Gabriel Pierné

(1863 - 1937)


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The Operas of Gabriel Pierné

 



Sophie Arnould


Comédie lyrique en un Acte

Poème de Gabriel Nigond

Musique de Gabriel Pierné


CAST:

Sophie Arnould, Soprano

Babet, Mezzo-soprano grave

Le Comte de Laugaguais (Dorval), Ténor ou baryton haut




(A Luzarches, le 18 septembre 1798.
La grande salle du prieuré acheté par Sophie en 1790,
et où la Révolution l'a laissée en paix.
Vaste pièce transformée en salon de campagne,
fraîche et sombre.
Meubles rustiques, parmi lesquels quelques beaux meubles,
datant de l'époque des splendeurs.
A gauche, au premier plan, cheminée.
Au-dessus, porte-fenêtre ouvrant sur le jardin.
A droite, premier plan,
clavecin vers lequel un grand miroir s'incline.
Au-dessus, en pan coupé, large voûte laissant voir
les premières marches d'un escalier de pierre.
Tout au premier plan, à gauche,
petite porte ouvrant vers la cuisine.
Entre la porte-fenêtre et l'escalier, une petite console,
puis un dressoir.
Au premier plan, presque au milieu, une table ronde.
Devant la cheminée, un écran. Bergère, fauteuils, choises.
Sur la console, le buste de Sohpie Arnould.
Son portrait au mur, dans le rôle d'Iphigénie.
Fin d'après-midi d'automne.)

RIDEAU

Scène 1

Sophie, puis Babet
(Sophie, en petite robe et cornette,
écrit, assise au coind du feu.)
(Elle s'interrompt, relit la lettre commencée.)

SOHPIE
(avec vivacité et gaiement)
Les dix écus que tu réclames,
Tu les recevras, pauvre rat,
Sitôt que faire se pourra,
Mais, mon enfant, prends garde aux femmes!
(Elle s'interrompt à nouveau.)
(chassant un moustique)
Moustique!
(écrivant)
…Sois donc averti…
(au moustique)
Plus enragé qu'un sans-culotte!
Eh! je suis bonne patriote, Citoyen!
(écrivant)
…Les femmes, petit!
(Elle écrase le moustique.)
(vivement)
Le sans-culotte est aplati!
(Entre Babet, servante. Cinquante ans et encore belle.)
(avec importance et sans rigueur)
Salut au chef de ma dépense!

BABET
Encore en écriture!

SOPHIE
Oui-da! J'écris à mon fils!

BABET
Quand je pense
Que vous avez un fils soldat!

SOPHIE
(pliant sa lettre et la mettant dans son corset.)
Hussard!

BABET
A votre âge!

SOPHIE
Es-tu bête!
Je suis fière de ses lauriers;
J'ai toujours aimé les guerriers!
(Elle se lève.)

BABET
Trop!

SOPHIE
Jamais trop!

BABET
(offrant un petit bouquet)
La bonne fête, Madame

SOPHIE
Oh! ma pauvre Babet!
(sans rigueur)
Ma fête!
Ca me stupéfie!
Ma fête!
Autrefois, ça tombait…

BABET
Le dix-huit!

SOPHIE
Oui…Sainte Sophie!
Bah!

BABET
(avec importance)
Sous le règne du feu roi…

SOPHIE
Tyran! Peste d'aristocrate!

BABET
Tyran?
Ne jouez pas l'ingrate
Envers ce temps là qui, ma foi, valiat bien votre république!
(geste de Sophie)
Qui sommande aujourd'hui?
La clique!
La clique, je vous dis!

SOPHIE
Assez!

BABET
(sans rigueur)
Aux amis de ces temps passés
Que ne pouvez-vous faire un signe!

SOPHIE
Quels?

BABET
Monsieur de Coislin, notre prince de Ligne,
Un turc, un grand d'Espagne, un seigneur portugais!
Enfin, Monsieur de Lauraguais…

SOPHIE
A ce nom là, tu te recueilles!

BABET
Vous offrait une fleur!

SOPHIE
Une rose à cent feuilles,
Le cœur de Sophie!

BABET
Insolent!

