[J.M.GALLANAR=éditeur]
JEAN JACQUES
ROUSSEAU
ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES ,
Ou il est parle
de la Mélodie & de l'imitation Musicale.
[1753 novembre
1755 octobre; 1761, retouches; 1763, mai-juin Bibliothèque de Neuchâtel, ms. R.
11; Œuvres posthumes de J.J. Rousseau, Genève, 1781; le Pléiade édition, t. V,
pp. 371-429 = Du Peyrou /Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 355-434.]
[355] ESSAI SUR
L'ORIGINE DES LANGUES
Ou il est parle de la Mélodie & de l'imitation Musicale.
[357] ESSAI SUR
L'ORIGINE SES LANGUES.
[ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES---TABLE.
CHAPITRE I. Des divers moyens
de communiquer nos pensées. 357
CHAPITRE II. Que la première invention de la
parole ne vint pas des besoins mais des passions. 364
CHAPITRE III. Que le premier langage dut être
figuré . 365
CHAPITRE IV. Des caractères distinctifs de la
première langue et des changemens qu'elle dut éprouver. 367
CHAPITRE V. De 1'écriture . 369
CHAPITRE VI. S'il est probable qu'Homère ait su
écrite . 376
CHAPITRE VII. De la prosodie moderne. 378
CHAPITRE VIII. Différence générale et locale
dans l'origine des langues. 383
CHAPITRE IX. Formation des langues
méridionales. 385
CHAPITRE X. Formation des langues du Nord . 403
CHAPITRE XI. Réflexions sur ces différences. 405
CHAPITRE XII. Origine de la musique . 407
CHAPITRE XIII. De la mélodie. 410
CHAPITRE XIII. De 1'harmonie. 413
CHAPITRE XV. Que nos plus vives sensations
agissent souvent par des impressions morales . 417
CHAPITRE XVI. Fausse analogie entre les
couleurs et les sons. 420
CHAPITRE XVII. Erreur des musiciens nuisible à
leur art. 424
CHAPITRE XVIII. Que le système musical des
Grecs n'avoit aucun rapport au nôtre. 425
CHAPITRE XIX. Comment la musique a dégénéré. 427
CHAPITRE XX. Rapport des langues aux
gouvernemens. 432]
[357] CHAPITRE PREMIER.
Des divers
moyens de communiquer nos pensées.
La parole
distingue l'homme entre les animaux: le langage distingue les nations
entr'elles; on ne connoit d'ou est un homme qu'après qu'il a parle. L'usage
& le besoin sont apprendre a chacun la langue de son pays; mais qu'est-ce
qui fait que cette langue est celle de son pays & non pas d'un autre? Il
faut bien remonter pour le dire, a quelque raison qui tienne au local, &
qui soit antérieure aux mœurs mêmes : la parole étant la premiere institution
sociale ne doit sa forme qu'a des causes naturelles.
Si-tôt qu'un homme
fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant & semblable a lui,
le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens & ses pensées lui en
fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens , les
seuls instrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc
l'institution des signes sensibles [358] pour exprimer la pensée. Les
inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l'instinct leur en
suggéra la conséquence.
Les moyens
généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d'autrui se bornent a
deux; savoir le mouvement & la voix. L'action du mouvement est immédiate
par le toucher ou médiate par le geste ; la premiere ayant pour terme la
longueur du bras , ne peut se transmettre a distance , mais l'autre atteint
aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue & l'ouÏe
pour organes passifs du langage entre des hommes disperses.
Quoique la langue
du geste & celle de la voix soient également , naturelles, toutefois la
premiere est plus facile & dépend moins des conventions : car plus d'objets
frappent nos yeux que nos oreilles & les figues ont plus de variété que les
sons; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems.
L'amour, dit-on, fut l'inventeur du des sein. Il put inventer aussi la parole ,
mais moins heureusement . Peu content d'elle il la dédaigne , il a des manieres
plus vives de s'exprimer. Que celle qui traçoit avec de plaisir l'ombre de son
Amant lui disoit de choses ! Quels sans eut-elle employés pour rendre ce
mouvement de baguette ?
Nos gestes ne
signifient rien que notre inquiétude naturelle ; ce n'est pas de ceux-là que je
veux parler. Il n'y a que les Européens qui gesticulent en parlant. On diroit
que toute la force de leur langue est dans leurs bras; ils y ajoutent encore
celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc s'est
bien démené, s'est bien tourmente [359] le corps a dire beaucoup de paroles, un
Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots a demi-voix, &
l'écrase d'une sentence.
Depuis que nous
avons appris a gesticuler nous avons publie l'art des pantomimes, par la même
raison qu'avec beaucoup de belles grammaires nous n'entendons plus les symbole
des egyptiens. Ce que les anciens disoient le plus vivement , ils ne
l'exprimoient pas par des mots mais par des signes ; ils ne le disoient pas,
ils le montroient.
Ouvrez l'histoire
ancienne vous la trouverez pleine de ces manieres d'argumenter aux yeux, &
jamais elles ne manquent de produire un effet plus assure que tous les discours
qu'on auroit pu mettre a la place. L'objet offert avant de parler , ébranle
l'imagination, excite la curiosité , tient l'esprit en suspends & dans
l'attente de ce qu'on va dire. J'ai remarque que les Italiens & les Provençaux,
chez qui pour l'ordinaire le geste précéde le discours, trouvent ainsi le moyen
de se faire mieux écouter & même avec plus de plaisir. Mais le langage le
plus énergique est celui ou le signe a tout dit avant qu'on parle. Tarquin,
Trasibule abattant les têtes des pavots , Alexandre appliquant son cachet sur
la bouche de son favori , Diogene se promenant devant Zénon ne parloient-ils
pas mieux qu'avec des mots ? Quel circuit de paroles eut aussi bien exprime les
mêmes idées ? Darius engage dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part
du Roi des Scythes une grenouille , un oiseau, une souris & cinq flèches :
le Héraut remet son présent en silence & part. Cette terrible harangue fut
entendue, & Darius n'eut plus grande hâte que [360] de regagner son pays
comme il put. Substituez une lettre a ces signes, plus elle sera menaçante
moins elle effrayer ; ne sera plus qu'une gasconade dont Darius n'auroit fait
que rire.
Quand le Lévite
d'ephraim voulut venger la mort de sa femme, il n'écrivit point aux Tribus d'Israel
; il divisa le corps en douze pieces & les leur envoya. A cet horrible
aspect ils courent aux armes en criant tout d'une voix: non, jamais rien de tel
n'est arrive dans Israel , depuis le jour que nos peres sortirent d'egypte
jusqu'a ce jour. et la Tribu de Benjamin fut exterminée . * [*Il n'en resta que
six cents hommes sans femmes ni enfans.] De nos jours l'affaire tournée en
plaidoyers en discussions, peut-être en plaisanteries eut traîne en longueur,
& le plus horrible des crimes fut enfin demeure impuni . Le Roi Saul
revenant du labourage dépeça de même les bœufs de sa charme , & usa d'un
signe semblable pour faire marcher Israel au secours de la ville de Jabès . Les
Prophètes des Juifs, les Législateurs des Grecs offrant souvent au peuple des
objets sensibles , lui parloient mieux par ces objets qu'ils n'eussent fait par
de longs discours, & la maniere dont Athénée rapporte que l'orateur
Hyperide fit absoudre la courtisane Phryné sans alléguer un seul mot pour sa
défense , est encore une éloquence muette, dont l'effet n'est pas rare dans
tous les tems.
Ainsi l'on parle
aux yeux bien mieux qu'aux oreilles : il n'y a personne qui ne sente la vérité
du jugement d'Horace à cet égard. On voit même que les discours les plus
éloquens sont ceux ou l'on enchâsse le plus d'images, & les sons [361]
n'ont jamais plus d'énergie que quand ils sont l'effet des couleurs.
Mais lorsqu'il est
question d'émouvoir le cœur & d'enflammer les passions , c'est toute autre
chose. L'impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous
donne bien une autre émotion que la présence de l'objet même , ou d'un
coup-d'oeil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement
connue , en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu'à
pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce qu'elle sent , &
bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n'est que ainsi que les scenes de
tragédie sont leur effet.* [*J'ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints
nous touchent bien plus que les véritables . Tel sanglote à la tragédie qui
n'eut de ses jours pitié d'aucun malheureux. L'invention du Théâtre est
admirable pour énorgueillir notre amour - propre de toutes les vertus que nous
n'avons point.] La seule pantomime sans discours vous laissera presque
tranquille ; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont
leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accens, & ces accens qui nous sont
tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dérober son organe , pénètrent par
lui jusqu'au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les
arrachent, & nous sont sentir ce que nous entendons. Concluons que les
signes visibles rendent l'imitation plus exacte, mais que l'intérêt s'excite
par les sons.
Ceci me fait
penser que si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions
fort bien pu ne parler jamais & nous entendre parfaitement, par la seule
langue du geste. [362] Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de
ce qu'elles sont aujourd'hui , ou qui même auroient marche mieux à leur but :
nous aurions pu instituer des loix , choisir des chefs , inventer des arts ,
établir le commerce , & faire en un mot , presque autant de choses que nous
en faisons par le secours de la parole. La langue épistolaire des Salams *
[*Les Salams sont des multitudes de choses les plus communes, comme une orange,
un ruban, du charbon, &c. dont l'envoi forme un sens connu de tous les
Amans dans lus pays ou cette Langue est en usage.] transmet, sans crainte des
jaloux , les secrets de la galanterie orientale à travers les harems les mieux
gardes. Les muets du Grand-Seigneur s'entendent entr'eux , & entendent tout
ce qu'on leur dit par signes, tout aussi-bien qu'on peut le dire par le
discours. Le sieur Pereyre , & ceux qui , comme lui , apprennent aux muets
, non-seulement à parler , mais a savoir ce qu'ils disent , sont bien forces de
leur apprendre auparavant une autre langue non moins compliquée , a l'aide de
laquelle ils puissent leur faire entendre celle-là.
Chardin dit qu'aux
Indes les Facteurs se prenant la main l'un a l'autre , & modifiant leurs
attouchemens d'une maniere que personne ne peut appercevoir , traitent ainsi
publiquement, mais en secret , toutes leurs affaires sans s'être dit un seul
mot. Supposez ces Facteurs aveugles , sourds & muets , ils ne s'entendront
pas moins entr'eux. Ce qui montre que des deux sens par lesquels nous sommes
actifs , un seul suffiroit pour nous former un langage.
Il paroit encore
par les mêmes observations , que l'invention de l'art de communiquer nos idées
, dépend moins des
[363] organes qui
nous servent à cette communication, que d'une faculté propre à l'homme , qui
lui fait employer les organes à cet usage , & qui,, si ceux-là lui
manquoient, lui en seroit employer d'autres à la même s fin. Donnez à l'homme
une organisation tout aussi grossiere qu'il vous plaira ; sans doute il
acquerra moins d'idées ; mais pourvu seulement qu'il y ait entre lui & ses
semblables quelque moyen de communication par lequel l'un puisse agir, & l'autre
sentir , ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d'idées qu'ils en
auront .
Les animaux ont
pour cette communication une organisation plus que suffisante , & jamais
aucun d'eux n'en a fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien
caractéristique . Ceux d'entr'eux qui travaillent & vivent en commun , les
Castors , les Fourmis , les Abeilles, ont quelque langue naturelle pour
s'entre-communiquer, je n'en fais aucun doute . Il y a même lieu de croire que
la langue des Castors & celle des Fourmis sont dans le geste & parlent
seulement aux yeux. Quoi qu'il en soit, par cela même que les unes & les
autres de ces langues sont naturelles , elles ne sont pas acquises; les animaux
qui les parlent les ont en naissant , ils les ont tous, & par-tout la même
: ils n'en changent point, ils n'y sont pas le moindre progrès. La langue de
convention n'appartient qu'a l'homme. Voilà pourquoi l'homme fait des progrès ,
soit en bien , soit en mal ; & pourquoi les animaux n'en sont point. Cette
seule distinction paroit mener loin : on l'explique , dit-on , par la
différence des organes. Je serois curieux de voir cette explication.
[364] C H A P I T R E II.
Que la premiere
invention de la parole ne vient pas besoins , mais des passions.
Il est donc à
croire que les besoins dictèrent les premiers gestes , & que les passions
arrachèrent les premieres voix. En suivant, avec ces distinctions, la
trace des faits , peut-être faudroit- il raisonner sur l'origine des langues
tout autrement qu'on n'a fait jusqu'ici. . Le génie des langues orientales,
plus anciennes qui nous soient connues , dément absolument la marche didactique
qu'on imagine dans leur composition . Ces langues n'ont rien de méthodique
& de raisonne ; elles sont vives & figurées. On nous fait du langage
des premiers hommes des langues de Géométries, & nous voyons que ce furent
des langues de Poetes.
Cela dut être. On
ne commença pas par raisonner , mais par sentir. On prétend que les hommes
inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paroit
insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins , fut d'écarter les hommes
& non de les rapprocher. Il le faloit ainsi pour que l'espece vint à
s'étendre, & que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain
se fut entasse dans un coin du monde, & tout le reste fut demeure désert.
De cela seul il
suit , avec évidence , que l'origine, langues n'est point due aux premiers
besoins des hommes ; [365] il seroit absurde que de la cause qui les écarte , vint
le moyen qui les unit. D'ou peut donc venir cette origine ? des besoins moraux
, des passons. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de
chercher à vivre force a se fuir. Ce n'est ni la faim , ni la soif , mais
l'amour, la haine , la pitié , la colere , qui leur ont arrache les premieres
voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains , on peut s'en nourrir sans
parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour
émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste; la nature dicte
des accens , des cris , des plaintes: voilà les plus anciens mots inventés ,
& voilà pourquoi les premieres langues furent chantantes & passionnées
, avant d'être simples & méthodiques. Tout ceci n'est pas vrai, sans distinction
, mais j'y reviendrai ci-après.
[365] CHAP I T R E III.
Que le premier
langage dût être figuré.
Comme les premiers
motifs qui firent parler l'homme , furent des passions , ses premieres
expressions furent des Tropes. Le langage figuré fut le premier à naître , le
sens propre fut trouve le dernier. On n'appella les choses de leur vrai nom ,
que quand on les vit sous leur véritable forme. D'abord on ne parla qu'en
poésie ; on ne s'avisa de raisonner que long-tems après.
Or, je sens bien
qu'ici le Lecteur m'arrête, & me demande [366] comment une expression peut
être figurée avant d'avoir un sens propre , puisque ce n'est que dans la
translation du sens que consiste la figure. Je conviens de cela ; mais pour
m'entendre il faut substituer l'idée que la passion nous présente , au mot que
nous transposons ; car on ne transpose les mots que parce qu'on transpose aussi
les idées , autrement le langage figure ne signifieroit rien. Je réponds donc
par un exemple.
Un homme sauvage
en rencontrant d'autres se sera d'abord effraye. Sa frayeur lui aura fait voir
ces hommes plus grands & plus forts que lui - même ; il leur aura donne le
nom de Géans. Après beaucoup d'expériences il aura reconnu que ces
prétendus Géans n'étant ni plus grands , ni plus sorts que lui , leur stature
ne convenoit point à l'idée qu'il avoir d'abord attachée au mot de Géant. Il
inventera donc un autre nom commun à eux & à lui , tel , par exemple , que
le nom d'Homme, & laissera celui de Géant à l'objet faux qui
l'avoit frappe durant son illusion. Voilà comment le mot figure naît avant le
mot propre, lorsque la passion nous fascine les veux, & que la premiere
idée qu'elle nous offre n'est pas celle de la vérité. Ce que j'ai dit des mots
& des noms est sans difficulté pour les tours de phrases. L'image illusoire
offerte par la passion , se montrant la premiere , le langage qui lui repondoit
fut aussi le premier invente ; il devint ensuite métaphorique quand l'esprit
éclaire , reconnoissant sa premiere erreur, n'en employa les expressions que
dans les mêmes passions qui l'avoient produite.
