[J.M.GALLANAR=Éditeur]
[453 ] EMILE ET
SOPHIE, ou LES SOLITAIRES.
[1762,
juin---1763, mai ;1768, (Correspondance complete t. XXXVI, p.9) ; Dans l'
"Etqt des écrits posthumes" de Rousseau que le marquis de Girardin
fit tenir à Du Peyrou le 4 octobre 1778, trois mois après la mort tenir du
philosophe..." Un cahier de 34 pages in-4° qui contient un brouillon
d'Emile et Sophie ou les Solitaires." le Pléiade édition, t. IV, p. 1870;
Bibliothèque de Neuchâtel , ms. R. 35 etc. ; le Pléiade édition, t. IV, pp.
879-924. == Du Peyrou/Moultou 1780-89
quarto Édition, t. V, pp. 453-514 .]
[449] EMILE ET
SOPHIE OU LES SOLITAIRES.
[450] AVIS DES EDITEURS
Sur le Fragment qui suit.
Il faut en convenir, les seuls biens fur
lesquels les hommes
puissent compter, sont ceux qu'ils ont
mis en réserve au
fond de leur ame; aussi le moyen, unique
peut-être, de
pourvoir efficacement à leur bonheur, c'est
de leur donner des
ressources sûres contre les coups du sort,
soit pour les réparer
à force de talens, soit pour les, supporter
à force de vertus.
Ce fût le grand objet que M. Rousseau se
proposa dans
son Traité de l'Education; l'Ouvrage suivant
étoit destine a.
prouver qu'il l'avoit -rempli. En mettant
Emile aux prises
avec la fortune, en le plaçant dans une
suite de situations
effrayantes, que le mortel le plus intrépide
n'envisageroit pas
sans frémir, il vouloit montrer que, les
principes dont il fut
nourri depuis sa naissance, pouvoient seuls
l'élever au-dessus
de ces situations. Ce plan étoit beau,
l'exécution en auroit
été aussi intéressante qu'utile; c'étoit
mettre en action la morale
d'Emile, la justifier & la faire aimer:
mais la mort ne
permit pas à M. Rousseau d'élever ce nouveau
monument
à sa gloire, & de reprendre cet Ouvrage
, qu'il avoit interrompu
pour ses
Confessions:.
Nous donnons au Public le seul morceau qu'il
en ait écrit &
nous le disons sans détour; nous le donnons
avec une. sorte
[451] de répugnance. Plus le tableau qu'il
nous présente est empreint
du génie de son sublime Auteur, & plus
il est révoltant.
Emile désespéré, Sophie avilie! Qui pourroit
supporter ces
odieuses images! J'ai du moins la ressource
des larmes,
quand je vois la vertu malheureuse gémir;
mais que me
reste-t-il quand elle est en proie aux
remords ? Et puis, quelle
confiance prendroit-on dans des préceptes
qui n'ont abouti
qu'à faire une femme adultère? S'il est vrai
cependant que
les éducations austeres ne font que des
hypocrites de vertu,
l'éducation seule de Sophie doit faire des
filles vertueses;
mais des filles vertueuses deviennent-elles
des épouses perfides
& parjures? Gardons-nous d'imputer à M.
Rousseau
ces contradictions: Nous le favoris; elles
n'existoient point
dans son plan. Auroit-il voulu défigurer
lui- même son plus
bel ouvrage ? Sophie fut coupable, elle ne
fut point vile, d'imprudentes
liaisons firent les fautes & ses
malheurs: une femme vicieuse &
jalouse de ses vertus, sans altérer son ame
pure, surprit sa simplicité :
un breuvage empoisonné n'égara ses sens
qu'en troublant sa raison;
l'infortunée cédoit à son' époux, en se
livrant au vil séducteur qui outrageoit
son innocence.; elle succomba comme Clarisse
, & se releva plus sublime
qu'elle. Mais si Emile devoit connoître
l'excès du malheur, ne faloit-il pas
que Sophie fût infidelle ? Auprès d'elle
pouvoit-il être malheureux ? Et qui
pouvoit l'en
séparer ? Les hommes . . .. La mort. . .. Non: le crime seul de Sophie.
Pourquoi M. Rousseau n'a-t-il pas achevé ces
tristes récits ? Pourquoi ce long
tissu d'objets funestes, de traverses, de
calamités , de fautes , de remords , de
désespoir & de repentir, [452] ne nous
a-t-il pas conduits à ces jours de paix &
de gloire, où, vainqueurs du sort, des
hommes & d'eux-mêmes, Emile & Sophie,
ivres d'amour & brillans de vertus,
auroient, loin des humains & dans le calme
de l'innocence,
retrouvé le bonheur de leurs premiers ans
Quel cœur flétri par le sentiment de leurs
peines, ne se seroit pas ranimé aux doux
accens de leur
félicite!
Oui, ma Sophie, retraçons le cours fortuné
de nos beaux jours, n'en laissons
point effacer la mémoire, après les avoir
rendus si charmans. Rappellons leurs
transports , leurs délices; rappellons
jufqu'à leurs traverses, jusqu'à ces tems
cruels de ta faute & de mon désespoir. Tems
de douleurs & de larmes, que
l'amour, les vertus , le bonheur ont si bien
rachetés! Oh ! qui voudroit à ce
prix n'avoir pas souffert, n'avoir pas gémi,
n'avoir pas détesté sa vie &
n'avoir pas
vécu!
Pleurs de douleur & de rage,
qu'êtes-vous dans ces torrens de joie & de plaisirs
qui vous ont
absorbes!
Souvenirs amers & délicieux, ne vous
dérobe jamais à nos cours , dont rien
ne peut plus
troubler la paix.
Tenez-nous lieu de tout maintenant que,
bornés à jamais l'un à l'autre, nous
sommes seuls
sur la terre, & que le genre humain n'est plus rien pour nous.
Sophie, ma chere Sophie, que ne puis-je
revivre tous les jours de ma vie dans
chacun de ceux que je passe avec toi, je
n'en aurois jamais assez pour goûter
ma félicité !
[453 ] EMILE ET SOPHIE, ou LES SOLITAIRES.
[1762, juin-1763,
mai ;1768, automne /Geneve, 1780/ 1782= Du
Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. V, pp. 453-514 .]
LETTRE PREMIERE.
J 'ETOIS libre, j'étois heureux, o mon maître!
Vous m'aviez fait un cœur
propre à goûter le bonheur, & vous m'aviez
donne Sophie. Aux délices de l'amour,
aux épanchemens de l'amitié, une famille
naissante ajoutoit les charmes de
la tendresse paternelle: tout m'annoncoit une
vie agréable, tout me promettoit
une douce vieillesse & une mort paisible
dans les bras de mes enfans. Helas!
qu'est devenu ce tems heureux de jouissance
& d'esperance, ou l'avenir embellissoit
le présent; ou mon cœur, ivre de sa joie,
s'abreuvoit chaque jour d'un siecle de félicite?
Tout s'est évanoui comme un songe; jeune encore
j'ai tout perdu, femme, enfans,
amis tout enfin, jusqu'au commerce de [45 4]
mes semblables. Mon cœur à été
déchire par tous ses attachemens; il ne tient
plus qu'au moindre de tous, au tiede
amour d'une vie sans plaisirs, mais exempte de
remords. Si je survis long-tems à
mes pertes, mon sort est de vieillir &
mourir seul sans jamais revoir un visage d'homme,
& la seule
Providence me fermera les yeux.
En cet état, qui peut m'engager encore à
prendre soin de cette triste vie que j'ai si
peu de raison d'aimer ? Des souvenirs , &
la consolation d'être dans l'ordre en
ce monde, en m'y soumettant sans murmure aux
décrets éternels. Je suis mort
dans tout ce qui m'étoit cher: J'attends sans
impatience & sans crainte que ce
qui reste de moi
rejoigne ce que j'ai perdu.
Mais vous, mon cher maître, vivez-vous ?
êtes-vous mortel encore sur cette terre
d'exil avec votre Emile, ou si déjà vous
habitez avec Sophie la patrie des ames justes ?
Hélas! ou que vous soyez vous êtes mort pour
moi, mes yeux ne vous verront plus;
mais mon, cœur s'occupera de vous sans cesse.
Jamais je n'ai mieux connu le prix
de vos soins qu'apres que la dure nécessite m'a
si cruellement fait sentir ses coups
& m'a tout ôte excepte moi. Je suis seul,
j'ai tout perdu, mais je me reste, & le
désespoir ne m'a point anéanti. Ces papiers ne
vous parviendront pas, je ne puis
l'espérer. Sans doute ils périront fans avoir
été vus d'aucun homme:, mais n'importe,
ils sont écrits, je les rassemble, je les lie,
je les continue, & c'est à vous que je les
adresse: c'est à vous que je veux tracer ces
précieux souvenirs qui nourrissent &
navrent mon cœur; c'est à vous [455] que je
veux rendre compte de moi, de mes
sentimens, de ma conduite, de ce cœur que vous
m'avez donne. Je dirai tout, le bien,
le mal, mes douleurs, mes plaisirs, mes fautes;
mais je crois n'avoir rien à dire qui
puisse déshonorer
votre ouvrage.
Mon bonheur à été précoce; il commença des ma
naissance, il devoit finir avant
ma mort. Tous les jours de mon enfance ont été
des jours fortunes, passes dans
la liberté, dans la joie, ainsi que dans
l'innocence: je n'appris jamais à distinguer
mes instructions de mes plaisirs. Tous les
hommes se rappellent avec attendrissement
les de leur enfance, mais je suis le seul
peut-être qui ne mêle point à ces doux
souvenirs ceux des pleurs qu'on lui fit verser.
Hélas! si je fusse mort enfant, j'aurois
déjà joui de la
vie, & n'en aurois pas connu les regrets!
Je devins jeune homme & ne cessai point
d'être heureux. Dans l'âge des passions
je formois ma raison par mes sens ; ce qui sert
à tromper les autres sut pour moi
le chemin de la vérité. J'appris à juger
sainement des choses qui m'environnoient
& de l'intérêt que j'y devois prendre; j'en
jugeois sur des principes vrais & simples;
l'autorité, l'opinion n'altéroient point mes
jugemens. Pour découvrir les rapports
des choses entre elles, j'étudiois les rapports
de chacune d'elles à moi: Par deux
termes connus j'apprenois à trouver le
troisieme: Pour connoître l'univers par tout
ce, qui pouvoit m'interesser, il me suffit de
me connoître; ma place assignée, tout
fut trouve.
J'appris ainsi que la premiere sagesse est de
vouloir ce qui [456] est, & de régler
son cœur sur sa destinée. Voilà tout ce qui
dépend de nous, me disiez-vous;
tout le reste est de nécessité. Celui qui lutte
le plus contre son sort est le moins
sage & toujours le plus malheureux; ce
qu'il peut changer à sa situation le soulage
moins que le trouble intérieur qu'il se donne
pour cela ne le tourmente. Il réussit
rarement, & ne gagne rien à .réussir. Mais
quel être sensible peut vivre toujours
sans passions, sans attachemens ? Ce n'est pas
un homme, c'est une brute ou c'est
un Dieu. Ne pouvant donc me garantir de toutes
les affections qui nous lient aux choses,
vous m'apprîtes du moins à. les choisir, à
n'ouvrir mon ame qu'aux plus nobles, à ne
l'attacher qu'aux plus dignes objets qui: sont
mes semblables, à étendre pour ainsi dire,
le moi humain sur toute l'humanité, & à me
préserver ainsi des viles passions qui le
concentrent.
Quand mes sens éveillés par l'âge me
demanderent une compagne, vous épurâtes
leur feu par les sentimens; c'est par
l'imagination qui les anime que j'appris à les
subjuguer. J'aimois Sophie avant même que de la
connoître; cet amour préservoit
mon cœur des piéges du vice , il y portoit le
goût des choses belles & honnêtes,
il y gravoit en traits ineffaçables les saintes
loix de la vertu. Quand je vis enfin ce
digne objet de mon culte, quand je sentis
l'empire de ses charmes, tout ce qui peut
entrer de doux, de ravissant dans une ame
pénétra la mienne d'un sentiment exquis
que rien ne peut exprimer. Jours chéris de mes
premieres amours, jours délicieux,
que ne pouvez-vous recommencer sans cesse &
remplir désormais tout mon être! je
ne voudrois point
d'autre éternité.
[457] Vains regrets! souhaits inutiles! Tout
est disparu, tout est disparu sans retour......
Après tant d'ardens soupirs, j'en obtins le prix,
tous mes voeux surent comblés. Epoux,
& toujours amant, je trouvai dans la
tranquille possession un bonheur d'une autre espece,
mais non moins vrai que dans le délire des
desirs. Mon maître, vous croyez avoir,
connu cette fille enchanteresse. O combien vous
vous trompez ! Vous avez connu ma
maîtresse, ma femme ; mail vous n'avez pas
connu Sophie. Ses charmes de toute
espece étoient inépuisables, chaque instant
sembloit les renouveller, & le dernier jour
de sa vie, m'en
montra que je n'avois pas connus.