SOPHIE
Pauvre Dorval!
Il fut, lorsque j'étais farouche,
Le premier qui baisa ma bouch
Et qui me trouva du talent!

BABET
Un mignon coucheur!

SOPHIE
Oui, poissarde!
Mignon coucheur!
Mignon coucheur!
(montrant une miniature sur la cheminée)
Le père adolescent du hussard que voilà!

BABET
…Vous enlevait!

SOPHIE
…A la hussarde!

BABET
(rêveuse)
N'importe!
Ce soir-là fut un soir enchanté,
Ce soir-là fut un soir enchanté,
Où la Guimard dansa quand vous eûtes chanté!
Chacun des hommes était drôle,
Les femmes belles, le vin pur,
Et le vicomte de Ségur
Me mit un baiser l'épaule!

SOPHIE
(vivement)
Il prouvait du goût, ce bon vieux!

BABET
Tout cela marquait un peu mieux
Pour vous, portant un nom dont l'Opéra tressaille,
Vous, qu'on reluquait à Paris
Autant que la reine à Versaille,
Que de moisir au fond d'une niche à souris,
Au creux d'une ornière à limaces,
Où l'ennui plus laid qu'un cocu,
Baille, en nous faisant des grimaces,
Comme un singe assis sur son cul!.

SOPHIE
(vivement)
Quel ennui?
Viens ça, que j'essuie
D'une gifle ce nez froncé!
Que me parles-tu du passé?
Jamais, Babet, je ne m'ennuie!
Jamais mon cœur ne fut plein
Que de gaîté sans grimace!
Là-dessus, soupons face à face…
Ce qui n'est pas si vilain!

BABET
Ça, jamais!

SOPHIE
Ça, tout de suite!
Votre menu, gargotier?

BABET
Puisque…

SOPHIE
Puisque je t'invite!
J'ai faim comme un charretier!

BABET
Gros appétit!
Maigre pitance!
Soupe aux choux.

SOPHIE
Le plat d'importance!
Puis?

BABET
Fromage de brebis,
Vin de prunelles, pain bis!

SOPHIE
S'il nous restait une pomme?
(Babet fait signe que non.)
Rien à croquer!
Pas même un homme!

BABET
Pas même!

SOPHIE
(bas)
On frappe!
Entends-tu?

BABET
Le vent!

SOPHIE
(soupirant)
Ah! oui,
Ce vieux pointu
Que je fuyais comme la peste!
Tiens! le seul traces qui me reste,
Babet, ça n'est point de manquer
De vin, de sucre on de chandelle,
A ma porte chaque fidèle!
(bas)
Toc! Un seul coup, grave, absorbé…
"Bonsoir, financier de mon âme!"
Toc! Un petit chat qui réclame.
Toc! Toc! Toc!
"C'est vous, l'abbé?"
Toc! Toc! Une main fort civile,
Toc! que je fais attendre exprès!
Toc! "Entrez,…
(du nez, en imitant un très vieux personnage)
…entrez, monsieur de Monville,
"Grand maître des eaux et forêts!"
(voix naturelle)
Toc! Toc! Un frappement rapide, Rousseau!
Tôt venu, tôt parti…
Toc! Un vainqueur, un intrépide…
"Monsieur le Prince de Conti!"
Toc! Toc! timide et pleine zèle;
Le chevalier, mon amuseur,
Seize ans: "Bonjour, Mademoiselle!"
Toc! Lacroix, mon joli "friseur!"
Enfin!
Toc! Toc! Toc! Tempête!
Trois petits coups bien serrés
Et c'est-car ma voix s'arrête!-
Mon cœur qui répond: "Entrez!"

BABET
Dorval!

SOPHIE
Ah!
Je me crois bien forte,
Babet, mais je vais souvent,
Cherchant un reflet vivant
De cette illusion morte,
Heurter moi-même à la porte…
(ce qu'elle fait)
Mais rien n'entre…que le vent!
Trêve au radotage!
Je vais dresser le couvert;
Cours surveiller le potage…
(Babet va pour sortir.)
Tu sais! l'habit rose et vert,
Descends-le, que je l'arbore!
(devant les flambeaux de la cheminée)
Brillez, feux étincelants!
Je veux rendre mes galants
Fous, fous, fous à dix grains d'ellébore!
(Babet sort.)