[367] CHAPITRE IV.
Des caracteres
distinctifs de la premiere Langue & des changemens qu'elle dut éprouver .
Les simples sons
sortent naturellement du gosier, la bouche est naturellement plus ou moins
ouverte ; mais les modification de la langue & du palais qui sont
articuler, exigent de l'attention , de l'exercice , on ne les fait point sans
vouloir les faire , tous les enfans ont besoin de les apprendre, &
plusieurs n'y parviennent pas aisément. Dans toutes les langues les
exclamations les plus vives sont inarticulées; les cris, les gémissemens sont
de simples voix ; les muets, c'est-a-dire, les sourds ne poussent que des sons
inarticulés: le Pere Lami ne conçoit pas même que les hommes en eussent pu
jamais inventer d'autres , si Dieu ne leur eut expressément appris à parler.
Les articulations sont en petit nombre , les sons sont en nombre infini , les
accens qui les marquent peuvent se multiplier de même ; toutes les notes de la
Musique sont autant d'accens ; nous n'en avons , il est vrai , que trois ou
quatre dans la parole, mais les Chinois en ont beaucoup davantage; en revanche
ils ont moins de consonnes. A cette source de combinaisons , ajoutez celle des
tems ou de la quantité , & vous aurez non - seulement plus de mots , mais
plus de diversifiées que la plus riche des langues n'en a besoin.
Je ne doute point
qu'indépendamment du vocabulaire & de [368] la syntaxe , la premiere langue
, si elle existoit encore , n'eut garde des caracteres originaux qui la
distingueroient de toutes les autres. Non - seulement tous les tours de cette
langue devoient être en images , en sentimens , en figures ; mais dans sa
partie mécanique elle devroit répondre a son premier objet, & présenter au
sens, ainsi qu'a l'entendement , les impressions presque inévitables de la
passion qui cherche a se communiquer.
Comme les voix
naturelles sont inarticulées , les mots auroient peu d'articulations ; quelques
consonnes interposées effacant l'hiatus des voyelles , suffiroient pour les
rendre coulantes & faciles à prononcer. en revanche les sons seroient
très-varies , & la diversité des accens multiplieroit les mêmes voix : la
quantité , le rythme , seroient de nouvelles sources de combinaisons ; en sorte
que les voix , les sons , l'accent , le nombre , qui sont de la nature ,
laissant peu de chose a faire aux articulations qui sont de convention, l'on
chanteroit au lieu de parler ; la plupart des mots radicaux seroient des sons
imitatifs, ou de l'accent des passions , ou de l'effet des objets sensibles ;
l'onomatopée s'y seroit sentir continuellement.
Cette langue
auroit beaucoup de synonymes pour exprimer le même être par ses differens
rapports ; * [*On dit que l'Arabe a plus de mille mots differens pour dire un
chameau , plus de cent pour dire un glaive , &c.] elle auroit
peu d'adverbes & de mots abstraits pour exprimer ces mêmes rapports. elle
auroit beaucoup d'augmentatifs, de diminutifs , de mots composes , de
particules explétives pour donnez de [369] la cadence aux périodes , & de
la rondeur aux phrases ; elle auroit beaucoup d'irrégularités & d'anomalies
, elle negligeroit l'analogie grammaticale pour s'attacher a l'euphonie, au
nombre , à l'harmonie & à la beauté des sons ; au lieu d'argumens elle
auroit des sentences , elle persuaderoit sans convaincre , & peindroit sans
raisonner ; elle ressembleroit à la langue Chinoise, à certains égards ; a la
Grecque , à d'autres, l'Arabe, à d'autres. étendez ces idées dans toutes leurs
branches, & vous trouverez que le Cratyle de Platon n'est pas si ridicule
qu'il paroit l'être.
[369] C H A P I T R E V.
De l'Ecriture.
Quiconque,
étudiera l'histoire & le progrès des langues, verra que plus les voix
deviennent monotones, plus les consonnes se multiplient , & qu'aux accens
qui s'effacent, aux quantités qui s'égalisent , on supplée par des combinaisons
grammaticales & par de nouvelles articulations : mais ce n'est qu'a force
de tems que se sont ces changemens. A mesure que les besoins croissent , que
les affaires s'embrouillent , que les lumieres s'étendent , le langage change
de caractere ; il devient plus juste & moins passionne ; il substitue aux
sentimens les idées , il ne parle plus au cœur , mais à la raison. Par -la-même
l'accent s'éteint , l'articulation s'étend , la langue devient plus exacte ,
plus claire., mais plus traînante, [370] plus sourde & plus froide. Ce
progrès me paroit tout-a-fait naturel.
Un autre moyen de
comparer les langues & de juger de leur ancienneté , se tire de l'ecriture
, & cela en raison inverse de la perfection de cet art. Plus l'ecriture est
grossiere, plus la langue est antique. La premiere maniere d'écrire n'est pas
de peindre les sons, mais les objets mêmes , soit directement , comme faisoient
les Mexicains , soit par des figures allégoriques , comme firent autrefois les
egyptiens. Cet etat répond à la langue passionnée , & suppose déjà quelque
société & des besoins que les passions ont fait naître.
La seconde maniere
est de représenter les mots & les propositions par des caracteres
conventionnels. , ce qui peut le faire que quand la langue est tout - à - fait
formée & qu'un peuple entier est uni par des loix communes; car il y a déjà
ici double convention : telle est l'ecriture , Chinois ; c'est-là véritablement
peindre les sons & parler aux yeux.
La troisieme est
de décomposer la voix parlante à un certain nombre de parties élémentaires ,
soit vocales, soit articulées , avec lesquelles on puisse former tous les mots
& toutes les syllabes. imaginables. Cette maniere d'écrire , qui est la
notre , a du être imaginée par des peuples commerçans qui , voyageant en
plusieurs pays & ayant à parler plusieurs langues , furent forces
d'inventer des caracteres qui pussent être communs à toutes. Ce n'est pas précisément
peindre la parole, c'est l'analyser.
Ces trois manieres
d'écrire répondent assez exactement [371] aux trois divers états, sous lesquels
en peut considérer les hommes rassemblés en nations. La peinture des objets
convient aux peuples sauvages; les figues des mots & des propositions aux
peuples barbares, & l'alphabet aux peuples polices .
Il me faut donc
pas penser que cette derniere invention soit une preuve de la haute antiquité
du peuple inventeur. Au contraire il est probable que le peuple qui l'a trouvée
avoit en vue une communication plus facile avec d'autres peuples parlant
d'autres langues, lesquels du moins étoient ses contemporains & pouvoient
être plus anciens que lui. On ne peut pas dire la même chose des deux autres
méthodes. J'avoue , cependant , que si l'on s'en tient à l'histoire & aux
faits connus , l'ecriture par alphabet paroît remonter aussi haut qu'aucune
autre. Mais il n'est pas surprenant que nous manquions de monumens des tems ou
l'on n'ecrivoit pas.
Il est peu vraisemblable que les premiers qui
s'avisèrent de résoudre la parole en signes élémentaires, aient fait d'abord
des divisions bien exactes. Quand ils s'apperçurent ensuite de l'insuffisance
de leur analyse, les uns, comme les Grecs, multiplierent les caracteres de leur
alphabet, les autres se contèrent d'en varier le sens ou le son par des
positions ou combinaisons différentes. Ainsi paroissent écrites les
inscriptions des ruines de Tchelminar, , dont Chardin nous a tracé des Ectypes.
On n'y distingue que deux figures ou caracteres ,*[*Des gens s'étonnent ,
dit Chardin , que deux figures puissent faire tant de lettres , mais pour moi
je ne vois pas la de quoi s'étonner si fort, puisque les lettres de notre
Alphabet , qui sont au nombre de vingt-trois, ne sont pourtant composées que de
deux lignes , la droite & la circulaire , c'est -à-dire , qu'avec un C
& un I, on fait toutes les lettres qui composent nos mots.] mais de
diverses grandeurs & posés en différens sens.
[372] Cette langue
inconnue & d'une antiquité presque effrayante , devoit pourtant être alors
bien formée, à en juger par la perfection des arts qu'annoncent la beauté des
caracteres * [*Ce caractere parole fort beau & n'a rien de confus ni de
barbare. L'on diroit que les lettres auroient été dorées ; car il y en a
plusieurs & surtout des Majuscules, ou il paroit encore de l'or, &
c'est assurément quelque chose d'admirable & d'inconcevable que l'air n'ait
pu manger cette dorure durant tant de siecles . Du reste , ce n'est pas
merveille qu'aucun de tous les Savans du monde n'aient jamais rien compris a
cette ecriture , puisqu'elle n'approche en aucune maniere d'aucune ecriture qui
soit venue a notre connoissance , au lieu que toutes les ecritures connues
aujourd hui , excepté le Chinois, ont beaucoup d'affinité entr'elles, &
paroissent venir de la même source. Ce qu'il y a en ceci de plus merveilleux,
est que les Guebres qui sont les restes des Anciens Perses , & qui en
conservent. & perpétuent la Religion, non-seulement ne connoissent pas mieux
ces caracteres que nous , mais que leurs caracteres n'y ressemblent pas plus
que let nôtres. D'ou il s'ensuit, ou que c'est un caractere de cabale; ce qui
n'est pas vraisemblable , puisque ce caractere est le commun & naturel de
l'édifice en tous endroits , & qu'il' n'y en a pas d'autre du même ciseau ;
ou qu'il est d'une si grande antiquité que nous n'oserions presque le dire.
En effet, Chardin seroit présumer, sur ce passage , que du tems de Cirus &
des Mages, ce caractere etoit déjà oublie, & tout aussi peu connu qu'aujourd'hui.]
& les monumens admirables ou se trouvent ces inscriptions. Je ne sais
pourquoi l'on parle si peu de ces étonnantes ruines: quand j'en lis la
description dans Chardin, je me crois transporte dans un autre monde. Il me
semble que tout cela donne furieusement à penser.
L'art d'écrire ne
tient point à celui de parler. Il tient à des besoins d'une autre nature, qui
naissent plutôt ou plus tard [373] selon des circonstances tout-a-fait
indépendantes de la durée des peuples, & qui pourroient n'avoir jamais eu
lieu chez des nations très - anciennes. On ignore durant combien de siecles
l'art des Hiéroglyphes fut peut-être la seule ecriture des egyptiens , & il
est prouve qu'une telle ecriture peut suffire a un peuple police, par l'exemple
des Mexicains qui en avoient une encore moins commode.
En comparant
l'alphabet Cophte a l'alphabet Syriaque ou Phénicien, on juge aisément que l'un
vient de l'autre , & il ne seroit pas étonnant que ce dernier fut
l'original , ni que le peuple le plus moderne eut a cet égard instruit le plus
ancien. Il est clair aussi que l'alphabet Grec vient de l'alphabet Phénicien ;
l'on voit même qu'il en doit venir . Que Cadmus ou quelque autre l'ait apporte
de Phénicie , toujours paroit - il certain que les Grecs ne l'allerent pas
chercher & que les Phéniciens l'apporteront eux-mêmes : car , des peuples
de l'Asie & de l'Afrique , ils furent les premiers & presque les seuls
*[*Je compte les Carthaginois pour Phéniciens, puis qu'ils etoient une colonie
de Tyr.] qui commerceront en europe & ils vinrent bien plutôt chez les
Grecs que les Grecs n'allerent chez eux : ce qui ne prouve nullement que le
peuple Grec ne soit pas aussi ancien que le peuple de Phénicie .
D'abord les Grecs
n'adoptèrent pas seulement les caracteres des Phéniciens , mais même la
direction de leurs lignes de droite à gauche. ensuite ils s'avisèrent d'écrire
par sillons, c'est-a-dire, en retournant de la gauche a la droite, puis de
[374] la droite à la gauche alternativement . *[*V. Pausanias Arcad. Les Latins,
dans les commencemens , écrivirent de même , & de-la , selon Marius
Victorinus , est venu le mot de versus .] enfin ils écrivirent comme
nous saisons aujourd'hui en recommençant toutes les lignes de gauche à droite.,
Ce progrès n'a rien que de naturel : l'ecriture par sillons est sans contredit
la plus commode a lire. Je suis même étonne qu'elle ne se soit pas établie avec
l'impression, mais étant difficile à écrire à la main , elle dut s'abolir quand
les manuscrits se multiplierent.
Mais bien que
l'alphabet Grec vienne de l'alphabet Phénicien , il ne s'ensuit point que la
langue Grecque vienne de la Phénicienne. Une de ces propositions ne tient point
à l'autre , & il paroit que la langue Grecque etoit déjà fort ancienne ,
que l'art d'écrire etoit récent & même imparfait chez les Grecs. Jusqu'au
siège de Troye ils n'eurent que seize lettres , si toutefois ils les eurent. On
dit que Palamede en ajouta quatre & Simonide les quatre autres. Tout cela
est pris d'un peu loin. Au contraire le Latin, langue plus moderne, eut presque
des sa naissance un alphabet complet, dont cependant les premiers Romains ne se
servoient gueres , puisqu'ils commencerent si tard d'écrire leur histoire ,
& que les lustres ne se marquoient qu'avec des clous.
Du reste il n'y a
pas une quantité de lettres ou éliminés de la parole absolument déterminée; les
uns en ont plus les autres moins , selon les langues & selon les diverses
modifications qu'on donne aux voix & aux consonnes. Ceux qui ne comptent
que cinq voyelles se trompent fort: les Grecs en [375] ecrivoient sept, les
premiers Romains six,*[*Vocales quas Graece septem, Romulus sex , usus
posterier quinque commemorat , y velut graeca rejecta . Mart. Capel. L.
III.] MM. de Port-Royal en comptent dix, M. Duclos dix-sept, & je ne doute
pas qu'on n'en trouvât beaucoup davantage si l'habitude avoir rendu l'oreille
plus sensible & la bouche plus exercée aux diverses modifications, dont
elles sont susceptibles. A proportion de la délicatesse de l'organe , on
trouvera plus ou moins de modifications, entre l'a aigu & l'o grave , entre
l'i & l'e ouvert, &c. C'est ce que chacun peut éprouver en passant
d'une voyelle a l'autre par une voix continue & nuancée ; car on peut fixer
plus ou moins de ces nuances & les marquer par des caracteres particuliers,
selon qu'a force d'habitude on s'y est rendu plus ou moins sensible, &
cette habitude dépend des sortes de voix usitées dans le langage , auxquelles
l'organe se forme insensiblement. La même chose peut se dire a-peu-près des
lettres articulées ou consonnes. Mais la plupart des nations n'ont pas fait
ainsi. elles ont pris l'alphabet les unes des autres , & représenté par les
mêmes caracteres, des voix & des articulations très-différentes. Ce qui
fait que, quelque exacte que soit l'orthographe , on lit toujours ridiculement
une autre langue que la sienne , a moins qu'on n'y soit extrêmement exerce.
L'ecriture , qui
semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l'altere ; elle n'en
charge pas les mots mais le génie; elle substitue l'exactitude à l'expression.