Déjà pere de deux enfans, je partageois mon
tems entre une épouse adorée & les
chers fruits de sa tendresse; vous m'aidiez à
préparer à mon fils une éducation
semblable à la mienne, & ma fille, sous les
yeux de sa mere, eût appris à lui ressembler.
Toutes mes affaires se bornoient au soin du
patrimoine de Sophie; j'avois oublié ma
fortune pour jouir de ma félicité. Trompeuse
félicité! trois fois j'ai senti ton inconstance.
Ton terme n'est qu'un point , & lorsqu'on
est au comble il faut bientôt décliner. Etoit-ce
par vous, pere cruel, que devoit commencer ce
déclin ? Par quelle fatalité pûtes-vous
quitter cette vie paisible que nous menions
ensemble, comment mes empressemens
vous rebuterent-ils de moi? Vous vous
complaisiez dans votre ouvrage; je le voyois,
je le sentois, j'en étois sûr. Vous paroissiez
heureux de mon bonheur; les tendres
caresses de Sophie sembloient flatter votre
cœur paternel; vous nous aimiez, vous
vous plaisiez [458] avec nous: & vous nous
quittâtes! Sans votre retraite je serois
heureux encore; mon fils vivroit peut-être, ou
d'autres mains n'auroient point fermé
ses yeux.. Sa mere, vertueuse & chérie,
vivroit elle-même dans les bras de son époux.
Retraite funeste , qui m' livre sans retour aux
horreurs de mon fort! non, jamais sous
vos yeux le crime & ses peines n'eussent
approché de ma famille; en. l'abandonnant
vous m'avez fait
plus de maux que vous ne m'aviez fait de biens en toute ma vie.
Bientôt le Ciel cessa de bénir une maison que
vous n'habitiez plus. Les maux, les
afflictions se succédoient sans relâche. En peu
de mais nous perdîmes le pere, la
mere de Sophie, & enfin sa fille, sa
charmante fille qu'elle avoit tant desirée, qu'elle
idolâtroit, qu'elle vouloit suivre. à ce.
dernier coup sa constance ébranlée acheva de
l'abandonner. Jusqu'a ce tems, contente &
paisible dans sa solitude, elle avoit ignoré
les amertumes de la vie, elle n'avoit point
armé contre. les coups du sort cette ame
sensible & facile à s'affecter. Elle sentit
ces pertes comme on sent ses premiers
malheurs : aussi ne furent-elles que les
commencemens des: nôtres. Rien ne pouvoir
tarir ses pleurs; la mort de sa fille lui fit
sentir plus vivement celle de sa mere: elle
appelloit sans cesse l'une ou l'autre en
gémissant; elle faisoit retentir de leurs: noms
& de ses regrets. tous les lieux où jadis
elle avoit reçu leurs innocentes caresses: tous
les objets qui les lui rappelloient
aigrissoient ses douleurs; je résolus de l'éloigner des
affaires & qui n'en avoient jamais été pour
moi [459] jusqu'alors: je lui proposai d'y
suivre une amie qu'elle s'étoit faire au
voisinage & qui etoit obligée de s'y rendre
avec son mari. Elle y consentit pour ne point
se séparer de moi, ne pénétrant pas
mon motif. Son affliction lui étoit trop chere
pour chercher à la calmer. Partager
ses regrets,
pleurer avec elle, etoit la seule consolation qu'on pût lui donner.
En approchant du la capitale, je me sentis
frappé d'une impression funeste que
je n'avois jamais éprouvée auparavant. Les plus
tristes pressentimens s'élevoient
dans mon sein: tout ce que j'avois vu, tout ce
que vous m'aviez dit des grandes
villes me faisoit trembler sur le séjour de
celle-ci. Je m'effrayois d'exposer une
union si pure à tant de dangers qui pouvoient
l'altérer. Je frémissois en regardant
la triste Sophie, de songer que j'entraînois
moi-même tant de vertus & de charmes
dans ce gouffre de préjugés & de vices ou
vont se perdre de toutes parts l'innocence
& le bonheur.
Cependant, sur d'elle & de moi, je
méprisois cet avis de la prudence que je prenois
pour un vain pressentiment; en m'en
laissant tourmenter je le traitois de chimere.
Hélas! je n'imaginois pas le voir sitôt &
si cruellement justifie. Je ne songeois gueres
que je n'allois
pas chercher le péril dans la capitale, mais qu'il m'y suivoit.
Comment vous parler des deux ans que nous
passâmes dans cette fatale Ville,
& de l'effet cruel que fit sur mon ame
& sur mon sort ce séjour empoisonné ?
Vous avez trop sçu ces tristes catastrophes
dont le souvenir, effacé dans des jours
plus heureux, vient aujourd'hui redoubler mes
regrets, en me ramenant à leur source.
Quel changement produisit en moi [460] ma
complaisance pour des liaisons trop
aimables, que l'habitude commençoit à tourner
en amitié! Comment l'exemple &
l'imitation contre lesquels vous aviez si bien
armé mon cœur, l'amenerent-ils
insensiblement à ces goûts frivoles que, plus
jeune, j'avois sçu dédaigner? Qu'il est
différent de voir les choses distroit par
d'autres objets ou seulement occupé de ceux
qui nous frappant! Ce n'étoit plus le tems où
mon imagination échauffée ne cherchoit
que Sophie, & rebutoit tout ce qui n'étoit
pas elle. Je ne la cherchois plus, je la possedois,
& son charme embellissoit alors
autant les objets qu'il les avoit défigurés dans ma
premiere jeuneffe. Mais bientôt ces mêmes
objets affoiblirent mes goûts en les partageant.
Usé peu-à-peu sur tous ces amusemens frivoles,
mon cœur perdoit insensiblement son
premier ressort & devenoit incapable de
chaleur & de force ; j'errois avec inquiétude d'un
plaisir à l'autre; je recherchois tout & je
m'ennuyois de tout; je ne me plaisois qu'où je
n'étois pas, & m'étour dissois pour
m'amuser. Je sentois une révolution dont je ne voulois
point me convaincre; je ne me laissois pas le
tems de rentrer en moi, crainte de ne m'y plus
retrouver. Tous mes attachemens. s'étoient
relâchés, toutes mes affections s'étoient attiédies:
j'avois mis un jargon de sentiment & de
morale à la place de la réalité. J'étois un homme
galant sans tendresse, un StoÏcien sans vertus,
un sage occupé de folies, je n'avois plus de
votre Emile que le nom & quelques discours.
Ma franchise, ma liberté, mes plaisirs, mes
devoirs, vous, mon fils, Sophie elle- même,
tout ce qui jadis animoit, élevoit mon esprit &
faisoit la plénitude de mon existence, en se
[461] détachant peu-à-peu de moi, sembloit
m'en détacher moi-même, & ne laissoit plus,
dans mon arme affaissée qu'un sentiment
importun de vuide & d'anéantissement..
Enfin, je n'aimois plus au croyois ne plus aimer.
Ce feu terrible, qui paroissoit presque éteint,
couvoit sous la cendre, pour éclater bientôt
avec plus de
fureur que jamais.
Changement cent fois plus inconcevable! Comment
celle qui faisoit la gloire & le bonheur
de ma vie en fit-elle la honte & le
désespoir ? Comment décrirois-je un si déplorable
égarement ? Non jamais ce détail affreux ne
sortira de ma plume ni de ma bouche;
il est trop injurieux à la mémoire de la plus
digne des femmes, trop accablant, trop
horrible à mon souvenir, trop décourageant pour
la vertu; j'en mourrois cent fois
avant qu'il fût achevé. Morale du monde, piégés
du vice & de exemple, trahisons
d'une fausse- amitié, inconstance &
foiblesse humaine, qui de nous est à votre
épreuve ? Ah! si Sophie à souillé sa vertu,
quelle femme osera compter sur la sienne ?
Mais de quelle trempe unique dût être une ame
qui put revenir de si loin à tout ce
qu'elle fut
auparavant ?
C'est de vos enfans régénérés que j'ai à vous
parler. Tous leurs égaremens vous
ont été connus : je n'en dirai que ce qui tient
à leur retour à eux-mêmes & sert à
lier les
evenemens.
Sophie consolée, ou plutôt distraite par son
amie & par les sociétés où elle l'entraînoit,
n'avoit plus ce goût décidé pour la vie privée
& pour la retraite: elle. avoit oublié
ses pertes & presque ce qui lui étoit
resté. Son fils en grandissant [462] alloit devenir
moins dépendant d'elle, & déjà la mere
apprenoit à s'en passer. Moi-même je n'étois
plus son Emile, je n'étois que son mari, &
le mari d'une honnête femme dans les
grandes Villes, est un homme avec qui l'on
garde en public toutes sortes de bonnes
manieres, mais qu'on ne voit point en
particulier. Long-tems nos coteries furent les
mêmes. Elles changerent insensiblement. Chacun
des deux: pensoit se mettre son
aile loin de la personne qui avoir droit
d'inspection sur lui. Nous n'étions plus un,
nous étions deux: .le ton du monde nous avoir
divisés, & nos cœurs ne se rapprochoient
plus. Il n'y avoit que nos voisins de Campagne
& amis de Ville qui nous réunssent
quelquefois. La femme, après m'avoir fait
souvent des agaceries auxquelles je ne
résistois pas toujours sans peine se rebuta,
& s'attachant tout-à-fait à Sophie en
devint inséparable. Le mari vivoit sort lié
avec son épouse, & par conséquent avec
la mienne. Leur conduite extérieure étoit
réguliere & décente, mais leurs maximes
auroient dû m'effrayer. Leur bon intelligence
venoit moins d'un véritable attachement,
que d'une indifférence commune sur les devoirs
de leur état. Peu jaloux des droits qu'ils
avoient l'un sur l'autre, ils
prétendoient s'aimer beaucoup plus en se passant tous leurs
goûts sans contrainte, & ne s'ossensant
point de n'en être pas l'objet. Que mon mari
vive heureux, sur toute chose, disoit la femme;
que j'aie ma femme pour amie, je suis
content, disoit le mari. Nos sentimens,
poursuivoient-ils , ne dépendent pas de nous,
mais nos procédés en dépendent: chacun me du
sien tout ce qu'il peut au bonheur de
l'autre. Peut-on mieux [463] aimer ce qui nous
est cher, que de vouloir tout ce qu'il desire ?
On évite la
cruelle nécessité de se fuir.
Ce systême ainsi mis à découvert tout d'un coup
nous eût fait horreur. Mais on ne fait
pas combien: les épanchemens l'amitié sont
passer de choses qui révolteroient sans
elle; on ne fait pas combien une philosophie si
bien adaptée aux vices du cœur
humain, une philosophie qui n'offre au lieu des
sentimens qu'on n'est plus maître
d'avoir, au lieu du devoir caché qui
tourmente, & qui ne profite à personne, que soins,
procédés, bienféances, attentions, que
franchise, liberté, sincérité, confiance ; on ne
fait pas, dis-je , combien tout ce qui
maintient l'union entre les personnes, quand les
cœurs ne font plus unis, à d'attroit pour les
meilleurs naturels, & devient séduisant
sous le masque de la sagesse: la raison même
auroit peine à se défendre, si la conscience
ne venoit au secours. C'étoit-là ce qui
maintenoit entre Sophie & moi, la honte de
nous montrer un empressement que nous
n'avions plus. Le couple qui nous avoit
subjugues s'outrageoit sans contrainte &
croyoit s'aimer: mais un ancien respect l'un
pour l'autre, que nous ne pouvions vaincre,
nous forçoit à nous fuir pour nous outrage.
En paroissant nous être mutuellement à charge,
nous étions plus prés de nous réunir
qu'eux qui ne se quittoient point. Cesser de
s'éviter quand on s'offense, c'est être
surs de ne se
rapprocher jamais.
Mais au moment où l'éloignement entre nous
étoit le plus marqué, tout changea de
la maniere de la plus bizarre. Tout-à-coup
Sophie devint aussi sédentaire & retirée
qu'elle avoir été. dissipée jufsqu'alors. Son
humeur, qui n'etoit pas toujours
464] égale, devint constamment triste & sombre.
Enfermée depuis le matin jusqu'au
soir dans sa chambre, sans parler, sans
pleurer, sans se soucier de personne, elle ne
pouvoit souffrir qu'on l'interrompît. Son amie
elle-même lui devint insupportable; elle
le lui dit & la reçut mal sans la rebuter:
elle me pria plus d'une fois de la délivrer d'elle.
Je lui fis la guerre de ce caprice dont
j'accusois un peu de jalousie; je le lui dis même
un jour en plaisantant. Non, Monsieur, je ne
suis point jalouse, me dit-elle d'un air froid
& résolu; mais j'ai cette femme en horreur:
je ne vous demande qu'une grace; c'est que
je ne la revoye jamais. Frappé de ces
mots, je voulus savoir la raison de sa haine: elle
refusa de répondre. Elle avoit déjà fermé sa
porte au mari; je fus obligé de la fermer
à la femme, &
nous ne les vîmes plus.