Scène 2

Sophie

SOPHIE
(chantonne en dressant le couvert
sur un ton de récitatif)
Trop impitoyable destin!
Fortune à mes vœux infidèle!
Iphigénie, hélas! princesse ce matin,
Ce soir, aux feux d'une chandelle,
Dispose en soupirant deux fourchettes d'étain!
Sa main blanche, ô dieux trop sévères,
Essuie un bois grossier, deux écuelles, deux verres
Dont pas un n'est même en cristal,
(Trois petits coups sont soudain frappés
à la porte-fenêtre du jardin.
Sophie s'arrête brusquement,
prête l'oreille, s'imagine avoir rêvé.)
Peste du vent!
(soupirant)
Cher Dorval!
(Elle continue à dresser la table
en fredonnant l'air de Devin du Village,
de J.J. Rousseau, "C'est un enfant!")
(Tandis qu'elle chante, le comte de Lauraguals
(Dorval) ouvre doucement la porte,
demeure sur le seuil, sourit, écoute et,
à la fin du couplet, achève le dernier vers.)
"L'art à l'amour est favorable
Et sans art l'amour sait charmer,
A la ville on est plus aimable,
Au village on sait mieux aimer,
Ah! pour l'ordinaire
L'amour ne sait guère
C'est un enfant, c'est un enfant, c'est un en…"
(Sophie saisie.)

DORVAL
"C'est un enfant, c'est un enfant."

SOPHIE
(se retourne brusquement, l'aperçoit)
Lui!
(pousse un cri et courant à lui, se jette dans ses bras)
Vous! Toi!
Ah! ah! ah! que je suis contente!
Après quinze ans!
Quinze ans sans vous!
Attendre quinze ans, quelle attente!
(Dorval s'agenouille.)
Comme il sait tomber à genoux!

DORVAL
(se relevant)
Charmante!

SOPHIE
(sans rigueur)
Oh! Monseigneur! Charmante!
(jouant les "Colette")
Vot' sarvante, jarnigué!
(brusquement)
N'est-tu point trop fatigué?
Sieds-toi…
(Ils vont s'asseoir devant la cheminée)
…près de ton amante!
Là!
(sans rigueur)
Comment te vois-je ici?
(court)
Es-tu muet?

DORVAL
Non! Dieu merci!

SOPHIE
Alors?

DORVAL
Que je sens de joie
Près de vous!

SOPHIE
Racontez donc!

DORVAL
Oui! Je commence! Pardon! Je…

SOPHIE
Toujours ta patte d'oie!
Quand tu ris, ses quatre plis
Font leur petite grimace!

DORVAL
Qu'ils sont laids!

SOPHIE
Qu'ils sont jolis!
D'ailleurs, est-ce point la place
Où mon bec s'allait nicher?
Nulle n'y devait toucher
Sans être, crac! fracassée!
Dis? Combien l'ont embrassé?

DORVAL
Mais…

SOPHIE
Tu mens avec excès!
Tais-toi!

DORVAL
Soit!

SOPHIE
Eh! non, raconte!

DORVAL
(l'imitant)
"Raconte!"

SOPHIE
Eh bien, mon cher comte?

DORVAL
Eh bien, je me languissais,
Madame, après ma Sophie!
Malgré sa philosophie
De gentillâtre croquaint,
L'ermite de Manicamp
Rêvait de monter les marches
Du prieuré de Luzarches!

SOPHIE
Et le voilà déterré
Ce bienheureux prieuré!
Dire, ô Dorval très austère,
Que la chute du feu roi
Nous a logés, vous et moi,
Dans un ancien monastère!
La salle où mes cotillons
Frémissent en purgatoire,
A servi de réfectoire
Aux moines et moinillons!
Ce vieil escalier qui cède
Au trottinement d'un rat,
Entendit le
Libera

DORVAL
Au frère prieur succède
Une reine d'opéra…

SOPHIE
Laquelle, assez effarée
De cet appareil dot,
A conçu dans son cerveau
Ces mots, gravés à l'entrée,
"Ite, missa est!"

DORVAL
Bravo!

