[J.M.GALLANAR=éditeur]
JEAN JACQUES ROUSSEAU.
FRAGMENS D' IPHIS, TRAGÉDIE.
[1741, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 231;
Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776, t.
VIII, pp. 297-309; Pléiade édition, t. II, pp. 797-809. == Du Peyrou/Moultou
1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 381--393.]
[381] FRAGMENS D' IPHIS, TRAGÉDIE.
Pour l'Académie Royale de Musique,
[382] ACTEURS.
ORTULE, roi d'Elide.
PHILOXIS, prince de Micenes.
ANAXARETTE, fille du feu roi d'Elide.
ELISE, princesse de la cour d'Ortule.
IPHIS, officier de la maison d'Ortule.
ORANE, suivante d'Elis .
UN CHEF des guerriers de Philoxis.
CHOEUR de guerriers.
CHOEUR de la suite d'Anaxarette.
CHOEUR de dieux & de déesses.
CHOEUR de sacrificateurs & de peuples.
CHOEUR de furies dansantes.
[383] IPHIS, TRAGÉDIE.
Le théâtre représente un rivage , & ,
dans le fond , une mer, couverte de vaisseaux.
SCENE PREMIERE.
ELISE, ORANE.
ORANE,
Princesse, enfin votre joie est parfaite;
Rien ne troublera
plus vos feux.
Philoxis de retour, Philoxis amoureux,
Vient d'obtenir du roi la main d'Anaxarette ;
Elle consent sans peine à ce choix glorieux ;
L'aspect d'un souverain puissant, victorieux,
Efface dans son coeur la plus vive tendresse
Le trop constant Iphis n'est plus rien à ses
yeux,
La seule grandeur
l'intéresse.
ELISE.
En vain tout paroît
conspirer
A favoriser ma flâme ;
Je n'ose point encor, cher Orane, espérer
Qu'il devienne sensible aux tourmens de mon
ame:
Je connois trop Iphis, je ne puis m'en flatter,
[384] Son coeur est trop constant , son amour
est trop tendre:
Non , rien ne pourra
l'arrêter ;
Il saura même aimer , sans pouvoir rien
prétendre.
ORANE.
Eh quoi! vous penseriez qu'il osât refuser
Un coeur qui borneroit les voeux de cent
monarques?
ELISE.
Hélas! il n'a déjà que trop su mépriser
De mes feux les plus
tendres marques.
ORANE.
Pourroit - il oublier sa naissance , son rang ,
Et l'éclat dont brille
le sang
Duquel les Dieux vous
ont fait naître?
ELISE.
Quels que soient les aïeux dont il a reçu
l'être ;
Iphis fait mériter un plus illustre sort ,
Et par un courageux
effort ,
Se frayer le chemin d'une cour plus brillante.
Ses amiables vertus , si vertu éclatante ,
Ont su lui captiver mon
coeur.
Je me ferois honneur
D'une semblable
foiblesse,
Si pour répondre à mon
ardeur
L'ingrat employoit sa
tendresse:
Mais , peu touché de ma
grandeur ,
Et moins encor de mon amour extrême ,
[385] Il a beau savoir que je l'aime ,
Je n'en suis pas mieux
dans son coeur.
Il ose soupirer pour la fille d'Ortule ;
Elle - même jusqu'a ce
jour
A su partager son amour
Et malgré sa fierté , malgré tout son scrupule,
Je l'ai vu s'attendrir & l'aimer à son
tour.
Seule, de son secret le tiens la confidence;
Elle m'a fait l'aveu de leurs plus tendres
feux.
Oh ! qu'une telle
confiance
Est dure à supporter pour mon coeur amoureux !
ORANE.
Quel que soit l'excès
de sa flâme ,
Elle brisé aujourd'hui les noeuds les plus charmans.
Si l'amour régnoit bien dans le fond de son
ame,
Oublieroit-elle ainsi les voeux & les
sermens ?
Laissez agir le tems , laissez agir vos
charmes.
Bientôt Iphis , irrité
des mépris
De la beauté dont son
coeur est épris,
Va vous rendre les
armes.
AIR.
Pour finir vos peines
Amour va lancer ses
traits.
Faites briller vos
attraits ,
Formez de douces
chaînes.
