Lettres à M. de Malesherbes

 

Première lettre à M. de Malesherbes

A Montmorency, le 4 janvier 1762

J'aurais moins tardé, Monsieur, à vous remercier de la dernière lettre dont vous m'avez honoré si j'avais mesuré ma diligence à répondre sur le plaisir qu'elle m'a fait. Mais, outre qu'il m'en coûte beaucoup d'écrire, j'ai pensé qu'il fallait donner quelques jours aux importunités de ces temps-ci pour ne vous pas accabler des miennes. Quoique je ne me console point de ce qui vient de se passer, je suis très content que vous en soyez instruit, puisque cela ne m'a point ôté votre estime; elle en sera plus à moi quand vous ne me croirez pas meilleur que je ne suis.

Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu'on m'a vu prendre depuis que je porte une espèce de nom dans le monde me font peut-être plus d'honneur que je n'en mérite, mais ils sont certainement plus près de la vérité que ceux que me prêtent ces hommes de lettres, qui, donnant tout à la réputation, jugent de mes sentiments par les leurs. J'ai un cœur trop sensible à d'autres attachements pour l'être si fort à l'opinion publique; j'aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité au point qu'ils le supposent. Celui pour qui la fortune et l'espoir de parvenir ne balança jamais un rendez-vous ou un souper agréable ne doit pas naturellement sacrifier son bonheur au désir de faire parler de lui, et il n'est point du tout croyable qu'un homme qui se sent quelque talent et qui tarde jusqu'à quarante ans à se faire connaître soit assez fou pour aller s'ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement pour acquérir la réputation d'un misanthrope.

Mais, Monsieur, quoique je haïsse souverainement l'injustice et la méchanceté, cette passion n'est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des hommes, si j'avais en les quittant quelque grand sacrifice à faire. Non, mon motif est moins noble et plus près de moi. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude qui n'a fait qu'augmenter à mesure que j'ai mieux connu les hommes. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi qu'avec ceux que je vois dans le monde, et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j'ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie. Oh ! Monsieur, combien vous vous trompez ! C'est à Paris que je l'étais; c'est à Paris qu'une bile noire rongeait mon cœur, et l'amertume de cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j'ai publiés tant que j'y suis resté. Mais, Monsieur, comparez ces écrits avec ceux que j'ai faits dans ma solitude : ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces derniers une certaine sérénité d'âme qui ne se joue point et sur laquelle on peut porter un jugement certain de l'état intérieur de l'auteur. L'extrême agitation que je viens d'éprouver vous a pu faire porter un jugement contraire; mais il est facile à voir que cette agitation n'a point son principe dans ma situation actuelle, mais dans une imagination déréglée, prête à s'effaroucher sur tout et à porter tout à l'extrême. Des succès continus m'ont rendu sensible à la gloire, et il n'y a point d'homme ayant quelque hauteur d'âme et quelque vertu qui pût penser sans le plus mortel désespoir qu'après sa mort on substituerait sous son nom à un ouvrage utile un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire et de faire beaucoup de mal. Il se peut qu'un tel bouleversement ait accéléré le progrès de mes maux; mais dans la supposition qu'un tel accès de folie m'eût pris à Paris, il n'est point sûr que ma propre volonté n'eût pas épargné le reste de l'ouvrage à la nature.

Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes; je l'attribuais au chagrin de n'avoir pas l'esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j'en ai, et, par contrecoup, à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j'y croyais mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j'étais bien sûr, même en disant des sottises, de n'être pas pris pour un sot, quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma ridicule vanité n'en eût osé prétendre, et que malgré cela j'ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j'ai conclu qu'il venait d'une autre cause, et que ces espèces de jouissances n'étaient point celles qu'il me fallait.

