe encore plus. Voilà tout ce que j'ai à vous dire d'elle.
Loin que l'ouvrage dont vous me parlez soit un
roman philosophique , c'est au contraire un commerce de bonnes gens. Si vous
venez , je vous montrerai cet ouvrage , & si vous jugez qu'il vous
convienne de vous en mêler , je
l'abandonne avec plaisir à votre direction.
Adieu , mon ami , songez , non pas, grâce au ciel , aux Ides de Mars; mais aux
Calendes de Septembre : c'est ce jour là que je vous attends.
LETTRE AU MÊME .
Montmorenci le 22 Octobre 1758.
Je reçois à l'instant, mon ami, votre dernière
lettre sans date , dans laquelle vous m'en annoncez une autre , sous le pli de
M. de Chenonceaux , que je n'ai point reçue; c'est une négligence de ses commis
, j'en suis sûr ; car vint me voir il y a peu de jours, & ne m'en parla
point. Quoi qu'il en soit , ne nous exposons plus au même inconvénient; [12]
écrivez-moi directement, & n'affranchissez plus vos lettres , car je ne
suis pas à portée ici d'en faire de même. Quoique ce paquet soit assez gros
pour en valoir la peine, je ne crois pas que mon ami regrette l'argent qu'il
lui coûtera, & je ne lui ai pas donné le droit, que je sache, de penser
moins favorablement de moi. Soyez aussi plus exact aux dates , que vous êtes
sujet à oublier.
L'écrit à M. d'Alembert paroît en effet à Paris
, depuis le 2 de ce mois ; je ne l'ai appris que le 7. Le lundi 8 , je reçus le
petit nombre d'exemplaires que mon libraire avoit joint pour moi à cet envoi ;
je les ai fait distribuer le même jour & les suivans , ensorte que le débit
de cet ouvrage ayant été assez rapide, tous ceux à qui j'en ai envoyé l'avoient
déjà, & voilà un des désagrémens auxquels m'assujettit l'inconcevable
négligence de ce libraire. Pour que vous jugiez s'il y a de ma faute dans les
retards de l'envoi pour Genève , je vous envoie une de ses lettres à demi
-déchirée , & que j'ai heureusement retrouvée. Si vous avez des relations
en Hollande , vous m'obligerez de vous en faire informer à lui - même. Selon
son compte , j'espère enfin que vous aurez reçu & distribué ceux qui vous
sont adressés. Je vous dirai sur celui de M. Labat , que nous ne nous sommes
jamais écrit, & que nous ne sommes par
conséquent en aucune espèce de relation;
cependant je serois bien aise de lui donner ce léger témoignage que je n'ai
point oublié ses honnêtetés. Mais , mon cher V.... s , Roustan est moins en
état d'en acheter un voudrois bien aussi lui donner cette petite marque de
souvenir; [13] & dans la balance, entre le riche & le pauvre , je
penche toujours pour le dernier. Je vous laisse le maître du choix. A l'égard
de l'autre exemplaire , il faut , s'il vous plait, le faire agréer à M. Soubeyran,
avec lequel j'ai de grands torts de négligence , & non pas d'oubli ;
tâchez, je vous prie, de l'engager à les oublier.
Je n'ignorois pas que l'article Genève étoit en
partie de M. de Voltaire ; quoique j'aie eu la discrétion de n'en rien dire ,
il vous sera aisé de voir , par la lecture de l'ouvrage, que je savois , en
l'écrivant , à quoi m'en tenir. Mais je trouverois bizarre que M. de Voltaire
crût, pour cela , que je manquerois de lui rendre un hommage que je lui offre
de très-bon coeur. Au fond , si quelqu'un devoit se tenir offensé ce seroit M.
d'Alembert; car, après tout , il est au moins le père putatif de l'article.
Vous verrez , dans sa lettre ci -jointe , comment il a reçu la déclaration que
je lui fis, dans le temps , de ma résolution. Que maudit soit tout respect
humain qui offense la droiture & la vérité ! J'espère avoir secoué pour
jamais cet indigne joug.
Je n'ai rien à vous dire sur la réimpression de
l' Economie politique , parce que je n'ai pas reçu la lettre où vous m'en
parlez. Mais je vous avoue que , sur l'offre de M. Du Villard, j'ai cru que
l'auteur pouvoit lui en demander deux exemplaires, & s'attendre à les
recevoir. S'il ne tient qu'i les payer , je vous prie d'en prendre le soin ,
& je vous serai rembourser cette avance avec celles que vous aurez pu faire
au sujet de mon dernier écrit , & dont je vous prie de m'envoyer la note.
[14] Je n'ai point lu le livre de l'Esprit ;
mais j'en aime & estime l'auteur. Cependant, j'entends de si terribles
choses de l'ouvrage , que je vous prie de l'examiner avec bien du soin , avant
d'en hasarder un jugement ou un extrait dans votre recueil.
Adieu , mon cher V.... s , je vous aime trop
pour répondre à vos amitiés ; ce langage doit être proscrit entre amis.
LETTRE AU MÊME.
Montmorenci le 21 Novembre 1758.
Cher V.... s , plaignez-moi. Les approches de
l'hiver se sont sentir. Je souffre , & ce n'est pas le pire pour ma
paresse. Je suis accablé de travail, & jamais mon dernier écrit ne m'a
coûté la moitié de la peine & du temps à faire, que me coûteront à répondre
les lettres qu'il m'attire. Je voudrois donner la préférence à mes concitoyens
; mais cela ne se peut sans m'exposer. Car , parmi les autres lettres , il y en
a de très - dangereuses , dans lesquelles on me tend visiblement des piéges ,
auxquelles il faut pourtant répondre , & répondre promptement , de peur que
mon silence même ne soit imputé à crime. Faites donc ensorte, mon ami , qu'un
retard de nécessité ne soit pas attribué à négligence , & que mes
compatriotes aient pour [15] moi plus d'indulgence que je n'ai lieu d'en
attendre des étrangers. J'aurai soin de répondre à tout le monde ; je détire
seulement qu'un délai forcé ne déplaise à personne.
Vous me parlez des critiques. Je n'en lirai
jamais aucun; c'est le parti que j'ai pris dès mon précédent ouvrage ; & je
m'en suis très-bien trouvé. Après avoir dit mon avis, mon devoir est rempli.
Errer est d'un mortel, & surtout d’un ignorant comme moi, mais je n'ai pas
l'entêtement de l'ignorance. Si j'ai fait des fautes, qu'on les censure, c'est
sort bien fait. Pour moi, je veux rester tranquille ; si la vérité m'importe,
la paix m'importe encore plus.
Cher V.... s , qu'avons-nous fait? Nous avons
oublié M. Abausit. Ah ! dites, méchant ami ! cet homme respectable, qui passe
sa vie à s'oublier soi-même, doit-il être oublié des autres ? Il falloit
oublier tout le monde avant lui. Que ne m'avez-vous dit un mot ? Je ne m'en
consolerai jamais. Adieu.
Je n'oublie pas ce que vous m'avez demandé pour
votre recueil ; mais . . . . . du temps ! du temps ! Hélas ! je n'en fais cas
que pour le perdre. Ne trouvez -vous pas qu'avec cela mes comptes seront bien
rendus ?
[16] LETTRE AU MÊME.
Montmorenci le 6 Janvier 1759.
Le mariage est un état de discorde & de
trouble pour les gens corrompus, mais pour les gens de bien il est le paradis
sur la terre. Cher V.... s , vous allez être heureux , peut-être l'êtes-vous
déjà. Votre mariage n'est point secret; il ne doit point l'être , il a
l'approbation de tout le monde, & ne pouvoit manquer de l'avoir. Je me fais
honneur de penser que votre épouse , quoiqu'étrangère , ne le sera point parmi
nous. Le mérite & la vertu ne sont étrangers que parmi les méchans ;
ajoutez une figure qui n'est commune nulle part, mais qui fait bien le
naturaliser partout , & vous verrez que Mademoiselle C....n, étoit
Genevoise avant de le devenir. Je m'attendris en songeant au bonheur de deux
époux si bien unis, à penser que c'est le sort qui vous attend. Cher ami !
quand pourrai-je en être témoin ? Quand verserai - je des larmes de joie en
embrassant vos chers enfans ? Quand me dirai -je , en
abordant votre chère épouse : “Voilà la mère de
famille que j'ai dépeinte ; voilà la femme qu'il saut honorer.”
Je ne suis point étonné de ce que vous avez
fait pour M. Abausit; je ne vous en remercie pas même ; c'est insulter ses amis
que de les remercier de quelque chose. Mais cependant vous avez donné votre
exemplaire, & il ne [17] suffit pas que vous en ayez un , il faut que vous
l’ayez ma main. Si donc il ne vous en reste aucun des miens, marquez -le moi ;
je vous, enverrai celui que je m'étois réservé , & que je n'espérois pas
employer si bien. Vous serez le maître de me le payer par un exemplaire
l'Economie politique ; car je n'en ai point reçu.
M. de Voltaire ne m'a point écrit. Il me met
tout-à-fait à mon aise , & je n'en suis pas fâché. La lettre de M. Tronchin
rouloit uniquement sur mon ouvrage & contenoit plusieurs objections
très-judicieuses, sur lesqu'elles pourtant je ne suis pas de son avis.
Je n'ai point oublié ce que vous voulez bien
désirer sur le choix littéraire. Mais , mon ami , mettez-vous à ma place ; je
n'ai pas le loisir ordinaire aux gens de lettres. Je suis si près de mes pièces
, que si je veux dîner, il faut que je le gagne ; si je me repose , il faut que
je jeûne, & je n’ai pour le métier d'auteur que mes courtes récréations.
Les foibles honoraires que m'ont rapporté mes écrits , m'ont laissé le loisir
d'être malade, & de mettre un peu plus de graisse dans ma soupe ; mais tout
cela est épuisé , & je suis plus près de mes pièces que je ne l'ai jamais
été. Avec cela, il faut encore répondre à cinquante mille lettres, recevoir
mille importuns, & leur offrir l'hospitalité. Le temps s’en va & les
besoins restent. Cher ami, laissons passer ces temps durs de maux, de besoins,
d'importunités, & croyez que je ne ferai rien si promptement & avec
tant de plaisir que d'achever le petit morceau que je vous destine, & qui
[18] malheureusement ne sera guère au goût de vos lecteurs ni de vos
philosophes ; car il est tiré de Platon.
Adieu, mon bon ami ; nous sommes tous deux
occupés ; vous, de votre bonheur; moi , de mes peines: mais l'amitié partage
tout. Mes maux s'allègent quand je songe que vous les plaignez ; ils s'effacent
presque par le plaisir de vous croire heureux. Ne montrez cette lettre à
personne, au moins le dernier article. Adieu derechef
LETTRE A Mr. V.....s.
Montmorenci le 14 Juin 1759.
Je suis négligent, cher V .... s, vous le savez
bien ; mais vous savez aussi que je n'oublie pas mes amis. Jamais je ne m'avise
de compter leurs lettres ni les miennes , & quelqu'exacts qu'ils puissent
être , je pense à eux plus souvent qu'ils ne m'écrivent. En rien de ce monde,
je ne m'inquiète de mes torts apparens , pourvu que je n'en aie pas de
véritables, & j'espère bien n'en avoir jamais à me reprocher avec vous. Quand
M. Trochin vous a dit que j'avois pris le parti de ne plus aller à Genève , il
a , lui , pris la chose au pis. Il y a bien de la différence entre n'avoir pas
pris, quant à présent, la résolution d'aller à Genève, ou avoir pris celle de
n'y aller plus. J'ai si peu pris cette dernière , que si je savois y pouvoir
être de la moindre utilité à quelqu'un ou seulement [19] y être vu avec plaisir
de tou le monde , je partirois dés demain; mais , mon bon ami, ne vous y
trompez pas , tous les Genevois n'ont pas pour moi le coeur de mon ami V.... s
; tout ami de la vérité trouvera des ennemis partout, & il m'est moins dur
d'en trouver partout ailleurs, que dans ma patrie. D'ailleurs, mes chers
Genevois travaille, on travaille à vous mettre tous sur un si bon ton, &
l'on y réussit si bien , que je vous trouve trop avancés pour moi. Vous voilà
tous si élégans , si brillans , si agréables , que seriez-vous de ma bizarre
figure & de mes maximes gothiques? Que deviendrois -je au milieu de vous à
présent que vous avez un maître en plaisanteries qui vous instruit si bien ?
Vous me trouveriez fort ridicule , & moi je vous trouverois fort jolis ;
nous aurions grand peine à nous accorder ensemble. Je ne veux point vous
répéter mes veilles rabâcheries, ni aller chercher de l'humeur parmi vous. Il
vaut mieux rester en des lieux où, si. je vois des choses qui me déplaisent,
l'intérêt que j'y prends n'est pas assez grand pour me tourmenter. Voilà, quant
à présent, la disposition où je me trouve, & mes raisons pour pas changer,
tant que ne convenant pas au pays où vous êtes , je ne serai pas dans ce
pays-ci un hôte trop insupportable, & jusqu'ici je n'y suis pas traité
comme tel. Que s'il m'arrivoit jamais d'être obligé d'en sortir, j'espère que
je ne rendrois pas si peu d'honneur à ma patrie que de la prendre pour un
pis-aller.
Adieu, cher V .... s , je n'ai pas oublié le
temps où vous m'offrîtes de me venir voir, & où , quand je vous eus pris
[20] au mot, vous ne m'en parlâtes plus. Je n'ai rien dit quand vous êtes resté
garçon , & si , maintenant que vous voilà. marié , & que la chose est
impossible , je vous en parle , c'est pour vous dire que je ne désespère point
d'avoir le plaisir de vous embraser , non pas à Montmorenci , mais à Genève.
Adieu, de tout mon cœur.
LETTRE A Mr. CARTIER.
A Montmorenci le 10 Juillet 1759.
Je te remercie de tout mon coeur, mon bon
patriote, & de l'intérêt que tu veux bien prendre à ma santé , & des
offres humaines & généreuses que cet intérêt t'engage à me faire, pour la
rétablir. Crois que si la chose étoit faisable, j'accepterois ces offres avec
autant & plus de plaisir de toi que de personne au monde ; mais, mon cher,
on t'a mal exposé l'état de la maladie ; le mal est plus grave & moins
mérité , & un vice de conformation apporté dès ma naissance, achève de le
rendre absolument incurable. Tout ce qu'il y aura donc de réel dans l'effet de
tes offres , c'est la reconnoissance qu'elles m'inspirent , & le plaisir de
connoître & d'estimer un de mes concitoyens de plus.
Quant à ton style , il est bon & honorable
pourquoi veux-tu t'excuser puisqu'il est celui de l'amitié ? Je ne peux mieux
te montrer que je l'approuve qu'en m'efforçant de l'imiter, [21] & il ne
tient qu'à toi de voir que c'est de bon cœur. Ne serois-tu point par hasard un
de nos frères les Quakers? Si cela est , je m'en réjouis , car je les aime
beaucoup, & à cela près que je ne tutoye pas tout le monde, je me crois
plus Quaker que toi. Cependant, peut-être n'est-ce pas là ce que nous faisons
de mieux l'un & l'autre ; car c'est encore une autre folie que d'être sage
parmi les foux. Quoiqu'il en soit, je suis très-content de toi & de ta
lettre , excepté la fin où tu te dis encore plus à moi qu'à toi ; car tu mens ,
& ce n'est pas la peine de se mettre à tutoyer les gens pour leur dire
aussi des mensonges. Adieu, cher patriote , je te & salue & t'embrase
de tout mon cœur. Tu peux, compter que je ne mens pas en cela.
LETTRE A Mr. M.....u.
A Montmorenci le 29 Janvier 1760.
Si j'ai des torts avec vous , Monsieur , je
n'ai pas celui de ne les pas sentir & de ne me les pas reprocher. Mon
silence est bien plus contre moi que contre vous ; car comment répondre à une
lettre qui m'honore si fort & où je reconnois si peu ? Je laisserai de
votre lettre ce qui ne me convient pas; je ne vous rendrai point les éloges que
vous me donnez; je suppose que vous n'aimeriez pas à les entendre, &
tâcherai de mériter dans la suite que vous en pensiez au de moi.
[22] M. Favre avoit un extrait de votre sermon
sur le luxe ; il me l'a lu & je l'ai prié de me le prêter pour le copier.
M'entendez-vous , Monsieur?
Au reste vous êtes le premier, que je sache,
qui ait montré que la feinte charité du riche n'est en lui qu'un luxe de plus;
il nourrit les pauvres comme des chiens & des chevaux. Le mal est que les
chiens & les chevaux servent à ses plaisirs, & qu'à la fin les pauvres
l'ennuient ; à la fin c'est un air de les laisser périr comme c'en fut d'abord
un de les assister.
J'ai peur qu'en montrant l'incompatibilité du
luxe & de l'égalité , vous n'ayez fait le contraire de ce que vous vouliez
: vous ne pouvez ignorer que les partisans du luxe sont tous ennemis de
l'égalité. En leur montrant comment il la détruit, vous ne serez que le leur
faire aimer davantage ; il falloir faire voir, au contraire , que l'opinion
tournée en faveur de la richesse & du luxe , anéantit l'égalité des rangs ;
& que tout crédit gagné par les riches , est perdu pour les magistrats. Il
me semble qu'il y auroit là-dessus un autre sermon, bien plus utile à faire,
plus profond, plus politique encore , & dans lequel, en faisant votre cour
, vous diriez des vérités très-importantes , & dont tout le monde seroit
frappé.
Ne nous faisons plus illusion , Monsieur ; je
me suis trompé dans ma lettre à M. d'Alembert. Je ne croyois pas nos progrès si
grands, ni nos moeurs si avancées. Nos maux sont désormais sans remède ; il ne
vous faut plus que des palliatifs, & la comédie en est un. Homme de bien,
ne perdez pas votre ardente éloquence à nous prêcher l'égalité; [23] vous ne seriez
plus entendu. Nous ne sommes encore des esclaves ; apprenez-nous , s'il se peut
, à n'être des méchans. Non ad vetera insituta , quœ jam pridem corruptis
moribus , ludibrio sunt , revocans ; mais en retardent le progrès du mal par
des raisons d'intérêt, qui seules peuvent toucher des hommes corrompus. Adieu,
Monsieur , je vous embrasse.
LETTRE A
Mr.....
Montmorenci .....1760.
Le mot propre me vient rarement , & je ne
le regrette guère en écrivant à des lecteurs aussi clairvoyans que vous. La
préface *[* Celle de la nouvelle Héloïse.] est imprimée , ainsi je n'y puis
plus rien changer. Je l'ai déjà confue à la première partie ; je l’en
détacherai pour vous l'envoyer , si vous voulez ; mais elle ne contient rien
dont je ne vous aie déjà dit ou écrit la substance, & j'espère que vous ne
tarderez pas à l'avoir avec le livre même, car il est en route; malheureusement
mes exemplaires ne viennent qu'avec ceux du libraire. J'espère pourtant faire
ensorte que vous ayez le vôtre avant que le livre soit public. Comme cette
préface n'est que l'abrégé de celle dont je vous ai parlé, je persiste dans la
pensée de donner celle-ci à part; mais j'y dis trop de bien & trop de mal
du livre pour la [24] donner d'avance , il faut lui laisser faire son effet bon
ou mauvais de lui-même , & puis la donner après.
Quant aux aventures d'Edouard, il seroit trop
tard, puisque le livre est imprimé; d'ailleurs , craignant de succomber à la
tentation, j'en ai jeté les cahiers au feu, & il n'en reste qu'un court
extrait que j'en ai fait pour Madame la Maréchale de Luxembourg, & qui est
entre ses mains.
A l'égard de ce que vous me dites de Wolmar
& du danger qu'il peut faire courir à l'éditeur, cela ne m'effraie point;
je suis sûr qu'on ne m'inquiétera jamais justement, & c'est une folie de
vouloir se précautionner contre l'injustice. Il reste là-dessus d'importantes
vérités à dire, & qui doivent être dites par un croyant. Je serai ce
croyant-là, & si je n'ai pas le talent nécessaire , j'aurai du moins
l'intrépidité. A Dieu ne plaise que je veuille ébranler cet arbre sacré que je
respecte , & que je voudrois cimenter de mon sang. Mais j'en voudrois bien
ôter les branches qu'on y a greffées, & qui portent de si mauvais fruits.
Quoique je n'aie plus reçu de nouvelles de mon
libraire depuis la dernière feuille , je crois son envoi en route , &
j'estime qu'il arrivera à Paris vers Noël. Au reste, si vous n'êtes pas honteux
d'aimer cet ouvrage, je ne vois pas pourquoi vous vous abstiendriez de dire que
vous l'avez lu, puisque cela ne peut que favoriser le débit. Pour moi , j'ai
gardé le secret que nous nous sommes promis mutuellement; mais si vous me
permettez de le rompre , j'aurai grand soin de me vanter de votre approbation.
Un jeune Genevois qui a du goût pour les beaux arts a [25] entrepris de faire
graver pour ce livre un recueil d'estampes dont je lui ai donné, les sujets :
comme elles ne peuvent être prêtes à temps pour paroître avec le livre , elles
se débiteront à part.
LETTRE A Mr. M.....u.
A Montmorenci le 29 Mai 1761.
Vous pardonneriez aisément mon silence, cher M
.....u, si vous connoissiez mon état ; mais sans vous écrire, je ne lasse pas
de penser à vous , & j'ai une proposition à vous faire. Ayant quitté la
plume & ce tumultueux métier d'auteur pour lequel je n'étois point né , je
m'étois proposé, après la publication de mes rêveries sur l'éducation, de finir
par une édition générale de mes écrits, dans laquelle il en seroit entré
quelques-uns qui sont encore en manuscrit. Si peut-être le mal qui me consume
ne me laissoit pas le temps de faire cette édition moi - même, seriez-vous
homme à faire le voyage de Paris, à venir examiner mes papiers dans les mains
où ils seront laissés, & à mettre en état de paroître ceux que vous jugerez
bons à cela,? Il faut vous prévenir que vous trouverez des sentimens sur la
religion , qui ne sont pas les vôtres , & que peut - être vous
n'approuverez pas , quoique les dogmes essentiels à l'ordre moral s'y trouvent
tous. Or , je ne veux [26] qu'il soit touché à cet article ; il s'agit donc de
savoir s’il tous convient de vous prêter à cette édition avec cette réserve ,
qui , ce me semble , ne peut vous compromettre en rien , quand on saura qu'elle
vous est formellement imposée , sauf à vous de réfuter en votre nom, & dans
l’ouvrage même , si vous le jugez à propos , ce qui vous paroîtra mériter
réfutation , pourvu que vous ne changiez opprimiez rien sur ce point ; sur tout
autre vous serez le maître.
J’ai besoin, Monsieur, d'une réponse sur cette
proposition avant de prendre les derniers arrangemens, que mon état rend
nécessaires. Si votre situation , vos affaires ou d'autres raisons vous
empêchent d'acquiescer , je ne vois que M. Roustan , qui m'appelle son maître ,
lui qui pourroit être le mien, auquel je pusse donner la même confiance, &
qui, je crois , rendroit volontiers cet honneur à ma mémoire. En pareil cas,
comme sa situation est moins aisée que la vôtre, on prendroit des mesures pour
que ces soins ne lui sussent pas onéreux. Si cela ne vous convient ni à l'un ni
à l'autre , tout restera comme il est; car je suis bien déterminé à ne confier
les mêmes soins à nul homme de
lettres de ce pays. Réponse précise &
directe , je vous supplie , le plutôt qu'il se pourra , sans vous servir de la
voie de M. C....t. Sur pareille matière le secret convient, & je vous le
demande. Adieu , vertueux M.....u, je ne vous fais pas des complimens, mais il
ne tient qu'à vous de voir si je vous estime.
Vous comprenez bien que la nouvelle Héloïse ne
doit pas dans entrer
dans le recueil de mes écrits.
[27] LETTRE AU MÊME.
A Montmorenci le 24 Juillet 1761.
Je ne doutois pas , Monsieur, que vous
n'acceptassiez avec plaisir les soins que je prenois la liberté de confier à
votre amitié, & votre consentement m'a plus touché que surpris. Je puis
donc , en quelque temps que je cesse de souffrir , compter que si mon recueil
n'est pas encore en état de voir le jour, vous ne dédaignerez pas de l'y mettre
, & cette confiance m'ôte absolument l'inquiétude qu'il est difficile de
n'avoir pas en pareil cas pour le sort de ses ouvrages. Quant aux soins qui
regardent l'impression , comme il ne faut que de l'amitié pour les prendre ,
ils seront remplis en ce pays-ci par les amis auxquels je suis attaché , &
que je laisserai dépositaires de mes papiers pour en disposer selon leur
prudence & vos conseils. S'il s'y trouve en manuscrit quelque chose qui
mérite d'entrer dans votre cabinet , de quoi je doute , je m'estimerai plus
honoré qu'il soit dans vos mains que dans celles du public , & mes amis
penseront comme moi. Vous voyez qu'en pareil cas un voyage à Paris seroit
indispensable ; mais vous seriez toujours le maître de choisir le temps de
votre commodité ; & dans votre façon de penser , vous ne tiendriez par ce
voyage pour perdu , non-seulement par le service que vous rendriez à ma
mémoire, mais encore par le plaisir de connoître des [28] personnes estimables
& respectables , les seuls vrais amis que j'ai jamais eus , & qui
surement deviendroient aussi les vôtres. En attendant , je n'épargne rien pour
vous abréger du travail. Le peu de momens où mon état me permet de m'occuper,
sont uniquement employés à mettre au net mes chiffons ; & depuis ma lettre
, je n'ai pas laisse d'avancer assez la besogne pour espérer de l'achever , à
moins de nouveaux accidens.
Connoissez -vous un M. Mollet, dont je n'ai
jamais entendu parler? Il m'écrivit y a quelque temps une espèce de relation
d'une fête militaire , laquelle me fit grand plaisir , & je l'en remerciai.
Il est parti de là pour faire imprimer , sans m'en parler , non-seulement sa
lettre , mais ma réponse , qui n'étoit surement pas faite pour paroître en
public. J'ai quelquefois essuyé de pareilles malhonnêtetés , mais ce qui me
fâche est que celle -ci vienne de Genève. Cela m'apprendra une fois pour toutes
à ne plus écrire à gens que je ne connois point.
Voici , Monsieur , deux lettres dont je grossis
à regret celle-ci , l'une est pour M. Roustan , dont vous avez bien voulu m'en
faire parvenir une , & l'autre pour une bonne femme qui m'a élevé, &
pour laquelle je crois que vous ne regretterez pas l'augmentation d'un port de
lettre, que je ne veux pas lui faire coûter , & que je ne puis affranchir
avec sûreté à Montmorenci. Lisez dans mon coeur , cher M.....u, le principe de
la familiarité dont j'use avec vous, & qui seroit indiscrétion pour un
autre ; le vôtre ne lui donnera pas ce nom -là. Mille choses pour moi à l'ami
Vernes, Adieu , je vous embrasse tendrement.
[29] LETTRE
A Mr. R.....
Montmorenci le 24 Octobre 1761.
Votre lettre , Monsieur , du 30 Septembre ayant
passé par Genève , c'est - à - dire , ayant traversé deux fois la France , ne
m'est parvenue qu'avant hier. J'y ai vu avec une douleur mêlée d'indignation ;
les traitemens affreux que souffrent nos malheureux frères dans le pays où vous
êtes, & qui m'étonnent d'autant plus que l'intérêt du gouvernement seroit ,
ce me semble , de les laisser en repos , du moins quant à présent. Je comprends
bien que les furieux qui les oppriment , consultent bien plus leur humeur sanguinaire
que l'intérêt du gouvernement ; mais j'ai pourtant quelque peine à croire
qu'ils se portassent à ce point de cruauté , si la conduite de nos frères n'y
donnoit pas quelque prétexte. Je sens combien il est dur de se voir sans cesse
à la merci d'un peuple cruel ; sans appui , sans ressource , & sans avoir
même la consolation d'entendre en paix la parole de Dieu. Mais cependant ,
Monsieur, cette même parole de Dieu est formelle sur le devoir d'obéir aux lois
des princes. La défense de s'assembler est incontestablement dans leurs droits
; & après tout , ces assemblées n'étant pas de l'essence du Christianisme ,
on peut s'en abstenir sans renoncer à sa soi. L'entreprise d'enlever un homme
des
mains de la justice ou de ses ministres , [30]
fut-il même injustement détenu , est encore une rebellion qu'on ne peut
justifier, & que les puissances sont toujours en droit de punir. Je
comprends qu'il y a des vexations si dures qu'elles lassent même la patience
des justes. Cependant qui veut être Chrétien, doit apprendre à souffrir ; &
tout homme doit avoir une conduite conséquente à sa doctrine. Ces objections
peuvent être mauvaises ; mais toutefois si on me les faisoit , je ne vois pas
trop ce que j'aurois à repliquer.
Malheureusement je ne suis pas dans le cas d'en courir le risque. Je suis
très-peu connu de M ......, & je ne le suis même que par quelque tort qu'il
a eu jadis avec moi , ce qui ne le disposeroit pas favorablement pour ce que
j'aurois à lui dire ; car , comme vous devez savoir , quelquefois l'offensé
pardonne , mais l'offenseur ne pardonne jamais. Je ne suis pas en meilleur
prédicament auprès des ministres , & quand j'ai eu à demander à quelqu'un
d'eux, non des grâces, je n'en demande point, mais la justice la plus claire
& la plus due , je n'ai pas même obtenu de réponse. Je ne serois , par un
zèle indiscret , que gâter la cause pour laquelle je voudrois m'intéresser. Les
amis de la vérité ne sont pas bien venus dans les cours, & ne doivent pas
s'attendre à l'être. Chacun a sa vocation sur la terre ; la mienne est de dire
au public des vérités dures , mais utiles ; je tâche de la remplir , sans
m'embarrasser du mal que m'en veulent les méchans , & qu'ils me sont quand
ils peuvent. J'ai prêché l'humanité , la douceur, la tolérance autant qu'il a
dépendu de moi , ce n'est pas ma [31] faute si l'on ne m'a pas écouté ; du
reste , je me suis fait une loi de m'en tenir toujours aux vérités générales ;
je ne fais ni libelles, ni satires; je n'attaque point un homme mais les hommes
; ni une action , mais un vice. Je ne saurois , Monsieur , aller au -delà.
Vous avez pris un meilleur expédient en
écrivant à M..... il est fort ami de ........ & se seroit certainement
écouter, s'il lui parloit pour nos frères ; mais doute qu'il mette un grand ,
zèle à sa recommandation; mon cher Monsieur , la volonté lui manque , à moi le
pouvoir ; & cependant le juste pâtit. Je vois par votre lettre que vous
avez , ainsi que moi , appris à souffrir à l'école de la pauvreté ; hélas !
elle nous fait compatir aux malheurs des autres , mais elle
nous met hors d'état de les soulager. Bon jour,
Monsieur , je vous salue de tout mon coeur.
LETTRE A Mr. M.....u.
A Montmorenci le 16 Février 1762.
Plus de Monsieur, cher M......u , je vous en
supplie; je ne puis souffrir ce mot -là entre gens qui s'estiment & qui
s'aiment : je tâcherai de mériter que vous ne vous en serviez plus avec moi.
Je suis touché de vos inquiétudes sur ma sûreté
; mais [32] vous devez comprendre que dans l'état où je suis , il y a plus de
franchise que de courage à dire des vérités utiles , & je puis désormais
mettre les hommes au pis, sans avoir grand chose à perdre. D'ailleurs , en tout
pays , je respecte la police & les lois , & si je parois ici les éluder
, ce n'est le qu’une apparence qui n'est point fondée ; on ne peut être plus en
règle que je le suis ; il est vrai que si l'on m'attaquoit, je ne pourrois sans
bassesse employer tous mes avantages pour me défendre ; mais il n'en est pas
moins vrai qu’on ne pourroit m'attaquer justement , & cela suffit pour ma
tranquillité ; toute ma prudence dans ma conduite est qu’on ne puisse jamais me
faire mal sans me faire tort ; mais aussi je ne me dépars jamais de-là. Vouloir
se mettre à l’abri de l'injustice , c'est tenter l'impossible , & prendre
des précautions qui n'ont point de fin. J'ajouterai qu'honoré dans ce pays de
l'estime publique , j'ai une grande défense dans la droiture de mes intentions
qui se fait sentir dans écrits. Le Français est
naturellement humain & hospitalier; que gagneroit-on de persécuter un
pauvre malade qui n'est sur le chemin de personne , & ne pêche que la paix
& la vertu ? Tandis que l'auteur du livre de l'Esprit vit en paix dans sa
patrie , J. J. Rousseau peut espérer de être pas tourmenté.
Tranquillisez - vous donc sur mon compte ,
& soyez persuadé que je ne risque rien. Mais pour mon livre , je vous
avoue qu'il est maintenant dans un état de crise qui me fait craindre pour son
sort. Il faudra peut-être n'en laisser paroître qu’une partie , ou le mutiler
misérablement; [33] & là-dessus je vous dirai que mon parti est pris. Je
laisserai ôter ce qu'on voudra des deux premiers volumes , mais je ne
souffrirai pas qu'on touche à la profession de soi. Il faut qu'elle reste telle
qu'elle est, ou qu'elle soit supprimée ; la copie qui est entre vos mains me
donne le courage de prendre ma résolution là-dessus. Nous en reparlerons quand
j'aurai quelque chose de plus à vous dire ; quant à présent, tout est suspendu.
Le grand éloignement de Paris & d'Amsterdam fait que toute cette affaire se
traite fort lentement , & tire extrêmement en longueur.
L'objection que vous me faites sur l'état de la
religion en Suisse & à Genève, & sur le tort qu'y peut faire l'écrit en
question , seroit plus grave si elle étoit fondée : mais je suis bien éloigné
de penser comme vous sur ce point. Vous dites que vous avez lu vingt fois cet
écrit ; hé bien , cher M.....u , lisez-le encore une vingt-unième ; & si
vous persistez alors dans votre opinion , nous la discuterons.
J'ai du chagrin de l'inquiétude de M. votre
père , & surtout par l'influence qu'elle peut avoir sur votre voyage ; car,
d'ailleurs , je pense trop bien de vous pour croire que , quand votre fortune
seroit moindre, vous en fussiez plus malheureux. Quand votre résolution sera
tout-à-fait prise là - dessus , marquez - le moi , afin que je vous garde , ou
vous envoie le misérable chiffon auquel votre amitié veut bien mettre un prix.
J'aurois d'autant plus de plaisir à vous voir , que je me sens un peu soulage ,
& plus en état de profiter de votre commerce ; j'ai quelques instans de
relâche que je n'avois pas auparavant, & ces instans me seroient [34] plus
chers , si je vous avois ici. Toutefois vous ne me devez rien , & vous
devez tout à votre père , à votre famille , à votre état , & l'amitié qui
se cultive aux dépens du devoir n'a plus de charmes. Adieu , cher M.....u , je
vous embrasse de tout mon coeur. J'ai brûlé votre précédente lettre: mais
pourquoi signer ? avez-vous peur que je ne vous reconnoisse pas?
LETTRE A Mr. M.....u.
Montmorenci 25 Avril 1762.
Je voulois, mon cher concitoyen, attendre pour
vous écrire , & pour vous envoyer le chiffon ci -joint , puisque vous le
désirez , de pouvoir vous annoncer définitivement le sort de mon livre; mais
cette affaire se prolonge trop pour m'en laisser attendre la fin. Je crois que
le libraire a pris le parti de revenir au premier arrangement, & de faire
imprimer en Hollande , comme il s'y étoit d'abord engagé. J'en suis charmé ,
car c'étoit toujours malgré moi que , pour augmenter son gain , il prenoit le
parti de faire imprimer en France , quoique de ma part je fusse autant en règle
qu'il me convient , & que je n'eusse rien fait sans l'aveu du magistrat.
Mais maintenant que le libraire a reçu & payé le manuscrit , il en est le
maître. Il ne me le rendroit pas quand je lui rendrois son argent, [35] ce que
j'ai voulu faire inutilement plusieurs fois , & ce que je ne suis plus en
état de faire. Ainsi , j'ai résolu de ne plus m'inquiéter de cette affaire ,
& de laisser courir sa fortune au livre , puisqu'il est trop tard pour
l'empêcher.
Quoique par-là toute discussion sur le danger
de la profession de foi devienne inutile , puisqu'assurément , quand je la
voudrois retirer , le libraire ne me la rendroit pas, j'espère pourtant que
vous avez mis ses effets au pis , en supposant qu'elle jetteroit le peuple
parmi nous dans une incrédulité absolue ; car premièrement , je n'ôte pas à
pure perte , & même je n'ôte rien , & j'établis plus que je ne détruis.
D'ailleurs , le peuple aura toujours une religion positive , fondée sur
l'autorité des hommes , & il est impossible que sur mon ouvrage , le peuple
de Genève en préfère une autre à celle qu'il a. Quant aux miracles , ils ne
sont pas tellement liés à cette autorité qu'on ne puisse les en détacher à
certain point, & cette séparation est très- importante à faire , afin qu'un
peuple religieux ne soit pas à discrétion des fourbes & des novateurs ; car
, quand vous ne tenez le peuple que par les miracles, vous ne tenez rien. Ou je
me trompe fort, ou ceux sur qui mon livre seroit quelque impression parmi le
peuple , en seroient beaucoup plus gens de bien, & n'en seroient guères
moins Chrétiens , ou plutôt ils le seroient plus essentiellement. Je suis donc
persuadé que le seul mauvais effet que pourra faire mon livre parmi les nôtres
sera contre moi ; & même je ne doute point que les plus incrédules ne
soufflent encore plus le feu que les dévots ; mais cette considération ne m’a
[36] jamais retenu de faire ce que j'ai cru bon & utile. Il y a long-temps
que j'ai mis les hommes au pis , & puis je vois très-bien que cela ne sera
que démasquer des haines qui couvent ; autant vaut les mettre à leur aise.
Pouvez-vous croire que je ne m'apparçoive pas que ma réputation blesse les yeux
de mes concitoyens, & que si Jean-Jaques n'étoit pas de Genève, Voltaire y
eût été moins fêté? Il n'y a pas une ville de l'Europe dont il ne me vienne des
visites à Montmorenci , mais on n'y apperçoit jamais la trace d'un Genevois , &
quand il y en est venu quelqu'un , ce n'a jamais été que des disciples de
Voltaire qui ne sont venus que comme espions. Voilà, très -cher concitoyen, la
véritable raison qui m'empêchera de jamais me retirer à Genève ; un seul
haineux empoisonneroit tout le plaisir d'y trouver quelques amis. J'aime trop
ma patrie pour supporter de m'y voir haï. Il vaut mieux vivre & mourir en
exil. Dites-moi donc ce que je risque. Les bons sont à l'épreuve , & les
autres me haïssent déjà. Ils prendront ce prétexte pour se montrer, & je
saurai du moins à qui j'ai affaire. Du reste , nous n'en serons pas sitôt à la
peine. Je vois moins clair que jamais dans le sort de mon livre , c'est un
abîme de mystère où je ne saurois pénétrer. Cependant il est payé, du moins en
partie, & il me semble que dans les actions des hommes, il faut toujours en
dernier ressort remonter à la loi de l'intérêt. Attendons.
Le Contrat Social est imprimé , & vous en
recevrez , par, l'envoi de Rey, douze exemplaires , francs de port, comme
j'espère ; sinon vous aurez la bonté de m'envoyer la note [37] de vos
déboursés. Voici la distribution que je vous prie de vouloir bien faire des
onze qui vous resteront, le vôtre prélevé.
I à la Bibliothèque, &c.
A propos de la bibliothèque, ne sachant point
le nom des Messieurs qui en sont chargés à présent, & par conséquent ne
pouvant leur écrire , je vous prie de vouloir bien leur dire de ma part , que
je suis chargé par M. le Maréchal de Luxembourg d'un présent pour la
bibliothèque. C'est un exemplaire de la magnifique édition des Fables de La
Fontaine, avec des figures d'Oudry en 4 volumes in-folio. Ce beau livre est
actuellement entre mes mains, & ces Messieurs le seront retirer quand il
leur plaira. S'ils jugent à propos d'en écrire une lettre de remercîment à M.
le Maréchal, je crois qu'ils seroient une chose convenable. Adieu, cher
concitoyen, ma feuille est finie , & je ne sais finir avec vous que comme
cela. Je vous embrasse.
P. S. Vous verrez que cette lettre est écrite à
deux reprises , parce que je me suis fait une blessure à la main droite qui m'a
long-temps empêché de tenir la plume. C'est avec regret que je vous fais coûter
un si gros port, mais vous l'avez voulu.
[38] LETTRE A Mr. DE***.
Montmorenci le 7 Mai 1762.
C’est à moi, Monsieur, de vous remercier de ne
pas dédaigner de si foibles hommages, que je voudrois bien rendre plus dignes
de vous être offerts. Je crois, à propos de ce dernier écrit, devoir vous
informer d'une action du fleur Rey, laquelle a peu d'exemple chez les
libraires, & ne sauroit manquer de lui valoir quelque partie des bontés
dont vous m'honorez. C'est, Monsieur, qu'en reconnoissance des profits qu'il
prétend avoir faits sur mes ouvrages , il vient de passer en faveur de ma
gouvernante l'acte d'une pension viagère de trois cent livres , & cela de
son propre mouvement, & de la manière du monde la plus obligeante. Je vous
avoue qu'il s'est attaché pour le reste de ma vie, un ami par ce procédé, &
j'en suis d'autant plus touché , que ma plus grande peine, dans l'état où je
suis , étoit l'incertitude de celui où je laisserois cette pauvre fille, après
dix-sept ans de services, de soins & d'attachement. Je sais que le fleur
Rey n'a pas une bonne réputation dans ce pays-ci , & j'ai eu moi-même plus
d'une occasion de m'en plaindre, quoique jamais sur des discussions d'intérêt ,
ni sur sa fidélité à faire honneur à ses engagemens. Mais il est confiant aussi
qu'il est généralement estimé en Hollande, & voilà , ce me semble , un fait
authentique qui doit effacer bien des imputations vagues [39] En voilà
beaucoup, Monsieur, sur une affaire dont j'ai le coeur plein, mais le vôtre est
fait pour sentir & pardonne ces choses-là.
LETTRE A Mr. M.....u.
Montmorenci le 30 Mai 1762.
L'état critique où étoient vos enfans, quand
vous m'avez écrit , me fait sentir pour vous la sollicitude & les allarmes
paternelles. Tirez-moi d'inquiétude aussitôt que vous le pourrez: car, cher
M.....u , je vous aime tendrement.
Je suis très-sensible au témoignage d'estime
que je reçois de la part de M. de Reventlouv, dans la lettre dont vous m'avez
envoyé l'extrait; mais outre que je n'ai jamais aimé la poësie française ,
& que n'ayant fait de vers depuis très-long-temps j'ai absolument oublié
cette petite mécanique ; je vous dirai de plus, que je doute qu'une pareille
entreprise eût aucun succès , & quant à moi du moins, je ne sais mettre en
chanson rien de ce qu'il faut dire aux princes; ainsi je ne puis me charger du
soin dont veut bien m'honorer M. de Reventlouv. Cependant , pour lui prouver
que ce refus ne vient point de mauvaise volonté , je ne refuserai point
d'écrire un mémoire pour l'instruction du jeune prince, si M. de Reventlouv
veut m'en prier. Quant à la récompense , je sais d'où la tirer , sans qu'il
s'en donne le soin. Aussi [40] bien , quelque médiocre que puisse être
mon travail en lui-même , si je faisois tant que d'y mettre un prix, il seroit
tel que ni M. de Reventlouv, ni le roi de Dannemarc ne pourroient le payer.
Enfin, mon livre paroît depuis quelques jours,
& il est parfaitement prouvé par l'événement que j'ai payé les soins
officieux d'un honnête homme des soupçons les plus odieux. Je ne me consolerai
jamais d'une ingratitude aussi noire, & je porte au fond de mon coeur le
poids d'un remords qui ne me quittera plus.
Je cherche quelque occasion de vous envoyer des
exemplaires , &, si je ne puis faire mieux, du moins le vôtre, avant tout.
Il y a une édition de Lyon qui m'est très-suspecte , puisqu'il ne m'a pas été
possible d'en voir les feuilles ; d'ailleurs , le libraire.....qui l'a faite
s'est signalé dans cette affaire par. tant de manoeuvres artificieuses, nuisibles
à Néaulme & à Duchesne, que la justice, aussi bien que l'honneur de
l'auteur , demandent que cette édition soit décriée autant qu'elle mérite de
l'être. J'ai grand peur que ce ne soit la seule qui sera connue où vous êtes ,
& que Genève n'en soit infecté. Quand vous aurez votre exemplaire, vous
serez en état de faire la comparaison , & d'en dire votre avis.
Vous avez bien prévu que je serois embarrassé
du transport des Fables de la Fontaine. Moi que le moindre tracas effarouche,
& qui laisse dépérir mes propres livres dans les transports , faute d'en
pouvoir prendre le moindre soin; jugez. du souci où me met la crainte que
celui-là ne soit pas assez bien emballé pour ne pas souffrir en route, & la
difficulté [41] de le faire entrer à Paris, sans qu'il aille traînant des mois
entiers à la chambre syndicale. Je vous jure que j'aurois mieux aimé en
procurer dix autres à la bibliothèque que de faire une lieue à celui-là. C'est
une leçon pour une autre fois.
Vous qui dites que je suis si bien voulu dans Genève,
répondez au fait que je vais vous exposer. Il n'y a pas une ville dans l'Europe
dont les libraires ne recherchent mes écrits avec le plus grand empressement.
Genève est la seule où Rey n'a pu négocier des exemplaires du Contrat Social.
Pas un seul libraire n'a voulu s'en charger. Il est vrai que l'entrée de ce
livre vient d'être défendue en France, mais c'est précisément pour cela qu'il
devroit être bien reçu dans Genève; car même j'y préfère hautement
l'aristocratie à tout autre gouvernement. Répondez. Adieu, cher M......u. Des
nouvelles de vos enfans.
LETTRE AU MÊME.
6 Juillet 1762.
Je vois bien, cher concitoyen, que tant que je
serai malheureux , vous ne pourrez vous taire , & cela vraisemblablement
m'assure vos soins & votre correspondance pour le reste de mes jours.
Plaise à Dieu que toute votre conduite dans cette affaire , ne vous fasse pas
autant de tort qu'elle vous sera d'honneur. Il ne falloit pas moins avec votre
estime, [42] que celle de quelques vrais pères de la patrie , pour tempérer le
sentiment de ma misère, dans un concours de calamités que je n'ai jamais dû
prévoir : la noble fermeté de M. Jalabert ne me surprend point. J'ose croire
que son sentiment étoit le plus honorable au Conseil ainsi que le plus
équitable ; & pour cela même je lui suis encore plus obligé du courage avec
lequel il l'a soutenu. C'est bien des philosophes qui lui ressemblent qu'on
peut dire , que s'ils gouvernoient les états , les peuples seroient heureux.
Je suis aussi fâché que touché de la démarche
des citoyens dont vous me parlez. Ils ont cru dans cette affaire , avoir leurs
propres droits à défendre , sans voir qu'ils me faisoient beaucoup de mal.
Toutefois si cette démarche s'est faite avec la décence & le respect
convenables, je la trouve plus nuisible que répréhensible. Ce qu'il y a de
très-sûr, c'est que je ne l'ai ni sue ni approuvée, non plus que la requête de
ma famille, quoiqu'à dire le vrai , le refus qu'elle a produit soit surprenant
; & peut-être inoui.
Plus je pèse toutes les considérations , plus
je me confirme dans la résolution de garder le plus parfait silence. Car enfin
que pourrois-je dire sans renouveler le crime de Cam ? Je me tairai, cher
M.....u, mais mon livre parlera pour moi ; chacun y doit voir avec évidence que
l'on m'a jugé sans m'avoir lu.
Non - seulement j'attendrai le mois de
Septembre avant d'aller à Genève, mais je ne trouve pas même ce voyage fort
nécessaire , depuis que le Conseil lui-même désavoue le décret , & je ne
suis guère en état d'aller faire pareille
[43] corvée. Il faut être fou, dans situation ,
pour courir de nouveaux désagrémens, quand le devoir ne l'exige pas. J'aimerai
toujours ma patrie , mais je n'en peux plus revoir le séjour avec plaisir.
On a écrit ici à M. le Baillis que le sénat de
Berne , prévenu par le réquisitoire imprimé dans la gazette , doit dans peu
m'envoyer un ordre de sortir des terres de la république. J'ai peine à croire
qu'une pareille délibération soit mise à exécution dans un si Cage Conseil.
Sitôt que je saurai mon sort, j'aurai soin de vous en instruire : jusques-là
gardez-moi le secret sur ce point.
Ce réquisitoire ou plutôt ce libelle me
poursuit d'état en état , pour me faire interdire par tout le feu & l'eau.
On vient encore de l'imprimer dans le Mercure de Neuchâtel. Est-il possible
qu'il ne se trouve pas dans tout le public un seul ami de la justice & de
la vérité , qui daigne prendre la plume, & montrer les calomnies de ce sot
libelle , lesquelles ne pourroient que par leur bêtise , sauver l'auteur du
châtiment qu'il recevroit d'un tribunal équitable, quand il ne seroit qu'un
particulier? Que doit-ce être d'un homme qui ose employer le sacré caractère de
la magistrature à faire le métier qu'il devroit punir ? Je vous embrasse de
tout mon coeur.
[44] LETTRE AU ROI DE PRUSSE.
Septembre 1762.
J'ai dit beaucoup de mal de vous ; j'en dirai
peut-être encore : cependant , chassé de France , de Genève , du canton de
Berne , je viens chercher un asile dans vos états. Ma faute est peut-être de
n'avoir pas commencé par-là; cet éloge est de ceux dont vous êtes digne. Sire,
je n'ai mérité de vous aucune grâce, & je n'en demande pas: mais j'ai cru
devoir déclarer à votre Majesté; que j'étois en son pouvoir, & que j'y
voulois être ; elle peut disposer de moi comme il lui plaira.
LETTRE AU MÊME.
Octobre 1762.
SIRE,
Vous êtes mon protecteur & mon bienfaiteur,
& je porte un cœur fait pour la reconnoissance , je viens m'acquiter avec
vous , il je puis.
Vous voulez me donner du pain ; n’y a-t-il
aucun de vos sujets qui en manque? Otez de devant mes yeux cette épée [45] qui
m'éblouit & me blesse, elle n'a que trop fait son devoir, & le sceptre
est abandonné. La carrière est grande pour les rois de votre étoffe, & vous
êtes encore loin du terme ; cependant le temps presse, & il ne vous reste
pas un moment à perdre pour aller au bout. *[* Dans le brouillon de cette
lettre il y avoit à la place cette phrase: Sondez bien votre coeur , ô
Frédéric! vous convient-il de mourir sans avoir été le plus grand des hommes ?
& à la fin de la lettre cette autre phrase: Voilà , Sire , ce que j'avois à
vous dire ; il est donné à peu de rois de l’entendre, & il n'est donné à
aucun de l'entendre deux fois.]
Puissai-je voir Frédéric le juste & le
redouté couvrir ses états d'un peuple nombreux dont il soit le père , & J.
J. Rousseau , l'ennemi des rois, ira mourir aux pieds de son trône!
LETTRE A MILORD MARÉCHAL.
Novembre 1762.
Non, milord , je ne suis ni en sauté ni
content, mais quand je reçois de vous quelque marque de bonté & de
souvenir, je m'attendris , j'oublie mes peines ; au surplus, j'ai coeur abattu,
& je tire bien moins de courage de ma philosophie que de ma votre vin
d'Espagne.
Madame la comtesse de Boufflers demeure rue
Notre-Dame-de-Nazareth, proche le temple ; mais je ne comprends pas comment
vous n'avez pas son adresse, puisqu'elle me marque que vous lui avez encore
écrit pour l'engager à me faire [46] accepter les offres du roi. De grâce ,
Milord, ne vous servez plus de médiateur avec moi , & daignez être bien
persuadé , je vous supplie , que ce que vous n'obtiendrez pas directement ne
sera obtenu par nul autre. Madame de Boufflers semble oublier dans cette
occasion le respect qu'on doit aux malheureux. Je lui réponds plus durement que
je ne devois peut-être, & je crains que cette affaire ne me brouille avec
elle, si même cela n'est déjà fait.
Je ne sais Milord , si vous songez encore à
notre château en Espagne ; mais je sens que cette idée, si elle ne s'exécute
pas , sera le malheur de ma vie. Tout me déplaît, tout me gêne , tout m'importune
; je n'ai plus de confiance & de liberté qu'avec vous , & séparé par
d'insurmontables obstacles du peu d'amis qui me restent, je ne puis vivre en
paix que loin de toute autre société. C'est, j'espère, un avantage que j'aurai
dans votre terre , n'étant connu là-bas de personne, & ne sachant pas la
langue du pays. Mais je crains que le désir d'y venir vous-même n'ait été
plutôt une fantaisie qu'un vrai projet. Et je suis mortifié aussi que vous
n'ayez aucune réponse de M. Hume. Quoiqu'il en soit, si je ne puis vivre avec
vous, je veux vivre seul. Mais il y a bien loin d'ici en Ecosse, & je suis
bien peu en état d'entreprendre un si long trajet. Pour Colombier, il n'y faut
pas penser. J'aimerois autant habiter une ville. C'est assez d'y faire de temps
en temps des voyages , lorsque je saurai ne vous pas importuner.