SOPHIE
Sucre, j'ai fini, commence!
Tu te languissais de moi?

DORVAL
Comme un héros de romance!

SOPHIE
Dorval!

DORVAL
Et me voici, ma foi!

SOPHIE
Cher cœur!

DORVAL
Excusez, madame,
L'équipage assez crotté
Où je me suis présenté,
Et recevez, pour dictame,
D'un cœur jamais endormi,
Cette fleur qui glorifie
Son nom
(Il lui offre une magnifique rose pourpre.)

SOPHIE
(prenant la fleur)
Le cœur de Sophie!

DORVAL
Ma chère maîtresse!
(Il l'embrasse.)

SOPHIE
(ému)
Ami!

DORVAL
Une larme!

SOPHIE
Oh! si discrète!

DORVAL
Un pleur après un baiser!

SOPHIE
(montrant la rose)
Fallait-il pas l'arroser!
(Elle va mettre la fleur dans un verre d'eau,
sur la console.)

DORVAL
Voici donc votre retaite?

SOPHIE
Oui! Fait-il pas vivre aux champs
L'existence bucolique?
J'ai six moutons, une bique,
Douze poulets, très méchants,
Une âne, une vache blanche,
Peu de fruits mais, en revanche,
Du lait, du beurre à foison,
Choux, salade, ciboulette,
Beaux arbres qui font toilette
Nouvelle chaque saison,
Si bien qu'alerte et pressée,
Grand chapeau, jupe troussée,
En Perrette à jupons courts,
Portant paniers ou corbeille,
Je trotte comme abeille,
Des prés à la basse-cour,
Mange, bois, fais de bons sommes,
Chante en filant aux fuseaux
En écoutant les oiseaux!

DORVAL
Mais le soir, quand la solitude
Bourdonne comme un tocsin?

SOPHIE
Le soir?
J'ai mon clavecin,
Mes livres…et l'habitude!

DORVAL
L'habitude!

SOPHIE
(court)
Ça, qu'on soupe!
Qu'on se réveille en sursant!
(versant à boire à Dorval)
Au lieu de Beaune ou Meursault,
Ce n'est que jus de prunelles!
(levant son verre)
A nos amours!

DORVAL
Eternelles!
(reposant son verre
et voyant deux couverts mis)
Deux couverts!

SOPHIE
Ouh! Chien jaloux!
Je la connais, ta grimace!
L'amant dont tu prends la place,
C'est la Babet!

DORVAL
Croyez-vous?

SOPHIE
(appelant)
Ohé! La fille à Jean-Pierre!
Le portage!

BABET
(de la cuisine)
Nous voilà!

Scène 4
Les Mêmes, Babet
(Babet entre en portant la soupière.)

SOPHIE
(à Babet)
Connais-tu cet homme-là?

BABET
(posant précipitamment la soupière sur la table)
J'ai cru lâcher la soupière!
Monsieur le comte!

SOPHIE
Un citoyen qui te vient voir!

DORVAL
Si tu veux bien, Citoyenne!

BABET
(avec une importance comique)
J'autorise!
Il n'a point du tout changé!
Gueurluchon!

DORVAL
Bien obligé!

BABET
Trédame!
Quelle surprise!
Dorval!

DORVAL
Ta soupe sent bon!

BABET
Il reste un coin de jambon,
Citoyen, je le fricasse!
Ah! (s'en allant) que n'ai-je une béscasse;
Citoyen, je le fricasse!
(faisant la grosse voix)
Cueurluchon!
(Elle sort.)

Scène 5
Sophie, Dorval

SOPHIE
(à table et soupant)
Comme autrefois!
Dans ma chambre, aux temps, d'opulence!

DORVAL
D'abord on mange en silence…
Puis un simple mot!

SOPHIE
Lequel?

DORVAL
(murmuré tout bas)
Je t'aime
Et je réclame…

SOPHIE
Le sel!

DORVAL
(vivement)
Cruelle, qui raille exprès!
Votre calme m'exaspère!

SOPHIE
Jacassons d'abord, compère,
Nous roucoulerons après!
(Dorval fait la moue.)
Voici la lèvre en coquille,
Mon petit, qu'à vingt quatre ans,
Vous faisez, chez mes parents,
Avant d'enlever leur fille!