Quelle est donc enfin cette cause? Elle n'est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune et la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable; tout l'effarouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables. Un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l'intime amitié m'est st chère, parce qu'il n'y a plus de devoirs pour elle. On suit son cœur et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai toujours tant redouté les bienfaits. Car tout bienfait exige reconnaissance; et je me sens le cœur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un devoir. En un mot, l'espèce de bonheur qu'il me faut n'est pas tant de faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n'a rien qui me tente, je consentirais cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu'à faire quelque chose malgré mol; et j'ai cent fois pensé que je n'aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant tenu à rien du tout qu'à rester là.

J'ai cependant fait dans ma jeunesse quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais eu pour but que la retraite et le repos dans ma vieillesse, et comme ils n'ont été que par secousse, comme ceux d'un paresseux, ils n'ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m'ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c'était une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrais pas, j'ai tout planté là et je me suis dépêché de jouir. Voilà, Monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite à laquelle nos gens de lettres ont été chercher des motifs d'ostentation qui supposent une constance ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractère naturel.

Vous me direz, Monsieur, que cette indolence supposée s'accorde mal avec les écrits que j'ai composés depuis dix ans, et avec ce désir de gloire qui a dû m'exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre qui m'oblige à prolonger ma lettre, et qui, par conséquent, me force à la finir. J'y reviendrai, Monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas, car dans l'épanchement de mon cœur je n'en saurais prendre un autre. Je me peindrai sans fard et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me vois, et tel que je suis, car, passant ma vie avec moi, je dois me connaître, et je vois par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite qu'ils n'y connaissent rien. Personne au monde ne me connaît que moi seul. Vous en jugerez quand j'aurai tout dit.

Ne me renvoyez point mes lettres, Monsieur, je vous supplie. Brûlez-les, parce qu'elles ne valent pas la peine d'être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grâce, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchesne. S'il fallait effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y aurait trop de lettres à retirer, et je ne remuerais pas le bout du doigt pour cela. A charge et à décharge, je ne crains point d'être vu tel que je suis. Je connais mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela je mourrai plein d'espoir dans le Dieu Suprême, et très persuadé que, de tous les hommes que j'ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi.

 

Deuxième lettre à M. de Malesherbes

A Montmorency, le 12 janvier 1762

Je continue, Monsieur, à vous rendre compte de moi, puisque j'ai commencé; car ce qui peut m'être le plus défavorable est d'être connu à demi; et puisque mes fautes ne m'ont point ôté votre estime, je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter.

Une âme paresseuse qui s'effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter et sensible à l'excès à tout ce qui l'affecte semblent ne pouvoir s'allier dans le même caractère, et ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant, je la sens, rien n'est plus certain, et j'en puis du moins donner par les faits une espèce d'historique qui peut servir à la concevoir. J'ai eu plus d'activité dans l'enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout m'a de bonne heure jeté dans la lecture. A six ans Plutarque me tombe sous la main, à huit je le savais par cœur; j'avais lu tous les romans, ils m'avaient fait verser des seaux de larmes avant l'âge où le cœur prend intérêt aux romans. De là se forma dans le mien ce goût héroïque et romanesque qui n'a fait qu'augmenter jusqu'à présent, et qui acheva de me dégoûter de tout, hors de ce qui ressemblait à mes folies. Dans ma jeunesse que je croyais trouver dans le monde les mêmes gens que j'avais connus dans mes livres, je me livrais sans réserve à quiconque savait m'en imposer par un certain jargon dont j'ai toujours été la dupe. J'étais actif parce que j'étais fou, à mesure que j'étais détrompé je changeais de goûts, d'attachements, de projets, et dans tous ces changements je perdais toujours ma peine et mon temps parce que je cherchais toujours ce qui n'était point. En devenant plus expérimenté j'ai perdu à peu près l'espoir de le trouver, et par conséquent le zèle de le chercher. Aigri par les injustices que j'avais éprouvées, par celles dont j'avais été le témoin, souvent affligé du désordre où l'exemple et la force des choses m'avaient entraîné moi-même, j'ai pris en mépris mon siècle et mes contemporains; et sentant que je ne trouverais point au milieu d'eux une situation qui pût contenter mon cœur, je l'ai peu à peu détaché de la société des hommes, et je m'en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m'a d'autant plus charmé que je la pouvais cultiver sans peine, sans risque et la trouver toujours sûre et telle qu'il me la fallait.

Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même et des autres, je cherchais inutilement à rompre les liens qui me tenaient attaché à cette société que j'estimais si peu, et qui m'enchaînaient aux occupations le moins de mon goût par des besoins que j'estimais ceux de la nature, et qui n'étaient que ceux de l'opinion. Tout à coup un heureux hasard vint m'éclairer sur ce que j'avais à faire pour moi-même, et à penser de mes semblables sur lesquels mon cœur était sans cesse en contradiction avec mon esprit, et que je me sentais encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. Je voudrais, Monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singulière époque et qui me sera toujours présent quand je vivrais éternellement.

J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes; j'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçois tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j'en répandais. Oh ! Monsieur, si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d'heure m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier Discours, celui sur l'Inégalité et le Traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la Prosopopée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensais le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès et les critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de bon dans la carrière. Avais-je quelque vrai talent pour écrire ? Je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé. Ainsi c'est peut-être un retour caché d'amour-propre qui m'a fait choisir et mériter ma devise, et m'a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j'ai pris pour elle. Si je n'avais écrit que pour écrire, je suis convaincu qu'on ne m'aurait jamais lu.

Après avoir découvert ou cru découvrir dans les fausses opinions des hommes la source de leurs misères et de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avait que ces mêmes opinions qui m'eussent rendu malheureux moi-même, et que mes mai1x et mes vices me venaient bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le même temps, une maladie dont j'avais dès l'enfance senti les premières atteintes s'étant déclarée absolument incurable malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n'ai pas été longtemps la dupe, je jugeai que, si je voulais être conséquent et secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l'opinion, je n'avais pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, et je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici, avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parce qu'il n'y a que moi seul qui sache quels obstacles j'ai eus et j'ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé, mais si j'estimais seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verrait donner une deuxième secousse et remonter tout au moins à mon premier niveau pour n'en plus guère redescendre. Car toutes les grandes épreuves sont faites et il est désormais démontré pour moi par l'expérience que l'état où je me suis mis est le seul où l'homme puisse vivre bon et heureux, puisqu'il est le plus indépendant de tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage dans la nécessité de nuire à autrui.

J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits a beaucoup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il faut être cru bon auteur pour se faire impunément mauvais copiste et ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre au mot sur l'autre, et peut-être cela m'aurait-il mortifié: car je brave aisément le ridicule, mais je ne supporterais pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est bien compensé par tous les inconvénients attachés à cette même réputation, quand on n'en veut point être esclave, et qu'on veut vivre isolé et indépendant. Ce sont ces inconvénients en partie qui m'ont chassé de Paris, et qui, me poursuivant encore dans mon asile, me chasseraient très certainement plus loin pour peu que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande ville était ces foules de prétendus amis qui s'étaient emparés de moi, et qui, jugeant de mon cœur par les leurs, voulaient absolument me rendre heureux à leur mode et non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce temps-là.

Libre ! Non, je ne le suis point encore. Mes derniers écrits ne sont point encore imprimés, et, vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n'espère plus survivre à l'impression du recueil de tous : mais si, contre mon attente, je puis aller jusque-là et prendre une fois congé du public, croyez, Monsieur, qu'alors je serai libre ou que jamais homme ne l'aura été. O utinam ! O jour trois fois heureux ! Non, il ne me sera pas donné de le voir.

Je n'ai pas tout dit, Monsieur, et vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grâce; pour recopier ces longs fatras il faudrait les refaire et en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai sûrement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas moins à me reposer et mon état ne me permet pas d'écrire longtemps de suite.

 

Troisième lettre à M. de Malesherbes

A Montmorency, le 26 janvier 1762

Après vous avoir exposé, Monsieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrais vous parler de mon état moral dans ma retraite; mais je sens qu'il est bien tard; mon âme aliénée d'elle-même est toute à mon corps. Le délabrement de ma pauvre machine l'y tient de jour en jour plus attachée, et jusqu'à ce qu'elle s'en sépare enfin tout à coup. C'est de mon bonheur que je voudrais vous parler, et l'on parle mal du bonheur quand on souffre.