J'attends pourtant avec impatience le retour de
la belle saison pour vous y aller voir, & décider avec vous quel [47] parti
je dois prendre , si j'ai encore long-temps à traîner mes chagrins & mes
maux ; car cela commence à devenir long, & n'ayant rien prévu de ce qui
m'arrive , j’ai peine à savoir comment je dois m'en tirer. J'ai demandé à M. de
Malesherbes la copie de quatre lettres que je lui écrivis l'hiver dernier ,
croyant avoir peu de temps encore à vivre , & n’imaginant pas que j'aurois
tant à souffrir. Ces lettres contiennent la peinture exacte de non caractère
& la clef toute ma conduite, autant que j'ai pu lire dans mon propre coeur.
L'intérêt que vous daignez prendre à moi me fait croire que vous ne serez pas
fâché de les lire, & je les prendrai en allant à Colombier.
On m'écrit de Pétersbourg que l'Impératrice
fait propose à M. d'Alembert d'aller élever son fils. J'ai répondu là-dessus
que M. d'Alembert avoit de la philosophie , du savoir & beaucoup
d'esprit , mais que s'il élevoit ce petit garçon, il n'en seroit ni un
conquérant ni un sage , qu'il en seroit un arlequin.
Je vous demande pardon, Milord, de mon ton
familier je n'en saurois prendre un autre quand mon coeur s'épanche, & quand
un homme a de l'étoffe en lui-même, je ne regarde plus à ses habits. Je
n'adopte nulle formule , n'y voyant aucun terme fixe pour s'arrêter , sans être
faux. J'en pourrois cependant adopter une auprès de vous, Milord, sans courir
ce risque ce seroit celle du bon Ibrahim.*[* Ibrahim, esclave Turc de Milord
Maréchal, finissoit les lettres qu'il lui adressoit par cette formule : je suis
plus votre ami que jamais, Ibrahim.]
[48] LETTRE A Mr. M.....u.
Ce 13 Novembre 1762.
Vous ne saurez jamais ce que votre silence m'a
fait souffrir; mais votre lettre m'a rendu la vie , & l'assurance que vous
me donnez , me tranquillise pour le reste de mes jours. Ainsi écrivez désormais
à votre aise ; votre silence ne m'alarmera plus. Mais , cher ami , pardonnez
les inquiétudes d'un pauvre solitaire qui ne fait rien de ce qui se passe ,
dont tant de cruels souvenirs attristent l'imagination , qui ne connoît dans la
vie d'autre bonheur que l'amitié , & qui n'aima jamais personne autant que
vous. Felix se nescit amari, dit le poëte ; mais moi je dis , felix nescit
amare. Des deux côtés , les circonstances qui ont serré notre attachement l'ont
mis à l'épreuve , & lui ont donné la solidité d'une amitié de vingt ans.
Je ne dirai pas un mot à M. de Montmollin pour
la communication de la lettre dont vous me parlez. Il fera ce qu'il jugera
convenable pour son avantage ; pour moi, je ne veux pas faire un pas , ni dire
un mot de plus dans toute cette affaire, & je laisserai vos gens se démener
comme ils voudront sans m'en mêler , ni répondre à leurs chicanes. Ils
prétendent me traiter comme un enfant , à qui l'on commence par donner le
fouet, & puis on lui fait demander pardon. Ce n'est pas tout-à- fait mon
avis. Ce n'est pas moi qui veux donner des [49] éclaircissemens ; c'est le bon
homme De Luc qui veut que j'en donne, & je suis très-fâché de ne pouvoir en
cela lui complaire , car il m'a tout-à-fait gagné le coeur ce voyage , & j'ai
été bien plus content de lui que je n'espérois. Puisqu'on n'a pas été content
de ma lettre, on ne le seroit pas non plus de mes éclaircissemens ; quoiqu'on
fasse , je n'en veux pas dire plus qu'il n'y en a , & quand on me
presseroit sur le reste, je craindrois que M. de Montmollin ne fût compromis ;
ainsi je ne dirai plus rien, c'est un parti pris.
Je trouve , en revenant sur tout ceci , que
nous avons donné trop d'importance à cette affaire ; c'est un jeu de sots
enfans dont on se fâche pour un moment, mais dont on ne sait que rire sitôt
qu'on est de sang
froid.
Adieu, cher M.....u
J'oubliois de vous marquer que le roi de Prusse
m'a fait faire, par milord Maréchal , des offres très-obligeantes , & d'une
manière dont je suis pénétré.
LETTRE AU MÊME.
25 Novembre 1762.
Je m'étois attendu , cher ami , à ce qui vient
de se passer; ainsi j'en suis peu ému. Peut-être n'a-t-il tenu qu'à moi que
cela ne se passât autrement. Mais une maxime , dont j ne me départirai jamais ,
est de ne faire du mal à personne. [50] Je suis charmé de ne m'en être pas
départi en cette occasion; car je vous avoue que la tentation étoit vive.
Je suis charmé que vous voyiez enfin que je
n'en ai déjà que trop fait. Ces Meilleurs les Genevois le prennent en vérité
sur un singulier ton. On diroit qu'il faut que j'aille encore demander pardon
des affronts qu'on m'a faits. Et puis, quelle extravagante inquisition ? L'on
n'en seroit pas tant chez les Turcs.
Le bon homme dispose de moi comme de ses vieux
souliers ; il veut que j'aille courir à Genève dans une saison & dans un
état où je ne puis sortir, je ne dis pas de Motiers, mais de ma chambre. Il n'y
a pas de sens à cela. Je souhaite de tout mon coeur de revoir Genève , & je
me sens un coeur fait pour oublier leurs outrages. Mais on ne m'y verra
surement jamais en homme qui demande grâce , ou qui la reçoit.
Je vous ai parlé des offres du roi de Prusse
& de ma reconnoissance. Mais voudriez-vous que je les eusse acceptées?
dit-il nécessaire de vous dire ce que j'ai fait? Ces choses-là devroient se
deviner entre nous.
Je dois vous prévenir d'une chose. Vous avez dû
voir beaucoup d'inégalité dans mes lettres ; c'est ce qu'il y en a beaucoup
dans mon humeur , & je ne la cache point à mes amis. Ma conduite ne se
règle point sur mon humeur; elle a une règle plus confiante; à mon âge on ne
change plus. Je serai ce que j'ai été. Je ne suis différent qu'en une chose;
c'est que jusqu'ici j'ai eu des amis, mais à présent je sens que j'ai un ami.
[51] Vous apprendrez avec plaisir
qu'Emile a le plus grand succès en Angleterre. On est à la seconde édition
angloise. Il n’y a pas d'exemple à Londres d'un succès si rapide pour aucun
livre étranger , & , nota , malgré le mal que j'y dis des Anglois.
LETTRE AU MÊME.
A Motiers le 23 Janvier 1763.
Comment avez-vous pu imaginer que si j'avois
écrit des mémoires de ma vie, j'aurois choisi M. de Montmollin pour l'en faire
dépositaire ? Soyez sûr que la reconnoissance que j’ai pour sa conduite envers
moi ne m'aveugle pas à ce point; & quand je me choisirai un confesseur, ce
ne sera surement pas un homme d'église : car je ne regarde pas mon chere
M.....u comme tel. Il est certain que la vie de votre malheureux ami , que je
regarde comme finie, est tout ce qui me reste à faire , & que l'histoire
d'un homme qui aura le courage de se montrer intus et in cite peut être de
quelque instruction à ses semblables ; car malheureusement n'ayant pas toujours
vécu seul, je ne saurois me peindre sans peindre beaucoup d'autres gens ; &
je n'ai pas le droit d’être aussi sincère pour eux que pour moi , du moins avec
le public , & de leur vivant. Il y auroit peut-être des arrangemens à
prendre pour cela qui demanderoient le concours [52] d'un homme sûr & d'un
véritable ami : ce n'est pas d'aujourd'hui que je médite sur cette entreprise,
qui n'est pas si légère qu'elle peut vous paroître , & je ne vois qu'un
moyen de l'exécuter , duquel je voudrois raisonner avec vous. J'ai une chose à
vous proposer. Dites-moi , cher M......u , si je reprenois assez de force
pour être sur pied cet été , pourriez-vous vous ménager deux ou trois mois à me
donner pour les passer à-peu-près tête-à-tête ? Je ne voudrois pour cela
choisir ni Motiers, ni Zuric, ni Genève, mais un lieu auquel je pense,
& où les importuns ne viendroient pas nous chercher, du moins de sitôt.
Nous y trouverions un hôte & un ami, & même des sociétés
très-agréables, quand nous voudrions un peu quitter notre solitude. Pensez à
cela, & dites-m'en votre avis. Il ne s'agit pas d'un long voyage. Plus je
pense à ce projet , & plus je le trouve charmant. C'est mon dernier château
en Espagne dont l'exécution ne tient qu'à ma santé & à vos affaires.
Pensez-y, & me répondez. Cher ami , que je vive encore deux mois , & je
meurs content.
Vous me proposez d'aller près de Genève , chercher
des secours à mes maux ! Et quels secours donc? Je n'en connois point d'autres
quand je souffre , que la patience & la tranquillité. Mes amis mêmes alors
me sont insurportables, parce qu'il faut que je me gêne pour ne les pas
affliger. Me croyez-vous donc de ceux qui méprisent la médecine quand ils se
portent bien, & l'adorent quand ils sont malades? Pour moi, quand je le
suis, je me tiens coi, en attendant la mort ou la guérison. Si j'étois malade à
Genève , c'est ici que je viendrois chercher les secours qu'il me faut.
[53] Savez-vous qu'on entreprend à Paris une
édition générale de mes écrits avec la permission du gouvernement? Que
dites-vous de cela? Savez-vous que l'imbécille Néaulme & l'infatigable
Formey travaillent à mutiler mon Emile, auquel ils auront l'audace de laisser
mon nom, après l'avoir rendu aussi plat qu’eux?
Adieu, je vous embrasse. Mon état est toujours
le même; mais cependant l’hiver tend à sa fin. Nous verrons ce que pourra faire
une saison moins rude.
LETTRE A Mr......PR. à NEUCHÂTEL.
Motiers ..... 1763.
Je n'ai point , Monsieur, de satisfaction à
faire au christianisme , parce que je ne l'ai point offensé ; ainsi je n’ai que
faire pour cela du livre de M. Denise.
Toutes les preuves de la vérité de la religion
chrétienne sont contenues dans la bible. Ceux qui se mêlent d'écrire ces
preuves ne sont que les tirer de-là & les retourner à leur mode. Il vaut
mieux méditer l'original & les en tirer soi-même, que de les chercher dans
le fatras de ces auteurs. Ainsi , Monsieur, je n'ai que faire encore pour cela
du livre de M. Denise.
Cependant, puisque vous m'assurez qu'il est
bon, je veux bien le garder sur votre parole pour le lire quand j'en aurai le
loisir, [54] à condition que vous aurez la bonté de me faire dire ce que vous a
coûté l'exemplaire que vous m'avez envoyé, & de trouver bon que j'en
remette le prix à votre commissionnaire; faute de quoi le livre lui sera rendu
sous quinze jours pour vous être renvoyé.
Je passe , Monsieur, , à l'a réponse à vos deux
questions.
Le vrai christianisme n'est que la religion
naturelle mieux expliquée, comme vous le dites vous-même dans la lettre dont
vous m'avez honoré. Par conséquent professer la religion naturelle , n'est
point se déclarer contre le christianisme.
Toutes les connoissances humaines ont leurs
objections & leurs difficultés souvent insolubles. Le christianisme a les
siennes , que l'ami de la vérité , l'homme de bonne foi, le vrai chrétien ne
doivent point dissimuler. Rien ne me scandalise davantage que de voir qu'au
lieu de résoudre ces difficultés , on me reproche de les avoir dites.
Où prenez-vous, Monsieur, que j'aie dit que mon
motif à professer la religion chrétienne , est le pouvoir qu'ont les esprits de
ma sorte d'édifier & de scandaliser ? Cela n'est assurément pas dans ma
lettre à M. de Montmollin, ni rien d'approchant, & je n'ai jamais dit ni
écrit pareille sottise.
Je n'aime ni n'estime les lettres anonymes,
& je n'y réponds jamais; mais j'ai cru, Monsieur , vous devoir une exception
par respect pour votre âge & pour votre zèle. Quant à la formule que vous
avez voulu m'éviter en ne vous signant pas , c'étoit un soin superflu , car je
n'écris rien que je ne veuille avouer hautement, & je n'emploie jamais de
formule.
[55] LETTRE A Mr. J. B. *[*M. B. , à qui ces lettres sont adressées, avoit
reproché à M. Rousseau la publication de la confession de foi du Vicaire
Savoyard contre cette maxime expresse du Vicaire lui-même.“Tant qu'il reste
quelque bonne croyance parmi les hommes , il ne faut point troubler les ames
paisibles, ni allarmer la foi des simples par des difficultés qu'ils ne
peuvent résoudre, & qui les inquiètent sans les éclairer.”]
A Motiers le 21 Mars 1763.
La réponse à votre objection, Monsieur, est
dans le livre même d'où vous la tirez. Lisez plus attentivement le texte &
les notes , vous trouverez cette objection résolue.
Vous voulez que j'ôte de mon livre ce qui est
contre la religion ; mais il n'y a dans mon livre rien qui soit contre la
religion.
Je voudrois pouvoir vous complaire en faisant
le travail que vous me prescrivez. Monsieur, je suis infirme , épuisé; je
vieillis ; j'ai fait ma tâche , mal sans doute , mais de mon mieux. J'ai
proposé mes idées à ceux qui conduisent les jeunes gens; mais je ne sais pas
écrire pour les jeunes gens.
Vous m'apprenez qu'il faut vous dire tout , ou
que vous n'entendez rien. Cela me fait de désespérer, Monsieur , que vous
m'entendiez jamais; car je n'ai point, moi , le talent de parler aux gens à qui
il faut tout dire.
Je vous salue , Monsieur, de tout mon coeur.
[56] LETTRE AU MÊME.
A Motiers le 28 Mars 1763.
Solution de l'objection de M. B.....
Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit
conserver le tronc aux dépens des branches, &c. Emile , Tom. II , page 104
de cette édition, & page 157 Tome III in-8̊. & gr. in-12.
Voilà , je crois, ce que le bon vicaire
pourroit dire à présent au public. Ibid. pag. 71 note , & Tome III
in - 8̊. & gr. in-12. pag. 108 à la
note.
M. B. m'assure que tout le monde trouve qu'il y
a dans mon livre beaucoup de choses contre la religion chrétienne. Je ne suis
pas, sur ce point comme sur bien d'autres, de l'avis de tout le monde , &
d'autant moins que parmi tout ce monde-là, je ne vois pas un chrétien.
Un homme qui cherche des explications pour
compromettre celui qui les donne, est peu généreux ; mais l'opprimé qui n'ose
les donner est un lâche , & je n'ai pas peur de passer pour tel. Je ne
crains point les explications ; je crains les discours inutiles. Je crains , surtout,
les désoeuvrés , qui , ne sachant à quoi passer leur temps, veulent disposer du
mien.
Je prie M. B. d'agréer mes salutations.
[57] LETTRE AU MÊME.
A Motiers le 4 Avril 1763.
Je suis très-content, Monsieur , de votre
dernière lettre, & je me fais un très-grand plaisir de vous le dire. Je
vois avec regret que je vous avois mal jugé. Mais, de grâce , mettez-vous à ma
place. Je reçois des milliers de lettres où , sous prétexte de me demander des
explications , on ne cherche qu'à me tendre des piéges. Il me faudroit de la
santé , du loisir, & des siècles pour entrer dans tous les détails qu’on me
demande , & pénétrant le motif secret de tout cela , je réponds avec
franchise , avec dureté même , à l'intention plutôt qu'à l'écrit. Pour vous,
Monsieur, que mon âpreté n'a point révolté , vous pouvez compter de ma part sur
toute l'estime que mérite votre procédé honnête, & sur une disposition à
vous aimer , qui probablement aura son effet, si jamais nous nous connoissons
davantage. En attendant, recevez , Monsieur , je vous supplie , mes excuses
& mes sincères salutations.
[58] LETTRE A Mr. M.....u.
A Motiers le 21 Mars 1763.
Voila, cher M.....u , puisque vous le voulez,
un exemplaire de ma lettre à M. de Beaumont. J'en ai remis deux autres au
messager depuis plusieurs jours, mais il diffère son départ d'un jour à
l'autre, & ne partira, je crois, que mercredi. J'aurai soin de vous en
faire parvenir davantage. En attendant, ne mettez ces deux-là qu'en des mains
sûres, jusqu'à ce que l'ouvrage paroisse , de peur de contrefaction.
J'ai attendu pour juger les Genevois que je
fusse de sang froid. Ils sont jugés. J'aurois déjà fait là démarche dont vous
me parlez , si Milord Maréchal ne m'avoit engagé à différer, & je vois que
vous pensez comme lui. J'attendrai donc pour la faire de voir l'effet de la
lettre que je vous envoie : mais quand cet effet les ramèneroit à leur devoir,
j'en serois, je vous jure , très-médiocrement flatté. Il sont si sots & si
rogues , que le bien même ne m'intéresseroit désormais de leur part guères plus
que le mal. On ne tient plus guère aux gens qu'on méprise.
M. de Voltaire vous a paru m'aimer, parce qu'il
sait que vous m'aimez ; soyez persuadé qu'avec les gens de son parti il tient
un autre langage. Cet habile comédien , dolis instructus et arte pelasgâ, sait
changer de ton selon les gens à qui il a à faire. Quoiqu'il en soit, si jamais
il arrive qu'il revienne [59] sincèrement, j'ai déjà les bras ouverts : car de
toutes les vertus chrétiennes , l'oubli des injures est , je vous jure , celle
qui me coûte le moins. Point d'avances ; ce seroit une lâcheté: mais comptez
que je serai toujours prêt à répondre aux siennes d'une manière dont il sera
content. Partez de-là, si jamais il vous en reparle. Je sais que vous ne voulez
pas me compromettre , & vous savez, je crois , que vous pouvez répondre de
votre ami en toute chose honnête. Les manoeuvres de M. de Voltaire qui ont tant
d'approbateurs à Genève, ne sont pas vues du même oeil à Paris. Elles y ont
soulevé tout le monde , & balancé le bon effet de la protection des Calas.
Il est certain que ce qu'il peut faire de mieux pour sa gloire, est de se
raccommoder avec moi.
Quand vous voudrez venir , il faudra nous
concerter. Je dois aller voir Milord Maréchal avant son départ pour Berlin;
vous pourriez ne pas me trouver. D'ailleurs la saison n'est pas assez avancée
pour le voyage de Zuric, ni même pour la promenade. Quand je vous aurai , je
voudrois vous tenir un peu long-temps. J'aime mieux différer mon plaisir, &
en jouir à mon aise. Doutez-vous que tout ce qui vous accompagnera ne soit bien
reçu?
[60] LETTRE AU MÊME.
A Motiers le 4 Juin 1763.
J’ai si peu de bons momens, en ma vie , qu'à
peine espérois- je d'en retrouver d'aussi doux que ceux que vous m'avez donnés.
Grand merci, cher ami; si vous avez été content de moi , je l'ai été encore
plus de vous. Cette simple vérité vaut bien vos éloges ; aimons - nous assez
l'un l'autre pour n'avoir plus à nous louer.
Vous me donnez pour Mlle. C..... une commission
dont je m'acquitterai mal , précisément à cause de mon estime pour elle. Le
refroidissement de M. G ..... me fait mal penser de lui; j'ai revu son livre ;
il y court après l'esprit ; il s'y guinde: M. G ..... n'est point mon homme ;
je ne puis croire qu'il soit celui de Mlle. C..... : qui ne sent pas son prix ,
n'est pas digne d'elle ; mais qui l'a pu sentir, & s'en détache, est un
homme à mépriser. Elle ne sait ce qu'elle veut; cet homme la sert mieux que son
propre coeur. J'aime cent fois mieux qu'il la lasse pauvre & libre au
milieu de vous, que de l'emmener être malheureuse & riche en Angleterre. En
vérité je souhaite que M. G...... ne vienne pas. Je voudrois me déguiser, mais
je ne saurois ; je voudrois bien faire , & je sens que je gâterai tout.
Je tombe des nues au jugement de M. de Monclar.
Tous les hommes vulgaires, tous les petits littérateurs sont faits [61] pour
crier toujours au paradoxe, pour me reprocher d’être outré : mais lui que je
croyois philosophe, & du moins logicien : quoi, c'est ainsi qu'il m'a lu ;
c'est ainsi qu'il me juge ! Il ne m'a donc pas entendu ? Si mes principes sont
vrais , tout est vrai. S'ils sont faux, tout est faux. Car je n’ai tiré que des
conséquences rigoureuses & nécessaires. Que veut-il donc dire? je n'y
comprends rien. Je suis assurément comblé & honoré de ses éloges, mais
autant seulement que je peux l'être de ceux d'un homme de mérite qui ne
m'entend pas. Du reste, usez de sa lettre comme il vous plaira; elle ne peut
que m'être honorable dans le public. Mais que qu'il dise, il sera toujours
clair, entre vous & moi, qu'il ne m'entend point.
Je suis accablé de lettres de Genève. Vous ne
sauriez imaginer à la fois la bêtise & la hauteur de ces lettres. Il n'y en
a pas une où l'auteur ne se porte pour mon juge, & ne me cite à son
tribunal pour lui rendre compte de ma conduit Un M. B..... t, qui m'a envoyé
toute sa procédure, prétend que je n'ai point reçu d'affront , & que le
Conseil avoir droit de flétrir mon livre , sans commencer par citer l'auteur.
Il me dit, au sujet de mon livre brûlé par le bourreau , que l'honneur ne
souffre point du fait d'un tiers. Ce qui signifie, ( au moins si ce mot de
tiers veut dire ici quelque chose) qu'un homme qui reçoit un soufflet d'un
autre ne doit point se tenir pour insulté. J'ai pourtant , parmi tout ce fatras
, reçu une lettre qui m'a attendri jusqu'aux larmes; elle est anonyme , &
par une simplicité qui m'a touché encore en me faisant rire , l'auteur a eu
soin d'y renfermer le port.
[62] Je souhaite de tout mon coeur que les
choses soient lassées comme elles sont, & que je puisse jouir
tranquillement du plaisir de voir mes amis à Genève, sans affaires & sans
tracas ; je partirai sitôt que j'aurai reçu de vos nouvelles. Je vous manderai
le jour de notre arrivée, & je vous prierai de nous louer une chaise pour
partir le lendemain matin. Adieu, cher ami, mille respects à Monsieur votre
père & à Madame votre épouse ; elle n'a point à se plaindre, j'espère, de
votre séjour à Motiers; si vous y avez acquis le corps d'Emile , vous n'y avez
point perdu le coeur de St. Preux ; & je suis bien sûr que vous aurez
toujours l'un & l'autre pour elle.
Voici des lettres que j'ai reçues pour vous.
Mille amitiés à M. Le Sage. Je vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE A Mr.
A. A.
Motiers 5 Juin 1763.
Voici, Monsieur , la petite réponse que vous
demandez aux petites difficultés qui vous tourmentent dans ma lettre à M. de
Beaumont.*[* Voici le passage objecté. “Je crois qu'un homme de bien , dans
quelque religion qu'il vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas
pour cela qu'on puisse légitimement introduire en un pays des religions
étrangères sans la permission du Souverain; car si ce n'est pas directement
désobéir à Dieu, c'est désobéir aux lois, & qui désobéit aux lois désobéit
à Dieu.”]
[63] 1 º. Le Christianisme n'est que le
Judaïsme expliqué & accompli. Donc les Apôtres ne transgressoient point les
lois des Juifs quand ils leur enseignoient l'Evangile : mais les Juifs les
persécutèrent , parce qu'ils ne les entendoient pas , ou qu'ils feignoient de
ne les pas entendre : ce n'est pas la seule fois que le cas est arrivé.
2 ̊. J'ai distingué les cultes où la
religion essentielle se trouve, & ceux où elle ne se trouve pas. Les
premiers sont bons , les autres mauvais ; j'ai dit cela. On n'est obligé de se
conformer à la religion particulière de l'état, & il n'est même permis de
la suivre que lorsque la religion essentielle s'y trouve ; comme elle se trouve
, par exemple , dans diverses communions chrétiennes , dans le Mahométisme ,
dans le Judaïsme. Mais dans le Paganisme c'étoit autre chose; comme
très-évidemment la religion essentielle ne s'y trouvoit pas, il étoit permis
aux Apôtres de prêcher contre le Paganisme, même parmi les Payens, & même
malgré eux.
3 ̊. Quand tout cela ne seroit pas vrai,
que s'ensuivroit-il? Bien qu'il ne soit pas permis aux membres de l'état
d'attaquer de leur chef la foi du pays, il ne s'ensuit point que cela ne soit
pas permis à ceux à qui Dieu l'ordonne expressément. Le catéchisme vous apprend
que c'est le cas de la prédication de l'Evangile. Parlant humainement j'ai dit
le devoir commun des hommes ; mais je n'ai point dit qu'ils ne dussent pas
obéir, quand Dieu a parlé. Sa loi peut dispenser d'obéir aux lois humaines ;
c'est un principe de voire foi que je n'ai point combattu. Donc en introduisant
une religion étrangère, sans la permis ion du souverain, les Apôtres n'étoient [64]
point coupables. Cette petite réponse est , je pense, à votre portée , & je
pense qu'elle suffit.
Tranquillisez-vous donc, Monsieur, je vous
prie, & souvenez-vous qu'un bon Chrétien simple & ignorant, tel que
vous m'assurez être , devroit se borner à servir Dieu dans la simplicité de son
coeur, sans s'inquiéter si sort des sentimens d'autrui.
LETTRE A Mr. REGNAULT, à Lyon;
Au sujet d'une offre d'argent dont il étoit
chargé de la part d'un inconnu , qui, ayant appris que M. Rousseau relevoit
d'une maladie dangereuse, avoit supposé que ce secours pouvoit lui être utile.
Motiers le 21 Octobre 1763.
J'ignore, Monsieur, sur quoi fondé, l'inconnu
dont vous me parlez se croit en droit de me faire des présens ce que je sais,
c'est que si jamais j'en accepte , il faudra que je commence par bien connoître
celui qui croira mériter la préférence, & que je pense comme lui sur ce
point.
Je suis fort sensible aux offres obligeantes
que vous me faites. N'étant pas , quant à présent dans le cas de m'en prévaloir
, je vous en fais mes remercîmens, & vous salue, Monsieur , de tout mon
coeur.
[65] LETTRE
A Mr. .....
Motiers..... Décembre 1763.
La vérité que j'aime , Monsieur, n'est pas tant
métaphysique que morale; j'aime la vérité , parce que je hais le mensonge ; je
ne puis être inconséquent là -dessus que quand je serai de mauvaise foi.
J'aimerois bien aussi la vérité métaphysique si je croyois qu'elle fût à notre
portée; mais je n'ai jamais vu qu'elle fût dans les livres , & désespérant
de l'y trouver , je dédaigne leur instruction, persuadé que la vérité qui nous
est utile est plus près de nous, & qu'il ne faut pas pour l'acquérir un si
grand appareil de science. Votre ouvrage , Monsieur, peut donner cette
démonstration promise & manquée par tous les philosophes , mais je ne puis
changer de principe sur des raisons que je ne connois pas. Cependant votre
confiance m'en impose , vous promettez tant, & si hautement , je trouve
d'ailleurs tant de justesse & de raison dans votre manière d'écrire, que je
serois surpris qu'il n'y en eût pas dans votre philosophie , & je devrois
peu l'être avec ma vue courte , que vous vissez où je n'avois pas cru qu'on pût
voir. Or , ce doute me donne de l'inquiétude , parce que la vérité que je
connois , ou ce que je prends pour elle, est très-aimable , qu'il en résulte
pour moi un état très-doux, & que je ne conçois pas comment j'en pourrois
changer sans y perdre. Si mes sentimens étoient démontrés, je m'inquiéterois
peu [66] des vôtres ; mais à parler sincèrement je suis allé jusqu'à la persuasion
, sans aller jusqu'à la conviction. Je crois, mais je ne sais pas ; je ne sais
pas même si la science qui me manque me sera bonne quand je l'aurai , & si
peut-être alors il ne faudra point que je dire: alto quaesivit coelo lucem
ingemuitque repertâ.
Voilà, Monsieur , la solution, ou du moins
l'éclaircissement des inconséquences que vous m'avez reprochées. Cependant il
me paroît bizarre que pour vous avoir dit mon sentiment quand vous me l'avez
demandé, je sois réduit à faire mon apologie. Je n'ai pris la liberté de vous
juger que pour vous complaire ; je puis m'être trompé sans doute, mais se
tromper n'est pas avoir tort.
Vous me demandez pourtant encore un conseil sur
un sujet très-grave, & je vais peut-être vous répondre encore tout de
travers. Mais heureusement ce conseil est de ceux que jamais auteur ne demande
, que quand il a déjà pris son parti.
Je remarquerai d'abord que la supposition que
votre ouvrage renferme la découverte de la vérité , ne vous est pas
particulière ; & si cette raison vous engage à publier votre livre, elle
doit de même engager tout philosophe à publier le sien. J'ajouterai qu'il ne
suffit pas de considérer le bien qu'un livre contient en lui-même , mais le mal
auquel il peut donner lieu; il faut songer qu'il trouvera peu de lecteurs
judicieux , bien disposés , & beaucoup de mauvais coeurs , encore plus de
mauvaises têtes. Il faut, avant de le publier, comparer le bien & le mal
qu'il peut faire, & les usages avec les abus. Pesez bien votre livre sur
cette règle , & tenez-vous en garde [67] contre la partialité; c'est par
celui de ces deux effets qui doit l'emporter sur l'autre , qu'il est bon ou
mauvais à publier.
Je ne vous connois point, Monsieur , j'ignore
quel est votre sort, votre état , votre âge , & cela pourtant doit régler
mon conseil par rapport à vous. Tout ce que fait un jeune homme a moins de
conséquence, & tout se répare ou s'efface avec le temps. Mais si vous avez
passé la maturité , ah ! pensez-y cent fois avant de troubler la paix dé votre
vie ; vous ne savez pas quelles angoisses vous vous préparez. Pendant quinze
ans, j'ai ouï dire à M. de Fontenelle que jamais livre n’avoit donné tant de
plaisir que de chagrin à son auteur ; c’étoit l'heureux Fontenelle qui disoit
cela. Monsieur , dans la question sur laquelle vous me consultez , je ne puis
vous parler que par mon exemple ; jusqu'à quarante ans je fus sage; à quarante
ans je pris la plume , & je la pose avant cinquante, malgré quelques vains
succès , maudissant tous les jours de ma vie celui où mon sot orgueil me la fit
prendre, où-je vis mon bonheur, mon repos, ma santé s'en aller en fumée sans
espoir de les recouvrer jamais. Voilà l'homme à qui vous demandez conseil.
Je vous salue de tout mon coeur.
LETTRE A Mr.
.....
[68] Il faut vous faire réponse, Monsieur,
puisque vous la voulez absolument , & que vous la demandez en termes si
honnêtes. Il me semble pourtant qu'à votre place, je me serois moins obstiné à
l'exiger. Je me serois dit : j'écris parce que j'ai du loisir, & que cela
m'amuse ; l'homme à qui je m'adresse peut n'être pas dans le même cas ,
&nul n'est tenu à une correspondance qu'il n'a point acceptée : j'offre mon
amitié à un homme que je ne connois point, & qui me connoît encore moins;
je la lui offre sans autre titre auprès dé lui , que les louanges que je lui
donne , &que je me donne ; sans savoir s'il n'a pas déjà plus d'amis qu'il
n'en peut cultiver, sans savoir si mille autres ne lui sont pas la même offre
avec le même droit , comme si l'on pouvoir se lier ainsi de loin sans se connoître
, & devenir insensiblement l'ami de toute la terre. L'idée d'écrire à un
homme dont on lit les ouvrages, & dont on veut avoir une lettre à montrer ,
est - elle donc si singulière qu'elle ne puisse être venue qu'à moi seul ?
& si elle étoit venue à beaucoup de gens, faudroit-il que cet homme passât
sa vie à faire réponse à des foules d'amis inconnus , & qu'il négligeât
pour eux ceux qu'il s'est choisis ? On dit qu'il s'est retiré dans une solitude
, cela n'annonce pas un grand penchant à faire de nouvelles connoissances. On
assure aussi qu'il n'a pour tout bien que le fruit de son [69] travail ; cela
ne laisse pas un grand loisir pour entretenir un commerce oiseux. Si par dessus
tout cela, peut - être il eût perdu la santé , s'il étoit tourmenté d'une maladie
cruelle & douloureuse, qui le laissât à peine en état de vaquer aux soins
indispensables , ce seroit une tyrannie bien injuste & bien cruelle de
vouloir qu'il passât sa vie à répondre à des foules de désoeuvrés, qui ne
sachant que faire de leur temps, useroient très-prodiguement du sien. Laissons
donc ce pauvre homme en repos dans sans retraité; n'augmentons pas le nombre
des importuns qui la troublent chaque jour sans discrétion , sans retenue,
& même sans humanité. Si ses écrits m'inspirent pour lui de la
bienveillance, & que je veuille céder au penchant de la lui témoigner , je
ne lui vendrai point cet honneur en exigeant de lui des réponses ; & je lui
donnerai sans trouble & sans peine, le plaisir d'apprendre qu'il y a dans
le monde d'honnêtes gens qui pensent bien de lui , & qui n'en exigent rien.
Voilà, Monsieur, ce que je me serois dit, si
j'avois été votre place; chacun à sa manière de penser : je ne blâme point la
vôtre , mais je crois la mienne plus équitable. Peut- être si je vous
connoissois , me féliciterois - je beaucoup de votre amitié ; mais content des
amis que j'ai, je vous déclare que je n'en veux point faire de nouveaux; &
quand je le voudrois , il ne seroit pas raisonnale que j'allasse choisir pour
cela des inconnus si loin de moi. Au reste , je ne doute ni votre esprit, ni de
votre mérite. Cependant le ton militaire & galant dont vous parlez de
conquérir mon coeur , seroit, je crois, plus de mise auprès des femmes qu'il ne
le seroit avec moi.
[70] LETTRE A Mde. DE LUZE.
A Motiers le 17 Mars 1764.
Il est dit, Madame, que j'aurai toujours besoin
de votre indulgence , moi qui voudrois mériter toutes vos bontés. Si je pouvois
changer une réponse en visite , vous n'auriez pas à vous plaindre de mon
inexactitude, & vous me trouveriez peut-être aussi importun qu'à présent
vous me trouvez négligent. Quand viendra ce temps précieux, où je pourrai aller
au Biez réparer mes fautes , ou du moins en implorer le pardon? Ce ne sera
point, Madame, pour voir ma mince figure que je serai ce voyage ; j'aurai un
motif d'empressement plus satisfaisant & plus raisonnable. Mais
permettez-moi de me plaindre de ce qu'ayant bien voulu loger ma ressemblance ,
vous n'avez pas voulu me faire la
faveur toute entière , en permettant qu'elle
vous vint de moi. Vous savez que c'est une vanité qui n'est pas permise ,
d'oser offrir son portrait ; mais vous avez craint peut-être que ce ne fût une
trop grande faveur de le demander; votre but étoit d'avoir une image , &
non d'enorgueillir l'original. Aussi pour me croire chez vous, il faut que j'y
sois en personne, & il faut tout l'accueil obligeant que vous daignez m'y
faire pour ne pas me rendre jaloux de moi.
Permettez, Madame, que je remercie ici Mde. de
Faugnes de l'honneur de son souvenir, & que je l'assure de mon respect.
Daignez agréer pour vous la même assurance & présenter mes salutations à M.
De Luze.
LETTRE A Mde. DE V.....
A Motiers le 13 Mai 1764.
[71] Quoique tout ce que vous m'écrivez,
Madame, me soit intéressant , l'article le plus important de votre dernière
lettre en mérite une toute entière, & sera l'unique sujet de celle-ci. Je
parle des propositions qui vous ont fait hâter votre retraite à la campagne. La
réponse négative que vous y avez faite, & le motif qui vous l'a inspirée ,
sont, comme tout ce que vous faites, marqués au coin de la sagesse de la vertu
; mais je vous avoue, mon aimable voisine, que les jugemens que vous portez sur
la conduite de la personne, me paroissent bien sévères, & je ne puis vous
dissimuler que, sachant combien sincèrement il vous étoit attaché, loin de voir
dans son éloignement un signe de tiédeur, j'y ai bien plutôt vu les scrupules
d'un coeur qui croit avoir à se défier de lui - même ; & le genre de vie
qu'il choisit à sa retraite montre assez ce qui l'y a déterminé. Si un amant
quitté pour la dévotion , ne doit pas se croire oublié , l'indice est bien plus
sort dans les hommes; & comme cette ressource leur est moins naturelle, il
faut qu'un besoin plus puissant les force d'y recourir. Ce qui m'a confirmé
dans mon sentiment, c'est son empressement à revenir, du moment qu'il a cru pouvoir
écouter son penchant sans crime ; & cette démarche, dont [72] votre
délicatesse me paroît offensée , est à mes yeux une preuve de la sienne , qui
doit lui mériter toute votre estime , de quelque manière que vous envisagiez
d'ailleurs son retour.
Ceci, Madame, ne diminue absolument rien de la
solidité de vos raisons, quant à vos devoirs envers vos enfans. Le parti que
vous prenez est, sans contredit, le seul dont ils n'aient pas à se plaindre ,
& le plus digne de vous ; mais ne gâtez pas un acte de vertu si grand &
si pénible , par un dépit déguisé, & par un sentiment injuste envers un
homme aussi digne de votre estime par sa conduite , que vous-même êtes par la
vôtre digne de l'estime de tous les honnêtes gens. J'oserai dire plus; votre
motif fondé sur vos devoirs de mère est grand & pressant; mais il peut
n'être que secondaire. Vous êtes trop jeune encore, vous avez un coeur trop
rendre , & plein d'une inclination trop
ancienne, pour n'être pas obligée à compter
avec vous-même dans ce que vous devez sur ce point à vos enfans. Pour bien
remplir ses devoirs, il ne faut point s'en imposer d'insupportables : rien de
ce qui est juste & honnête n'est illégitime; quelque chers que vous soient
vos enfans, ce que vous leur devez , sur cet article , n'est point ce que vous
deviez à votre mari. Pesez donc les choses en bonne mère , mais en personne
libre. Consultez si bien votre coeur que vous fassiez leur avantage , mais sans
vous rendre malheureuse : car vous ne leur devez pas jusques-là. Après cela ,
si vous persistez dans vos refus , je vous en respecterai davantage ; mais si
vous cédez , je ne vous en estimerai pas moins.
Je n'ai pu refuser à mon zèle de vous exposer
mes sentimens [73] sur une matière si importante , & dans le moment où vous
êtes à temps de délibérer. M, de * * *. ne m'a écrit ni fait écrire; je n'ai de
ses nouvelles ni directement ni indirectement; & quoique nos anciennes
liaisons m'ayent laissé de l'attachement pour lui, je n'ai eu nul égard à son
intérêt, dans ce que je viens de vous dire. Mais moi que vous laissâtes lire
dans votre coeur , & qui en vis si bien la tendresse & l'honnêteté;
moi, qui quelquefois vis couler vos larmes, je n'ai point oublié l'impression
qu'elles m'ont faite, & je ne suis pas sans crainte sur celle qu'elles ont
pu vous laisser. Mériterois-je l'amitié dont vous m'honorez, si je négligeois
en ce moment les devoirs qu'elle impose ?
LETTRE A Mr. DE S......
A Motiers le 20 Mai 1764.
Mettez-vous à ma place Monsieur, &
jugez-vous. Quand, trop facile à céder à vos avances, j'épanchois mon coeur
avec vous, vous me trompiez. Qui me répondra qu'aujourd'hui vous ne me trompez
pas encore ? Inquiet de votre long silence , je me suis fait informer de vous à
la cour de Vienne; votre nom n'y est connu de personne. Ici votre honneur est
compromis, & depuis votre départ, une salope , appuyée de certaines gens,
vous a chargé d'un enfant. Qu'êtes-vous allé faire à Paris ? Qu'y faites-vous
maintenant , logé précisément [74] dans la rue qui a le plus mauvais renom? Que
voulez-vous que je pense ? J'eus toujours du penchant à vous aimer; mais je
dois subordonner mes goûts à la raison, & je ne veux pas être dupe. Je vous
plains ; mais je ne puis vous rendre ma confiance, que je n'aye des preuves que
vous ne me trompez plus.
Vous avez ici des effets dans deux malles dont
une est à moi. Disposez de ces effets, je vous prie ; puisqu'ils vous doivent
être utiles, & qu'ils m'embarrasseroient, dans le transport des miens, si
je quittois Motiers. Vous me paroissez être dans le besoin; je ne suis pas non
plus trop à mon aise. Cependant si vos besoins sont pressans, & que les dix
louis , que vous n'acceptâtes pas l'année dernière , puissent y porter quelque
remède, parlez-moi clairement. Si je connoissois mieux votre état , je vous
préviendrois ; mais je voudrois vous soulager, non vous offenser.
Vous êtes dans un âge où l’ame a déjà pris son
pli, & où les retours à la vertu sont difficiles. Cependant les malheurs
sont de grandes leçons, puissiez-vous en profiter pour rentrer en vous-même !
Il est certain que vous étiez fait pour être un homme de mérite. Ce seroit
grand dommage que vous trompassiez votre vocation. Quant à moi, je n'oublierai
jamais l'attachement que j'eus pour vous, & si j' achevois de vous en
croire indigne, je m'en consolerois difficilement.
[75] LETTRE
A Mr. D. P....... u.
.......12 Septembre 1764.
Je prends le parti, Monsieur, suivant votre
idée, d’attendre ici votre pas age ; s'il arrive que vous alliez à Cressier, je
pourrai prendre celui de vous y suivre , & c'est de tous les arrangemens
celui qui me plaira le plus. En ce cas-là j’irai seul , c'est-à-dire , sans
Mlle. le Vasseur, & je resterai seulement deux ou trois jours pour essai,
ne pouvant guères m'éloigner en ce moment plus long - temps d'ici. Je comprends
au temps que demande la Dame Guinchard pour ses préparatifs, qu'elle me prend
pour un Sibarite. Peut-être aussi veut-elle soutenir la réputation du cabaret
de Cressier, mais cela lui sera difficile ; puisque les plats, quoique bons,
n'en sont pas la bonne chère, & qu'on n'y remplace pas l'hôte -par un
cuisinier. Vous avez à Monlezi un autre hôte qui n'est pas plus facile à
remplacer, & des hôtesses qui le sont encore moins. Monlezi doit être une
espèce de Mont Olympe pour tout ce qui l'habite en
pareille compagnie. Bon jour, Monsieur, quand vous reviendrez parmi les
mortels, n'oubliez pas, je vous prie , celui de tous qui vous honore le plus,
& qui veut vous offrir au lieu d'encens, des sentimens qui le valent bien.
LETTRE A Mr.
M.
......Le 14 Octobre 1764.
J’ai reçu, Monsieur, au retour d'une tournée
que j'ai faite dans nos montagnes, votre lettre du 4 Août, & l'ouvrage que
vous y avez joint. J'y ai trouvé des sentimens, de l'honnêteté, du goût; &
il m'a rappelé avec plaisir notre ancienne connoissance. Je ne voudrois pourtant
pas qu'avec le talent que vous paroissez avoir, vous en
bornassiez l'emploi à de pareilles bagatelles.
Ne songez pas, Monsieur, à venir ici avec une
femme douze cent livres de rente viagère pour toute fortune. La liberté met ici
tout le monde à son aile. Le commerce qu'on ne gêne point, y fleurit; on y a
beaucoup d'argent & peu de denrées ; ce n'est pas le moyen d'y vivre à bon
marché. Je vous conseille aussi de bien songer, avant de vous marier, à ce que
vous allez faire. Une rente viagère n'est pas une grande ressource pour une
famille. Je remarque, d'ailleurs, que tous les jeunes gens à marier trouvent
des Sophies; mais je n'entends plus parler de Sophies aussitôt qu'ils sont
mariés.
Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur.
[77] LETTRE A Mr. L.....d.
A Motiers le 14 Octobre 1764.
Voici, Monsieur , celle des trois estampes que
vous m’avez envoyées qui, dans le nombre des gens que j'ai consultés, a eu la
pluralité des voix. Plusieurs cependant préfèrent celle qui est en habit
français, & l'on peut balancer avec raison, puisque l'une & l'autre ont
été gravées sur le même portrait, peint par M. de la Tour. Quant à l estampe où
le visage est de profil , elle n'à 'pas la moindre ressemblance ; il paroît que
celui qui l'a faite ne m'avoit jamais vu, & il s'est même trompé sur mon
âge.
Je voudrois, Monsieur, être digne, de l'honneur
que vous me faites. Mon portrait figure mal parmi ceux des grands philosophes
dont vous me parlez ; mais j'ose croire qu'il pas n’est pas déplacé parmi ceux
des amis de la justice & de la vérité.
[78] LETTRE
A Mr. DELEYRE.
......1è Octobre 1764.
J'ai le cœur surchargé de mes torts, cher
Deleyre; je comprends par votre lettre qu'il m'est échappé, dans un moment
d'humeur, des expressions désobligeantes , dont vous auriez raison d'être
offensé, s'il ne falloit pardonner beaucoup à mon tempérament & à ma
situation. Je sens que je me suis mis en colère sans sujet, & dans une
occasion où vous méritiez d'être désabusé & non querellé. Si 'j'ai plus
fait, & que je vous aye outragé , comme il semble par vos reproches, j'ai
fait, dans un emportement ridicule , ce que dans nul autre temps je n'aurois
fait avec personne, & bien moins encore avec vous. Je suis inexcusable, je
l'avoue', mais je vous ai offensé sans le vouloir. Voyez moins l'action que
l'intention, je vous en supplie. Il est permis aux autres hommes de n'être que
justes, mais les amis doivent être clémens.
Je reviens de longues courses que j'ai fait
dans nos montagnes, & même jusqu'en Savoie , où je comptois aller prendre à
Aix les bains pour une sciatique naissante qui , par son progrès , m'ôtoit le
seul plaisir qui me reste dans la vie , savoir la promenade. Il a fallu
revenir, sans avoir été jusques-là. Je trouve en rentrant chez moi des tas de
paquets & de lettres à faire tourner la tête. Il faut absolument répondre
au tiers de tout cela, pour le moins. Quelle tâche ! Pour [79] surcroît, je
commence à sentir cruellement les approches de l’hiver, souffrant , occupé ,
surtout ennuyé , jugez de ma situation ! N'attendez donc de moi , jusqu'à ce
qu'elle change, ni de fréquentes ni de longues lettres, mais soyez bien
convaincu que je vous aime, que je suis fâché de vous avoir offensé , & que
je ne puis être bien avec moi-même, jusqu'à ce que j'aye fait ma paix avec
vous.
LETTRE A Mr.
F.....r.
Au sujet du Mémoire de M. de J...... sur les
mariages des Protestans.
Motiers 18 Octobre 1764.
Voici, Monsieur, le mémoire que vous avez eu la
bonté de m'envoyer. Il m'a paru fort bien fait ; il dit assez , & ne dit
rien de trop. Il y auroit seulement quelques petites fautes de langue à
corriger , si l'on vouloit le donner au public. Mais ce n'est rien ; l'ouvrage
est bon , & ne sent point trop son théologien.
Il me paroît que depuis quelque temps, le gouvernement
de France, éclairé par quelques bons écrits, se rapproche assez d'une tolérance
tacite en faveur des Protestans. Mais je pente aussi que le moment de
l'expulsion des Jésuites le force à plus de circonspection que dans un autre
temps, de peur que ces pères, & leurs amis ne se prévalent de cette [80]
indulgence, pour confondre leur cause avec celle de la religion. Cela étant, ce
moment ne seroit pas le plus favorable pour agir à la cour; mais en attendant
qu'il vint, on pourroit continuer d'instruire & d'intéresser le public par
des écrits sages & modérés, forts de raisons d'état, claires &
précises, & dépouillées de toutes ces aigres & puériles déclamations
trop ordinaires aux gens d'Eglise. Je crois même qu'on doit éviter d'irriter
trop le clergé Catholique ; il faut dire ces faits sans les charger de
réflexions offensantes. Concevez, au contraire , un mémoire adressé aux Evêques
de France en termes décens & respectueux , & où , sur des principes
qu'ils n'oseroient désavouer , on interpelleroit leur équité, leur charité,
leur commisération, leur patriotisme , & même leur Christianisme : ce
mémoire , je le sais bien, ne changeroit pas leur volonté, mais il leur seroit
honte de la montrer , &les empêcheroit peut-être de persécuter si ouvertement
& si durement nos malheureux e frères. Je puis me tromper; voilà ce que je
pense. Pour moi je n'écrirai point; cela ne m'est pas possible : mais partout
où mes soins & mes conseils pourront être utiles aux opprimés, ils
trouveront toujours en moi dans leur malheur , l'intérêt & le zèle que dans
les miens je n'ai trouvé chez personne.
[81] LETTRE A Mde. P***.
Motiers 24 Octobre 1764.
J’ai reçu vos deux lettres , Madame: c'est
avouer tous mes torts ; ils sont grands , mais involontaires ; ils tiennent aux
désagrémens de mon état. Tous les jours je voulois vous répondre , & tous
les jours des réponses plus indispensables venoient renvoyer celle-là: car
enfin avec la meilleure volonté du monde, on ne sauroit passer la vie à faire
des réponses du matin jusqu'au soir. D'ailleurs je n'en connois point de
meilleure aux sentimens obligeons dont vous m'honorez , que de tâcher d'en être
digne, & de vous rendre ceux qui vous sont dûs. Quant aux opinions sur
lesquelles vous me marquez que nous ne sommes pas d'accord, qu'aurois-je à
dire? moi qui ne dispute jamais avec personne, qui trouve très-bon que chacun
ait ses idées , & qui ne veux pas plus qu'on se soumette aux miennes, que
me soumettre à celles d'autrui. Ce qui me sembloit utile & vrai, j'ai cru
de mon devoir de le dire ; mais je n'eus jamais la manie de vouloir le faire
adopter, & je réclame pour moi la liberté que je laisse à tout le monde.
Nous sommes d'accord, Madame , sur les devoirs des gens de bien , je n'en doute
point. Gardons au reste , vous vos sentimens, moi les miens , & vivons en
paix. Voilà mon avis. Je vous salue, Madame, avec respect & de tout mon
coeur.
[82] LETTRE A Mr. DU PEYROU.
A Motiers le 29 Novembre 1764.
Le temps & mes tracas ne me permettent pas,
Monsieur, de répondre à présent à votre dernière lettre, dont plusieurs
articles m'ont, ému & pénétré ; je destine uniquement celle-ci à vous
consulter sur un article qui m'intéresse , & sur lequel je vous épargnerois
cette importunité, si je connoissois quelqu'un qui me parut plus digne que vous
de toute ma confiance.
Vous savez que je médite depuis long-temps de
prendre le dernier congé du public par une édition générale de mes écrits ,
pour passer dans la retraite & le repos le reste des jours qu'il plaira à
la Providence de me départir. Cette entreprise doit m'assurer du pain, sans
lequel il n'y a ni repos ni liberté parmi les hommes : le recueil sera
d'ailleurs le monument sur lequel je compte obtenir de la postérité le
redressement des jugemens iniques de mes contemporains. Jugez par-là si je dois
regarder comme importante pour moi , une entreprise sur laquelle mon
indépendance & ma réputation sont fondées.
Le libraire Fauche aidé d'une société , jugeant
que cette affaire lui peut être avantageuse, désire de s'en charger , &
pressentant l'obstacle que vos Ministraux peuvent mettre à son exécution, il
projette, en supposant l'agrément du Conseil [83] d'Etat, dont pourtant je
doute, d'établir son imprimerie à Motiers. Ce qui me seroit très-commode ;
& il est certain qu'à considérer la chose en hommes d'état, tous les
membres du gouvernement doivent favoriser une entreprise qui versera peut-être
cent mille écus dans le pays.
Cet agrément donc supposé , (c'est son affaire)
il reste à savoir si ce sera la mienne de consentir à cette proposition &
de me lier par un traité en forme. Voilà, Monsieur, sur quoi je vous consulte.
Premièrement, croyez-vous que ces gens-là puissent être en état de consommer
cette affaire avec honneur, soit du côté de la dépense , soit du côté
l'exécution ? Car l'édition que je propose de faire étant destinée aux grandes
bibliothéques , doit être un chef-d'œuvre de typographie , & je
n'épargnerai point ma peine pour que c'en soit un de correction. En second lieu
, croyez-vous que les engagemens qu'ils prendront avec moi , soient assez sûrs
pour que je puisse y compter & n'avoir plus de souci là-dessus le reste de
ma vie? En supposant qu'oui, voudrez-vous bien m'aider de vos soins & de
vos conseils pour établir mes sûretés sur un fondement solide ? Vous sentez que
mes infirmités croissant , & la vieillesse avançant par dessus le marché,
il ne faut pas que, hors d'état de gagner mon pain, je m'expose au danger d'en
manquer. Voilà l'examen que je soumets à vos lumières, & je vous prie de
vous en occuper par amitié pour moi. Votre réponse , Monsieur, réglera la
mienne. J'ai promis de la donner dans quinze jours. Marquez-moi, je vous prie,
avant ce temps-là votre sentiment sur cette affaire, afin que je puisse me
déterminer.
[84] LETTRE A Mr. L.....d.
A Motiers le 9 Décembre 1764.
Je voudrois, Monsieur, pour contenter votre
obligeante fantaisie , pouvoir vous envoyer le profil que vous me demandez;
mais je ne suis pas en lieu à trouver aisément quelqu'un qui le sache tracer.