L'on rend ses sentimens quand on parle & ses idées quand on écrit. en
écrivant on est force de prendre tous les mots dans l'acception [376] commune;
mais celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les détermine comme
il lui plaît; moins gêne pour être clair, il donne plus a la force, & il
n'est pas possible qu'une langue qu'on écrit garde long-tems la vivacité de
celle qui n'est que parlée. On écrit les voix & non pas les sons: or dans
une langue accentuée ce sont les sons, les accens, les inflexions de toute
espece qui sont la plus grande énergie du langage; & rendent une phrase,
d'ailleurs commune, propre seulement au lieu ou elle est. Les moyens qu'on
prend pour suppléer a celui-là étendent, alongent la langue écrite , &
passant des livres dans le discours énervent la parole même.* [*Le meilleur de
ces moyens, & qui n'auroit pas ce défaut , seroit la ponctuation , si on
l'eut laissée moins imparfaite . Pourquoi, par exemple, n'avons -nous pas de
point vocatif? Le point interrogant que nous avons etoit beaucoup moins
nécessaire : car, par la seule construction , on voit si l'on interroge ou si
l'on n'interroge pas, au moins dans notre langue. Venez-vous & vous
venez ne sont pas la même chose. Mais comment distinguer , par écrit, un homme
qu'on nomme d'un homme qu'on appelle ? C'est-là vraiment une équivoque qu'eut
lève le point vocatif . La même équivoque se trouve dans l'ironie, quand
l'accent ne la fait pas sentir.] en disant tout comme on l'ecriroit on ne fait
plus que lire en parlant.
[376] C H A P I T R E V I.
S'il est
probable qu'Homere ait su écrire.
Quoi qu'on nous
dise de l'invention de l'alphabet Grec je la crois beaucoup plus moderne qu'on
ne la fait, & je fonde principalement cette opinion sur le caractere de la
langue. Il m'est venu bien souvent dans l'esprit de douter non-seulement
qu'Homere sut écrire; mais même qu'on écrivit de [377] son tems . J'ai grand
regret que ce doute sois si formellement démenti par l'histoire de Bellerophon
dans l'Iliade; comme j'ai le malheur aussi bien que le Pere Hardouin d'être un
peu obstine dans mes paradoxes, si j'etois moins ignorant, je serois bien tente
d'étendre mes doutes sur cette histoire même, & l'accuser d'avoir été sans
beaucoup d'examen interpollée par les compilateurs d'Homere. Non-seulement dans
le reste de l'Iliade on voit peu de traces de cet art; mais j'ose avancer que
toute l'Odissée n'est qu'un tissu de bêtises & d'inepties qu'une lettre ou
deux eussent réduit en fumée, au lieu qu'on rend ce poème raisonnable &
même assez bien conduit, en supposant que ses héros aient ignore l'ecriture. Si
l'Iliade eut été écrite , elle eut été beaucoup moins chantée , les Rhapsodes
eussent été moins recherches & se seroient moins multiplies. Aucun autre
Poete n'a été ainsi chante si ce n'est le Tasse a Venise, encore n'est-ce que
par les Gondoliers qui ne sont pas grands lecteurs. La diversité des dialectes
employés par Homere forme encore un préjugé très - fort. Les dialectes
distingues par la parole se rapprochent & se confondent par l'ecriture,
tout se rapporte insensiblement a un modele commun. Plus une nation lit &
s'instruit, plus ses dialectes s'effacent, & enfin ils ne restent plus
qu'en forme de jargon chez le peuple, qui lit peu & qui n'écrit point.
[378] Or ces deux
Poèmes étant postérieurs au siège de Troye; il n'est gueres apparent que les
Grecs qui firent ce siège connussent l'ecriture , & que le Poete qui le
chanta ne la connut pas. Ces Poèmes resterent long-tems ecrits , seulement dans
la mémoire des hommes; ils surent rassembles par écrit assez tard & avec
beaucoup de peine. Ce fut quand la Grece commença d'abonder en livres & en
poésie écrite , que tout le charme de celle d'Homere se fit sentir par
comparaison. Les autres Poetes ecrivoient, Homere seul avoit chante, & ces
chants divins n'ont cesse d'être écoutes avec ravissement que quand l'europe
s'est couverte de barbares , qui se sont mêles de juger ce qu'ils ne pouvoient
sentir.
[378] C H A P I T
R E VII.
De la Prosodie
moderne.
Nous n'avons
aucune idée d'une langue sonore & harmonieuse , qui parle autant par les
sans que par les voix. Si l'on croit suppléer à l'accent par les accens on se
trompe : on n'invente les accens que quand l'accent est déjà perdu.* [*Quelques
Savans prétendent , contre l'opinion commune & contre la preuve tirée de
tous les anciens manuscrits , que les Grecs ont connu & pratique dans
l'ecriture les signes appelles accent , & ils fondent cette opinion sur
deux passages que je vais transcrire l'un & l'autre, afin que le lecteur
puisse juger de leur vrai sens.
Voici le premier
tire de Ciceron , dans son traite de l'Orateur, liv. III. N̊ 44.
Hanc
diligentiam subsequitur modus etiam & forma verborum , quod jam vercori ne
huic Catulo videatur esse puerile. Versus enim veteres illi in hac soluta
oratione propemodum , hoc est , numeros quosdam , nobis esse adhibendos
putaverunt. Interspirationis enim , non desatigationis nostra ; neque
librariorum notis, sed verborum & sententiarum rnodo , interpunctas
clausulas in orationibus esse voluerunt : idque Princeps Isocrates instituisse
fertur, ut ineonditam antiquorum dicendi consuctudinem, delectationis , atque
aurium cause ( quemadmodum seribit discipulus ejus Naucrates ) numeris
adstringeret.
Namque hoec duo
, musici , qui erant quondam iidem poete , rnachinati ad voluptatem sunt versum
, atque cantum, ut & verborum numero , & vocum modo , delectatione
vincerent aurium satietatem. Haec igitur duo , vocis duo moderationem &
verborum conclusionem quoad orationis severitas pati offit , a poetica ad
eloquentiam traducenda duxerunt .
Voici le second
tire d'Isidore , dans ses Origines . L. I. C. 20.
Praeterea
quaedam sententiarum notae apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui
ad distinctionem scripturarum carminbus & historiis apposuerunt . Nota, est
figura propria in litterae modum posita , ad demonstrandum unamquamque verbi
sententiarunique ac versuum rationem . Notae autem versibus apponuntur mero
XXVI. quae , sunt nominibus infra scriptis , &c.
Pour moi je vios-là que du tems de Ciceron ,les
bons Copistes pratiquoient la séparation des mots , & certains signes
equivalens à notre ponctuation. J'y vois encore l'invention du nombre & de
la déclamation de la prose attribuée à Isocrate. Mais je n'y vois point du tout
les signes ecrits, les accens, & quand je les y verrois , on n'en pourroit
conclure qu'une chose que je ne dispute pas & qui rentre tout-a-fait dans
mes principes ; savoir que, quand les Romains commencerent à étudier le Grec,
les Copistes , pour leur en indiquer la prononciation , inventèrent les signes
des accens , des esprits & de la prosodie, mais il ne s'ensuivroit
nullement que ces signes fussent en usage parmi les Grecs qui n'en avoient
aucun besoin.] Il y a plus ;nous croyons avoir des accens dans [379] notre
langue, & nous n'en avons point: nos prétendus accens ne sont que des
voyelles ou des signes de quantité ; ils ne marquent aucune variété de sons. La
preuve est que ces accens se rendent tous, ou par des tems inégaux , ou par des
[380]
modifications des
levres , de la langue ou du palais qui sont la diversité des voix, aucun par
des modifications de la glote qui sont la diversité des sons. Ainsi quand notre
circonflexe n'est pas une simple voix, il est une longue ou il n'est rien.
Voyons à présent ce qu'il etoit chez les Grecs.
Denis d'Halycarnasse
dit, que l'élévation du ton dans l'accent aigu & l'abaissement dans le
grave etoient une quinte; ainsi l'accent prosodique etoit aussi musical,
sur-tout le circonflexe , ou la voix après avoir monte d'une quinte descendoit
d'une autre quinte sur la même syllabe.*
[*M. Duclos, Rem. sur la gram. génér & raisonné , p. 30.] On voit assez par
ce passage & par ce qui s'y rapporte, que M. Duclos ne reconnoît point
d'accent musical dans notre langue, mais seulement l'accent prosodique &
l'accent vocal; on y ajoute un accent orthographique qui ne change rien a la
voix, ni au son , ni à la quantité, mais qui tantôt indique une lettre
supprimée comme le circonflexe, & tantôt fixe le sens équivoque d'un
monosyllabe , tel que l'accent prétendu grave . qui distingue ou adverbe de
lieu de ou particule disjonctive , & a pris pour article du même a pris
pour verbe; cet accent distingue à l'oeil seulement ces monosyllabes , rien ne
les distingue à la prononciation. *[*On pourroit croire que c'est par ce même
accent , que les Italiens distinguent , par exemple , è verbe de e conjonction
; mais le premier se distingue à l'oreille par un son plus fort & plus
appuyé, ce qui rend vocal l'accent dont il est marque : observation que le
Buonmattel a eu tort ne pas faire.] Ainsi la définition de l'accent que les
François ont généralement adoptée, ne convient à aucun des accens de leur
langue.
[381] Je m'attende
bien que plusieurs de leurs grammairiens , prévenus que les accens marquent
élévation ou abaissement de voix, se récrieront encore ici au paradoxe, &
faute de mettre assez de soins à l'expérience , ils croiront rendre par les
modifications de la glote ces mêmes accens qu'ils rendent uniquement en variant
les ouvertures de la bouche ou les positions de la langue. Mais voici ce que
j'ai à leur dire pour constater l'expérience & rendre ma preuve sans
replique.
Prenez exactement
avec la voix l'unisson de quelque instrument de Musique , & sur cet unisson
prononcez de suite tous les mots françois les plus diversement accentues que
vous pourrez rassembler ; comme il n'est pas ici question de l'accent oratoire,
mais seulement de l'accent grammatical , il n'est pas même nécessaire que ces
divers mots aient un sens suivi. Observez en parlant ainsi, si vous ne marquez
pas sur ce même son tous les accens aussi sensiblement, aussi nettement que si
vous prononciez sans gêne en variant votre ton de voix. Or, ce fait suppose,
& il est incontestable , je dis que puisque tous vos accens s'expriment sur
le même ton , ils ne marquent donc pas des sons differens. Je n'imagine pas ce
qu'on peut répondre a cela.
Toute langue ou
son peut mettre plusieurs airs de Musique sur les mêmes paroles, n'a point
d'accent musical détermine. Si l'accent etoit détermine , l'air le seroit
aussi. Des que le chant est arbitraire, l'accent est compte pour rien.
Les langues
modernes de l'europe sont toutes du plus au moins dans le même cas. Je n'en
excepte pas même l'italienne . La langue italienne, non plus que la françoise,
n'est [382] point par elle-même une langue musicale. La différence est
seulement que l'une se prête à la Musique, & que l'autre ne s'y prête pas.
Tout ceci mene à
la confirmation de ce principe , que par un progrès naturel toutes les langues
lettrées doivent changer de caractere & perdre de la force en gagnant de la
clarté; que plus on s'attache à perfectionner la grammaire & la logique,
plus on accélere ce progrès, & que pour rendre bientôt une langue froide
& monotone, il ne faut qu'établir des académies chez le peuple qui la
parle.
On connoit les
langues dérivées par la différence de l'orthographe à la prononciation. Plus
les langues sont antiques & originales , moins il y a d'arbitraire dans la
maniere de les prononcer , par conséquent moins de complication, de caracteres
pour déterminer cette prononciation. Tous les signes prosodiques des anciens
, dit M. Duclos , supposé que l'emploi en fut bien fixe , ne valoient pas
encore 1'usage. Je dirai plus ; ils y furent substitues. Les anciens
Hébreux n'avoient ni points , ni accens , ils n'avoient pas même des voyelles.
Quand les autres Nations ont voulu se mêler de parler Hébreu, & que les
Juifs ont parle d'autres langues ; la leur a perdu son accent ; il a fallu des
points, des signes pour le régler , & cela a bien plus rétabli le sens des
mots que la prononciation de la langue. Les Juifs de nos jours, parlant Hébreu
, ne feroient plus entendus de leurs ancêtres .
Pour savoir
l'Anglois, il faut l'apprendre deux sois, l'une à le lire , & l'autre à le
parler. Si un Anglois lit à haute voix, & qu'un etranger jette les yeux sur
le livre l'etranger [383] n'apperçoit aucun rapport entre ce qu'il voit &
ce qu'il entend. Pourquoi cela ? parce que l'Angleterre ayant été
successivement conquise par divers peuples , les mots se sont toujours ecrits
de même, tandis que la maniere de les prononcer a souvent change. Il y a bien
de la différence entre les signes qui déterminent le sens de l'ecriture &
ceux qui reglent la prononciation. Il seroit aise de faire avec les seules consonnes
une langue fort claire par écrit , mais qu'on ne sauroit parler. L'Algebre a
quelque chose de cette langue-là. Quand une langue est plus claire par son
orthographe que par sa prononciation, c'est un signe qu'elle est plus écrite
que parlée ; telle pouvoit être la langue savante des egyptiens ; telles sont
pour nous les langues mortes. Dans celles qu'on charge de consonnes inutiles ,
l'ecriture semble même avoir précédé la parole , & qui ne croiroit la
Polinoise dans ce cas-là ? Si cela etoit , le Polonois devroit être la plus
froide de toutes les langues.
[383] C H A P I T
R E VIII.
Différence
générale & locale dans l'Origine des Langues.
Tout ce que j'ai
dit jusqu'ici convient aux langues primitives en général , & aux progrès
qui résultent de leur durée , mais n'explique ni leur origine , ni leurs
différences. La principale cause qui les distingue est locale, elle vient des
climats ou elles naissent , & de la maniere dont elles se forment ; [384]
c'est à cette cause qu'il faut remonter pour concevoir la différence générale
& caractéristique qu'on remarque entre les langues du midi & celles du
nord. Le grand défaut des Européens est de philosopher toujours sur les
origines des choses, d'après ce qui se passe autour d'eux. Ils ne manquent
point de nous montrer les premiers hommes, habitant une terre ingrate &
rude, mourant de froid & de faim , empresses a se faire un couvert &
des habits ; ils ne voient par-tout que la neige & les glaces de l'Europe ;
sans songer que l'espece humaine , ainsi que toutes les autres , a pris
naissance dans les pays chauds , & que sur les deux tiers du globe l'hiver
est à peine connu. Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de
soi ; mais pour étudier l'homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut
d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés.
Le genre-humain ne
dans les pays chauds , s'étend de-la dans les pays froids ; c'est dans ceux-ci
qu'il se multiplie & reflue ensuite dans les pays chauds. De cette action
& réaction, viennent les révolutions de la terre & l'agitation
continuelle de ses habitans. Tachons de suivre dans nos recherches l'ordre même
de la nature. J'entre dans une longue digression sur un sujet si rebattu qu'il
est trivial , mais auquel il faut toujours revenir malgré qu'on en ait pour
trouver l'origine des institutions humaines.
[385] CHAPITRE IX
.
Formation des
Langues Méridionales.
Dan les premiers
tems* [*J'appelle les premiers tems ceux de la dispersion des hommes , à
quelque âge du genre-humain qu'on veuille en fixer l'époque] les hommes pars
sur la face de la terre n'avoient de société que celle de la famille , de loix
que celles de la nature, de langue que le geste & quelques sons inarticulés
.* [*Les véritables langues n'ont point une origine domestique, il n'y a qu'une
convention plus générale & plus durable qui les puisse établir. Les
Sauvages de l'Amérique ne parlent presque jamais que hors de chez eux ; chacun
garde le silence dans sa cabane, il parle par signes sa famille , & ces lignes
sont peu frequens , parce qu'un Sauvage est moins inquiet , moins impatient
qu'un Européen , qu'il n'a pas tant de besoins , & qu'il prend soin d'y
pourvoir lui-même.] Ils n'etoient lies par aucune idée de fraternité commune ,
& n'ayant aucun arbitre que la force, ils se croyoient ennemis les uns des
autres. C'etoient leur foiblesse & leur ignorance qui leur donnoient cette
opinion. Ne connoissant rien , ils craignoient tout , ils attaquoient pour se
défendre. Un homme abandonne seul sur la face de la terre, à la merci du genre
- humain , devoit être un animal féroce. Il etoit prêt a faire aux autres tout
le mal qu'il craignoit d'eux. La crainte & la foiblesse sont les sources de
cruauté
Les affections
sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumieres. La pitié , bien que
naturelle au cœur de [386] l'homme, resteroit éternellement inactive sans
l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir a la pitié
? En nous transportant hors de nous-mêmes ;en nous identifiant avec l'être
souffriront. Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce
n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Qu'on songe combien ce
transport suppose de connoissances acquises ! Comment imaginerois-je des maux
dont je n'ai nulle idée ? comment souffrirois-je en voyant souffrir un autre ,
si le ne fais pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre
lui & moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi, ne peut être ni élément , ni
juste , ni pitoyable : il ne peut pas non plus être méchant & vindicatif.