Mes maux sont l'ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu'on en puisse dire, j'ai été sage, puisque j'ai été heureux autant que ma nature m'a permis de l'être : je n'ai point été chercher ma félicité au loin, je l'ai cherchée auprès de moi et l'y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan, ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la cour et tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe : J'ai demeuré soixante et seize ans sur la terre, et j'en ai vécu sept. Voilà ce que je puis dire à quelque égard, quoique mon sacrifice ait été moindre : je n'ai commencé de vivre que le 9 avril 1756.

Je ne saurais vous dire, Monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c'est encore ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers! Chacun voudrait s'en faire un semblable; la paix régnerait sur la terre; les hommes ne songeraient plus à se nuire et il n'y aurait plus de méchants quand nul n'aurait intérêt à l'être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j'étais seul? De moi, de l'univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de beau le monde sensible, et d'imaginable le monde intellectuel : je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur, mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimères qu'ils ne font des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits et que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d'amertumes, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : " Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! " J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien remontrant la main des hommes n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur, la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : "Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux."

Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d'êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m'en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne. Je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d'auteur venait troubler mes rêveries. avec quel dédain je la chassais à l'instant pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m'auraient pas suffi ; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une antre sorte de jouissance dont je n'avais pas d'idée et dont pourtant je sentais le besoin. Hé bien, Monsieur, cela même était jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très vif et d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

Bientôt de la surface de la terre j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Etre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers, j'aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : " O grand Etre ! Ô grand Etre ! " sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

Ainsi s'écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées; et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et pour réparer le temps perdu je me disais : " Je reviendrai demain. "

Je revenais à petit pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content, je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupais de grand appétit dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous. Mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave, nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m'a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j'avais vécu seul tout le jour; j'étais bien différent quand j'avais vu de la compagnie, j'étais rarement content des autres et jamais de moi. Le soir j'étais grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante, et depuis qu'elle me l'a dite je l'ai toujours trouvée juste en m'observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d'âme cent fois plus doux que le sommeil même.

Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie, bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j'aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, Monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'antres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune, il faut m'en délivrer pour être à moi, et l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction.

Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m'en faudrait pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon, Monsieur. Quoique j'aime trop à parler de moi, je n'aime pas à en parler avec tout le monde : c'est ce qui me fait abuser de l'occasion quand je l'ai et qu'elle me plaît. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré.

 

Quatrième lettre à M. de Malesherbes

A Montmorency, le 28 janvier 1762

Je vous ai montré, Monsieur, dans le secret de mot cœur, les vrais motifs de ma retraite et de toute ma conduite, motifs bien moins nobles sans doute que vous ne les avez supposés, mais tels pourtant qu'ils me rendent content de moi-même et m'inspirent la fierté d'âme d'un homme qui se sent bien ordonné et qui, ayant eu le courage de faire ce qu'il fallait pour l'être, croit pouvoir s'en imputer le mérite. Il dépendait de moi non de me faire un autre tempérament ni un autre caractère mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même et nullement méchant aux autres. C'est beaucoup que cela, Monsieur, et peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime.

Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme seul est inutile à tout le monde et ne remplit pas ses devoirs dans la société, j'estime, moi, les paysans de Montmorency des membres plus utiles de la société que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple pour aller six fois la semaine bavarder dans une académie, et je suis plus content de pouvoir dans l'occasion faire quelque plaisir à mes pauvres voisins que d'aider à parvenir à ces foules de petits intrigants dont Paris est plein, qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place, et que, pour le bien public ainsi que pour le leur, on devrait tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'est quelque chose que de donner l'exemple aux hommes de la vie qu'ils devraient tous mener. C'est quelque chose, quand on n'a plus ni force ni santé pour travailler de ses bras, d'oser de sa retraite faire entendre la voix de la vérité. C'est quelque chose d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C'est quelque chose d'avoir pu contribuer à empêcher ou différer au moins dans ma patrie l'établissement pernicieux que, pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d'Alembert voulait qu'on fît parmi nous. Si j'eusse vécu dans Genève, je n'aurais pu ni publier l'épître dédicatoire du Discours sur l'inégalité, ni parler même contre l'établissement de la comédie, du ton que je l'ai fait. Je serais beaucoup plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'être, dans l'occasion, de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite si j'agis où je dois agir? D'ailleurs les habitants de Montmorency sont-ils moins hommes que les Parisiens, et quand je puis en dissuader quelqu'un d'envoyer son enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que si je pouvais de la ville le renvoyer au foyer paternel? Mon indigence seule ne m'empêcherait-elle pas d'être inutile de la manière que tous ces beaux parleurs l'entendent, et puisque je ne mange du pain qu'autant que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance et de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d'elle? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m'étaient pas propres; ne me sentant point le talent qui pouvait me faire mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi et plus capable de ce travail-là; en me l'offrant vous supposiez que j'étais en état de faire un extrait, que je pouvais m'occuper de matières gui m'étaient indifférentes, et, cela n'étant pas, je vous aurais trompé, je me serais rendu indigne de vos bontés en me conduisant autrement que je n'ai fait; on n'est jamais excusable de faire mal ce qu'on fait volontairement : je serais maintenant mécontent de moi, et vous aussi; et je ne goûterais pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin, tant que mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi, j'ai fait, selon ma portée, tout ce que j'ai pu pour la société; si j'ai peu fait pour elle, j'en ai encore moins exigé, et je me crois si bien quitte avec elle dans l'état où je suis que, si je pouvais désormais me reposer tout à fait et vivre pour moi seul, je le ferais sans scrupule. J'écarterai du moins de moi de toutes mes forces l'importunité du bruit public. Quand je vivrais encore cent ans, je n'écrirais pas une ligne pour la presse, et ne croirais vraiment recommencer à vivre que quand je serais tout à fait oublié.

J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, et que je n'aie abandonné ma solitude non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j'ai failli lui préférer. Il faudrait, Monsieur, que vous connussiez l'état de délaissement et d'abandon de tous mes amis où je me trouvais, et la profonde douleur dont mon âme en était affectée, lorsque M. et Mme de Luxembourg désirèrent de me connaître, pour juger de l'impression que firent sur mon cœur affligé leurs avances et leurs caresses. J'étais mourant; sans eux je serais infailliblement mort de tristesse, ils m'ont rendu la vie, il est bien juste que je l'emploie à les aimer.

J'ai un cœur très aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux; je les aime tous, et c'est parce que je les aime que je hais l'injustice; c'est parce que je les aime que je les fuis, je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas. Cet intérêt pour l'espèce suffit pour nourrir mon cœur; je n'ai pas besoin d'amis particuliers, mais, quand j'en ai, j'ai grand besoin de ne les pas perdre, car, quand ils se détachent, ils me déchirent. En cela d'autant plus coupables que je ne leur demande que de l'amitié, et que, pourvu qu'ils m'aiment, et que je le sache, je n'ai pas même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place du sentiment des soins et des services que le public voyait et dont je n'avais que faire. Quand je les aimais, ils ont voulu paraître m'aimer. Pour moi qui dédaigne en tout les apparences, je ne m'en suis pas contenté, et, ne trouvant que cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n'ont pas précisément cessé de m'aimer, j'ai seulement découvert qu'ils ne m'aimaient pas.