J'espérois me prévaloir pour cela de la visite qu'un graveur hollandois qui va
s'établir à Morat, avoit dessein de me faire ; mais il vient de me marquer que
des affaires indispensables ne lui en laissoient pas le temps. Si M. Liotard
fait un tour jusqu'ici , comme il paroît le désirer , c'est une autre occasion
dont je profiterai pour vous complaire, pour peu que l'état cruel où je suis
m'en laisse le pouvoir. Si cette seconde occasion me manque, je n'en vois pas
de prochaine qui puisse y suppléer. Au reste, je prends peu d'intérêt à ma
figure, j'en prends peu même à mes livres ; mais j'en prends beaucoup à
l'estime des honnêtes gens dont les coeurs ont lu dans le mien. C'est dans le
vis amour du
juste & du vrai , c'est dans des penchans
bons & honnêtes qui , sans doute , m'attacheroient à vous , que je voudrois
vous faire aimer ce qui est véritablement moi, & vous laisser de mon
effigie intérieure un souvenir qui vous fût intéressant. Je vous salue,
Monsieur, de tout mon coeur.
[85] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS.
A Motiers le 29 Décembre 1764.
Les vacherins que vous m'envoyez , seront
distribués en votre nom dans votre famille. La caisse de vin de Lavaux que vous
m'annoncez ne sera reçue qu'en payant le prix , sans quoi elle restera chez M.
d'Ivernois. Je croyois que vous seriez quelque attention à ce dont nous étions
convenus ici; puisque vous n'y voulez pas avoir égard, ce sera désormais mon
affaire ; & je vous avoue que je commence à craindre que le train que vous
avez pris , ne produise entre nous une rupture qui m'affligeroit beaucoup. Ce
qu'il y de parfaitement sûr , c'est que personne au monde ne sera bien reçu à
vouloir me faire des présens par force ; les vôtres , Monsieur , sont si
fréquens , & j'ose dire, si obstinés, que de la part de tout autre homme en
qui je reconnoîtrois moins de franchise, je croirois qu'ils cachent quelque vue
secrète, qui ne se découvriroit qu'en temps & lieu.
Mon cher Monsieur , vivons bons amis , je vous
en supplie. Les soins que vous vous donnez pour mes petites commissions , me sont
très-précieux. Si vous voulez que je croie qu'ils ne vous sont pas importuns,
faites - moi des compte si exacts qu'il n'y soit pas même oublié le papier pour
les paquets ou la ficelle des emballages. A cette condition j'accepte vos soins
obligeans , & toute mon affection ne [86] est pas moins acquise que ma
reconnoissance vous est dûe. Mais de grâce ne rendez pas là-dessus une
troisième explication nécessaire ; car elle seroit la dernière bien surement.
Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre
de remercîment que M. C**. m'a écrite. Comment se peut-il qu'avec un coeur si
aimant & si tendre je ne trouve partout que haine & que malveillans ?
Je ne puis là-dessus me vaincre ; l'idée d'un seul ennemi quoiqu'injuste , me
fait sécher de douleur. Genevois, Genevois , il faut que mon amitié pour vous
me coûte à la fin la vie.
LETTRE A Mr.
D. P......u.
..... 31 Décembre 1764.
Votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes. Je
vois que je ne me suis pas trompé, & que vous avez une ame honnête. Vous
serez un homme précieux à mon coeur. Lisez l'imprimé ci-joint.*[*Le libelle
intitulé : Sentimens des Citoyens.] Voilà, Monsieur, à quels ennemis j'ai à
faire ; voilà les armes dont ils m'attaquent. Renvoyez - moi cette pièce quand
vous l'aurez lue ; elle entrera dans les monumens de l'histoire de ma vie. O !
quand un jour le voile sera tiré, que la postérité m'aimera ! qu'elle bénira ma
mémoire ! Vous, aimez-moi maintenant, & croyez que je n'en suis pas
indigne. Je vous embrasse.
[87] LETTRE A Mr. DE GAUFFECOURT.
A Motiers-Travers le 12 Janvier 1765.
Je suis bien aise, mon cher Papa, que vous
puissiez envisager dans la sérénité de votre paisible apathie , les agitations
& les traverses de ma vie , & que vous ne laissiez pas de prendre aux
soupirs qu'elles m'arrachent, un intérêt digne de notre ancienne amitié.
Je voudrois encore plus que vous , que le moi
parut moins dans les lettres écrites de la montagne ; mais sans le moi ces
lettres n'auroient point existé. Quand on fit expirer le malheureux Calas sur
la roue, il lui étoit difficile d'oublier qu'il étoit là.
Vous doutez qu'on permette une réponse. Vous
vous trompez, ils répondront par des libelles diffamatoires. C'est ce que
j'attend pour achever de les écraser. Que je suis heureux qu'on ne se soit pas
avisé de me prendre par des caresses ! J'étois perdu ; je sens que je n'aurois
jamais résisté. Grâce au ciel on ne m'a pas gâté de ce côté - là , & je me
sens inébranlable par celui qu'on a choisi. Ces gens - là seront tant qu'ils me
rendront grand & illustre ; au lieu que naturellement je ne devois être
qu'un petit garçon. Tout ceci n'est pas fini : vous verrez la suite , &
vous rendrez, je l'espère , que les outrages & les libelles n'auront pas
avili votre ami. Mes salutations, je vous prie, à M. de Quinsonas : les [88]
deux lignes qu'il a jointes à votre lettre me sont précieuses ; son amitié me
paroît désirable , & il seroit bien doux de la former par un médiateur tel
que vous.
Je vous prie de faire dire à M. Bourgeois que
je n'oublie point sa lettre , mais que j'attends pour y répondre , d'avoir
quelque chose de positif à lui marquer. Je suis fâché de ne pas savoir son
adresse.
Bon jour, bon papa, parlez-moi de temps en
temps de votre santé & de votre amitié. Je vous embrasse de tout mon coeur.
P. S. Il paroît à Genève une espèce de désir de
se rapprocher de part & d'autre. Plut à Dieu que ce désir fût sincère d'un
côté, & que j'eusse la joie de voir finir des divisions dont je suis la
cause innocente ! Plut à Dieu que je pusse contribuer moi-même à cette bonne oeuvre
, par toutes les déférences & satisfactions que, l'honneur peut me
permettre ! Je n'aurois rien fait de ma vie d'aussi bon coeur & dès ce
moment je me tairois pour jamais.
LETTRE A MILORD MARÉCHAL.
...... 26 Janvier 1765.
J'espérois , Milord , finir ici mes jours en
paix ; je sens que cela n'est pas possible. Quoique je vive en toute sûreté
dans ce pays sous la protection du Roi , je suis trop près [89] de Genève &
de Berne qui ne me laisseront point en repose. Vous savez à quel usage ils
jugent à propos d'employer la religion. Ils en sont un gros torchon de paille
endroit de boue qu'ils me fourrent dans la bouche à toute force, pour me mettre
en pièces tout à leur aise , sans, que je puisse crier. Il faut donc fuir
malgré mes maux, malgré ma paresse; il faut chercher quelqu'endroit paisible où
je puisse respire. Mais où aller? Voilà, Milord, sur quoi je vous consulte.
Je ne vois que deux pays à choisir :
l'Angleterre ou l'Italie. L'Angleterre seroit bien plus selon mon humeur , mais
elle est moins convenable à ma santé, & je ne sais pas la langue, grand
inconvénient quand on s'y transplante seul. D'ailleurs il y fait si cher vivre
qu'un homme qui manque de grandes ressources, n'y doit point aller, à moins qu'il
ne veuille s'intriguer pour s'en procurer, chose que je ne ferai de ma vie ;
cela est plus décidé que jamais.
Le climat de l'Italie me conviendroit fort,
& mon état à tous égards, me le rend de beaucoup préférable ; mais j'ai
besoin de protection pour qu'on m'y laisse tranquille. Il faudroit que
quelqu'un des Princes de ce pays-là m'accordât un asile dans quelqu'une de ses
maisons, afin que le Clergé ne pût me chercher querelle , si par hasard la
fantaisie lui en prenoit : & cela ne me paroît ni bienséant à demander , ni
facile à obtenir, quand on ne connoît personne. J'aimerois assez le séjour de
Venise que je connois déjà. Mais quoique Jésus ait défendu la vengeance à ses
Apôtres, Sr. Marc ne se pique pas d'obéir sur ce point. J'ai pensé que si le Roi
ne dédaignoit pas de m'honorer de quelque apparente commission, [90] ou de
quelque titre sans fonctions, comme sans appointemens (& qui ne signifiât
rien, que l'honneur que j'aurois d'être à lui) je pourrois sous cette
sauve-garde, soit à Venise , soit
ailleurs jouir en sûreté du respect qu'on porte
à tout ce qui lui appartient. Voyez, Milord, si dans cette occurrence, votre
sollicitude paternelle imagineroit quelque chose , pour me préserver d'aller, .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . *[*Cette lacune est indéchiffrable dans le
brouillon de l'auteur. Il paroît qu'il y a sans ou bien sous les plombs,
expression que je ne comprends pas. Note de l'Éditeur.] Ce qui seroit finir
assez tristement une vie bien malheureuse. C'est une chose bien précieuse à mon
coeur que le repos, mais qui me seroit bien plus précieuse encore , si je la
tenois de vous. Au reste ceci n'est qu'une idée qui me vient , & qui
peut-être est très - ridicule. Un mot de votre part, me décidera sur ce qu'il
en faut penser.
LETTRE Mr.
BALLIERE.
A Motiers le 28 janvier 1765.
Deux envois de M. Duchesne, qui ont demeuré
très-longtemps en route, m'ont apporté, Monsieur, l'un votre lettre, &
l'autre votre livre.*[*Un exemplaire de la Théorie de la Musique.] Voilà ce qui
m'a fait retarder si long-temps à vous remercier de l'une & de l'autre. Que
ne donnerois-je pas pour avoir pu consulter votre ouvrage ou [91] vos lumières
, il y a dix ou douze ans , lorsque je travaillois à rassembler les articles
mal digérés que j'avois faits pour
l'Encyclopédie ?Aujourd'hui que cette
collection est achevée, & que tout ce qui 's'y rapporte est entièrement
effacé de mon esprit, il n'est plus temps de reprendre cette longue &
ennuyeuse besogne , malgré les erreurs & les fautes dont elle fourmille.
J'ai pourtant le plaisir de sentir quelquefois que j'étois , pour ainsi dire ,
à la piste de vos découvertes, & qu'avec un peu plus d'étude & de
méditation , j'aurois pu peut-être en atteindre quelques-unes. Car, par exemple,
j'ai très-bien vu que l'expérience qui sert de principe à M. Rameau, n'est
qu'une partie de celle des aliquotes , & que c'est de cette dernière, prise
dans sa totalité , qu'il faut déduire le systême de notre harmonie : mais je
n'ai eu du reste que des demi-lueurs qui n'ont fait que m'égarer. Il est trop
tard pour revenir maintenant sur mes pas , & il faut que mon ouvrage reste
avec toutes les fautes , ou qu'il soit refondu dans une seconde édition par une
meilleure main. Plut à Dieu, Monsieur , que cette main fût la vôtre ! vous
trouveriez peut-être assez de bonnes recherches toutes faites pour vous
épargner le travail du manoeuvre, & vous laisser seulement celui de
l'architecte & du théoricien.
Recevez , Monsieur , je vous supplie , mes
très-humbles salutations.
[92] LETTRE A Mr. DU PEYROU.
A Motiers le 31 Janvier 1765.
Voici , Monsieur, deux exemplaires de la pièce
que vous avec déjà vue, & que j'ai fait imprimer à Paris. C'étoit la
meilleure réponse qu'il me convenoit d'y faire.
Voici aussi la procuration sur votre dernier
modèle , je doute qu’elle puisse avoir son usage. Pourvu que ce ne soit ni
votre faute ni la mienne , il importe peu que l'affaire se rompe; naturellement
je dois m’y attendre , & je m'y attends.
Voici enfin la lettre de M. de Buffon, de
laquelle je suis extrêmement touché. Je veux lui écrire; mais la crise horrible
où je suis ne me le permettra pas sitôt. Je vous avoue cependant que je
n'entends pas bien le conseil qu'il me donne , de ne pas me mettre à dos M. de
Voltaire ; c'est comme si l’on conseilloit à un passant attaqué dans un grand
chemin , de ne pas se mettre à dos le brigand qui l'assassine . Qu'ai-je fait
pour m'attirer les persécutions de M. de Voltaire, & qu'ai-je à craindre de
pire de sa part? M. de Buffon veut-il que je fléchisse ce tigre altéré de mon
sang ? Il fait bien que rien n'appaise, ni ne fléchit jamais la fureur des
tigres. Si je rampois devant Voltaire, il en triompheroit sans doute , mais il
ne m'en égorgeroit pas moins. Des bassesses me déshonoreroient, & ne me
sauveroient pas. Monsieur, [93] je sais souffrir ; j'espère apprendre à mourir;
& qui fait cela n'a jamais besoin d'être lâche.
Il a fait jouer les pantins de Berne à l'aide
de son ame damnée le Jésuite B....... d ; il joue à présent le même jeu en
Hollande. Toutes les puissances plient sous l'ami des ministres tant politiques
que presbytériens. A cela que puis-je faire? Je ne doute presque pas du sort
qui m'attend sur le canton de Berne, si j'y mets les pieds ; cependant j'en
aurai le coeur net & je veux voir jusqu'où , dans ce siècle aussi doux
qu'éclairé, la philosophie & l'humanité seront poussées. Quand
l'inquisiteur Voltaire m'aura fait brûler, cela ne sera pas plaisant pour moi ,
je l'avoue ; mais avouez aussi que pour la chose, cela ne sauroit l'être plus.
Je ne fais pas encore ce que je deviendrai cet
été. Je me sens ici trop près de Genève & de Berne , pour y goûter un
moment de tranquillité. Mon corps y est en sûreté, mais mon ame y est
incessamment bouleversée. Je voudrois trouver quelque asile où je pusse au
moins achever de vivre en paix. J'ai quelque envie d'aller chercher en Italie
une inquisition plus douce , & un climat moin rude. J'y suis désiré , &
je suis sûr d'y être accueilli. Je ne me propose pourtant pas de me transplanter
brusquement, mais d'aller seulement reconnoître les lieux, si mon état me le
permet, & qu'on me laisse les passages libres, de quoi je doute. Le projet
de ce voyage trop éloigné , ne me permet pas de songer à le faire avec vous ,
& je crains que l'objet qui me le faisoit surtout désirer, ne s'éloigne. Ce
que j'avois besoin de connoître mieux, n'étoit assurément pas la conformité de
nos [94] sentimens & de nos principes, mais celle de nos humeurs , dans la
supposition d'avoir à vivre ensemble comme vous aviez en l'honnêteté de me le
proposer. Quelque parti que je prenne , vous connoîtrez, Monsieur, je m'en
flatte , que vous n'avez pas mon estime & ma confiance à demi ; & si
vous pouvez me prouver que certains arrangemens ne vous porteront pas un notable
préjudice, je vous remettrai, puisque vous le voulez bien , l'embarras de tout
ce qui regarde , tant la collection de mes écrits que l'honneur de ma mémoire ,
& perdant toute autre idée que de me préparer au dernier passage , je vous
devrai avec joie , le repos du reste de mes jours.
J'ai l'esprit trop agité maintenant pour
prendre un parti mais après y avoir mieux pensé, quelque parti que je prenne,
ce ne sera point sans en causer avec vous , & sans vous faire entrer pour
beaucoup dans mes résolutions dernières. Je vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE A Mr.
S. B.
...... 2 Février 1765.
J'ai reçu, Monsieur, avec la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire le 29 Janvier, l'écrit que vous avez pris la
peine d'y joindre. Je vous remercie de l'une & de l'autre.
[95] Vous m'assurez qu'un grand nombre de
lecteurs me traitent d'homme plein d'orgueil , de présomption , d'arrogance ;
vous avez soin d'ajouter que ce sont là leurs propres expressions. Voilà ,
Monsieur, de fort vilains vices dont je dois tâcher de me corriger. Mais sans
doute ces Meilleurs qui usent si libéralement de ces termes , sont eux - mêmes
si remplis d'humilité, de douceur, & de modestie qu'il n'est pas aisé d'en
avoir autant qu'eux.
Je vois, Monsieur, que vous avez de la santé ,
du loisir , & du goût pour la dispute. Je vous en fais mon compliment;
& pour moi qui n'ai rien de tout cela, je vous salue , Monsieur , de tout
mon coeur.
LETTRE A Mr. P. CHAPPUIS.
Motiers le 2 Février 1765.
J'ai lu , Monsieur, avec grand plaisir la
lettre dont vous m'avez honoré le 18 Janvier. J'y trouve tant de justesse, de
sens , & une si honnête franchise, que j'ai regret de ne pouvoir vous
suivre dans les détails où vous y êtes entré. Mais, de grâce, mettez-vous à ma
place; supposez-vous malade , accablé de chagrins, d'affaires , de lettres , de
visites, excédé d'importuns de toute espèce qui , ne sachant que faire de leur
temps , absorberoient impitoyablement le vôtre , & dont chacun voudroit vous
occuper de lui seul & [96] de ses idées. Dans cette position, Monsieur ,
car c'est -la mienne , il me faudroit dix têtes , vingt mains , quatre
secrétaires & des jours de quarante-huit heures pour répondre à tout ;
encore ne pourrois-je contenter personne , parce que souvent deux lignes
d'objections demandent vingt pages de solutions.
Monsieur , j'ai dit ce que je savois , &
peut-être ce que je ne savois pas, ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'en fais
pas davantage ; ainsi je ne serois plus que bavarder, il vaut mieux me taire.
Je vois que la plupart de ceux qui m'écrivent pensent comme moi sur quelques
points & différemment sur d'autres : tous les hommes en sont à-peu-près là
; il ne faut point se tourmenter de ces différences inévitables , surtout quand
on est d'accord sur l'essentiel, comme il me paroît que nous le sommes vous
& moi.
Je trouve les chefs auxquels vous réduisez les
éclaircissemens à demander au conseil assez raisonnables. Il n'y a que le
premier qu'il faut retrancher comme inutile , puisque ne voulant jamais rentrer
dans Genève, il m'est parfaitement égal que le jugement rendu contre moi soit
ou ne soit pas redressé. Ceux qui pensent que l'intérêt, ou la passion m'a fait
agir dans cette affaire , lisent bien mal le fond de mon coeur. Ma conduite est
une , & n'a jamais varié sur ce point si mes contemporains ne me rendent
pas justice est ceci , je m'en console en me la rendant à moi-même , & je
l'attends de la postérité.
Bon jour , Monsieur ; vous croyez que j'ai fait
avec vous en finissant ma lettre. Point du tout, ayant oublié votre
[97] adresse , il faut maintenant la retourner
chercher dans votre première lettre , perdue dans cinq cent autres , où il me
faudra peut-être une demi journée pour la trouver. Ce qui achève de m'étourdir
est que je manque d'ordre : mais le découragement & la paresse
m'absorbent , m'anéantissent , & je suis trop vieux pour me corriger de
rien. Je vous salue de tout mon coeur.
LETTRE A Mde. GUIENET.
...... 6 Février 1765.
Que j'apprenne à ma bonne amie mes bonnes
nouvelles. Le 22 Janvier on a brûlé mon livre à la Haye ; on doit aujourd'hui
le brûler à Genève ; on le brûlera, j'espère encore ailleurs. Voilà, par le
froid qu'il fait, des gens bien brûlans. Que de feux de joie brillent à mon
honneur dans l'Europe ! Qu'ont donc fait mes autres écrits pour
n'être pas aussi brûlés, & que n'en ai-je à
faire brûler encore? Mais j'ai fini pour ma vie ; il faut savoir mettre des
bornes à son orgueil. Je n'en mets point à mon attachement pour vous, &
vous voyez qu'au milieu de mes triomphes, je n'oublie pas mes amis.
Augmentez-en bientôt le nombre , chère Isabelle. J'en attends l'heureuse
nouvelle avec la
plus vive impatience. Il ne manque plus rien à
ma gloire , mais il manque à mon bonheur d'être grand-papa .*[*Mde. Guienet
appeloit M. Rousseau son papa. ]
[98] LETTRE A Mr. LE NIEPS.
......_ Février 1765.
Je commençois à être inquiet de vous, cher ami;
votre lettre vient bien à propos me tirer de peine. La violente crise où je
suis , me force à ne vous parler dans celle-ci que de moi. Vous aurez vu qu'on
a brûlé le 22 mon livre à la Haye. Rey me marque que le ministre Chais s'est
donné beaucoup de mouvemens , & que l'inquisiteur Voltaire a écrit beaucoup
de lettres pour cette affaire. Je pense qu'avant-hier le Deux-Cent en a fait
autant à Genève ; du moins tout étoit préparé pour cela. Toutes ces brûleries
sont si bêtes qu'elles ne sont plus que me faire rire. Je vous envoye ci-joint
, copie d'une lettre*[*C’est celle ci-derrière de - Février.] que j'écrivis
avant-hier là-dessus, à une jeune femme qui m'appelle son papa. Si la lettre
vous paroît bonne , vous pouvez la faire courir, pourvu que les copies soient
exactes.
Prévoyant les chagrins sans nombre que
m'attireroit mon dernier ouvrage , je ne le fis qu'avec répugnance , malgré
moi, & vivement sollicité. Le voilà fait , publié , brûlé. Je m'en
tiens-là. Non-seulement je ne veux plus me mêler des affaires de Genève, ni
même en entendre parler, mais pour le coup , je quitte tout à fait la plume ,
& soyez assuré que [99] rien au monde ne me la sera reprendre. Si'-l'on
m'eut laissé faire , il y a long-temps que j'aurois pris ce parti; mais il est
pris si bien que, quoiqu'il arrive , rien ne m'y sera renoncer. Je ne demande
au ciel que
quelqu'intervalle de paix jusqu'à ma dernière
heure, & tous mes malheurs seront oubliés ; mais dût-on me poursuivre
jusqu'au tombeau, je cesse de me défendre. Je serai comme les enfans & les
ivrognes , qui se laissent tomber tout bonnement quand on les pousse, & ne
se sont aucun mal ; au lieu qu'un homme qui veut se roidir , n'en tombe pas
moins, & se casse une jambe , ou un bras par dessus le marché.
On répand donc que c'est l'inquisiteur qui m'a
écrit au nom des Corses , & que j'ai donné dans un piège si subtil. Ce qui
me paroît ici tout-à-fait bon, est que l'inquisiteur trouve plaisant de se
faire passer pour faussaire , pourvu qu'il me fasse passer pour dupe. Supposons
que ma stupidité fut telle que sans autre information, j'eusse pris cette
prétendue lettre pour argent comptant; est-il
concevable qu'une pareille négociation se fût bornée à cette unique lettre ,
sans instructions , sans éclaircissemens , sans mémoires ; sans précis d'aucune
espèce ? Ou bien, M. de Voltaire aura-t-il pris la peine de fabriquer aussi
tout cela ? Je veux que sa profonde érudition ait pu tromper, sur ce point ,
mon ignorance, tout cela n'a pu se faire au moins sans avoir de ma part quelque
réponse , ne fût-ce que pour savoir si j'acceptois la proposition. Il ne pouvoit
même avoir que cette réponse en vue pour attester ma crédulité ; ainsi son
premier soin a dû être de se la faire écrire; qu'il la montre, & tout sera
dit.
[100] Voyez comment ces pauvres gens accordent leurs flûtes. Au premier bruit
d'une lettre que j'avois reçue , on y mit aussitôt pour emplâtre que Mrs.
Helvétius & Diderot en avoient reçu de pareilles. Que sont maintenant
devenues ces lettres ? M. de Voltaire a-t-il aussi voulu se moquer d'eux? Je
ris toujours de vos Parisiens, de ces esprits si subtils, de ces jolis faiseurs
d'épigrammes, que leur Voltaire mène incessamment avec des contes de vieilles,
qu'on ne seroit pas croire aux enfans. J'ose dire que ce Voltaire lui-même,
avec tout don esprit n'est qu'une bête , un méchant très-mal adroit. Il
me poursuit, il m'écrase , il me persécute, & peut-être me sera-t-il périr
à la fin ; grande merveille, avec cent mille livres de rente, tant d'amis
puissans à la cour, & tant de si basses cajoleries, contre un pauvre homme
dans mon état. J'ose dire que si Voltaire dans une situation pareille à la
mienne, osoit m'attaquer, & que je daignasse employer contre lui ses
propres armes , il seroit bientôt terrassé. Vous allez juger de la finesse de
ses piéges par un fait qui peut-être a donné lieu au bruit qu'il a répandu ,
comme s'il eût été sûr d'avance du succès d'une ruse si bien conduite.
Un chevalier de Malte qui a beaucoup bavardé
dans Genève, & dit venir d'Italie, est venu me voir, il y a quinze jours,
de la part du général Paoli , faisant beaucoup l'empressé des commissions dont
il se disoit chargé près de moi, mais me disant au fond très - peu de chose,
& m'étalant d'un air important c'assez chétives paperasses fort pochetées.
A chaque pièce qu'il me montroit , il étoit tout étonné de me voir tirer d'un
tiroir la même pièce, & la lui montrer à mon [101] tour. J'ai vu que cela
le mortifioit d'autant plus , qu'ayant fait tous ses efforts pour savoir
quelles relations je pouvois avoir eues en Corde , il n'a pu là-dessus
m'arracher un seul mot. Comme il ne m'a point apporté de lettres , & qu'il
n'a voulu ni se nommer, ni me donner la moindre notion de lui, je l'ai remercié
des visites qu'il vouloit continuer de me faire. Il n'a pas laissé de passer
encore ici dix ou douze jours sans me revenir voir.
Tout cela peut être une chose sort simple.
Peut-être ayant quelque envie de me voir , n'a-t-il cherché qu'un prétexte pour
s'introduire, & peut-être est-ce un galant homme , très-bien intentionné,
& qui n'a d'autre tort dans ce fait , que d'avoir fait un peu trop
l'empressé pour rien. Mais comme tant de malheurs doivent m'avoir appris à me
tenir sur mes gardes , vous m'avouerez que si c'est un piège, il n'est pas fin.
M. V.....s m'a écrit une lettre honnête pour désavouer avec horreur le libelle.
Je lui ai répondu très-honnêtement, & je me suis obligé de contribuer,
autant qu'il m'est possible , à répandre son désaveu , dans le doute que
quelqu'un plus méchant que lui , ne se cache sous son manteau.
[102] LETTRE
A Mr. D. P......u.
A Motiers le 14 Février 1765.
Voici, Monsieur, le projet que vous avez pris
la peine de dresser ; sur quoi je ne vous dis rien, par la raison que vous
savez. Je vous prie , si cette affaire doit se conclure , de vouloir bien
décider de tout à votre volonté ; je confirmerai tout : car pour moi j'ai
maintenant l'esprit à mille lieues de-là ; & sans vous , je n'irois pas
plus loin, par le seul dégoût de parler d'affaires. Si ce que les associés
disent dans leur réponse , article 1er. de mon ouvrage sur la Musique s'entend
du dictionnaire , je m'en rapporte là-dessus à la réponse verbale que je leur
ai faite. J'ai sur cette compilation des engagemens antérieurs, qui ne me
permettent plus d'en disposer ; & s'il arrivoit que, changeant de pensée,
je le comprisse dans mon recueil, ce que je ne promets nullement , ce ne seroit
qu'après qu'il auroit été imprimé à part par le libraire auquel je suis engagé.
Vous ne devez point , s'il vous plaît, passer
outre que les associés n'aient le consentement formel du conseil d'Etat , que
je doute fort qu'ils obtiennent. Quant à la permission qu'ils ont demandée à la
cour , je doute encore plus qu'elle leur soit accordée. Milord Maréchal connoît
là-dessus mes intentions ; il fait que non-seulement je ne demande rien, mais
que je suis très-déterminé à ne jamais me prévaloir [103] de son crédit à la
cour, pour y obtenir quoi que ce puisse être, relativement au pays où je vis,
qui n'ait pas l'agrément du gouvernement particulier du pays même. Je n'entends
me mêler en aucune façon de ces choses-là , ni traiter qu'elles ne soient
décidées.
Depuis hier que ma lettre est écrite , j'ai la
preuve de ce que je soupçonnois depuis quelques jours , que l'écrit de V....s
trouvoit ici parmi les femmes autant d'applaudissement qu'il a causé
d'indignation à Genève & à Paris, & que trois ans d'une conduite
irréprochable sous leurs yeux mêmes, ne pouvoient garantir la pauvre Mlle. le
Vasseur de l'effet d'un libelle venu d'un pays où ni moi ni elle n'avons vécu.
Peu surpris que ces viles ames ne se connoissent pas mieux en vertu qu'en
mérite , & se plaisent à insulter aux malheureux, je prends enfin la ferme
résolution de quitter ce pays , ou du moins ce village , & d'aller chercher
une habitation où l'on juge les gens sur leur conduite , & non sur les libelles
de leurs ennemis. Si quelque autre honnête étranger veut connoître Motiers,
qu'il y passe , s'il peut , trois ans comme j'ai fait , & puis qu'il en
dise des nouvelles.
Si je trouvois à Neuchâtel ou aux environs un
logement convenable, je serois homme à l'aller occuper en attendant.
[104] LETTRE AU MÊME.
....... 4 Mars 1765.
Je vous dois une réponse, Monsieur, je le sais.
L'horrible situation de corps & dame où je me trouve , m'ôte la force &
le courage d'écrire. J'attendois de vous quelques mots de consolation. Mais je
vois que vous comptez à la rigueur avec les malheureux. Ce procédé n'est pas
injuste, mais il est un peu dur dans l'amitié.
LETTRE AU MÊME.
A Motiers le 7 Mars 1765.
Pour Dieu ne vous fâchez pas , & sachez
pardonner quelques torts à vos amis dans leurs misères. Je n'ai qu'un ton ,
Monsieur, & il est quelquefois un peu dur; il ne faut pas me juger sur mes
expressions, mais sur ma conduite; elle vous honore, quand mes termes vous
offensent. Dans le besoin que j'ai des consolations de l'amitié , je sens que
les vôtres me manquent, & je m'en plains: cela est-il donc si désobligeant?
Si j'ai écrit à d'autres , comment n'avez-vous
pas senti [105] l'absolue nécessité de répondre , & surtout dans la
circonstance , à des personnes avec qui je n'ai point de correspondance habituelle,
& qui viennent au fort de mes malheurs, y prendre le plus généreux intérêt
? Je croyois que si lettres mêmes vous vous diriez : il n'a pas le temps de
m’écrire , & que vous vous souviendriez de nos conventions. Falloit -
il donc dans une occasion si critique, abandonner tous mes intérêts , toutes
mes affaires, mes devoirs mêmes, de peur de manquer avec vous à l'exactitude
d'une réponse dont vous m'aviez dispensé ? Vous vous seriez offensé de ma
crainte , & vous auriez eu
raison. L'idée même, trés-fausse assurément ,
que vous aviez de m'avoir chagriné par votre lettre , n'étoit-elle pas pour
votre bon coeur un motif de réparer le mal que vous supposiez m'avoir
fait? Dieu vous préserve d'afflictions ; mais en pareil cas , soyez sûr que je
ne compterai pas vos réponses. En tout autre cas , ne comptez jamais mes
lettres , ou rompons tout de suite ; car aussi bien ne tarderions-nous pas à
rompre. Mon caractère vous est connu , je ne saurois le changer.
Toutes vos autres raisons ne sont que trop bonnes. Je vous plains dans vos
tracas, & les approches de votre goutte me chagrinent surtout vivement ,
d'autant plus que dans l’extrême besoin de me distraire , je me promettois des
promenades délicieuses avec vous. Je sens encore que ce que je vais vous dire
peut être bien déplacé parmi vos affaires ; mais il faut vous montrer si je
vous crois le coeur dur , & si je manque de confiance en votre amitié. Je
ne fais pas des complimens, mais je prouve.
[106] Il faut quitter ce pays , je le sens; il
est trop près de Genève ; on ne m'y laisseroit jamais en repos. Il n'y a guères
qu'un pays catholique qui me convienne ; & c'est de-là, puisque vos
ministres veulent tant la guerre , qu'on peut leur en donner le plaisir tout
leur soûl. Vous sentez, Monsieur, que ce déménagement a les embarras. Voulez -
vous être dépositaire de mes effets, en attendant que je me fixe ? Voulez-vous
acheter mes livres, ou m'aider à les vendre ? Voulez-vous prendre
quelqu'arrangement, quant à mes ouvrages, qui me délivre de l'horreur d'y penser,
& de m'en occuper le reste de ma vie? Toute cette rumeur est trop vive
& trop folle pour pouvoir durer. Au bout de deux ou trois ans toutes les
difficultés pour l'impression seront levées , surtout quand je n'y serai plus.
En tout cas les autres lieux, même au voisinage ne manqueront pas. Il y a sur
tout cela des détails qu'il seroit trop long d'écrire, & sur lesquels ,
sans que vous soyez marchand , sans que vous me fassiez l'aumône, cet
arrangement peut m'être utile , & ne vous pas être onéreux. Cela demande
d'en conférer. Il faut voir seulement si vos affaires présentes
vous permettent de penser à celle-là.
Vous savez donc le triste état de la pauvre
Mde. G......t , femme aimable , d'un vrai mérite, d'un esprit aussi fin que
juste, & pour qui la vertu n'étoit pas un vain mot; sa famille est dans la
plus grande désolation ; son mari est au désespoir , & moi je suis déchiré.
Voilà, Monsieur, l'objet que j'ai sous les yeux pour me consoler d'un tissu de
malheurs sans exemple.
[107] J'ai des accès d'abattement; cela est
assez naturel dans l'état de maladie; & ces accès sont très-sensibles ,
parce qu'ils sont les momens où je cherche le plus à m'épancher. Mais ils sont
courts, & n'influent point sur ma conduite. Mon état habituel est le
courage , & vous le verrez peut-être dans cette affaire , si l'on me pousse
à bout; car je me fais une loi d'être patient jusqu'au moment où l'on ne peut
plus l'être sans lâcheté. Je ne sais quelle diable de mouche a piqué vos
Messieurs ; mais il y a bien de l'extravagance à tout ce vacarme ; ils en
rougiront sitôt qu'ils seront calmés.
Mais que dites-vous , Monsieur, de l'étourderie
de vos ministres, qui devroient trembler qu'on n'apperçut qu'ils existent ,
& qui vont sottement payer pour les autres dans une affaire qui ne les
regarde pas. Je suis persuadé qu'ils s'imaginent que je vais rester sur la
défensive, & faire le pénitent & le suppliant: le Conseil de Genève le
croyoit aussi, je l'ai désabusé; je me charge de les désabuser de même.
Soyez-moi témoin, Monsieur, de mon amour pour la paix , & du plaisir avec
lequel j'avois posé les armes ; s'ils me forcent à les reprendre , je les
reprendrai ; car je ne veux pas me laisser battre à terre, c'est un point tout
résolu. Quelle prise ne me donnent-ils pas? A trois ou quatre près que j'honore
& que j'excepte, que sont les autres? Quels mémoires n'aurai-je pas sur
leur compte ? Je suis tenté de faire ma paix avec tous les autres Clergés , aux
dépends du vôtre ; d'en faire le bouc d'expiation pour les péchés d'Israël.
L'invention est bonne , & son succès est certain. Ne seroit-ce pas bien
servir l'Etat, d'abattre si bien leur morgue, de les avilir à tel point, qu'ils
ne pussent jamais plus ameuter[108] les peuples? J'espère ne pas me livrer à la
vengeance ; mais si je les touche , comptez qu'ils sont morts. Au reste il faut
premièrement attendre l'excommunication ; car jusqu'à ce moment ils me
tiennent; ils sont mes pasteurs , & je leur dois du respect. J'ai là -
dessus des maximes dont je ne me départirai jamais, & c'est pour cela même
que je les trouve bien peu sages de m'aimer mieux loup que brebis.
LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Motiers le 7 Avril 1765.
Puisque vous le voulez absolument, Monsieur ,
voici deux mauvaises esquisses que j'ai fait faire, faute de mieux, par une
manière de peintre qui a passé par Neuchâtel. La grande est un profil à la
silhouette , où j'ai fait ajouter quelques traits en crayon pour mieux
déterminer la portion des traits ; l'autre est un profil tiré à la vue. On ne
trouve pas beaucoup de ressemblance à l'un ni à l'autre, j'en suis fâché , mais
je n'ai pu faire mieux; je crois même que vous me sauriez quelque gré de cette
petite attention , si vous connoissiez la situation où j'étois , quand je me
suis ménagé le moment de vous complaire.
Il y a un portrait de moi , très-ressemblant,
dans l'appartement de Mde. la Maréchale de Luxembourg. Si M. Le Moine prenoit
la peine de s'y transporter & de demander [109] de ma part, M. de la Roche,
je ne doute pas qu'il n'eut la complaisance de le lui montrer.
Je ne vous connois, Monsieur, que par vos
lettres, mais elles respirent la droiture & l'honnêteté ; elles me donnent
la plus grande opinion de votre ame, l'estime que vous m’y témoignez me flatte
, & je suis bien aise que vous sachiez qu'elle fait une des consolations de
ma vie.
LETTRE A Mr. DU PEYROU.
Vendredi 12 Avril 1765.
Plus j'étois touché de vos peines, plus j'étois
fâché contre vous; & en cela j'avois tort; le commencement de votre lettre
me le prouve. Je ne suis pas toujours raisonnable, mais j'aime toujours qu'on
me parle raison. Je voudrois connoître vos peines pour les soulager , pour les
partager du moins. Les vrais épanchemens du cœur veulent non-seulement l'amitié
, mais la familiarité ; & la familiarité ne vient que par l'habitude de
vivre ensemble. Puisse un jour cette habitude si douce, donner entre nous à
l'amitié tous ses charmes ! je les sentirai trop bien , pour ne pas vous les
faire sentir aussi.
Au train donc la neige tombe , nous en aurons
ce soir plus d'un pied cela & mon état encore empiré, m'ôtera le plaisir de
vous aller voir aussitôt que je l'espérois. Sitôt que je le pourrai, comptez
que vous verrez celui qui vous aime.
[110] LETTRE
A Mr. D. P.... u.
...... 22 Avril 1765.
L'amitié est une chose si sainte , que le nom
n'en doit pas même être employé dans l'usage ordinaire. Ainsi nous serons amis
, & nous ne nous dirons pas mon ami. J'eus un sur-nom jadis que je crois
mériter mieux que jamais. A Paris on ne m'appeloit que le Citoyen. Rendez-moi
ce titre qui m'est si cher , & que j'ai paye si cher ; faites même ensorte
qu'il se propage , & que tous ceux qui m'aiment, ne m'appellent jamais
Monsieur , mais en parlant de moi , le Citoyen, & en m'écrivant , mon cher
Citoyen. Je vous charge de faire connoître ce que je désire , & je crois que
tous vos amis & les miens me seront volontiers ce plaisir. En attendant ,
commencez par donner l'exemple. A votre égard , prenez un nom de société qui
vous plaise, & que je puisse vous donner. Je me plais a songer que vous
devez être un jour mon cher hôte , & j'aimerois a vous en donner le titre
d'avance ; mais celui-la , ou un autre , prenez-en un qui soit de votre goût ,
& qui supprime entre nous le maussade mot de Monsieur que l'amitié & la
familiarité doivent proscrire.
Je souffre toujours beaucoup. Je vous embrasse.
[111] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS.
A Motiers le 22 Avril 1765.
J’ai reçu , Monsieur, tous vos envois, & ma
sensibilité à votre amide augmente de jour en jour : mais j'ai une grâce vous
demander, c'est de ne me plus parler des affaires de Genève, & de ne plus
m'envoyer aucune pièce qui s'y rapporte. Pourquoi veut-on absolument, par de si
tristes images, me faire finir dans 1'affliction le reste des malheureux jours
que la nature m'a comptés, & m'ôter un repos dont j'ai si grand besoin
& que j'ai si chèrement acheté? Quelque plaisir que me fasse votre
correspondance, si vous continuez faire entrer des objets dont je ne puis ni
veux plus m'occuper , vous me forcerez d'y renoncer.
Je vous remercie du vin de Lunel : mais , mon
cher Monsieur , nous sommes convenus, ce me semble , que vous ne m'enverriez
plus rien de ce qui ne vous coûte rien. Vous me paroissez n'avoir pas pour
cette convention la même mémoire qui vous sert si bien dans mes commissions.
Je ne peux rien vous dire du chevalier de Malte
; il est encore à Neuchâtel. Il m'a apporté une lettre de M. de Paoli, qui
n'est certainement pas supposée. Cependant la conduite de cet homme-la est en
tout si extraordinaire , que je puis prendre sur moi de m'y fier; & je lui
ai remis pour M. Paoli une réponse qui ne signifie rien , & qui le renvoie
à notre [112]correspondance ordinaire , laquelle n'est pas connue du chevalier.
Tout ceci, je, vous prie , entre nous.
Mon état empire au lieu de s'adoucir. Il me
vient du monde des quatre coins de l'Europe. Je prends le parti de laisser à la
poste les lettres que je ne connois pas , ne pouvant y suffire. Selon toute
apparence je ne pourrai guères jouir à ce voyage du plaisir de vous voir
tranquillement. Il faut espérer
qu'une autre fois je serai plus heureux.
LETTRE A Mr.
D. P......u.
.........29 Avri1 1765.
J'ai reçu votre présent;*[*Les ouvrages de
Linnaeus.] je vous en remercie , me fait grand plaisir, & je brûle d'être a
portée d'en faire usage. J'ai plus que jamais la passion pour la botanique ;
mais je vois avec confusion , que je ne connois pas encore assez de plantes
empiriquement , pour les étudier par systême. Cependant je ne me rebuterai pas
; & je me propose d'aller dans la belle saison passer une quinzaine de
jours près de M. Gagnebin , pour
me mettre en état du moins de suivre mon
Linnaeus.
J'ai dans la tête que , si vous pouvez vous
soutenir jusqu'au temps de notre caravanne, elle vous garantira d'être arrêté
durant le rate de l'année , vu que la goutte n'a point de plus grand ennemi que
l'exercice pédestre. Vous devriez prendre [113] la botanique par remède, quand
vous ne la prendriez pas par goût. Au reste , je vous avertis que le charme de
cette science consiste surtout dans l'étude anatomique des plantes. Je n puis
faire cette étude à mon gré , faute des instrumens nécessaire , comme
microscopes de diverses mesures de foyer, petites pinces bien menues,
semblables aux brusselles des joailliers ; ciseaux très-fins à découper. Vous
devriez tâcher de vous pourvoir de tout cela pour notre course ; & vous
verrez que l'usage en est très-agréable & très-instructif.
Vous me parlez du temps remis : il ne l’est
assurément pas ici ; j'ai fait quelques essais de sortie qui m'ont réussi
médiocrement , & jamais sans pluie. Il me tarde d'aller vous embrasser, mais
il faut faire des visites, & cela m'épouvante un peu , surtout vu mon état.
Quand verrez-vous la fin de ce vilain procès ?
Je voudrois aussi voir déjà votre bâtiment fini , pour y occuper ma cellule ,
& vous appeler tout de bon , mon cher hôte ; bon jour.
LETTRE AU MÊME .
Jeudi 23 Mai 1765.
Espère, mon cher hôte , que cette vilaine
goutte n'aura fait que vous menacer. Dansez & marchez beaucoup ;
tourmentez-la si bien, qu'elle nous laisse en repos projeter & faire notre
course ; on dit que les pélerins n'ont jamais la goutté; rien n'est donc tel
pour l'éviter, que de se faire pélerin.
[114] Sultan m'a tenu quelques jours en peine;
sur son état présent, je suis parfaitement rassuré : ce qui m'allarmoit le plus
droit la promptitude avec laquelle la plaie s'étoit refermée. Il avoit à la
jambe un trou fort profond; elle étoit enflée ; il souffroit beaucoup, & ne
pouvoit se soutenir. En cinq ou six heures, avec une simple application
de thériaque , plus d'enflure , plus de douleur
, plus de trou, à peine en ai-je pu retrouver la place ; il est gaillardement
revenu de son pied à Motiers, & se porte à merveille depuis ce temps - là :
comme vous avez des chiens, j'ai cru qu'il étoit bon de vous apprendre
l'histoire de mon spécifique ; elle est aussi étonnante que certaine. Il faut
ajouter que je l'ai mis au lait , durant quelques jours ; c'est une précaution
qu'il faut toujours prendre, sitôt qu'un animal est blessé.
Il est singulier que depuis trois jours , je
ressens les mêmes attaques que j'ai eues cet hiver; il est constaté que ce
séjour ne me vaut rien à aucun égard. Ainsi mon parti est pris ; tirez-moi
d'ici au plus vîte. Je
vous embrasse.
LETTRE AU MÊME.
Mardi 11 Juin 1765.
Si je reste un jour de plus, je suis pris ; je
pars donc , mon cher hôte , pour la Ferrière, où je vous attendrai avec le plus
grand empressement, mais sans m'impatienter. Ce qui achève de me déterminer ,
est qu'on m'apprend que vous [115] commencé à sortir. Je vous recommande de ne
pas oublier parmi vas provisions, café, sucre, cafetière, briquet & tout
l'attirail pour faire , quand on veut , du café dans les bois. Prenez Linnaeus
& Sauvages, quelque livre amusant, & quelque jeu pour s'amuser
plusieurs , si l’on est arrêté dans une maison par le mauvais temps. Il faut tout
prévoir pour prévenir le désoeuvrement & l'ennui.
Bon jour, je compte partir demain matin, s'il
fait beau, pour aller coucher au Locke,& dîner ou coucher à la Ferrière le
lendemain jeudi. Je vous embrasse.
LETTRE AU MÊME.
A la Ferrière le 16 Juin 1765.
Me voici, mon cher hôte, à la Ferrière, où je
ne suis arrivé que pour y garder la chambre , avec un rhume affreux, une assez
grosse fièvre , & une esquinancie , mal auquel j'étois très-sujet dans ma
jeunesse, mais dont j'espérois que l'âge m’auroit exempté. Je me trompois;
cette attaque a été violente ; j'espère qu'elle sera courte. La fièvre est
diminuée, ma gorge se dégage , j'avale plus aisément , mais il m'est encore
impossible de parler.
Au peu que j'ai vu sur la botanique , je comprends
que je repartirai d'ici plus ignorant que je n'y suis arrivé ; plus convaincu
du moins de mon ignorance; puisqu'en vérifiant mes [116] connoissances sur les
plantes, il se trouve que plusieurs de celles que je croyois connoître ,
je ne les connoissois point. Dieu soit loué ; c'est toujours apprendre
quelque chose que d'apprendre qu'on ne sait rien. Le messager attend & me
presse; il faut finir. Bon jour, mon cher hôte; je vous embrasse de tout mon
coeur.
LETTRE AU MÊME.
A Brot le lundi 15 Juillet 1765.
Vos gens, mon cher hôte , ont été bien mouillés
& le seront encore, de quoi je suis bien fâché, ainsi trouvant ici un
char-à-banc , je ne les mènerai pas plus loin. Je pars le coeur plein de vous ,
& aussi empressé de vous revoir, que si nous ne nous étions vus depuis
long-temps. Puissai-je apprendre à notre première entrevue, que tous vos tracas
sont finis , & que vous avez l'esprit aussi tranquille, que votre honnête
coeur doit être content de lui-même, & serein dans tous les temps! La cérémonie
de ce matin met dans le mien la satisfaction la plus douce. Voilà, mon cher
hôte , les traits qui me peignent au vrai l'ame de Milord Maréchal, & me
montrent qu'il connoît la mienne. Je ne
connois personne plus fait pour vous aimer,
& pour être aimé de vous. Comment ne verrois-je pas enfin réunis tous ceux
qui m'aiment ? Ils sont dignes de s'aimer tous. Je vous embrasse.
[117] LETTRE A Mr. D'IVERNOIS.
A Motiers le 15Août 1765.
J'ai reçu tous vos envois, Monsieur , & je
vous remercie des commissions, elles sont sort bien , & je vous prie aussi
d'en faire mes remercîmens à M. De Luc. A l'égard des abricots, par respect
pour Mde. d'Ivernois je veux bien ne pas les renvoyer; mais j'ai là-dessus deux
choses à vous dire, & je vous les dis pour la dernière fois. L'une, qu'à
faire aux gens des cadeaux malgré eux, & à les servir à notre mode &
non pas à la leur , je vois plus de vanité que d'amitié. L'autre , que je suis
très-déterminé à secouer toute espèce de joug qu'on peut vouloir m'imposer
malgré moi , quel qu'il puisse être; que quand cela ne peut se faire qu'en
rompant , je romps , & que quand une fois j'ai rompu , je ne renoue jamais
, c'est pour la vie. Votre amitié, Monsieur, m'est trop précieuse, pour que je
vous pardonnasse jamais de m'y avoir sait renoncer.
Les cadeaux sont un petit commerce d'amitié
sort agréable quand ils sont réciproques. Mais ce commerce demande de part
& d'autre de la peine & des soins ; & la peine & les soins sont
le fléau de ma vie : j'aime mieux un quart d'heure d'oisiveté que toutes les
confitures de la terre. Voulez - vous me faire des présens qui soient pour mon
coeur d'un prix inestimable ? Procurez-moi des loisirs , sauvez-moi [118] des visites
, fournissez-moi des moyens de n'écrire à personne. Alors je vous devrai le
bonheur de ma vie , & je reconnoîtrai les soins du véritable ami. Autrement
non.
M. M... est venu lui cinq ou sixième ; j'étois malade, je n'ai pu le voir ni
lui ni sa compagnie. Je suis bien aise de savoir que les visites que vous me
forcez de faire m'en attirent. Maintenant que je suis averti, si j'y suis
repris ce sera ma faute.
Votre M. de S.... qui part de Bordeaux pour me
venir voir ne s'embarrasse pas si cela me convient ou non. Comme il fait tous
ses petits arrangemens sans moi, il ne trouvera pas mauvais, je pense, que je
prenne les miens sans lui.
Quant à M. Liotard , son voyage ayant un but
déterminé, qui se rapporte plus à moi qu'à lui, il mérite une exception, &
il l'aura. Les grands talens exigent des égards. Je ne réponds pas qu'il me
trouve en état de me laisser peindre, mais je réponds qu'il aura lieu d'être
content de la réception que je lui serai. Au reste, avertissez- le que pour
être sûr de me trouver, & de me trouver libre, il ne doit pas venir avant
le 4 ou les 5 de Septembre.
J'ai vu depuis quelque temps beaucoup
d'Anglois, mais M. Wilkes n'a pas paru que je sache.
[119] LETTRE A Mr. DE ST. BRISSON.
1765.
J'ai reçu , Monsieur, votre lettre du 27
Décembre. J'ai aussi lu vos deux écrits. Malgré le plaisir que m'ont fait l'un
& l'autre, je ne me repens point du mal que je vous ai dit du premier ,
& ne doutez pas que je ne vous en eusse dit du second , si vous m'eussiez
consulté. Mon cher St. Brisson , je ne vous dirai jamais assez avec quelle
douleur je vous vois entrer dans une carrière couverte de fleurs & semée
d'abîmes; où l'on ne peut éviter de se corrompre ou de se perdre ; où l'on
devient malheureux ou méchant à mesure qu'on avance , & très-souvent l'un
& l'autre avant d'arriver. Le métier d'Auteur n'est bon que pour qui veut
servir les passions des gens qui mènent les autres , mais pour qui veut
sincèrement le bien de l'humanité , c'est un métier funeste. Aurez-vous plus de
zèle que moi pour la justice , pour la vérité , pour tout ce qui est honnête
& bon ? Aurez-vous des sentimens plus désintéressés, une religion plus
douce, plus tolérante , plus pure, plus sensée ? Aspirerez-vous à moins de
choses ; suivrez-vous une route plus solitaire ; irez - vous sur le chemin de
moins de gens; choquerez-vous moins de rivaux & de concurrens; éviterez -
vous avec plus de soin de croiser les intérêts de personne? Et toutefois vous
voyez. Je ne sais comment il existe dans le monde un seul honnête homme à [120]
mon exemple ne faire pas tomber la plume des mains. Faites du bien , mon cher
Sr. Brisson, mais non pas des livres. Loin de corriger les méchans , ils ne
sont que les aigrir. Le meilleur livre fait très-peu de bien aux hommes, &
beaucoup de mal à son auteur. Je vous ai déjà vu aux champs pour une brochure
qui n'étoit pas même fort malhonnête ; à quoi devez- vous vous attendre, si ces
choses vous blessent déjà ?
Comment pouvez-vous croire que je veuille
passer en Corse, fachant que les troupes françaises y sont ? Jugez-vous que je
n’aie pas assez de mes malheurs , sans en aller chercher d'autres? Non,
Monsieur; dans l'accablement où je suis, j'ai besoin de reprendre haleine ,
j'ai besoin d'aller plus loin de Genève , chercher quelques momens de repos ;
car on ne m’en laissera nulle part un long sur terre ; je ne puis plus
l’espérer que dans son sein. J'ignore encore de quel côté j'irai il ne m'en
reste plus guère à choisir ; je voudrois , chemin faisant, me chercher quelque
retraite fixe pour m'y transplanter tout-à-fait ; où l'on eut l'humanité de me
recevoir, & de me laisser mourir en paix. Mais où la trouver parmi les
chrétiens ? La Turquie est trop loin d'ici.
Ne doutez pas , cher St. Brisson, qu'il ne me
fût fort doux de vous avoir pour compagnon de voyage, pour consolateur, pour
garde-malade ; mais j'ai contre ce même voyage, de grandes objections par rapport
à vous. Premièrement, ôtez - vous de l'esprit de me consulter sur rien , &
d’avoir la moindre ressource contre l'ennui dans mon entretien.