Pour finir vos peines
Amour va lancer ses
traits.
[386] ELISE.
Orane, malgré moi, la crainte m'intimide.
Hélas! je sens couler
mes pleurs.
Iphis, que tu serois
perfide ,
Si , sans les partager , tu voyois mes
douleurs.
Mais c'est assez tarder; cherchons Anaxarette.
Philoxis en ces lieux lui prépare une fête,
Je dois l'accompagner. Orane, suivez -moi.
SCENE II.
IPHIS seul.
Amour, que de tourmens j'endure sous ta loi!
Que mes maux sont cruels ! que ma peine est
extrême!
Je crains de perdre ce
que j'aime ;
J'ai beau m'assurer sur
son coeur,
Je sens , hélas ! que
son ardeur
M'est une trop foible
assurance
Pour me rendre mon
espérance.
Je vois déjà sur ce
rivage
Un rival orgueilleux , couronné de lauriers,
Au milieu de mille
guerriers ,
Lui présenter un doux
hommage:
En cet état ose-t-on
refuser
Un amant tout couvert
de gloire?
Hélas! je ne puis
accuser
[387] Que sa grandeur & sa victoire !
De funestes
pressentimens
Tour-à-tour dévorent
mon ame ;
Mon trouble augmente à
tous momens.
Anaxarette..... Dieux..... trahiriez-vous ma
flâme ?
AIR.
Quel prix de ma
constante ardeur,
Si vous deveniez
infidelle!
Elise étoit charmante
& belle,
J'ai cent sois refusé
son coeur.
Quel prix de ma
constante ardeur,
Si vous deveniez
infidelle !
SCENE III.
LE ROI, PHILOXIS.
LE ROI.
Prince, je vous dois
aujourd'hui
L'éclat dont brille la
couronne;
Votre bras est le seul
appui
Qui vient de rassurer
mon trône:
Vous avez terrassé mes
plus fiers ennemis.
Tout parle de votre
victoire.
Des sujets révoltés vouloient ternir ma gloire ,
Votre valeur les a
soumis:
Jugez de la grandeur de ma reconnoissance
[388] Par l'excès du bienfait que j'ai reçu de
vous.
Vous possédez déjà la suprême puissance;
Soyez encore heureux
époux.
Je dispose
d'Anaxarette,
Ortule, en expirant, m'en laissa le pouvoir.
Philoxis, si sa main peut flatter votre espoir,
A former cet hymen aujourd'hui je m'aprête.
PHILOXIS.
Que ne vous dois-je
point, seigneur,
Que mes plaisirs sont doux , qu'ils sont
remplis de charmes!
Ah ! l'heureux succès
de mes armes
Est bien payé par un si
grand bonheur !
AIR.
Tendre amour aimable
espérance,
Régnez à jamais dans
mon coeur.
Je vois récompenser la plus parfaite ardeur,
Je reçois aujourd'hui le prix de ma constance.
Ce que j'ai senti de
souffrance
N'est rien auprès de
mon bonheur.
Tendre amour, aimable
espérance,
Régnez à jamais dans
mon coeur.
Je vais posséder ce que
j'aime ;
Ah ! Philoxis est trop
heureux!
LE ROI.
Je sens une joie
extrême,
De pouvoir combler vos
voeux.
[389] ENSEMBLE.
La paix succede aux plus vives alarmes,
Livrons -nous aux plus doux plaisirs ;
Goûtons , goûtons - en tous les charmes ;
Nous ne formerons plus d'inutiles desirs.
LE ROI.
La gloire a couronné
vos armes,
Et l'hymen , en ce jour , couronne vos soupirs,
ENSEMBLE.
La paix succede , &c.
LE ROI.
Prince, je vais, pour
cet ouvrage,
Tout préparer dès ce
moment:
Vous allez être heureux
amant :
C'est le fruit de votre
courage.
PHILOXIS.
Et moi, pour annoncer en ces lieux mon bonheur,
Allons , sur mes vaisseaux triomphant &
vainqueur ,
De dépouilles de ma
conquête
Faire un hommage aux pieds d'Anaxarette.
[390] SCENE IV.
ANAXARETTE seule,
AIR.
Je cherche en vain dissiper mon trouble ,
Non , rien ne sauroit
l'appaiser ;
J'ai beau m'y vouloir
opposer,
Malgré moi ma peine
redouble.