Cependant sa tristesse continuoit &
devenoit inquiétante. Je commençai de m'en alarmer;
mais comment en savoir la cause qu'elle
s'obstinoit à taire? Ce n'étoit pas à cette ame
fiere qu'on en pouvoit imposer par l'autorité:
nous avions cessé depuis si long-tems d'être
les confidens l'un de l'autre, que je fus peu
surpris qu'elle dédaignât de m'ouvrir son cœur;
il faloit mériter cette confiance, & soit
que sa couchante mélancolie eût réchauffé le mien,
soit qu'il sût moins guéri qu'il n'avoit cru
l'être, je sentis qu'il m'en coûtoit peu pour lui
rendre des soins
avec lesquels j'espérois vaincre enfin son silence.
Je ne la quittois plus: mais j'eus beau revenir
à elle, & marquer ce retour par les plus
tendres empressemens, je vis avec douleur
que je n'avançois rien. Je voulus rétablir les
[465] droits d'Epoux, trop négligés depuis
long- tems; j'éprouvai la plus invincible résistance.
Ce n'étoient plus ces refus agaçans, faits pour
donner un nouveau prix à ce qu'on accorde:
ce n'étoient pas non plus ces refus
tendres, modestes, mais absolus qui m'enivroient
d'amour & qu'il faloit pourtant
respecter. C'étoient les refus sérieux d'une volonté
décidée qui s'indigne qu'on puisse douter
d'elle. Elle me rappelloit avec force les
engagemens pris jadis en votre présence. Quoi
qu'il en soit de moi, disoit-elle, vous
devez vous estimer vous-même &
respecter à jamais la parole d'Emile. Mes torts ne
vous autorisent point à violer vos
promesses. Vous pouvez me punir, mais vous ne
pouvez me contraindre, & soyez sur que je
ne le souffrirai jamais. Que répondre, que
faire? sinon tacher de la fléchir, de la
toucher, de vaincre son obstination à force de
persévérance ? Ces vains efforts irritoient à
la fois mon amour & mon amour-propre.
Les difficultés enflammoient mon cœur, & je
me faisois un point d'honneur de les
surmonter. Jamais peut-être après dix ans de
mariage, après un si long refroidissement,
la passion d'un Epoux ne se ralluma si brûlante
& si vive; jamais durant mes premieres
amours je n'avois tant versé de pleurs à ses
pieds: tout fut inutile, elle demeura
inébranlable.
J'étois aussi surpris qu'affligé, sachant bien
que cette dureté de cœur n'étoit pas
dans son caractere. Je ne me rebutai point,
& si je ne vainquis pas son opiniâtreté,
j'y crus voir moins de sécheresse. Quelques
signes de regret & de pitié rempéroient
l'aigreur de ses refus, je jugeois quelquefois
qu'ils lui coûtoient; ses yeux éteints
laissoient tomber sur moi [466] quelques
regards non moins tristes, mais moins
farouches, & qui sembloient portés à
l'attendrissement. Je pensai que la honte
d'un caprice aussi outré l'empêchoit d'en
revenir, qu'elle le soutenoit faute de
pouvoir l'excuser, & qu'elle n'attendoit
peut-être qu'un peu de contrainte pour
paroître céder à la force ce qu'elle n'osoit
plus accorder de bon gré. Frappé d'une
idée qui flattoit mes desirs, je m'y livre avec
complaisance: c'est encore un égard
que je veux avoir pour elle, de lui sauver
l'embarras de se rendre après avoir
si long-tems
résisté.
Un jour qu'entraîné par mes transports je
joignois aux plus tendres supplications
les plus ardentes caresses, je la vis émue; je
voulus achever ma victoire. Oppressée
& palpitante, elle etoit prête à succomber;
quand tout-à-coup changeant de ton,
de maintien, de visage, elle me repousse
avec une promptitude, avec une violence
incroyable, & me regardant d'un œil que la
fureur & le désespoir rendoient
effrayant, arrêtez, Emile, me dit-elle , &
fachez que je ne vous suis plus rien.
Un autre à fouillé votre lit, je suis enceinte;
vous ne me toucherez de ma vie
& sur-le-champ elle s'élance avec
impétuosité dans son cabinet, dont elle ferme
la porte sur elle.
Je demeure écrasé
.....
Mon maître , ce n'est pas ici l'histoire des
événemens de ma vie; ils valent peu
la peine d'être écrits; c'est l'histoire de mes
passions, de mes sentimens, de
mes idées. Je dois m'étendre sur la plus
terrible révolution que mon cœur
éprouva jamais.
Les grandes plaies du corps & de l'ame ne
saignent pas [467] à l'instant qu'elles
sont faites; elles n'impriment pas sitôt leurs
plus vives douleurs. La nature se
recueille pour en soutenir toute la violence,
& souvent le coup mortel est porté
long-tems avant que la blessure se fasse
sentir. à cette scène inattendue,
à ces mots que mon oreille sembloit repousser,
je reste immobile, anéanti;
mes yeux se ferment, un froid mortel court dans
mes veines; sans être évanoui
je sens tous mes sens arrêtés, toutes mes
fonctions suspendues; mon âme
bouleversée est dans un trouble universel,
semblable au cahos de la scène
au moment qu'elle change, au moment que tout
fuit & va prendre un nouvel
aspect.
J'ignore combien de tems je demeurai dans cet
état, genoux comme j'étois,
& sans oser presque remuer, de peur de
m'assurer que ce qui se passoit n'etoit
point un songe. J'aurois voulu que cet
étourdissement eût duré toujours.
Mais enfin réveillé malgré moi, la premiere
impression que je
sentis fut un saisissement d'horreur pour tout
ce qui m'environnoit. Tout-à-coup
je me leve, je m'élance hors de la chambre, je
franchis l'escalier sans rien voir,
sans rien dire à personne, je sors, je marche à
grands pas, je m'éloigne avec
la rapidité d'un cerf qui croit fuir par sa
vîtesse le trait qu'il porte enfoncé dans
son flanc.
Je cours ainsi sans m'arrêter, sans ralentir
mon pas, jusques dans un jardin public.
L'aspect du jour & du Ciel m'étoit à
charge; je cherchois l'obscurité sous les
arbres; enfin, me trouvant hors d'haleine, je
me laissai tomber demi-mort sur
un gazon....Ou suis-je ? Que suis-je devenu ?
Qu'ai-je entendu? Quelle catastrophe?
Insensé ! Quelle chimere as-tu [468] poursuivie
? Amour, honneur, foi, vertus,
ou étes-vous? La sublime, la noble Sophie n'est
qu'une infâme! Cette exclamation
que mon transport fit éclater, fut suivie
d'un tel déchirement de cœur, qu'oppressé
par les sanglots, je ne pouvois ni respirer ni
gémir: sans la rage & l'emportement
qui succéderont, ce saisissement m'eût sans
doute étouffé. O qui pourroit démêler,
exprimer cette confusion de sentimens divers
que la honte, l'amour, la fureur,
les regrets, l'attendrissement, la jalousie,
l'affreux désespoir me firent éprouver
à la fois? Non, cette situation, ce tumulte ne
peut se décrire. L'épanouissement
de l'extrême joie, qui, d'un mouvement uniforme
semble étendre & raréfier tout
notre être, se conçoit, s'imagine aisément.
Mais quand l'excessive douleur
rassemble dans le sein d'un misérable toutes
les furies des enfers; quand mille
tiraillemens opposés le déchirent sans qu'il
puisse en distinguer un seul; quand il
se lent mettre en pièces par cent forces
diverses qui l'entraînent en feins contraire,
il n'est plus un, il est tout entier à
chaque point de douleur, il semble se multiplier
pour souffrir. Tel étoit mon état, tel il fut
durant plusieurs heures; comment en faire
le tableau? Je ne dirois pas en des volumes ce
que je sentois à chaque instant.
Hommes heureux, qui dans une âme étroite &
dans un cœur tiède ne connoissez
de revers que ceux de la fortune, ni de
passions qu'un vil intérêt, puisiez-vous traiter
toujours cet horrible état de chimere &
n'éprouver jamais les tourmens cruels que
donnent de plus dignes attachemens, quand ils
se rompent, aux cœurs faits pour
les sentir.
Nos forces sont bornées & tous les
transports violens ont [469] des intervalles.
Dans un de ces momens d'épuisement ou la nature
reprend haleine pour souffrir,
je vins tout-à-coup à penser à ma
jeunesse, à vous mon maître, à mes leçons; je
vins à penser que j'étois homme, & je me
demande aussitôt, quel mal ai-je reçu
dans ma personne? Quel crime ai-je commis?
Qu'ai-je perdu de moi ? Si dans
cet instant, tel que je fuis, je tombois des nues
pour commencer d'exister, ferois-je
un être malheureux ? Cette réflexion, plus
prompte qu'un éclair, jetta dans mon
âme un instant de lueur que je reperdis
bientôt, mais qui me suffit pour me reconnoître.
Je me vis clairement à ma place; &
l'usage de ce moment de raison fut de m'apprendre
que j'étois incapable de raisonner. L'horrible
agitation qui régnoit dans mon âme
n'y laissoit à nul objet le tems de faire
appercevoir: j'étois hors d'état de rien voir,
de rien comparer, de délibérer, de résoudre, de
juger de rien. C'étoit donc me
tourmenter vainement que de vouloir rêver à ce
que j'avois à faire, c'étoit sans
fruit aigrir mes peines, & mon seul soin
devoit être de gagner du tems pour raffermir
mes sens & rasseoir mon imagination . Je crois
que c'est le seul parti que vous auriez
pu prendre
vous-même, si vous eussiez été là pour me guider.
Résolu de laisser exhaler la fougue des
transports que je ne pouvois vaincre,
je m'y livre avec une furie empreinte de je ne
sais quelle volupté, comme ayant
mis ma douleur à son aise. Je me leve avec
précipitation; je me mets à marcher
comme auparavant , sans suivre de route
déterminée: je cours, j'erre de part &
d'autre, j'abandonne mon corps à toute
l'agitation de mon cœur; j'en suis les impressions
[470] sans contrainte; je me mets hors
d'haleine, & mêlant mes soupirs tranchans
à ma respiration
gênée, je me sentois quelquefois prêt à suffoquer.
Les secousses de cette marche précipitée
sembloient m'étourdir & me soulager.
L'instinct dans les passions violentes dicte
des cris, des mouvemens, des gestes,
qui donnent un cours aux esprits & sont
diversion à la passion: tant qu'on s'agite,
on n'est qu'emporté; le morne repos est
plus à craindre, il est voisin du désespoir.
Le même soir je sis de cette différence
une épreuve presque risible, si tout ce qui
montre la folie & la misere humaine devoit
jamais exciter à rire quiconque y peut
être assujetti.
Après mille tours & retours faits sans m'en
être apperçu, je me trouve au milieu
de la Ville entouré de carrosses à l'heure des
spectacles, & dans une rue où il y en
avoir uns. J'allois être écrasé dans
l'embarras, si quelqu'un, me tirant par le bras,
ne m'eût averti du danger: je me jette dans une
porte ouverte; c'étoit un Café. J'y
suis accosté par des gens de ma
connoissance; on me parle, on m'entraîne je ne fais
où. Frappé d'un bruit d'instrumens & d'un
éclat de lumieres, je reviens à moi, j'ouvre
les yeux, je regarde; je me trouve dans la
salle du spectacle un jour de premiere
représentation,
pressé par la foule, & dans l'impuissance de sortir.
Je frémis; mais je pris mon parti. Je ne dis
rien, je me tins tranquille, quelque cher
que me coûtât cette apparente tranquillité. On
fit beaucoup de bruit, on parloit
beaucoup, on me parloit; n'entendant rien, que
pouvois-je [471] répondre ? Mais un
de ceux qui m'avoient amené ayant hazard nommé
ma femme, à ce nom funeste je fis
un cri perçant qui fut ouÏ de toute l'assemblée
& causa quelque rumeur. Je me remis
promptement, & tout s'appaisa. Cependant
ayant attiré par ce cri l'attention de ceux
qui m'environnoient, je cherchai le moment de
m'évader, & m'approchant peu-à-peu
de la porte, je
sortis enfin avant qu'on eût achevé:
En entrant dans la rue & retirant machinalement
ma main, que j'avois tenue dans
mon sein durant toute la représentation, je vis
mes doigts pleins de sang , & j'en
crus sentir couler sur ma poitrine. J'ouvre mon
sein, je regarde, je trouve sanglant
& déchiré comme le cœur qu'il
enfermoit. On peut penser qu'en spectateur tranquille
à ce prix, n'etoit
pas fort bon juge de la Piece qu'il venoit d'entendre.
Je me hâtai de fuir, tremblant d'être encore
rencontre. La nuit favorisant mes
courses , je me remis à parcourir les rues,
comme pour me dédommager de la
contrainte que je venois d'éprouver; je marchai
plusieurs heures sans reposer un
moment: enfin ne pouvant presque plus me
soutenir & me trouvant près de mon
quartier, je rentre chez moi, non sans un
affreux battement de cœur : je demande
ce que fait mon fils; on me dit qu'il dort; je
me tais & soupire: mes gens veulent me
parler; je leur impose silence; je me jette sur
un lit, ordonnant qu'on s'aille coucher.