DORVAL
(bouche fermée)
Non?

SOPHIE
Dorval, jeune ingénu,
Habit bourgeois, l'air d'un prince,
En notre logis venu,
Dit arriver de province…

DORVAL
Il donne au père
Sa bourse à garder…

SOPHIE
Puis à mère,
Son linge à broder!

DORVAL
Il se confie
A tous les deux…

SOPHIE
Mais sur Sophie
N'ose lever les yeux…

DORVAL
Lors, chacun gâte
De son côté,
La bonne pâte D'enfant gâté

SOPHIE
L'aimable drille,
L'esprit charmant

DORVAL
Papa, maman
Font compliment!

SOPHIE
Il est vraiment
De la famille!

DORVAL
Et c'est si vrai
Qu'un soir discret,
Il disparaît…

SOPHIE
Avec la fille!

DORVAL
Quelle étreinte!
Quel départ!

SOPHIE
Pauvre maman, quelle fièvre!

DORVAL
J'écrivis trois jours plus tard!

SOPHIE
L'an d'après, j'étais célèbre!

DORVAL
Paris suivait, ébloui,
Ce jeune astre à son aurore…

SOPHIE
Et phénomène inoui,
Nous nous adorions encore!

DORVAL
Chez nous, les volets fermés,
Que de baisers!
Que de fêtes!
Que d'effroyables tempêtes!

SOPHIE
Ah! Nous nous sommes bien aimés!

DORVAL
Ah! Jusques à la frénésie!
Ensemble

SOPHIE
Caressé! Enlacés!
Brouillés! Mordus!
Battus! Brouillés
Battus! Pendus
Caressés! Enlacés!

DORVAL
Caressés! Enlacés!
Brouillés! Battus!
Pendus! Mordus!
Pendus! Battus!
Caressés! Enlacés!

SOPHIE
Oh! ta sombre jalousie!

DORVAL
Ma jalousie?
Oses-tu bien
En parler, dis, comédienne,
Alors que flambait la tienne,
Traîtresse, à propos de rien?

SOPHIE
De rien?

DORVAL
(imitant Sophie)
"Pourquoi cette femme,
"Lorsque vous avez passé!
"A-t'elle en vos doigts glissé
"Ce billet, que Dieu confonde!
"D'où viennent ce bilboquet,
"Ce ruban d'un rose immonde,
"Cet affreux petit bouquet
"Dont le parfum me dégoûte…"

SOPHIE
Ecoute à ton tour, écoute!

DORVAL
(poursuivant)
"Rustre! Effronté! Libertin!
"Je pars! Ouvrez-moi la porte!
"Regardez-moi ce matin,
"Car ce soir, je serai morte! morte! morte!"
(Il se laisse tomber sur une chaise.)

SOPHIE
A ton tour, écoute un peu!
Reconnais l'amant modèle!
(imitant Dorval)
"Ah! Corbleu! (toujours corbleu)
(imitant Dorval)
"J'en ai la preuve infidèle!
"Vous me trahissez, démon!
"Vous me trompez, malheureuse!
"Vous m'avilissez, coureuse!"
"-Oh! monsieur, foin du sermon"
(imitant Dorval)
"-Hier soir, à la promenade,
"Le tremblotant et très vieux
"Chevalier de Maléziux
"Vous prit un baiser, ménade!"
"Il le prit. L'ai-je accordé?
"Voici la clause importante!"
(imittant Dorval)
"-Comment! C'est vous, inconstante!
"Vous qui lavez demandé!"
"-Moi?
(imitant Dorval)
"Vers la fin d'Iphigénie,
"Jetâtes-vous point votre gant
"A ce plat petit intrigant
"De Neufchâteau?"
"-Calomnie!"
(imitant Dorval)
"Calomine? Allons, je suis un barbon:
"Je confonds catin avec ursuline!
"Allez, gueuse! Allez, chienne! Messaline!
"Chanter! Laquais! Vieillard! Tout vous est bon!
"Adieu pour jamais! Adieu! Je m'exile!
"Je cherche, au plus creux des forêts,
"Par delà les mers, unasile!"
Tu revenais une heur après!