L'étourdissement où me jettent des agitations sans [121] relâche , m'a rendu stupide; ma tête est en
létargie; mon coeur même est mou. Je ne sens ni ne pense plus. Il me
reste un seul plaisir dans la vie ; j'aime encore à marcher , mais en marchant
je ne rêve pas même; j'ai les sensations des objets qui me frappent, & rien
de plus. Je voulois essayer d'un peu de botanique pour m'amuser du moins à
reconnoitre en chemin quelques plantes ; mais ma mémoire est absolument éteinte
; elle ne peut pas même aller jusques-là. Imaginez le plaisir de voyager avec
un pareil automate.
Ce n'est pas tout. Je sens le mauvais effet que votre voyage ici sera pour
vous-même. Vous n'êtes déjà pas trop bien auprès des dévots ; voulez - vous
achever de vous perdre ? Vos compatriotes mêmes , en général , ne vous
pardonnent pas de me consulter ; comment vous pardonneroient-ils de m'aimer ? Je
suis très-fâché que vous m'ayez nommé à la tête de votre Ariste. Ne faites plus
pareille sottise , ou je me brouille avec vous tout de bon. Dites-moi surtout
de quel oeil vous croyez que votre famille verra ce voyage? Madame votre mère
en frémira. Je frémis moi-même à penser aux funestes effets qu'il peut produire
auprès de vos proches; vous voulez que je vous laisse faire ! C'est vouloir que
je sois le dernier des hommes. Non, Monsieur , obtenez l'agrément de Madame
votre mère, & venez ; je vous embrasse avec la plus grande joie ; mais sans
cela n'en parlons plus.
[122] LETTRE
A Mr. D. P......u.
A Strasbourg le 17 Novembre 1765.
Je reçois , mon cher hôte , votre lettre. Vous
aurez vu par les miennes , que je renonce absolument au voyage de Berlin , du
moins pour cet hiver , à moins que Milord Maréchal , à qui j'ai écrit , ne fût
d'un avis contraire. Mais je le connois ; il veut mon repos sur toute chose ,
ou plutôt il ne veut que cela. Selon toute apparence, je passerai l'hiver ici.
L’on ne peut rien ajourer aux marques de bienveillance, d’estime , & même
de respect qu'on m'y donne , depuis M. le Maréchal & les chefs du pays,
jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous surprendra est que les gens d'église
semblent vouloir renchérir encore sur les autres. Ils ont l'air de me dire dans
leurs manières : Distingue - nous de vos ministres ; vous voyez que nous ne
pensons pas comme eux.
Je ne sais pas encore de quels livres j'aurai besoin ; cela dépendra beaucoup
du choix de ma demeure ; mais en quelque lieu que ce soit , je suis absolument
déterminé à rendre la botanique. En conséquence , je vous prie de vouloir bien
faire trier d'avance tous les livres qui en traitent , figures & autres ,
& les bien encaisser. Je voudrois aussi que mes herbiers & plantes
sèches y fussent joints. Car ne connoissant pas à beaucoup près toutes les
plantes qui y sont, j'en peux tirer encore beaucoup d'instruction sur les [123]
plantes de la Suisse que je ne trouverai pas ailleurs. Sitôt que je serai
arrêté , je consacrerai le goût que j'ai pour les herbiers , à vous en faire un
aussi complet qu'il me sera possible , & dont je tâcherai que vous soyez
content.
Mon cher hôte, je ne donne pas ma confiance à
demi. Visitez , arrangez tous mes papiers , lisez & feuilletez tout sans scrupule.
Je vous plains de l'ennui que vous donnera tout ce fatras sans choix, & je
vous remercie de l'ordre que vous y voudrez mettre. Tâchez de ne pas changer
les numéros des paquets , afin qu'ils nous servent toujours d'indication pour
les papiers dont je puis avoir besoin. Par exemple, je suis dans le cas de
désirer beaucoup de faire usage ici de deux pièces qui sont dans le Nº. 12.
L'une est Pygmalion & l'autre l'Engagement téméraire. Le directeur
du spectacle a pour moi mille attentions. Il m'a donné pour mon usage une
petite loge grillée ; il m'a fait faire une clef d'une petite porte pour entrer
incognito; il fait jouer les pièces qu'il juge pouvoir me plaire. Je voudrois
tâcher de reconnoître ses honnêtetés ; & je crois que quelque barbouillage
de ma façon , bon ou mauvais, lui seroit utile par la bienveillance que le
public a pour moi , & lui s'est bien marquée au Devin du Village. Si
j'osois espérer que vous vous laissassiez tenter à la proposition de M. De Luze
, vous apporteriez ces pièces vous-même, & nous nous amuserions à les faire
répéter. Mais comme il n'y a nulle copie de Pygmalion , il en faudroit faire
faire une par précaution. Surtout si, ne venant pas vous-même , vous preniez le
parti d'envoyer le paquet par la poste à l'adresse de M. Zollicoffre , ou par
occasion. Si vous venez, [124] mandez-le moi à l'avance , & donnez - moi le
temps de la réponse. Selon les réponses que j'attends , je pourrois, si la
chose ne vous étoit pas trop importune , vous prier de permettre que Mlle. le Vasseur
vint avec vous. Je vous embrasse.
LETTRE AU MÊME.
A Strasbourg le 25 Novembre 1765.
J’ai , mon cher hôte , votre Nº. 8. & tous
les précédons. Ne soyez point en peine du passe-port. Ce n'est pas une chose si
absolument nécessaire que vous le supposez , ni si difficile à renouveler au
besoin ; mais il me sera toujours précieux par la main dont il me vient &
par les soins dont il est la preuve.
Quelque plaisir que j'eusse à vous voir , le
changement que j'ai été forcé de mettre dans ma manière de vivre, ralentit mon
empressement à cet égard. Les fréquens dînés en ville, & la fréquentation
des femmes & des gens du monde , à quoi je m'étois livré d'abord , en
retour de leur bienveillance, m'imposoient une gêne qui a tellement pris sur ma
santé, qu'il a fallu tout rompre & redevenir ours par nécessité. Vivant
seul ou avec Fischer, qui est un très-bon garçon , je ne serois à portée de
partager aucun amusement avec vous, & vous iriez sans moi dans le monde ;
ou bien ne vivant qu'avec moi, vous seriez dans cette ville, sans la connoître.
Je ne désespère par des moyens de nous voir plus agréablement [125] & plus
à notre aise. Mais cela est encore dans les futurs contingens. D'ailleurs
n'étant pas encore décidé sur moi-même , je ne le suis pas sur le voyage de
Mlle. le Vasseur. Cependant si vous venez , vous êtes sûr de me trouver encore
ici , & dans ce cas, je serois bien aise d'en être instruit d'avance, afin
de vous faire préparer un logement dans cette maison ; car je ne suppose pas
que vous vouliez que nous soyons séparés.
L'heure presse, le monde vient; je vous quitte
brusquement , mais mon coeur ne vous quitte pas.
LETTRE AU MÊME.
A Strasbourg le 30 Novembre 1765.
Tout bien pesé , je me détermine à passer en
Angleterre. Si j'étois en état, je partirois dès demain ; mais ma rétention me
tourmente, si cruellement, qu'il faut laisser calmer cette attaque. Employant
ma ressource ordinaire, je compte être en état de partir dans huit ou dix jours
; ainsi ne m'écrivez plus ici ; votre lettre ne m'y trouveroit pas ;
avertissez, je vous prie , Mlle. le Vasseur de la même chose ; je compte
m'arrêter à Paris quinze jours ou trois semaines ; je vous enverrai mon adresse
avant de partir. Au reste vous pouvez toujours m'écrire par M. De Luze , que je
compte joindre à Paris, & faire avec lui le voyage. Je suis très-fâché de
[126] n’avoir pas encore écrit à Mde. De Luze. Elle me rend bien de justice si
elle est inquiète de mes sentimens. Ils sont qu'elle les mérite , & c'est
tout dire. Je m'attache aussi très-véritablement à son mari. Il a l'air froid
& le coeur chaud ; il ressemble en cela à mon cher hôte, voilà les gens
qu’il me faut.
J'approuve très-fort d'user sobrement de la
poste , qui en Suisse , est devenue un brigandage public : elle est plus
respectée en France; mais les ports y sont exorbitans, & j'ai depuis mon
arrivée ici , plus de cent francs en ports de lettres. Retenez & lisez les
lettres qui vous viennent pour moi , ne m'envoyez que celles qui l'exigent
absolument. Il suffit d’un petit extrait des autres.
Je reçois en ce moment votre paquet Nº. 10. Vous devez avoir reçu une de mes
lettres , où je vous priois d'ouvrir toutes celles qui vous venoient à mon
adresse. Ainsi vos scrupules sont fort déplacés. Je ne sais si je vous écrirai
encore avant mon départ; mais ne m'écrivez plus ici. Je vous embrasse de la
plus tendre amitié.
[127] LETTRE A Mr. D' IVERNOIS.
A Strasbourg le 2 Décembre 1765.
Vous ne doutez pas, Monsieur, du plaisir avec
lequel j'ai reçu vos deux lettres & celle de M. De Luc. On s'attache à ce
qu'on aime à proportion des maux qu'il nous coûte. Jugez par-là si mon coeur
est toujours au milieu de vous. Je suis arrivé dans cette ville malade &
rendu de fatigue. Je m'y repose avec le plaisir qu'on a de se retrouver parmi
des humains , en sortant du milieu des bêtes féroces. J'ose dire que depuis le
Commandant de la province jusqu'au dernier bourgeois de Strasbourg , tout le
monde désiroit de me voir passer ici mes jours: mais telle n'est pas ma
vocation. Hors d'état de soutenir la route de Berlin , je prends le parti de
passer en Angleterre. Je m'arrêterai quinze jours ou trois semaines à Paris ,
& vous pouvez n'y donner de vos nouvelles chez la veuve Duchesne libraire ,
rue St. Jaques.
Je vous remercie de la bonté que vous avez eu
de songer à mes commissions. J'ai d'autres prunes à digérer, ainsi disposez des
vôtres. Quant aux bilboquets & aux mouchoirs , je voudrois bien que vous
pussiez me les envoyer à Paris , car ils me feroient grand plaisir ; mais à
cause que les mouchoirs sont neufs , j'ai peur que cela ne soit difficile. Je
suis maintenant très en état d'acquitter votre petit [128] mémoire sans
m'incommoder. Il n'en sera pas de même lorsqu'après les frais d'un voyage long
& coûteux , j'en serai à eux de mon premier établissement en Angleterre.
Ainsi je voudrois bien que vous voulussiez tirer sur moi à Paris à vue le
montant du mémoire en question. Si vous voulez absolument remettre cette
affaire au temps où je serai plus tranquille, je vous prie au moins de me
marquer à combien tous vos déboursés se montent, & permettre que je vous en
fasse mon billet. Considérez, mon bon ami, que vous avez une nombreuse famille
à qui vous devez compte de l'emploi de votre temps , & que le partage de
votre fortune, quelque grande qu'elle puisse être, vous oblige à n'en rien
laisser dissiper, pour laisser tous vos enfans dans une aisance honnête. Moi,
de mon côté , je serai inquiet sur cette petite dette tant qu'elle ne sera pas
ou payée ou réglée. Au reste, quoique cette violente expulsion me dérange,
après un peu d'embarras, je me trouverai du pain & le nécessaire pour, le
reste de mes jours , par des arrangemens dont je dois vous avoir parlé ; &
quant à présent rien ne me manque. J’ai tout l'argent qu'il me faut pour mon
voyage & au-delà , & avec un peu d'économie , je compte me retrouver
bien-tôt au courant comme auparavant. J'ai cru vous devoir ces détails pour
tranquilliser votre honnête coeur sur le compte d’un homme que vous aimez.
[129] LETTRE A Mr. DE LUZE.
Paris 16 Décembre 1765.
J'arrive chez Mde. Duchesne plein du désir de
vous voir, de vous embrasser, & de concerter avec vous le prompt voyage de
Londres, s'il y a moyen. Je suis ici dans la plus parfaite sûreté ; j'en ai en
poche l'assurance la plus précise.*[*Il avoit un passe-port du Ministre bon
pour trois mois.] Cependant, pour éviter d'être accablé , je veux y rester le
moins qu'il me sera possible, & garder le plus parfait incognito s'il se
peut. Ainsi ne me décelez , je vous prie, à qui que ce soit. Je voudrois vous
aller voir, mais pour ne pas promener mon bonnet dans les rues,*[*Il portoit
encore l'habillement d'Arménien.] je désire que vous puissiez venir vous - même
le plutôt qu'il se pourra. Je vous embrasse , Monsieur, de tout mon coeur.
[130] LETTRE AU MÊME.
22 Décembre 1765.
L'affliction, Monsieur , où la perte d'un père
tendrement aimé , plonge en ce moment Mde. de V.... ne me permet pas de me
livrer à des amusemens , tandis qu'elle est dans les larmes. Ainsi nous
n'aurons point de musique aujourd'hui. Je serai cependant chez moi ce soir
comme à l'ordinaire, & s'il entre dans vos arrangemens d'y passer , ce
changement ne m'ôtera pas le plaisir de vous y voir. Mille salutations.
LETTRE AU MÊME.
26 Décembre 1765.
Je ne saurois, Monsieur, durer plus long-temps
sur ce théâtre public. Pourriez-vous par charité , accélérer un peu notre
départ? M. Hume consent à partir le jeudi 2 à midi pour aller coucher à Senlis.
Si vous pouvez vous prêter à cet arrangement, vous me ferez le plus grand
plaisir. Nous n'aurons pas la berline à quatre ; ainsi vous prendrez votre
chaise de poste , M. Hume la sienne , & nous changerons [131] de temps en
temps. Voyez, de grâce, si tout cela vous convient , & si vous voulez
m'envoyer quelque chose à mettre dans ma malle. Mille tendres salutations.
LETTRE A Mr.
D. P.....u.
A Paris le 17 Décembre 1765.
J'arrive d'hier au soir , mon aimable hôte
& ami. Je suis venu en poste , mais avec une bonne chaise, & à petites
journées. Cependant j'ai failli mourir en route ; j'ai été forcé de m'arrêter à
Epernay , & j'y ai passé une telle nuit, que je n'espérois plus revoir le
jour. Toutefois me voici à Paris dans un état assez passable. Je n'ai vu
personne encore, pas même M. De Luze , mais je lui ai écrit en arrivant. J'ai
le plus grand besoin de repos; je sortirai le moins que je pourrai. Je ne veux
pas m'exposer derechef aux dînés , & aux fatigues de Strasbourg. Je ne sais
si M. De Luze est toujours d'humeur de passer à Londres. Pour moi je suis déterminé
à partir le plutôt qu'il me sera possible , & tandis qu'il me reste encore
des forces, pour arriver enfin en lieu de repos.
Je viens en ce moment d'avoir la visite de M.
De Luze qui m'a remis votre billet du 7 , daté de Berne. J'ai écrit en effet la
lettre à M. le Baillis de Nidau ,*[*Celle du 20 Octobre. Tome XII des Œuvres
in-4̊. & Tome XXIV de l'in-8º. & grand in-12.] mais je ne [132]
voulus point vous en parler pour ne point vous affliger ; ce sont , je crois ,
les seules réticences que l'amitié permette.
Voici une lettre pour cette pauvre fille qui
est à l'Isle. Je vous prie de la lui faire passer le plus promptement qu'il se
pourra ; elle sera utile à sa tranquillité. Dites, je vous supplie , à Madame
** combien je suis touché de ton souvenir, & de l'intérêt qu'elle veut bien
prendre à mon sort. J'aurois assurément passé des jours bien doux près de vous
& d'elle. Mais je n'étois pas appelé à tant de bien. Faute du bonheur que
je ne dois plus attendre, cherchons du moins la tranquillité. Je vous embrasse
de tout mon coeur.
LETTRE A Mr
.....
Avril 1766.
J’apprends, Monsieur , avec quelque surprise,
de quelle manière on me traite à Londres dans un public plus léger que je
n'aurois cru. Il me semble qu'il vaudroit beaucoup mieux refuser aux infortunés
tout asile que de les accueillir pour les insulter ; & je vous avoue que
l'hospitalité vendue au prix du déshonneur , me paroît trop chère. Je trouve
aussi que pour juger un homme qu'on ne connoît point, il faudroit s'en
rapporter à ceux qui le connoissent ; & il me paroît bizarre qu'emportant
de tous les pays où j'ai vécu , l'estime & la considération des honnêtes
gens & du public, l'Angleterre [133] où j'arrive, soit le seul où l'on me
la refuse. C'est en même temps ce qui me console ; l'accueil que je viens de
recevoir à Paris, où j'ai passé ma vie, me dédommage de tout ce qu'on dit à
Londres. Comme les Anglois , un peu légers à juger , ne sont pourtant pas
injustes, si jamais je vis en Angleterre aussi
long-temps qu'en France , j'espère à la fin n'y
pas être moins estimé. Je sais que tout ce qui se passe à mon égard n'est point
naturel , qu'une nation toute entière ne change pas immédiatement du blanc au
noir sans cause , & que cette cause secrète est d'autant plus dangereuse
qu'on s'en défie moins ; c'est cela même qui devroit ouvrir les yeux du public
sur ceux qui le mènent , mais ils se cachent avec trop d'adresse pour qu'il
s'avise de les chercher où ils sont. Un jour il en saura davantage, & il
rougira de sa légéreté. Pour vous , Monsieur, vous avez trop de sens, &
vous êtes trop équitable, pour être compté parmi ces juges plus sévères que
judicieux. Vous m'avez honoré de votre estime ; je ne mériterai jamais de la
perdre, & comme vous avez toute la mienne , j'y joins la confiance que vous
méritez.
[134] LETTRE A Mde. DE CRÉQUI.
Mai 1766.
Bien loin de vous oublier, Madame , je fais un
de mes plaisir dans cette retraite de me rappeler les heureux temps de ma vie. Ils
ont été rares & courts, mais leur souvenir les multiplie ; c'est le passé
qui me rend le présent supportable, & j'ai trop besoin de vous pour vous
oublier. Je ne vous écrirai pas pourtant, Madame, & je renonce à tout
commerce de lettres, hors les cas d'absolue nécessité. Il est temps de chercher
le repos, & je sens que je n'en puis avoir , qu’en renonçant à toute
correspondance hors du lieu que j’habite. Je prends donc mon parti trop tard
sans doute, mais assez tôt pour jouir des jours tranquilles qu'on voudra bien
me laisser. Adieu, Madame , l'amitié dont vous m'avez honoré me sera toujours
présente & chère , daignez aussi vous en souvenir quelquefois.
[135] LETTRE A Mr. DE L U Z E.
A Wootton le 16 Mai 1766.
Quoique ma longue lettre à Mde. De Luze soit,
Monsieur, à votre intention comme à la sienne , je ne puis m'empêcher d'y
joindre un mot pour vous remercier & des soins que vous avez bien voulu
prendre pour réparer la banque-route que j'avois faite à Strasbourg sans en
rien savoir , & de votre obligeante lettre du 10 Avril. J'ai senti à
l'extrême plaisir que m'a fait sa lecture combien je vous suis attaché &
combien tous vos bons procédés pour moi ont jeté de ressentiment dans mon ame.
Comptez, Monsieur, que je vous aimerai toute ma vie & qu'un des regrets qui
me suivent en Angleterre est d'y vivre éloigné de vous. J'ai formé dans votre
pays des attachemens qui me le
rendront toujours cher , & le désir de m'y
revoir un jour, que vous voulez bien me témoigner, n'est pas moins dans mon
coeur que dans le vôtre ; mais comment espérer qu'il s'accomplisse ? Si j'avois
fait quelque faute qui m'eut attiré la haine de vos compatriotes, si je m'étois
mal conduit en quelque chose , si j'avois quelque tort à me reprocher ,
j'espérerois en le réparant parvenir à le leur faire oublier & à obtenir
leur bienveillance : mais qu'ai - je fait pour la perdre, en quoi me suis-je
mal conduit , à qui ai - je manqué dans la moindre chose , à qui ai - je pu
rendre service que je ne l’aye pas [136] fait? Et vous voyez comme ils m'ont
traité. Mettez - vous à ma place , & dites - moi s'il est possible de vivre
parmi des gens qui veulent assommer un homme sans grief, sans motif, sans
plainte contre sa personne , & uniquement parce qu'il est malheureux. Je
sens qu'il seroit à désirer pour l'honneur de ces Messieurs que je retournasse
finir mes jours au milieu d'eux, je sens que je le désirerois
moi-même ; mais je sens aussi que ce seroit une
haute folie à laquelle la prudence ne me permet pas de songer. Ce qui me reste
à espérer en tout ceci est de conserver les amis que j'ai eu le bonheur d'y
faire & d'être toujours aimé d'eux quoiqu'absent. Si quelque chose pouvoir
me dédommager de leur commerce, ce seroit celui du galant homme dont j'habite
la maison & qui n'épargne rien pour m'en rendre le séjour agréable ; tous
les gentilshommes des environs , tous les ministres des paroisses voisines ont
la bonté de me marquer des empressemens qui me touchent , en ce qu'ils me
montrent la disposition générale du pays. Le peuple même , malgré mon équipage,
oublie en ma faveur sa dureté ordinaire envers les étrangers ; Mde. De Luze
vous dira comment est le pays ; enfin j'y trouverois de quoi n'en regretter
aucun autre si j'étois plus près du soleil & de mes amis. Bonjour,
Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
[137] LETTRE A Mr. D' IVERNOIS.
A Wootton 31 Mai 1766.
Si mes voeux pouvoient contribuer à rétablir
parmi vous les lois & la liberté , je crois que vous ne doutez pas que
Genève ne redevint une république ; mais, Messieurs , puisque les tourmens que
votre sort futur donne à mon coeur , sont à pure perte , permettez que je
cherche à les adoucir, en pensant à vos affaires le moins qu'il est possible.
Vous avez publié que je voulois écrire l'histoire de la médiation. Je serois
bien aile seulement d'en savoir l'histoire, mais mon intention n'est assurément
pas de l'écrire , & quand je l’écrirois , je me garderois de la publier.
Cependant si vous voulez me rassembler les pièces & mémoires qui regardent
cette affaire, vous sentez qu'il n'est pas possible qu'ils me soient jamais
indifférens, mais gardez-les pour les apporter avec vous & ne m'en envoyez
plus par la poste, car les ports en ce pays sont si exorbitans que votre paquet
précédent m’a coûté de Londres ici 4 liv. 10 sols de France. Au reste je vous
préviens, pour la dernière fois, que je ne veux plus faire souvenir le public
que j'existe, & que de ma part, il n'entendra plus parler de moi durant ma
vie. Je suis en repos; je veux tâcher d'y rester. Par une suite du désir de me
faire oublier , j'écris le moins de lettres qu'il m'est possible. Hors trois
amis, en vous comptant , j'ai rompu toute autre correspondance, [138] &
pour quoi que ce puisse être , je n'en renouerai plus. Si vous voulez que je
continue à vous écrire, ne montrez plus mes lettres, & ne parlez plus de
moi à personne, si ce n'est pour les commissions dont votre amitié me permet de
vous charger.
Voltaire a fait imprimer & traduire ici par
ses amis, une lettre à moi adressée , où l'arrogance & la brutalité sont
portées à leur comble, & où il s'applique avec une noirceur infernale, à
m'attirer la haine de la nation. Heureusement la sienne est si mal-adroite , il
a trouvé le secret d'ôter si bien tout crédit à ce qu'il peut dire , que cet
écrit ne sert qu'à augmenter le mépris que l'on a ici pour lui. La sotte
hauteur que ce pauvre homme affecte est un ridicule qui va toujours en
augmentant. Il croit faire le prince, & ne fait en effet que le crocheteur.
Il est si bête, qu'il ne fait qu'apprendre à tout le monde combien il se
tourmente de moi.
LETTRE A Mr.
D. P.... u.
.......21 Juin 1766.
J'ai reçu, mon cher hôte, votre. Nº. 26 qui m'a
fait grand bien. Je me corrigerai d'autant plus difficilement de l'inquiétude
que vous me reprochez , que vous ne vous en corrigez pas trop bien vous-même ,
quand mes lettres tardent à vous arriver. Ainsi : médecin guéri-toi toi-même ;
mais non , cher [139] ami , cette tendre inquiétude, & la cause qui la
produit, est une trop douce maladie pour que ni vous, ni moi nous en voulions
guérir. Je prendrai toutefois les mesures que vous m'indiquez pour ne pas me
tourmenter mal - à - propos; & pour commencer, j'inscris aujourd'hui la
date de cette lettre en commençant par Nº. 1. afin de voir successivement une
suite de numéros bien en ordre. Ma première ferveur d’arrangement est toujours
une chose admirable; malheureusement elle dure peu.
J'aurois fort souhaité que vous n'eussiez pas
fait partir mes livres , mais c'est une affaire faite ; je sens que l'objet de
toute la peine que vous avez prise pour cela , n'étoit que de me fournir des
amusemens dans ma retraite ; cependant vous vous êtes trompé. J'ai perdu tout
goût pour la lecture, & hors des livres de botanique , il m'est impossible
de lire plus rien. Ainsi je prendrai le parti de faire rester tous ces livres à
Londres, & de m'en défaire comme je pourrai, attendu que leur transport
jusqu'ici me coûteroit beaucoup au - delà de leur valeur; que cette dépense me
seroit fort onéreuse ; que quand ils seroient ici, je ne saurois pas trop où
les mettre , ni qu'en faire. Je suis charmé qu'au moins vous n'ayez pas envoyé
les papiers.
Soyez moins en peine de mon humeur , mon cher hôte,
& ne le soyez point de ma situation. Le séjour que j'habite est fort de mon
goût ; le maître de la maison est un très-galant homme , pour qui trois
semaines de séjour qu'il a fait ici avec sa famille, ont cimenté l'attachement
que ses bons procédés m'avoient donné pour lui. Tout ce qui dépend de [140] lui
est employé pour me rendre le séjour de sa maison agréable; il y a des
inconvéniens , mais où n'y en a - t - il pas? Si j'avois à choisir de nouveau
dans toute l'Angleterre , je ne choisirois pas d'autre habitation que celle-ci
; ainsi j'y passerai très-patiemment tout le temps que j'y dois vivre ; &
si j'y dois mourir, le plus grand mal que j'y trouve, est de mourir loin de
vous, & que l'hôte de mon coeur ne soit pas aussi celui de mes cendres ;
car je me souviendrai toujours avec attendrissement de notre premier projet;
& les idées tristes, mais douces qu'il me rappelle, valent surement mieux
que celles du bal de votre folle amie. Mais je ne veux pas m'engager dans ces
sujets mélancoliques qui vous seroient mal augurer de mon état présent ,
quoiqu'à tort. Et je vous dirai qu'il m'est venu cette semaine de la compagnie
de Londres , hommes & femmes , qui tous à mon accueil, à mon air, à ma
manière de vivre, ont jugé, contre ce qu'ils avoient pensé avant de me voir ,
que j'étois heureux dans ma retraite ; & il est vrai que je n'ai jamais
vécu plus à mon aise, ni mieux suivi mon humeur du matin au soir. Il est
certain que la fausse lettre du Roi de Prusse & les premières clabauderies
de Londres m'ont allarmé dans la crainte que cela n'influât sur mon repos dans
cette province, & qu'on n'y voulût renouveler les scènes de Motiers. Mais
sitôt que j'ai été tranquillisé sur ce chapitre, & qu'étant une fois connu
dans mon voisinage , j'ai vu qu'il étoit impossible que les choses y prissent
ce tour-là, je me suis moqué de tout le reste , & si bien que je suis le
premier à rire de toutes leurs folies. Il n'y a que la noirceur de celui qui
sous main [141] fait aller tout cela, qui me trouble encore. Cet homme a passé
mes idées ; je n'en imaginois pas de faits comme lui. Mais parlons de nous. Il
me manque de vous revoir pour chasser tout souvenir cruel de mon ame. Vous
savez ce qu'il me faudroit de plus pour mourir heureux , & je suppose que
vous avez reçu la lettre que je vous ai écrite par M. d'Ivernois : mais comme
je regarde ce projet comme une belle chimère , je ne me flatte pas de le voir
réaliser. Laissons la direction de l'avenir à la Providence. En attendant
j'herborise , je me promène , je médite le grand projet dont je suis occupé ,
je compte même quand vous viendrez , pouvoir déjà vous remettre quelque chose;
mais la douce paresse me gagne chaque jour davantage , & j'ai bien de la
peine à me mettre à l'ouvrage ; j'ai pourtant de l'étoffe assurément , &
bien du désir de la mettre en oeuvre. Mlle. le Vasseur est très-sensible à
votre souvenir ; elle n'a pas appris un seul mot d'anglois ; j'en avois appris
une trentaine à Londres , que j'ai tous oubliés ici, tant leur terrible
barragouin est indéchiffrable à mon oreille. Ce qu'il y a de plaisant , est que
pas une ame dans la maison , ne sait un mot de français. Cependant sans
s'entendre , on va , & l'on vit. Bonjour.
[142] LETTRE A Mr. D' IVERNOIS.
A Wootton le 28 Juin 1766.
Je vois , Monsieur , par votre lettre du 9 ,
qu'à cette date , vous n'aviez pas reçu ma précédente, quoiqu'elle dût vous
être arrivée , & que je vous l'eusse adressée par vos correspondans
ordinaires , comme je fais celle-ci. L'état critique de vos affaires me navre
l'ame ; mais ma situation me force à me borner pour vous à des soupirs &
des voeux inutiles. Je n'aurai pas même la témérité de risquer des conseils sur
votre conduite , dont le mauvais succès me seroit gémir toute ma vie, si les choses
venoient à mal tourner ; & je ne vois pas assez clair dans les secrétes
intrigues qui décideront de votre sort, pour juger des moyens les plus propres
à vous servir. Le vis intérêt même que je prends à vous, vous nuiroit si je le
laissois paroître, & je suis si infortuné que mon malheur s'étend à tout ce
qui m'intéresse. J'ai fait ce que j'ai pu, Monsieur ; j'ai mal réussi , je
réussirois plus mal encore, & puisque je vous suis inutile, n'ayez. pas la
cruauté de m'affliger sans cesse dans cette retraite , & par humanité ,
respectez le repos dont j'ai si grand besoin.
Je sens que je n'en puis avoir tant que je
conserverai des relations avec le continent. Je n'en reçois pas une lettre qui
ne contienne des choses affligeantes, & d'autres raisons , trop longues à
déduire , me forcent à rompre toute correspondance [143] même avec mes amis,
hors les cas de la plus grande nécessité. Je vous aime tendrement , &
j'attends avec la plus vive impatience la visite que vous me promettez, mais
comptez peu sur mes lettres. Quand je vous aura dit toutes les raisons du parti
que je prends , vous les approuverez vous-même ; elles ne sont pas de nature à
pouvoir être mises par écrit. S'il arrivoit que je ne vous écrivisse plus
jusqu'à votre départ , je vous prie d'en prévenir dans le temps, M. D. P....u ,
afin que s'il a quelque chose à m'envoye, il vous le remette ; & en passant
à Paris, vous m'obligerez aussi d'y voir M. Guy, chez la veuve Duchesne, afin
qu’il vous remette ce qu'il a d'imprimé de mon dictionnaire de Musique , &
que j'en aye par vous des nouvelles ; car je n’en ai plus depuis long-temps.
Mon cher Monsieur , je ne serai tranquille que quand je serai oublié ; je
voudrois être mort dans la mémoire des hommes. Parlez de moi le moins que vous
pourrez , même à nos amis ; n'en parlez plus du tout à **, vous avez vu comment
il me rend justice ; je n’en attends plus que de la postérité parmi les hommes,
& de Dieu qui voit mon coeur dans tous les temps. Je vous embrasse de tout
mon coeur.
[144] LETTRE A Mr. GRANVILLE.
1766.
Quoique je sois fort incommodé , Monsieur ,
depuis deux jours , je n'aurois assurément pas marchandé avec ma sauté, pour la
faveur que vous vouliez me faire , & je me préparois à en profiter ce soir.
Mais voilà M. Davenport qui m'arrive. Il a l'honnêteté de venir exprès pour me
voir. Vous , Monsieur, qui êtes si plein d'honnêteté vous-même, vous
n'approuveriez pas , qu'au moment de son arrivée, je commençasse par m'éloigner
de lui. Je regrette beaucoup l'avantage dont je suis privé ; mais du reste je
gagnerai peut-être à ne pas me montrer ; si vous daigniez parler de moi à Mde.
la Duchesse de Portland avec la même bonté dont vous m'avez donné tant de
marques, il vaudra mieux pour moi qu'elle me voie par vos yeux que par les
siens, & je nie consolerai par le bien qu'elle pensera de moi , de celui
que j'aurai perdu moi-même.
Je dois une réponse à un charmant billet, mais
l'espoir de la porter me fait différer à la faire. Recevez , Monsieur, je vous
supplie , mes très-humbles salutations.
[145] LETTRE AU MÊME.
Puisque M. Granville m'interdit de lui rendre
des visites au milieu des neiges, il permettra du moins que j'envoit savoir de
ses nouvelles , & comment il s'est tiré de ces terribles chemins. J'espère
que la neige , qui recommence, pourra retarder assez son départ pour que je
puisse trouver le moment d'aller lui souhaiter un bon voyage. Mais que j'aie ou
non le plaisir de le revoir avant qu'il parte , mes plus tendres voeux
l'accompagneront toujours.
LETTRE AU MÊME.
Voici, Monsieur , un petit morceau de poisson
de montagne qui ne vaut pas celui que vous m'avez envoyé ; aussi je vous
l'offre en hommage & non pas en échange; fachant bien que toutes vos bontés
pour moi , ne peuvent s'acquiter qu'avec les sentimens que vous m'avez
inspirés. Je me faisois une fête d'aller vous prier de me présenter à Madame
votre soeur, mais le temps me contrarie. Je suis malheureux en beaucoup de
choses, car je ne puis pas dire en tout, ayant un voisin tel que vous.
[146] LETTRE AU MÊME.
Je suis fâché , Monsieur, que le temps ni ma
santé ne me permettent pas d'aller vous rendre mes devoirs, & vous faire
mes remercîmens aussitôt que je le désirerois. Mais en ce moment , extrêmement
incommodé , je ne serai de quelques jours en état de faire, ni même de recevoir
des visites. Soyez persuadé , Monsieur , je vous prie , que sitôt que mes pieds
pourront me porter jusqu'à vous, ma volonté m'y conduira. Je vous fais ,
Monsieur , mes très - humbles salutations.
LETTRE AU MÊME.
Je suis très-sensible à vos honnêtetés ,
Monsieur , & à vos cadeaux , je le serois encore plus s'ils revenoient
moins souvent. J'irai le plutôt que le temps me le permettra vous réitérer mes
remercîmens & mes reproches. Si je pouvais m'entretenir avec votre
domestique , je lui demanderois des nouvelles de votre santé ; mais j'ai lieu
de présumer qu'elle continue d'être meilleure ; ainsi soit-il.
[147] LETTRE AU MÊME.
J'ai été , Monsieur , assez incommodé ces trois
jours & je ne suis pas fort bien aujourd'hui. J'apprends avec grand plaisir
que vous vous portez bien , & si le plaisir donnoit la santé , celui de
votre bon souvenir me procureroit cet avantage. Mille très-humbles salutations.
LETTRE A Melle. DEWES, (aujourd'hui Mde. PORT.)
1766.
Ne soyez pas en peine de ma sauté, ma belle
voisine; elle sera toujours assez & trop bonne, tant que je vous aurai pour
médecin ; j'aurois pourtant grande envie d'être malade pour engager par charité
Mde. la Comtesse & vous à ne pas partir sitôt. Je compte aller lundi, s'il
fait beau, voir s’il n'y a point de délai à espérer , & jouir au moins du
plaisir du voir encore une fois rassemblée la bonne & aimable compagnie de
Calwich ; à laquelle j'offre en attendant mille très-humbles salutations &
respects.
[148] RÉPONSES Aux questions faites par M. de
Chauvel.
1766.
Jamais ni en 1759, ni en aucun autre temps , M.
Marc Chapuis ne m'a proposé de la part de M. de Voltaire d'habiter une petite
maison appelée l'Hermitage. En 1755 M. de Voltaire me pressant de revenir dans
ma patrie , m'invitoit d'aller boire du lait de ses vaches. Je lui répondis. Sa
lettre & la mienne surent publiques. Je ne me ressouviens pas d'avoir eu de
sa part aucune autre invitation.
Ce que j'écrivis à M. de Voltaire en 1760,
n'étoit point une réponse. Ayant retrouvé par hasard le brouillon de cette
lettre , je la transcris ici , permettant à M. de Chauvel d'en faire l’usage
qu'il lui plaira.*[*On trouvera cette lettre ci-après page 152 sous date du 17
Juin 1760]
Je ne me souviens point exactement de ce que
j'écrivis il y a vingt-trois ans à M. du Theil ; mais il est vrai que j'ai été
domestique de M. de M. . . . . . . .u Ambassadeur de France à Venise, & que
j'ai mangé son pain comme ses gentils-hommes étoient ses domestiques , &
mangeaient son pain. Avec cette différence , que j'avois partout le pas sur les
gentils-hommes , que j'allois au sénat , que j'assistois aux conférences ,
& que j'allois en visite chez les
Ambassadeurs & Ministres étrangers, ce
qu'assurément les gentilshommes de l'Ambassadeur [149] n'eussent osé faire.
Mais bien qu'eux & moi fussions ses domestiques , il ne s'ensuit point que
nous fussions ses valets.
Il est vrai qu'ayant répondu sans insolence,
mais avec fermeté aux brutalités de l'Ambassadeur, dont le ton ressembloit
assez à celui de M. de Voltaire, il me menaça d'appeler ses gens , & de me
faire jeter par les fenêtres. Mais ce que M. de Voltaire ne dit pas , &
dont tout Venise rit beaucoup dans ce temps-là , c'est que sur cette menace, je
m'approchai de la porte de son cabinet, où nous étions; puis l'ayant fermée ,
& mis la clef dans ma poche, je reviens à M. de M. . . . . .u , & lui
dis: non pas, s'il vous plaît M. l'Ambassadeur. Les tiers sont incommodes
dans les explications. Trouvez bon que celle-ci se passe entre nous. A
l’instant son Excellence devint très-polie ; nous nous séparâmes fort
honnêtement, & je sortis de sa maison, non honteusement, comme il plaît à
M. de Voltaire de me faire dire , mais en triomphe. J'allai loger chez l'abbé
Patizel chancelier du Consular. Le lendemain M. le Blond consul de France me
donna un dîner où M. de St. Cir, & un partie de la nation françoise se
trouva ; toutes les bourses me furent ouvertes, & j'y pris l'argent dont
j'avois besoin, n’ayant pu être payé de mes
appointemens. Enfin je partis accompagné &
fêté de tout le monde, tandis que l'Ambassadeur, seul & abandonné dans son
palais, y rongeoit son frein . M. le Blond doit être maintenant à Paris , &
peut attester tout cela ; le chevalier de Carrion alors mon confrère ami ,
& mon ami, secrétaire de l'Ambassadeur d'Espagne , & depuis secrétaire
[150] d'Ambassade à Paris , y est peut-être encore, & peut attester la même
chose. Des foules de lettres & de témoins la peuvent attester ; mais
qu'importe à M. de Voltaire ?
Je n'ai jamais rien écrit ni ligné de pareil à
la déclaration que M. de Voltaire dit que M. de Montmollin a entre les mains ,
signée de moi. On peut consulter là-dessus ma lettre du 8 Août 1765 adressée à
M. D**.
Messieurs de Berne m'ayant chassé de leurs
états, en 1765 à l'entrée de l'hiver, le peu d'espoir de trouver nulle part la
tranquillité dont j'avois si grand besoin , joint à ma foiblesse , & au
mauvais état de ma santé , qui m'ôtoit le courage d'entreprendre un long voyage
dans une saison si rude, m'engagea d'écrire à M. le Baillis de Nidau une lettre
qui a couru Paris,*[*Celle du 20 Octobre 1761. Tome XII de cette édition des
Œuvres, & Tome XXIV de celles in-8. & grand in-12.] qui a arraché des
larmes à tous les honnêtes gens, & des plaisanteries au seul M. de
Voltaire.
M. de Voltaire ayant dit publiquement à huit
citoyens de Genève, qu'il étoit faux que j'eusse jamais été secrétaire d'un
Ambassadeur , & que je n'avois été que son valet , un d'entr'eux
m'instruisit de ce discours, & dans le premier
mouvement de non indignation , j'envoyai à M.
de Voltaire un démenti conditionnel dont j'ai oublié les termes,* [*Voyez
ci-après ce billet sous date du ; 31 Mai 1765. page 225.] mais qu'il avoit
assurément bien mérité.
Je me souviens très-bien d'avoir une fois dit à
quelqu'un que je me sentois le coeur ingrat, & que je n'aimois point les
bienfaits. Mais ce n'étoit pas après les avoir reçus que [151] je tenois ce
discours; c'étoit au contraire pour m'en défendre, & cela , Monsieur , est
très différent. Celui qui veut me servir à sa mode , & non pas à la mienne,
cherche l'ostentation du titre de bienfaiteur, & je vous avoue que rien au
monde ne me touche moins que de pareils soins. A voir la multitude prodigieuse
de mes bienfaiteurs, on doit me croire dans une situation bien brillante. J'ai
pourtant beau regarder autour de moi, je n'y vois point les grands monumens de
tant de bienfaits. Le seul vrai bien dont je jouis , est la liberté ; & ma
liberté, grâce au ciel , est mon ouvrage. Quelqu'un s'ose-t-il vanter d'y avoir
contribué ? Vous seul , ô George Keith ! pouvez le faire, & ce n'est
pa vous qui m'acculerez d'ingratitude. J'ajoute à Milord Maréchal, mon ami Du
Peyrou. Voilà mes vrais bienfaiteurs. Je n'en connois point d'autres.
Voulez-vous donc me lier par des bienfaits? faites qu'ils soient de mon choix ,
& non pas du vôtre , & soyez sûr que vous ne trouverez de la vie un
coeur plus vraiment reconnoissant que le mien. Telle est ma façon de penser que
je n'ai point déguisée; vous êtes jeune, vous pouvez la dire à vos amis ; &
si vous trouvez quelqu'un qui la blâme, ne vous fiez jamais à cet homme-là.
[152] LETTRE A Mr. DE VOLTAIRE.
A Montmorenci le 17 Juin 1760.
Je ne pensois pas, Monsieur , me retrouver
jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous
écrivis en 1756*[*C'est celle du 18 Août. Tome XXIII des Œuvres, éditions in-8.
& in I2 & Tome XII. in-4.] a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre
compte de ma conduite à cet égard, & je remplirai ce devoir avec vérité
& simplicité.
Cette lettre vous ayant été réellement adressée
n'émit point destinée à l'impression. Je la communiquai , sous condition, à
trois personnes à qui les droits de l'amitié ne me permettoient pas de rien
refuser de semblable, & à qui les mêmes droits permettoient encore moins
d'abuser de leur dépôt en violant leur promesse. Ces trois personnes sont, Mde.
de C***. belle - fille de Mde. D** , Mde. la C. d'H***. , & un allemand
nommé M. G*. Mde. de C**. souhaitoit que cette lettre fût imprimée, & me
demanda mon consentement pour cela ; je lui dis qu'il dépendoit du vôtre ; il
vous fut demandé , vous le refusâtes, & il n'en sut plus question.
Cependant M. l'abbé Trublet , avec qui je n'ai nulle espèce de liaison , vient
de m'écrire , par une attention pleine d'honêteté , qu'ayant reçu les feuilles
d'un journal de M. Formey, il y avoit lu cette même lettre , avec un avis dans
lequel [153] l'éditeur dit, sous la date du 23 Octobre 1759, qu'il l'a
trouvée , il y a quelques semaines , chez les libraires de Berlin , & que ,
comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bientôt sans retour,
il a cru devoir lui donner place dans son journal.
Voilà , Monsieur, tout ce que j'en sais. Il est
très - sûr que jusqu'ici l'on n'avoit pas même ouï parler à Paris de cette
lettre : il est très-sûr que l'exemplaire , soit manuscrit , soit imprimé ,
tombé dans les mains de M. Formey n'a pu lui venir médiatement ou immédiatement
que de vous, ce qui n'est pas vraisemblable , ou d'une des trois personnes que
je vous ai nommées: enfin il est très - sûr que les deux Dames sont incapables
d'une pareille infidélité. Je n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous
avez des correspondances au moyen desquelles il vous seroit aisé , si la chose
en valoir la peine , de remonter à la source & de vérifier le fait.
Dans la même lettre , M. l'abbé Trublet me
marque qu'il tient la feuille en réserve, & ne la prêtera -point sans mon
consentement, qu'assurément je ne donnerai pas; mais il peut arriver que cet
exemplaire ne soit pas le seul à Paris. Je souhaite, Monsieur, que cette lettre
n'y soit pas imprimée , & je ferai de mon mieux pour cela. Mais si je ne
pouvois éviter qu'elle ne le fut, & qu'instruit à temps, je pusse avoir la
préférence, alors je n'hésiterois pas à la faire imprimer moi-même; cela me
paroît juste & naturel.
Quant à votre réponse à la même lettre, elle
n'a été communiquée à personne , & vous pouvez compter qu'elle ne sera
[154] jamais imprimée sans votre aveu,*[*Cela s'entend de son vivant & du
mien ; & assurément les plus exacts procédés, surtout avec un homme qui les
foule tous aux pieds n'en sauroient, exiger davantage.] que je n'aurai pas
l'indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu'un homme écrit à un
autre , il ne l'écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour
être publiée, & me l'adresser; je vous promets de la joindre fidellement à
ma lettre, & de n'y pas repliquer un seul mot.
Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m'avez
sait les maux qui pouvoient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple
& votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève, pour le prix de l'asile que
vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des
applaudissemens que je vous ai prodigués parmi eux. C'est vous qui me rende le
séjour de mon pays insupportable ; c'est vous qui me ferez mourir en terre
étrangère , privé de toutes les consolations de mourans , & jeté pour tout
honneur dans une voirie, tandis que vivant ou mort, tous les honneurs qu'un
homme peut attendre , vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais , enfin;
vous l'avez voulu : mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer
, si vous l'aviez voulu. De tous les sentimens dont mon coeur étoit pénétré
pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre au génie
, & l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens ,
ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect que je leur dois, ni
aux procédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur.
[155] Note servant d'apostille à cette
lettre.
On remarquera que depuis près de sept ans que
cette lettre est écrite je n'en ai parlé, ni ne l'ai montrée à aine vivante. Il
en a été de même des deux lettres que M. Hume me força l'été dernier de lui
écrire , jusqu'à-ce qu'il en ait fait le vacarme que chacun fait. Le mal que
j'ai à dire de mes ennemis je leur dis en secret à eux - mêmes ; pour le bien,
quand il y en a, je le dis en public & de bon coeur.
Motiers le 31 Mai 1765.
Si M. de Voltaire a dit , qu'au lieu d'avoir
été secrétaire de l'Ambassadeur de France à Venise , j'ai été son valet, M. de
Voltaire en a menti comme un impudent.
Si dans les années 1743 & 1744 je n'ai pas
été premier secrétaire de l'Ambassadeur de France, si je n'ai pas fait les
fonctions de secrétaire d'Ambassade , si je n'en ai pas eu les honneurs au
sénat de Venise , j'en aurai menti moi-même.
LETTRE A Mr. DAVENPORT.
1766.
Je suis bien sensible , Monsieur, à l'attention
que vous avez de m'envoyer tout ce que vous croyez devoir m'intéresser. Ayant
pris mon parti sur l'affaire en question , je continuerai [156] quoiqu'il
arrive, de laisser M. Hume faire du bruit tout seul; & je garderai le reste
mes jours , le silence que je me suis imposé sur cet article. Au reste sans
affecter une tranquillité stoïque , j'ose vous assurer que dans ce déchaînement
universel , je suis ému aussi peu qu'il est possible , & beaucoup moins que
je n'aurois cru l'être, si d'avance on me l'eût annoncé. Mais ce que je vous proteste
, & ce que je vous jure, mon respectable hôte, en vérité & à la face du
ciel , c’est que le bruyant & triomphant David Hume dans tout l’éclat de sa
gloire , me paroît beaucoup plus à plaindre , que l’fortuné J. J. Rousseau ,
livré à la diffamation publique. Je ne voudrois pour rien au monde être à sa
place , & j'y préfère de beaucoup la mienne , même avec l'opprobre qu'il
lui a plu d'y attacher.
J'ai craint pour vous ces mauvais temps passés.
J'espère que ceux qu'il fait à présent en répareront le mauvais effet. J'ai pas
été mieux traité que vous , & je ne connois plus guères de bon temps, ni
pour mon coeur ni pour mon corps. J'excepte celui que je passe auprès de vous;
c'est vous dire assez avec quel empressement je vous attends & votre chère
famille que je remercie & salue de toute mon ame.
[157] LETTRE A Mr. DU PEYROU.
A Wootton le 16 Août 1766.
Je ne doute point, mon cher hôte , que les
choses incroyables que M. Hume écrit partout, ne vous soient parvenues , &
je ne suis pas en peine de l'effet qu'elles seront sur vous. Il promet au
public une relation de ce qui s'est passé entre lui & moi, avec le recueil
des lettres. Si ce recueil est fait fidellement, vous y verrez dans celle que
je lui ai écrite le 10 Juillet, un ample détail de sa conduite & la mienne,
sur lequel vous pourrez juger entre nous ; mais comme infailliblement il ne
sera pas cette publication , du moins sans les falsification les plus énormes,
je me réserve à vous mettre au fait par le retour de M. d'Ivernois ; car vous copier
maintenant cet immense recueil, c'est ce qui ne m'est pas possible , & ce
seroit rouvrir toutes mes plaies. J'ai besoin d'un peu de trêve pour reprendre
mes forces prêtes à me manquer. Du reste je le laisse déclamer dans le public ,
& s'emporter aux injures les plus brutales. Je ne sais point quereller en
charretier. J'ai un défenseur dont les opérations sont lentes , mais sûres; je
les attends , & je me tais.
Je vous dirai seulement un mot sur une pension
du Roi d'Angleterre dont il a été question , & dont vous m'aviez parlé vous
- même. Je ne vous répondis pas sur cet article , non-seulement à cause du
secret que M. Hume exigeoit au [158] nom du Roi , & que je lui ai
fidellement gardé jusqu'à-ce qu'il l'ait publié lui - même ; mais parce que
n'ayant jamais bien compté sur cette pension , je ne vouloir vous flatter pour
moi de cette espérance , que quand je serois assuré de la voir remplir. Vous
sentez que rompant avec M. Hume après avoir découvert ses trahisons , je ne
pouvois sans infamie accepter des bienfaits qui me venoient par lui. Il est
vrai que ces bienfaits & ces trahisons semblent s'accorder fort mal
ensemble. Tout cela s'accorde pourtant fort bien. Son plan étoit de me servir
publiquement avec la plus grande ostentation & de me diffamer en secret
avec la plus grande adresse ; ce dernier objet a été parfaitement rempli : vous
aurez la clef de tout cela. En attendant, comme il publie partout qu'après
avoir accepté la pension , je l'ai malhonnêtement refusée, je vous envoye une
copie de la lettre que j'écrivis à ce sujet au Ministre,*[* Voyez la lettre d
M. le Général Conway, du 12 Mai 1766, Tome XII des Œuvres in-4º. & Tome
XXIV de l’in.8º. & grand in-12.] par laquelle vous verrez ce qu'il en est.
Je reviens maintenant à ce que vous m'en avez écrit.
Lorsqu'on vous marqua que la pension m'avoit
été offerte, cela étoit vrai ; mais lorsqu'on ajouta que je l’avois refusée,
cela étoit parfaitement faux. Car au contraire, sans aucun doute alors sur la
sincérité de M. Hume, je ne mis pour accepter cette pension qu'une condition
unique, savoir l'agrément de Milord Maréchal , que, vu ce qui s'étoit passé à
Neuchâtel , je ne pouvois me dispenser d'obtenir. Or nous avions eu cet
agrément avant mon départ de Londres; il ne restoit de la part de la cour qu'à
terminer l'affaire , ce que [159] je n'espérois pourtant pas beaucoup : mais ni
dans ce temps-là , ni avant, ni après je n'en ai parlé à qui que ce fut au
monde hors le seul Milord Maréchal qui surement m'a gardé le secret. Il faut
donc que ce secret ait été ébruité de la part de M. Hume; or comment M. Hume
a-t-il pu dire que j'avois refusé , puisque cela étoit faux , & qu'alors
mon intention n'étoit pas même de refuser ? Cette anticipation ne montre-t-elle
pas qu'il savoit que je serois bientôt forcé à ce refus, & qu'il entroit
même dans son projet de m'y forcer , pour amener les choses au point où il les
a mises ? La chaîne de tout cela me paroît importante à suivre pour le travail
dont je suis occupé, & si vous pouviez parvenir à remonter par votre ami ,
à la source de ce qu'il vous écrit, vous rendriez un grand service à la chose
& à moi- même.
Les choses qui se passent en Angleterre à mon
égard sont je vous assure, hors de toute imagination. J'y suis dans la plus
complète diffamation. où il soit possible d'être, sans que j'aie donné à cela
la moindre occasion, & sans que pas une ame puisse dire avoir eu
personnellement le moindre mécontentement de moi. Il paroît maintenant que le
projet de M. Hume & de ses associés est de me couper toute ressource, toute
communication avec le continent, & de me faire périr ici de douleur &
de misère. J'espère qu'ils ne réussiront pas ; mais deux choses me sont
trembler. L'une est qu'ils travaillent avec force à détacher de moi M.