Après quelques heures d'un repos pire que
l'agitation de la veille, je me leve avant
le jour, & traversant sans bruit les
appartemens, j'approche de la chambre de Sophie;
la sans [472] pouvoir me retenir, je vais avec
la plus détestable lâcheté couvrir de cent
baisers & baigner d'un torrent de pleurs le
seuil de sa porte, puis m'échappant avec
la crainte & les précautions d'un coupable,
je sors doucement du logis résolu de n'y
rentrer de
mes jours.
Ici finit ma vive mais courte folie, & je
rentrai dans mon bon sens. Je crois même
avoir sait ce que j'avois du faire en cédant
d'abord à la passion que je ne pouvois
vaincre, pour pouvoir la gouverner ensuite
après lui avoir laisse quelque essor.
Le mouvement que je venois de suivre m'ayant
disposé à l'attendrissement, la
rage qui m'avoit transporté jusqu'alors fit
place à la tristesse, & je commençai à
lire assez au fond de mon cœur pour y voir
gravée en traits ineffaçables la plus
profonde affliction. Je marchois cependant, je
m'éloignois du lieu redoutable, moins
rapidement que la veille, mais aussi sans faire
aucun détour. Je sortis de la ville ,
& prenant le premier grand chemin, je me
mis à le suivre d'une démarche lente &
mal assurée qui marquoit la défaillance &
l'abattement. à mesure que le jour croissant
éclairoit les objets, je croyois voir un autre
Ciel, une autre Terre, un autre Univers;
tout étoit changé pour moi. Je n'étois plus le
même que la veille, ou plutôt, je n'étois
plus; c'étoit ma propre mort que j'avois à
pleurer. O combien de délicieux souvenirs
vinrent assiéger mon cœur serré de détresse,
& le forcer de s'ouvrir à leurs douces
images pour le noyer de vains regrets! Toutes
mes jouissances passées venoient
aigrir le sentiment de mes pertes, & me
rendoient plus de tourmens qu'elles ne
n'avoient donné de
voluptés.
[473] Ah! qui est-ce qui connoit le contraste
affreux de sauter tout d'un coup de l'excès
du bonheur à l'excès de la misere, & de
franchir cet immense intervalle, sans avoir
un moment pour s'y préparer ? Hier, hier même,
aux pieds d'une épouse adorée, j'étois
le plus heureux des êtres; c'étoit l'amour qui
m'affervissoit à ses loix, qui me tenoit dan
sa dépendance; son tyrannique pouvoir étoit
l'ouvrage de ma tendresse, & je jouissois
même de ses rigueurs. Que ne rn'étoit-il
donné de passer le cours des siècles dans cet
état trop aimable, à l'estimer , la respecter ,
la chérir , à gémir de sa tyrannie, à vouloir
la fléchir sans y parvenir jamais , à
demander, implorer, supplier, desirer, sans cesse,
& jamais ne rien obtenir. Ces tems., ces
tems charmans de retour attendu, d'espérance
trompeuse, valoient ceux mêmes où je la
possédois. Et maintenant haÏ, trahi, déshonoré,
sans espoir, sans ressource, je n'ai pas même
la consolation d'oser former des souhaits...
Je m'arrêtois, effrayé d'horreur à l'objet
qu'il faloit substituer à celui qui rn'occupoit avec
tant de charmes. Contempler Sophie avilie &
méprisable! Quels yeux pouvoient souffrir
cette profanation ? Mon plus cruel tourment
n'étoit pas de m'occuper de ma misere ,
c'étoit d'y mêler la honte de celle qui l'avoit
causée. Ce tableau désolant étoit le seul
que je ne pouvois
supporter.
La veille, ma douleur stupide & forcenée
m'avoit garanti de cette affreuse idée;
je ne songeois à rien qu'à souffrir. Mais à
mesure que le sentiment de mes maux
s'arrangeoit, pour ainsi dire., au fond de mon
cœur, forcé de remonter à leur
source, je me retraçois malgré moi ce fatal
objet. Les [474] mouvemens qui m'étoient
échappés en sortant ne marquoient que
trop l'indigne penchant qui m'y ramenoit.
La haine que je lui devois me coûtoit moins que
le dédain qu'il y faloit joindre,
& ce qui me déchiroit le plus cruellement,
n'etoit pas tant de renoncer 'a elle que
d'être forcé de la
mépriser.
Mes premieres réflexions sur elle surent
ameres. Si l'infidélité d'une femme
ordinaire est un crime, quel nom faloit-il
donner à la sienne ? Les ames viles ne
s'abaissent point en faisant des bassesses,
elles restent dans leur état; il n'y à
point pour elles, d'ignominie parce qu'il n'y à
point d'élévation. Les adulteres des
femmes du monde ne sont que des galanteries;
mais Sophie adultere est le plus
odieux de tous les monstres : la distance de ce
qu'elle est à ce qu'elle fut est
immense; non, il
n'y à point d'abaissement, point de crime pareil au sien.
Mais moi, reprenois-je, moi qui l'accuse, &
qui n'en ai que trop le droit, puisque
c'est moi qu'elle offense, puisque c'est à moi
que l'ingrate à donné la mort, de
quel droit osé-je la juger si sévérement avant
de m'être juge moi-même, avant
de savoir ce que je dois me reprocher de ses
torts ? Tu l'accuses de n'être plus
la même ! O Emile, & toi n'as-tu point
changé ? Combien je t'ai vu dans cette
grande ville différent prés d'elle de ce que tu
fus jadis ! Ah ! son inconstance est
l'ouvrage de la tienne. Elle avoir juré de
t'être fidelle; & toi n'avois tu pas jure
de l'adorer toujours? Tu l'abandonnes, & tu
veux qu'elle te reste; tu la méprises,
& tu veux en être toujours honoré! C'est
ton refroidissement, [475] ton oubli, ton
indifférence qui t'ont arraché de son cœur; il
ne faut point cesser d'être aimable
quand on veut être toujours aimé. Elle n'a
violé ses sermens qu'à ton exemple; il
faloit ne la point
négliger, & jamais elle ne t'eût trahi.
Quels sujets de plainte t'a-t-elle donnés dans
la retraite où tu l'as trouvée, & où tu
devois toujours la laisser? Quel attiédissement
as-tu remarqué dans sa tendresse ?
Est-ce elle qui t'a. prié de la tirer de ce
lieu fortuné? Tu le sais, elle sa quitté avec le
plus mortel regret. Les pleurs qu'elle y
versoit lui étoient plus doux que les solâtres
jeux de la Ville. Elle y passoit son innocente
vie. à faire le bonheur de la tienne: mais
elle t'aimoit mieux que sa propre tranquillité;
après t'avoir voulu retenir, elle quitta
tout pour te suivre: c'est toi qui du sein de
la paix & de la vertu l'entraînas dans l'abyme
de vices & de miseres où tu t'es toi-même
précipité. Hélas! il n'a tenu qu'à toi seul
qu'elle ne sût
toujours sage, qu'elle ne te rendît toujours heureux.
O Emile! tu l'as perdue, tu dois te haÏr &
la plaindre; mais quel droit as-tu de la
mépriser? Est-tu resté toi-même irréprochable ?
Le monde n'a-t-il rien pris sur
tes mœurs? Tu n'as point partagé son
infidélité, mais ne l'as-tu pas excusée, en
cessant d'honorer sa vertu? Ne l'as-tu pas
excitée en vivant dans des lieux où tout
ce qui est honnête est en dérision, où les
femmes rougiroient d'être chastes, où le
seul prix des vertus de leur sexe est la
raillerie & l'incrédulité? La soi que tu n'as
point violée a-t-elle été exposée aux mêmes
risques ? As-tu reçu comme elle ce
tempérament de [476] feu qui fait les grandes
foiblesses, ainsi que les grandes
vertus ? As-tu ce corps trop formé par l'amour,
trop exposé aux périls par ses
charmes & aux tentations par ses sens ? O
que le sort d'une telle femme est à
plaindre ! Quels combats n'a-t-elle point à
rendre, sans relâche, sans cesse, contre
autrui, contre elle-même ? Quel courage
invincible, quelle opiniâtre résistance,
quelle héroÏque fermeté lui sont nécessaires !
Que de dangereuses victoires n'a-t-elle
pas à remporter tous les jours sans autre
témoin de ses triomphes que le Ciel & son
propre cœur ? Et après tant de belles années
ainsi passées à souffrir, combattre &
vaincre incessamment, un instant de foiblesse,
un seul instant de relâche & d'oubli
souille à jamais cette vie irréprochable, &
déshonore tant de vertus. Femme infortunée!.
hélas! un moment d'égarement fait tous tes
malheurs & les miens. Oui, son cœur est
resté pur, tout me. l'assure; il m'est trop
connu pour pouvoir m'abuser. Eh qui sait dans
quels piéges adroits les perfides ruses d'une
femme vicieuse & jalouse de ses vertus à
pu surprendre son innocente simplicité? N'ai-je
pas vu ses regrets, son repentir dans ses
yeux ? N'est-ce pas sa tristesse qui m' ramené
moi-même à ses pieds? N'est-ce pas sa
touchante douleur qui m' rendu toute ma
tendresse ? Ah! ce n'est pas là la conduite
artificieuse
d'une. infidelle, qui trompe son mari & qui se complaît dans sa trahison !
Puis venant ensuite à réfléchir plus, en détail
sur sa conduite & sur son étonnante
déclaration., que ne sentois-je point en
voyant cette femme timide & modeste
vaincre la honte par la franchise , rejetter
une estime démentie par son cœur,
[477] dédaigner de conserver ma confiance &
sa réputation en cachant une saute
que rien ne la forçoit d'avouer, en la
couvrant des caresses qu'elle à rejettées, &
crainte d'usurper ma tendresse de pere pour un
enfant qui n'étoit pas de mon sang ?
Quelle force n'admirois-je pas dans cette
invincible hauteur de courage qui, même
au prix de l'honneur & de la vie, ne
pouvoit s'abaisser à la fausseté & portoit
jusques dans le crime l'intrépide audace de la
vertu? Oui, me disois-je avec un
applaudissement secret , au sein même de
l'ignominie, cette ame sorte conserve
encore tout son ressort; elle est coupable.
sans être vile; elle à pu commettre un
crime, mais non
pas une lâcheté.
C'est ainsi que peu-à-peu le penchant de mon
cœur me ramenoit en sa faveur à
des jugemens plus doux & plus supportables.
Sans la justifier je l'excusois ;
sans pardonner ses outrages, j'approuvois ses
bons procédés. Je me complaisois
dans ces sentimens. Je ne pouvoir me défaire de
tout mon amour, il eût été trop
cruel de le conserver sans estime. Sitôt que je
crus lui en devoir encore, je sentis
un soulagement inespéré. L'homme est trop
foible pour pouvoir conserver: long-tems
des mouvements extrêmes. Dans l'excès
même du désespoir la Providence nous
ménage des consolations. Malgré l'horreur de
mon sort, je sentois une sorte de joie
à me représenter Sophie estimable &
malheureuse; j'aimois à fonder ainsi l'intérêt
que je ne pouvois cesser de prendre à elle. Au
lieu de la seche douleur qui me
consumoit auparavant, j'avois la douceur de
m'attendrir jusqù'aux larmes. Elle est
perdue à jamais pour moi, ,je le sais, me
disois-je; mais du moins [478] j'oserai penser
encore à elle, j'oserai la regretter; j'oserai
quelquefois encore gémir & soupirer
sans rougir.
Cependant j'avois poursuivi ma route, &,
distroit par ces idées, j'avois marché
tout le jour sans m'en appercevoir, jusqu'à ce
qu'enfin revenant à moi & n'étant
plus soutenu par l'animosité de la
veille, je me sentis d'une lassitude d'un
épuisement qui demandoient de la nourriture
& du repos. Graces aux exercices
de ma jeunesse j'étois robuste & fort, je
ne craignois ni la faim ni la fatigue; mais
mon esprit malade avoir tourmenté mon
corps, & vous m'aviez bien plus garanti
des passions violentes qu'appris à les
supporter. J'eus peine à gagner un village
qui étoit encore à une lieue de moi. Comme il y
avoit près de trente-six heures que
je n'avois pris aucun aliment, je soupai, même
avec appétit: je me couchai délivré
des fureurs qui m'avoient tant tourmenté,
content d'oser penser à Sophie, &
presque joyeux de l'imaginer moins défigurée
& plus digne de mes regrets que
je n'avois espéré.
Je dormis paisiblement jusqu'au matin. La
tristesse & l'infortune respectent le
sommeil & laissent du relâche à l'ame; il
n'y à que le remords qui n'en laissent
point. En me levant je me sentis l'esprit assez
calme & en état de délibérer sur
ce que j'avois à faire. Mais c'étoit ici la
plus mémorable ainsi que la plus cruelle
époque de ma vie. Tous mes attachmens étoient
rompus ou altérés, tous mes devoirs
étoient charges; je ne tenois plus à rien de la
même maniere qu'auparavant, je devenois ,
pour ainsi dire, un nouvel être. Il étoit
important de peser mûrement le parti
[479] que j'avois à prendre. J'en pris un
provisionnel pour me donner le loisir d'y
réfléchir. J'achevai le chemin qui
restoit à faire jusqu'à la Ville la plus prochaine;
j'entrai chez maître, & je me mis à
travailler de mon métier, en attendant que la
fermentation de mes esprits fut tout-à-fait
appaisée, & que je pusse voir les
objets tels qu'ils
étoient.