Celui qui n'imagine rien , ne sent que lui-même; il est seul au milieu du
genre-humain.
La réflexion naît
des idées comparées , & c'est la pluralité des idées qui porte les
comparer. Celui qui ne voit qu'un seul objet n'a point de comparaison faire.
Celui qui n'en voit qu'un petit nombre , & toujours les mêmes des son
enfance , ne les compare point encore , parce que l'habitude de les voir lui
ôte l'attention nécessaire pour les examiner : mais à mesure qu'un objet nouveau
nous frappe , nous voulons le connoître ; dans ceux qui nous sont connus nous
lui cherchons des rapports : c'est ainsi que nous apprenons la considérer ce
qui est sous nos yeux , & que ce qui nous est etranger nous porte à
l'examen de ce qui nous touche.
Appliquez ces
idées aux premiers hommes , vous verrez la raison de leur barbarie N'ayant
jamais rien vu que ce qui etoit autour d'eux, cela même ils ne le connoissoient
pas ; [387] ils ne se connoissoient pas eux-mêmes. Ils avoient l'idée d'un pere
, d'un fils, d'un frere , & non pas d'un homme. Leur cabane contenoit tous
leurs semblables ; un etranger , une bête , un monstre , etoient pour eux la
même chose : hors eux leur famille , l'univers entier ne leur etoit rien.
De-la , les
contradictions apparentes qu'on voit entre les peres des nations : tant de
naturel & tant d'inhumanité , des mœurs si féroces & des cœurs si
tendres , tant d'amour pour leur famille & d'aversion pour leur espece.
Tous leurs sentimens concentres entre leurs proches ,en avoient plus d'énergie.
Tout ce qu'ils connoissoient leur etoit cher. Ennemis du reste du monde qu'ils
ne voyoient point & qu'ils ignoroient , ils ne haissoient que ce qu'ils ne
pouvoient connoître.
Ces tems de
barbarie etoient le siecle d'or, non parce que les hommes etoient unis , mais
parce qu'ils etoient sépares. Chacun, dit-on, s'estimoit le maître de tout ,
cela peut être; mais nul ne connoissoit & ne desiroit que ce qui etoit sous
sa main : ses besoins , loin de le rapprocher de ses semblables l'en éloignoient.
Les hommes , si l'on veut , s'attaquoient dans la rencontre , niais ils se
rencontroient rarement. Par tout régnoit l'etat de guerre , & toute la
terre etoit en paix.
Les premiers
hommes furent chasseurs ou bergers , & non pas laboureurs ; les premiers
biens furent des troupeaux & non pas des champs. Avant que la propriété de
la terre fut partagée , nul ne pensoit a la cultiver. L'Agriculture est un art
qui demande des instrumens ; semer pour recueillir est une précaution qui
demande de la prévoyance. L'homme en société cherche a s'étendre, l'homme isole
se resserre. Hors [388] de la portée ou son œil peut voir, & ou son bras
atteindre , il n'y a plus pour lui ni droit , ni propriété. Quand le Cyclope a
roule la pierre à l'entrée de sa caverne , ses troupeaux & lui sont en
sureté. Mais qui garderoit les moissons de celui pour qui les loix ne veillent
pas ?
On me dira que
Cain fut laboureur & que Noe planta la vigne. Pourquoi non? Ils etoient
seuls, qu'avoient-ils a craindre ? D'ailleurs ceci ne fait rien contre moi ;
j'ai dit ci-devant ce que j'entendois par les premiers tems. En devenant
fugitif Cain fut bien force d'abandonner l'agriculture; la vie errante des
descendans de Noe dut aussi la leur faire oublier; il falut peupler la terre avant
de la cultiver; ces deux choses se sont mal ensemble. Durant la premiere
dispersion du genre-humain , jusqu'a ce que la famille fut arrêtée, & que
l'homme eut une habitation fixe, il n'y eut plus d'agriculture . Les peuples
qui ne se fixent point ne sauroient cultiver la terre ; tels furent autrefois
les Nomades, tels furent les Arabes vivant sous des tentes, les Scythes dans
leurs chariots, tels sont encore aujourd'hui les Tartares errans, & la
Sauvages de l'Amérique.
Généralement chez
tous les peuples dont l'origine nous est connue, on trouve les premiers
barbares voraces & carnaciers plutôt qu'agriculteurs & granivores. Les
Grecs nomment le premier qui leur apprit à labourer la terre, & il paroit
qu'ils ne connurent cet art que fort tard : mais quand ils ajoutent qu'avant
Triptoleme ils ne vivoient que de gland, ils disent sine chose sans
vraisemblance & que leur propre histoire dément; car ils mangeoient de la
chair avant Triptoleme , [389] puisqu'il leur défendit d'en manger. On ne voit
pas, au reste , qu'ils aient tenu grand compte de cette défense.
Dans les festins
d'Homere , on tue un boeuf pour régaler les hôtes , comme on tueroit de nos
jours un cochon de lait. En lisant qu'Abraham servit un veau a trois personnes
, qu'Eumée fit rôtir deux chevreaux pour le dîner d'Ulisse , & qui autant
en fit Rebecca pour celui de son mari , on peut juger quels terribles dévoreurs
de viande etoient les hommes de ces tems-là. Pour concevoir les repas des
anciens on n'a qu 'a voir aujourd'hui ceux des Sauvages; j'ai failli dire ceux
des Anglois.
Le premier gâteau
qui fut mange fut la communion du genre-humain. Quand les hommes commencerent a
se fixer ils défrichoient quelque peu de terre autour de leur cabane , c'etoit
un jardin plutôt qu'un champ. Le peu de grain qu'on recueilloit se broyoit
entre deux pierres , on en faisoit quelques gâteaux qu'on cuisoit sous la
cendre , ou sur la braise , ou sur une pierre ardente, dont on ne mangeoit que
dans les festins. Cet antique usage qui fut consacre chez les Juifs par la
Pàque , se conserve encore aujourd'hui dans la Perse & dans les Indes. On
n'y mange que des pains sans levain, & ces pains en feuilles minces se
cuisent & se consomment a chaque repas. On ne s'est avise de faire
fermenter le pain que quand il en a salu davantage, car la fermentation se fait
mal sur une petite quantité.
Je sais qu'on
trouve déjà l'agriculture en grand des le tems des Patriarches. Le voisinage de
l'Egypte avoit du la porter de bonne heure en Palestine. Le livre de Job, le
plus ancien , [390] peut-être, de tous les livres qui existent, parle de la
culture des champs, il compte cinq cents paires de bœufs parmi les richesses de
Job; ce mot de paires montre ces bœufs accouples pour le travail; il est dit
positivement que ces bœufs labouroient quand les Sabéens les enlevèrent, &
l'on peut juger quelle étendue de pays devoient labourer cinq cents paires de
bœufs.
Tout cela est
vrai; mais ne confondons point les tems, L'âge patriarchal que nous connoissons
est bien loin du premier âge. L'ecriture compte dix générations de l'un l'autre
dans ces siecles ou les hommes vivoient long-tems. Qu'ont-ils fait durant ces
dix générations? Nous n'en savons rien. Vivant épars & presque sans société
, a peine parloient - ils: comment pouvoient-ils écrire ? & dans
l'uniformité de leur vie isolée quels evenemens nous auroient-ils transmis?
Adam parloit; Noe
parloit; soit. Adam avoir été instruit par Dieu même . En se divisant, les
enfans de Noe abandonnèrent l'agriculture, & la langue commune périt avec
la premiere société. Cela seroit arrive quand il n'y auroit jamais eu de tour
de Babel. On a vu dans des Isles désertes des solitaires oublier leur propre
langue: rarement après plusieurs générations , des hommes hors de leurs pays
conservent leur premier langage, même ayant des travaux commuas & vivant
entre'eux en société.
épars dans ce
vaste désert du monde , les hommes retombèrent dans la stupide barbarie ou ils
se seroient trouves s'ils etoient nés de la terre. En suivant ces idées si
naturelles , il est aise de concilier l'autorité de l'Ecriture avec les
monumens [391] antiques, & l'on n'est pas réduit à traiter de fables des
traditions aussi anciennes que les peuples qui nous les ont transmises.
Dans cet etat
d'abrutissement il falloit vivre. Les plus actifs , les plus robustes , ceux
qui alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits & de chasse
; ils devinrent donc chasseurs , violens, sanguinaires; puis avec le tems
guerriers, conquérans , usurpateurs. L'histoire a souille ses monumens des
crimes de ces premiers Rois; la guerre & les conquêtes ne sont que des
chasses d'hommes. Après les avoir conquis, ne leur manquoit que de les dévorer.
C'est ce que leurs successeurs ont appris à faire.
Le plus grand
nombre, moins actif & plus paisible, s'arrêta le plutôt qu'il put ,
assembla du bétail , l'apprivoisa, le rendit docile à la voix de l'homme, pour
s'en nourrir, apprit à le garder, à le multiplier; & ainsi commença la vie
pastorale.
L'industrie
humaine s'étend avec les besoins qui la font naître. Des trois manieres de
vivre possibles à l'homme , savoir la chasse, le soin des troupeaux &
l'agriculture , la premiere exerce le corps la force, à l'adresse, à la courte
; l'ame au courage , à la ruse ; elle endurcit l'homme & le rend féroce. Le
pays des chasseurs n'est pas long-tems celui de la chasse,*[*Le métier de
chasseur n'est point favorable à la population. Cette observation qu'on a faite
quand l'es Iles de St. Domingue & de la Tortue etoient habitées par des
boucaniers , se confirme par l'etat de l'Amérique Septentrionale. On ne voit
point que les peres d'aucune nation nombreuse, aient été chasseurs par etat ;
ils ont tout été agriculteurs ou bergers . La chasse doit donc moins être
considérée ici comme ressource de subsistance, que comme un accessoire de
l'etat pastoral .] il faut poursuivre au loin le gibier, de - la l'équitation.
Il [392] faut atteindre le même gibier qui fuit; de-la les armes légères , la
fronde, la flèche, le javelot. L'art pastoral, pere du repos & des passions
oiseuses est celui qui se suffit le plus à lui-même. Il fournit a homme,
presque sans peine, la vie & le vêtement; il lui fournit même sa demeure;
les tentes des premiers bergers etoient faites de peaux de bêtes: le toit de
l'arche & du tabernacle de Moise n'etoit pas d'une autre étoffe. A l'égard
de l'agriculture, plus lente naître, elle tient à tous les arts; elle amene la
propriété , le gouvernement, les loix, & par degré la misère & les
crimes, inséparables pour notre espece, de la science du bien & du mal.
Aussi les Grecs ne regardoient-ils pas seulement Triptoleme comme l'inventeur
d'un art utile, mais comme un instituteur & un sage, duquel ils tenoient
leur premiere discipline & leurs premieres loix. Au contraire , Moise semble
porter un jugement d'improbation sur l'agriculture, en lui donnant un méchant
pour inventeur & faisant rejetter de Dieu ses offrandes: on diroit que le
premier laboureur annonçoit dans son caractere les mauvais effets de son art.
L'auteur de la Genèse avoit vu plus loin qu'Herodote.
A la division
précédente se rapportent les trois etats de l'homme considère par rapport la
société. Le Sauvage est chasseur , le Barbare est berger, l'homme civil est
laboureur.
Soit donc qu'on
recherche l'origine des arts, soit qu'on observe les premieres mœurs on voit
que tout se rapporte, [393] dans son principe aux moyens de pourvoir à la
subsistance , & quant à ceux de ces moyens qui rassemblent les hommes, ils
sont détermines par le climat & par la nature du sol. C'est donc aussi par
les mêmes causes qu'il faut expliquer la diversité des langues &
l'opposition de leurs caracteres.
Les climats doux ,
les pays gras & fertiles ont été les premiers peuples & les derniers ou
les nations se sont formées , parce que les hommes s'y pouvoient passer plus
aisément les uns des autres, & que les besoins qui sont naître la société ,
s'y sont faits sentir plus tard.
Supposez un
printems perpétuel sur la terre ; supposez partout de l'eau, du bétail, des
pâturages; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois
disperses parmi tout cela : le n'imagine pas comment ils auroient jamais
renoncé a leur liberté primitive & quitte la vie isolée & pastorale ,
si convenable à leur indolence naturelle,* [*Il est inconcevable a quel point
l'homme est naturellement paresseux. On diroit qu'il ne vit que pour dormir,
végéter , rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les
mouvemens nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant
les Sauvages dans l'amour leur etat que cette délicieuse indolence. Les
passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif , ne naissent que dans
la société. Ne rien faire est la premiere & la plus forte passion de
l'homme après celle de se conserver . Si l'on y regardoit bien , l'on verroit
que, même parmi nous , c'est pour parvenir au repos que chacun travaille ;
c'est encore la paresse qui nous rend laborieux.] pour s'imposer sans nécessite
l'esclavage , les travaux , les miseres inséparables de l'etat social.
Celui qui voulut
que l'homme fut sociable , toucha du doigt l'axe du globe & l'inclina sur
l'axe de l'univers. A ce léger [394] mouvement je vois changer la face de la
terre & décider la vocation du genre-humain : j'entends au loin les cris de
joie d'une multitude insensée ; je vois édifier les Palais & les Villes; je
vois naître les arts, les loix, le commerce; je vois les peuples se former,
s'étendre, se dissoudre , se succéder comme les flots de la mer : je vois les
hommes rassembles sur quelques points de leur demeure. pour s'y dévorer
mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de
l'union sociale & de l'utilité des arts.
La terre nourrit
les hommes; mais quand les premiers besoins les ont disperses, d'autres besoins
les rassemblent, & c'est alors seulement qu'ils parlent & qu'ils sont
parler d'eux. Pour ne pas me trouver en contradiction avec moi-même ; il faut
me laisser le tems de m'expliquer.
Si l'on cherche en
quels lieux sont nés les peres du genre-humain, d'ou sortirent les premieres
colonies, d'ou vinrent les premieres émigrations, vous ne nommerez pas les
heureux climats de l'Asie-mineure, ni de la Sicile, ni de l'Afrique, pas même
de l'Egypte; vous nommerez les fables de la Chaldée , les rochers de la
Phénicie. Vous trouverez la même chose dans tous les tems. La Chine a beau se
peupler de Chinois , elle se peuple aussi de Tartares; les Scythes ont inonde
l'Europe & l'Asie ; les montagnes de Suisse versent actuellement dans nos
régions fertiles une colonie perpétuelle qui promet de ne point tarir.