Davenport, & que s'ils y réussissent , je suis absolument sans asile, &
sans savoir que devenir. L'autre encore plus effrayante , est [160] qu'il
faut absolument que, pour ma correspondance avec vous , j'aie un
commissionnaire à Londres, à cause de l'affranchissement jusqu'à cette capitale
qu'il ne m'est pas possible de faire ici. Je me sers pour cela d'un libraire
que je ne connois point, mais qu'on m'assure être fort honnête homme. Si par
quelqu'accident, cet homme venoit à me manquer, il ne me reste personne à qui
adresser mes lettres en sûreté, & je ne saurois plus comment vous écrire.
Il faut espérer que cela n'arrivera pas : mais mon cher hôte je suis si
malheureux ! Il ne me faudroit que ce dernier coup.
Je tâche de fermer de tous côtés la porte aux
nouvelles affligeantes. Je ne lis plus aucun papier public ; je ne réponds plus
à aucune lettre, ce qui doit rebuter à la fin de m'en écrire. Je ne parle que
de choses indifférentes au seul voisin avec lequel je converse, parce qu'il est
le seul qui parle français. Il ne m'a pas été possible , vu la cause , de
n'être pas affecté de cette épouvantable révolution qui, je n'en doute pas, a
gagné toute l'Europe ; mais cette émotion a peu duré ; la sérénité est revenue,
& j'espère qu'elle tiendra ; car il me paroît difficile qu'il m'arrive
désormais aucun malheur imprévu. Pour vous, mon cher hôte , que tout cela ne
vous ébranle pas. J'ose vous prédire qu'un jour l'Europe portera le plus grand
respect à ceux qui en auront conserve pour moi dans mes disgraces.
[161] LETTRE A Mde. la Comtesse de BOUFFLERS.
A Wootton le 30 Août 1766.
Une chose me fait grand plaisir , Madame, dans
la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 du mois dernier ,
& qui ne m'est parvenue que depuis peu de jours ; c'est de connoître à son
ton que vous êtes en bonne sauté.
Vous dites, Madame , n'avoir jamais vu de
lettre semblable à celle que j'ai écrite à M. Hume; cela peut être, car je n'ai
, moi , jamais rien vu de semblable à ce qui y a donné lieu. Cette lettre ne
ressemble pas du moins à celles qu'écrit M. Hume , & j'espère n'en écrire
jamais qui leur ressemblent.
Vous me demandez quelles sont les injures dont
je me plains. M. Hume m'a forcé de lui dire que je' voyois ses manoeuvres
secrètes, & je l'ai fait. Il m'a forcé d'entrer là-dessus en explication ;
je l'ai fait encore, & dans le plus grand détail. Il peut vous rendre
compte de tout cela , Madame; pour moi je ne me plains de rien.
Vous me reprochez de me livrer à d'odieux
soupçons ; à cela je réponds que je ne me livre point à des soupçons. Peut-être
auriez-vous pu , Madame , prendre pour vous un peu des leçons que vous me
donnez, n'être pas si facile à croire que je croyois si facilement aux
trahisons, & vous dire pour moi une partie des choses que vous vouliez que
je me disse pour M. Hume.
[162] Tout ce que vous m'alléguez en sa faveur
forme un préjugé très-fort, très-raisonnable, d'un très-grand poids, sur-tout
pour moi, & que je ne cherche point à combattre. Mais les préjugés ne sont
rien contre les faits. Je m'abstiens juger du caractère de M. Hume, que je ne
connois pas. Je ne juge que sa conduite avec moi , que je connois. Peut-être
suis-je le seul homme qu'il ait jamais haï: mais aussi elle haine ! Un même
coeur suffiroit-il à deux comme celle-là ?
Vous vouliez que je me refusasse à l'évidence ;
c'est ce que j'ai fait autant que j'ai pu: que je démentisse le témoignage de
mes sens ; c'est un conseil plus facile à donner qu'à suivre ; que je ne crusse
rien de ce que je sentois ; que je consultasse les amis que j'ai en France.
Mais si je ne dois ne croire de ce que je vois & de ce que je sens, ils le
croiront bien moins encore ; eux qui ne le voient pas, & qui le sentent
encore moins. Quoi, Madame ! quand un homme vient entre quatre yeux m'enfoncer
à coup redoublés un poignard dans le sein, il faut avant d'oser lui dire qu'il
me frappe, que j'aille demander à d'autres s'il m'a frappé?
L'extrême emportement que vous trouvez dans ma lettre me fait présumer, Madame,
que vous n'êtes pas de sang-froid vous-même, ou que la copie que vous avez vue
est falsifiée. Dans la circonstance funeste où j'ai écrit cette lettre, &
où M. Hume m'a forcé de l'écrire, sachant bien ce qu'il en vouloit faire, j'ose
dire qu'il falloit avoir une ame forte pour se modérer à ce point. Il n'y a que
les infortunés qui sentent combien, dans l'excès d'une affliction de cette
espèce , il est difficile d'allier la douceur avec la douleur.
[163] M. Hume s'y est pris autrement, je
l'avoue. Tandis qu'en réponse à cette même lettre, il m'écrivoit en termes
décens & même honnêtes, il écrivoit à M. d'Holback & à tout le monde en
termes un peu différens. Il a rempli Paris, la France, les gazettes, l'Europe
entière de choses que ma plume ne sait pas écrire & qu'elle ne répétera
jamais. Etoit-ce comme cela , Madame , que j'aurois dû faire.
Vous dites que j'aurois dû modérer mon
emportement contre un homme qui m'a réellement servi. Dans la longue lettre que
j'ai écrite le 10 Juillet à M. Hume j'ai pesé avec la plus grande équité les
services qu'il m'a rendus. Il étoit digne de moi d'y faire partout pencher la
balance en sa faveur , & c'est ce que j'ai fait. Mais quand tous ces grands
services auroient eu autant de réalité que d'ostentation , s'ils n'ont été que
des piéges qui couvroient les plus noirs desseins , je ne vois pas qu'ils exigent
une grande reconnoissance.
Les liens de l'amitié sont respectables ,
même après qu'ils sont rompus ; cela est
très-vrai ; mais- cela suppose que ces liens ont existé. Malheureusement ils
ont existé de ma part. Aussi le parti que j'ai pris de gémir tout bas & de
me taire , est-il l'effet du respect que je me dois.
Et les seules apparences de ce sentiment le
sont aussi. Voilà, Madame , la plus
étonnante maxime dont j'aie jamais entendu parler. Comment ? sitôt qu'un homme
prend en public le masque de l'amitié pour me nuire plus à son aise, sans même
daigner se cacher de moi ; sitôt qu'il me baise en m'assassinant , je dois
n'oser plus me défendre , ni parer ses coups, ni m'en plaindre , pas même à lui
!...... Je ne puis [164] croire que c'est-là ce que vous avez voulu dire :
cependant en relisant ce passage dans votre lettre, je n'y puis trouver aucun
autre sens.
Je vous suis obligé, Madame , des soins que
vous voulez prendre pour ma défense, mais je ne les accepte pas. M. Hume a si
bien jeté le masque qu'à présent sa conduite parle & dit tout à qui ne veut
pas s'aveugler. Mais quand cela ne seroit pas , je ne veux point qu'on me
justifie, parce que je n'ai pas besoin de justification, & je ne veux pas
qu'on m'excuse, parce que cela est au-dessous de moi. Je souhaiterois seulement
que dans l'abîme de malheurs où je suis plongé, les personnes que j'honore
m'écrivissent des lettres moins accablantes , afin que j'eusse au moins la
consolation de conserver pour elles tous les sentimens qu'elles m'ont inspirés.
LETTRE A Mr.
D' I VERNOIS.
A Wootton le
30 Août I766.
J'ai lu, Monsieur, dans votre lettre du 31
Juillet l'article de la gazette que vous y avez transcrit, & sur lequel
vous me demandez des instructions pour ma défense. Eh de quoi ; je vous prie ,
voulez - vous me défendre ? De l'accusation d'être, un infâme ? Mon bon ami,
vous n'y pensez pas. Lorsqu'on vous parlera de cet article , & des
étonnantes lettres qu'écrit M, Hume, répondez simplement : je connois mon ami
Rousseau , de pareilles accusations ne sauroient le regarder.
[165] Du reste, faites comme moi , gardez le
silence, & demeurez en repos. Surtout ne me parlez plus de ce qu'on dit
dans le public & dans les gazettes. Il y a long-temps que tout cela est
mort pour moi.
Il y a cependant un point sur lequel je désire
que mes amis soient instruits , parce qu'ils pourroient croire, comme ils ont
fait quelquefois & toujours à tort, que des principes outrés me conduisent
à des choses déraisonnables. M. Hume a répandu à Paris & ailleurs que
j'avois refusé brutalement, une pension de deux mille francs du roi
d'Angleterre , après l'avoir acceptée. Je n'ai jamais parlé à personne de cette
pension que le Roi vouloit qui fût secrète, & je n'en aurois parlé de ma
vie , si M. Hume n'eut commencé. L'histoire en seroit longue à déduire dans une
lettre ; il suffit que vous sachiez comment je m'en défendis, quand, ayant
découvert les manoeuvres secrètes de M. Hume , je dûs ne rien accepter par la
médiation d'un homme qui me trahissoit. Voici, Monsieur , une copie de la
lettre que j'écrivis à ce sujet à M. le Général Conwai secrétaire d'Etat
.*[*Voyez cette lettre sous date du 12 Mai 1766. Tome XII de cette édition des
Œuvres, & Tome XXIV de celles in-8. & grand in-12.] J'étois d'autant
plus embarassé dans cette lettre que par un excès de ménagement , je ne voulois
ni nommer M. Hume, ni dire mon vrai motif. Je l'envoie pour que vous jugiez
quant à présent, d'une seule chose, si j'ai refusé malhonnêtement. Quand nous
nous verrons vous l'aurez le reste : plaise à Dieu que ce soit bientôt !
Toutefois ne prenez rien sur vos affaires d'aucune espèce. Je puis attendre,
& dans quelque temps que vous [166] veniez, je vous verrai toujours avec le
même plaisir. Je me rapporte en toute chose à la lettre que je vous ai écrite,
il y a une quinzaine de jours, par voie d'ami. Je vous embrasse de tout mon
coeur.
P. S. Il faut que vous ayez une mince opinion
de mon discernement, en fait de style, pour vous imaginer que je me trompe sur
celui de M. Voltaire, & que je prends pour être de lui ce qui n'en est pas
; & il faut en revanche que vous ayez une haute opinion de sa bonne foi ,
pour croire que dès qu'il renie un ouvrage , c'est une preuve qu'il n'est pas
de lui.
LETTRE A Mr.
D. P...... u.
Wootton le 15 Novembre 1766.
Je vois , avec douleur, cher ami , par votre
Nº. 37 que je vous ai écrit des choses déraisonnables dont vous vous tenez
offensé. Il faut que vous ayez raison d'en juger ainsi, puisque vous êtes de
sang-froid en lisant mes lettres, & que je ne le suis guère en les écrivant
: ainsi vous êtes plus en état que moi de voir les choses telles qu'elles sont.
Mais cette considération doit être aussi de votre part, une plus grande raison
d'indulgence; ce qu'on écrit dans le trouble , ne doit pas être envisagé comme
ce qu'on écrit de sang-froid. Un dépit outré a pu me laisser échapper des
expressions démenties [167] par mon coeur , qui n'eut jamais pour vous que des
sentimens honorables. Au contraire , quoique vos expressions le soient toujours
, vos idées louvent ne le sont guères ; & voilà ce qui dans le fort de mes
afflictions, a souvent achevé de m'abattre. En me supposant tous les torts dont
vous m'avez chargé, il falloit peut être attendre un autre moment pour me les
dire , ou du moins vous résoudre à endurer ce qui en pouvoit résulter. Je ne
prétends pas, à Dieu ne plaise, m'excuser ici , ni vous charger; mais seulement
vous donner des raisons qui me semblent justes, d'oublier les torts d'un ami
dans mon état. Je vous en demande pardon de tout mon coeur; j'ai grand besoin
que vous me l'accordiez; & je vous proteste avec vérité, que je n'ai jamais
cessé un seul moment, d'avoir pour vous tous les sentimens que j'aurois desiré
vous trouver pour moi.
La punition a suivi de près l'offense. Vous ne
pouvez douter du tendre intérêt que je prends à tout ce qui tient à votre
santé; & vous refusez de me parler des suites de votre voyage de Beffort.
Heureusement vous n'avez pu être méchant qu'à demi, & vous me laissez
entrevoir un succès dont je brûle d'apprendre la confirmation. Ecrivez-moi
là-dessus en détail, mon aimable hôte ; donnez-moi tout à la fois, le plaisir
de savoir que vos remèdes opèrent , & celui d'apprendre que je suis
pardonné. J'ai le coeur trop plein de ce besoin, pour pouvoir aujourd'hui vous
parler d'autre chose; & je finis en vous répétant du fond de mon ame, que
mon tendre attachement , & mon vrai respect pour vous ne peuvent pas plus
sortir de mon coeur que l'amour de la vertu.
[168] LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Wootton le 15 Novembre 1766.
A peine nous connoissons-nous, Monsieur, &
vous me rendez les plus vrais service de l'amitié : ce zèle est donc moins pour
moi que pour la chose,& m'en est d'un plus grand prix. Je vois que ce même
amour de la justice qui brûla toujours dans mon coeur , brûle aussi dans le
vôtre : rien ne lie tant les ames que cette conformité. La nature nous fit
amis; nous ne sommes ni vous, ni moi disposés à l'en dédire. J'ai reçu le
paquet que vous m'avez envoyé par la voie de M. Dutens; c'est à mon avis la
plus sûre. Le duplicata m'a pourtant déjà été annoncé, & je ne doute pas
qu'il ne me parvienne. J'admire l'intrépidité des auteurs de cet ouvrage ,
& surtout s'ils le laissent répandre à Londres, ce qui me paroît difficile
à empêcher. Du reste, ils peuvent faire & dire tout à leur aise : pour moi
je n'ai rien à dire de M. Hume , sinon , que je le trouve bien insultant pour
un bon homme, & bien bruyant pour un philosophe. Bonjour, Monsieur, je vous
aimerai toujours , mais je ne vous écrirai pas à moins de nécessité. Cependant,
je serois bien aise par précaution d'avoir votre adresse. Je vous embrasse de
tout mon coeur, & vous prie de dire à M. Sauttershaim que je suis sensible
à son souvenir, & n'ai point oublié notre ancienne amitié. Je suis aussi
surpris que fâché qu'avec de l'esprit, [169] des talens, de la douceur, &
une assez jolie figure, il ne trouve rien à faire à Paris. Cela viendra , mais
les commencemens y sont difficiles.
LETTRE A Lord Vicomte de NUNCHAM, aujourd'hui
Comte de HARCOURT.
A Wootton le 24 Décembre 1766.
Je croirois , Milord , exécuter peu honnêtement
la résolution que j'ai prise de me défaire de mes estampes & de mes livres,
si je ne vous priois de vouloir bien commencer par en retirer les estampes dont
vous avez eu la bonté de me faire présent. J'en fais assurément tout le cas
possible , & la nécessité de ne rien laisser sous mes yeux qui me rappelle
un goût auquel je veux renoncer , pouvoit seule en obtenir le sacrifice. S'il y
a dans mon petit recueil , soit d'estampes, soit de livres, quelque chose qui
puisse vous convenir, je vous prie de me faire l'honneur de l'agréer, &
surtout par préférence ce qui me vient de votre digne ami M. Watelet, & qui
ne doit passer qu'en main d'ami. Enfin,
Milord, si vous êtes à portée d'aider au débit
du reste, je reconnoîtrai dans cette bonté les soins officieux dont vous m'avez
permis de me prévaloir. C'est chez M. Davenport que vous pourrez visiter le
tout, si vous voulez bien en prendre la peine. Il demeure en Piccaddily à côté
[170] de Lord Egremond. Recevez, Milord, je vous prie , les assurances de ma
reconnoissance & de mon respect.
LETTRE A Mr. DAVENPORT.
22 Décembre 1766.
Quoique jusqu'ici, Monsieur , malgré mes
sollicitations & mes prières , je n'aie pu obtenir de vous un seul mot
d'explication, ni de réponse sur les choses qu'il m'importe le plus de savoir,
mon extrême confiance en vous m'a fait endurer patiemment ce silence, bien que
très-extraordinaire. Mais, Monsieur, il est temps qu'il cesse; & vous
pouvez juger des inquiétudes dont je suis dévoré, vous voyant prêt à partir
pour Londres sans m'accorder,
malgré vos promesses, aucun des éclaircissemens
que je vous ai demandés avec tant d'instances. Chacun a son caractère ; je suis
ouvert & confiant plus qu'il ne faudroit peut-être. Je ne demande pas que
vous le soyez comme moi ; mais c'est aussi pousser trop loin le mystère , que
de refuser, constamment de me dire sur quel pied je suis dans votre maison,
& si j'y suis de trop ou non. Consdérez, je vous supplie , ma situation
& jugez de mes embarras; quel parti puis-je prendre , si vous refusez de me
parler ? Dois - je rester dans votre maison malgré vous ? En puis - je sortir
sans votre assistance ? Sans amis , sans connoissances , enfoncé dans un pays
dont j'ignore la langue , je suis entièrement à [171] la merci de vos gens.
C'est à votre invitation que j'y suis venu, & vous m'avez aidé à y venir;
il convient ce me semble que vous m'aidiez de même à en partir , si j'y suis de
trop. Quand j'y resterois, il faudroit toujours, malgré toutes vos répugnances
, que vous eussiez la bonté de prendre des arrangemens qui rendissent mon
séjour chez vous moins onéreux pour l'un & pour l'autre. Les honnêtes gens
gagnent toujours à s'expliquer, & s'entendre entr'eux. Si vous entriez avec
moi dans les détails dont vous vous fiez à vos gens, vous seriez moins trompé
& je serois mieux traité, nous y trouverions tous deux notre avantage ;
vous avez trop d'esprit pour ne pas voir qu'il y a des gens à qui mon séjour
dans votre maison déplait beaucoup , & qui seront de leur mieux pour me le
rendre désagréable.
Que si malgré toutes ces raisons vous continuez
à garder avec moi le silence, cette réponse alors deviendra très-claire , &
vous ne trouverez pas mauvais que , sans m'obstiner davantage inutilement, je
pourvoie à ma retraite, comme je pourrai , sans vous en parler davantage,
emportant un souvenir très-reconnoissant de l'hospitalité que vous m'avez
offerte , mais ne pouvant me dissimuler les cruels embarras où je me suis mis
en l'acceptant.
[172] LETTRE
A Mr.
Janvier 1767.
Ce que vous me marquez, Monsieur, que M.
Deyverdun a un poste chez le général Conway, m'explique une énigme à laquelle
je ne pouvois rien comprendre, & que vous verrez dans la lettre que je
joins ici une copie faite sur celle que M. Hume a envoyée à M. Davenport. Je ne
vous la communique pas pour que vous vérifiez si le dit M. Deyverdun à écrit cette
lettre, chose dont je ne doute nullement, ni s’il est en effet l'auteur des
écrits en question mis dans le St. James Chronicle , ce que je sais
parfaitement être faux.
D’ailleurs le dit M. Deyverdun bien instruit ,
& bien préparé à son rôle de prête-nom, & qui peut-être l'a commencé
lorsque les dits écrits furent portés au St. James Chronicle, est trop sur ses
gardes pour que vous puissiez maintenant rien savoir de lui. Mais il n'est pas
impossible que dans la suite des temps, ne paroissant instruit de rien, de
gardant soigneusement le secret que je vous confie , vous parveniez à pénétrer
le secret de toutes ces manoeuvres, lorsque ceux qui s'y sont prêtés seront
moins sur leur garde ; & tout ce que je souhaite dans cette affaire est que
vous découvriez la vérité par vous-même. Je pense aussi qu'il importe toujours
de connoître ceux avec qui l'on peur avoir à vivre , & de savoir si ce sont
d'honnêtes gens. Or que le dit Deyverdun [173] ait fait ou non les écrits dont
il se vante , vous savez maintenant , ce me semble , à quoi vous en tenir avec
lui. Vous êtes jeune; vous me survivrez j'espère de beaucoup d'années, & ce
m'est une consolation très-douce de penser qu'un jour, quand le fond de cette
triste affaire sera dévoilé , vous serez à portée d'en vérifier par vous-même
beaucoup de faits, que vous saurez de mon vivant, sans qu'ils vous frappent ,
parce qu'il vous est impossible d'en voir les rapports avec mes malheurs. Je
vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE A M......
2 Janvier 1767.
Quand je vous pris au mot, Monsieur, sur la
liberté que vous m'accordiez de ne vous pas répondre, j'étois bien éloigné de
croire que ce silence pût vous inquiéter sur l'effet de votre précédente lettre
; je n'y ai rien vu qui ne confirmât les sentimens d'estime & d'attachement
que vous m'avez inspirés ; & ces sentimens sont si vrais , que si jamais
j'étois dans le cas de quitter cette province , je souhaiterois que ce fût pour
me rapprocher de vous. Je vous avoue pourtant que je suis si touché des soins
de M. Davenport, & si content de sa société , que je ne me priverois pas
sans regret d'une hospitalité si douce; mais comme il souffre à peine que je
lui rembourse une partie des dépenses que je lui coûte, il y auroit trop
d'indiscrétion à rester toujours chez lui sur le [174] même pied, & je ne
croirois pouvoir me dédommager des agrémens que j'y trouve , que par ceux qui
m'attendroient auprès de vous. Je pense souvent avec plaisir à la terme
solitaire que nous avons vue ensemble, & à l'avantage d'y être votre voisin
; mais ceci sont plutôt des souhaits vagues que des projets d'une prochaine
exécution. Ce qu'il y a de bien réel est le vrai plaisir que j'ai de
correspondre en toute occasion à la bienveillance dont vous m'honorez, & de
la cultiver autant qu'il dépendra de moi.
Il y a long - temps, Monsieur , que je me suis
donné le conseil de la dame dont vous parlez ; j'aurois dû le prendre plutôt,
mais il vaut mieux tard que jamais. M. Hume étoit pour moi une connoissance de
trois mois, qu'il ne m'a pas convenu d'entretenir; après un premier mouvement
d'indignation dont je n'étois pas le maître , je me suis retiré paisiblement,
il a voulu une rupture formelle ; il a fallu lui complaire ; il a voulu ensuite
une explication ; j'y ai consenti. Tout cela s'en passé entre lui & moi. Il
a jugé à propos d'en faire le vacarme que vous savez. Il l'a fait tout seul; je
me suis tu ; je continuerai de me taire ; & je n'ai rien du tout à dire de
M. Hume , sinon que je le trouve un peu insultant pour un bon-homme, & un
peu bruyant pour un philosophe.
Comment va la botanique ? Vous en occupez -
vous un peu ? Voyez - vous des gens qui s'en occupent? Pour moi j’en raffole ,
je m'y acharne & je n'avance point. J'ai totalement perdu la mémoire, &
de plus je n'ai pas de quoi l’exercer; car avant de retenir il faut apprendre,
& ne pouvant trouver par moi-même les noms des plantes, je n'ai [175] nul
moyen de les savoir ; il me semble que tous les livres qu'on écrit sur la
botanique ne sont bons que pour ceux qui la savent déjà. J'ai acquis votre Stillingflet
, & je n'en suis pas plus avancé. J'ai pris le parti de renoncer à toute
lecture, & de vendre mes livres & mes estampes , pour acheter des
plantes gravées. Sans avoir le plaisir d'apprendre , j'aurai celui d'étudier ,
& pour mon objet cela revient à peu près au même.
Au reste, je suis très-heureux de m'être
procuré, une occupation qui demande de l'exercice. Car rien ne me fait tant de
mal que de rester assis , & d'écrire ou lire , & c'est une des raisons
qui me sont renoncer à tout commerce de lettres hors les cas de nécessité. Je
vous écrirai dans peu; mais de grâce , Monsieur, une fois pour toutes, ne
prenez jamais mon silence pour un signe de refroidissement ou d'oubli , &
soyez persuadé que c'est pour mon coeur une consolation très - douce, d'être
aimé de ceux qui sont aussi dignes que vous d'être aimés eux-mêmes. Mes
respects empressés à M. Malthus, je vous en supplie , recevez ceux de Mlle. le
Vasseur, & mes plus cordiales salutations.
[176] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT.
A Wootton le 7 Février 1767.
Il est vrai, Milord, que je vous croyois ami de
M. Hume; mais la preuve que je vous croyois encore plus ami de la justice &
de la vérité , est , que sans vous écrire, sans vous prévenir en aucune façon,
je vous ai cité & nommé, avec confiance, sur un fait qui étoit à sa charge,
sans crainte d’être démenti par vous. Je ne suis pas assez injuste pour juger
mal par M. Hume de tous ses amis. Il en a qui le connoissent & qui sont
très-dignes de lui mais il en a aussi qui ne le connoissent pas, & ceux-là
méritent qu'on les plaigne , sans les en estimer moins. Je suis très-touché,
Milord , de vos lettres , & très-sensible au courage que vous avez de vous
montrer de mes amis parmi vos compatriotes & vos pareils ; je suis fâché
pour eux qu'il faille à cela du courage ; je connois des gens mieux instruits
chez lesquels on y mettroit de la vanité.
Je vous prouverai, Milord, mon entière &
pleine confiance en me prévalant de vos offres ; & dès à présent j'ai une
grâce à vous demander, c'est de me donner des nouvelles de M. Watelet. Il est
ancien ami de M. d'Alembert, mais il est aussi mon ancienne connoissance ,
& les seuls jugemens que je crains sont ceux des gens qui ne me connoissent
pas. Je puis bien dire de M. Watelet au sujet de M. [177] d'Alembert, ce que
j'ai dit de vous au sujet de M. Hume ; mais je connois l'incroyable ruse de mes
ennemis capable d'enlacer dans ses piéges adroits la raison & la vertu
mêmes.. Si M. Watelet m'aime toujours, de grâce pressez - vous de me le dire ;
car j'ai grand besoin de le savoir. Agréez, Milord , je vous supplie, mes très
- humbles salutations & mon respect.
LETTRE A Mr. DAVENPORT.
Le 7 Février 1767.
Je reçus hier, Monsieur, votre lettre du 3 ,
par laquelle j'apprends avec grand plaisir votre entier rétablissement. Je ne
puis pas vous annoncer le mien tout-à-fait de même. Je suis mieux cependant que
ces jours derniers.
Je suis fort sensible aux soins bienfaisans de
M. Fitzherbert, surtout si, comme j'aime à le croire, il en prend autant pour
mon honneur que pour mes intérêts. Il semble avoir hérité des empressemens de
son ami M. Hume. Comme j'espère qu'il n'a pas hérité de ses sentimens , je vous
prie de lui témoigner combien je suis touché de ses bontés.
Voici une lettre pour M. le duc de Grafton que
je vous prie de fermer avant de la lui faire passer. Je dois des remercîmens à
tout le monde , & vous , Monsieur , à qui j'en dois le plus , êtes celui à
qui j'en fais le moins. Mais comme vous ne vous étendez pas en paroles, vous
aimez sans doute [178] à être imité. Mes salutations, je vous supplie, &
celles de Mlle. le Vasseur à vos chers enfans & aux Dames de votre maison.
Agréez son respect & mes très-humbles salutations.
LETTRE AU MÊME.
Février 1767.
Bien loin , Monsieur , qu'il puisse jamais
m'être entré dans esprit d'être assez vain , assez sot , & assez mal appris
pour refuser les grâces du Roi , je les ai toujours regardées, & regarderai
toujours, comme le plus grand honneur qui me puisse arriver. Quand je consultai
Milord Maréchal si je les accepterois, ce n'étoit certainement pas que je fusse
là-dessus en doute , mais c'est qu'un devoir particulier & indispensable ne
me permettoit pas de le faire que je n'eusse son agrément. J'étois bien sûr
qu'il ne le refuseroit pas. Mais, Monsieur, quand le roi d'Angleterre &
tous les souverains de l'univers mettroient à mes pieds tous leurs trésors
& toutes leurs couronnes, par les mains de David Hume, ou de quelque autre
homme de son espèce , s'il en exile, je les rejetterois toujours avec autant
d'indignation que dans tout autre cas je les recevrois avec respect &
reconnoissance. Voilà mes sentimens dont
rien ne me sera départir. J'ignore à quel sort,
à quels malheurs la Providence me réserve encore ; mais ce que je sais, c'est
que les sentimens de droiture [179] & d'honneur qui sont gravés dans mon
coeur, n’en sortiront jamais qu'avec mon dernier soupir. J'espère pour cette
fois , que je me serai exprimé clairement.
Il ne saut pas, mon cher Monsieur, je vous en prie, mettre tant de formalités à
l'affaire de mes livres. Ayez la bonté de montrer le catalogue à un libraire ,
qu'il note les prix de ceux des livres qui en valent la peine. Sur cette
estimation, voyez s'il y en a quelques-uns dont vous ou vos amis puissiez vous
accommoder; brûlez le reste, & ne cédez rien à aucun libraire, afin qu'il
n'aille pas sonner la trompette par la ville, qu'il a des livres à moi. Il y en
a quelques - uns, entr'autres le livre de l'Esprit , in-4º. de la
première édition, qui est rare, & où j'ai fait quelques notes aux marges ;
je voudrois bien que ce livre-là ne tombât qu'entre des mains amies. J'espère,
mon bon & cher hôte, que vous ne me serez pas le sensible affront de refuser
le petit cadeau de mes ouvrages.
Les estampes avoient été mises par mon ami,
dans le ballot des livres de botanique qui m'a été envoyé ; elles ne s'y sont
pas trouvées, & les porte - feuilles me sont arrivés vides : j'ignore
absolument où Becket a jugé à propos de fourrer ce qui était dedans.
Je voulois remettre à des momens plus
tranquilles de vous parler en détail de vos envois ; ce qui m'en plaît le plus
est que , si vous entendez que je reste dans votre maison jusqu'à ce que la
muscade & la canelle soient consommées, je n'en démarrerai pas d'un bon
siècle. Le tabac est très -bon, & même trop bon, puisqu'il s'en consomme
plus vite ; je vous [180] on fais mon remercîment de l'emplette, & non pas
de la chose, puisque c'est une commission , & vous savez les règles. L'eau
de la Reine de Hongrie m'a fait le plus grand plaisir , & j’ai connu là un
souvenir & une attention de M. Luzonne, à quoi j'ai été fort sensible. Mais
qu'est-ce que des c'est que des quarrés de savon parfumé ? A quoi diable sert
ce savon? Je veux mourir si j'en sais rien , à moins que ce ne soit à faire la
barbe aux puces. Le café n'a pas encore été essayé, parce que vous en aviez
laissé, & qu'ayant été malade, il en a fallu suspendre l'usage. Je me perds
au milieu de tout cet inventaire. J'espère que pour le coup, vous ne ferez pas
de même , & que vous recueillerez les mémoires des marchands, afin que
quand vous serez ici , & qu'il s'agira de savoir ce que tout cela coûte ,
vous ne me disiez pas, comme à ordinaire , je n'en sais rien. Tant de richesses
me mettroient de bonne humeur, si les désastres de nos pauvres Genevois , &
mes inquiétudes sur Milord Maréchal n'empoisonnoient toute ma joie. J'ai craint
pour vous l'impression de ces temps humides, & je la sens aussi pour ma part.
Voici le plus mauvais mois de l'année ; il faut espérer que celui qui le
suivra, nous traitera mieux. Ainsi soit - il. Mlle. le Vasseur & moi
faisons nos salutations à tout ce qui vous appartient , & vous prions
d'agréer les nôtres.
[181] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT.
A Wootton le 14 Février 1767.
Vous m'avez donné , Milord, le premier vrai
plaisir que j'ai goûté depuis long - temps , en m'apprenant que j'étois
toujours aimé de M. Watelet. Je le mérite, en vérité, par mes sentimens pour
lui, & moi qui m'inquiète très-médiocrement de l'estime du public, je sens
que je n'aurois jamais pu me passer de la tienne. Il ne faut absolument point
que ses estampes soient en vente avec les autres, & puisque de peur de
reprendre un goût auquel je veux renoncer, je n'ose les avoir avec moi , je
vous prie de les prendre au moins en dépôt, jusqu'à ce que vous trouviez à les
lui renvoyer , ou à en faire un usage convenable. Si vous trouviez par hasard à
les changer entre les mains de quelque amateur contre un livre de botanique , à
la bonne heure ; j'aurois le plaisir de mettre à ce livre le nom de M. Watelet;
mais pour les vendre , jamais. Pour le reste, puisque vous voulez bien chercher
à m'en défaire , je laisse à votre entière disposition le soin de me rendre ce
bon office, pourvu que cela se fasse de la part des acheteurs sans saveur &
sans préférence, & qu'il ne soit pas question de moi. Puisque vous ne
dédaignez pas de vous donner pour moi ces petits tracas, j'attends de la
candeur de vos sentimens, que vous consulterez plus mon goût que mon avantage ;
ce sera m'obliger [182] doublement. Ce n’est point un produit nécessaire à ma
subsistance.
Je le destine en entier à des livres de
botanique , seul & dernier amusement auquel je me suis consacré.
L’honneur que vous faites à Mlle. le Vasseur de
vous souvenir d'elle , l'autorise à vous assurer de sa reconnoissance de son
respect . Agréez Milord , je vous supplie , les mêmes sentimens de ma part.
P.S. Il doit y avoir parmi mes estampes , un
petit portefeuille contenants de bonnes épreuves de celles de tous mes écrits.
Oserai-je me flatter que vous ne dédaignerez pas ce foible le cadeau, & de
placer ce porte-feuille parmi les vôtres? Je prends la liberté de vous prier,
Milord de vouloir bien donner cours à la lettre ci-jointe.
LETTRE A Mr.
D. P.....u.
A Wootton le 14 Février 1767.
Je confesse , mon cher hôte , le tort que j'ai
eu de ne pas répondre sur le champ à votre N̊. 39. Car malgré la honte
d’avouer votre crédulité , je vois que l'autorité du voiturer Le Comte, avoit
fait une grande impression sur votre esprit. Je me fâchois d'abord de cette
petite, foiblesse qui me paroissoit peu d’accord avec le grand sens que je vous
connois ; mais chacun a les siennes, & il n'y a qu'un homme bien estimable,
à qui l'on n'en puisse pas reprocher de plus grandes que [183] celles - là. J'ai
été malade, & je ne suis pas bien; j'ai eu des tracas qui ne sont pas
finis, & qui m'ont empêché d'exécuter la résolution que j'avois prise de
vous écrire au plus vite que je n'étois pas à Morges. Mais j'ai pensé que mon
Nº 7 vous le diroit assez ; & d'ailleurs qu'une nouvelle de cette espèce,
disparoîtroit bientôt, pour faire place à quelqu'autre aussi raisonnable.
Vous savez que j'ai peu de foi aux grands
guérisseurs. J'ai toujours eu une médiocrè opinion du succès de votre voyage de
Beffort, & vos dernières lettres ne l'ont que trop confirmée.
Consolez-vous, mon cher hôte vos oreilles resteront à-peu-près ce qu'elles
sont; mais quoique j'aye pu vous en dire dans ma colère, les oreilles de votre
esprit sont assez ouvertes, pour vous consoler d'avoir ale tympan matériel un
peu obstrué : ce n'est pas le défaut de votre judiciaire qui vous rend crédule
, c'est l'excès de votre bonté; vous estimez trop mes ennemis pour les croire
capables d'inventer des mensonges , & de payer des pieds -plats pour les
divulguer : il est vrai que si vous n'êtes
pas trompé , ce n'est pas leur faute.
Je tremble que Milord Maréchal ne soit dans le
même cas, mais d'une manière bien plus cruelle, puisqu'il ne s'agit pas de
moins que de perdre l'amitié de celui de tous les hommes à qui je dois le plus,
& à qui je suis le plus attaché. Je ne sais ce qu'ont pu manoeuvrer auprès
de lui , le bon David & le fils du Jongleur, qui est à Berlin: mais Milord
Maréchal ne m'écrit plus, & m'a même annoncé qu'il cesseroit de m'écrire, sans
m'en dire aucune autre raison, [184] sinon qu'il étoit vieux, qu'il écrivoit
avec peine , qu'il avoit cessé d'écrire à ses parens , &c. Vous jugez si
mon coeur est la dupe de pareils prétextes. Mde. la Duchesse de Portland, avec
qui j'ai fait connoissance l'été dernier chez un voisin , m'a porté en même
temps le plus sensible coup, en me marquant que les nouvelles publiques
l'avoient dit à l’extrémité, & me demandant de ses nouvelles. Dans ma
frayeur, je me suis hâté d'écrire à M. Rougemont pour savoir ce qu'il en étoit.
Il m'a rassuré sur sa vie, en me marquant qu'en effet, il avoit été fort mal,
mais qu'il étoit beaucoup mieux. Qui me rassurera maintenant sur son coeur?
Depuis le 22 Novembre, date de sa dernière lettre, je lui ai écrit plusieurs
fois ; & sur quel ton ! Point de réponse. Pour comble , je ne sais quelle
contenance tenir vis - à - vis de Mde. de Portland , à qui je ne puis différer
plus long-temps de répondre , & à qui je ne veux pas dire ma peine.
Rendez-moi , je vous en conjure , le service essentiel d'écrire à Milord
Maréchal ; engagez-le à ne pas me juger sans m'entendre; à me dire au moins de
quoi je suis accusé. Voilà le plus cruel des malheurs de ma vie, & qui
terminera tous les autres.
J'oubliois de vous dire que M. le Duc de
Graston , premier Commissaire de la Trésorerie , ayant appris la vexation
exercée à la douane, au sujet de mes livres , a fait ordonner au Douanier de
rembourser cet argent à Becket qui l'avoit payé pour moi, & que dans le
billet par lequel il m'en a fait donner avis, il a ajouté un compliment
très-honnête de la part du Roi. Tout cela est fort honorable , mais ne [185]
console pas mon coeur de la peine secrète que vous savez. Je vous embrasse, mon
cher hôte, de tout mon coeur.
LETTRE A Milord Comte de HARCOURT.
Wootton le 5 Mars 1767.
Je ne suis pas surpris, Milord, de l'état où
vous avez trouvé mes estampes , je m'attendois à pis; mais il me paroît
cependant singulier qu'il ne s'en soit pas trouvé une seule de M. Watelet.
Quoique parmi beaucoup de gravures qu'il m'avoir données , il y en eut peu des
siennes, il y en avoit pourtant. La préférence qu'on leur a donnée fait honneur
à son burin. J'en avois un beaucoup plus grand nombre de M. l'Abbé de St. Non.
Si elles s'y trouvent, je ne voudrois pas non plus qu'elles fussent vendues ;
car quoique je n'aye pas l'honneur de le connoître personnellement, elles
étoient un cadeau de sa part. Si vous ne les aviez pas, Milord, & qu'elles
pusseut vous plaire, vous m'obligeriez beaucoup de vouloir les agréer. Le papier
que vous avez eu la bonté de m'envoyer, est de la main de Milord Maréchal ,
& me rappelle qu'il y a dans mon recueil un portrait de lui, sans nom ,
mais tête nue & très-ressemblant , que pour rien au monde je ne voudrois
perdre, & dont j'avois oublié de vous parler. C'est la seule estampe que je
veuille me réserver, & quand elle me laisseroit la fataisie d'avoir les
portraits des hommes qui lui
ressemblent, ce [186] goût ne seroit pas
ruineux. Je sens avec combien d'indiscrétion j'abuse de votre temps & de
vos bontés; mais quelque peine que vous donne la recherche de ce portrait, j'en
aurois une infiniment plus grande à m'en voir privé. Si vous parvenez à le
retrouver, je vous supplie , Milord , de vouloir bien l'envoyer à M. Davenport,
afin qu'il le joigne au premier envoi qu'il aura la bonté de me faire.
Comme, après tout, mon recueil étoit assez peu
de chose, que probablement il ne s'est pas accru dans les mains des douaniers
& des libraires, & que les retranchemens que j'y fais font du reste un
objet de très-peu de valeur, j'ai à me reprocher de vous avoir embarassé de ces
bagatelles ; mais pour vous dire la vérité, Milord , je ne cherchois qu'un
prétexte pour me prévaloir de vos offres, & vous montrer a confiance en vos
bontés.
J'oubliois de vous parler de la découpure de M.
Huber ; c’est effectivement M. de Voltaire en habit de théatre. Comme je ne
suis pas tout-à-fait aussi curieux d'avoir sa figure que celle de Milord
Maréchal, vous pouvez, Milord, votre choix, garder ou jeter ou donner ou brûler
ce chiffon ; pourvu qu'il ne me revienne pas ; c'est tout ce que je désire.
Agréez, Milord, je vous supplie , les assurances de mon respect.
[187] LETTRE
A Mr. D. P......u.
A Wootton le 22 Mars 1767.
Apostille d'une lettre de M. L. Dutens du 19,
confirmée par une lettre de M. Davenport de même date, en consequence d'un
message reçu la veille de M. le général Conwai.
“Je viens d'apprendre de M. Davenport la
nouvelle agréable que le roi vous avoit accordé une pension de cent livres
sterlings. La manière dont le roi vous donne cette marque de son estime, m'a
fait autant de plaisir que la chose même, & je vous félicite de tout mon
coeur , de ce que ce bienfait vous est conféré du plein gré de Sa Majesté &
du secrétaire d'état, sans que la moindre sollicitation y ait eu part.”
Le plus vrai plaisir que me faire cette
nouvelle , est celui que je sais qu'elle sera à mes amis; c'est pourquoi, mon
cher hôte, je me presse de vous la communiquer. Faites-la, par la même raison,
passer à mon ancien & respectable ami M. Roguin, & aussi, je vous en
prie, à mon ami M. d'Ivernois. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[188] LETTRE A Mr. D’IVERNOIS.
A Wootton le 6 Avril 1767.
J’ai reçu, mon bon ami, votre dernière lettre ,
& lu le mémoire que vous y avez joint. Ce mémoire est fait de main de
maître, & fondé sur d'excellens principes ; il m'inspire une grande estime
pour son auteur quel qu'il soit. Mais n'étant plus capable d'attention sérieuse
& de raisonnemens suivis , je n'ose prononcer sur la balance des avantages
respectifs; & sur la solidité de l'ouvrage qui en résultera. Ce que je
crois voir bien clairement, c'est qu'il vous offre, dans votre position ,
l'accommodement le meilleur & le plus honorable que vous puissiez espérer.
Je voudrois , tant ma passion de vous savoir pacifiés est vive , donner la
moitié de mon sang pour apprendre que cet accord a reçu sa sanction. Peut-être
ne seroit-il pas à désirer que j'en fusse l'arbitre, je craindrois que l'amour
de la paix ne fût plus fort dans mon coeur que celui de la liberté. Mes bons
amis, sentez -vous bien qu’elle gloire ce seroit pour vous de part &
d'autre , que ce saint & sincère accord fût votre propre ouvrage, sans
aucun concours étranger ! Au reste n'attendez rien ni de l'Angleterre ni de
personne que de vous seuls ; vos ressources sont toutes dans vôtre prudence
& dans votre courage; elles sont grandes, grâces au ciel.
J'ai prié M. D..... de vous donner avis que le
roi m'avoit [189] gratifié d'une pension. Si jamais nous nous revoyons je vous
en dirai d'avantage; mais mon coeur qui désire ardemment ce bonheur, ne me le
promet plus. Je suis trop malheureux en toute chose , pour espérer plus aucun
vrai plaisir en cette vie. Adieu, mon ami , adieu mes amis. Si votre liberté
est exposée , vous avez du moins l'avantage & la gloire de pouvoir la
défendre & la réclamer ouvertement. Je connois des gens plus à plaindre que
vous. Je vous embrasse.
LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU.
A Wootton le 8 Avril 1767.
Je différois, Monsieur, de vous répondre , dans
l'espoir de m'entretenir avec vous plus à mon aise, quand je serois délivré de
certaines distractions assez graves; mais les découvertes que je fais
journellement sur ma véritable situation les augmentent, & ne me laisse
plus guère espérer de les finir ; ainsi quelque douce que me fût votre
correspondance , il y faut renoncer au moins pour un temps, à moins d'une mise
aussi inégale dans la quantité que dans la valeur. Pour éclaircir un problême
singulier qui m'occupe dans ce prétendu pays de liberté , je vais tenter, &
bien à contre coeur, un voyage de Londres. Si, contre mon attente , je
l'exécute sans obstacle & sans accident, je vous écrirai de-là plus au
long.
[190] Vous admirez Richardson ? Monsieur le
marquis , combien vous l'admireriez davantage, si comme moi, vous étiez à
porrtée de comparer les tableaux de ce grand peintre à la nature, de voir
combien ses situations, qui paroissent romanesques, sont naturelles , combien
ses portraits, qui paroissent chargés , sont vrais. Si je m'en rapportois
uniquement à mes observations, je croirois même qu'il n'y a de vrais que
ceux-là ; car les capitaines Tomlinson me pleuvent , & je n'ai pas apperçu
jusqu'ici vestige d'aucun Belfort. Mais j'ai vu si peu de monde, & l'isle
est si grande, que cela prouve seulement que je suis malheureux.
Adieu , Monsieur ; je ne verrai jamais le
château de Brie, & , ce qui m'afflige encore davantage , selon toute apparence,
je ne serai jamais à portée d'en voir le seigneur ; mais je l'honorerai &
chérirai toute ma vie, je me souviendrai toujours que c'est au plus fort de mes
misères que son noble coeur m'a sait des avances d'amitié , & la mienne,
qui n'a rien de méprisable , lui est acquise jusqu'à mon dernier soupir.
[191] LETTRE A Milord Comte de HARCOURT.
A Wootton le 11 Avril 1767.
Je ne puis, Milord, que vous réitérer mes
très-humbles excuses & remercîmens de toutes les peines que vous avez bien
voulu prendre en ma faveur. Je vous suis très-obligé de m'avoir conservé le
portrait du roi. Je 'le reverrai souvent avec grand plaisir, & je me livre
envers S. M. à toute la plénitude de ma reconnoissance ; très-assuré qu'en
faisant le bien, elle n'a point d'autre vue que de bien faire. Puisque vous
savez au juste à quoi monte le produit des estampes dont M. Ramsay avoir eu
l'honnêteté de me faire cadeau, vous pouvez y borner la distribution que vous
voulez bien avoir la bonté de faire aux pauvres , & remettre le surplus à
M. Davenport qui veut bien se charger de me l'apporter. J'aspire, Milord , au
moment d'aller vous rendre mes actions de grâce & mes devoirs, en personne,
& il ne tiendra pas à moi que ce ne soit avant votre départ de Londres.
Recevez en attendant, je vous supplie, Milord, mes très-humbles salutations
& mon respect.
P. S. Je ne vous parle point de ma santé, parce
qu'elle n'est pas meilleure, & que ce n'est pas la peine d'en parler pour
n'avoir que les mêmes choses à dire. Celle de Mlle. le Vasseur, à laquelle vous
avez la bonté de vous intéresser, est très-mauvaise , & il n'est pas bien
étonnant qu'elle empire de jour en jour.
[192] LETTRE A Mr. GRANVILLE.
Février 1767.
J'étois, Monsieur , extrêmement inquiet de
votre départ mercredi au soir, niais je me rassurai le jeudi matin, le jugeant
absolument impraticable ; j'étois bien éloigné de penser même que vous le
voulussiez essayer. De grâce ne faites plus de pareils essais , jusqu'à ce que
le temps soit bien remis & le chemin bien battu. Que la neige qui vous
retient à Calwich ne laisse-t-elle une gallerie jusqu'à Wootton, j'en serois
souvent la mienne ; mais dans l'état où est maintenant cette route, je vous
conjure de ne la pas tenter, ou je vous proteste que le lendemain du jour où
vous viendrez ici , vous me verrez chez vous quelque temps qu'il fasse. Quelque
plaisir que j'aye à vous voir, je ne
veux pas le prendre au risque de votre santé.
Je suis très-sensible à votre bon souvenir, je
ne vous dis rien de vos envois , seulement comme les liqueurs ne sont point à
mon usage , & que je n'en bois jamais, vous permettrez que je vous renvoie
les deux bouteilles, afin qu'elles
ne soient pas perdues. J'enverrois chercher du
mouton s'il n'y avoit tant de viande à mon garde - manger, que je ne sais plus
où la mettre. Bonjour , Monsieur , vous parlez toujours d'un pardon dont vous
avez plus besoin que d'envie, puisque vous ne vous corrigez point. Comptez
moins sur [193] mon indulgence , mais comptez toujours sur mon plus sincère
attachement.
LETTRE AU MÊME.
28 Février 1767.
Que fait mon bon & aimable voisin ? Comment
se porte-t - il ? J'ai appris avec grand plaisir son heureuse arrivée à Bath,
malgré les temps affreux qui ont dû traverser son voyage : mais maintenant
comment s'y trouve-t-il ? La santé, les eaux , les amusememens ; comment va
tout cela ? Vous savez , Monsieur, que rien de ce qui vous touche ne peut
m'être indifférent ; l'attachement que je vous ai voué s'est formé de liens qui
sont votre ouvrage; vous vous êtes acquis trop de droits sur moi pour ne m'en
avoir pas un peu donné sur vous ; & il n'est pas juste que j'ignore ce qui
m'intéresse si véritablement. Je devrois aussi vous parler de moi, parce qu'il
faut vous rendre compte de votre bien ; mais je ne vous dirois toujours que les
mêmes choses. Paisible, oisif, souffrant, prenant patience, pestant quelquefois
contre le mauvais temps qui m'empêche d'aller autour des rochers furetant des
mousses , & contre l'hiver qui retient Calwich désert si long-temps.
Amurez-vous, Monsieur , je le désire , mais pas assez pour reculer le temps de
votre retour, car ce seroit vous amuser à mes dépends. Mlle. le Vasseur vous
[194] demande la permission de vous rendre ici ses devoirs , & nous vous
supplions l'un & l'autre d'agréer nos très-humbles salutations.
LETTRE AU MÊME.
De France le 1 Août 1767.
Si j'avois eu, Monsieur , l'honneur de vous
écrire autant de fois que je l'ai résolu, vous auriez été accablé de mes
lettres ; mais les tracas d'une vie ambulante , & ceux d'une multitude de
survenans ont absorbé tout mon temps , jusqu'à ce que je sois parvenu à obtenir
un asile un peu plus tranquille. Quelque agréable qu'il soit, j'y sens souvent,
Monsieur , la privation de votre voisinage & de votre société , & j'en
remplis souvent, la solitude , du souvenir de vos bontés pour moi. Peu s'en est
fallu que je ne sois retourné jouir de tout cela chez mon ancien & aimable
hôte ; mais la manière dont vos papiers publics ont parlé de ma retraite , m'a
déterminé à la faire entière , & à exécuter un projet dont vous avez été le
premier confident. Je vous disois alors , qu'en quelque lieu que je fusse, je
ne vous oublierois jamais; j'ajoute maintenant qu'à ce souvenir si bien dû se
joindra toute ma vie le regret de l'entretenir de si loin.
Permettez du moins que ce regret sois tempéré
par le plaisir de vous demander & d'apprendre quelquefois de vos nouvelles,
[195] & à réitérer de temps en temps les assurances de ma reconnoissance
& de mon respect.
LETTRE A Mr.
D. P...... u.
A Calais le 22 Mai 1767.
J'arrive ici transporté de joie d'avoir la
communication r'ouverte & sûre avec mon cher hôte , & de n'avoir plus
l'espace des mers entre nous. Je pars demain pour Amiens où j'attendrai de vos
nouvelles , sous le couvert de
M* * *. Je ne vous en dirai pas davantage
aujourd'hui ; mais je n'ai pas voulu tarder à rompre , aussitôt qu'il m'étoit
possible , le silence forcé que je garde avec vous depuis si long - temps.
LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU.
A Amiens le 2 Juin 1767.
J'ai différé, Monsieur, de vous écrire jusqu'à
ce que je pusse vous marquer le jour de mon départ & le lieu de mon
arrivée. Je compte partir demain & arriver après demain au soir à St.
Denis, où je séjournerai le lendemain vendredi pour y attendre de vos
nouvelles. Je logerai aux trois Maillets. [196] Comme on trouve des fiacres à
St. Denis ; sans prendre la peine d'y venir vous-même, il suffit que vous ayez la
bonté d’envoyer un domestique qui nous conduite dans l'asile hospitalier que
vous voulez bien me destiner. Il m'a été impossible de rester inconnu comme je
l’avois désiré , & je crains bien que mon nom ne me suive à la piste. A
tout événement, quelque nom que me donnent les autres, je prendrai celui de M. Jaques,
& c'est sous ce nom que vous pourrez me faire demander aux trois-Maillets.
Rien n'égale le plaisir avec lequel je vais habiter votre maison , si ce n'est
le tendre empressement que j'ai d'en embrasser le vertueux maître.
LETTRE A Mr.
D. P.....u.
Le 5 Juin 1767.
Je n'ai pu, mon cher hôte, attendre comme je
l’avois compté , de vos nouvelles à Amiens. Les honneurs publics qu'on a voulu
m'y rendre, & mon séjour en cette ville devenu trop bruyant, par les
empressemens des citoyens & des militaires , m'a forcé de m'en éloigner au
bout de huit jours. Je suis maintenant chez le digne ami des hommes, où, après
une si longue interruption, j'attends enfin quelque mot de vous. Mon intention
est de ne rien épargner pour avoir avec vous une entrevue, dont mon coeur a le
plus grand besoin, & si vous pouvez venir jusqu'à Dijon, je [197] partirai
pour m'y rendre à la réception de votre réponse , pleurant d'attendrissement
& de joie, au seul espoir de vous embrasser. Je ne vous en dirai pas ici
davantage. Ecrivez-moi sous le couvert de M. le Marquis de Mirabea , à
Paris. Votre lettre me parviendra. Je vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU
A Fleury,*[*Maison de campagne de M. le Marquis
de Mirabeau.] ce vendredi à midi 5 Juin 1767.