Je n'ai jamais mieux senti la force de
l'éducation que dans cette cruelle
circonstance. Né avec une ame foible, tendre à
toutes les impressions, f
facile à troubler, timide à me résoudre , après
les premiers momens cédés
à la nature, je me trouvai maître de moi-même
& capable de sidérer ma
situation avec autant de sang-froid que celle
d'un autre. Soumis à la loi de la
nécessité je cessai mes murmures, je pliai ma
volonté sous l'inévitable joug,
je regardai le passé comme étranger à moi , je
me supposai commencer de maître,
& tirant de mon état présent les regles de
ma conduite, en attendant que j'en fusse
assez instruit, je me mis paisiblement à l'ouvrage,
comme si j'eusse été le plus
content des
hommes.
Je n'ai rien tant appris de vous dès mon
enfance, qu'a être toujours tout entier
où je suis, à ne jamais faire une chose &
rêver à une autre; ce qui proprement
est ne rien & n'être tout entier nulle
part. Je n'étois donc attentif qu'à mon travail
durant la journée: le soir je reprenois
réflexions, & relayant ainsi l'esprit & le
corps l'un par l'autre, j'en tirois le meilleur
parti qu'il m'étoit possible, sans jamais
fatiguer aucun des
deux.
Dès le premier soir, suivant le fil de mes
idées de la [480] veille, j'examinai si
peut-être je ne prenois point trop à cœur le
crime d'une femme, & si ce qui me
paroissoit une catastrophe de ma vie n'étoit
point un événement trop commun
pour devoir être pris si gravement. Il est
certain, me disois-je, que par-tout où
les mœurs sont en estime, les infidélités des
femmes déshonorent les maris:
mais il est sûr aussi que dans toutes les
grandes Villes, & par-tout ou les hommes,
plus corrompus, se croient plus éclairés, on
tient cette opinion pour ridicule &
peu sensée. L'honneur d'un homme, disent-ils,
dépend-il de sa femme ? Son malheur
doit-il faire sa honte, & peut-il être
déshonore des vices d'autrui ? L'autre morale
à beau être sévere
, celle-ci paroît plus conforme à la raison.
D'ailleurs, quelque jugement qu'on portât de
mes procédés, n'étois-je pas par
mes principes au-dessus de l'opinion publique ?
Que m'importoit ce qu'on
penseroit de moi, pourvu que dans mon propre
cœur je ne cessasse point d'être
bon, juste, honnête ? Etoit-ce un. crime d'être
miséricordieux ? Etoit-ce une lâcheté
de pardonner une offense ? Sur quels devoirs
allois-je donc me régler ? Avois-je
si long-tems
dédaigné le préjugé des hommes pour lui sacrifier enfin mon bonheur ?
Mais quand ce préjugé seroit sondé, quelle
influence peut-il avoir dans un cas si
différent des autres ? Quel rapport d'une
infortunée au désespoir à qui le remords
seul arrache l'aveu de son crime, à ces
perfides qui couvrent le leur du mensonge &
de la fraude, ou qui mettent l'effronterie à la
place de la. franchise & se vantent de
leur déshonneur? [481] Toute femme vicieuse,
toute femme qui méprise encore plus
son devoir qu'elle ne l'offense , est indigne
de ménagement ; c'est partager sort infamie
que la tolérer. Mais celle à qui l'on reproche
plutôt une saute qu'un vice, & qui l'expie
par ses regrets, est plus digne de pitié que de
haine; on peut la plaindre & la pardonner
sans honte; le malheur même qu'on lui reproche
est garant d'elle pour l'avenir, Sophie
restée estimable jusques dans le crime, sera
respectable dans son repentir; elle sera
d'autant plus fidelle que son cœur fait
pour la vertu à senti ce qu'il en coûte l'offenser;
elle aura tout à la fois la fermeté qui la
conserve & la modestie qui la rend aimable;
l'humiliation du remords adoucira cette ame
orgueilleuse & rendra moins tyrannique
l'empire que l'amour lui donna sur moi; elle en
plus soigneuse & moins fiere; elle n'aura
commis une faute
que pour se guérir d'un défaut. .
Quand les passions ne peuvent nous vaincre à
visage découvert, elles prennent
le masque de la sagesse pour nous surprendre,
& c'est en imitant le langage de
la raison qu'elles nous y sont renoncer.
Tous ces sophismes ne m'en imposoient
que parce qu'ils flattoient mon penchant.
J'aurois voulu pouvoir revenir à Sophie
infidelle, & j'écoutois avec
complaisance tout ce qui sembloit autoriser ma lâcheté.
Mais j'eus beau faire, ma raison moins
traitable que mon cœur ne put adopter ces
folies. Je ne pus me dissimuler que je
raisonnois pour m'abuser , non pour m'éclairer.
Je me disois avec douleur, mais avec force ,
que les maximes du monde ne font point
loi pour qui veut vivre pour soi-même,
& [482] que préjugés pour préjugés ceux des
bonnes mœurs en ont un de plus qui les
favorise: que c'est avec raison qu'on impute
à un mari le désordre de sa femme, soit pour
l'avoir mal choisie, soit pour la mal
gouverner; que j'étois moi-même un exemple de
la justice de cette imputation, &
que, si Emile eût été toujours sage, Sophie
n'eût jamais failli; qu'on à droit de présumer
que celle qui ne se respecte pas elle-même,
respecte au moins son mari s'il en est digne,
& s'il sait conserver son autorité; que le
tort de ne pas prévenir le dérèglement d'une
femme est aggravé par l'infamie de le souffrir;
que les conséquences de l'impunité sont
effrayantes , & qu'en pareil cas cette
impunité marque dans !'offensé une indifférence
pour les mœurs
honnêtes, & une bassesse d'ame indigne de tout honneur.
Je sentois sur-tout en mon fait particulier,
que ce qui rendoit Sophie encore estimable
en étoit plus désespérant pour moi: car
on peut soutenir ou renforcer une ame foible,
& celle que l'oubli du devoir y sait manquer,
y peut être ramenée par la raison; mais
comment ramener celle qui garde en péchant tout
son courage, qui sait avoir des vertus
dans le crime & ne sait le mal que comme il
lui plaît ? Oui, Sophie est coupable parce
qu'elle à voulu l'être. Quand cette ame
hautaine à pu vaincre la honte, elle à pu
vaincre toute autre passion; il ne lui en eût
pas plus coûté pour m'être fidelle que
pour me déclarer
son forfait.
En vain je reviendrois à mon épouse, elle ne
reviendroit plus à moi. Si celle qui
m' tant aimé, si celle qui m'étoit si chere à
pu m'outrager, si ma Sophie à pu
rompre les [483] premiers nœuds de sou cœur, si
la mere de mon fils à pu violer
la foi conjugale encore entiere, si les feux
d'un amour que rien n'avoit offensé ,
si le noble orgueil d'une vertu que rien
n'avoit altérée n'ont pu prévenir sa
premiere faute, qu'est-ce qui préviendroit des
rechutes qui ne coûtent plus rien ?
Le premier pas vers le vice est le seul
pénible; on poursuit sans même y songer.
Elle n'a plus ni amour, ni vertu , ni estime à
ménager; elle n'a plus rien à perdre
en m'offensant, pas même le regret de
m'offenser. Elle connoit mon cœur, elle
m' rendu tout aussi malheureux que je puis
l'être; il ne lui en coûtera plus rien
d'achever.
Non, je connnois le sien; jamais Sophie
n'aimera un homme à qui elle ait donné
droit de la mépriser .... Elle ne m'aime plus
.... l'ingrate ne l'a-t-elle pas dit
elle-même ? Elle n m'aime plus, la perfide! Ah!
c'est-là son plus grand crime:
j'aurois pu
tout pardonner, hors celui-là.
Hélas ! reprenois- je avec amertume, je parle
toujours de pardonner, sans
songer que souvent l'offensé pardonne, mais que
l'offenseur ne pardonne jamais.
Sans doute elle me
veut tout le mal qu'elle m' sait. Ah! combien elle doit me haÏr !
Emile, que tu t'abuses quand tu juges de
l'avenir sur le passé ! Tout est changé.
Vainement tu vivrois encore avec elle; les
jours heureux qu'elle t'a donnés
ne reviendront plus. Tu ne retrouverois plus ta
Sophie, & Sophie ne te retrouveroit
plus. Les situations dépendent des affections
qu'on y porte: quand les cœurs
changent tout change; tout à beau demeurer le
même , quand on n'a plus les
[484] mêmes yeux
on ne voit plus rien comme auparavant.
Ses mœurs ne sont point désespérées, je le sais
bien: elle peut être encore
digne d'estime, mériter toute ma tendresse;
elle peut me rendre son cœur,
mais elle ne peut n'avoir point failli, ni
perdre & m'ôter le souvenir de sa saute.
La fidélité, la vertu, l'amour, tout peut
revenir, hors la confiance, & sans la
confiance il n'y à plus que dégoût, tristesse,
ennui dans le mariage; le
délicieux charmé de l'innocence est évanoui.
C'en est sait, c'en est fait, ni
prés, ni loin, Sophie ne peut plus être
heureuse, & je ne puis être heureux que
de son bonheur. Cela seul me décide; j'aime
mieux souffrir loin d'elle crue par
elle: j'aime mieux
la regretter que la tourmenter..
Oui, tous nos liens sont rompus, ils le sont
par elle. En violant ses engagemens
elle m'affranchit des miens. Elle ne m'est plus
rien, ne l'a-t-elle pas dit encore?
Elle n'est plus ma femme : la reverrois-je
comme étrangere? Non, je ne la
réverrai jamais. Je suis libre; au moins je
dois l'être: que mon cœur ne l'est-il
autant que ma soi
!
Mais quoi ! mon affront restera-t-il. impuni?
Si l'infidelle en aime un autre,
quel mal lui fais-je en la délivrant de moi ?
C'est moi que je punis & non pas
elle: je remplis ses voeux à mes dépens. Est-ce
là le ressentiment de l'honneur
outragé ? Ou est
la justice, où est la vengeance?
Eh! malheureux, de qui veux-tu te venger? De
celle que ton plus grand désespoir
est de ne pouvoir plus rendre heureuse: Du
moins ne sois pas la victime de ta
vengeance. Fais-lui, s'il se peut , quelque mal
que tu ne sentes pas. Il est des
[485] crimes qu'il faut abandonner aux remords
des coupables; c'est presque
les autoriser que les punir. Un mari cruel
mérite-t-il une femme fidelle ? D'ailleurs,
de quel droit la punir, à quel titre ? Es-tu
son juge, n'étant même plus son époux?
Lorsqu'elle à violé ses devoirs de femme, elle
ne s'en est point conservé les droits.
Dès l'instant qu'elle à formé d'autres
nœuds elle à brisé les tiens & ne s'en il
point cachée; elle ne s'est point parée à tes
yeux d'une fidélité qu'elle n'avoit plus;
elle ne t'a ni trahi, ni menti; en cessant
d'être a: toi seul elle à déclaré ne t'être
plus rien: quelle autorité peut te rester sur
elle? S'il t'en redoit tu devrois
l'abdiquer pour ton propre avantage. Crois-moi
, sois bon par sagesse & clément
par vengeance.
Défie-toi de la colere; crains qu'elle ne te ramené à ses pieds..
Ainsi tenté par l'amour qui me rappelloit ou
par le dépit qui vouloit me séduire,
que j'eus de combats à rendre avant d'être bien
déterminé; & quand je crus l'être,
une réflexion nouvelle ébranla tout. L'.idée de
mon fils m'attendrit pour sa mere
plus que rien n'avoit sait auparavant. Je
sentis que ce point de réunion l'empêcheroit
toujours de m'etre étrangere, que les
enfans forment un noeud vraiment indissoluble
entre ceux qui leur ont donné l'être,. &
une raison naturelle & invincible contre le
divorce.. Des objets si chers, dont aucun des
deux ne peut s'éloigner, les rapprochent
nécessairement; c'est un intérêt commun si
tendre qu'il leur tiendroit lieu de société,
quand ils n'en auroient point d'autre. Mais que
devenoit cette raison, qui plaidoit
pour la mere de mon sils, appliquée à celle
d'un enfant qui n'étoit pas à moi ? Quoi!
[486] la nature elle-même autorisera le crime,
& ma femme, en partageant sa tendresse
à ses deux fils, sera forcée à partager
son attachement aux deux peres! Cette idée,
plus horrible qu'aucune qui m'eût passe
dans l'esprit m'embrasoit d'une rage nouvelle;
toutes les furies revenoient déchirer mon
cœur en songeant cet affreux partage. Oui,
j'aurois mieux aimé voir mon fils mort que d'en
voir à Sophie un d'un autre pere. Cette
imagination m'aigrit plus, m'aliéna plus d'elle
que tout ce qui m'avoit tourmenté jusqa'alors.