Il est naturel ,
dit-on , que les habitans d'un pays ingrat le quittent pour en occuper un
meilleur. Fort bien; mais pourquoi ce meilleur pays, au lieu de fourmiller de
ses propres [395] habitans fait-il place à d'autres? Pour sortir d'un pays
ingrat il y faut être. Pourquoi donc tant d'hommes y naissent - ils par
préférence ? On croiroit que les pays ingrats ne devroient se peupler que de
l'excédent des pays fertiles , & nous voyons que c'est le contraire. La plupart
des Peuples Latins se disoient Aborigènes , *[*Ces noms d'Autocthones &
d'Aborigènes signifient seulement que les premiers habitans du pays etoient
Sauvages, sans sociétés , sans loix , sans traditions, & qu'ils peupleront
avant de parler] tandis que la grande Grece, beaucoup plus fertile , n'etoit
peuplée que d'etrangers. Tous les peuples Grecs avouoient tirer leur origine de
diverses colonies , hors celui dont le sol etoit le plus mauvais, savoir le
Peuple Attique, lequel se disoit Autocthone ou ne de lui-même. Enfin sans
percer la nuit des tems, les siecles modernes offrent une observation décisive
; car quel climat au monde est plus triste que celui qu'on nomma la fabrique du
genre-humain ?
Les associations
d'hommes sont en grande partie l'ouvrage des accidens de la nature ; les
déluges particuliers , les mers extravasées , les éruptions des volcans , les
grands tremblemens de terre , les incendies allumes par la foudre & qui
détruisoient les forets , tout ce qui dut effrayer & disperser les sauvages
habitans d'un pays, dut ensuite les rassembler pour réparer en commun les
pertes communes. Les traditions des malheurs de la terre , si frequens dans les
anciens tems, montrent de quels instrumens se servit la Providence pour forcer
les humains à se rapprocher. Depuis que les sociétés sont établies , ces grands
accidens ont cesse & sont devenus plus rares ; il semble que cela doit
encore être ; les mêmes malheurs [396] qui rassemblèrent les hommes épars ,
disperseroient ceux qui sont réunis .
Les révolutions
des saisons sont une autre cause plus générale & plus permanente , qui dut
produire le même effet dans les climats exposes a cette variété. Forces de
s'approvisionner pour l'hiver , voir les habitans dans le cas de s'entre-aider,
les voilà contraints d'établir entr'eux quelque sorte de convention. Quand les
courses deviennent impossibles & que la rigueur du froid les arrête ,
l'ennui les lie autant que le besoin. Les Lapons ensevelis dans leurs glaces ,
les Esquimaux, le plus sauvage de tous les peuples, se rassemblent l'hiver dans
leurs cavernes , & l'été ne se connoissent plus. Augmentez d'un degré leur
développement & leurs lumieres , les voilà réunis pour toujours.
L'estomac ni les
intestins de l'homme ne sont pas faits pour digérer la chair crue ,en général
son goût ne la supporte pas; a l'exception peut-être des seuls Esquimaux, dont
je viens de parler, les Sauvages mêmes grillent leurs viandes. A l'usage du
feu, nécessaire pour les cuire , se joint le plaisir qu'il donne a la vue,
& sa chaleur agréable au corps. L'aspect de la flamme qui fait fuir les
animaux attire l'homme .*[*Le feu sait grand plaisir aux animaux ainsi qu'
l'homme, lorsqu'ils sont accoutumes à sa vue & qu'ils ont senti sa doue
chaleur. Souvent même il ne se leur seroit gueres moins utile qu'a nous, au
moins pour réchauffer leurs petits. Cependant on n'a jamais oui dire qu'aucune
bête, ni sauvage ni domestique , ait acquis assez d'industrie pour faire du feu
, même a notre exemple . Voilà donc ces êtres raisonneurs qui forment , dit-on
, devant l'homme une société fugitive , dont , cependant , l'intelligence n'a
pu s'élever jusqu'a tirer d'un caillou des étincelles , & les recueillir,
ou conserver au moins quel feux abandonnes ! Par ma foi les Philosophes se
moquent de nous tout ouvertement. On voit bien par leurs ecrits qu'en effet ils
nous prennent pour des bêtes.] On se rassemble autour d'un foyer commun , on y
sait des festins , on y danse; les doux liens de l'habitude y rapprochent
insensiblement [397] l'homme de ses semblables , & sur ce foyer rustique
brûle le feu sacre qui porte au fond des cœurs le premier sentiment de
l'humanité.
Dans les pays
chauds, les sources & les rivières, inégalement dispersées , sont d'autres
points de réunion d'autant plus nécessaires que les hommes peuvent moins se
passer d'eau que de feu. Les Barbares sur-tout qui vivent de leurs troupeaux ,
ont besoin d'abreuvoirs communs , & l'histoire des plus anciens tems nous
apprend , qu'en effet c'est-là que commencerent & leurs traites & leurs
querelles .*[*Voyez l'exemple de l'un & de l'autre au chapitre 21 de la
Genèse entre Abraham & Abimelec , au sujet du puits du ferment.] La
facilite des eaux peut retarder la société des habitans dans les lieux bien
arroses. Au contraire , dans les lieux arides il falut concourir à creuser des
puits, a tirer des canaux pour abreuver le bétail. On y voit des hommes
associes de tems presque immémorial , car il faloit que le pays restât
désert ou que le travail humain le rendit habitable. Mais le penchant que nous
avons a tout rapporter à nos usages , rend sur ceci quelques réflexions
nécessaires.
Le premier etat de
la terre differoit beaucoup de celui ou elle est aujourd'hui , qu'on la voit
parée ou défigurée par la main des hommes. Le cahos que les Poetes ont feint
dans [398] les éliminés régnoit dans ses productions. Dans ces tems recules, ou
les révolutions etoient fréquentes, ou mille accidens changeoient la nature du
sol & les aspects du terrain , tout croissoit confusément, arbres, légumes,
arbrisseaux, herbages; nulle espece n'avoit le tems de s'emparer du terrain qui
lui convenoit le mieux & d'y étouffer les autres; elles se separoient
lentement, peu-à-peu , & puis un bouleversement survenoit quai confondoit
tout.
Il y a un tel
rapport entre les besoins de l'homme & les productions de la terre , qu'il
suffit qu'elle soit peuplée, & tout subsiste; mais avant que les hommes
réunis missent par leurs travaux communs une balance entre ses productions , il
faloit pour qu'elles subsistassent toutes, que la nature se chargeât seule de
l'équilibre que la main des hommes conserve aujourd'hui; elle maintenoit ou
rémblissoit ce l'équilibre par des révolutions, comme ils le maintiennent ou
rétablissent par leur inconstance. La guerre qui ne régnoit pas encore entr'eux
, sembloit régner entre les éliminés; les hommes ne bruloient point de Villes,
ne creusoient point de mines , n'abattoient point d'arbres; mais la nature
allumoit des volcans, excitoit des tremblemens de terre, le feu, du Ciel
consumoit des forets. Un coup de foudre , un déluge , une exhalaison faisoient
alors en peu d'heures ce que cent mille bras d'hommes sont aujourd'hui dans un
siecle. Sans cela je ne vois pas comment le système eut pu subsister &
l'équilibre se maintenir. Dans les deux règnes organises , les grandes especes
eussent à la longue absorbe les petites.*[*On prétend que , par une sorte
d'action & de réaction naturelle , les diverses especes du regne se
maintiendroient d'elles- mêmes dans un balancement perpétuel qui leur tiendroit
lieu d'équilibre. Quand l'espece dévorante se sera, dit-on , trop multipliée
aux dépens de l'espece dévorée, alors ne trouvant plus de subsistance , il
faudra que la premiere diminue & laisse à la seconde le tems de se
repeupler ; jusqu'a ce que , fournissant de nouveau une subsistance abondante
l'autre, celle-ci diminue encore , tandis que l'espece dévorante se repeuple de
nouveau. Mais une telle oscillation ne me paroit point vraisemblable : car,
dans ce système, il faut qu'il y ait un tems ou l'espece qui sert de proie ,
augmente & ou celle qui s'en nourrit diminue ; ce qui me semble contre
toute raison.] Toute la terre n'eut bientôt été [399] couverte que d'arbres
& de bêtes féroces ; la fin tout eut péri.
Les eaux auroient
perdu peu-à-peu la circulation qui vivifie la terre. Les montagnes se dégradent
& s'abaissent, les fleuves charient , la mer se comble & s'étend, tout
tend insensiblement au niveau; la main des hommes retient cette pente &
retarde ce progrès; sans eux il seroit plus rapide, & la terre seroit
peut-être déjà sous les eaux. Avant le travail humain les sources mal
distribuées se repandoient plus inégalement, fertilisoient moins la terre, en
abreuvoient plus difficilement les habitans. Les rivières etoient souvent
inaccessibles , leurs bords escarpes ou marécageux: l'art humain ne les
retenant point dans leurs lits, elles en sortoient fréquemment ,
s'extravasoient à droite ou gauche, changeoient leurs directions & leurs
cours, se partageoient en diverses branches ; tantôt on les trouvoit a sec, tantôt
des fables mouvans en defendoient l'approche; elles etoient comme n'existant
pas, & l'on mouroit de soif au milieu des eaux.
Combien de pays
arides ne sont habitables que par les saignées & par les canaux que les
hommes ont tire des fleuves. La Perse presque entiere ne subsiste que par cet
artifice : [400] la Chine fourmille de peuple à l'aide de ses nombreux canaux:
sans ceux des Pays-Bas ils seroient inondes par les fleuves, comme ils le
seroient par la mer sans leurs digues : l'Egypte, le plus fertile pays de la
terre, n'est habitable que par le travail humain. Dans les grandes plaines
dépourvues de rivières & dort le sol n'a pas essez de pente , on n'a
d'autre ressource que les puits. Si donc les premiers Peuples dont il soit fait
mention dans l'histoire , n'habitoient pas dans les pays gras ou sur de faciles
rivages , ce n'est pas que ces climats heureux fussent déserts , mais c'est que
leurs nombreux habitans, pouvant se passer les uns des autres, vécurent plus
longtems isoles dans leurs familles & sans communication. Mais dans les
lieux arides ou l'on ne pouvoir avoir de l'eau que par des puits , il falut
bien se réunir pour les creuser ou du moins s'accorder pour leur usage. Telle
dut être l'origine des sociétés & des langues dans les pays chauds,
La se formèrent
les premiers liens des familles; la furent les premiers rendez - vous des deux
sexes. Les jeunes filles venoient chercher de l'eau pour le ménage , les jeunes
hommes venoient abreuver leurs troupeaux. La des yeux accoutumes aux mêmes
objets des l'enfance , commencerent d'en voir de plus doux. Le cœur s'émut à
ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le
plaisir de n'être pas seul. L'eau devint insensiblement plus nécessaire, le
bétail eut soif plus souvent; on arrivoit en hâte & l'on partoit à regret.
Dans cet âge heureux ou rien ne marquoit les heures, rien n'obligeoit à les
compter; le tems n'avoit d'autre mesure que l'amusement & l'ennui. Sous de
vieux chênes [401] vainqueurs des ans , une ardente jeunesse oublioit par
degrés sa férocité, on s'apprivoisoit peu-à-peu les uns avec les autres ; en
s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expliquer. La se firent les
premieres fêtes, les pieds bondissoient de joie , le geste empresse ne suffisoit
plus, la voix l'accompagnoit d'accens passionnes, le plaisir & le désir
confondus ensemble, se faisoient sentir a la fois. La fut enfin le vrai berceau
des peuples, & du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de
l'amour.
Quoi donc! Avant
ce tems les hommes naissoient-ils de la terre? Les générations se
succedoient-elles sans que les deux sexes fussent unis, & sans que personne
s'entendit? Non , il y avoir des familles , mais il n'y avoir point de nations
; il y avoit des langues domestiques, mais il n'y avoit point de langues
populaires; il y avoit des mariages, mais il n'y avoit point d'amour. Chaque
famille se suffisoit elle-même & se perpétuoit par son seul sang. Les
enfans nés des mêmes parens croissoient ensemble, & trouvoient peu-à-peu
des manieres de s'expliquer entr'eux; les sexes se distinguoient avec l'âge, le
penchant naturel suffisoit pour les unir, l'instinct tenoit lieu de passion ,
l'habitude tenoit lieu de préférence, on devenoit maris & femmes sans avoir
cesse d'être frere & soeur. * [*Il falut bien que les premiers hommes
épousassent leurs sœurs. Dans la simplicité des premieres mœurs , cet usage se
perpétua sans inconvénient , tant que les familles resterent isoles, & même
après la réunion des plus anciens peuples ; mais la loi qui l'abolit n'est pas
moins sacrée pour être d'institution humaine. Ceux qui ne la regardent que par
la liaison qu'elle forme entre les familles , n'en voient pas le côte le plus
important. Dans la familiarité que le commerce domestique établit nécessairement
entre les deux sexes , du moment qu'une si sainte loi cesseroit de parler au
cœur & d'en imposer aux sens, il n'y auroit plus d'honnêteté parmi les
hommes, & les plus effroyables mœurs causeroient bientôt la destruction du
genre-humain .] Il n'y avoit rien d'assez anime pour [401] dénouer la langue,
rien qui put arracher assez fréquemment les accens des passions ardentes , pour
les tourner en institutions, & l'on en peut dire autant des besoins rares
& peu pressans, qui pouvoient porter quelques hommes concourir a des
travaux communs : l'un commençoit le bassin de la fontaine, & l'autre
l'achevoit ensuite , souvent sans avoir eu besoin du moindre accord , &
quelquefois même sans s'être vus. En un mot, dans les climats doux, dans les terrains
fertiles , il falut toute la vivacité des passons agréables pour commencer à
faire parler les habitans. Les premieres langues , filles du plaisir & non
du besoin, porterent long-tems l'enseigne de leur pere; leur accent séducteur
ne s'effaça qu'avec les sentimens qui les avoient fait naître, lorsque de
nouveaux besoins introduits parmi les hommes forcèrent chacun de ne songer qu'
lui-même & de retirer son cœur au dedans de lui.
[403] C H A P I T R E X.
Formation des
Langues du Nord.
A la longue tous
hommes deviennent semblables, mais l'ordre de leur progrès différent. Dans les
climats méridionaux , ou la nature est prodigue, les besoins naissent des
passions, dans les pays froids ou elle est avare, les passons naissent des
besoins , & les langues, tristes filles de la nécessité, se sentent de leur
dure origine.
Quoique l'homme
s'accoutume aux intempéries de l'air, au froid, au mal-aise , même à la faim,
il y a pourtant un point ou la nature succombe. En proie à ces cruelles
épreuves , tout ce qui est débile périt; tout le reste se renforce, & il
n'y a point de milieu entre la vigueur & la mort. Voilà d'ou vient que les
peuples septentrionaux sont si robustes; ce n'est pas d'abord le climat qui les
a rendus tels, mais il n'a souffert que ceux qui l'etoient, & il n'est pas
étonnant que les enfans gardent la bonne constitution de leurs peres.
On voit déjà que
les hommes, plus robustes, doivent avoir des organes moins délicats, leurs voix
doivent être plus après & plus fortes. D'ailleurs, quelle différence entre
les inflexions touchantes qui viennent des mouvemens de l'ame aux cris
qu'arrachent les besoins physiques ? Dans ces affreux climats ou tout est mort
durant neuf mois de l'année , ou le soleil n'échauffe l'air quelques semaines
que pour apprendre [404] aux habitans de quels biens ils sont prives, &
prolonger leur misère , dans ces lieux ou la terre ne donne rien qu'a force de
travail, & ou la force de la vie semble être plus dans les bras que dans le
cœur, les hommes , sans cesse occupes à pourvoir à leur subsistance, songeoient
à peine à des liens plus doux, tout se bornoit à l'impulsion physique ,
l'occasion faisoit le choix, la facilite faisoit la préférence. L'oisiveté qui
nourrit les passions , fit place au travail qui les réprimé . Avant de songer à
vivre heureux, il faloit , songer a vivre . Le besoin mutuel unissant les
hommes , bien mieux que le sentiment n'auroit fait, la société ne se forma que
par l'industrie , le continuel danger de périr ne permettoit pas de se borner à
la langue du geste , & le premier mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, mais
aidez-moi.