DORVAL
(riant)
Chère âme!

SOPHIE
(avec mélancolie)
Ah! Malgré ses alarmes,
Malgré ses bonds d'oiseau blessé,
Que l'amour conserve de charmes,
S'il est vu du haut du passé!
Malgré tant de cruels supplices,
Il apparaît sur l'horizon
Ainsi qu'un jardin de délices
De grille d'une prison!
Oh! l'ardente larme qui brille,
Dorval, à ce penser soudain,
Qu'on ne franchira plus la grille
Pour aller courir au jardin!

DORVAL
Ah! Cher passé d'amour!
Jeunesse aventureuse!

SOPHIE
Etre amante à la ville, au théâtre amoureuse,
Ah! c'était le bon temps, j'étais bien malheureuse!
(Entre Babet portant un plat.)

BABET
Hé! Vous ne mangez guère, il paraît!

DORVAL
Ma foi! L'appétit se dérobe!

BABET
(posant le plat sur la table)
Quand voilà le jambon tout prêt!

DORVAL
Merci!

BABET
(à Sophie, à mi-voix)
Je vais chercher la robe, Madame!

SOPHIE
Oh! Pourquoi?

DORVAL
Qu'est-ce donc?

SOPHIE
Rien! J'avais eu la fantaisie
De me remettre en Aspasie!
Il n'en est plus besoin!
(à Babet)
Laissons cela!

DORVAL
(à Sophie)
Pardon! Revêtez cette robe!

SOPHIE
Il faut gagner ma changre,
Alors!

DORVAL
Non! Ici! Devant ce grand feu de Septembre!
(à Babet)
Vite, Babet! Vite!
Au lieu de servante, un servant
Vous aidera!

SOPHIE
C'est que…

DORVAL
Je le fus si souvent!
(Sort Babet, par l'escalier)

Scène 7
Sophie, Dorval puis Babet

SOPHIE
(après un silence)
Manger!

DORVAL
Je n'ai plus faim!
(Nouveau silence)

SOPHIE
Riez!

DORVAL
Non!

SOPHIE
Qu'est-ce à dire?

DORVAL
Rien! Je n'ai plus désir de rire;
Je suis…ému

SOPHIE
Que nom!

DORVAL
Que si!

SOPHIE
Fou! Fou!
(sans rigueur)
Ce trouble cesse?

DORVAL
Il augmente!

SOPHIE
Chut! Il me prendrait aussi!
(Rentre Babet, portant la robe qu'elle dépose sur la bergère, devant cheminée. Puis elle sort.)

DORVAL
(à la robe)
Je te reconnais, charmante!

SOPHIE
Doux fantôme!
Chers atours!
Grande fleur sur vous éclose!
Bonjour verte et rose,
Belle robe des amours!
Belle robe, si peu sage,
Que dressez, pour les forbans,
A l'assaut de ce corsage,
Une échelle de rubans!
Les frissons de votre soie
Que le temps n'a pu faner,
D'impatience et de joie
Cent fois m'ont fait frissonner!
J'écrirais en paragraphes,
L'histoire de vos succès!

DORVAL
(prenant la robe)
J'ai dégrafé vos agrafes,
J'ai suivi tous vos lacets
O divine maladresse!
Je ranime, en m'y brûlant,
Tous les rires de tendresse
Egrenés en vous frôlant
Et bien qu'un peu plus morose,
Je vous adore toujours,
Belle robe verte et rose,
Belle robe des amours!
(à Sophie)
Eh bien?

SOPHIE
Je n'ose pas!
C'est une tentatrice!

DORVAL
Je veux!

SOPHIE
(riant)
Il veut!
(appelant)
Babet! Babet!
Quoi! Babet n'est plus là
Babet me manque!

DORVAL
Me voilà!

SOPHIE
Non, pas vous
Seule, alors!

DORVAL
Caprice!

SOPHIE
Eh! oui, caprice!
Peut-être!
Suivez mondes-sein!
Installez-vous au clavecin!
(Elle l'y conduit.)

DORVAL
Ouh! L'infidèle!
(Il s'assied.)
Ouh! Le voilage!
(Elle se sauve dernière l'écran qu'elle
place entre elle et Dorval.)