Des cet instant je me décidai sans retour,
& pour ne laisser plus de prise au doute, je
cessai de
délibérer.
Cette résolution bien formée éteignit tout mon
ressentiment. Morte pour moi je ne
la vis plus coupable; je ne la vis plus
qu'estimable & malheureuse, & sans penser
à ses torts, je me rappellois avec
attendrissement tout ce qui me la rendoit regrettable.
Par une suite de cette disposition, je voulus
mettre à ma démarche tous les bons
procédés qui peuvent consoler une femme
abandonnée; car, quoique j'eusse affecté
d'en penser dans ma colere, & quoi qu'elle
en eût dit dans son désespoir, je ne doutois
pas qu'au fond du cœur elle n'eût encore de
l'attachement pour moi, & qu'elle ne sentît
vivement ma perte. Le premier effet de notre
séparation devoit être de lui ôter mon fils.
Je frémis seulement d'y songer, & après
avoir été en peine d'une vengeance, je pouvois
à peine supporter l'idée de celle-là. J'avois
beau me dire en m'irritant que cet enfant
seroit bientôt remplacé par un autre, j'avois
beau appuyer avec toute la force de la
jalousie sur ce cruel supplément; tout cela ne
tenoit point devant l'image de Sophie
[487] au désespoir en se voyant arracher
son enfant. Je me vainquis toutefois; je formai,
non sans déchirement, cette résolution barbare,
& la regardant comme une suite nécessaire
de la premiere où j'étois sûr d'avoir bien
raisonné, je l'aurois certainement exécuté malgré
ma
répugnance, si un événement imprévu ne m'eût contraint à la mieux examiner.
Il me restoit à faire une autre délibération
que je comptois pour peu de chose,
après celle dont je venois de me tirer. Mon
parti étoit pris par rapport à Sophie,
il me restoit à le prendre par rapport à moi,
& à voir ce que je voulois devenir me
retrouvant seul. Il y avoir long-tems que je
n'étois plus un être isolé sur la terre:
mon cœur tenoit, comme vous me l'aviez prédit,
aux attachemens qu'il s'étoit
donnés, il s'étoit accoutumé à ne faire qu'un
avec ma famille; il faloit l'en détacher,
du moins en partie, & cela même étoit plus
pénible que de l'en détacher tout-à-fait.
Quel vuide il se fait en nous, combien on perd
de son existence quand on à tenu
à tant de choses, & qu'il faut ne tenir
plus qu'a soi, ou qui pis est, à ce qui nous fait
sentir incessamment le détachement du reste.
J'avois a chercher si j'étois cet homme
encore, qui fait remplir sa place dans son
espece, quand nul individu ne s'y
intéresse plus.
Mais où est-elle cette place pour celui dont
tous les rapports sont détruits ou
changés? Que faire, que devenir, ou porter mes
pas, à quoi employer une vie
qui ne devoit plus faire mon bonheur ni celui
de ce qui m'étoit cher, & dont le
sort m'ôtoit jusqu'à l'espoir de contribuer au
bonheur [488] de personne? car
si tant d'instrumens préparés pour le n'avoient
fait que ma misere, pouvois-je
espérer d'être heureux pour autrui que
vous ne l'aviez été pour moi? Non,
j'aimois mon devoir encore, mais je ne le
voyois plus. En rappeller les principes
& les regles, les appliquer à mon nouvel
état, n'étoit pas l'affaire d'un moment,
& mon esprit fatigué avoit besoin d'un peu
de. relâché pour se livrer à de
nouvelles
méditations.
J'avois fait un grand pas vers le repos.
Délivré de l'inquiétude de l'espérance,
& sûr de perdre ainsi peu-à-peu celle du
desir, en voyant que le passé ne m'étoit
plus rien, je tâchois de me mettre tout-à-fait
dans l'état d'un homme qui commence
à vivre. Je me disois qu'en effet nous ne
faisons jamais que commencer, & qu'il
n'y à point d'autre liaison dans notre
existence qu'une succession de momens
présens, dont le premier est toujours celui qui
est en acte. Nous mourons &
nous naissons chaque instant de notre vie,
& quel intérêt la mort peut-elle nous
laisser? S'il n'y à rien pour nous que ce qui
sera, nous ne pouvons être heureux
ou malheureux que par l'avenir, & se
tourmenter du passe c'est tirer du néant
les sujets de notre misere. Emile, sois un
homme nouveau, tu d'auras pas plus à te
plaindre du sort que de la nature. Tes malheurs
font nuls, l'abyme du néant les à
tous engloutis; mais ce qui est réel, ce est
existant pour toi, c'est ta vie, ta santé,
ta jeunesse, ta raison, tes talens, tes
lumieres, tes vertus, enfin, si tu le veux, &
par conséquent ton
bonheur.
Je repris mon travail, attendant paisiblement
que mes idées [489] s'arrangeassent
assez dans ma tête pour me montrer ce que
j'avois à faire, & cependant
en comparant mon état à celui qui l'avoit
précédé, j'étois dans le calme;
c'est l'avantage que procure indépendamment des
événemens toute conduite
conforme à la raison. Si l'on n'est pas heureux
malgré la fortune, quand on sait
maintenir son cœur dans l'ordre, on est
tranquille au moins en dépit du fort.
Mais que cette tranquillité tient à peu de
chose dans une ame sensible! Il est
bien aisé de se mettre dans l'ordre, ce qui est
difficile c'est d'y rester. Je faillis
voir renverser
toutes mes résolutions au moment que je les croyois le plus affermies.
J'étois entré chez le maître fans m'y faire
beaucoup remarquer. J'avois toujours
conservé dans mes vêtemens la simplicité que
vous m'aviez fait aimer; mes
maniérés n'étoient pas plus recherchées, &
l'air aisé d'un homme qui se
sent par-tout à sa place, étoit moins
remarquable chez un menuiser qu'il ne
l'eût été chez un Grand. On voyoit pour-tant
bien que mon équipage n'étoit
pas celui d'un ouvrier; mais à ma maniere de me
mettre à l'ouvrage on jugea
que je l'avois été, & qu'ensuite avancé à
quelque petit poste j'en étois déchu
pour rentrer dans mon premier état. Un
petit parvenu retombé n'inspire pas une
grande considération, & l'on me prenoit à
peu près au mot sur l'égalité où je m'étois
mis. Tout-à-coup je vis changer avec moi
le ton de toute la famille. La familiarité
prit plus de réserve, on me regardoit au
travail avec une forte d'étonnement; tout
ce que je faisois dans l'attelier ( & j'y
faisois tout mieux [490] que le maître) excitoit
l'admiration; l'on sembloit épier tous mes
mouvemens, tous mes gestes. On tâchoit
d'en user avec moi comme à l'ordinaire; mais
cela ne se faisoit plus sans effort, &
l'on eut dit que c'étoit par respect qu'on
s'abstenoit de m'en marquer davantage,
les idées dont j'étois préoccupé rn'empêcherent
de m'appercevoir de ce changement
aussi-tôt que j'aurois fait dans un autre tems
: mais mon habitude en agissant
d'être toujours à la chose, me ramenant bientôt
à ce qui se faisoit autour de moi,
ne me laissa pas long-tems ignorer que j'étois
devenu pour ces bonnes gens
un objet de
curiosité qui les intéressoit beaucoup.
Je remarquai sur-tout que l'a femme ne me
quittoit pas des yeux. Ce sexe à
une sorte de droits sur les aventuriers qui les
lui rend en quelque sorte plus
intéressans. Je ne poussois pas un coup
d'échope qu'elle ne parût effrayée,
& je la voyois toute surprise de ce que je
ne m'étois pas blessé. Madame, lui
dis-je une fois, je vois que vous vous défiez
de mon adresse; avez-vous peur:
que je ne sache pas mon métier? Monsieur, me
dit-elle, je vois que vous savez
bien. le nôtre; on diroit que vous n'avez sait
que cela toute votre vie. à ce mot je
vis que j'étois connu: je voulus savoir comment
je l'étois. Après bien des mysteres,
j'appris qu'une jeune Dame étoit venue, il y
avoit deux jours, descendre à lai porte
du maître, que sans permettre qu'on
m'avertît, elle avoit voulu me voir, qu'elle
s'etoit arrêtée derriere une porte vitrée d'où
elle pouvoit m'appercevoir au fond,
de l'attelier, qu'elle s'étoit mise à genoux à
cette porte [491] ayant à côté d'elle un
petit enfant qu'elle serroit avec transport
dans ses bras par intervalles, poussant de
longs sanglots à demi étouffés, versant des
torrens de larmes, & donnant divers signes
d'une douleur dont tous les témoins avoient été
vivement émus: qu'on l'avoit vue
plusieurs sois sur le point de s'élancer dans
l'attelier, qu'elle avoit paru ne se retenir
que par de violens efforts sur elle-même:
qu'enfin après m'avoir considéré long-tems
avec plus d'attention & de
recueillement elle s'étoit levée tout d'un coup, &, collant le
visage de l'enfant sur le sien, elle s'étoit écriée
à demi-voix; non, jamais il ne voudra
t'ôter ta mere; viens nous n'avons rien à
faire ici. à ces mots elle étoit sortie
avec
précipitation; puis après avoir obtenu qu'on ne
parleroit de rien, remonter dans son
carrosse &
partir comme un éclair n'avoit été pour elle que l'affaire d'un instant.
Ils ajouterent que le vis intérêt dont ils ne
pouvoient se défendre pour cette
aimable Dame, les avoit rendus fideles à la
promesse qu'ils lui avoient faite
& qu'elle avoit exigée avec tant
d'instances, qu'ils n'y manquoient qu'à regret,
qu'ils voyoient aisément à son équipage &
plus encore à sa figure que c'étoit
une personne d'un haut rang, & qu'ils
pouvoient présumer autre chose de sa
démarche & de son discours sinon que cette
femme étoit la mienne, car il étoit
impossible de la
prendre pour une fille entretenue.
Jugez de ce qui se passoit en moi durant ce
récit! Que de choses tout cela supposoit !
Quelles inquiétudes n'avoit pas falu avoir,
quelles recherches n'avoit-il point falu
faire [492] pour retrouver ainsi mes
traces! Tout cela est-il de crie quelqu'un qui
n'aime plus? Quel voyage! quel motif l'avoir pu
faire entreprendre! dans quelle
occupation elle m'avoit surpris! Ah ! ce
n'etoit pas la premiere fois: mais alors
elle n'étoit pas à genoux, elle ne fondoit pas
en larmes. O tems, tems heureux!
Qu'est devenu cet ange du Ciel ? . . . . .Mais
que vient donc faire ici cette femme . . . . .
elle amené son fils ....mon fils . . . . &
pourquoi? . . . .Vouloit-elle me voir, me parler ?
Pourquoi s'enfuir ?.... me braver ?. . . .
Pourquoi ces larmes? Que nie veut-elle, la perfide ?
vient-elle insulter à ma misère ? A-t-elle
oublié qu'elle ne m'est plus rien? Je cherchois
en quelque sorte à m'irriter de ce voyage pour
vaincre l'attendrissement qu'il me
causoit, pour résister aux tentations de courir
après l'infortunée qui m'agitoient
malgré moi. Je demeurai néanmoins. Je vis que
cette démarche ne prouvoit autre
chose sinon que j'étois encore aimé , &
cette supposition même étant entrée dans
ma délibération ne
devoit rien changer au parti qu'elle m'avoir sait prendre.
Alors examinant plus posément toutes les
circonstances de ce voyage, pesant
sur-tout les derniers mots qu'elle avoir
prononcés en partant, j'y crus démêler
le motif qui l'avoit amenée & celui qui
l'avoir fait repartir tout-d'un-coup sans
s'être laissé voir. Sophie parloit simplement;
mais tout ce qu'elle disoit portoit
dans mon cœur des traits de lumiere, & c'en
fut un que ce peu de mots. II ne
t'ôtera pas ta mer, avoit-elle dit. C'étoit donc la crainte qu'on ne la lui
ôtât qui
l'avoit amenée, & c'étoit la persuasion que
cela n'arriveroit pas qui. l'avoit fait
repartir; & d'ou la tiroit-elle,
cette [493] persuasion ? qu'avoit-elle vu ? Emile en paix ,
Emile au travail. Quelle preuve pouvoir-elle
tirer de cette vue, sinon qu'Emile en cet
état n'étoit point subjugué par ses
passions & ne formoit que résolutions raisonnables ?
Celle de la séparer de son fils ne l'etoit donc
pas selon elle, quoi qu'elle le fut selon
moi : lequel avoir tort ? Le mot de Sophie
décidoit encore ce point, & en effet en
considérant le seul intérêt de l'enfant, cela
pouvoit-il même être mis en doute ?