Ces deux termes,
quoi qu'assez semblables, se prononcent d'un ton bien différent. On n'avoit
rien à faire sentir , on avoit tout à faire entendre ; il ne s'agissoit donc pas
d'énergie , mais de clarté. A l'accent que le cœur ne fournissoit pas , on
substitua des articulations fortes & sensibles , & s'il y eut dans la
forme du langage quelque impression naturelle, cette impression contribuoit
encore à sa dureté .
En effet, les
hommes septentrionaux ne sont pas sans passions , mais ils en ont d'une autre
espèce. Celles des pays chauds sont des passions voluptueuses, qui tiennent à
l'amour & a la mollesse . La nature fait tant pour les habitant qu'ils
n'ont presque rien à faire. Pourvu qu'un Asiatique ait des femmes & du
repos, il est content. Mais dans le Nord ou les habitans consomment beaucoup
sur un sol ingrat , des [405] hommes soumis à tant de besoins sont faciles a
irriter; tout ce qu'on fait autour d'eux les inquiète: comme ils ne subsistent
qu'avec peine , plus ils sont pauvres, plus ils tiennent au qu'ils ont; les
approcher c'est attenter à leur vie. De-la leur vient ce tempérament irascible
, si prompt, à se tourner en fureur contre tout ce qui les blesse. Ainsi leurs
voix les plus naturelles sont celles de la colere & des menaces , & ces
voix s'accompagnent toujours d'articulations fortes qui les rendent dures &
bruyantes.
[405] CHAPITRE XI.
Réflexions sur
ces différences.
Voilà selon mon
opinion, les causes physiques les plus générales de la différence
caractéristique des primitives langues . Celles du Midi durent être vives,
sonores, accentuées, éloquentes, & souvent obscures , force d'énergie :
celles du Nord: durent être sourdes, rudes, articulées, criardes , monotones,
claires à force de mots plutôt que par une ne construction. Les langues
modernes cent fois mêlées & refondues, gardent encore quelque chose de ces
différences. Le François , l'Anglois, l'Allemand sont le langage, prive des
hommes qui s'entre-aident, qui raisonnent entr'eux de sang-froid , ou de gens
emportes qui se fâchent : mais les ministres des Dieux, annonçant les mysteres
sacres, les sages donnant des loix aux peuples, les chefs entraînant la
multitude [406] doivent parler Arabe ou Persan .*[*Le Turc est une langue
septentrionale.] Nos langues valent mieux écrites que parlées, & l'on nous
lit avec plus de plaisir qu'on ne nous écoute. Au contraire, les langues
orientales écrites perdent leur vie & leur chaleur. Le sens n'est qu'a moitie
dans les mots, toute sa force est dans les accens. Juger du génie des Orientaux
par leurs livres, c'est vouloir peindre un homme sur sort cadavre.
Pour bien
apprécier les actions des hommes il faut les prendre dans tous leurs rapports,
& c'est ce qu'on ne nous apprend point à faire. Quand nous nous mettons a
la place des autres, nous nous y mettons toujours tels que nous sommes modifies
, non tels qu'ils doivent l'être , & quand nous pensons les juger sur la
raison, nous ne faisons que comparer leurs préjugés aux nôtres. Tel pour savoir
lire un peu d'Arabe sourit en feuilletant l'Alcoran , qui , s'il eut entendu
Mahomet l'annoncer en personne dans cette langue éloquente & cadencée, avec
cette voix sonore & persuasive qui seduisoit l'oreille avant le cœur, &
sans cesse animant ses sentences de l' accent de l'enthousiasme , se fut
prosterne contre terre en criant : grand Prophète, envoyé de Dieu, menez-nous à
la gloire , au martyr; nous voulons vaincre ou mourir pour vous. Le fanatisme
nous paroit toujours risible, parce qu'il n'a point de voix parmi nous pour se
faire entendre. Nos fanatiques même ne sont pas de vrais fanatiques, ce ne sont
que des fripons ou des foux. Nos langues, au lieu d'inflexions pour des
inspires, n'ont que des cris pour des possèdes du Diable.
[407] CHAPITRE
XII.
Origine de la
Musique & ses rapports.
Avec les premieres
voix se formèrent les premieres articulations ou les premiers sons, selon le
genre de la passion qui dictoit les uns ou les autres. La colere arrache des
cris menaçans, que la langue & le palais articulent; mais la voix de la
tendresse est plus douce, c'est la glote qui la modifie & cette voix
devient un son. Seulement les accens en sont plus frequens ou plus rares , les
inflexions plus ou moins aigues , selon le sentiment qui s'y joint. Ainsi la
cadence & les sons naissent avec les syllabes, la passion fait parler tous
les organes, & pare la voix de tout leur éclat; ainsi les vers, les chants
, la parole ont une origine commune. Autour des fontaines dont j'ai parle, les
premiers discours furent les premieres chansons : les retours périodiques &
mesures du rythme , les inflexions mélodieuse des accens firent naître la
poésie & la Musique avec la langue, ou plutôt tout cela n'etoit que la langue
même pour ces heureux climats & ces heureux tems, ou les seuls besoins
pressans qui demandoient le concours d'autrui etoient ceux que le cœur faisoit
naître.
Les premieres
histoires, les premieres harangues , les premieres loix furent en vers ; la
poésie fut trouvée avant la prose ; cela devoir être , puisque les passions
parlèrent avant raison. Il en fut de même de la Musique; il n'y eut point [408]
d'abord d'autre Musique que la mélodie , ni d'autre mélodie; que le son varie
de la parole , les accens formoient le chant, les quantités formoient la mesure
, & l'on parloit autant par les sons & par le rythme , que par les
articulations & les voix. Dire & chanter etoient autrefois la même
chose , dit Strabon ; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source
de l'éloquence .*[*Geogr. L . I. ] Il faloit dire que l'une & l'autre
eurent la même source & ne furent d'abord que la même chose. Sur la maniere
dont se lièrent les premieres sociétés, étoit-il étonnant qu'on mit en vers les
premieres histoires, & qu'on chantât les premières loix ? Etoit-il étonnant
que les premiers Grammairiens soumissent leur art à la Musique & fussent la
fois professeurs de l'un & de l'autre ? * [*Architas arque Aristoxenes
etiam subjectam grammaticen musicae putaverunt , & eosdem utrinsque rei
praeceptores fuisse...Tum Eupolis apud quem Prodamus & musicen &
litteras docet . Et Maricas , qui est Hyperbolus , nihil se ex musicis scire
nisi litteras consitetur . Quintil , L, I. C. X.]
Une langue qui n'a
que des articulations & des voix, n'a donc que la moitie de sa richesse ;
elle rend des idées, il est vrai , mais pour rendre des sentimens , des images
, il lui faut encore un rythme & des sons, c'est-a-dire , une mélodie:
voilà ce qu'avoit la langue Grecque , & ce qui manque à la nôtre.
Nous sommes
toujours dans l'étonnement sur les effets prodigieux de l'éloquence , de la
poésie & de la musique parmi les Grecs; ces effets ne s'arrangent point
dans nos têtes, parce que nous n'en éprouvons plus de pareils, & tout ce
[409] que nous pouvons gagner sur nous en les voyant si bien attestes , est de
faire semblant de les croire par complaisance pour nos savans .*[*Sans doute il
faut faire en toute chose déduction de 1'exagération grecque, mais c'est aussi
trop donner au préjuge moderne, que de pousser ces déductions jusqu'a faire
évanouir toutes les différences. "Quand la Musique des Grecs , dit l'Abbé
Terrasson , du tems d'Amphion & d'Orphée, en etoit au point ou elle est
aujourd'hui dans les villes les plus alignées de la Capitale ; c'est alors
qu'elle suspendoit le cours des fleuves, qu'elle attiroit les chênes . &
qu'elle faisoit mouvoir les rochers . Aujourd'hui qu'elle est arrive a un
très-haut point de perfection , ou l'aime beaucoup , on en pénetre même les
beautés , mais elle laisse tout sa place. Il en a été ainsi des vers d'Homere ,
Poete ne dans les tems qui se ressentoient encore de l'enfance de l'esprit
humain ,en comparaison de ceux qui l'ont suivi. On s'est extasie sur ses vers,
de l'on s'y contente aujourd'hui de goûter & d'estimer ceux des bons Poetes
." On. ne peut nier que l'Abbé Terrassons n'eut quelquefois de la
philosophie; mais ce n'est surement pas dans ce passage qu'il en a montré.]
Burette ayant traduit comme il put en notes de notre Musique certains morceaux
de Musique grecque , eut la simplicité de faire exécuter ces morceaux
l'Académie des Belles-Lettres, & les Académiciens eurent la patience de les
écouter. J'admire cette expérience dans un pays la Musique est indéchiffrable
pour toute autre nation. Donnez un monologue d'Opéra françois exécuter par tels
Musiciens etrangers qu'il vous plaira, je vous défie d'y rien reconnoître. Ce
sont pourtant ces mêmes François qui prétendoient juger la mélodie d'une ode de
Pindare mise en Musique il y a deux mille ans!
J'ai lu
qu'autrefois en Amérique, les Indiens voyant l'effet étonnant des armes a feu,
ramassoient à terre des balles de mousquet ; puis les jettant avec la main en
faisant un grand [410] bruit de la bouche , ils etoient tout surpris de n'avoir
tue personne. Nos orateurs, nos musiciens, nos savans ressemblent ces Indiens.
Le prodige n'est pas qu'avec notre Musique nous ne fassions plus ce que,
faisoient les Grecs avec la leur ; il seroit , au contraire, qu'avec des
instrumens si differens on produisît les mêmes effets.
[410] CHAPITRE
XIII .
De la Mélodie.
L'homme est
modifie par ses sens , personne n'en doute; mais faute de distinguer les
modifications , nous en confondons les causes; nous donnons trop & trop peu
d'empire aux sensations ; nous ne voyons pas que souvent elles ne nous
affectent point seulement comme sensations , mais comme signes ou images, &
que leurs effets moraux ont aussi des cause morales. Comme les sentimens
qu'excite en nous la Peinture ne viennent point des couleurs , l'empire que la
Musique a sur nos ames n'est point l'ouvrage des sons. De belles couleurs bien
nuancées plaisent a la vue ; mais ce plaisir est purement de sensation. C'est
le dessein , c'est l'imitation qui donne a ces couleurs de la vie & de
l'ame , ce sont les passions qu'elles expriment qui viennent émouvoir les
nôtres, ce sont les objets qu'elles représentent qui viennent nous affecter ,
L'intérêt & le sentiment ne tiennent point aux couleurs; les traits d'un
tableau touchant, nous touchent encore dans [411] estampe ; ôtez ces traits
dans le tableau , les couleurs ne feront plus rien.
La Mélodie fait
précisément dans la Musique ce que fait le dessein dans la Peinture ; c'est
telle qui marque les traits & les figures, dont les accords & les sons
ne sont que les couleurs ; mais , dira-t-on, la mélodie n'est qu'une succession
de sons ; sans doute; mais le dessein n'est aussi qu'un arrangement de
couleurs. Un orateur se sert d'encre pour tracer ses ecrits ; est-ce à dire que
l'encre soit une liqueur fort éloquente ?
Supposez un pays
ou l'on n'auroit aucune idée du dessein , mais ou beaucoup de gens , passant
leur vie combiner, mêler , leur des couleurs, croiroient exceller en Peinture;
ces gens-là raisonneroient de la notre précisément comme nous raisonnons de la
Musique des Grecs. Quand on leur parleroit de l'émotion que nous causent de
beaux tableaux & du charme m'attendrir devant un sujet pathétique , leurs
savans approfondiroient aussi-tôt la matiere, compareroient leurs couleurs aux
nôtres , examineroient si notre verd est plus tendre ou notre rouge plus
éclatant; ils chercheroient quels accords de couleurs peuvent faire pleurer,
quels autre peuvent mettre en colere? Les Burettes de ce pays-là
rassembleroient sur des guenilles quelques lambeaux défigurés de nos tableaux ;
puis on se demanderoit. avec surprise ce qu'il y a de si merveilleux dans ce
coloris?
Que si dans
quelque nation voisine on commençoit à former quelque trait, quelque ébauche de
dessein, quelque figure re imparfaite , tout cela passeroit pour du
barbouillage , [412] pour une Peinture capricieuse & baroque, & l'on
s'en tiendroit, pour conserver le goût, a ce beau simple, qui véritablement
n'exprime rien , mais qui fait briller de belles nuances, de grandes plaques
bien colorées , de longues dégradations de teintes sans aucun trait.
Enfin , peut-être
à force de progrès on viendroit à l'expérience du prisme. Aussi-tôt quelque
Artiste célebre etabliroit là-dessus un beau système. Messieurs, leur
diroit-il, pour bien philosopher, il faut remonter aux causes physiques. Voilà
la décomposition de la lumière , voilà toutes les couleurs primitives, voilà
leurs rapports , leurs proportions ; voilà les vrais principes du plaisir que
vous fait la Peinture. Tous ces mots mystérieux de dessein, de représentation,
de figure, sont une pure charlatanerie des Peintres François, qui, par leurs
imitations pensent donner je ne sais quels mouvemens à l'ame tandis qu'on sait
qu'il n'y a que des sensations. On vous dit des merveilles de leurs tableaux , mais
voyez mes teintes.
Les Peintres
françois , continueroit-il , ont peut-être observe l'arc-en-ciel, ils ont pu
recevoir de la nature quelque goût de nuance & quelque instinct de coloris.
Moi , je vous ai montre les grands , les vrais principes de l'art. Que dis-je ,
de l'art ? De tous les arts , Messieurs , de toutes les sciences. L'analyse des
couleurs, le calcul des réfractions du prisme vous donnent les seuls rapports
exacts qui soient dans la nature , la regle de tous les rapports. Or, tout dans
l'univers n'est que rapport. On sait donc tout quand on sait peindre , on sait
tout quand on sait assortir des codeurs.
Que dirions-nous
du Peintre assez dépourvu de sentiment [413] & de goût pour raisonner de la
sorte, de borner stupidement au physique de ton art le plaisir que nous fait la
Peinture? Que dirions-nous du Musicien qui, plein de préjugés semblables ,
croiroit voir dans la seule harmonie la source des grands effets de la Musique
? Nous enverrions le premier mettre en couleur des boiseries , & nous
condamnerions l'autre a faire des Opéra françois.
Comme donc la
Peinture n'est pas l'art de combiner des couleurs d'une maniere agréable , la
vue , la Musique n'est pas non plus l'art de combiner des sons d'une maniere
agréable a l'oreille. S'il n'y avoit que cela, l'une & l'autre seroient au
nombre des sciences naturelles & non pas des beaux-arts. C'est l'imitation
seule qui les eleve à ce rang. Or, qu'est-ce qui fait de la Peinture un art
d'imitation? C'est le dessein. Qu'est-ce qui de la Musique en fait un autre?
C'est la mélodie.
[413] CHAPITRE
XIV.
De L'Harmonie.
La beauté des sons
est de la nature; leur effet est purement physique il résulte du concours des
diverses particules d'air mises en mouvement par le corps sonore, & par
toutes ses aliquotes, peut-être à l'infini; le tout ensemble donne une
sensation agréable : tous les hommes de l'univers prendront plaisir à écouter
de beaux sons ; mais si ce plaisir n'est anime par des inflexions mélodieuses
qui leur soient familières, [414] il ne sera point délicieux , il ne se
changera point en volupté. Les plus beaux chants , à notre gré, toucheront
toujours médiocrement une oreille qui n'y sera point accoutumée ; c'est une
langue dont il faut avoir le Dictionnaire.