SOPHIE
(de loin)
Jouez!

DORVAL
Quoi donc?

SOPHIE
Jouez le
Devin du village!
(pause)
(Dorval au clavecin joue l'ouverture
du Devin du Village.)

DORVAL
(s'interrompant, à Sophie)
En venez-vous à bout?

SOPHIE
(quittant sa robe)
Mais jouez, je vous dis!

DORVAL
(reprenant)
(se levant)
Si…

SOPHIE
(vivement)
Demeurez à votre place!
Aïe! C'est faux, cela!

DORVAL
(en s'efforçant d'apercevoir Sophie
dans le miroir que se trouve au-dessus de Clavecin,
il joue très faux, express.)
J'ai les doigts engourdis!

SOPHIE
Pardine!
Vous lisez les notes dans la glace!

DORVAL
(l'œil au miroir)
Cher petit jeu de ricochet!
Vous n'y parviendrez point!

SOPHIE
Vous non plus!
Faux, que diable!

DORVAL
Hein, sur l'épaule, ce crochet,
C'est d'un difficile effroyable!
(Il tape à sort et à travers sur le clavier.)

SOPHIE
Faux! Vous n'y connaissez plus rien!
Vous battez, mon cher, la campagne!
Dire qu'il fut musicien!
Vous avez tout perdu, Dorval!

DORVAL
(se retournant vers Sophie
qui a revêtu la belle robe)
Mais je regagne!

SOPHIE
(allant à lui)
Daignez un peu vous mettre en frais,
(Dorval attaque sans une faute l'air:
Je perdu mon serviteur.)
Plutôt que viser au folâtre,
On je siffle comme an théâtre…
-Bête! Il le faisait exprès!
(Elle fredonne l'air, en battant la mesure
sur l'épaule de son amant.)
J'ai perdu tout mon bonheur,
J'ai perdu mon serviteur,
Colin me délaisse,
Colin me délaisse
Puis elle s'anime et chante avec une merveilleuse délicatesse.
J'ai perdu mon serviteur,
J'ai perdu tout mon bonheur,
Colin me délaisse,
Colin me délaisse…

DORVAL
(avec admiration)
Sophie Arnould!

SOPHIE
Ah! Une amie
D'autrefois qui s'exila!
La pauvre s'est endormie…
N'éveillez pas ce nom-là!
(émue, elle tire son mouchoir pour s'essuyer les yeux.
La lettre qu'elle avait mise dans son sein tombe à terre.)

DORVAL
Un billet! Qu'est-ce?

SOPHIE
(ramassant la lettre)
Il n'importe! Petit secret!

DORVAL
(froidement)
Ah? Merci! On a des secrets ici?

SOPHIE
Pourquoi non?

DORVAL
Certe!

SOPHIE
On est libre!

DORVAL
(entre ses dents)
Corbleu!

SOPHIE
Le jaloux qui vibre!

DORVAL
Sophie!

SOPHIE
Eh!

DORVAL
Ce billet!
SOPHIE
Plait-il?

DORVAL
(plus fort)
Vous refusez?
(d'une voix de tonnerre)
Corbleu!

SOPHIE
Second "corbleu"! Lisez!
(Elle lui tend la lettre)

DORVAL
(après avoir lu)
Votre enfant!

SOPHIE
Il se méfie
Encor!

DORVAL
Non pas!

SOPHIE
Laissez donc!

DORVAL
Mais…
(soudain)
mais votre vils, Sophie,
C'est le mien!

SOPHIE
Dame!

DORVAL
(lui rendant la lettre)
Pardon! Vous m'en voulez?

SOPHIE
Incapable!

DORVAL
Je suis un vieux fou coupable!
Est-il beau?

SOPHIE
Votre regard…
Mon nez…votre front, ma bouche…
(voyant qu'il s'essuie les yeux furtivement)
Que chassez-vous?

DORVAL
Une mouche…et que devient-il?

SOPHIE
Hussard!

DORVAL
Hussard?

SOPHIE
Hussard à l'armée Du Rhin!

DORVAL
Ah! Ce fils au maillot…

SOPHIE
…Se couvre de renommée!
Il tient du père!