Je n'avois envisagé que l'enfant ôté à la mere,
& il faloit envisager la mere ôtée à
l'enfant. J'avois donc tort. Oter une
mere à son fils, c'est lui ôter plus qu'on ne peut
lui rendre sur-tout à cet âge; c'est sacrifier
l'enfant pour se venger de la mere: c'est
un acte de passion, jamais de raison, à moins
que mere ne soit folle ou dénaturée.
Mais Sophie est celle qu'il faudroit desirer à
mon sils quand il en auroit une autre.
Il faut que nous l'élevions elle ou moi ne
pouvant plus l'élever ensemble , ou bien pour
contenter ma colere il saut le rendre orphelin.
Mais que serai-je d'un enfant dans l'état
ou je suis? J'ai assez de raison pour voir ce
que je puis ou ne puis faire, non pour faire
ce que je doit. Traînerai-je un enfant de cet
âge en d'autres contrées , ou le tiendrai-je
tous les yeux sa mere, pour braver une femme
que je dois fuir ? Ah! pour ma sureté je
ne serai jamais assez loin d'elle! Laissons-lui
l'enfant de peur qu'il ne lui ramene à la fin
le pere. Qu'il 1ui reste seul pour ma
vengeance; que chaque jour de sa vie il rappelle à
l'infidelle le
bonheur dont il fut le gage & l'époux qu'elle s'est ôté.
Il est certain que la résolution d'ôter mon
fils à si mere [494] avoir été l'effet de ma
colore. Sur ce seul point la passion m'avoir
aveuglé, & ce fut le seul point aussi sur
lequel je changeai de résolution. Si ma famille
eût suivi mes intentions, Sophie eût
élevé cet enfant, & peut être vivroit-il
encore; mais peut-être aussi des-lors Sophie
étoit-elle morte pour moi, consolée dans cette
chere moitié de moi-même, elle n'eût
plus songé à rejoindre l'autre, & j'aurois
perdu les plus beaux jours de ma vie. Que
de douleurs devoient nous faire expier
nos fautes avant que notre réunion nous les
fît oublier!
Nous nous connoissions si bien mutuellement
qu'il ne me falut pour deviner le motif
de sa brusque retraite que sentir qu'elle
avoir prévu ce qui seroit arrivé si nous nous
fussions revus. J'étois raisonnable mais,
foible, elle le savoit; & je savois encore
mieux combien cette ame sublime & fiere
conservoit d'inflexibilité jusques dans
ses fautes. L'idée de Sophie rentrée en grace
lui étoit insupportable. Elle sentoit que
son crime étoit de ceux qui ne peuvent
s'oublier; elle aimoit mieux être punie que
pardonnée: un tel pardon n'étoit pas fait pour
elle; la punition même l'avilissoit moins
à son gré. Elle croyoit ne pouvoir effacer sa
faute qu'en l'expiant, ni s'acquitter avec
la justice qu'en souffrant tous les maux
qu'elle avoir mérités. C'est pour cela qu'intrépide
& barbare dans sa franchise elle dit son
crime à vous, à toute ma famille, taisant en
même tems ce qui l'excusoit, ce qui la
justifioit peut-être, le cachant, dis-je, avec une
telle obstination, qu'elle ne m'en à jamais dit
un mot à moi-même, & que je ne l'ai sçu
qu'après sa mort.
D'ailleurs, rassurée sur la crainte de perdre
son fils elle [495] n'avoit plus rien à desirer
de moi pour elle-même. Me fléchir eut été
m'avilir, & elle étoit d'autant plus jalouse de
mon honneur qu'il ne lui en restoit point
d'autre. Sophie pouvoir être criminelle, mais
l'époux qu'elle s'étoit choisi devoit être
au-desssus d'une lâcheté. Ces rafinemens de
son amour-propre ne pouvoient convenir qu'à
elle, & peut-être n'appartenoit-il qu'a
moi de les
pénétrer.
Je lui eus encore cette obligation, même après
m'etre séparé d'elle, de m'avoir
ramené d'un parti peu raisonné que la vengeance
m'avoit fait prendre. Elle
s'étoit trompée en ce point dans la bonne
opinion qu'elle avoir de moi , mais
cette erreur n'en sut plus une aussi-tôt que
j'y eus pense; en ne considérant
que l'intérêt de mon fils je vis qu'il faloit
le laisser à sa mere, & je m'y déterminai.
Du reste, confirmé dans mes sentimens, je
résolus d'éloigner son malheureux
pere des risques qu'il venoit de courir.
Pouvois-je être assez loin d'elle, puisque
je ne devois plus m'en rapproche? C'étoit
elle encore, c'étoit son voyage qui
venoit de me donner cette sage leçon; il
m'importoit pour la suivre de ne pas
rester dans le cas
de la recevoir deux sois.
Il faloit fuir; c'étoit-là ma grande affaire,
& la conséquence de tous mes
précédens raisonnemens. Mais où fuir? C'étoit à
cette délibération que j'en
étois demeuré, & je n'avois pas vu que rien
n'étoit plus indifférent que le choix
du lieu pourvu que je m'éloignasse.. à quoi bon
tant balancer sur ma retraite,
puisque par-tout je trouverois à vivre mourir,
& que c'étoit tout ce qui me restoit
à faire? Quelle bêtise de l'amour-propre de
nous montrer toujours toute la
[496] nature intéresse aux petits evenemens de
notre vie? N'eût-on pas dit à
me voir délibérer sur mon séjour qu'il
importoit beaucoup au genre humain
que j'allasse habiter un pays plutôt qu'un
autre, & que le poids de mon corps
alloit rompre 1'équilibre du globe? Si je
n'estimois mon existence que ce qu'elle
vaut pour mes semblables, je m'inquiéterois
moins d'aller chercher des devoirs
à remplir, comme s'ils ne me suivoient pas en
quelque lieu que je fusse, & qu'il
ne s'en présentât pas toujours autant qu'en
peut remplir celui qui les aime; je me
dirois qu'en quelque lieu que je vive, en
quelque situation que je sois, je trouverai
toujours à faire ma tâche d'homme, & que
nul n'auroit besoin des autres si chacun
vivoit
convenablement pour foi.
Le sage vit au pour la journée, & trouve
tous ses devoirs quotidiens autour de lui.
Ne tentons rien au-delà de nos forces & ne
nous portons point en avant de notre
existence. Mes devoirs d'aujourd'hui sont ma
seule tâche, ceux de demain ne sont
pas encore venus. Ce que je dois faire à
présent est de m'éloigner de Sophie, &
le chemin que je dois choisir est celui qui
m'en éloigne le plus directement.
Tenons-nous en là.
Cette résolution prise, je mis l'ordre qui
dépendoit de moi à tout ce que je
laissois en arriere; je vous écrivis, j'écrivis
à ma famille, j'écrivis à Sophie
elle-même. Je réglai tout, je n'oubliai que les
soins qui pouvoient regarder ma
personne; aucun ne m'étoit nécessaire, &
sans valet, sans argent, sans équipage,
mais sans desirs & sans soins je partis
seul & à pied. Chez les Peuples où j'ai vécu,
sur les mers que j'ai [497] parcourues, dans
les déserts que j'ai traversés, errant
durant tant d'années, je n'ai regretté qu'une
seule chose, & c'étoit celle que
j'avois à
fuir. Si mon cœur m'eût laissé tranquille, mon corps n'eût manqué de rien.
LETTRE II.
J'ai bu l'eau d'oubli; le passé s'efface de ma
mémoire & d'univers s'ouvre
devant moi. Voilà ce que je me disois en
quittant ma Patrie dont j'avois à rougir,
& à laquelle je ne devois que le mépris
& la haine, puisqu'heureux & digne
d'honneur par moi-même, je ne tenois d'elle
& de ses vils habitans que les
maux dont j'étois la proie, & l'opprobre ou
j'etois plongé. En rompant des
nœuds qui m'attachoient à mon pays, je
l'étendois sur toute la terre, & j'en
devenois d'autant
plus homme en cessant d'être Citoyen.
J'ai remarqué dans mes longs voyages qu'il n'y
à que l'éloignement du terme
qui rende le trajet difficile. Il ne l'est
jamais d'aller à une journée du lieu où
l'on est, & pour quoi vouloir faire plus,
si de journée en journée on peut aller
au bout du monde? Mais en comparant les
extrêmes on s'effarouche de l'intervalle;
il semble qu'on doive le franchir tout d'un
faut; au lieu qu'en le prenant par parties
on ne fait que des promenades & l'on
arrive. Les voyageurs, s'environnant toujours
de leurs usages; de leurs habitudes, de leurs
préjugés, de tous leurs besoins factices,
ont, pour ainsi dire, une atmosphere qui les
sépare des lieux où ils sont, comme
d'autant d'autres mondes différens du leur. Un
[498] François voudroit porter avec
lui toute la France; sitôt que quelque chose de
ce qu'il avoit lui manque, il compte
pour rien les équivalens, & se croit perdu.
Toujours comparant ce qu'il trouve à ce
qu'il à quitté, il croit être mal quand
il n'est pas de la même maniere, & ne sauroit
dormir aux Indes
si son lit n'est fait tout comme à Paris.
Pour moi, je suivois la direction contraire à
l'objet que j'avois à fuir, comme
autrefois j'avois suivi l'opposé de l'ombre
dans la forêt de Montmorenci. La
vîtesse que je ne mettois pas à mes courses se
compensoit par la ferme résolution
de ne point rétrograder. Deux jours de marche
avoient déjà fermé derriere moi
la barriere en me laissant le tems de réfléchir
durant mon retour, si jeusse été
tenté d'y songer. Je respirois en m'éloignant,
& je marchois plus à mon aise, à
mesure que j'échappois au danger. Borné pour
tout projet à celui que j'exécutois,
je suivois le même air de vent pour toute
regle; je marchois tantôt vite, & tantôt
lentement selon ma commodité, ma sauté,
mon humeur, mes forces. Pourvu, non
avec moi, mais en moi, de plus de ressources
que je n'en avois besoin pour vivre,
je n'étois embarrassé ni de ma voiture, ni de
ma subsistance. Je ne craignois point
les voleurs; ma bourse & mon passe-port
étoient dans mes bras: mon vêtement
formoit toute ma garde-robe; il étoit commode
& bon pour un ouvrier. Je le
renouvellois sans peine à mesure qu'il
s'usoit. Comme je ne marchois ni avec
l'appareil ni avec l'inquiétude d'un voyageur,
je n'excitois l'attention de personne;
je passois par-tout pour un homme du
pays. Il étoit rare qu'on m'arrêtât sur des
frontieres, & quand [499] cela rn'arrivoit,
peu m'importoit; je restois-là sans
impatience, j'y travaillois tout comme ailleurs;
j'y aurois sans peine passé ma vie
si l'on m'y eût toujours retenu, & mon peu
d'empressement d'aller plus loin m'ouvroit
enfin tous les passages. L'air affairé &
soucieux est toujours suspect, mais un homme
tranquille inspire de la confiance; tout le
monde me laissoit libre en voyant qu'on
pouvoir disposer
de moi sans me fâcher.
Quand je ne trouvois pas à travailler de mon
métier, ce qui étoit rare, j'en faisois
d'autres. Vous m'aviez fait acquérir
l'instrument universel. Tantôt paysan, tantôt
artisan, tantôt artiste, quelquefois même homme
à talens, j'avois par-tout quelque
connoissance de mise, & je me rendois
maître de leur usage par mon peu
d'empressement à les montrer. Un des fruits de
mon éducation étoit d'être pris
au mot sur ce que je me donnois pour
être, & rien de plus; parce que j'étois simple
en toute chose, & qu'en remplissant un
poste je n'en briguois pas un autre. Ainsi,
j'étois toujours à
ma place l'on m'y laissoit toujours.
Si je tombois malade, accident bien rare à un
homme de mon tempérament qui
ne fait excès ni d'alimens, ni de soucis, ni de
travail, ni de repos, je restois coi
sans me tourmenter de guérir, ni m'effrayer de
mourir. L'animal malade jeûne,
reste en place, & guérit ou meurt; je
faisois de même, & je m'en trouvois bien.
Si je me fusse inquiété de mon état, si j'eusse
importuné les gens de mes craintes
& de mes plaintes, ils se seroient ennuyés
de moi, j'eusse inspiré moins d'intérêt
& d'empressement que n'en donnoit ma
patience. Voyant [500] que je n'inquiétois
personne, que je ne me lamentois point, on me
prévenoit par des soins qu'on m'eût
refusés
peut-être si je les eusse implorés.
J'ai cent sois observé que plus on veut exiger
des autres, plus on les dispose au refus;
ils aiment agir librement, & quand ils sont
tant que d'être bons, ils veulent en avoir
tout le mérite. Demander un bienfait c'est y
acquérir une espece de droit, l'accorder
est presque un devoir, & l'amour-propre
aime mieux faire un don gratuit que paye
une dette.
Dans ces pélerinages, qu'on eût blâmés dans le
monde comme la vie d'un vagabond,
parce que je ne les faisois pas avec le faste
d'un voyageur opulent, si quelquefois
je me demandois; que fais-je? où vais-je?
quel est mon but ? Je me répondois;
qu'ai-je fait en naissant que commencer un
voyage qui ne doit finir qu'à ma mort ?