Il faut , Monsieur, jouir de vos bontés, &
de vos soins , & ne vous remercier plus de rien. L'air, la maison , le
jardin, le parc, tout est admirable , & je me suis dépêché de m'emparer de
tout par la possession , c'est-à-dire , par la jouissance. J'ai parcouru tous
les environs, & au retour j'ai trouvé M. Garçon qui m'a tiré de peine sur
votre retour d'hier , & m'a donné l'espoir de vous voir demain. Je ne veux
point me laisser donner d'inquiétudes. Mais quelque
agréable & douce que me soit l'habitation
de votre maison , mon intention est toujours de les prévenir. Mille
très-humbles salutations & respects de Mlle, le Vasseur.
[198] LETTRE AU MÊME .
Ce mardi 9 Juin 1767.
Votre présence, Monsieur, votre noble
hospitalité, vos bontés de toute espèce, ont mis le comble aux sentimens que
m'avoient inspiré vos écrits & vos lettres. Je vous suis attaché par tous
les liens qui peuvent rendre un homme respectable & cher à un autre ; mais
je suis venu d'Angleterre avec une résolution qu'il ne m'est pas même permis de
changer , puisque je ne saurois devenir votre hôte à demeure , sans contracter
des obligations qu'il n'est pas en mon pouvoir ni même en ma volonté de remplir
, & pour répondre une fois pour toutes à un mot que vous m'avez dit en
passant , je vous répète & vous déclare que jamais je ne reprendrai la
plume pour le public , sur quelque sujet que ce puisse être , que je ne serai
ni ne laisserai rien imprimer de moi avant ma mort , même de ce qui reste
encore en manuscrit , que je ne puis ni ne veux rien lire désormais de ce qui
pourroit réveiller mes idées éteintes, pas même vos propres écrits ; que dès à
présent je suis mort à toute littérature, sur quelque sujet que ce puisse être
, & que jamais rien ne me sera changer de résolution sur ce point. Je suis
assurément pénétré pour vous de reconnoissance , mais non pas jusqu'à vouloir
ni pouvoir me tirer de mon anéantissement mental. N'attendez rien de moi, à
moins que , pour mes péchés, je ne [199] devienne empereur ou roi, encore ce
que je serai dans ce cas sera-t-il moins pour vous que pour mes peuples ,
puisqu'en pareil cas, quand je ne vous devrois rien, je ne le serois pas moins.
En outre , quoique vous puissiez faire ; au
Bignon , je serois chez vous , & je ne puis être à mon aise que chez moi ;
je serois dans le ressort du parlement de Paris, qui par raison de convenance
peut au moment qu'on y pensera le moins , faire une excursion nouvelle in anima
vili ; je ne veux pas le laisser exposé à la tentation.
J'irois pourtant voir votre terre avec grand
plaisir si cela ne faisoit pas un détour inutile, & si je ne craignois un
peu, quand j'y serois, d'avoir la tentation d'y rester. Là-dessus toutefois
votre volonté soit faite; je ne résisterai jamais au bien que vous, voudrez me
faire , quand je le sentirai conforme à mon bien réel ou de fantaisie ; car
pour moi c'est tout un. Ce que je crains n'est pas de vous être obligé , mais de
vous être inutile.
Je suis très-surpris & très-en peine de ne
recevoir aucune nouvelle d'Angleterre, & surtout de Suisse dont j'en
attends avec inquiétude. Ce retard me met dans le cas de faire à vous & à
moi le plaisir de rester ici jusqu'a-ce que j'en aie reçu , & par
conséquent celui de vous y embrasser quelquefois encore , sachant que les
oeuvres de miséricorde plaisent à votre coeur. Je remets donc à ces doux momens
ce qu'il me reste à vous dire, & surtout à vous remercier du bien que vous m'avez
procuré dimanche au soir , & que par la manière dont je l'ai senti je
mérite d'avoir encore. Vale , et me ama.
[200] LETTRE AU MÊME.
Ce vendredi 19 Juin 1767.
Je lirai votre livre, puisque vous le voulez :
ensuite j'aurai à vous remercier de l'avoir la; mais il ne résultera rien de
plus de cette lecture que la confirmation des sentimens que vous m'avez
inspirés & de mon admiration pour votre grand & profond génie, ce que
je me permets de vous dire en passant & seulement une fois. Je ne vous
réponds pas même de vous suivre toujours, parce qu'il m'a toujours été pénible
de penser, fatiguant de suivre les pensées des autres , & qu'à présent je
ne le puis plus du tout. Je ne vous remercie point , mais je sors de votre
maison fier d'y avoir été admis, & plus désireux que jamais de conserver
les bontés & l'amitié du maître. Du reste quelque mal que vous pensiez de
la sensibilité prise pour toute nourriture, c'est l'unique qui m'est restée, je
ne vis plus que par le coeur. Je veux vous aimer autant que je vous respecte.
C'est beaucoup , mais voilà tout , n'attendez jamais de moi rien de plus.
J'emporterai si je puis votre livre de plantes; s'il m'embarasse trop, je le
laisserai dans l'espoir de revenir quelque jour le lire plus à mon aise. Adieu
, mon cher & respectable hôte, je pars
plein de vous, & content de moi, puisque
j'emporte votre estime & votre amitié.
[201] LETTRE AU MÊME.
A Trie-le-Château le 24 Juin 1767.
J'espérois, Monsieur, vous rendre compte un peu
en détail de ce qui regarde mon arrivée & mon habitation ; mais une douleur
fort vive qui me tient depuis hier à la jointure du poignet, me donne à tenir
la plume une difficulté qui force d'abréger. Le château est vieux, le pays est
agréable, & j'y suis dans un hospice qui ne me laisseroit rien à regretter
, si je ne sortois pas de Fleury. J'ai apporté votre livre de plantes dont
j'aurai grand soin ; j'ai apporté votre philosophie rurale que j'ai essayé de
lire & de suivre sans pouvoir en venir à bout; j'y reviendrai toutefois. Je
réponds de la bonne volonté , mais non pas du succés. J'ai aussi apporté la
clef du parc; j'étois en train d'emporter toute la maison. Je vous renverrai
cette clef par la première occasion. Je vous prie de me garder le secret sur
mon asile. M. le de Conti le désire ainsi, & je m'y suis engagé . Le nom de
Jaques ne lui ayant pas plu , j'y ai substitué celui que je signe ici, &
sous lequel j'espère, Monsieur, recevoir de vos nouvelles à l'adresse suivante.
Agréez, Monsieur, mes salutations très-humbles. Je vous révère & vous
embrasse de tout mon coeur.
[202] LETTRE AU MÊME.
A Trie le 12 Août 1767.
Je suis affligé, Monsieur , que vous me mettiez
dans le cas d'avoir un refus à vous faire, mais ce que vous me demandez est
contraire à ma plus inébranlable résolution , même à mes engagemens, & vous
pouvez être assuré que de ma vie une ligne de moi ne sera imprimée de mon aveu.
Pour ôter même une fois pour toutes les sujets de tentation , je vous déclare
que dès ce moment, je renonce pour jamais à toute autre lecture que des livres
de plantes, & même à celle des articles de vos lettres qui pourroient
réveiller en moi des idées que je veux & dois étouffer. Après cette
déclaration, Monsieur, si vous revenez à la charge, ne vous offensez pas que ce
soit inutilement.
Vous voulez que je vous rende compte de la manière dont je suis ici. Non, mon
respectable ami, je ne déchirerai pas votre noble coeur par un semblable récit.
Les traitemens que j'éprouve en ce pays de la part de tous les habitans sans
exception , & dès l'instant de mon arrivée , sont trop contraires à
l'esprit de la nation , & aux intentions du grand Prince qui m'a donné cet
hospice, pour que je les puisse imputer qu'à un esprit de vertige dont je ne
veux pas même rechercher la cause. Puissent-ils rester ignorés de toute la
terre, & puissai-je parvenir moi-même à les regarder comme non avenus!
[203] Je fais des voeux pour l'heureux voyage
de ma bonne & & belle compatriote que je crois déjà partie. Je suis
bien fier que Mde. la Comtesse ait daigné se rappeler un homme qui n'a eu qu'un
moment l'honneur de paroître à ses yeux, & dont les abords ne sont pas
brillans. Elle auroit trop à faire s'il falloit qu'elle gardât un peu des
souvenirs qu’elle laisse à quiconque a eu le bonheur de la voir. Recevez mes
plus tendres embrassemens.
LETTRE AU MÊME.
Ce 22 Août 1767.
Je vous dois bien des remercîmens, Monsieur ,
pour votre dernière lettre , & je vous les fais de tout mon coeur. Elle m'a
tiré d'une grande peine; car vous étant aussi sincèrement attaché que je le
suis, je ne pouvois rester un moment tranquille dans la crainte de vous avoir
déplu. Grâce à vos bontés, me voilà tranquillisé sur ce point; vous me trouvez
grognon ; passe pour cela : je réponds du moins que vous ne me trouverez jamais
ingrat : mais n'exigez rien de ma déférence & de mon amitié contre la
clause que j’ai le plus expressément stipulée , car je vous confirme pour la
dernière fois que ce seroit inutilement.
J'ai tort de n'avoir rien mis pour M. l'Abbé ;
mais ce tort n'est qu'extérieur & apparent , je vous jure. Il me semble
[204] que les hommes de son ordre doivent deviner l'impression qu'ils sont sans
qu'on la leur témoigne. La raison même qui m'empêchoit de répondre à sa
politesse, est obligeante pour lui, puisque c'étoit la crainte d'être entraîné
dans des discussions que je me suis interdites , & où j'avois peur de
n'être pas le plus fort. Je vous dirai tout franchement que j'ai parcouru chez
vous quelques pages de son ouvrage que vous aviez négligemment laissé sur le
bureau de M. Garçon, & que sentant que je mordois un peu à l'hameçon , je
me suis dépêché de fermer le livre avant que j'y fusse tout-à-fait pris. Or
prêchez & patrocinez tout à votre aise. Je vous promets que je ne rouvrirai
de mes jours, ni celui-là, ni les vôtres , ni aucun autre de pareil acabit :
hors l'Astrée , je ne veux plus que des livres qui m'ennuyent, ou qui ne
parlent que de mon soin.
Je crains bien que vous n'avez deviné trop
juste sur la source de ce qui se passe ici , & dont vous ne sauriez même
avoir l'idée : mais tout cela n'étant point dans l'ordre naturel des choses, ne
fournit point de conséquence contre le séjour de la campagne, & ne m'en
rebute assurément pas. Ce qu'il faut fuir n'est pas la campagne , mais les
maisons des grands & des princes qui ne sont point les maîtres chez eux,
& ne savent rien de ce qui s'y fait. Mon malheur est premièrement d'habiter
dans un château & non pas sous un toît de chaume; chez autrui & non pas
chez moi, & sur-tout d'avoir un hôte si élevé, qu'entre lui & moi il
faut nécessairement des intermédiaires. Je sens bien qu'il faut me détacher de
l'espoir d'un sort tranquille , & d'une vie rustique: [205] mais je ne puis
m'empêcher de soupirer en y songeant. Aimez-moi, & plaignez-moi. Ah !
pourquoi faut-il que j’aye fait des livres , j'étois si peu fait pour ce triste
métier! J’ai le coeur serré ; je finis, & vous embrasse.
LETTRE A Mr.
D. P......u.
27 Septembre 1767.
Vous pouvez , mon cher hôte, juger du plaisir
que m'a fait votre dernière lettre , par l'inquiétude que vous avez trouvé dans
ma précédente , & que vous blâmez avec raison. Mais considérez qu'après
tant de longues agitations si propres à troubler ma tête , au lieu du repos
dont j'avois besoin pour la raffermir , je me trouve ici submergé dans des mers
d’indignités & d'iniquités, au moment même où tout paroissoit concourir à
rendre ma retraite honorable & paisible. Cher ami , si avec un coeur
malheureusement trop sensible, & si cruellement & si continuellement
navré, il reste dans ma tête encore quelques fibres saines, il faut que
naturellement le tout ne fut pas trop mal conformé. Le seul remède efficace
encore, & dont j'ose espérer tout, est l'emplâtre du coeur d'un ami pressé
sur le mien. Venez donc, je n'ai que vous seul , vous le l'avez ; c'est bien
assez ; je n’en regrette qu'un; je n'en veux plus d'autre. Vous serez désormais
tout le genre humain pour moi. Venez verser sur mes [206] blessures enflammées
le beaume de l'amitié & de la raison. L'attente de cet élixir salutaire en
anticipe déjà l'effet.
Ce que vous me marquez de Neuchâtel n'est pas
un spécifique bon pour mon état; je crois que vous le sentez suffisamment. Et
malheureusement mes devoirs sont toujours si cruels, ma position est toujours
si dure , que j'ose à peine livrer mon coeur à ses voeux secrets, entre le
prince qui m'a donné asile, & les peuples qui m'ont persécuté.
M. le prince de Conti n'est point encore venu,
j'ignore quand il viendra; on l'attendoit hier : je ne sais ce qu'il sera; mais
je lis dans la contenance des complotteurs, qu'ils craignent peu son arrivée,
que leur partie est bien liée , & qu'ils sont sûrs, malgré leur maître, de
parvenir à me chasser d'ici. Nous verrons ce qu'il en sera. Je crois que c'est
le cas de faire pouf. Ils ne s'y attendent pas.
Le parti que vous prenez de ne sortir du lit
que parfaitement rétabli, est très-sage ; mais il ne faut pas sauter trop
brusquement de vos rideaux dans la rue , cela seroit dangereux. Faites mettre
des nattes dans votre chambre au défaut de tapis de pied. Donnez-vous tout le
temps de vous bien rétablir, avant de songer à venir; & en attendant
arrangez tellement vos affaires ; que vous n'ayez à partir d'ici , que quand
vous vous y ennuyerez. Faites ensorte de vous laisser maître de tout votre
temps ; je ne puis trop vous recommander cette précaution. J'aime mieux vous
avoir plus tard, & vous garder plus long-temps. Enfin je vous conjure
derechef, avec instance de pourvoir si bien d'avance à toute chose, que rien ne
puisse vous faire partir d'ici que votre volonté.
[207] Nous avons ici des échecs ; ainsi n'en
apportez pas. Mais si vous voulez apporter quelques volans, vous serez bien,
car les miens sont gâtés, ou ne valent rien. Je suis bien aise que vous vous
renforciez assez aux échecs pour me donner du plaisir à vous battre. Voilà tout
ce que vous pouvez espérer. Car , à moins que vous ne receviez avantage , mon
pauvre ami , vous serez battu ; & toujours battu. Je me souviens qu'ayant
l'honneur de jouer, il y a six ou sept ans, avec M. le prince de Conti, je lui
gagnai trois parties de suite , tandis que tout son cortége me faisoit des
grimaces de possédés. En quittant le jeu , je lui dis gravement: Monseigneur,
je respecte trop votre Altesse pour ne pas toujours gagner. Mon ami , vous
serez battu, & bien battu. Je ne serois pas même fâché que cela vous
dégoûtât des échecs, car je n'aime pas que vous preniez du goût pour des
amusemens si fatigans & si sédentaires.
A propos de cela, parlons de votre régime. Il
est bon pour un convalescent , mais très-mauvais à prendre à votre âge , pour
quelqu'un qui doit agir & marcher beaucoup. Ce régime vous affoiblira,
& vous ôtera le goût de l'exercice. Ne vous jetez point comme cela , je
vous conjure , dans les extrêmes systématiques ; ce n'est pas ainsi que la
nature se mène : croyez-moi, prenez - moi pour le médecin de votre corps, comme
je vous prends pour le médecin de mon aine : nous nous en trouverons bien tous
deux. Je vous préviens même qu'il me seroit impossible de vous tenir ici aux
légumes , attendu qu'il y a ici un grand potager d'où je ne saurois avoir un
poil d'herbe, parce que son Altesse a ordonné [208] à son jardinier de me
fournir de tout. Voilà, mon ami; comment les princes , si puissans & si
craints où ils ne sont pas, sont obéis & craints dans leur maison. Vous
aurez ici d'excellent boeuf, d'excellent potage , d'excellent gibier. Vous
mangerez peu; je me charge de votre régime, & je vous promets, qu'en partant
d'ici vous serez gras comme un moine , & sain comme une bête : car ce n'est
pas votre estomac, mais votre cervelle que je veux mettre au régime frugivore.
Je vous serai brouter avec moi de mon soin. Ainsi soit-il. Bonjour.
Mille choses de ma part à M. De Luze. Hélas,
avec qui nous nous sommes vus! Dans quel moment nous nous sommes quittés ! Ne
nous reverrons-nous point?
LETTRE AU MÊME.
9 Octobre 1767.
Je vous écris un mot à la hâte pour vous dire
que le patron de la case est venu ici mardi seul, & n'a point chassé. De
sorte que j'ai profité de tous les momens que ce grand Prince, & pour plus
dire , que ce digne homme a passés ici. Il me les a donnés tous ; vous
connoissez mon coeur , jugez-comment j'ai senti cette grâce. Hélas que ne
peut-il voir le mal & en couper la source ! Mais il ne me relie qu'à me
résigner; & c'est ce que je fais aussi pleinement qu'il se peut.
[209] Cher hôte, venez ; nous aurons des
légumes ; non pas de son jardin car il n'en est pas le maître. Mais un bon
homme qu'on trompoit, s'est détaché de la ligue; & je compte m'arranger
avec lui pour mes fournitures, que je n’ai pu faire jusqu'ici , ni sans payer ,
ni en payant. Mardi, soupant avec son Altesse, je mangeai du fruit pour la
seule fois depuis deux mois ; je le lui dis tout bonnement. Le lendemain il
m'envoya le bassin qu'on lui avoit servi la veille , & qui me fit grand
plaisir : car il faut vous dire que je suis ici environné de jardins &
d'arbres, comme Tantale au milieu des eaux. Mon état à tous égards ne peut se
représenter. Mais venez; il changera, du moins tandis que vous serez avec moi.
Votre précaution d'aller par degrés est
excellente. Continuez de même , & ne vous pressez point. Mais je vous
conjure de si bien faire, que vous vous pressiez encore moins de partir d'ici,
quand vous y serez. Vous faites très-bien de porter à vos pieds, vos nattes
& vos tapis de pied. La façon dont vous me proposez cette terrible énigme ,
m’a fait mourir de rire. Je suis l'Oedipe qui sera l'effort de la deviner :
c'est que vous avez des pantouffles de laine garnies de paille. Si vos attaques
d'échecs sont de la force de énigmes, je n'ai qu'à me bien tenir. Bonjour.
Les oreilles ont dû vous tinter pendant que Son
Altesse étoit ici. Bonjour derechef; je ne croyois écrire qu'un mot, & je
ne saurois finir.
[210] LETTRE AU MÊME.
Samedi Octobre 1767.
J'ai , mon cher hôte, votre lettre du 13, &
j'y vois avec la plus grande joie , que vos forces revenues graduellement ,
& par-là plus solidement , vous mettent en état de faire à Paris le grand
garçon ; mais je voudrois bien que vous n'y fissiez pas trop l'homme, & que
vous vinssiez ici affermir votre virilité , de peur d'être tenté de l'exercer
où vous êtes. Vous me paroissez en train d'abuser un peu de la permission que
je vous ai donnée d'y prolonger votre séjour. Ecoutez; j'ai bien mesuré cette
permission sur les besoins de votre santé , mais non pas sur ceux de vos
plaisirs, & je ne me sens pas assez désintéressé sur ce point , pour
consentir que vous vous amusiez à mes dépends. Ne venez pas , après vous être
solacié à Paris tout à votre aise , me dire ici que vous êtes pressé de partir
, que vos affaires vous talonnent , &c. Je vous avertis qu'un tel langage
ne prendroit pas du tout , que sur ce point je n'entendrois pas raillerie,
& que j'ai tout au moins le droit d'exiger que vous ne soyez pas plus
pressé de partir d'ici , que vous ne l'avez été d'y venir, Pensez à cela
très-sérieusement, je vous prie, & faites surtout les choses d'assez bonne
grâce , pour mériter que je vous pardonne les huit jours dont vous avez eu le
front de me parler.[211] Au premier moment où vous vous déplairez ici, partez-en
, rien n'est plus juste ; mais arrangez-vous de telle sorte, qu'il n'y ait que
l'ennui qui vous en puisse chasser. J'ai dit.
Je ne suis pas absolument fâché des petits
tracas qu’a pu vous donner la recherche des livres de botanique. Promenades ,
diversions, distractions , sont choses bonnes pou la convalescence ; mais il ne
faut pas vous inquiéter du peu de succès de vos recherches ; j'en étois déjà
presque sûr d'avance, & c'étoit en prévoyant qu'on trouveroit peu de livres
de botanique à Paris, que j'en notois un grand nombre pour mettre au hasard la
rencontre de quelqu'un. Il est étonnant à quel point de crasse ignorance &
de barbarie, on reste en France, sur cette belle & ravissante étude , que
l'illustre Linnæus a mise à la mode dans tout le reste de l'Europe. Tandis
qu'en Allemagne , & en Angleterre , les princes & les grands sont leurs
délices de l'étude des plantes, on la regarde encore ici comme une étude
d'apothicaire; & vous ne sauriez croire quel profond mépris on a conçu pour
moi, dans ce pays, en me voyant herboriser. Ce superbe tapis dont la terre est
couverte , ne montre à leurs yeux que lavemens & qu'emplâtres, & ils
croient que je passe ma vie à faire des purgations. Quelle surprise pour eux,
s'ils avoient vu Mde. la Duchesse de Portland, dont j'ai l'honneur d'être
l'herboriste, grimper sur des rochers où j'avois peine à la suivre, pour aller
chercher le Chamaedrys frustescens & la saxifraga Alpina ! Or , pour
revenir, il n'y a donc rien de surprenant que vous ne trouviez pas à Paris des
livres de [212] plantes , & je prendrai le parti de faire venir d'ailleurs
ceux dont j'aurai besoin.
Si M. De Luze n'en pas encore parti , comme je
l'espère, je vous prie de lui dire mille bonnes choses pour moi, & de l'en
charger d'autant pour Mde. De Luze. J'ose à peine vous parler de la bonne Maman
, sentant bien qu'en cette occasion, ses voeux sont très-opposés aux miens;
mais en vérité , c'est presque la seule où je ne lui fisse pas, & même avec
plaisir, le sacrifice de ma propre satisfaction.
Voilà l'heure de la poste qui presse ; le
domestique attend & m'importune. Il faut finir, en vous embrassant.
LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU.
Ce 12 Décembre 1767.
Je consens de tout mon coeur, mon illustre ami,
que vous fassiez imprimer, avec les précautions dont vous parlez, la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire , & je vous remercie de l'honnêteté
avec laquelle vous voulez bien me demander mon consentement pour cela.
Vous voilà donc embarqué tout de bon dans les
guerres littéraires. Que j'en suis affligé , & que je vous plains ! Sans
prendre la liberté de vous dire là-dessus rien de mon chef, j'oserai vous
transcrire ici deux vers de Tasse que je me rappelle & auxquels je
n'ajouterai rien.
[213] Giunta
è tua gloria al sommo , e per innanzi
Fugir le dubbie guerre a te convienne.
Je vous honore & vous embrasse, Monsieur,
de tout mon coeur.
LETTRE A Mr.
D. P......u.
Ce 6 Janvier 1763.
J'étois, mon cher hôte , dans un tel souci sur
votre voyage que , tant pour retirer le paquet ci-joint, que je savois être au
bureau, que dans l'attente de votre lettre , la poste étant arrivée hier plus
tard qu'à l'ordinaire, j'envoyai trois fois de suite à Gisors. Enfin je la
reçois cette lettre si impatiemment attendue, & après l'avoir déchirée pour
l'ouvrir plus vîte, au lieu du détail que j'y cherchois, j'y vois pour début
celui du départ de mes lettres. Mon Dieu, qu'en le lisant vous me paroissiez
haïssable ! Ma foi, si c'est-là de la politesse, je la donne au diable de bien
bon coeur.
Enfin vous voilà heureusement arrivé, malgré ce
premier accident dont l'histoire m'eut fait trembler, si votre lettre n'eut été
datée de Paris. Convenez qu'en ce moment-là, vous dûtes sentir qu'il n'est pas
inutile à un convalescent d’avoir avec soi un ami en route, & qu'au fond du
coeur vous m’avez su gré de ma tricherie. Voilà les seules que je sais faire,
mais je ne m'en corrigerai pas.
[214] Je suis très-charmé que vous soyez
content de vos petits repas tête-à-tête , & je désire extrêmement que vous
preniez l'habitude de dîner en ville le moins qu'il se pourra ; d'autant plus
que le froid terrible qu'il fait, & dont l'influence m'est bien cruelle ,
la neige abondante par laquelle il se terminera probablement , doivent vous
empêcher de songer à votre départ jusqu'à ce que le temps s'adoucisse, &
que les chemins deviennent praticables. Quoique je vous avoue bien que votre
long séjour à Paris ne me laisseroit pas sans inquiétude, si vous n'aviez avec
vous un bon surveillant qui , j'espère ne s'embarrassera pas plus que moi de
vous déplaire pour vous conserver. Je me tranquillise donc, & je
tranquillise de mon mieux ma pauvre soeur, non moins inquiète que moi ,
espérant que dans ce temps rigoureux, vous veillerez attentivement l'un sur
l'autre, ensorte que vous vous rendiez tous deux à vos Pénates sains &
saufs. Ainsi soit-il. Cette bonne fille est transportée de joie de votre
heureuse arrivée ; & je vois avec grand plaisir qu'elle cède à cette pente
si naturelle, & si honorable au coeur humain, de s'attacher aux gens avec
plus de tendresse , par les soins qu'on leur a rend. Quant à ce que vous,
ajoutez qu'elle s'est fait gronder plus d'une fois par ton frère, à cause des
soins , des attentions & des complaisances qu'elle avoit pour vous, cela me
paroît si plaisant que n'étant pas aussi gaillard que vous, je n'y trouve rien
à répondre.
Vous avez raison de croire que les détails de
vos déjeûnés & dînés me sont grand plaisir ; ajoutez même , & grand
bien; car ils me rendent l'appétit que le froid excessif m'ôte.
[215]Voici, mon cher hôte, une réponse de Mde.
L’Abbesse de G****. Cette réponse étoit accompagnée d'un petit billet
très-obligeant pour moi & pour ma soeur , de jolies breloques de
religieuses. Cette Dame est jeune, bonne, très-aimable, & je crois que vous
auriez assez aimé à lui rendre des douceurs qui fussent autant de ton goût, que
les siennes l’étoit du vôtre. Je ne manquerai pas de lui faire quelquefois
votre cour, sitôt que la saison le permettra.
LETTRE A Milord Comte de HARCOURT.
13 Janvier 1768.
Je me reprochois, Milord, d'avoir tardé si
long-temps à vous écrire & à vous remercier, si je ne me rendois le
témoignage que la volonté y étoit toute entière, & que ce que je veux faire
est toujours ce que je fais le moins. J'ai entr’autre été depuis trois mois
garde-malade , & je n'ai pas quitté le chevet d'un ami, qui grâce au ciel
est enfin parfaitement rétabli. Je vous offre , Milord, les prémices de mes
loisirs, & c'est avec autant d'empressement que de reconnoissance que
touché de toutes les bontés dont vous m'avez honoré, je vous en demande la
continuation. Il ne tiendra pas à moi qu'en les cultivant avec le plus grand
soin , je ne vous témoigne en toute occasion combien
elles me sont précieuses.
[216] J'ai reçu depuis long-temps l'argent du
billet que vous prîtes la peine de m'envoyer pour le produit des estampes,
& c'est encore un de mes torts les moins excusables de ne vous en avoir pas
tout de suite accusé la réception ; mais je me reposois un peu en cela sur
votre banquier qui n'aura pas manqué de vous en donner avis. Vous me demandez,
Milord, ce qu'il falloit faire des estampes de M. Watelet. Nous étions convenus
que puisque vous ne les aviez pas, & qu'elles vous étoient agréables, vous
les ajouteriez à vos porte-feuilles, d'autant plus qu'elles ne pouvoient passer
décemment & convenablement que dans les mains d'un ami de l'auteur. Ainsi
j'espère qu'a ce titre vous ne dédaignerez pas de les accepter. A l'égard de
l'estampe du Roi , je désire extrêmement qu'elle me parvienne , & si vous
permettez que j'abuse encore de vos bontés , j'ose vous supplier de la faire
envelopper avec soin dans un rouleau. Je désire extrêmement recevoir bientôt
cette belle estampe que j'aurai soin de faire encadrer convenablement , pour
avoir les traits de mon auguste bienfaiteur incessamment gravés sous mes yeux ,
comme ses bontés le sont dans mon coeur.
Daignez, Milord , continuer à m'honorer des
vôtres, & quelquefois des marques de votre souvenir. Je 'tâcherai de mon
côté de ne me pas laisser oublier de vous , en vous renouvelant, autant que
cela ne vous importunera pas , les assurances de mon plus entier dévouement
& de mon plus vrai respect.
[217] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU.
13 Janvier 1768.
J'ai, mon illustre ami, pour vous écrire,
laissé passer le temps des sots complimens dictés non par le coeur, mais par le
jour & par l'heure, & qui partent à leur moment comme la détente d'une
horloge. Mes sentimens pour vous son trop vrais pour avoir besoin d'être dits,
& vous les méritez trop bien pour manquer de les connoître. Je vous plains
du fond de mon coeur des tracas où vous êtes; car quoique vous en disiez , je
vous vois embarqué, sinon dans des querelles littéraires , au moins dans des
querelles économiques & politiques ; ce qui seroit peut-être encore pis,
s’il étoit possible. Je suis prêt à tomber en défaillance au seul souvenir de
tout cela. Permettez que je n'en parle plus; que je n’y pense plus, que par le
tendre intérêt que je prends à votre repos, à votre gloire. Je puis bien tenir
les mains élevées pendant le combat , mais non pas me résoudre à le regarder.
Parlons de chansons , cela vaudra mieux.
Seroit-il possible que vous songeassiez tout de bon à faire un opéra? ()! que
vous seriez aimable , & que j'aimerois bien mieux vous voir chanter à
l'opéra que crier dans le désert ! Non qu’on ne vous écoute & qu'on ne vous
lise, mais on ne vous suit ni ne veut vous entendre. Ma foi, Monsieur, faisons
comme les nourrices , qui quand les enfans grondent leur chantent [218] &
les sont danser. Votre seule proposition m'a déjà mis moi vieux radoteur parmi
ces enfans-là, & il s'en faut peu que ma muse chenue ne soit prête à se
ranimer aux accens de la vôtre, ou même à la seule annonce de ces accens. Je ne
vous en dirai pas aujourd'hui davantage , car votre proposition m'a tout l'air
de n'être qu'une vaine amorce , pour voir si le vieux sou mordroit encore à
l'hameçon. A présent que vous en avez à-peu-près le plaint, dites-moi tout
rondement ce qui en est, & je vous dirai franchement , moi , ce que j'en
pense & ce que je crois y pouvoir faire. Après cela si le coeur vous en dit
, nous en pourrons causer avec mon aimable payse , qui nous donnera sur tout
cela de très-bons conseils. Adieu, mon illustre ami; je vous embrasse avec
respect, mais de tout mon coeur.
LETTRE A Mr. GRANVILLE.
A Trie le 25 Janvier 1768.
Je n'aurois pas tardé si long - temps,
Monsieur, à vous remercier du plaisir que m'a fait la lettre dont vous m'avez
honoré le 6 Novembre, sans beaucoup de tracas qui , venus à la traverse , m'ont
empêché de disposer de mon temps comme j'aurois voulu. Les témoignages de votre
souvenir & de votre amitié me seront toujours aussi chers que vos
honnêtetés & vos bontés m'ont été sensibles pendant tout le temps que j'ai
eu le bonheur d'être votre voisin. Ce qui [219] ajoute à mon déplaisir de vous
écrire si tard , est la crainte que cette lettre vous trouvant déjà parti de
Calwich , ne fasse un bien long circuit pour vous aller chercher à Bath. Je
désire fort , Monsieur, que vous ayez cette fois entrepris ce voyage annuel
plus par habitude que par nécessité, & que toutefois les eaux vous fassent
tant de bien que vous puissiez jouir en paix de la belle saison qui s'approche
, dans votre charmante demeure , sans aucun ressentiment de vos précédentes
incommodités. Vous y trouverez , je pense à votre retour un barbouillage,
nouvellement imprimé, où je me suis mêlé de bavarder sur la musique, & dont
j'ai fait adresser un exemplaire à M. Rougemont, avec prière de vous le faire
passer. Aimant la musique, & vous y connoissant aussi bien que vous faites,
vous ne dédaignerez peut-être pas de donner quelques momens de solitude &
d'oisiveté, à parcourir une espèce de livre qui en traite tant bien que mal.
J'aurois voulu pouvoir mieux faire; mais enfin le voilà tel qu'il est.
Le défaut d'occasion, Monsieur, pour faire
partir cette lettre rend sa date bien surannée, & me l'a fait écrire à deux
fois. L'occasion même d'un ami prêt à partir & qui veut bien s'en charger,
ne me laisse pas le temps de transcrire ma réponse à l'aimable bergère de
Calwich, & me force à laisser partir un peu barbouillée. Veuillez lui faire
excuser cette petite irrégularité , ainsi que celle du défaut signature , dont
vous pouvez savoir la raison. Recevez , Monsieur, mes salutations empressées
& mes voeux pour l’affermissement de votre sauté.
L'herboriste de Mde. la Duchesse de Portland.
[220] Comme l'exemplaire du Dictionnaire de
Musique qui vous étoit destiné, avoit été adressé à M. Vaillant qui n'a jamais
paru fort soigneux des commissions qui me regardent, j'en ai fait envoyer
depuis un second à M. Rougement pour vous le faire passer au défaut du premier.
LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU.
A Trie le 28 Janvier 1768.
Je me souviens, mon illustre ami, que le jour
où je renonçai aux petites vanités du monde & en même temps à ses avantages
je me dis entr'autres , en me défaisant de ma montre : grâce au ciel je n'aurai
plus besoin de savoir l'heure qu'il est. J'aurois pu me dire la même chose sur
le quantième, en me défaisant de mon almanac : mais quoique je n'y tienne plus
par les affaires , j'y tiens encore par l'amitié. Cela rend mes correspondances
plus douces & moins fréquentes : c'est pourquoi je suis sujet à me tromper
dans mes dates , de semaine , & même quelquefois de mois. Car quoiqu'avec
l'almanac je sache bien trouver le quantième dans la semaine , sachant le jour;
quand il s'agit de trouver aussi la semaine , je suis totalement en défaut. J'y
devrois pourtant être moins avec vous qu'avec tout autre, puisque je n'écris à
personne plus souvent & plus volontiers qu'à vous.
[221] Conclusion : nous ne ferons d'opéra ni
l'un ni l'autre: c’est de quoi j'étois d'avance à-peu-près sûr. J'avoue
pourtant que dans ma situation présente , quelque distraction attachant &
agréable me seroit nécessaire. J'aurois besoin sinon de faire de la musique, au
moins d'en entendre , & cela me seroit même beaucoup plus de bien. Je suis
attaché plus que jamais à la solitude, mais il y a tant d'entours déplaisans à
la mienne, & tant de tristes souvenirs m'y poursuivent malgré moi, qu'il
m'en faudroit une autre encore plus entière, mais où des objets agréables
pussent effacer l'impression de ceux qui m'occupent , & faire diversion au
sentiment de mes malheurs. Des spectacles où je pusse être seul dans un coin
& pleurer à mon aise , de la musique qui pût ranime un peu mon coeur
affaissé, voilà ce qu'il me faudroit pour effacer toutes les idées antérieures
, & me ramener uniquement à mes plantes qui m'ont quitté pour trop long
-temps cet hiver. Je n'aurai rien de tout cela , car en toutes choses les
consolations les plus simples me sont refusées, mais il me faut un peu de
travail sur moi - même pour y suppléer de mon propre fond.
On dit à Paris que je retourne en Angleterre.
Je n’en suis pas surpris; car le public me connoît si bien qu’il me fait
toujours faire exactement le contraire des choses que je fais en effet. M.
Davenport m'a écrit des lettres
très-honnêtes & très-empressées pour me
rappeler chez lui. Je n’ai pas cru devoir répondre brutalement à ses avances,
mais je n'ai jamais marqué l'intention d'y retourner. Honoré des bienfaits du
souverain & des bontés de beaucoup de gens [222]de mérite dans ce pays-là,
j'y suis attaché par reconnoissance, & je ne doute pas qu'avec un peu de
choix dans mes liaisons , je n'y pusse vivre agréablement. Mais l'air du pays
qui m'en a chassé n'a pas changé depuis ma retraite , & ne me permet pas de
songer au retour. Celui de France est de tous les airs du monde celui qui
convient le mieux à mon corps & à mon coeur , & tant qu'on me permettra
d'y vivre en liberté, je ne choisirai point d'autre asile pour y finir mes
jours.
On me presse pour la poste , & je suis
forcé de finir brusquement en vous saluant avec respect & vous embrassant
de tout mon coeur.
LETTRE A Mr. D. P...... u.
10 Février 1768.
Votre Nº. 5 , mon cher hôte, me donne le
plaisir impatiemment attendu d'apprendre votre heureuse arrivée , dont je
félicite bien sincèrement l'excellente Maman & tous vos amis. Vous aviez
tort , ce me semble, d'être inquiet de mon silence. Pour un homme qui n'aime
pas à écrire, j'étois assurément bien en règle avec vous qui l'aimez. Votre
dernière lettre étoit une réponse ; je la reçus le dimanche au soir; elle
m'annonçoit votre départ pour le mardi matin , auquel cas il étoit de toute
impossibilité qu'une lettre que [223] je vous aurois écrite à Paris, vous y pût
trouver encore; & il étoit naturel que j'attendisse pour vous écrire à
Neuchâtel, de vous y savoir arrivé ; la neige ou d'autres accidens dans cette
saison, pouvant vous arrêter en route. Ma santé du reste est à-peu-près comme
quand vous m'avez quitté; je garde mes tisons ; l'indolence & l'abattement
me gagnent: je ne suis sorti que trois fois depuis votre départ, & je suis
rentré presqu'aussitôt. Je n'ai plus de coeur à rien , pas même aux plantes.
M***. plus noir de coeur que de barbe, abusant de l'éloignement & des
distractions de son maître, ne cesse de me tourmenter , & veut absolument
m'expulser d’ici; tout cela ne rend pas ma vie agréable ; & quand elle
cesseroit d'être orageuse, n'y voyant plus même un seul objet de désir pour mon
coeur, j'en trouverois toujours le reste insipide.
Mlle. Renou qui n'attendoit pas moins impatiemment que moi des nouvelles de
votre arrivée, l'a apprise avec la plus grande joie , que votre bon souvenir
augmente encore . Pas un de nos déjeûnés ne se passe sans parler de vous; &
j’en ai un renseignement mémorial toujours présent dans le pot-de-chambre qui
vous servoit de tasse, & dont j’ai pris la liberté d'hériter.
J'ai reçu votre vin dont je vous remercie ,
mais que vous avez eu tort d'envoyer. Il est agréable à boire , mais pour
naturel , je n'en crois rien. Quoiqu'il en soit, il arrivera de cette affaire
comme de beaucoup d'autres , que l'un fait la faute & que l'autre la boit.
Rendez, je vous prie, mes salutations &
amitiés à tous [224] vos bons amis & les miens, surtout à votre aimable
camarade de voyage à qui je serai toujours obligé. Mes respects en particulier
à la Reine des mères, qui est la vôtre, & aussi à la Reine des femmes , qui
est Mde. De Luze. Je suis bien fâché de n'avoir pas un lacet à envoyer à sa
charmante fille, bien sûre qu'elle méritera de le porter.
Il faut finir ; car la bonne Mde. Chevalier est
pressée & attend ma lettre. Je prends l'unique expédient que j'ai de vous
écrire d'ici en droiture , en vous adressant ma lettre chez M. Junet. Adieu,
mon cher hôte, je vous embrasse , & vous recommande sur toute chose,
l'amusement & la gaieté; vous me direz : médecin guéri-toi toi-même; mais
les drogues pour cela me manquent, au lieu que vous les avez.
J'ai tant lanterné que la bonne Dame est partie
; & ma lettre n'ira que demain peut-être, ou du moins ne marchera pas aussi
surement.
LETTRE AU MÊME.
3 Mars 1768.
Votre N̊. 6, mon cher hôte, m'afflige en
m'apprenant que vous avez un nouveau ressentiment de goutte assez fort pour
vous empêcher de sortir. Je crois bien que ces petits accès plus fréquens vous
garantiront des grandes attaques. Mais comme l'un de ces deux états est aussi
incommode que [225] l'autre est douloureux, je ne sais si vous vous
accommoderiez d'avoir ainsi changé vos grandes douleurs en petite monnoie :
mais il est à présumer que ce n'est qu'une queue de cette goutte effarouchée ,
& que tout reprendra dans peu son cours naturel. Apprenez donc une fois
pour toutes, à ne vouloir pas guérir malgré la nature , car c'est le moyen
presqu'assuré d'augmenter vos maux.
A mon égard les conseils que vous me donnez,
sont plus aisés à donner qu'à suivre. Les herborisations & les promenades
seroient en effet de douces diversions à mes ennuis, si elles m'étoient
laissées ; mais les gens qui disposent de moi, n'ont garde de me laisser cette
ressource. Le projet dont Mrs. M***. & D**. sont les exécuteurs, demande qu’il
ne m'en reste aucune; comme on m'attend au passage , on n'épargne rien pour me
chasser d'ici , & il paroît que l’on veut réussir dans peu, de manière ou
d'autre. Un des meilleurs moyens que l'on prend pour cela, est de lâcher sur
moi la populace des villages voisins. On n'ose plus mettre personne au cachot,
& dire que c'est moi qui le veux ainsi; mais on a fermé, barré , barricadé
le château de to côtés. Il n'y a plus ni passage , ni communication par les
cours ni par la terrasse ; & quoique cette clôture me soit très-incommode à
moi-même , on a soin de répandre par les gardes & par d'autres émissaires ,
que c'est le Monsieur du château qui exige tout cela pour faire pièce aux
paysans. J'ai senti l'effet de ce bruit dans deux sorties que j'ai faites,
& cela ne m'excitera pas à les multiplier. J'ai prié le fermier de me faire
faire une clef de son jardin qui est assez [226] grand, & ma résolution est
de borner mes promenades à ce jardin, & au petit jardin du Prince qui,
comme vous savez, est grand comme la main, & enfoncé comme un puits. Voilà,
mon cher hôte, comment au coeur du royaume de France, les mains étrangères
s'appesantissent encore sur moi. A l'égard du patron de la case , on l'empêche
de rien savoir de ce qui se passe, & de s'en mêler. Je suis livré seul
& sans ressource à ma constance & à mes persécuteurs. J'espère encore
leur faire voir que la besogne qu'ils ont entreprise , n'est pas si facile à
exécuter qu'ils l'ont cru. Voilà bien du verbiage pour deux mots de réponse
qu'il vous falloit sur cet article. Mais j'eus toujours le coeur expansif; je
ne serai jamais bien corrigé de cela , & votre devise ne sera jamais la
mienne.
J'ai découvert avec une peine infinie, les noms
de botanique de plusieurs plantes du Garsaut. J'ai aussi réduit, avec non
moins de peine, les phrases de Sauvages à la nomenclature triviale de Linnaeus
qui est très-commode. Si le plaisir d'avoir un jardin vous rend un peu de goût
pour la botaninique , je pourrai vous épargner beaucoup de travail pour la
synonymie, en vous envoyant pour vos exemplaires ce que j'ai noté dans les
miens, & il est absolument nécessaire de débrouiller cette partie critique
de la botanique , pour reconnoître la même plante, à qui souvent chaque auteur
donne un nom différent.
Je ne vous parle point de vos affaires
publiques, non que je cesse jamais d'y prendre intérêt; mais parce que cet
intérêt, borné par ses effets à des voeux aussi vrais qu'impuisans, [227] de
voir bientôt rétablir la paix dans toutes vos contrées, ne peut contribuer en
rien à l'accélérer. Adieu, mon cher hôte ; mes hommages à la meilleure des
mères; mille choses au bon M. Jeannin, & à tous ceux qui m’aiment, & à
tous ceux que vous aimez.
LETTRE A Mr. D' IVERNOIS
Ce 8 Mars 1768.
Votre lettre, mon ami, du 29 me fait frémir. Ah
creuls amis ! quelles angoisses vous me donnez ! N'ai-je donc pas assez des
miennes? Je vous exhorte de toutes les puissances de mon ame, de renoncer à ce
malheureux grabeau, qui sera la cause de votre perte , & qui va susciter
contre vous la clameur universelle, qui jusqu'à présent étoit en votre faveur.
Cherchez d'autres équivalens ; consultez vos lumiéres, pesez , imaginez ,
proposez ; mais je vous en conjure, hâtez-vous de finir, & de finir en
hommes de bien & de paix, & avec autant de modération, de sagesse &
de gloire que vous avez commencé. N'attendez pas que votre étonnante union se
relâche, & ne comptez pas qu'un pareil miracle dure encore long-temps.
L'expédient d'un réglement provisionnel peut vous faire passer sur bien des
choses, qui pourront avoir leur correctif dans un meilleur temps. Ce moment
court & passager vous est favorable, mais si vous ne le [228] saisissez
rapidement, il va vous échapper; tout est contre vous & vous êtes perdus.
Je pense bien différemment de vous sur la chance générale de l'avenir. Car je
suis très-persuadé que dans dix ans , & surtout dans vingt, elle sera
beaucoup plus avantageuse à la cause des représentans , & cela me paroît
infaillible : mais on ne peut pas tout dire par lettres ; cela deviendroit trop
long. Enfin, je vous en conjure derechef par vos familles, par votre patrie,
par tous vos devoirs; finissez & promptement, dussiez-vous beaucoup céder.
Ne changez pas la confiance en opiniâtreté ; c'est le seul moyen de conserver
l'estime publique que vous avez acquise, & dont vous sentirez le prix un
jour. Mon, coeur est si plein de cette nécessité d'un prompt accord , qu'il
voudroit s'élancer au milieu de vous, se verser dans tous les vôtres pour vous
la faire sentir.
Je diffère de vous rembourser les cent francs
que vous avez avancés pour moi, dans l'espoir d'une occasion plus commode.
Lorsque vous songerez à réaliser votre ancien projet, point de confidens, point
de bruit, point de noms; & sur-tout défiez-vous par préférence de ceux qui
sont ostentation de leur grande amitié pour moi. Adieu, mon ami , Dieu veuille
bénir vos travaux & les couronner; je vous embrasse.
[229] LETTRE A Mr. LE MS. DE MIRABEAU.
9 Mars 1768.
Je ne vous répéterai pas, mon illustre ami, les
monotones excuses de mes longs silences, d'autant moins que ce seroit toujours
à recommencer : car à mesure que mon abatrement & mon découragement
augmentent, ma paresse augmente en même raison. Je n'ai plus d'activité pour
rien; plus même pour la promenade , à laquelle d'ailleurs je suis forcé de
renoncer depuis quelque temps. Réduit au travail très-fatiguant de me lever ou
de me coucher, je trouve cela de trop encore; du reste je suis nul. Ce n'est
pas seulement là le mieux pour ma paresse, c'est le mieux aussi pour ma raison
, & comme rien n'use plus vainement la vie que de regimber contre la
nécessité , le meilleur parti qui me reste à prendre & que je prends , est
de laisser faire sans résistance ceux qui disposent ici de moi.
La proposition d'aller vous voir à Fleury est
aussi charmante qu'honnête, & je sens que l'aimable société que j’y
trouverois seroit en effet un spécifique excellent contre ma tristesse. Vos
expédiens, mon illustre ami, vont mieux à mon coeur que votre morale; je la
trouve trop haute pour moi; plus stoïque que consolante , & rien ne me
paroît moins calmant pour les gens qui souffrent que de leur prouver qu’ils
n'ont point de mal. Ce pélérinage me tente beaucoup, & [230] c'est
précisément pour cela que je crains de ne le pouvoir faire : il ne m'est pas donné
d'avoir tant de plaisir. Au reste je ne prévois d'obstacle vraiment dirimant
que la durée de mon état présent qui ne me permettroit pas d'entreprendre un
voyage quoiqu'assez court. Quant à la volonté, je vous jure qu'elle y est toute
entière de même que la sécurité. J'ai la certitude que vous ne voudriez pas
m'exposer, & l'expérience que votre hospitalité est aussi sûre que douce.
De plus, le refuge que je suis venu chercher au rein de votre nation sans
précaution d'aucune espèce, sans autre sûreté que mon estime pour elle, doit
montrer ce que j'en pense , & que je ne prends pas pour argent comptant les
terreurs que l'on cherche à me donner. Enfin, quand un homme de mon humeur,
& qui n'a rien à se reprocher veut bien , en se livrant sans réserve à ceux
qu'il pourroit craindre, se soumettre aux précautions suffisantes pour ne les
pas forcer à le voir:*[*M. Rousseau avoir changé de nom, & pris celui de
Renou.] assurément une telle conduite marque non pas de l'arrogance mais de la
confiance ; elle est un témoignage d'estime auquel on doit être sensible ,
& non pas une témérité dont on se puisse offenser. Je suis certain qu'aucun
esprit bien fait ne peut penser autrement.
Comptez donc , mon illustre ami, qu'aucune
crainte ne m'empêchera de vous aller voir. Je n'ai rien altéré du droit de ma
liberté, & difficilement serois-je jamais de ce droit un usage plus
agréable que celui que vous m'avez proposé. Mais mon état présent ne me permet
cet espoir qu'autant qu'il changera en mieux avec la saison ; c'est de quoi je ne
[231] puis juger que quand elle sera venue. En attendant recevez mon respect,
mes remercîmens & mes embrassemens les plus tendres.
LETTRE A Mr. d. l. L.
Mars 1768.
Vous n'êtes pas, Monsieur, de ceux qui
s'amusent à rendre aux infortunés des honneurs ironiques , & qui couronnent
la victime qu'ils veulent sacrifier. Ainsi tout ce que je conclus des louanges
dont il vous plaît de m'accabler, dans la lettre que vous m'avez fait la faveur
de m'écrire , est que la générosité vous entraîne à outrer le respect que l'on
doit à l’adversité. J'attribue à un sentiment aussi louable , le compte
avantageux que vous avez bien voulu rendre de mon Dictionnaire; & votre
extrait me paroît fait avec beaucoup d’esprit, de méthode & d'art. Si
cependant vous eussiez choisi moins scrupuleusement les endroits où la musique
françoise est le plus maltraitée, je ne sais si cette réserve eût été nuisible
à la chose , mais je crois qu'elle eût été favorable à l’auteur. J'aurois bien
aussi quelquefois désiré un autre choix des articles que vous avez pris la
peine d'extraire ; quelques-uns de ces articles n'étant que de remplissage,
d'autres extraits ou compilés de divers auteurs , tandis que la plupart
des articles importans m'appartient uniquement, & sont meilleur en
eux-mêmes, [232] tels que accent , consonnance , dissonnance , expression ,
goût , harmonie , intervalle , licence , opéra , son , tempérament , unité de
mélodie, voix , &c. & surtout l'article enharmonique , dans lequel
j'ose croire que ce genre difficile,& jusqu'à présent très-mal entendu, est
mieux expliqué que dans aucun autre livre. Pardon, Monsieur, de la liberté avec
laquelle j'ose vous dire ma pensée ; je la soumets avec une pleine confiance à
votre décision, qui n'exige pas de vous une nouvelle peine, puisque vous avez
été appelé à lire le livre entier, ennui dont je vous fais à la fois mes
remercîmens & mes excuses.
Je me souviens, Monsieur, avec plaisir &
reconnoissance, de la visite dont vous m'honorâtes à Montmorenci, & du
désir qu'elle me laissa de jouir quelquefois du même avantage. Je compte parmi
les malheurs de ma vie , celui de ne pouvoir cultiver une si bonne connoissance
, & mériter peut-être un jour de votre part, moins d'éloges & plus de
bontés.
LETTRE A Mr. D'IVERNOIS.
28 Mars 1768.
Je ne me pardonnerois pas , mon ami, de vous
laisser l'inquiétude qu'a pu vous donner ma précédente lettre sur les idées
dont j'étois frappé en l'écrivant. Je sis ma promenade [233] agréablement, je
revins heureusement; je reçus des nouvelles qui me firent plaisir, & voyant
que rien de tout ce que j’avois imaginé n'est arrivé , je commence à craindre
après tant de malheurs réels, d'en voir quelquefois d'imaginaires qui peuvent
agir sur mon cerveau. Ce que je fais bien certainement , c'est que
quelqu'altération qui survienne à ma tête, mon coeur restera toujours le même,
& qu'il vous aimera toujours. J'espère que vous commencez à goûter les doux
fruits de la paix. Que vous êtes heureux ! ne cessez jamais de l'être. Je vous
embrasse de tout mon coeur.
LETTRE AU MÊME.