DORVAL
(très emu)
Petiot!
…Destin plein de fantaisie!
Hier seul avec mon ennui,
Je me découvre aujourd'hui…

SOPHIE
…Grâce à votre jalousie…

DORVAL
Un fils de vingt ans!
(Sophie lui apporte la miniature
posée sur la cheminée.)
C'est lui?
(Tous deux se penchent
sur le portrait)

SOPHIE
Quel air tendre

DORVAL
Assez farouche…

SOPHIE
Et brave!

DORVAL
Oui, brave!
Ah! tant mieux!
C'est vrai qu'il a votre bouche!

SOPHIE
Nierez-vous qu'il ait vos yeux?

DORVAL
Ça lui sied, cet uniforme!

SOPHIE
N'est-ce pas?

DORVAL
Je suis content!

SOPHIE
Oui?
(au portrait)
Cher Constant!

DORVAL
Cher Constant!
(Il replace la miniature
sur la cheminée.)

SOPHIE
C'est une surprise?

DORVAL
Enorme!
(regardant tout à tout Sophie et le portrait)
La plaisante ressemblance!

SOPHIE
(remontant vers le feu
pour cacher son émotion)
Mais ce feu tourne en charbon!
(Dorval remonte auprès d'elle)
Avez-vous froid?
(Il fait signe que non.
Elle s'assied au coin du feu,
lui désigne l'autre fauteuil. Il s'assied.)
(Cloche lointaine)

DORVAL
Quel silence!
Que ce grand silence est bon!

SOPHIE
Oui…

DORVAL
Seuls! La porte fermée…
(l'attirant vers lui)
Vous permettez?

SOPHIE
Je permets!

DORVAL
Ah! Jamais, voyez-vous, jamais je ne vous ai tant aimée!
SOPHIE
Je crois!

DORVAL
Que faut il, mon Dieu,
Pour être heureux sur la terre?
Un vieux logis solitaire,
Grand amour et petit feu!
Mais quel souci vous effleure?

SOPHIE
Aucun! Je me vois, petit,
Demain soir, à la même heure,
Quand vous serez reparti!

DORVAL
Oui…

SOPHIE
(se levant)
Mais j'oubliais j'ai honte!
Que tu dois être las!
Depuis l'aube en chemin!

Scène 8
Les mêmes, Babet

SOPHIE
(appelant)
Babet! Babet!
(Entre Babet.)
Conduis monsieur le compte
Jusqu'en sa chambre!

BABET
(ahurie)
C'est…

SOPHIE
(offrant à Dorval sa main baiser)
A demain!

BABET
C'est…C'est…

SOPHIE
Tu dis ta patenôtre?
Pourquoi cet air effaré?

BABET
C'est…C'est que je n'ai préparé
D'autre chambre que la vôtre!

SOPHIE
Bah!

BABET
Je jugeais plus poli
Et, sans paraître égrillarde,
Plus…

SOPHIE
(gaiement, un peu troublée)
Tu te trompais, paillarde!
J'avons chacun notre lit!

BABET
Suffit!

SOPHIE
Je te le confie,
La malice!

BABET
Allons!

DORVAL
(lui baisant la main)
Sophie!

SOPHIE
(tendre)
Le bonsoir, Dorval!
(Dorval, précédé de Babet qui a pris un flambeau,
mote l'escalier, disparaît…)

Scène 9
Sophie, seule

SOPHIE
Parti!

(Elle essuie ses yeux, respire la rose offerte par Dorval,
puis allant á la cheminée, elle prend la miniature,
la regarde longuement et de tout près…l'embrasse.
Après quoi, elle s'assied dans la bergère
et relit sa lettre avant de poursuivre.)
(ad lib)
"Les dix écus que tu réclames
tu les recevras, pauvre rat,
Sitôt que faire se pourra,
Mais, mon enfant, prends garde aux femmes…
(Elle s'interrompt, secoue la tête,
puis ayant effacé le dernier vers, elle écrit)
"Va, mon fils, prends pitié des femmes!
"Les femmes, vois tu, mon petit…"
(Le Rideau baisse lentement,
tandis qu'elle trace ces derniers mots.





F I N