Enfin il est donc vrai, j'épouse Philoxis,
Et j'ai pu consentir à trahir ma tendresse !
C'est inutilement que mon coeur s'intéresse
Au bonheur de l'aimable
Iphis.
Falloit - il , Dieux puissans , qu'une si douce
flâme,
Dont j'attendois tout
mon bonheur,
N'ait pu passer
jusqu'en mon ame
Sans offenser ma gloire & mon honneur:
Je cherche en vain, &c.
Je sens encor tout mon
amour,
Quoique pour l'étouffer l'ambition m'inspire ,
Et je m'apperçois trop
qu'à leur tour
Mes yeux versent des pleurs , & que mon
coeur soupire.
Mais quoi
pourrois-je balancer?
Pour deux objets
puis-je m'intérsser ?
L'un est roi triomphant, l'autre amant sans
naissance;
Ah! sans rougir je ne
puis y penser;
Et j'en sens trop la
différence,
[391] Pour oser encor hésiter:
Non, sachons mieux
noirs acquitter
Des loix que la gloire
m'impose.
Régnons, mon rang ne me
propose
Qu'une couronne à
souhaiter;
Et je ne serois plus digne de la porter,
Si je desirois autre
chose.
SCENE V.
ELISE, ANAXARETTE.
Suite d'Anaxarette qui entre avec Elise.
ELISE.
Philoxis est enfin de retour en ces lieux ,
Il ramene avec lui l'amour & la victoire;
Et cet amant, comblé de
gloire ,
En vient faire hommage
à vos yeux:
Ces vaisseaux triomphans , autour de ce rivage,
Semblent annoncer ses
exploits.
Nos ennemis vaincus , & soumis à nos loi
Sont des preuves de son
courage.
Princesse, dans cet
heureux jour,
Vous allez partager l'éclat qui l'environne;
Qu'avec plaisir on porte une couronne,
Quand on la reçoit de
l'amour.
[392] ANAXARETTE.
Je sens l'excès de mon
bonheur extrême,
Et je vois accomplir
mes plus tendres desirs.
Hélas! que ne puis-je
de même
Voir finir tees tendres
soupirs !
On entend des trompettes & des timbales
derriere le théâtre.
Mais qu'entends - je ?
quel bruit de guerre
Vient en ces lieux
frapper les airs?
ELISE.
Quels sons harmonieux! quels éclatans concerts!
ENSEMBLE.
Ciel! quel auguste aspect paroît sur cette
terre!
SCENE VI.
Ici quatre trompettes paroissent sur le
théâtre , suivis d'un grand nombre de guerriers vêtus magnifiquement.
ANAXARETTE, ELISE, suite d'Anaxarette, chef
de guerriers , choeur de guerriers.
LE CHEF des guerriers à Anaxarette.
Recevez, aimable
princesse,
L'hommage d'un amant tendre & respectueux.
C'est de sa part que
dans ces lieux
Nous venons vous offrir ses voeux & sa
richesse.
( En cet endroit on voit entrer, au son des
trompettes, plusieurs guerriers, vêtus légérement, qui portent des présens[393]
magnifiques à la fin desquels est un beau trophée ; ils forment une marche ,
& vont en dansant offrir leurs présens à la princesse, pendant que le chef
des guerriers chante.)
LE CHEF des guerriers.
Régnez à jamais sur son
coeur ,
Partagez son amour
extrême,
Et que de sa flâme même
Puisse naître votre
ardeur.
Et-vous guerriers, chantons l'heureuse chaîne
Qui va couronner nos
voeux ;
Honorons notre
souveraine ,
Sous ses loix vivons
sans peine:
Soyons à jamais
heureux.
CHOEUR des guerriers.
Chantons, chantons l'heureuse chaîne
Qui va couronner nos voeux;
Honorons notre souveraine,
Sous ses loix vivons sans peine;
Soyons à jamais
heureux.
ELISE.
Jeunes coeurs, en ce
séjour
Rendez - vous sans plus attendre,
Craignez d'irriter
l'amour.
Chaque coeur doit à son
tour
Devenir amoureux & tendre.
On veut en vain se défendre,
Il faut aimer un jour.
FIN.