L'harmonie
proprement dite est dans un cas bien moins favorable encore. N'ayant que des
beautés de convention , elle ne flatte à nul égard les oreilles qui n'y sont
pas exercées; il faut en avoir une longue habitude pour la sentir & pour la
goûter. Les oreilles rustiques n'entendent que du bruit dans nos consonnances.
Quand les proportions naturelles sont altérées, il n'est pas étonnant que le
plaisir naturel n'existe plus.
Un son porte avec
lui tous les sons harmoniques concomitans, dans les rapports de force
d'intervalles qu'ils doivent avoir entre eux pour donner la plus parfaite
harmonie de ce même son. Ajoutez-y la tierce ou la quinte, ou quelque autre
consonnance , vous ne l'ajoutez pas , vous, la redoublez; vous laissez le
rapport d'intervalle, mais vous altérez celui de force : en renforçant une
consonnance & non pas les autres , vous rompez la proportion : en voulant
faire mieux que la nature, vous faites plus mal. Vos oreilles & votre goût
sont gâtes par un art mal-entendu. Naturellement il n'y a point d'autre
harmonie que 1'unisson.
M. Rameau prétend
que les dessus d'une certaine simplicité suggèrent naturellement leurs basses ,
& qu'un homme ayant l'oreille juste & non exercée, entonnera
naturellement cette basse . C'est-là un préjugé de Musicien, démenti par toute
expérience. Non-seulement celui qui n'aura jamais entendu ni [415] basse , ni
harmonie , ne trouvera de lui-même ni cette harmonie, ni cette basse, mais même
elles lui déplairont si on les lui fait entendre, & il aimera beaucoup mieux
le simple unisson.
Quand on
calculeroit mille ans les rapports des sons & des loix de l'harmonie ,
comment fera-t-on jamais de cet art un art d'imitation , ou est le principe de
cette imitation prétendue , de quoi l'harmonie est-elle signe , & qu'y a-t-il
de commun entre des accords & nos passions ?
Qu'on fasse la
même question sur la mélodie, la réponse vient d'elle-même, elle est d'avance
dans l'esprit des lecteurs . La mélodie, en imitant les inflexions de la voix,
exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces , les
gémissemens ; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort. Elle
imite les accens des langues, & les tours affectes dans chaque idiome
certains mouvemens de l'ame ; elle n'imite pas seulement, elle parle, & son
langage inarticulé , mais vif, ardent, passionne , a cent fois plus d'énergie
que la parole même. Voilà d'ou naît la force des imitations musicales ; voilà
d'ou naît l'empire du chant sur les cœurs sensibles. L'harmonie y peut
concourir en certains systèmes, en liant la succession des sons par quelques
loix de modulation ,en rendant les intonations plus justes, en portant a
l'oreille un témoignage assure de cette justesse, en rapprochant & fixant à
des intervalles consonance & lies, des inflexions inappréciables. Mais en
donnant aussi des entraves a la mélodie, elle lui ôte l'énergie &
l'expression , elle efface l 'accent passionne pour y substituer l'intervalle
harmonique; assujetit a deux seuls modes des chants qui devroient en [416]
avoir autant qu'il y a de tons oratoires , elle efface & détruit des
multitudes de sons ou d'intervalles qui n'entrent pas dans son système; en un
mot, elle sépare tellement le chant , de la parole , que ces deux langages se
combattent, se contrarient, s'ôtent mutuellement tout caractere de vérité,
& ne se peuvent réunit sans absurdité dans un sujet pathétique . De-la
vient que le peuple trouve toujours ridicule qu'on exprime en chant les
passions fortes & sérieuses ; car il sait que dans nos langues; ces passions
n'ont point d'inflexions musicales , & que les hommes du Nord , non plus
que les cygnes , ne meurent pas en chantant.
La seule harmonie
est même insuffisante pour les expressions qui semblent dépendre uniquement
d'elle. Le tonnerre, le murmure des eaux, les vents, les orages sont mal rendus
par de simples accord. Quoi qu'on fasse , le seul bruit ne dit rien a l'esprit,
il faut que les objets parlent pour se faire entendre ; il faut toujours, dans
toute imitation , qu'une espece de discours supplée à la voix de la nature. Le
Musicien qui veut rendre du bruit par du bruit, se trompe; il ne connoit ni le
foible ni le fort de son art; il en juge sans goût, sans lumieres ;
apprenez-lui qu'il doit rendre du bruit par du chant ; que s'il faisoit
croasser des grenouilles, il faudroit qu' il les fit chanter ; car il suffit
pas qu'il imite, il faut qu'il touche & qu'il plaise , sans quoi sa
maussade imitation n'est rien, & ne donnant d'intérêt à personne, elle ne
fait nulle impression .
[417] C H A P I T
R E X V.
Que nos plus
vives sensations agissent souvent par des impressions morales.
Tant qu'on ne
voudra considérer les sons que par l'ébranlement qu'ils excitent dans nos nerfs
, on n'aura point de vrais principes de la Musique & de son pouvoir sur les
cœurs. Les sons dans la mélodie, n'agissent pas seulement sur nous comme sons ,
mais comme signes de nos affections , de nos sentimens ; c'est ainsi qu'ils
excitent en nous les mouvemens qu'ils expriment, & dont nous y
reconnoissons l'image. On apperçoit quelque chose de cet effet moral jusques
dans les animaux. L'aboyement d'un chien en attire un autre. Si mon chat m
'entend imiter un miaulement , à l'instant je le vois attentif, inquiet ,
agite. S'apperçoit-il que c'est moi qui contrefais la voix de son semblable ,
il se rassied & reste en repos. Pourquoi cette différence d'impression ,
puisqu'il n'yen a point dans l'ébranlement des fibres , & que lui-même y a
d'abord été trompe ?
Si le plus grand
empire qu'ont sur nous nos sensations , n'est pas du à des causes morales,
pourquoi donc sommes nous si sensibles a des impressions qui sont nulles pour
des barbares ? Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu'un vain
bruit à l'oreille d'un Caraibe ? Ses nerfs sont-ils d'une autre nature que les
nôtres, pourquoi ne sont-ils [418] pas ébranles de même, ou pourquoi ces mêmes
ébranlemens affectent-ils tant les uns & si peu les autres ?
On cite en preuve
du pouvoir physique des sons , la guérison des piqûres des Tarentules. Cet
exemple prouve tout le contraire. Il ne faut ni des sons absolus, ni les mêmes
airs pour guérir tous ceux qui sont piques de cet insecte , il faut à chacun
d'eux des airs d'une mélodie qui lui soit connue & des phrases qu'il
comprenne. Il faut l'Italien , des airs Italiens ; au Turc, il faudroit des
airs Turcs. Chacun n'est affecte que des accens qui lui sont familiers ; ses
nerfs ne s'y prêtent qu'autant que son esprit les y dispose : il faut qu'il
entende la langue qu'on lui parle, pour que ce qu'on lui dit puisse le mettre en
mouvement. Les Cantates de Bernier ont, dit-on , guéri de la fievre un Musicien
François, elles l'auroient donnée à un Musicien de toute autre nation.
Dans les autres
sens , & jusqu'au plus grossier de tous, on peut observer les mêmes
différences. Qu'un homme ayant la main posée & l'oeil fixe sur le même
objet, le croye successivement anime & inanimé , quoique les sens soient
frappes de même , quel changement dans l'impression ? La rondeur, la blancheur
, la fermeté , la douce chaleur , la résistance élastique , le renflement
successif, ne lui donnent plus qu'un toucher doux mais insipide , s'il ne croit
sentir un cœur plein de vie, palpiter & battre sous tout cela.
Je ne connois
qu'un sens aux affections duquel rien de moral ne se mêle : c'est le goût.
Aussi la gourmandise n'est-elle jamais le vice dominant que des gens qui ne
sentent rien.
Que celui donc qui
veut philosopher sur la force des sensations , [419] commence par écarter des
impressions purement sensuelles , les impressions intellectuelles & morales
que nous recevons par la voie des sens , mais dont ils ne sont que les causes
occasionnelles ; qu'il évite l'erreur de donner aux objets sensibles un pouvoir
qu'ils n'ont pas , ou qu'ils tiennent des affections de l'ame qu'ils nous représentent.
Les couleurs & les sons peuvent beaucoup comme représentations &
signes, peu de chose comme simples objets des sens. Des suites de sons ou
d'accords m'amuseront un moment peut-être ; mais pour me charmer &
m'attendrir, il faut que ces suites m'offrent quelque chose qui ne soit ni son,
ni accord , & qui me vienne émouvoir malgré moi. Les chants mêmes qui ne
sont qu'agréables & ne disent rien , lassent encore ; car ce n'est pas tant
l'oreille qui porte le plaisir au cœur , que le cœur qui le porte à l'oreille.
Je crois qu'en développant mieux ces idées , on se fut épargné bien de sots
raisonnemens sur Musique ancienne. Mais dans ce siecle ou l'on s'efforce de
matérialiser toutes les opérations de l'ame , & d'ôter toute moralité aux
sentimens humains , je suis trompe si la nouvelle philosophie ne devient aussi
funeste au bon goût qu'a la vertu.
[420] C H A P I T
R E X V I.
Fasse Analogie
entre les couleurs & les sons.
Il n'y a sortes
d'absurdités auxquelles les observations physiques n'aient donne lieu dans la
considération des Beaux-Arts. On a trouve dans l'analyse du son , les mêmes
rapports que dans celle de la lumière. Aussi-tôt on a saisi vivement cette
analogie , sans s'embarrasser de l'expérience & de la raison. L'esprit de
système a tout confondu, & faute de savoir peindre aux oreilles , on s'est
avise de chanter aux yeux. J'ai vu ce fameux Clavecin , sur lequel on
pretendoit faire de la Musique avec des couleurs; c'etoit bien mal connoître
les opérations de la nature, de ne pas voir que l'effet des couleurs est dans
leur permanence , & celui des sons dans, leur succession.
Toutes les
richesses du coloris s'étalent à la fois sur la face de la terre. Du premier
coup-d'oeil tout est vu ; mais plus on regarde & plus on est enchante. Il ne
faut plus qu'admirer & contempler sans cesse.
Il n'en est pas
ainsi du son : la nature ne l'analyse point & n'en sépare point les
harmoniques ; elle les cache , au contraire , sous l'apparence de l'unisson ;
ou si quelquefois elle les sépare dans le chant module de l'homme, & dans
le ramage de quelques oiseaux , c'est successivement , & l'un après l'autre
; elle inspire des chants & non des accords , elle dicte de la mélodie
& non de l'harmonie. Les couleurs sont la [421] parure des êtres inanimés;
toute matiere est colorée; mais les sons annoncent le mouvement, la voix
annonce un être sensible ; il n'y a que des corps animes qui chantent. Ce n'est
pas le Flûteur automate qui joue de la flûte, c'est le Mécanicien qui mesura le
vent & fit mouvoir les doigts.
Ainsi chaque sens
a son champ qui lui est propre. Le champ de la Musique est le tems, celui de la
Peinture est l'espace. Multiplier les sons entendus a la sois, ou développer
les couleurs l'une après l'autre , c'est changer leur économie , c'est mettre
l'oeil à la place de l'oreille , & l'oreille à la place de l'oeil.
Vous dites : comme
chaque couleur est déterminée par l'angle de réfraction du rayon qui la donne ,
de même chaque son est détermine par le nombre des vibrations du corps sonore ,
en un tems donne. Or, les rapports de ces angles & de ces nombres étant les
mêmes , l'analogie est évidente. Soit ; mais cette analogie est de raison , non
de sensation , & ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Premièrement l'angle de
réfraction est sensible & mesurable , & non pas le nombre des
vibrations. Les corps sonores soumis à l'action de l'air , changent
incessamment de dimensions & de sons. Les couleurs sont durables, les sons
s'évanouissent, & l'on n'a jamais de certitude que ceux qui renaissent soient
les mêmes que ceux qui sont éteints. De plus, chaque couleur est absolue,
indépendante au lieu que chaque son n'est pour nous que relatif , & ne se
distingue par comparaison. Un son n'a par lui-même aucun caractere absolu qui
le fasse reconnoître, il est grave ou aigu , fort ou doux par rapport a un
autre, [422] en lui-même il n'est rien de tout cela. Dans le système
harmonique, un son quelconque n'est rien non plus naturellement ; il n'est ni
tonique , ni dominant, ni harmonique , ni fondamental, parce que toutes ces
propriétés ne sont que des rapports, & que le système entier pouvant varie
du grave à l'aigu , chaque son change d'ordre & de place dans le système ,
selon que le système change de degré. Mais les propriétés des couleurs ne
consistent point en des rapports. Le jaune est jaune, indépendant du rouge
& du bleu, par-tout il est sensible & reconnoissable , & sitôt
qu'on aura fixe l'angle de réfraction qui le donne , on sera sur d'avoir le
même jaune dans tous les tems.
Les couleurs ne
sont pas dans les corps colores , mais dans la lumière ; pour qu'on voye un
objet, il faut soit éclaire. Les sous ont aussi besoin d'un mobile, & pour
qu'ils existent , il faut que le corps sonore soit ébranle. C'est un autre
avantage en saveur de la vue , car la perpétuelle émanation des astres est
l'instrument naturel qui agit sur elle , au lieu que la nature seule engendre
peu de sons , & à moins qu'on n'admette l'harmonie des sphères célestes, il
faut des êtres vivans pour la produire.
On voit par-la que
la Peinture est plus près de la nature , & que la Musique tient plus à
l'art humain. On sent aussi que l'une intéresse plus que l'autre , précisément
parce qu'elle rapproche plus l'homme de l'homme & nous donne toujours
quelque idée de nos semblables . La Peinture est souvent morte & inanimée;
elle vous peut transporter au fond d'un désert ; mais si-tôt que des signes
vocaux frappent votre oreille, ils [423] vous annoncent un être semblable à
vous , ils sont , pour ainsi dire, les organes de l'ame , & s'ils vous
peignent aussi la solitude , ils vous disent que vous n'y êtes pas seul. Les
oiseaux sifflent , l'homme seul chante , & l'on ne peut entendre ni chant ,
ni symphonie , sans se dire à l'instant , un autre être sensible est ici.
C'est un des plus
grands avantages du Musicien , de pouvoir peindre les choses qu'on ne sauroit
entendre, tandis qu'il est impossible au Peintre de représenter celles qu'on ne
sauroit voir, & le plus grand prodige d'un art qui n'agit que le mouvement
est d'en pouvoir former jusqu'a l'image du repos. Le sommeil, le calme de la
nuit, la solitude & le silence même entrent dans les tableaux de la
Musique. On sait que le bruit peut produire l'effet du silence , & le
silence l'effet du bruit, comme quand on s'endort à une lecture égale &
monotone & qu'on s'éveille à l'instant qu'elle cesse. Mais la Musique agit
plus intimement sur nous, en excitant par un sens des affections semblables à
celles qu'on peut exciter par un autre, & comme le rapport ne peut être
sensible que l'impression ne soit forte , la Peinture dénuée de cette force, ne
peut rendre à la Musique les imitations que celle-ci rire d'elle. Que toute la
nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas , & l'art du
Musicien consiste à substituer à l'image insensible de l'objet , celle des
mouvemens que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non-seulement
il agitera la mer, animera les flammes d'un incendie , fera couler les
ruisseaux, tomber la pluie & grossir les torrens; mais il peindra l'horreur
d'un désert affreux, rembrunira [424] les murs d'une prison souterraine ,
calmera la tempête , rendra l'air tranquille & serein , & répandra de
l'Orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas
directement ces choses, mais il excitera dans l'ame les mêmes sentimens qu'on
éprouve en les voyant.
[424] C H A P I T
R E XVII.
Erreur des
Musiciens nuisible leur Art.