26 AVRIL 1768.
Si j'étois en état de faire d'une manière
satisfaisante la lettre dont vous m'avez dit le sujet, je vous en enverrois
ci-joint le modèle , mais mon coeur serré , ma tête en désodre, toutes mes
facultés troublées, ne me permettent plus de rien écrire avec soin, même avec
clarté, & il ne me reste précisément qu'assez de sagesse pour ne plus
entreprendre ce que je ne suis plus en état d'exécuter. Il n'y a point à ce
refus de mauvaise volonté , je vous le jure, & je suis désormais hors
d'état d'écrire pour moi-même les choses mêmes les plus simples & dont
j'aurois le plus grand besoin.
Je crois, mon bon ami , pour de bonnes raisons,
devoir [234]renoncer à la pension du roi d'Angleterre, & pour des raisons
non moins bonnes, j'ai rompu irrévocablement l'accord que j'avois fait avec M.
D. P. . . . u. Je ne vous consulte pas sur ces résolutions, je vous en rends
compte ; ainsi vous pouvez vous épargner d'inutiles efforts pour m'en
dissuader. Il est vrai que foible , infirme , découragé, je reste à-peu-près
sans pain sur mes vieux jours & hors d'état d'en gagner. Mais qu'a cela ne
tienne ; la Providence y pourvoira de manière ou d'autre. Tant que j'ai vécu pauvre
j'ai vécu heureux, & ce n'est que quand rien ne m'a manqué pour le
nécessaire, que je me suis senti le plus malheureux des mortels. Peut-être le
bonheur ou du moins le repos que je cherche reviendra-t-il avec mon ancienne
pauvreté. Une attention que vous devriez peut-être à l'état où je rentre ,
seroit ,d'être un peu moins prodigue en envois coûteux par la poste , & de
ne pas vous imaginer qu'en me proposant le remboursement de ports, vous serez
pris au mot. Il est beaucoup plus honnête avec des amis dans le cas où je me
trouve de leur économiser la dépense , que d'offrir de la leur rembourser.
J'espère que vous n'irez pas inquiéter ma bonne
vieille tante sur la suite de sa petite pension. Tant qu'elle & moi
vivrons, elle lui sera continuée; quoiqu'il arrive , à moins que je ne sois
tout-à-fait sur le point de mourir de faim ; & j'ai confiance que cela
n'arrivera pas.
P. S. Quand M. D. P. . . . u. me marqua que la salle de comédie avoit été
brûlée, je craignis le contre-coup de cet accident pour la cause des
représentans ; mais que [235] ce soit à moi que Voltaire l'impute , je vois là
de quoi rire; je n'y vois point du tout de quoi répondre ni se fâcher. Les amis
de ce pauvre homme seroient bien de le faire baigner & saigner de temps en
temps.
LETTRE A Mr. D. P.......u.
A Lyon le 6 Juillet 1768.
Je comptois, mon cher hôte, vous accuser la
réception de votre réponse , par ma bonne amie Mde. Boy-de-Tour; mais je n'ai
pu trouver un moment pour vous écrire avant son départ; & même à présent,
prêt à partir pour aller herboriser à la grande Chartreuse , avec belle &
bonne compagnie botaniste, que j'ai trouvée & recrutée en ce pays, je n'ai
que le temps de vous envoyer un petit bonjour bien à la hâte.
Mile. Renou a reçu à Trie beaucoup de lettres
pour moi, parmi lesquelles je ne doute point que celle que vous m’écriviez ne
se trouve ; mais comme le paquet est un peu gros, & que j'attends
l'occasion de le faire venir ; s'il y a dans ce que vous me marquiez quelque
chose qui presse, vous ferez bien de me le répéter ici. Si comme je le
désirois, & comme je le désire encore, vous avez pris le parti de brûler
tous mes livres & papiers, j'en suis, je vous jure, dans la joie de mon
coeur ; mais si vous les avez conservés, il y en [236] a quelques - uns, je
l'avoue, que je ne serois pas fâché de revoir , pour remplir , par un peu de
distraction , les mauvais jours d'hiver, où mon état & la saison
m'empêchent d'herboriser. Celui surtout qui m'intéresseroit le plus, seroit le
commencement du Roman intitulé : Emile & Sophie , ou les Solitaires. Je
conserve pour cette entreprise , un foible que je ne combats pas, parce que j'y
trouverois au contraire, un spécifique utile pour occuper mes momens perdus,
sans rien mêler à cette occupation, qui me rappelât les souvenirs de mes
malheurs, ni de rien qui s'y rapporte. Si ce fragment vous tomboit sous la
main, & que vous pussiez me l'envoyer , soit le brouillon, soit la copie ,
par le retour de Mde. Boy-de-la-Tour, cet envoi, je l'avoue, me seroit un vrai
plaisir.
Comment va la goutte; comment va l'oeil gauche?
S'il n'empire pas, il guérira; & je vois avec grand plaisir, par vos
lettres qu'il va sensiblement mieux. Mon cher hôte, que n'avez-vous en goût
modéré, le quart de ma passion pour les plantes? Votre plus grand mal est ce
goût solitaire & casanier , qui vous fait croire être hors d'état de faire
de l'exercice. Je vous promets que, si vous vous mettiez tout de bon à vouloir
faire un herbier, la fantaisie de faire un testament ne vous occuperoit plus
guères. Que n'êtes - vous des nôtres ! Vous trouveriez dans notre guide &
chef, M. de la Tourette , un botaniste aussi savant qu'aimable , qui vous
seroit aimer les sciences qu'il cultive. J'en dis autant de M. l'Abbé Rosier;
& vous trouveriez dans M. l'Abbé de Grange-Blanche & dans votre hôte ,
deux condisciples plus zélés [237] qu'instruits, dont l'ignorance auprès de
leurs maîtres , mettroit souvent à l'aise votre amour-propre.
Adieu, mon cher hôte, nous partons demain dans
le même carrosse tous les quatre , & nous n'avons pas plus de temps qu'il
ne nous en faut le reste de la journée , pour rassembler assez de
porte-feuilles & de papiers, pour l'immense collection que nous allons
faire. Nous ne laisserons rien à moissonner après nous. Je vous rendrai compte
de nos travaux. Je vous embrasse. Vous pouvez continuer à m'écrire chez Mrs. *
*.
LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Bourgoin le 31 Août 1768.
Nous vous devons, & nous vous saisons,
Monsieur, Mlle. Renou & moi , les plus vifs remercîmens de toutes vos
bontés pour tous les deux , mais nous ne vous en ferons ni l'un ni l'autre pour
la compagne de voyage que vous lui avez donnée. J'ai le plaisir d'avoir ici
depuis quelques jours celle de mes infortunes ; voyant qu'à tout prix elle
vouloit suivre ma destinée , j'ai fait ensorte au moins qu'elle pût la suivre
avec honneur. J'ai cru ne rien risquer de rendre indissoluble un attachement de
vingt-cinq ans que l'estime mutuelle, sans laquelle il n'est point d'amitié
durable , n'a fait qu'augmenter incessamment. La tendre & pure fraternité
dans [238] laquelle nous vivons depuis treize ans, n'a point changé de nature
par le noeud conjugal ; elle est , & sera jusqu'à la mort ma femme par la
force de nos liens , & ma sœur par leur pureté. Cet honnête & saint
engagement a été contracté dans toute la simplicité , mais aussi dans toute la
vérité de la nature , en présence de deux hommes de mérite & d'honneur
officiers d'artillerie, & l'un fils d'un de mes anciens amis du bon -
temps, c'est-à-dire, avant que j'eusse aucun nom dans le monde, & l'autre,
maire de cette ville , & proche parent du premier. Durant cet acte si court
& si simple, j'ai vu fondre en larmes ces deux dignes hommes, & je ne
puis vous dire combien cette marque de la bonté de leurs coeurs m'a attaché à
l'un & à l'autre.
Je ne suis pas plus avancé sur le choix de ma
demeure que quand j'eus l'honneur de vous voir à Lyon, & tant de cabarets,
& de courses ne facilitent pas un bon établissement. Les nouveaux voyages à
faite me sont peur surtout à l'entrée de la saison où nous touchons, & je
prendrai le parti de m'arrêter volontairement ici , si je puis , avant que je
me trouve , par ma situation , dans l'impossibilité d'y rester & dans celle
d'aller plus loin. Ainsi , Monsieur , je me vois forcé de renoncer pour cette
année , à l'espoir de me rapprocher de vous , sauf à voir dans la suite ce que
je pourrai faire pour contenter mon désir à cet égard.
Recevez les salutations de ma femme , &
celles, Monsieur, d'un homme qui vous aime de tout son coeur.
[239] LETTRE A Mr. D. P..... v.
A Bourgoin le 26 Septembre 1768.
Je reçois en ce moment , mon cher hôte, votre
lettre du 20, & j'y apprends les progrès de votre rétablissement avec une
satisfaction à laquelle il ne manque pour être entière que d'aussi bonnes
nouvelles de la sauté de la bonne Maman. Il n'y a rien à faire à sa sciatique
que d'attendre les trêves & prendre patience; vous êtes dans le même cas
pour votre goutte , & après la leçon terrible pour vous & pour d’autres
que vous avez reçue , j'espère que vous renoncerez une bonne sois à la
fantaisie de guérir de la goutte , de tourmenter votre estomac & vos
oreilles, & de vouloir changer votre constitution, avec du petit lait , des
purgatifs & des drogues , & que vous prendrez une bonne fois le parti
de suivre & d'aider s'il se peut la nature, mais non de la contrarier.
Je ne sais pourquoi vous vous imaginez qu'il a
fallu, pour me marier, quitter le nom que je porte;*[*Celui de Renou qu'il
avoit pris en allant habiter le château de Trie.] ce ne sont pas les noms qui
se marient , ce sont les personnes, & quand dans cette simple & sainte
cérémonie , les noms entreroient comme partie constituante ; celui que je porte
auroit suffi , puisque je n'en reconnois plus d'autre. S'il s'agissoit de
fortune [240] & de biens qu'il fallut assurer, ce seroit autre chose ; mais
vous savez très-bien que nous ne sommes ni elle ni moi dans ce cas - là ;
chacun des deux est à l'autre , avec tout son être & son avoir, voilà tout.
Pouviez - vous espérer, mon cher hôte, que la
liberté se maintiendroit chez vous, vous qui devez savoir qu'il ne reste plus
nulle part de liberté sur la terre, si ce n’est dans le coeur de l'homme juste
, d'où rien ne la peut chasser ? Il me semble aussi , je l'avoue, que vos
peuples n'usoient pas de la leur en hommes libres , mais en gens effrénés. Ils
ignoroient trop, ce me semble, que la liberté, de quelque manière qu'on en
jouisse, ne se maintient qu'avec de grandes vertus. Ce qui me fâche d'eux , est
qu'ils avoient d'abord les vices de la licence, & qu'ils vont tomber
maintenant dans ceux de la servitude. Par tout excès : la vertu seule, dont on
ne s'avise jamais , seroit le milieu.
Recevez mes remercîmens des papiers que vous
avez remis à notre amie, & qui pourront me donner quelque distraction dont
j'ai grand besoin. Je vous remercie aussi des plantes que vous aviez chargé
Gagnebin de recueillir, quoiqu'il n'ait pas rempli votre intention. C'est de
cette bonne intention que je vous remercie , elle me flatte plus que toutes les
plantes du monde. Les tracas éternels qu'on me fait souffrir me dégoûtent un peu
de la botanique, qui ne me paroît un amusement délicieux, qu'autant qu'on peut
s'y livrer tout entier. Je sens que pour peu que l'on me tour mente encore je
m'en détacherai tout-à-fait. Je n'ai pas laissé pourtant de trouver en ce pays
quelques plantes, sinon [241] jolies, au moins nouvelles pour moi. Entre autres
près de Grenoble l'Osyris & le Thérébinthe. Ici le Cenchrus
racemosus qui m'a beaucoup surpris , parce que c'est un gramen maritime,
l'Hypopitis , plante parasite qui tient de l’orobanche , le Crepis
soetida qui lent l'amande amère à pleine gorge, & quelques autres que
je ne me rappelle pas en ce moment. Voilà, mon cher hôte, plus de botanique
qu’il n'en faut à votre stoïque indifférence. Vous pouvez m'écrire en droiture
ici sous le nom de Renou. J'ai grand peur, s’il ne survient quelque
amélioration dans mon état & dans affaires , d'être réduit à passer avec ma
femme tout l'hiver dans ce cabaret, puisque je ne trouve pas sur la terre une
pierre pour y poser ma tête.
LETTRE AU MÊME.
A Bourgoin le 2 Octobre 1768.
Quelle affreuse nouvelle vous m'apprenez, mon
cher hôte , & que mon coeur en est affecté ! Je ressens le cruel accident
de votre pauvre Maman comme elle, ou plutôt comme vous , & c'est tout dire.
Une jambe cassée est un malheur que mon père eut étant déjà vieux , & qui
lui arriva de même en se promenant, tandis que dans ses terribles fatigues de
chasse , qu'il aimoit à la passion, jamais il n'avoit eu le moindre accident.
Sa jambe guérit très-facilement & [242] très-bien malgré son âge , &
j'espérerois la même chose de Madame la C., si la fracture n'étoit dans une
place où le traitement est incomparablement plus difficile & plus
douloureux. Toutefois avec beaucoup de résignation, de patience, de temps,
& les soins d'un homme habile, la cure est également possible , & il
n'est pas déraisonnable de l'espérer. C'est tout ce qu'il m'est permis de dire
dans cette fatale circonstance pour notre commune consolation. Ce malheur fait
aux miens, dans mon cœur, une diversion bien funeste , mais réelle pourtant, en
ce qu'au sentiment des maux de ceux qui nous sont chers, se joint l'impression
tendre de notre attachement pour eux, qui n'est jamais sans quelque douceur, au
lieu que le sentiment de nos propres maux , quand ils sont grands & sans
remède, n'est que sec & sombre , il ne porte aucun adoucissement avec soi.
Vous n'attendez pas de moi, mon cher hôte, les froides & vaines sentences
des gens qui ne sentent rien; on ne trouve guères pour ses amis les
consolations qu'on ne peut trouver pour soi-même. Mais cependant je ne puis
m'empêcher de remarquer que votre affliction ne raisonne pas juste, quand elle
s'irrite par l'idée que ce triste événement n'est pas dans l'ordre des choses
attachées à la condition humaine. Rien , mon cher hôte , n'est plus dans cet
ordre, que les accidens imprévus qui troublent, altèrent & abrégent la vie.
C'est avec cette dépendance que nous sommes nés ; elle est attachée à notre
nature & à notre constitution. S'il y a des coups qu'on doive endurer avec
patience, ce sont ceux qui nous viennent de l'inflexible nécessité, &
auxquels aucune volonté [243] humaine n'a concouru. Ceux qui nous sont portés
par les mains des méchans , sont à mon gré beaucoup plus insupportables , parce
que la nature ne nous fit pas pour les souffrir. Mais c'est déjà trop
moraliser. Donnez-moi fréquemment , mon cher hôte , des nouvelles de la malade;
dites-lui souvent aussi combien mon coeur est navré de ses souffrances, &
combien de voeux je joins aux vôtres pour sa guérison.
J'ai reçu par M. le comte de Tonnerre une
lettre du lieutenant Guyenet, laquelle m'en promet une autre que j'attends pour
lui faire des remercîmens. A présent le dit Thevenin est bien convaincu d'être
un imposteur. M. de Tonnerre qui m'avoit positivement promis toute protection
dans cette affaire, me marque qu'il lui imposera silence. Que dites - vous de
cette manière de me rendre justice ? C'est comme si après qu'un homme auroit
pris ma bourse, au lieu de me la faire rendre , on lui ordonneroit de ne me
plus voler. En toute chose voilà comment je suis traité.
Je vous ai déjà marqué que vous pouvez m'écrire
ici en droiture sous le nom de Renou ; vous pouvez continuer aussi d'employer
la même adresse dont vous vous servez; cela me paroît absolument égal.
[244] LETTRE A Mr. LALIAUD.
Bourgoin le 5 Octobre 1768.
Votre lettre, Monsieur , du 19 Septembre, m'est
parvenue en son temps, mais sans le duplicata, & je suis d'avis que vous ne
vous donniez plus la peine d'en faire par cette voie, espérant que vos lettres
continueront à me parvenir en droiture, ayant peut-être été ouvertes , mais
n'importe pas, pourvu qu'elles parviennent. Si j'apperçois une interruption ,
je chercherai une adresse intermédiaire, ici, si je puis, ou à Lyon.
Je suis bien touché de vos soins, & de la
peine qu'ils vous donnent, à laquelle je suis très-sûr que vous n'avez pas
regret : mais il est superflu que vous continuiez d'en prendre au sujet de ce
coquin de Thevenin , dont l'imposture est maintenant dans un degré d'évidence
auquel M. de Tonnerre lui-même ne peut se refuser. Savez-vous là-dessus quelle
justice il se propose de me rendre, après m'avoir promis la protection la plus
authentique pour tirer cette affaire au clair? C'est d'imposer silence à cet
homme ; & moi , toute la peine que je me suis donnée étoit dans l'espoir
qu'il le forceroit de parler. Ne parlons plus de ce misérable ni de ceux qui
l'ont mis en jeu. Je sais que l'impunité de celui - ci va les mettre à leur
aise pour en susciter mille autres , & c'étoit pour cela qu'il m'importoit
de démasquer le premier. Je l'ai [245] fait, cela me suffit; il en viendroit
maintenant cent par jour, que je ne daignerois pas leur répondre.
Quoique ma situation devienne plus cruelle de
jour en jour , que je me voie réduit à passer dans un cabaret l'hiver dont je
sens déjà les atteintes, & qu'il ne me reste pas une pierre pour y poser ma
tête, il n'y a point d'extrémité que je n'endure , plutôt que de retourner à
Trie ; & vous ne me proposeriez surement pas ce retour, si vous saviez ce
qu’on m'y a fait souffrir, & entre les mains de quelles gens j'étois tombé
- là. Je frémis seulement à y songer; n'en reparlons jamais, je vous prie.
Plus je réfléchis aux traitemens que j'éprouve
, moins je puis comprendre ce qu'on me veut. Egalement tourmenté, quelque parti
que je prenne, je n'ai la liberté ni de rester où je suis, ni d'aller où je
veux; je ne puis pas me obtenir de savoir où l'on veut que je sois , ni ce
qu'on veut faire de moi. J'ai vainement désiré qu'on disposât ouvertement de ma
personne ; ce seroit me mettre en repos, & voilà ce qu'on ne veut pas. Tout
ce que je sens est qu’on est importuné de mon existence , & qu'on veut
faire ensorte que je le sois moi-même ; il est impossible de s'y prendre mieux
pour cela ; il m'est cent fois venu dans l'esprit de proposer mon transport en
Amérique , espérant qu'on voudroit bien m'y laisser tranquille , en quoi je
crois bien que je me flattois trop ; mais enfin j'en aurois fait de bon coeur
la tentative, si nous étions plus en état, ma femme & moi d'en supporter le
voyage & l'air. Il me vient une autre idée dont je veux vous parler, &
que ma passion pour la botanique [246] m'a fait naître : car voyant qu'on ne
vouloit pas me laisser herboriser en repos , j'ai voulu quitter les plantes ;
mais j'ai vu que je ne pouvois plus m'en passer , c'est une distraction qui
m'est nécessaire absolument; c'est un engouement d'enfant, mais qui me durera
toute ma vie.
Je voudrois, Monsieur, trouver quelque moyen
d'aller la finir dans les Isles de l'Archipel , dans celle de Chipre , ou dans
quelque autre coin de la Grèce , il ne m'importe où , pourvu que je trouve un
beau climat, fertile en végétaux, & que la charité chrétienne ne dispose
plus de moi. J'ai dans l'esprit que la barbarie Turque me sera moins cruelle.
Malheureusement, pour y aller, pour y vivre avec ma femme, j'ai besoin d'aide
& de protection. Je ne saurois subsister là-bas sans ressource ; & sans
quelque faveur de la Porte , ou quelque recommandation du moins pour quelqu'un
des consuls qui résident dans le pays , mon établissement y seroit totalement
impossible. Comme je ne serois pas sans espoir d'y rendre mon séjour de quelque
utilité au progrès de l'histoire naturelle & de là botanique, je croirois
pouvoir à ce titre obtenir quelque assistance des souverains qui se sont
honneur de le favoriser. Je ne suis pas un Tournefort , ni un Jussieu, mais
aussi je ne serois pas ce travail en passant, plein d'autres vues, & par
tâche; je m'y livrèrois tout entier, uniquement par plaisir, & jusqu'à la
mort. Le goût , l'assiduité, la constance peuvent suppléer à beau-coup de
connoissances, & même les donner à la fin. Si j'avois encore ma pension du
Roi d'Angleterre , elle me suffiroit, & je ne demanderois rien , sinon qu'on
favorisât mon [247] passage , & qu'on m'accordât quelque recommandation.
Mais sans y avoir renoncé formellement, je me suis mis dans le cas de ne
pouvoir demander, ni désirer même honnêtement qu'elle me soit continuée , &
d'ailleurs , avant d'aller m'exiler là pour le reste de mes jours , il me
faudroit quelque assurance raisonnable de n'y pas être oublié , & laissé
mourir de faim. J'avoue qu'en faisant usage de mes propres ressources , j’en
trouverois dans le fruit de mes travaux passés de suffisantes pour subsister où
que ce fût ; mais cela demanderoit d'autres arrangemens que ceux qui
subsistent, & des soins que je ne suis plus en état d'y donner. Pardon,
Monsieur, je vous expose bien confusément l'idée qui m'est venue, & les
obstacles que je vois à son exécution. Cependant , comme ces obstacles ne sont
pas insurmontables, & que cette idée m’offre le seul espoir de repos qui me
reste, j'ai cru devoir vous en parler, afin que sondant le terrain, si
l'occasion s'en présente , soit auprès de quelqu'un qui ait du crédit à la Cour
& des protecteurs que vous me connoissez , soit pour tâcher de savoir en
quelle disposition l'on seroit à celle de Londres pour protéger mes
herborisations dans l'Archipel, vous puissiez me marquer si l'exil dans ce
pays-là que je désire , peut être favorisé d'un des deux Souverains. Au reste ,
il n’y a que ce moyen de le rendre praticable, & je ne me résoudrai jamais,
avec quelque ardeur que je le désire, à recourir pour cela à aucun particulier
quel qu'il soit. La voie la plus courte & la plus sûre de savoir là-dessus
ce qui se peut faire , seroit, à mon avis , de consulter Madame la Maréchale de
Luxembourg. J'ai même une si pleine confiance & dans sa bonté pour [248]
moi,& dans ses lumières, que je voudrois que vous ne parlassiez d'abord de
ce projet qu'à elle seule , que vous ne fissiez là-dessus que ce qu'elle
approuvera , & que vous n'y pensiez plus si elle le juge impraticable. Vous
m'avez écrit, Monsieur , de compter sur vous. Voilà ma réponse. Je mets mon
sort dans vos mains, autant qu'il peut dépendre de moi. Adieu, Monsieur , je
vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE AU MÊME.
A Bourgoin le 23 Octobre 1768.
J'ai, Monsieur, votre lettre du 13 , & les
autres. Je ne vous ferai point d'autres remercîmens des peines que je vous
donne, que d'en profiter; il en est pourtant, que je voudrois vous éviter comme
celle des duplicata de vos lettres que vous prenez inutilement, puisqu'il est
de la dernière évidence que si l'on prenoit le parti de supprimer vos lettres ,
on supprimeroit encore plus certainement les duplicata.
Je sens l'impossibilité d'exécuter mon projet :
vos raisons sont sans replique, mais je ne conviens pas qu'en supposant cette
exécution possible, ce seroit donner plus beau jeu à mes ennemis, je suis
certain de ne pouvoir pas plus éviter en France qu'en Angleterre de tomber dans
les mains de [249] leurs satellites; au lieu que les pachas ne se piquant pas
de philosophie, & n'étant que médiocrement galans, les Machiavels &
leurs amies ne disposeroient pas tout-à-fait aussi aisément d'eux, que de ceux
d'ici. Le projet que vous substituez au mien, savoir, celui de ma retraite dans
les Cévennes , à été le premier des miens en songeant à quitter Trie ; je le
proposai à M. le Prince de Conti, qui s’y opposa & me força de
l'abandonner. Ce projet eut été fort de mon goût, & le seroit encore. Mais
je vous avoue qu'une habitation tout-à-fait isolée m'effraye un peu , depuis
que je vois dans ceux qui disposent de moi tant d'ardeur à m'y confiner. Je ne
sais ce qu'ils veulent faire de moi dans un désert, mais ils m'y veulent
entraîner à toute force , & je ne doute pas que ce ne soit l'une des
raisons qui les a portés à me chasser de Trie, dont l'habitation ne leur
paroissoit pas encore assez solitaire pour leur objet , quoique le voeu commun
de son Altesse, de Mde. la Maréchale & le mien fût que j'y finisse mes
jours. S'ils n'avoient voulu que s'assurer de moi, me diffamer à leur aise ,
sans que jamais je pusse dévoiler leurs trames aux yeux du public , ni même les
pénétrer, c'étoit là qu'ils devoient me tenir, puisque, maîtres absolus dans la
maison du Prince , ou il n'a lui-même aucun pouvoir, ils y disposoient de moi
tout à leur gré. Cependant après avoir tâché de me dissuader d'y rentrer, &
de me persuader d'en sortir, trouvant ma volonté inébranlable , ils ont
fini par m'en chasser de vive force par les mains du sacripant que le maître
avoit chargé de me protéger , mais qui se sentoient trop bien protégés ici,
même par d'autres, [250] pour avoir peur de désobéir. Que me veulent-ils
maintenant qu'ils me tiennent tout-à-fait ? Je l'ignore, je sais seulement
qu'ils ne me veulent ni à Trie, ni dans une ville , ni au voisinage d'aucun
ami, ni même au voisinage de personne; & qu'ils ne veulent autre chose
encore que simplement de s'assurer de moi. Convenez que voilà de quoi donner à
penser. Comment le Prince me protégera-t-il ailleurs, s'il n'a pu me protéger
dans sa maison même ? Que deviendrai-je dans ces montagnes , si je vais m'y
fourrer sans préliminaire; sans connoissance, & sûr d'être, comme partout,
la dupe & la victime du premier fourbe qui viendra me circonvenir ? Si nous
prenons des arrangemens d'avance; il arrivera ce qui est toujours arrivé ;
c'est que M. le Prince de Conti , & Mde. la Maréchale ne pouvant les cacher
aux Machiavelistes qui les entourent, & qui se gardent bien de laisser voir
leurs desseins secrets, leur donneront le plus beau jeu du monde pour dresser
d'avance leurs batteries dans le lieu que je dois habiter. Je serai attendu-là
, comme je l'étois à Grenoble, & comme je le suis partout où l'on sait que
je veux aller. Si c'est une maison isolée , la chose leur sera cent sois plus
commode : ils n'auront à corrompre que les gens dont je dépendrai pour tout
& en tout. Si ce n'étoit que pour m'espionner, à la bonne heure , &
très-peu m'importe. Mais c'est pour autre chose, comme je vous l'ai prouvé, &
pourquoi ? Je l'ignore, & je m'y perds; mais convenez que le doute n'est
pas attirant.
Voilà, Monsieur, des considérations que je vous
prie de bien peser, à quoi j'ajoute les incommodités infinies d'une habitation
isolée pour un étranger à mon âge, & dans mon [251] état ; la dépense au
moins triple , les idées terribles auxquelles je dois être en proie, ainsi
séquestré du genre-homme, non volontairement & par goût, mais par force
& pour assouvir la rage de mes oppresseurs : car d'ailleurs je vous jure
que mon même goût pour la solitude est plutôt augmenté que diminué par mes
infortunes, & que si j'étois pleinement libre & maître de mon sort, je
choisirois la plus profonde retraite pour y finir mes jours. Bien plus, une
captivité déclarée, n'auroit rien de pénible & de triste pour moi. Qu'on me
traite comme on voudra , pourvu que ce soit ouvertement , je puis tout souffrir
sans murmure; mais mon coeur ne peut tenir aux flagorneries d'un sot fourbe qui
se croit fin parce qu'il est faux; j'étois tranquille aux cailloux des
assassins de Motiers , & ne puis l'être aux phases des admirateurs de
Grenoble.
Il faut vous dire encore que ma situation
présente est trop désagréable & violente pour que je ne saisisse pas la
première occasion d'en sortir ; ainsi des arrangemens d’une exécution éloignée,
ne peuvent jamais être pour moi des engagemens absolus qui m'obligent à
renoncer aux ressources qui peuvent se présenter dans l'intervalle. J'ai dû,
Monsieur, entrer avec vous dans ces détails , auxquels je dois ajouter que
l'espèce de liberté de disposer de moi, que me ressources me laissent, n'est
pas illimitée, que ma situation la restreint tous les jours , que je ne puis
former des projets que pour deux ou trois années, passé lesquelles d'autres
lois ordonneront de mon sort, & de celui de ma compagne; mais l'avenir
éloigné ne m'a jamais effrayé. Je sens qu’en général, [252] vivant ou mort, le
temps est pour moi; mes ennemis le sentent aussi, & c'est ce qui les
désole; ils se pressent de jouer de leur reste ; dès maintenant ils en ont trop
fait, pour que leurs manoeuvres puissent rester long-temps cachées, & le
moment qui doit les mettre en évidence sera précisément celui où ils voudront
les étendre sur l'avenir. Vous êtes jeune, Monsieur; souvenez - vous de la
prédiction que je vous fais , & soyez sûr que vous la verrez accomplie. Il
me reste maintenant à vous dire que prévenu de tout cela, vous pouvez agir
comme votre coeur vous inspirera , & comme votre raison vous éclairera,
plein de confiance en vos sentimens , & en vos lumières, certain que vous
n'êtes pas homme à servir mes intérêts aux dépends de mon honneur, je vous
donne toute ma confiance. Voyez Mde. la Maréchale , la mienne en elle est
toujours la même. Je compte également & sur ses bontés, & sur celles de
M. le Prince de Conti ; mais l'un est subjugué, l'autre ne l'est pas, & je
ratifie d'avance tout ce que vous résoudrez avec elle , comme fait pour mon
plus grand bien. A l'égard du titre dont vous me parlez, je tiendrai toujours à
très-grand honneur d'appartenir à S. A. S. & il ne tiendra pas à moi de le
mériter; mais ce sont de ces choses qui s'acceptent, & qui ne se demandent
pas. Je ne suis pas encore à la fin de mon bavardage, mais je suis à la fin de
mon papier; j'ai pourtant encore à vous dire que l'aventure de Thevenin a
produit sur moi l'effet que vous désiriez. Je me trouve moi-même fort ridicule
d'avoir pris à coeur une pareille affaire ; ce que je p'aurois pourtant pas
fait , je vous jure, si je n'eusse été sûr [253] que c'étoit un drôle apposté.
Je désirois, non par vengeance assurément, mais pour ma sûreté , qu'on dévoilât
ses instigateurs , on ne l'a pas voulu, soit ; il en viendroit mille autres que
je ne daignerois pas même répondre à ceux qui m’en parleroient. Bonjour,
Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
P. S. J'oubliois de vous dire que mon
chamoiseur est bien le cordonnier de M. de Tanley ; il apprit le métier de
chamoiseur à Yverdun après sa retraite. J'ai fait faire en Suisse des
informations, avec la déposition juridique , & légalisée du cabaretier
Jeannet.
LETTRE AU MÊME.
A Bourgoin le 2 Novembre 1768.
Depuis la dernière lettre , Monsieur , que je
vous ai écrire, & dont je n'ai pas encore la réponse , j'ai reçu de M. le
Duc de Choiseul un passe-port que je lui avois demandé pour sortir du royaume,
il y a près de six semaines, & auquel je ne songeois plus. Me sentant de
plus en plus dans l'absolue nécessité de me servir de ce passe - port , j'ai
délibéré, dans la cruelle extrémité où je me trouve, & dans la saison où
nous sommes, sur l'usage que j'en serois, ne voulant, ni ne pouvant le laisser
écouler comme l'autre. Vous serez étonné du résultat de ma délibération, faite
pourtant [254] avec tout le poids, tout le sang - froid, toute la réflexion
dont je suis capable ; c'est de retourner en Angleterre & d'y aller finir
mes jours dans ma solitude de Wootton. Je crois cette résolution la plus sage
que j'aie prise en ma vie , & j'ai pour un des garans de sa solidité ,
l'horreur qu'il m'a fallu surmonter pour la prendre , & telle qu'en cet
instant même je n'y puis penser sans frémir. Je ne puis, Monsieur, vous en dire
davantage dans une lettre, mais mon parti est pris , & je m'y sens
inébranlable , à proportion de ce qu'il m'en a coûté pour le prendre. Voici une
lettre qui s'y rapporte , & à laquelle je vous prie de vouloir bien donner
cours. J'écris à M. l'Ambassadeur d'Angleterre, mais je ne sais s'il est à
Paris. Vous m'obligeriez de vouloir bien vous en informer, & si vous
pouviez même parvenir à savoir s'il a reçu ma lettre, vous seriez une bonne
oeuvre de m'en donner avis : car tandis que j'attends ici sa réponse , mon
passe - port s'écoule, & le temps est précieux. Vous êtes trop clairvoyant
pour ne pas sentir combien il m'importe que la résolution que je vous
communique demeure secrète, & secrète sans exception : toutefois je n'exige
rien de vous que ce que la prudence & votre amitié en exigeront. Si M.
l'Ambassadeur d'Angleterre ébruite ce dessein, c'est toute autre chose, &
d'ailleurs je ne l'en puis empêcher. En prenant mon parti sur ce point, vous
sentez que je l'ai pris sur tout le reste. Je quitterai ce continent comme je
quitterois le séjour de la lune. L'autre fois ce n'émit pas la même chose; j'y
laissois des attachemens, j'y croyois laisser des amis. Pardon , Monsieur, mais
je parle des anciens. Vous sentez que les nouveaux, [255] quelques vrais qu'ils
soyent, ne laissent
pas ces déchiremens de coeur qui le sont
saigner durant toute la vie, par la rupture de la plus douce habitude qu'il
puisse contracter. Toutes mes blessures saigneront, j'en conviens, le reste de
mes jours ; mais mes erreurs du moins sont bien guéries, la cicatrice est faite
de ce côté-là. Je vous embrasse.
LETTRE A Mr. MOULTOU.
A Bourgoin le 5 Novembre 1768.
Vous avez fait, cher Moultou, une perte que
tous vos amis & tous les honnêtes gens doivent pleurer avec vous, &
j'en ai fait une particulière dans votre digne père par les sentimens dont il
m'honoroit, & dont tant de faux amis, dont je suis la victime, m'ont bien
fait connoître le prix. C'est ainsi, cher Moultou, que je meurs en détail dans
tous ceux qui m'aiment , tandis que ceux qui me haïssent & me trahissent
semblent trouver dans l'âge, & dans les années une nouvelle vigueur pour me
tourmenter. Je vous entretiens de ma perte au lieu de parler de la vôtre: mais
la véritable douleur qui n'a point de consolation ne sait guère en trouver pour
autrui ; on console les indifférent, mais on s'afflige avec ses amis. Il me
semble que si j’étois près de vous, que nous nous embrassassions, que nous pleurassions
deux sans nous rien dire , nos coeurs se seroient beaucoup dit.
[256] Cruel ami, que de regrets vous me
préparez dans votre description de Lavagnac ! Hélas ce beau séjour étoit
l'asile qu'il me falloit ; j'y aurois oublié, dans un doux repos, les ennuis de
ma vie; je pouvois espérer d'y trouver enfin de paisibles jours, & d'y
attendre sans impatience, la mort qu'ailleurs je désirerai sans cesse. Il est
trop tard. La fatale destinée qui m'entraîne , ordonne autrement de mon sort.
Si j'en avois été le maître , si le Prince lui - même eût été le maître chez
lui , je ne serois jamais sorti de Trie, dont il n'avoit rien épargné pour me
rendre le séjour agréable. Jamais Prince n'en a tant fait pour aucun
particulier qu'il en a daigné faire pour moi : Je le mets ici à ma place ,
disoit-il à son officier ; je veux qu'il ait la même autorité que moi , &
je n'entends pas qu'on lui offre rien , parce que je le fais le maître de tout.
Il a même daigné me venir voir plusieurs fois , souper avec moi tête-à-tête, me
dire en présence de toute sa suite, qu'il venoit exprès pour cela, & , ce
qui m'a plus touché que tout le reste , s'abstenir même de chasser , de peur
que le motif de son voyage ne fût équivoque. Hé bien , cher Moultou, malgré ses
soins , ses ordres les plus absolus, malgré le désir, la passion j'ose dire ,
qu'il avoit de me rendre heureux dans la retraite qu'il m'avoit donnée , on est
parvenu à m'en chasser , & cela par des moyens tels que l'horrible récit
n'en sortira jamais de ma bouche ni de ma plume. Son Altesse a tout su , &
n'a pu désapprouver ma retraite ; les bontés, la protection, l'amitié de ce
grand homme m'ont suivi dans cette province , & n'ont pu me garantir des
indignités que j'y ai souffertes.
[257] Voyant qu'on ne me laisseroit jamais en
repos dans le royaume , j'ai résolu d'en sortir ; j'ai demandé un passe-port à
M. de Choiseul qui après m'avoir laissé long-temps sans réponse, vient enfin de
m'envoyer ce passe - port. Sa lettre est très-polie , mais n'est que cela ; il
m'en avoir écrit auparavant d'obligeantes. Ne point m'inviter à ne pas faire
usage de ce passe-port, c'est m'inviter en quelque sorte à en faire usage. Il
ne convient pas d'importuner les ministres pour rien. Cependant depuis le
moment où j'ai demandé ce passe-port jusqu'à celui où je l'ai obtenu, la saison
s'est avancée, les Alpes se sont couvertes de glace & de neige ; il n'y a
plus moyen de songer à les passer dans mon état. Mille considérations
impossibles à détailler dans une lettre, m'ont forcé à prendre le parti le plus
violent, le plus terrible auquel mon coeur pût jamais se résoudre, mais le seul
qui m'ait paru me rester; c'est de repasser en Angleterre, & d'aller finir
mes malheureux jours dans ma triste solitude de Wootton, où depuis mon départ
le propriétaire m'a souvent rappelé par force cajoleries. Je viens de lui
écrire en conséquence de cette résolution ; j'ai même écrit aussi à
l'Ambassadeur d'Angleterre; si ma proposition est acceptée, comme elle le sera
infailliblement, je ne puis plus m'en dédire, & il faut partir. Rien ne
peut égaler l'horreur que m'inspire ce voyage; mais je ne vois plus de moyen de
m'en tirer sans mériter des reproches ; & à tout âge, surtout au mien , il
vaut mieux être malheureux que coupable.
J'aurois doublement tort d'acheter par rien de
repréhensible le repos du peu de jours qui me restent à passer. Mais [258] je
vous avoue que ce beau séjour de Lavagnac , le voisinage de M. Venel ,
l'avantage d'être auprès de son ami , par conséquent d'un honnête homme, au
lieu qu'à Trie, j'étois entre les mains du dernier des malheureux; tout cela me
suivra en idée dans ma sombre retraite, & y augmentera ma misère , pour
n'avoir pu faire mon bonheur. Ce qui me tourmente encore plus en ce moment, est
une lueur de vaine espérance dont je vois l’illusion , mais qui m'inquiète
malgré que j'en aie. Quand mon sort sera parfaitement décidé, & qu'il ne me
restera qu'à m'y soumettre, j'aurai plus de tranquillité. C'est en attendant,
un grand soulagement pour mon coeur d'avoir épanché dans le vôtre tout ce détail
de ma situation. Au reste , je suis attendri d'imaginer vos Dames, vous &
M. Venel faisant ensemble ce pélérinage bienfaisant , qui mérite mieux que ceux
de Lorette, d'être mis au nombre des oeuvres de miséricorde. Recevez tous mes
plus tendres remercîmens & ceux de ma femme; faites agréer ses respects
& les miens à vos Dames. Nous vous saluons & vous embrassons l'un &
l'autre de tout notre coeur.
J'ai proposé l'alternative de l'Angleterre
& de Minorque, que j'aimerois mieux à cause du climat. Si ce dernier parti
est préféré , ne pourrions-nous pas nous voir avant mon départ, soit à
Montpellier, soit à Marseille ?
[259] LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Bourgoin le 7 Novembre 1768.
Depuis ma dernière lettre, Monsieur, j'ai reçu
d'un ami l'incluse qui a fort augmenté mon regret d'avoir pris mon parti si
brusquement. La situation charmante de ce château de Lavagnac, le maître auquel
il appartient, l'honnête homme qu'il a pour agent, la beauté, la douceur du
climat si convenable à mon pauvre corps délabré, le lieu assez solitaire pour
être tranquille, & pas assez pour être un désert ; tout cela , je vous
l'avoue, si je passe en Angleterre , ou même à Mahon , car j'ai proposé
l'alternative, tout cela, dis-je, me sera souvent tourner les yeux & soupirer
vers cet agréable asile si bien fait pour me rendre heureux , si l'on m'y
laissoit en paix. Mais j'ai écrit ; si l'ambassadeur me répond honnêtement, me
voilà engagé ; j'aurais l'air de me moquer de lui si je changeois de résolution
, & d'ailleurs ce seroit en quelque sorte marquer peu d'égard pour le
passe-port que M. de Choiseul a eu la bonté de m'envoyer à ma prière. Les
ministres sont trop occupés, & d'affaires trop importantes, pour qu'il soit
permis de les importuner inutilement. D'ailleurs, plus je regarde autour de moi
, plus je vois avec certitude qu'il se brasse quelque chose, sans que je puisse
deviner quoi. Thevenin n'a pas été apposté pour rien , il y avoit dans cette
farce ridicule, quelque vue qu'il m'est impossible [260 ]de pénétrer ; & dans
la profonde obscurité qui m'environne, j'ai peur au moindre mouvement de faire
un faux pas. Tout ce qui m'est arrivé depuis mon retour en France , &
depuis mon départ de Trie , me montre évidemment qu'il n'y a que M. le Prince
de Conti parmi ceux qui m'aiment, qui sache au vrai le secret de ma situation ,
& qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour la rendre tranquille sans pouvoir y
réussir. Cette
persuasion m'arrache des élans de
reconnoissance & d'attendrissement vers ce grand Prince, & je me
reproche vivement mon impatience au sujet du silence qu'il a gardé sur mes deux
dernières lettres ; car il y peu de temps que j'en ai écrit à S. A. une seconde
qu'elle n'a peut-être pas plus reçue que la première; c'est de quoi je
délirerais extrêmement d'être instruit. Je n'ose en ajouter une pour elle dans
ce paquet de peur de le grossir au point de donner dans la vue : mais si dans
ce moment critique, vous aviez pour moi la charité de vous présenter à son
audience, vous me rendriez un office bien signalé de l'informer de ce qui se
passe, & de me faire parvenir son avis, c'est-à-dire, ses ordres: car dans
tout ce que j'ai fait de mon chef, je n'ai fait que des sottises qui me
serviront au moins de leçons à l'avenir, s'il daigne encore se mêler de moi.
Demandez-lui aussi de ma part, je vous supplie, la permission de lui écrire
désormais sous votre couvert, puisque sous le sien, mes lettres ne passent pas.
La tracasserie du Sieur Thevenin est enfin
terminée. Après les preuves sans replique que j'ai données à M. de Tonnerre, de
l'imposture de ce coquin, il m'a offert de le punir par [261] quelques jours de
prison. Vous sentez bien que c'est ce que je n'ai pas accepté, & que ce
n'est pas de quoi il étoit question. Vous ne sautiez imaginer les angoisses que
m’a donné cette sotte affaire, non pour ce misérable, à qui je n'aurois pas
daigné répondre, mais pour ceux qui l'ont apposté, & que rien n'étoit plus
aisé que de démarquer si on l'eût voulu. Rien ne m'a mieux fait sentir combien
je suis inepte & bête en pareil cas, le seul à la vérité, de ces espèce où
je me sois jamais trouvé. J'étois navré, consterne, presque tremblant; je ne
savois ce que le disois en questionnant l'imposteur ; & lui tranquille
& calme dans ses absurdes mensonges, portoit dans l'audace du crime, tout
l'apparence de la sécurité des innocens. Au reste , j'ai fait passer à M. de
Tonnerre l'arrêt imprimé concernant ce misérable, qu'un ami m'a envoyé, &
par lequel M. de Tonnerre a pu voir que ceux qui avoient mis cette homme en jeu
avoient su choisir un sujet expérimenté dans ces sortes d'affaires.
Je ne me trouvai jamais dans des embarras pareils à ceux où je suis, &
jamais je ne me sentis plus tranquille. Je ne vois d'aucun côté nul espoir de
repos ; & loin de me désespérer , mon coeur me dit que mes maux touchent à
leur fin. Il en seroit bien temps , je vous assure. Vous voyez, Monsieur,
comment je vous écris, comment je vous charge de mille soins, comment je remets
mon sort en vos mains, & à vous seul. Si vous n'appelez pas cela de la
confiance & de l'amitié aussi bien que de l'importunité, & de
l'indiscrétion peut - être, vous avez tort. Je vous embrasse de tout mon coeur.
[262] LETTRE AU MÊME.
A Bourgoin le 28 Novembre 1768.
Je ne puis pas mieux vous détromper, Monsieur,
sur la réserve dont vous me soupçonnez envers vous, qu'en suivant en tout vos
idées & vous en confiant l'exécution, & c'est ce que je fais , je vous
jure , avec une confiance dont mon coeur est content, & dont le vôtre doit
l'être. Voici une lettre pour M. le Prince de Conti où je parle comme vous le
désirez, & comme je pense. Je n'ai jamais ni déliré, ni cru, que ma lettre
à M. l'Ambassadeur d'Angleterre , dût, ni pût être un secret pour Son Altesse,
ni pour les gens en place , mais seulement pour le public , & je vous préviens,
une fois pour toutes , que quelque secret que je puisse vous demander sur quoi
que ce puisse être, il ne regardera jamais M. le Prince de Conti, en qui j'ai
autant & plus de confiance qu'en moi-même. Vous m'avez promis que ma lettre
lui seroit remise en main propre, je suppose que ce sera par vous; j'y compte,
& je vous le demande.
Vous aurez pu voir que le projet de passer en
Angleterre, qui me vint en recevant le passe-port, a été presqu'aussitôt
révoqué que formé : de nouvelles lumières sur ma situation m'ont appris que je
me devois de rester en France, & j'y relierai. M. Davenport m'a fait une
réponse très-engageante [263] & très-honnête. L'ambassadeur ne m'a point
répondu. Si j'avois su que le Sieur W**. étoit auprès de lui, vous jugez bien
que je n'aurois pas écrit. Je m'imaginois bonnement que toute l'Angleterre
avoit conçu pour ce misérable & pour ton camarade, tout le mépris dont ils
sont dignes. J'ai toujours agi d'après la supposition des sentimens de droiture
& d'honneur innés dans les coeurs des hommes. Ma foi, pour le coup , je me
tiens coi, & je ne suppose plus rien ; me voilà de jour en jour plus
déplacé parmi eux , & plus embarrassé de ma figure. Si c'est leur tort ou
le mien, c'est ce que je les laisse décider à leur mode ; ils peuvent continuer
à balloter ma pauvre machine à leur gré , mais ils ne m'ôteront pas ma place ;
elle n'est pas au milieu d'eux.
J'ai été très-bien pendant une dixaine de
jours. J'étois gai, j'avois bon appétit, j'ai fait à mon herbier de bonnes
augmentations. Depuis deux jours je suis moins bien, j'ai de la fièvre, un
grand mal de tête, que les échecs ou j'ai joué hier , ont augmenté. Je les
aime, & il faut que je les quitte. Mes plantes ne m'amusent plus. Je ne
fais que chanter des strophes du Tasse ; il est étonnant quel charme je trouve
dans ce chant avec ma pavure voix cassée & déjà tremblottante. Je me mis
hier tout en larmes , sans presque m'en appercevoir, en chantant l'histoire
d'Olinde & de Sophronie. Si j'avois une pauvre petite épinette pour
soutenir un peu ma voix foiblissante, je chanterois du matin jusqu'au soir. Il
est impossible à ma mauvaise tête de renoncer aux châteaux en Espagne. Le soin.
de la cour du château de Lavagnac, une épinette, & mon Tasse, voilà celui
qui m'occupe aujourd'hui malgré moi. [264] Bon jour, Monsieur; ma femme vous
salue de tout son coeur ; j'en fais de même; nous vous aimons tous deux bien
sincèrement.
LETTRE AU MÊME.
A Bourgoin ce 7 Décembre 1768.
Voici , Monsieur, une lettre à laquelle je vous
prie de vouloir bien donner cours. Elle est pour M. Davenport qui m'a écrit
trop honnêtement pour que je puisse me dipenser de lui donner avis que j'ai
changé de résolution. J'espère que ma précédente avec l'incluse vous sera bien
parvenue, & j'en attends la réponse au premier jour. Je suis assez content
de mon état présent ; je passe , entre mon Tasse & mon herbier, des heures
assez rapides pour me faire sentir combien il est ridicule de donner tant
d'importance à une existence aussi fugitive. J'attends sans impatience que la
mienne soit fixée ; elle l'est par tout ce qui dépendoit de moi; le reste qui
devient tous les jours moindre, en à la merci de la nature & des hommes :
ce n'est plus la peine de le leur disputer; j'aimerois assez à passer ce reste
dans la grotte de la Balme , si les chauve-souris ne l'empuantissoient pas. Il
faudra que nous l'allions voir ensemble, quand vous passerez par ici. Je vous
embrasse de tout mon coeur.
[265] LETTRE A Mr. D. P.......u.
A Bourgoin le 19 Décembre 1768.
Ce que vous me marquez de la fin de vos
brouilleries avec la cour, me fait grand plaisir ; & j'en augure que vous
pourrez encore vivre agréablement où vous êtes , & où êtes, & où vous
êtes retenu par des liens d'attachement qu'il n'est pas dans votre coeur de rompre
aisément. Il me semble que le Roi se conduit réellement en très-grand Roi,
lorsqu'il veut premièrement être le maître, & puis être juste. Vous
penserez qu'il seroit plus grand & plus beau de vouloir transposer cet
ordre ; cela peut être ; mais cela est au-dessus de l’humanité; & c'est
bien assez, pour honorer le génie & l’ame du plus grand Prince , que le
premier article ne lui fasse pas négliger l'autre; si Fréderic ratifie le
rétablissement de tous vos priviléges, comme je l'espère, il aura mérité de
vous le plus bel éloge que puisse mériter un souverain, & qui l'approche de
Dieu même, celui qu'Armide faisoit de Godefroi de Bouillon:
Tu, cui concesse il cielo e diel' ti il
fato,
Voler il giusto , e poter ciò che vuoi.
Je m'imagine que si les députés , qu'en pareil
cas, vous lui enverrez probablement pour le remercier, lui récitoient ces deux
vers pour toute harangue, ils ne seroient pas mal reçus.
[266] Je suis bien touché de la commission que
vous avez donnée à Gagnebin; voilà vraiment un soin d'amitié , un soin de ceux
auxquels je serai toujours sensible, parce qu'ils sont choisis selon mon coeur
& selon mon goût. Je dois certainement la vie aux plantes ; ce n'est pas ce
que je leur dois de bon; mais je leur dois d'en couler encore avec agrément
quelques intervalles , au milieu des amertumes dont elle est inondée : tant que
j'herborise, je ne suis pas malheureux ; & je vous réponds que si l'on me
laissoit faire , je ne cesserois tout le reste de ma vie d'herboriser du matin
au soir. Au reste j'aime mieux que le recueil de M. Gagnebin soit très-petit,
& qu'il ne soit pas composé de plantes communes qu'on trouve partout; je ne
vous dissimulerai même pas, que j'ai déjà beaucoup de plantes alpines & des
plus rares ; cependant comme il y en a encore un très-grand nombre qui me
manquent, je ne doute pas qu'il ne s'en trouve dans votre envoi qui me seront
grand plaisir par elles - mêmes , outre celui de les recevoir de vous. Par
exemple, quoique je sois assez riche en Gentianes, il y en a une que je n'ai pu
trouver encore, & que je convoîte beaucoup , c'est la grande Gentiane
pourprée, la seconde en rang du Species de Linnaeus . J'ai le
Tozzia alpina , Linn. : mais il y manque la racine qui est la partie la
plus curieuse de cette plante , d'ailleurs difficile à sécher & conserver.
J'ai l'Uva ursi en fruits , mais je ne l'ai pas en fleurs. J'ai l'Azalea
procumbens , mais il me manque d'autres beaux Chamærhododendros des
Alpes. Je n'ai qu'un misérable petit Androsace. Je n'ai pas le Cortusa
Matthioli , &c. La liste [267] de ce que j'ai seroit longue ; celle de
ce qui me maque plus longue encore : mais si vous vouliez m'envoyer celle de ce
que vous enverra Gagnebin , j'y pourrois noter ce qui me manque , afin que le
reste étant superflu dans mon herbier , pût demeurer dans le vôtre. Je me suis
ruiné en livres de botanique , & j'avois bien résolu de n'en plus acheter;
cependant je sens que m'affectionnant aux plantes des Alpes, je ne puis me
passer de celui de Haller. Vous m'obligerez de vouloir bien me marquer
exactement son titre , son prix, & le lieu où vous l'avez trouvé ; car la
France est si barbare encore en botanique, qu'on n'y trouve presque aucun livre
de cette science ; & j'ai été obligé de faire venir grands frais de
Hollande & d'Angleterre, le peu que j’en ai; encore ai-je cherché partout
ceux de Clusius sans pouvoir les trouver.