Pour la première fois de ma vie je me trouvai donc tout à coup le cœur seul, et cela, seul aussi dans ma retraite, et presque aussi malade que je le suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement qui m'a si bien dédommagé de tous les autres et dont rien ne me dédommagera, car il durera, j'espère, autant que ma vie; et quoi qu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler, Monsieur, que j'ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres, j'ai même tort de dire que je ne puis vous le dissimuler, car je n'ai nulle peine à vous l'avouer, à vous, né d'un sang illustre, fils du chancelier de France et premier président d'une cour souveraine; oui, Monsieur, à vous qui m'avez fait mille biens sans me connaître et à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûte rien d'être obligé. Je hais les grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préjugés, leur petitesse et tous leurs vices, et je les haïrais bien davantage si je les méprisais moins. C'est avec ce sentiment que j'ai été comme entraîné au château de Montmorency; j'en ai vu les maîtres, ils m'ont aimé, et moi, Monsieur, je les ai aimés et les aimerai tant que je vivrai de toutes les forces de mon âme : je donnerais pour eux, je ne dis pas ma vie, le don serait faible dans l'état où je suis, je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains, dont je ne me soucie guère, mais la seule gloire qui jamais ait touché mon cœur, l'honneur que j'attends de la postérité et qu'elle me rendra parce qu'il m'est dû, et que la postérité est toujours juste. Mon cœur qui ne sait point s'attacher à demi s'est donné à eux sans réserve et je ne m'en repens pas, je m'en repentirais même inutilement, car il ne serait plus temps de m'en dédire. Dans la chaleur de l'enthousiasme qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois été sur le point de leur demander un asile dans leur maison pour y passer le reste de mes jours auprès d'eux, et ils me l'auraient accordé avec joie, si même, à la manière dont ils s'y sont pris, je ne dois pas me regarder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce projet est certainement un de ceux que j'ai médités le plus longtemps et avec le plus de complaisance. Cependant il a fallu sentir à la fin, malgré moi, qu'il n'était pas bon. Je ne pensais qu'à l'attachement des personnes, sans songer aux intermédiaires qui nous auraient tenus éloignés, et il y en avait de tant de sortes, surtout dans l'incommodité attachée à mes maux, qu'un tel projet n'est excusable que par le sentiment qui l'avait inspiré. D'ailleurs la manière de vivre qu'il aurait fallu prendre choque trop directement tous mes goûts, toutes mes habitudes, je n'y aurais pas pu résister seulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation, la distance restant toujours la même entre les états, cette intimité délicieuse qui fait le plus grand charme d'une étroite société eût toujours manqué à la nôtre. Je n'aurais été ni l'ami ni le domestique de M. le Maréchal de Luxembourg; j'aurais été son hôte; en me sentant hors de chez moi j'aurais soupiré souvent après mon ancien asile, et il vaut cent fois mieux être éloigné des personnes qu'on aime et désirer d'être auprès d'elles que de s'exposer à faire un souhait opposé. Quelques degrés plus rapprochés eussent peut-être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois supposé dans mes rêves M. de Luxembourg point duc, mais maréchal de France, mais bon gentilhomme de campagne habitant quelque vieux château, et J.-J. Rousseau point auteur, point faiseur de livres, mais ayant un esprit médiocre et un peu d'acquis, se présentant au seigneur châtelain et à la dame, leur agréant, trouvant auprès d'eux le bonheur de sa vie, et contribuant au leur; si pour rendre le rêve plus agréable vous me permettiez de pousser d'un coup d'épaule le château de Malesherbes à demi-lieue de là, il me semble, Monsieur, qu'en rêvant de cette manière je n'aurais de longtemps envie de me réveiller.

Mais c'en est fait; il ne me reste plus qu'à terminer le long rêve; car les autres sont désormais tous hors de saison, et c'est beaucoup si je puis me promettre encore quelques-unes des heures délicieuses que j'ai passées au château de Montmorency. Quoi qu'il en soit, me voilà tel que je me sens affecté. Jugez-moi sur tout ce fatras si j'en vaux la peine, car je n'y saurais mettre plus d'ordre et je n'ai pas le courage de recommencer. Si ce tableau trop véridique m'ôte votre bienveillance, j'aurai cessé d'usurper ce qui ne m'appartenait pas; mais si je la conserve, elle m'en deviendra plus chère, comme en étant plus à moi.