Voyez comment tout
nous ramene sans cesse aux effets moraux dont j'ai parle , & combien les
Musiciens qui ne considèrent la puissance des sons que par l'action de l'air
& l'ébranlement des fibres , sont loin de connoître en quoi réside la force
de cet art. Plus ils le rapprochent des impressions purement physiques, plus
ils l'éloignent de son origine, & plus ils lui ôtent aussi de sa primitive
énergie. En quittant l'accent oral & s'attachant aux seules institutions
harmoniques, la Musique devient plus bruyante à l'oreille, & moins douce au
cœur. Elle a déjà cessé de parler , bientôt elle ne chantera plus, & alors
avec tous ses accords & toute son harmonie elle ne sera plus aucun effet
sur nous.
[425] C H A P I T
R E XVIII.
Que le système
musical des Grecs n'avoit aucun rapport au nôtre.
Comment ces
changemens sont-ils arrives? Par un changement naturel du caractere des
langues. On sait que notre harmonie est une invention gothique. Ceux qui
prétendent trouver le système des Grecs dans le nôtre , se moquent de nous. Le
système des Grecs n'avoit absolument d'harmonique dans notre sens, que ce qu'il
faloit pour fixer l'accord des instrumens sur des consonnances parfaites. Tous
les peuples qui ont des instrumens à cordes, sont forces de les accorder par
des consonnances; mais ceux qui n'en ont pas, ont dans leurs chants des
inflexions que nous nommons fausses , parce qu'elles n'entrent pas dans notre
système & que nous ne pouvons les noter. C'est ce qu'on a remarque sur les
chants des Sauvages de l'Amérique, & c'est ce qu'on auroit du remarquer
aussi sur divers intervalles de la Musique des Grecs, si l'on eut étudie cette
Musique avec moins de prévention pour la nôtre.
Les Grecs
divisoient leur diagramme par tétracordes , comme nous divisons notre clavier
par octaves, & les mêmes divisions se repetoient exactement chez eux à
chaque tétracorde , comme elles se répetent chez nous à chaque octave;
similitude qu'on n'eut pu conserver dans l'unité du mode harmonique [426] &
qu'on n'auroit pas même imaginée. Mais comme on passe par des intervalles moins
grands quand on parle que quand on chante, il fut naturel qu'ils regardassent
la répétition des tétracordes, dans leur mélodie orale, comme nous regardons la
répétition des octaves dans notre mélodie harmonique.
Ils n'ont reconnu
pour consonnances que celles que nous appellons consonnances parfaites ; ils
ont rejette de ce nombre les tierces & les sixtes. Pourquoi cela? C'est que
l'intervalle du ton mineur étant ignore d'eux, ou du moins proscrit de la
pratique , & leurs consonnances n'étant point tempérées , toutes leurs
tierces majeures etoient trop fortes d'un comma, leurs tierces mineures trop
foibles d'autant, & par conséquent leurs sixtes majeures & mineures
réciproquement altérées de même. Qu'on s'imagine maintenant quelles notons
d'harmonie on peut avoir & quels modes harmoniques on peut établir en
bannissant les tierces & les sixtes du nombre des consonnances ! Si les
consonnances mêmes qu'ils admettoient leur eussent été connues par un vrai
sentiment d'harmonie , ils les auroient au moins sous-entendues au-dessous de
leurs chants, la consonnance tacite des marches fondamentales eut prête son nom
aux marches diatoniques qu'elles leur sugéroient . Loin d'avoir moins de
consonnances que nous, ils en auroient eu davantage, & préoccupes, par
exemple, de la basse ut sol , ils eussent donne le nom de consonnance la
seconde ut re.
Mais, dira-t-on,
pourquoi donc des marches diatoniques ? Par un instinct qui dans une langue
accentuée & chantante [427] nous porte à choisir les inflexions les plus
commodes: car entre les modifications trop fortes qu'il faut donner à la glotte
pour entonner continuellement les grands intervalles des consonnances , &
la difficulté de régler l'intonation , dans les rapports très - composes des
moindres intervalles , l'organe prit un milieu & tomba naturellement sur
des intervalles plus petits que les consonnances , & plus simples que les
comma ; ce qui n'empêcha pas que de moindres intervalles n'eussent aussi leur
emploi dans des genres plus pathétiques.
[427] C H A P I T
R E XIX .
Comment la
Musique a dégénéré.
A mesure que la
langue se perfectionnoit , la mélodie en s'imposant de nouvelles regles perdoit
insensiblement de son ancienne énergie , & le calcul des intervalles fut
substitue a la finesse des inflexions. C'est ainsi , par exemple , que la
pratique du genre enharmonique s'abolit peu-à-peu. Quand les théâtres eurent
pris une forme régulière, on n'y chantoit plus que sur des modes prescrits,
& a mesure qu'on multiplioit les regles de l'imitation, la langue imitative
s'affoiblissoit.
L'étude de la
Philosophie & le progrès du raisonnement ayant perfectionne la grammaire ,
ôterent à la langue ce ton vif & passionne qui l'avoit d'abord rendue si
chantante. Des le tems de Ménalippide & de Philoxène , les Symphonistes,
[428] qui d'abord etoient aux gages des Poetes, & n'exécutoient que sous
eux, & pour ainsi dire à leur dictée , en devinrent independans, &
c'est de cette licence que se plaint si amèrement la Musique dans une Comedie
de Phérécrate, dont Plutarque nous a conserve le passage. Ainsi la mélodie commençant
n'être plus si adhérente au discours, prit insensiblement une existence à part,
& la Musique devint plus indépendante des paroles. Alors aussi cessèrent
peu-à-peu ces prodiges qu'elle avoir produits, lorsqu'elle n'etoit que l'accent
& l'harmonie de la Poésie , & qu'elle lui donnoit sur les passions ,
cet empire que la parole n'exerça plus dans la suite que sur la raison. Aussi
des que la Grece fut pleine de Sophistes & de Philosophes , n'y vit-on plus
ni Poetes, ni Musiciens célébres. En cultivant l'art de convaincre on perdit
celui d'émouvoir. Platon lui-même jaloux d'Homere & d'Euripide , décria
l'un & ne put imiter l'autre.
Bientôt la
servitude ajouta son influence a celle de la l'Philosophie. La Grece aux sers
perdit ce feu qui n'échauffe que les ames libres, & ne trouva plus pour
louer ses tyrans le ton dont elle avoit chante ses héros. Le mélange des
Romains affoiblit encore ce qui restoit au langage d'harmonie & d'accent.
Le latin , langue plus sourde & moins musicale , fit tort a la Musique en
l'adoptant. Le chant employé dans la Capitale altéra peu-à-peu celui des
Provinces ; les théâtres de Rome nuisirent ceux d'Athenes: quand Neron
remportoit des prix, la Grece avoir cesse d'en mériter ; & la même mélodie
, partagée a deux langues , convint moins a l'une & a l'autre .
[429] Enfin arriva
la catastrophe qui détruisit les progrès de l'esprit humain, sans ôter les
vices qui en etoient l'ouvrage. L'Europe inondée de Barbares & asservie par
des ignorans, perdit à-la-fois ses sciences, ses arts, & l'instrument
universel des uns & des autres, savoir la langue harmonieuse perfectionnée
. Ces hommes grossiers que le Nord avoit engendres , accoutumèrent
insensiblement toutes les oreilles à la rudesse de leur organe; leur voix dure
& dénuée d'accent etoit bruyante sans être sonore. L'empereur Julien
comparoit le parler des Gaulois au croassement des grenouilles. Toutes leurs
articulations étant aussi après que leurs voix etoient nazardes & sourdes,
ils ne pouvoient donner qu'une sorte d'éclat à leur chant, qui etoit de
renforcer le son des voyelles pour couvrir l'abondance & la dureté des
consonnes.
Ce chant bruyant,
joint à l'inflexibilité de l'organe, obligea ces nouveaux venus & les
peuples subjugues qui les imitèrent , de ralentir tous les sons pour les faire
entendre . L'articulation pénible & les sons renforces concourent également
a chasser de la mélodie tout sentiment de mesure & de rythme ; comme ce
qu'il y avoit de plus dur à prononcer étoit toujours le passage d'un son à
l'autre, on n'avoit rien de mieux a faire que de s'arrêter sur chacun, le plus
qu'il etoit possible, de le renfler, de le faire éclater le plus qu'on pouvoit.
Le chant ne fut bientôt plus qu'une suite ennuyeuse & lente de sons
traînans & cries , sans douceur , sans mesure & sans grace ; & si
quelques savans disoient qu'il faloit observer les longues & les brèves
dans le chant latin, il est sur au moins qu'on chanta les vers comme de l'
prose , & qu'il ne fut plus [434] question de pieds, de rythmes , ni
d'aucune espece de mesure.
Le chant ainsi
dépouille de toute mélodie, & consistant uniquement dans la force & la
durée des sons, dut suggérer enfin les moyens de le rendre plus sonore encore,
à l'aide des consonnances. Plusieurs voix traînant sans cesse à l'unisson des
sons d'une durée illimitée , trouvèrent par hazard quelques accords qui,
renforçant le bruit, le leur firent paroître agréable, & ainsi commença la
pratique du discant & du contrepoint.
J'ignore combien
de siecles les Musiciens tournèrent autour des vaines questions , que l'effet
connu d'un principe ignore leur fit agiter. Le plus infatigable Lecteur ne
supporteroit pas dans Jean de Muris , le verbiage de huit ou dix grands
Chapitres, pour savoir , dans l'intervalle de l'octave coupée en deux
consonnances , si c'est la quinte ou la quarte qui doit être au grave ; &
quatre cents ans après on trouve encore dans Bontempi des énumérations non
moins ennuyeuses , de toutes les basses qui doivent porter la sixte au lieu de
la quinte. Cependant l'harmonie prit, insensiblement la route que lui prescrit
l'analyse , jusqu' ce qu'enfin l'invention du mode mineur & des dissonances
, y eut introduit l'arbitraire dont elle est pleine , & que le seul préjuge
nous empêche d'appercevoir .*[*Rapportant toute l'harmonie à ce principe très-simple
de la résonance des cordes dans leurs aliquotes , M. Rameau fonde le mode
mineur la dissonance sur sa prétendue expérience qu'une corde sonore en
mouvement . fait vibrer d'autres cordes plus longues a sa douzieme & à sa
dix-septieme majeure au grave .
Ces cordes, selon
lui , vibrent & frémissent dans toute leur longueur , mais elles ne
résonent pas . Voilà , ce me semble , une singuliere physique; c'est comme si
l'on disoit que le soleil luit & qu'on ne voit rien .
Ces cordes plus
longues , ne rendant que le son de la plus aigue , parce qu'elles se divisent ,
vibrent , résonent a son unisson , confondent leur son avec le sien , &
paroissent n'en rendre aucun . l'erreur est d'avoir cru les voir vibrer dans
toute leur longueur , & d'avoir mal observe les nœuds . Deux cordes sonores
formant quelque intervalle harmonique , peuvent faire entendre leur son
fondamental au grave, même sans une troisieme corde , c'est l'expérience connue
& confirmée de M. Tartini ; mais une corde seule n'a point d'autre son
fondamental que le sien, elle ne fait point résoner ni vibrer ses multiples ,
mais seulement son unisson & les aliquotes. Comme le son n'a d'autre cause
que les vibrations du corps sonore, & qu'ou la cause agit librement ,
l'effet suit toujours , séparer les vibrations de la résonance c'est dire une
absurdité.]
[431]
La mélodie étant
oubliée & l'attention du Musicien s'étant tournée entièrement vers
l'harmonie , tout se dirigea peu-à-peu sur ce nouvel objet, les genres, les
modes, la gamme, tout reçut des faces nouvelles ; ce furent les successions
harmoniques qui réglerent la marche des parties. Cette marche ayant usurpe le
nom de mélodie , on ne put méconnoître en effet dans cette nouvelle mélodie les
traits de sa mere , & notre système musical étant ainsi venu par degrés
purement harmonique , il n'est pas étonnant que l'accent oral en ait souffert ,
& la Musique ait perdu pour nous presque toute son énergie.
Voilà comment le
chant devint par degrés un art entièrement sépare de la parole dont il tire son
origine , comment les harmoniques des sons firent oublier les inflexions de la
voix , & comment enfin , bornée à l'effet purement physique du concours des
vibrations , la Musique se trouva privée des effets moraux qu'elle avoit
produits, quand elle etoit doublement la voix de la nature.
[432] C H A P I T
R E XX.
Rapport des
Langues aux Gouvernemens.
Ces progrès ne
sont ni fortuits, ni arbitraires, ils tiennent aux vicissitudes des choses. Les
langues se forment naturellement sur les besoins des hommes ; elles changent
& s'alterent selon les changemens de ces mêmes besoins. Dans les anciens
tems, ou la persuasion tenoit lieu de force publique, l'éloquence etoit
nécessaire. A quoi serviroit-elle aujourd'hui, que la force publique supplée à
la persuasion ? L'on n'a besoin ni d'art , ni de figure pour dire , tel est
mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemble ? des
sermons. Et qu'importe à ceux qui les sont de persuader le peuple, puisque ce
n'est pas lui qui nomme aux Bénéfices ? Les langues populaires nous sont
devenues aussi parfaitement inutiles que l'éloquence. Les sociétés ont pris
leur derniere forme; on n'y change plus rien qu'avec du canon & des écus ,
& comme on n'a plus rien à dire au peuple , sinon, donnez de l'argent,
on le dit avec des placards au coin des rues , ou des soldats dans les maisons
; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire , il faut tenir les
sujets épars, c'est la premiere maxime de la politique moderne.
Il y a des langues
favorables à la liberté , ce sont les langues sonores, prosodiques ,
harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. Les nôtres sont
faites pour lu bourdonnement [433] des Divans. Nos Prédicateurs se tourmentent,
se mettent en sueur dans les Temples , sans qu'on sache rien de ce qu'ils ont
dit. Après s'être épuces à crier pendant une heure , ils sortent de la chaire à
demi-morts. Assurément ce n'etoit pas la peine de prendre tant de fatigue.
Chez les anciens
on se faisoit entendre aisément au peuple sur la place publique ; on y parloit
tout un jour sans s'incommoder . Les Généraux haranguoient leurs Troupes ; on
les entendoit , & ils ne s'épuisoient point. Les historiens modernes qui
ont voulu mettre des harangues dans leurs histoires , se sont fait moquer
d'eux. Qu'on suppose un homme haranguant en François le peuple de Paris dans la
place de Vendôme. Qu'il crie pleine tête , on entendra qu'il crie , on ne
distinguera pas un mot. Herodote lisoit son histoire aux peuples de la Grece , assembles
en plein air, & tout retentissoit d'applaudissemens. Aujourd'hui
l'Académicien qui lit un mémoire, un jour d'assemblée publique, est a peine
entendu au bout de la Salle. Si les Charlatans des places abondent moins en
France qu'en Italie , ce n'est pas qu'en France ils soient moins écoutes ,
c'est seulement qu'on ne les entend pas si bien. M. d'Alembert croit qu'on
pourroit débiter le Récitatif François a l'Italienne ; il faudroit donc le
débiter 1'oreille, autrement on n'entendroit rien du tour. Or , je dis que
toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemble
, est une langue servile ; il est impossible qu'un peuple demeure libre &
qu'il parle cette langue-là.
Je finirai ces
réflexions superficielles , mais qui peuvent [434] en faire naître de plus
profondes , par le passage qui me les a suggérées.
Ce seroit la
matiere d'un examen assez philosophique , que d'observer dans le fait , de
montrer , par des exemples, combien le caractère , les mœurs & les intérêts
d'un peuple influent sur sa langue.*
[*Remarques sur la gramm. gêner & raison par M. Déclos , pag. H .]
FIN.