Voilà bien du bavardage sur la botanique , dont
je vois avec grand regret que vous avez tout-à-fait perdu le goût. Cependant
puisque vous avez un peu fêté mon Apocyn, j'ai grande envie de vous envoyer
quelques graines de l'arbre de soie , & de la pomme de canelle , qu'on m'a
dernièrement apportées des Isles. Quand vous commencerez à meubler votre jardin
, je suis jaloux d'y contribuer. Bonjour, mon cher hôte , nous vous embrassons
& vous saluons l’un & l'autre de tout notre coeur.
[268] LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Bourgoin le 19 Décembre 1768.
Pauvre garçon , pauvre Sautershaim ! Trop
occupé de moi durant ma détresse, je l’avois un peu perdu de vue , mais il
n'étoit point sorti de mon coeur , & j'y avois nourri le désir secret de me
rapprocher de lui, si jamais je trouvois quelqu'intervalle de repos entre les
malheurs & la mort. C'étoit l'homme qu'il me falloit pour me fermer les
yeux ; son caractère étoit doux ; sa société étoit simple ; rien de la
pretintaille françoise ; encore plus de sens que d'esprit; un goût sain , formé
par la bonté de son coeur, des talens assez pour parer une solitude , & un
naturel fait pour l'aimer avec un ami: c'étoit mon homme ; la Providence me l'a
ôté ; les hommes m'ont ôté la jouissance de tout ce qui dépendoit d'eux ; ils
me vendent jusqu'à la petite mesure d'air qu'ils permettent que je respire ; il
ne me restoit qu'une espérance illusoire ; il ne m'en reste plus du tout. Sans
doute le ciel me trouve digne de tirer de moi seul toutes mes ressources ,
puisqu'il ne m'en laisse plus aucune autre. Je sens que la perte de ce pauvre
garçon m'affecte plus à proportion, qu'aucun de mes autres malheurs. Il falloit
qu'il y, eût une simpathie bien forte entre lui
& moi , puis qu'ayant déjà appris à me
mettre en garde contre les empressés, je [269] le reçus à bras ouverts, sitôt
qu'il se présenta, & dès les premiers jours de notre liaison elle fut
intime. Je me souviens que dans ce même temps, on m'écrivit de Genève que
c'étoit un espion apposté pour tâcher de m'attirer en France, où l'on vouloir,
disoit la lettre , me faire un mauvais parti. La-dessus, je proposai à
Sauttershaim un voyage à Pontarlier , sans lui parler de ma lettre. Il y
consent; nous partons : en arrivant à Pontarlier, je l'embrasse avec transport,
& puis je lui montre la lettre ; il la lit sans s'émouvoir ; nous nous
embrassons derechef, & nos larmes coulent. J'en verte derechef en me
rappelant ce délicieux moment. J'ai fait avec lui plusieurs petits voyages
pédestres; je commençois d'herboriser, il prenoit le même goût; nous allions
voir Milord Maréchal qui, sachant que je l'aimois , le recevoir bien , & le
prit bientôt en amitié lui - même. Il avoir raison. Sauttershaim étoit aimable,
mais son mérite ne pouvoit être senti que des gens bien nés, il glissoit sur
tous les autres. La génération dans laquelle il a vécu n'étoit pas faite pour
le connoître ; aussi n'a - t - il rien pu faire à Paris ni ailleurs. Le ciel
l'a retiré du milieu des hommes où il étoit étranger : mais pourquoi m'y a-t-il
laissé?
Pardon, Monsieur , mais vous aimiez ce pauvre
garçon , & je sais que l'effusion de mon attachement & de mon regret ne
peut vous déplaire. Je suis sensible à la peine que vous avez bien voulu
prendre en ma saveur auprès de M. le Prince de Conti ; mais vous en avez été
bien payé par le plaisir de converser avec le plus aimable & le plus
généreux des hommes, qui surement eût aimé & favorisé notre pauvre [270]
Sauttershaim, s'il l'avoir connu. Je vois , par ce que vous me marquez de ses
nouvelles bontés pour moi , qu'elles sont inépuisables, comme la générosité de
son coeur. Ah ! pour-quoi faut-il que tant d'intermédiaires qui nous séparent,
détournent & anéantissent tout l'effet de ses soins? J'apprends que son
trésorier qui m'a fait chasser du château de Trie à force d'intrigues, est en
liaison avec l'agent du P. à celui de Lavagnac, & qu'il a déjà été question
de moi entr'eux deux. Il ne m'en faut pas davantage pour juger d'avance du sort
qu'on m'y prépare ; mais n'importe , me voilà prêt, & il n'y a rien que je
n'endure plutôt que de mériter la disgrace du Prince , en me retractant sur ce
que j'ai demandé moi-même , & en laissant inutiles par ma faute, les
démarches qu'il veut bien faire en ma faveur. De tous les malheurs dont on a
résolu de m'accabler jusqu'à ma dernière heure, il y en a un du moins dont je
saurai me garantir quoiqu'on faire ; c'est celui de perdre sa bienveillance
& sa protection par ma faute.
Vous avez la bonté , Monsieur, de me chercher
une épinette. Voilà un soin dont je vous suis très - obligé, mais dont le
succès m'embarrasseroit beaucoup; car , avant d'avoir ladite épinette, il
faudroit premièrement me pourvoir d'un lieu pour la placer, & ... d'une
pierre pour y poser ma tête. Mon herbier & mes livres de botanique me
coûtent déjà beaucoup de peine & d'argent à transporter de gîte en gîte,
& de cabaret en cabaret. Si nous ajoutions de surcroît une épinette, il
faudroit donc y attacher des courroyes, afin que je pusse la porter sur mon dos
, comme les Savoyardes [271] portent leurs vielles; tout cet attirail me feroit
un équipage assez digne du roman comique ; mais aussi peu risible qu'utile pour
moi. Dans les douces rêveries dont je suis encore assez fou pour me bercer
quelquefois, j'ai pu faire entrer le désir d'une épinette ; mais nous serons
assez à temps de longer à cet article, quand tous les autres seront réalisés,
& il me semble que de tous les services que vous pourriez me rendre, celui
de me pourvoir d'une épinette doit être laissé pour le dernier. Il est vrai que
vous me voyez déjà tranquille au château de Lavagnac. Ah ! mon cher M. Laliaud
, cela me prouve que vous avez la vue plus longue que moi. Bonjour, Monsieur ,
nous vous saluons tous deux de tout notre coeur. Je vous donne l'exemple de
finir sans complimens; vous serez bien de le suivre.
LETTRE A Mr. MOULTOU.
A Bourgoin le 30 Décembre 1768.
J'attendois, cher Moultou , pour répondre à
votre dernière lettre, d'avoir reçu les ordres que M. le P. de C. m'avoit fait
annoncer , ensuite de l'approbation qu'il a donnée au projet de ma retraite à
Lavagnac ; mais ces ordres ne sont point encore venus, & je crains qu'ils
ne viennent pas sitôt: car S. A. m'a fait prévenir qu'il falloit avant de
m'écrire , qu'elle prît pour ce projet, des arrangemens semblables à [272] ceux
qu'elle a cru à propos de prendre pour mon voyage en Dauphiné: ces arrangemens
dépendent de l'accord de personnes qui ne se rencontrent pas souvent ; &
quelle que soit la générosité de coeur de ce grand Prince , de quelque extrême
bonté qu'il m'honore , vous sentez qu'il n'est pas , ni ne sauroit être occupé
de moi seul, & la chose du monde qui fait le mieux son éloge, est qu'il ne
se soit pas encore ennuyé de tous les soins que je lui ai coûtés. J'attends
donc sans impatience ; mais en attendant , ma situation devient, à tous égards
, plus critique de jour en jour , & l'air marécageux & l'eau de
Bourgoin m'ont fait contracter depuis quelque temps , une maladie singulière
dont, de manière ou d'autre, il faut tâcher de me délivrer. C'est un gonflement
d'estomac très - considérable & sensible même au-dehors , qui m'oppresse ,
m'étouffe & me gêne au point de ne pouvoir plus me baisser, & il faut
que ma pauvre femme ait la peine de me mettre mes souliers, &c. Je croyois
d'abord d'engraisser , mais la graisse n'étouffe pas ; je n'engraisse que de
l'estomac, & le reste est tout aussi maigre qu'à l'ordinaire. Cette
incommodité qui croît à vue d'oeil , me détermine à
tâcher de sortir de ce mauvais pays le plutôt
qu'il me sera possible , en attendant que le Prince ait jugé à propos de
disposer de moi. Il y a dans ce pays à demi-lieue de la ville , une maison à
mi-côte, agréable , bien située , où l'eau & l'air sont très-bons, & où
le propriétaire veut bien me céder un petit logement que j'ai dessein
d'occuper. La maison est seule, loin de tout village , & inhabitée dans
cette saison. J'y serai seul avec ma femme [273] & une servante qu'on y tient
: voilà une belle occasion pour ceux qui disposent de moi, de se délivrer du
soin de ma garde, & de me délivrer moi des misères de cette vie. Cette idée
ne me détourne , ni ne me détermine. Je compte aller là dans quelques jours, à
la merci des hommes , & à la garde de la Providence; en attendant que je
sache s'il m'est permis d'aller vous joindre , ou si je dois rester dans ce
pays : car je suis déterminé à ne prendre aucun parti sans l'aveu du Prince,
pour qui ma confiance est égale à ma reconnoissance , & c'est tout dire.
Cher Moultou, adieu; je ne sais ni dans quel temps, ni à quelle occasion , je
cesserai de vous écrire. Mais tant que je vivrai, je ne cesserai
de vous aimer.
LETTRE A Mr. D. P.......u.
A Bourgoin le 18 Janvier 1769.
J'apprends, mon cher hôte, par le plus
singulier hasard qu'on a imprimé à Lausanne , un des chiffons qui sont entre
vos mains, sur cette question : Quelle est la première vertu du Héros ? Vous
croyez bien que je comprends qu'il s'agit d'un vol ; mais comment ce vol a-t-il
été fait , & par qui ?.... Vous qui êtes si soigneux, & surtout des
dépôts d'autrui ! J'ai des engagemens qui rendent de pareils larcins, de
très-grande [274] conséquence pour moi.*[*Il avoit pris des engagemens de ne
rien faire imprimer de son vivant] Comment donc ne m'avez-vous point du moins
averti de cette impression ? De grâce, mon cher hôte, tâchez de remonter à la
source ; de savoir comment , & par qui ce torche-cul a été imprimé. Je vis
dans la sécurité la plus profonde sur les papiers qui sont entre vos mains; si
vous souffrez que je perde cette sécurité , que deviendrai - je ? Mettez - vous
à ma place , & pardonnez l'importunité.
J'ai cru mourir cette nuit. Le jour je suis
moins mal. Ce qui me console est que de semblables nuits ne sauroient se
multiplier beaucoup. Ma femme qui a été fort mal aussi , se trouve mieux. Je me
prépare à déloger pour aller dans le séjour élevé qui m'est destiné , chercher
un air plus pur que celui qu'on respire dans ces vallées. Je vous embrasse.
LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Monquin le 18 Janvier 1769.
Je ne connois point M. de la S* *. Je sais
seulement que c'est un fabriquant de Lyon; il accompagna cet automne le fils de
Mde. Boy-de-la-Tour mon amie, qui vint me voir ici. Me voyant logé si
tristement & dans un si mauvais air , il me proposa une habitation en
Dombes. Je ne dis ni oui ni non. Cet hiver, me voyant dépérir , il est revenu à
[275] la charge , j'ai refusé , il m'a pressé : faute d'autres bonnes raisons à
lui dire , je lui ai déclaré que je ne pouvois sortir de cette province , sans
l'agrément de M. le Prince de Conti. Il m'a pressé de lui permettre de demander
cet agrément; je ne m'y suis pas opposé. Voilà tout.
J'apprends par le plus grand hasard du monde qu'on vient d'imprimer à Lausanne
un ancien chiffon de ma façon. C'est un discours sur une question proposée en
1751, par M. de Curzay tandis qu'il étoit en Corse. Quand il fut fait, je le
trouvai si mauvais que je ne voulus ni l'envoyer ni le faire imprimer. Je le
remis avec tout ce que j'avois en manuscrit, à M. D. P.....u avant mon départ
pour l'Angleterre. Je ne l'ai pas revu depuis , & n'y ai pas même pensé; je
ne puis me rappeler avec certitude, si ce barbouillage est ou n'est point un
des manuscrits inlisibles que M. D. P....u m'envoya à Wootton pour les
transcrire , & que je lui renvoyai, copie & brouillon par son ami M. de
* *, chez lequel, ou durant le transport, le vol aura pu se faire; ce qu'il y a
de sûr, c'est que je n'ai aucune part à cette impression , & que si j'eusse
été assez insensé pour vouloir mettre encore quelque chose sous la presse , ce
n'est pas un pareil torche-cul que j'aurois choisi. J'ignore comment il est
passé sous la presse: mais je crois M. D. P ....u parfaitement incapable d'une
pareille infidélité. En ce qui me regarde , voilà la vérité, & il m'importe
que cette vérité soit connue. Je vous embrasse & vous salue , mon cher
Monsieur, de tout mon coeur.
[276] LETTRE AU MÊME .
A Monquin le 4 Février 1769.
J'ai reçu ; Monsieur, vos deux dernières
lettres & avec la première la rescription que vous avez eu la bonté de
m'envoyer, & dont je vous remercie.
Quoi! Monsieur, le barbouillage académique
imprimé à Lausanne l'avoit aussi été à Paris ! .... & c'est M. Fréron qui
en est l'éditeur ! .... Le temps de l'impression , le choix de la pièce , la
moindre & la plus plate de tout ce que j'ai laissé en manuscrit , tout
m'apprend par quelles espèces de mains , & à quelle intention cet écrit a
été publié. L'édition de Lausanne, si elle existe , aura probablement été faite
sur celle de Paris. Mais le silence de M. D. me fait douter de cette seconde
édition , dont la nouvelle m'a été donnée d'assez loin pour qu'on ait pu
confondre ; & de pareils chiffons ne sont guères de ceux qu'on imprime deux
sois. Vous avez pris le vrai moyen d'aller, s'il est possible, à la source du
vol par l'examen du manuscrit; cela vaut mieux qu'une lettre imprimée qui ne
seroit que faire souvenir de moi le public & mes ennemis , dont je cherche
à être oublié, & sur laquelle les coupables n'iront surement pas se
déclarer. Vous m'apprenez aussi qu'on a imprimé un nouveau volume de mes écrits
vrais ou faux. C'est ainsi qu'on me disséque [277] de mon vivant, ou plutôt
qu'on disséque un autre corps sous mon nom. Car quelle part ai-je au recueil dont
vous me parlez ? si ce n'est deux ou trois lettres de moi qui y sont insérées,
& sur lesquelles, pour faire croire que le recueil entier en étoit, on a eu
l'impudence de le faire imprimer à Londres sous mon nom , tandis que j'étois en
Angleterre , en supprimant la première édition de Lausanne faite sous les yeux
de l'auteur. J'entrevois que l'impression du chiffon académique tient encore à
quelque autre manoeuvre souterraine de même acabit. Vous m'avez écrit
quelquefois que je faisois du noir; l'expression n'est pas juste ; ce n'est pas
moi , Monsieur, qui fais du noir; mais c'est moi qu'on en barbouille. Patience.
Ils ont beau vouloir écarter le vivier d'eau claire ; il se trouvera quand je
ne serai plus en leur pouvoir , & au moment qu'ils y penseront le moins.
Aussi , qu'ils fassent désormais à leur aise , je les mets au pis. J'attends
sans allarmes l'explosion qu'ils comptent faire après ma mort sur ma mémoire;
semblables aux vils corbeaux qui s'acharnent sur les cadavres. C'est alors
qu'ils croiront n'avoir plus à craindre le trait de lumière qui, de mon vivant,
ne cesse de les faire trembler, & c'est alors que l'on connoîtra peut-être
le prix de ma patience & de mon silence. Quoiqu'il en soit, en quittant
Bourgoin , j'ai quitté tous les soucis qui m'en ont rendu le séjour aussi
déplaisant que nuisible. L'état où je suis a plus fait pour ma tranquillité ,
que les leçons de la philosophie & de la raison. J'ai vécu, Monsieur ; je
suis content de l'emploi de ma vie , & du même ,oeil que j'en vois les
restes , je vois [278] aussi les événemens qui les peuvent remplir. Je renonce
donc à savoir désormais rien de ce qui se dit, de ce qui se fait , de ce qui se
passe par rapport à moi ; vous avez eu la discrétion de ne m'en jamais rien
dire. Je vous conjure de continuer. Je ne me refuse pas aux soins que votre
amitié, votre équité peuvent vous inspirer pour la vérité, pour moi , dans
l'occasion ; parce qu'après les sentimens que vous professez envers moi, ce
seroit vous manquer à vous-même. Mais dans l'état où sont les choses, &
dans le train que je leur vois prendre, je ne veux plus m'occuper de rien qui
me rappelle hors de moi, de rien qui puisse ôter à mon esprit la même
tranquillité dont jouit ma conscience.
Je vous écris , sans y penser, de longues lettres qui sont grand bien à mon
cœur, & grand mal à mon estomac. Je remets à une autre fois, le détail de
mon habitation. Mde. Renou vous remercie & vous salue, & moi, mon cher
Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur.
LETTRE A Mr. MOULTOU.
A Monquin le 14 Février 1769.
Je suis délogé, cher Moultou, j'ai quitté l'air
marécageux de Bourgoin pour venir occuper sur la hauteur une maison vide &
solitaire que la Dame à qui elle appartient, m'a offerte depuis long - temps,
& où j'ai été reçu avec une
[279] hospitalité très-noble, mais trop bien
pour me faire oublier que je ne suis pas chez moi. Ayant pris ce parti, l'état
où je suis ne me laisse plus penser à une autre habitation ; l'honnêteté même
ne me permettroit pas de quitter si promptement celle - ci après avoir consenti
qu'on l'arrangeât pour moi. Ma situation , la nécessité , mon goût, tout me
porte à borner mes désirs & mes soins à finir dans cette solitude des
jours, dont grâce au ciel, & quoique vous en puissiez dire, je ne crois pas
le terme bien éloigné. Accablé de maux de la vie & de l'injustice des
hommes, j'approche avec joie d'un séjour où tout cela ne pénètre point, &
en attendant je ne veux plus m'occuper, si je puis, qu'à me rapprocher de
moi-même, & à goûter ici entre la compagne de mes infortunes, & mon
coeur, & Dieu qui le voit, quelques heures de douceur & de paix en
attendant la dernière. Ainsi , mon bon ami , parlez-moi de votre amitié pour
moi, elle me sera toujours chère ; mais ne me parlez plus de projets. Il n'en est
plus pour moi d'autre en ce monde, que celui d'en sortir avec la même innocence
que j'y ai vécu.
J'ai vu, mon ami, dans quelques - unes de vos
lettres notamment dans la dernière, que le torrent de la mode vous gagne, &
que vous commencez à vaciller dans des sentimens où je vous croyois
inébranlable. Ah ! cher ami comment avez-vous fait? Vous en qui j'ai toujours
cru voir un coeur si sain, une ame si forte ; cessez-vous donc d'être content
de vous - même, & le témoin secret de vos sentimens commenceroit-il à vous
devenir importun? Je sais que la foi n'est pas indispensable , que
l'incrédulité sincère n'est [280] point un crime , & qu'on sera jugé sur ce
qu'on aura fait , & non sur ce qu'on aura cru. Mais prenez garde , je vous
conjure, d'être bien de bonne-foi avec vous-même ; car il est très-différent de
n'avoir pas cru , ou de n'avoir pas voulu croire, & je puis concevoir
comment celui qui n'a jamais cru , ne croira jamais ; mais non comment celui
qui a cru , peut celer de croire. Encore un coup, ce que je vous demande n'est
pas tant la foi que la bonne-foi. Voulez- vous rejeter l'intelligence
universelle? Les causes finales vous crêvent les yeux. Voulez-vous étouffer
l'instinct moral? La voix interne s'élève dans votre coeur, y foudroye les
petits argumens à la mode, & vous crie qu'il n'est pas vrai que l'honnête
homme & le scélérat, le vice & la vertu ne soient rien. Car vous êtes
trop bon raisonneur pour ne pas voir à l'instant, qu'en rejetant la cause
première & le mouvement, on ôte toute moralité de la vie humaine. Eh! quoi,
mon Dieu, le juste infortuné en proie à tous les maux de cette vie, sans en
excepter même l'opprobre & le déshonneur, n'auroit nul dédommagement à
attendre après elle, & mourroit en bête après avoir vécu en Dieu? Non ,
non, Moultou; Jésus que ce siècle a méconnu, parce qu'il est indigne de le
connoître, Jésus qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre &
vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point tout entier
sur la croix ; & moi qui ne suis qu'un chétif homme plein de foiblesses,
mais qui me sens un coeur dont un sentiment coupable n'approcha jamais , c'en
est assez pour, qu'en sentant approcher la dissolution de mon corps, je sente
en même - temps la certitude de vivre. La [281] nature entière m'en est garante.
Elle n'est pas contradictoire avec elle-même ; j'y vois régner un ordre
physique admiration & qui ne se dément jamais. L'ordre moral y doit
correspondre. Il fut pourtant renversé pour moi durant ma vie, il va donc
commencer à ma mort. Pardon, mon ami, je sens que je rabâche ; mais mon coeur,
plein pour moi d'espoir & de confiance, & pour vous d'intérêt &
d'attachement, ne pouvoit se refuser, ne pouvoit se refuser à ce court
épanchement.
Je ne songe plus à L. & probablement mes
voyages sont finis. J'ai pourtant reçu dernièrement une lettre du patron de la
case, aussi pleine de bonté & d'amitié qu'il m'en ait jamais écrit, &
qui donne son approbation à une autre proposition qui m'avoit été faite ; mais
toujours projeter ne me convient plus. Je veux jouir entre la nature & moi
, du peu de jours qui me restent, sans plus me laisser promener, si je puis ,
parmi les hommes qui m'ont si mal traité, & plus mal connu. Quoique je ne
puisse plus me baisser pour herboriser, je ne puis renoncer aux plantes , je
les observe avec plus de plaisir que jamais. Je ne vous dis point de m'envoyer
les vôtres, parce que j'espère que vous les apporterez; ce moment, cher
Moultou, me sera bien doux. Adieu , je vous embrasse ; partagez tous les
sentimens de mon coeur avec votre digne moitié, & recevez l'un &
l'autre les respects de la mienne. Elle va rester à plaindre. C'est bien malgré
elle , c'est bien malgré nous , qu'elle & moi n'avons pu remplir de grands
devoirs. Mais elle en a rempli de bien respectables. [282] Que de choses qui devroient
être sues, vont être ensevelies avec moi , & combien mes cruels ennemis
tireront d'avantages de l'impossibilité où ils m'ont mis de parler!
LETTRE A Mr. D. P.......u.
A Monquin le 28 Février 1769.
Je suis sur ma montagne , mon cher hôte , où
mon nouvel établissement & mon estomac me rendent pénible d'écrire, sans
quoi je n'aurois pas attendu si long-temps à vous demander de fréquentes
nouvelles de Mde. **. jusqu'à l'entière guérison, dont, sur votre pénultième
lettre , l'espoir se joint au désir. Pour moi , mon état n'est pas empiré
depuis que je suis ici ; mais je souffre toujours beaucoup. J'ai eu tort de ne
vous pas marquer le rétablissement de Mde. Renou, qui sa tenu le lit que peu de
jours : mais imaginez ce que c'étoit que d'être tous deux en même-temps
presqu'à l'extrémité dans un mauvais cabaret.
Il n'y a pas eu moyen de tirer de Fréron le
manuscrit sur lequel le discours en question a été imprimé ; mais je vois par
ce que vous me marquez que la copie furtive en a été faite avant les
corrections , qui cependant sont assez anciennes. Elles n'empêchent pas que
l'ouvrage ainsi corrigé, ne soit un misérable
torche-cul ; jugez de ce qu'il doit être dans
l’état où ils l'ont imprimé. Ce qu'il y a de pis , est que Rey [283] & les
autres ne manqueront pas de l'insérer en cet état , dans le recueil de mes
écrits. Qu'y puis - je faire ? Il n'y a point de ma faute. Dans l'état où je
suis, tout ce qu'il reste à faire , quand tous les maux sont sans remède , est
de rester tranquille , & de ne plus se tourmenter de rien.
M. Séguier célèbre par le Plante Veronenses
que vous avez peut-être ou que vous devriez avoir, vient de m'envoyer des
plantes qui m'ont remis sur mon herbier & sur mes bouquins. Je suis
maintenant trop riche , pour ne pas sentir la privation de ce qui me manque. Si
parmi celles que vous promet le Parolier , pouvoient se trouver la grande Gentiane
pourprée , le Thora valdensium , l'Epimedium , & quelques
autres , le tout bien conservé & en fleurs, je vous avoue que ce cadeau me
feroit le plus grand plaisir; car je sens que malgré tout la botanique me
domine. J'herboriserai, mon cher hôte, jusqu'à la mort , & au - delà ; car
s'il y a des fleurs aux champs élysées , j'en formerai des couronnes pour les
hommes vrais, francs, droits, & tels qu'assurément j'avois mérité d'en
trouver sur la terre. Bonjour, mon très-cher hôte : mon estomac m'avertit de
finir avant que la morale me gagne; car cela me mèneroit loin. Mon coeur vous
suit aux pieds du lit de la bonne maman. J'embrasse le bon M. Jeannin.
[284] LETTRE A Mr. LALIAUD.
A Monquin le 27 Août 1769.
Un voyage de botanique , Monsieur , que j'ai
fait au mont Pilat presque en arrivant ici , m'a privé du plaisir de vous
répondre aussitôt que je l'aurois dû. Ce voyage a été désastreux , toujours de
la pluie ; j'ai trouvé peu de plantes , & j'ai perdu mon chien blessé par
un autre, & fugitif; je le croyois mort dans les bois de sa blessure, quand
à mon retour je l'ai trouvé ici bien portant, sans que je puisse imaginer
comment il a pu faire douze lieues, & repasser le Rhône dans l'état où il
étoit. Vous avez, Monsieur , la douceur de revoir vos penates, & de vivre
au milieu de vos amis. Je prendrois part à ce bonheur, en vous en voyant jouir,
mais je doute que le ciel me destine à ce partage. J'ai
trouvé Madame Renou en assez bonne santé ; elle
vous remercie de votre souvenir , & vous salue de tout son coeur. J'en fais
de même , étant forcé d'être bref, à cause du soin que demandent quelques
plantes que j'ai rapportées & quelques graines que je destinois à Madame de
Portland, le tout étant arrivé ici à demi pourri par la pluie. Je voudrois du
moins en sauver quelque chose pour n'avoir pas perdu tout-à-fait mon voyage,
& la peine que j'ai prise à les recueillir. Adieu, mon cher Monsieur
Laliaud , conservez-vous, & vivez content.
[285] LETTRE A Mr. MOULTOU.
A Monquin le 8 Septembre 1769.
Sans une foulure à la main, cher Moultou , qui
me fait souffrir depuis plusieurs jours, je me livrerois à mon aise au plaisir
de causer avec vous ; mais je ne désespère pas d’en retrouver une occasion plus
commode. En attendant recevez mon remercîment de votre bon souvenir & de
celui de Mde. Moultou, dont je me consolerai difficilement d'avoir été si près
, sans la voir. Je veux croire qu'elle a quelque part au plaisir que vous
m'avez fait de m'amener votre fils, & cela m'a rendu plus touchante la vue
de cet aimable enfant. Je suis fort aise qu'il soit un peu jaloux , dans ce qu’il
fait , de mon approbation. Il lui est toujours aisé de s'en assurer par la
vôtre : car sur ce point comme sur beaucoup d'autres, nous ne saurions penser
différemment vous & moi.
Je ne suis point surpris de ce que vous me
marquez des dispositions secrètes des gens qui vous entourent. Il y a longtemps
qu'ils ont changé le patriotisme en égoïsme , & l'amour prétendu du bien
public n'est plus dans leurs coeurs , que la haine des partis. Garantissez le
vôtre, ô cher Moultou, de ce sentiment pénible, qui donne toujours plus de
tourment que de jouissance, & qui lors-même qu'il l'assouvit, venge dans le
coeur de celui qui l'éprouve , le mal qu'il fait [286] à son ennemi. Paradis
aux bienfaisans, disoit sans cesse le bon Abbé de St. Pierre. Voilà un paradis
que les méchans ne peuvent ôter à personne, & qu'ils se donneroient , s'il
en connoissoient le prix.
Adieu, cher Moultou; je vous embrasse.
LETTRE A Mr. D. P........u.
A Monquin le 16 Septembre 1769.
Vous aviez grande raison, mon cher hôte , d'attendre
la relation de mon herborisation de Pilat : car parmi les plaisirs de la faire
je comptois pour beaucoup celui de vous la décrire. Mais les premiers ayant
manqué, me laissent peu de quoi fournir à l'autre. Je partis à pied avec trois
Messieurs dont un médecin, qui faisoient semblant d'aimer la botanique , &
qui délirant me cajoler , je ne sais pourquoi , s'imaginèrent qu'il n'y avoit
rien de mieux pour
cela, que de me faire bien des façons. Jugez
comment cela s'assortit, non-seulement avec mon humeur , mais avec l'aisance
& la gaieté des voyages pédestres. Il m'ont trouvé très-maussade; je le
crois bien. Ils ne disent pas que c'est eux qui m'ont rendu tel. Il me semble
que malgré la pluie nous n'étions point maussades à Brot , ni les uns ni les autres.
Premier article. Le second est que nous avons eu mauvais temps presque durant
toute la route. Ce qui n'amuse pas quand [287] on ne veut qu'herboriser, &
que , faute d'une certaine intimité , l'on n'a que cela pour point de
ralliement & pour ressource. Le troisième est que nous avons trouvé sur la
montagne un très-mauvais gîte. Pour lit , du soin ressuant & tout mouillé,
hors un seul matelas rembourré de puces dont, comme étant le Sancho de la
troupe, j'ai été pompeusement gratifié. Le quatrième des accidens de toute
espèce ; un de nos Messieurs a été mordu d'un chien sur la montagne. Sultan a
été demi-massacré d'un autre chien: il a disparu ; je l'ai cru mort de ses
blessures, ou mangé du loup ; & ce qui me confond, est qu'à mon retour ici,
je l'ai trouvé tranquille & parfaitement guéri , sans que je puisse
imaginer comment, dans l'état où il étoit, il a pu faire douze grandes lieues,
& surtout repairer le Rhône, qui n'est pas un petit ruisseau , comme disoit
du Rhin M. de Chazeron. Le cinquième article & le pire est que nous n'avons
presque rien trouvé, étant allés trop tard pour les fleurs trop tôt pour les
graines, & n'ayant eu nul guide pour trouver les bons endroits. Ajoutez que
la montagne est fort triste , inculte , déserte , & n'a rien de l'admirable
variété des montagnes de Suisse. Si vous n'étiez pas redevenu un profane , je
vous serois ici l'énumération de notre maigre collection; je vous parlerois du
meum, du raisin d'ours, du doronic, de la bistorte,
du napel, du thymelea, &c. Mais j'espère que quand M.***. qui
a appris la botanique en trois jours , sera près de vous, il vous expliquera
tout cela. Parmi toutes ces plantes alpines très-communes, j'en ai trouvé trois
plus curieuses qui m'ont fait grand plaisir. L'une est [288] l'Onagra ( Oenothera
biennis , Lin.)que j'ai trouvée au bord du Rhône, & que j'avois déjà
trouvée , à mon voyage de Nevers, au bord de la Loire. La seconde est le
laiteron bleu des Alpes (Sonchus Alpinus ) qui m'a fait d'autant plus de
plaisir , que j'ai eu peine à le déterminer, m'obstinant à le prendre pour une
laitue. La troisième est le Lichen Islandicus , que j'ai d'abord reconnu
aux poils courts qui bordent ses feuilles. Je vous ennuye avec mon pédant
étalage , mais si votre Henriette prenoit du goût pour les plantes, comme mon
foin se transformeroit bien vite en fleurs ! Il faudroit bien alors, malgré
vous & vos dents , que vous devinssiez botaniste.
LETTRE AU MÊME .
A Monquin le 15 Novembre 1769.
Vous voilà, mon cher hôte , grâce à la rechûte
dont vous êtes délivré, dans un de ces intervalles heureux durant lesquels
n'entrevoyant que de loin le retour des atteintes de goutte, vous pouvez jouir
de la santé & même la prolonger ; & je suis bien sûr que le plus doux
emploi que vous en pourrez faire, sera de rendre la vie heureuse à cette
aimable Henriette qui verse tant de douceurs & de consolations dans la
vôtre. Les détails que vous me faites de la manière dont vous cultivez le fond
de sentiment & de [289] raison que vous avez trouvé en elle , me sont juger
de l’agrément que vous devez trouver dans une occupation si chéris, & me
sont désirer bien des fois dans la journée, d'avoir la douceur d'en être le
témoin. Mais appelé par de grands & tristes devoirs à des soins plus
nécessaires , je ne vois aucune apparence à me flatter de finir mes jours
auprès de vous. J'en sens le désir, je l'exécuterois même s'il ne tenoit qu’à
ma volonté ; la chose n'est peut-être pas absolument impossible ; mais je suis
si accoutumé de voir tous mes voeux éconduits en toute chose , que j'ai
tout-à-fait cessé d’en faire, & me borne à tâcher de supporter le reste de
mon sort en homme , tel qu'il plaise au ciel de me l'envoyer.
Ne parlons plus de botanique, mon cher hôte;
quoique la passion que j'avois pour elle n'ait fait qu'augmente jusqu'ici,
quoique cette innocente & aimable distraction me fût bien nécessaire dans
mon état, je la quitte , il le faut; n’en parlons plus. Depuis que j'ai
commencé de m'en occuper, j'ai fait une assez considérable collection de livres
de botanique , parmi lesquels il y en a de rares & de rechechés par les
botanophiles qui peuvent donner quelque prix à cette collection. Outre cela
j'ai fait sur la plupart de ces livres un grand travail par rapport à la
synonymie , en ajoutant à la plupart des descriptions & des figures le nom
de Linnaeus. Il faut s'être effrayé sur ces sortes de concordances , pour
comprendre la peine qu'elles coûtent , & combien celle que j'ai prise, peut
en éviter à ceux à qui passeront ces livres, s'ils en veulent faire usage. Je
cherche à me défaire de cette collection qui me devient inutile , &
difficile à transporter. [290] Je voudrois qu'elle pût vous convenir , & je
ne désespère pas, quand vous aurez un jardin de plantes, que vous ne repreniez
le goût de la botanique qui , selon moi , vous seroit très-avantageux. En ce
cas vous auriez une collection toute faite qui pourroit vous suffire , &
que vous formeriez difficilement aussi complète en détail. Ainsi j'ai cru devoir
vous la proposer, avant que d'en parler à personne. J'en vais faire le
catalogue. Voulez - vous que je vous le fasse passer ?
Je ne suis point surpris des soins , des
longueurs , des frais inattendus, des embarras de toute espèce que vous cause
votre bâtiment. Vous avez dû vous y attendre, & vous pouvez vous rappeler
ce que je vous ai écrit & dit à ce sujet , quand vous en avez formé
l'entreprise. Cependant vous devez être à la fin de la grosse besogne, & ce
qui vous reste à faire n'est qu'un amusement en comparaison de ce qui est fait.
A moins pourtant que vous ne donniez dans la manie de défaire & refaire :
car en ce cas vous en avez pour la vie, & vous ne jouirez jamais.
Refusez-vous totalement à cette tentation dangereuse, ou je vous prédis que
vous vous en trouverez très-mal.
[291] LETTRE A Mr. MOULTOU.
A Monquin le 28 Mars 1770.
Je tardois, cher Moultou, pour répondre à votre
dernière lettre, de pouvoir vous donner quelque avis certain de ma marche ,
mais les neiges qui sont revenues m'assiéger , rendent les chemins de cette
montagne tellement impraticables, que je ne sais plus quand j'en pourrai
partir. Ce sera , dans mon projet, pour me rendre à Lyon, d'où je sais bien ce
que je veux faire, mais j'ignore ce que je ferai.
J’avois eu le projet que vous me suggérez,
d'aller m’établir en Savoie ; je demandai & obtins, durant mon séjour à
Bourgoin , un passe-port pour cela , dont sur des lumières qui me vinrent en
même-temps, je ne voulus point faire usage ; j'ai résolu d'achever mes jours dans
ce royaume, & d'y laisser à ceux qui disposent de moi, le plaisir
d'assouvir leur fantaisie jusqu'à mon dernier soupir.
Je ne suis point dans le cas d'avoir besoin de
la bourse d'autrui, du moins pour le présent, & dans la position où je suis
, je ne dépense guères moins en place qu'en voyage: mais je suis fâché que
l'offre de votre bourse m'ait ôté la ressource d'y recourir au besoin ; ma
maxime la plus chérie est de ne jamais rien demander à ceux qui m'offrent. Je
les punis de m'avoir ôté un plaisir en les privant d'un autre; & quand je
me serai des amis à mon goût, je ne les irai [292] pas choisir au Monomotapa ,
quoiqu'en dise la Fontaine. Cela tient à mon tour d'esprit particulier dont je
n'excuse pas la bizarrerie , mais que je dois consulter quand il s'agit d'être
obligé. Car autant je suis touché de tout ce qu'on m'accorde, autant je le suis
peu de ce qu'on me fait accepter. Aussi je n'accepte jamais rien qu'en
rechignant, & vaincu par la tyrannie des importunités. Mais l'ami qui veut
bien m'obliger à ma mode & non pas à la sienne , sera toujours content de
mon coeur. J'avoue pourtant que l'à-propos de votre offre mérite une exception
; & je la fais en tâchant de l'oublier, afin de ne pas ôter à notre amitié
l'un des droits que l'inégalité de fortune y doit mettre.
Il faut assurément que vous soyez peu difficile
en ressemblance , pour trouver la mienne dans cette figure de Cyclope qu'on
débite à si grand bruit sous mon nom. Quand il plut à l'honnête M. Hume de me
faire peindre en Angleterre, je ne pus jamais deviner son motif, quoique dès -
lors - je vitre assez que ce n'étoit pas l'amitié. Je ne l'ai compris qu'en
voyant l'estampe, & surtout en apprenant qu'on lui en donnoit pour pendant
un autre représentant ledit M. Hume qui réellement a la figure d'un Cyclope,
& à qui l'on donne un air charmant. Comme ils peignent nos visages, ainsi
peignent-ils nos ames , avec la même fidélité. Je comprends que les bruyans
éloges qu'on vous a faits de ce portrait vous ont subjugué ; mais regardez-y
mieux, & ôtez-moi de votre chambre cette mine farouche qui n'est pas la
mienne assurément. Les gravures faites sur le portrait peint par la Tour , me
sont plus jeune à la vérité, mais beaucoup plus [293] ressemblant ; remarquez
qu'on les a fait disparoître , ou contrefaire hideusement. Comment ne
sentez-vous pas d'où tout cela vient, & ce que tout cela signifie ?
Voici deux actes d'honnêteté, de justice &
d'amitié à faire. C'est à vous que j'en donne la commission.
1º. Rey vient de faire une édition de mes
écrits , à laquelle , & à d'autres marques , j'ai reconnu que mon homme
étoit enrôlé. J'aurois dû prévoir, & que des gens si attentifs ne
l'oublieroient pas , & qu'il ne seroit pas à l'épreuve. Entr'autres
remarques que j'ai faites sur cette édition , j'y ai trouvé avec autant
d'indignation que de surprise , trois ou quatre lettres de M. le Comte de
Tressan avec les réponses, qui surent écrites il y a une quinzaine d'années ,
au sujet d'une tracasserie de Palissot. Je n'ai jamais communiqué ces lettres
qu'au seul V** , auquel j'avois alors & bien malheureusement la même
confiance que que j'ai maintenant en vous. Depuis lors je ne les ai montrées à
qui que ce soit, & ne me rappelle pas même en avoir parlé. Voilà pourtant
Rey qui les imprime ; d'où les a-t-il eues ? ce n'en certainement pas de moi ;
& il ne m'a pas dit un mot de ces lettres en me parlant de cette édition.
Je comprends aisément qu'il n'a pas mieux rempli le devoir d'obtenir l'agrément
de M. de Tressan, qui probablement ne l'auroit pas donné non plus que moi. Du
cercueil où l'on me tient enfermé tout vivant, je ne puis pas écrire à M. de
Tressan dont je ne sais pas l'adresse, & à qui ma lettre ne parviendroit
certainement pas. Je vous prie de remplir ce devoir pour moi. Dites -lui que ce
ne seroit pas envers lui que j'honore, que j'aurois [294] enfreint un devoir
dont j'ai porté l'observation jusqu'à un scrupule peut-être inoui envers
Voltaire, que j'ai laissé falsifier & défigurer mes lettres, & taire
les siennes, sans que j'aie voulu jusqu'ici montrer ni les unes ni les autres à
personne. Ce n'est surement pas pour me faire honneur que ces lettres ont été
imprimées; c'est uniquement pour m'attirer l'inimitié de M. de Tressan.
2º. J'ai fait il y a quelques mois à Mde. la
Duchesse douairière de Portland un envoi de plantes que j'avois été herboriser
pour elle au mont Pilat, & que j'avois préparées avec beaucoup de soin, de
même qu'un assortiment de graines que j'y avois joint. Je n'ai aucune nouvelle
de Mde. de Portland ni de cet envoi, quoique j'aie écrit & à elle, & à
son commissionnaire : mes lettres sont restées sans réponse , & je
comprends qu'elles ont été supprimées , ainsi que l'envoi , par des motifs qui
ne vous seront pas difficiles à pénétrer. Les manoeuvres qu'on employe sont
très-assorties à l'objet qu'on se propose. Ayez , cher Moultou , la
complaisance d'écrire à Mde. de Portland ce que j'ai fait, & combien j'ai
de regret qu'on ne me laisse pas remplir les fonctions du titre qu'elle m'avoir
permis de prendre auprès d'elle , & que je me faisois un honneur de
mériter. Vous sentez que je ne peux pas entretenir des correspondances malgré
ceux qui les interceptent. Ainsi là-dessus, comme sur toute chose où la
nécessité commande , je me soumets. Je voudrois seulement que mes anciens
correspondans sussent qu'il n'y a pas de ma faute , & que je ne les ai pas
négligés. La même chose m'est arrivée avec M. Guan de Montpellier [295] à qui
j'ai fait un envoi sous l'adresse de M. de St. Priest. La même chose m'arrivera
peut-être avec vous. Accusez-moi du moins, je vous prie, la réception de cette
lettre, si elle vous parvient encore ; la vôtre , si vous l'écrivez à la
réception de la mienne , pourra me parvenir encore ici. Le papier me manque.
Mes respects & ceux de ma femme à Mde. Moultou. Nous vous embrassons conjointement
de tout notre coeur. Adieu , cher Moultou.
LETTRE AU MÊME.
A Monquin le 6 Avril 1770.
(Pauvres aveugles que nous sommes ! &c. )
Votre lettre, cher Moultou, m'afflige sur votre
santé. Vous m'aviez parlé dans la précédente de votre mal de gorge comme d'une
chose passée, & je le regardois comme un de ceux auxquels j'ai moi-même été
si sujet , qui sont vifs, courts , & ne laissent aucune trace. Mais si
c'est une humeur de goutte , il sera difficile que vous ne vous en ressentiez
pas de temps en temps : mais surtout n'allez pas vous mettre dans la tête d'en
vouloir guérir, car ce seroit vouloir guérir de la vie, mal que les bons
doivent supporter, tant qu'il leur reste quelque bien à faire. D. P....u pour
avoir voulu droguer la sienne, la sienne, l’effaroucha , la fit remonter ,
& ce ne fut pas sans beaucoup de peines, que nous parvînmes à la rappeler
aux extrémités. [296] Vous savez sans doute ce qu'il faut faire pour cela ;
j'ai vu l'effet grand & prompt de la moutarde à la plante des pieds ; je
vous la recommande en pareille occurrence, dont veuille le ciel vous préserver.
Si jeune , déjà la goutte ! que je vous plains. Si vous eussiez toujours suivi
le régime que je vous faisois faire à Motiers, surtout quant à l'exercice, vous
ne seriez point atteint de cette cruelle maladie. Point de soupers , peu de
cabinet, & beaucoup de marche dans vos relâches : voilà ce qu'il me reste à
vous recommander.
Ce que vous m'apprenez qui s'est passé
dernièrement dans votre ville, me fâche encore, mais ne me surprend plus.
Comment ! votre Conseil Souverain se met à rendre des jugemens criminels ? Les
Rois plus sages que lui n'en rendent point. Voilà ces pauvres gens prenant à
grands pas le train des Athéniens, & courant chercher la même destinée,
qu'ils trouveront, hélas , assez tôt sans tant courir. Mais ;
Quos vult perdere Jupiter, dementat.
Je ne doute point que les Natifs ne missent à
leurs prétentions l'insolence de gens qui se sentent soufflés , & qui se
croient soutenus ; mais je doute encore moins que, si ces pauvres Citoyens ne
se laissoient aveugler par la prospérité , & séduire par un vil intérêt ,
ils n'eussent été les premiers à leur offrir le partage , dans le fond
très-juste , très - raisonnable, & très - avantageux à tous, que les autres
leur demandoient. Les voilà aussi durs Aristocrates avec les Habitans , que les
Magisirats furent jadis avec eux. De ces deux Aristocraties , j'aimerois encore
mieux la première.
[297] Je suis sensible à la bonté que vous avez
de vouloir bien écrire à Mde. de Portland & à M. de Tressan. L'équité,
l'amitié dicteront vos lettres ; je ne suis pas en peine de ce que vous direz.
Ce que vous me dites de l'antérieure impression des lettres du dernier ,
disculpe absolument R** sur cet article, mais n'infirme point au reste les
fortes raison que j'ai de le tenir tout au moins pour suspect ; & je connois
trop bien les gens à qui j'ai à faire, pour pouvoir croire que, songeant à tant
de monde & à tant de choses, ils aient oublié cet homme-là. Ce que vous a
dit M. G***. du bruit qu'il fait de son amitié pour moi , n'est pas propre à
m'y donner plus de confiance. Cette affectation est singulièrement dans le plan
de ceux qui disposent de moi. C***. y brilloit par excellence , & jamais il
ne parloit de moi sans verser des larmes de tendresse. Ceux qui m'aiment
véritablement se gardent bien , dans les circonstances présentes, de se mettre
en avant avec tant d'emphase. Ils gémissent tout bas au contraire , observent
& se taisent, jusqu'à ce que le temps soit venu de parler.
Voilà , cher Moultou , ce que je vous prie
& vous conseille de faire. Vous compromettre ne seroit pas me servir. Il y
a quinze ans qu'on travaille sous terre ; les main qui se prêtent à cette
oeuvre de ténèbre, la rendent trop redoutable pour qu'il soit permis à nul
honnête homme d'en approcher pour l'examiner. Il faut pour monter sur la mine ,
attendre qu'elle ait fait son explosion ; & ce n'est plus ma personne qu'il
faut songer à défendre , c'est ma
mémoire. Voilà cher Moultou , ce que j'ai
toujours attendu de vous. Ne [298] croyez pas que j'ignore vos liaisons; ma
confiance n'est pas celle d'un sot, mais celle au contraire de quelqu'un qui se
connoît en hommes, en diversité d'étoffes d'unes, qui n'attend rien des C** *,
qui attend tout des Moultou. Je ne puis douter qu'on n'ait voulu vous séduire ;
je suis persuadé qu'on n'a fait tout au plus que vous tromper. Mais avec votre
pénétration , vous avez vu trop de choses , & vous en verrez trop encore,
pour pouvoir être trompé long-temps. Quand vous verrez la vérité, il ne sera
pas pour cela temps de la dire ; il faut attendre lés révolutions qui lui
seront favorables , & qui viendront tôt ou tard. C'est alors que le nom de
mon ami, dont il faut maintenant se cacher, honorera ceux qui l'auront porté,
& qui rempliront les devoirs qu'il leur impose. Voilà ta, tâche, ô Moultou
! elle est grande, elle est belle , elle est digne de toi, & depuis bien
des années, mon coeur t'a choisi pour la remplir.
Voici peut-être la dernière fois que je vous
écrirai. Vous devez comprendre combien il me seroit intéressant de vous voir:
mais ne parlons plus de Chambéri; ce n'est pas là où je suis appelé. L'honneur
& le devoir crient ; je n'entends plus que leur voix. Adieu , recevez
l'embrassement que mon coeur vous envoie. Toutes mes lettres sont ouvertes ; ce
n'est pas là ce qui me fâche; mais plusieurs ne parviennent pas. Faites ensorte
que je sache si celle-ci aura été plis heureuse. Vous n'ignorerez pas où je
serai ; mais je dois vous prévenir qu'après avoir été ouvertes à la poste , mes
lettres le seront encore dans la maison où je vais loger. Adieu derechef. Nous
vous embrassons l'un & l'autre avec toute la tendresse de notre coeur. Nos
hommages & respects les plus tendres à Madame.
[299] Il est vrai que j'ai cherché à me défaire
de mes livres de botanique & même de mon herbier. Cependant comme l'herbier
est un présent , quoique non tout-à-fait gratuit, je ne m'en déferai qu'à la
dernière extrémité, & mon intention est de le laisser , si je puis, à celui
qui me l'a donné, augmenté de plus de trois cent plantes que j'y ai ajoutées.
FRAGMENT trouvé parmi les papiers de J. J.
Rousseau, à la suite de ce recueil de lettres.
Quiconque, sans urgente nécessité, sans
affaires indispensables, recherche & même jusqu'à l'importunité un homme
dont il pense mal , sans vouloir s'éclaircir avec lui de la justice ou de
l'injustice du jugement qu'il en porte, soit qu’il se trompe ou non dans ce
jugement, est lui - même un homme dont il faut mal penser.
Cajoler un homme présent, & le diffamer
absent est certainement la duplicité d'un traître & vraisemblablement la
manoeuvre d'un imposteur.
Dire en se cachant d'un homme pour le diffamer,
que c'est par ménagement pour lui qu'on ne veut pas le confondre , c'est faire
un mensonge non moins inepte que lâche. La diffamation étant le pire des maux
civils & celui dont les effets sont les plus terribles, s'il étoit vrai
qu'on voulût ménager cet homme, on le confondroit, on le menaceroit peut-être
de le diffamer, mais on n'en seroit rien. On lui reprocheroit son crime en
particulier en le cachant à tout le monde : mais le dire à tout le monde en le
cachant à lui [300] seul, & feindre encore de s'intéresser à lui, est le
rafinement de la haine , le comble de la barbarie & de la noirceur.
Faire l'aumône par supercherie à quelqu'un
malgré lui , n'est pas le servir ; c'est l'avilir ; ce n'est pas un acte de
bonté, c'en est un de malignité: surtout si rendant l'aumône mesquine inutile,
mais bruyante, & inévitable à celui qui en est l'objet, on fait
discrètement ensorte que tout le monde en soit instruit , excepté lui. Cette
fourberie est non-seulement cruelle mais basse. En se couvrant du masque de la
bienfaisance, elle habille en vertu la méchanceté, & par contre-coup en
ingratitude l'indignation de l'honneur outragé.
Le don est, un contrat qui suppose toujours le
consentement des deux parties. Un don fait par force ou par ruse , & qui
n'est pas accepté , est un vol. Il est tyrannique, il est horrible de vouloir
faire en trahison un devoir de la reconnoissance à celui dont on a mérité la
haine & dont on est justement méprisé.
L'honneur étant plus précieux & plus
important que la vie , & rien ne la rendant plus à charge que la perte de
l'honneur , il n'y a aucun cas possible où il soit permis de cacher à celui
qu'on diffame, non plus qu'à celui qu'on punit de mort, l'accusation , l'accusateur
& ses preuves. L'évidence même est soumise à cette indispensable loi : car
si toute la ville avoir vu un homme en assassiner un autre , encore ne
seroit-on point mourir l'accusé sans l'interroger & l'entendre. Autrement
il n'y auroit plus de sûreté pour personne & la société s'écrouleroit par
ses fondemens. Si cette loi sacrée est sans exception , elle est aussi sans
abus ; [301] puisque toute l'adresse d'un accusé ne peut empêcher qu’un délit
démontré ne continue à l'être, ni le garantir en pareil cas d'être convaincu.
Mais sans cette conviction l'évidence ne peut exister. Elle dépend
essentiellement des réponses de l'accusé ou de son silence ; parce qu'on ne
sauroit présumer que des ennemis , ni même des indifférens donneront aux
preuves du délit la même attention à saisir le foible de ces preuves , ni les
éclaircissemens qui les peuvent détruit, quel 'accusé peut naturellement y
donner; ainsi personne n’a droit de se mettre à sa place pour le dépouiller du
droit de se défendre en s'en chargeant sans son aveu ; & ce sera beaucoup
même si quelquefois une disposition secrète ne fait pas voir à ces gens qui ont
tant le plaisir à trouver l'accusé coupable, cette prétendue évidence , où
lui-même eut démontré l'imposture , s'il avoit été entendu.
Il suit de-là que cette même évidence est
contre l’accusateur , lorsqu'il s'obstine à violer cette loi sacrée. Car cette
lâcheté d'un accusateur qui met tout en oeuvre pour se cacher de l'accusé, de
quelque prétexte qu'on la couvre, ne peut avoir d'autre vrai motif que la crainte
de voir dévoiler son imposture & justifier l'innocent. Donc tous ceux qui
dans ce cas approuvent les manoeuvres de l'accusateur & s'y prêtent , sont
des satellites de l'iniquité.
Nous soussignés acquiesçons de tout notre coeur
à ces maximes, & croyons toute personne raisonnable & juste, tenue d'y
acquiescer.
FIN.