Je sais ma tâche, je reste à ma place, j'use
avec innocence & simplicité cette courte
vie, je fais toujours un grand bien par le mal
que je ne sais pas parmi mes semblables,
je pourvois à mes besoins en pourvoyant aux
leurs, je les sers sans jamais leur nuire,
je leur donne l'exemple d'être heureux &
bons sans soins & sans peine: j'ai répudié
mon patrimoine, & je vis; je ne sais rien
d'injuste, & je vis; je ne demande point
l'aumône & je vis. Je suis donc utile aux
autres en proportion de ma subsistance:
car les hommes ne
donnent rien, pour rien.
Comme je n'entreprends pas l'histoire de mes
voyages, je passe tout ce qui n'est
qu'événement. J'arrive à Marseille: [501] pour
suivre toujours la même direction
je m'embarque pour Naples ; il s'agit de payer
mon passage; vous y aviez pourvu
en me faisant apprendre la manoeuvre : elle
n'est pas plus difficile sur la Méditerranée
que sur l'Océan, quelques mots changés en font
toute la différence. Je me fais
matelot. Le Capitaine du bâtiment, espece de
Patron renforcé, étoit un renégat
qui s'étoit rapatrié. Il avoir été pris depuis
lors par les Corsaires, & disoit s'être
échappe de leurs mains sans avoir été reconnu. Des
machands Napolitains lui
avoient confié un autre vaisseau & il
faisoit sa seconde couse depuis ce rétablissement.
Il contoit sa vie à qui vouloit l'entendre,
& savoit si bien se faire valoir qu'en amusant
il donnoit de la confiance. Ses goûts étoient
aussi bizarres que ses aventures. Il ne
songeoit qu'a divertir son équipage: il avoit
sur son bord deux méchons pierriers
qu'il tirailloit tout le jour; toute la nuit il
tiroit des fusées; on n'a jamais vu Patron
de navire aux gai.
Pour moi, je m'amusois à m'exercer dans la
marine, & quand je n'étois pas de
quart, je n'en demeurois pas moins à la
manoeuvre ou au gouvernail. L'attention
me tenoit lieu d'expérience, & je ne tardai
pas à juger que nous derivions beaucoup
à l'ouest. Le compas étoit pourtant au rumb
convenable; mais le cours du soleil &
des étoiles sembloit contrarier si fort sa
direction qu'il faloit , selon moi, que l'aiguille
déclinât prodigieusement. Je le dis au
Capitaine; il battit la campagne en se moquant
de moi, & comme la mer devint haute, &
le tems nébuleux, il ne nie fut pas possible
de vérifier mes observations. Nous eûmes
un veut [502] forcé qui nous jetta en pleine
mer; il dura deux jours: le troisieme nous
apperçûmes la terre à notre gauche. Je
demandai au Patron ce que c'étoit. Il me dit,
terre de l'Eglise. Un matelot soutint que
c'étoit la côte de Sardaigne; il fut hué, &
paya de cette façon sa bienvenue; car quoique
vieux matelot, il
étoit nouvellement sur ce bord, ainsi que moi.
II ne m'importoit gueres où que nous fussions;
mais ce qu'avoit dit cet homme ayant
ranimé ma curiosité, je me mis à fureter autour
de l'habitacle, pour voir si quelque
fer mis là par mégarde ne faisoit point
décliner l'aiguille. Quelle fut ma surprise de
trouver un gros aimant caché dans un coin! En
l'ôtant de sa place, je vis l'aiguille
en mouvement reprendre sa direction. Dans le
même instant quelqu'un cria; Voile.
Le Patron regarda avec sa lunette, & dit
que c'étoit un petit bâtiment françois; comme
il avoit le cap sur nous & que nous ne
l'évitions pas, il ne tarda pas d'être à pleine vue,
& chacun vit alors que c'étoit une voile
barbaresque. Trois marchands Napolitains que
nous avions à bord avec tout leur bien,
pousserent des cris jusqu'au Ciel. L'énigme
alors me devint claire. Je m'approchai du
Patron, & lui dis à l'oreille: Patron, si nous
sommes pris, tu es mort ; compte là-dessus. J'avois paru si peu ému, & je lui tins ce
discours d'un ton si posé, qu'il ne s'en alarma
gueres & feignit même de ne l'avoir pas
entendu.
Il donna quelques ordres pour la défense, mais
il ne se trouva pas une arme en état,
& nous avions tant brûlé .de poudre, que
quand on voulut charger les pierriers,
à peine [503] en resta-t-il pour deux coups.
Elle nous eût même été inutile; sitôt
que nous fûmes à portée, au lieu de daigne sur
nous on nous cria d'amener, & nous
fûmes abordés presque au même instant.
Jusqu'alors le Patron, sans en semblant,
m'observoit avec quelque défiance: mais qu'il
vit les Corsaires dans notre bord, il
cessa de faire attention à moi & s'avança
vers eux sans précaution. En ce moment je
me crus juge, exécuteur, pour venger mes
pagnons d'esclavage, en purgeant le genre
humain traître & la mer d'un de ses
monstres. Je courus à lui, & lui criant; je te l'ai promis,
je te tiens parole , d'un sabre dont je m'étois saisi je lui fis voler la
tête. à l'instant, voyant
le chef des barbaresques venir impétueusement à
moi, je l'attendis de pied ferme, & lui
presentant le sabre par la poignée, tiens,
Capitaine, lui dis-je en langue franque, je viens
de faire justice; tu peux la faire à ton
tour. Il prit le sabre, il le leva sur ma
tête; j' attendis
le coup en silence: il sourit, & me tendant
la main, il défendit qu'on me mît aux fers avec
les autres , mais il ne me parla point de
l'expédition qu'il m'avoit vu faire; ce qui me
confirma qu'il en savoit assez la raison. Cette
distinction, au reste, ne dura que jusqu'au
port d'Alger, & nous fumes envoyés au bagne
en débarquant, couplés comme des chiens
de chasse.
Jusqu'alors, attentif à tout ce que je voyois,
je m'occupois peu de moi. Mais enfin
la premiere agitation cesse me laissa
réfléchir sur mon changement d'état, & le
sentiment qui m'occupoit encore dans toute sa
force me fit dire [504] en moi-même
avec une sorte de satisfaction. Que
m'ôtera cet événement ? Le pouvoir de faire
une sottise. Je suis plus libre qu'auparavant.
Emile esclave! reprenois-je, eh dans
quel sens ? Qu'ai-je perdu de ma liberté
primitive ? Ne naquis-je pas esclave de
la nécessité ? Quel nouveau joug peuvent
m'imposer les hommes ? Le travail ? ne
travaillois-je pas quand j'étois libre ? La
faim ? combien de fois je l'ai soufferte
volontairement! La douleur? toutes les forces
humaines ne m'en donneront pas plus
que ne m'en fit fable. La contrainte?
sera-t-elle plus rude que celle de mes premiers
fers ? & je n'en voulois pas sortir. Soumis
par ma naissance aux passions humaines,
que leur joug me soit imposé par un autre ou
par moi , ne faut-il pas toujours le porter,
&. qui sait de quelle part il me sera plus
supportable? J'aurai du moins toute ma raison
pour les modérer dans un autre, combien de fois
ne m'a-t-elle pas abandonné dans les
miennes ? Qui pourra me faire porter deux.
chaînes ? N'en portois-je pas une auparavant ?
II n'y à de servitude réelle que celle de la
nature. Les hommes n'en sont que les instrumens.
Qu'un maître m'assomme ou qu'un rocher ni
m'écrase, c'est le même événement
a mes yeux, & tout ce qui peut m'arriver de
pis dans l'esclavage est de ne pas plus fléchir
un tyran qu'un caillou. Enfin si j'avois ma
liberté, qu'en serois-je ? Dans l'état ou je suis,
que puis-je vouloir? Eh! pour ne pas tomber
dans l'anéantissement, j'ai besoin d'être
animé par la
volonté d'un autre au défaut de la mienne.
Je tirai de ces réflexions la conséquence que
mon changement [505] d'état étoit
plus apparent que réel; que, si la liberté
consistoit à faire ce qu'on veut, nul homme
ne seroit libre; que tous sont foibles, dépendans
des choses, de la dure nécessité;
que celui qui fait le mieux vouloir tout ce
qu'elle ordonne est le plus libre, puisqu'il n'est
jamais forcé de
faire ce qu'il ne veut pas.
Oui, mon père, je puis le dire; le tems de ma
servitude fut celui de mon regne,
& jamais je n'eus tant d'autorité sur moi
que quand je portai les fers des barbares.
Soumis à leurs passions sans les partager,
j'appris à mieux connoître les miennes.
Leurs écarts furent pour moi des instructions
plus vives que n'avoient été vos leçons,
& je fis sous ces rudes maîtres un cours de
Philosophie encore plus utile que celui
que j'avois fait
prés de vous.
Je n'éprouvai pas pourtant dans leur servitude
toutes les rigueurs que j'en attendois.
J'effuyai de mauvais traitemens, mais moins,
peut-être, qu'ils n'en eussent essuyés
parmi nous , & je connus que ces noms de
Maures & de Pirates portoient avec eux
des préjugés dont je ne m'étois pas à défendu.
Ils ne sont pas pitoyables, mais ils
sont justes, & s'il saut n'attendre d'eux
ni douceur ni clémence, on n'en doit craindre
non plus ni caprice ni méchanceté. Ils veulent
qu'on fasse ce qu'on peut faire, mais ils
n'exigent rien de plus, & dans leurs
châtimens ils ne punissent jamais l'impuissance,
mais seulement la mauvaise volonté. Les Negres
seroient trop heureux en Amérique,
si l'Européen traitoit avec la même équité ;
mais comme il ne voit dans ces malheureux
que des instrumens de travail, sa conduite
[506] envers eux dépend uniquement de l'utilité
qu'il en tire; il
mesure sa justice sur sou profit.
Je changeai plusieurs fois de Patron: l'on
appelloit cela me vendre, comme si jamais
on pouvoit vendre un homme. On vendoit le
travail de mes mains; mais ma volonté,
mon entendement, mon être, tout ce par
quoi j'étois moi & non pas un autre, ne se
vendoit assurément pas ; & la preuve de
cela est que la premiere fois que je voulus
le contraire de ce que vouloit mon prétendu
maître, ce fut moi qui sus le vainqueur.
Cet événement
mérite d'être raconté.
Je fus d'abord assez doucement traité; l'on
comptoit sur mon rachat , & je
vécus plusieurs mois dans une inaction qui
m'eût ennuyé, si je pouvois connoître
l'ennui. Mais enfin voyant que je n'intriguois
point auprès des Consuls Européens
& des Moines, que personne ne parloit de ma
rançon & que je ne paroissois pas y
songer moi-même, on voulut tirer parti de moi
de quelque maniere, & l'on me fit
travailler. Ce changement ne me surprit ni ne
me fâcha. Je craignois peu les travaux
pénibles, mais j'en aimois mieux de plus
amusans. Je trouvai le moyen d'entrer dans
un attelier dont le maître ne tarda pas à
comprendre que j'étois le sien dans son métier.
Ce travail devenant plus lucratif pour mon
Patron que celui qu'il me faisoit faire, il
m'établir pour son
compte & s'en trouva bien.
J'avois vu disperser presque tous mes anciens
camarades du bagne, ceux
qui pouvoient être rachetés l'avoient été .
Ceux qui ne pouvoient l'être
avoient eu le même fort que [507] moi, mais
tous n'y avoient pas trouvé le
même adoucissement. Deux chevaliers de Malte
entre autres avoient été
délaissés. Leurs familles étoient pauvres. La
Religion ne rachete point ses
captifs, & les Peres ne pouvant racheter
tout le monde, donnoient ainsi que les
Consuls, une préférence fort naturelle &
qui n'est pas inique à ceux dont la
reconnoissance leur pouvoit être plus utile.
Ces deux chevaliers, l'un jeune &
l'autre vieux, étoient instruits & ne
manquoient pas de mérite; mais ce mérite étoit
perdu dans leur situation présente. Ils
savoient le génie, la tactique, le latin, les
belles-lettres. Ils avoient des talens pour
briller, pour commander, qui n'étoient pas
d'une grande ressource à des esclaves. Pour
surcroît, ils portoient fort impatiemment
leurs fers, & la philosophie dont ils se
piquoient extrêmement, n'avoit point appris à ces
fiers gentilshomme à servir de bonne grave des
pieds-plats & des bandits; car ils
n'appelloient pas autrement leurs maîtres. Je
plaignois ces deux pauvres gens; ayant
renoncé par leur noblesse à leur état d'hommes,
à Alger ils n'étoient plus rien; même
ils étoient moins que rien. Car parmi les
corsaires, un corsaire ennemi fait esclave est
fort au-dessous du néant. Je ne pus servir le
vieux que de mes conseils qui lui etoient
superflus, car p-lus savant que moi, du moins
de cette science qui s'étale, il savoit à fond
toute la morale, & ses préceptes lui
étoient très-familiers; il n'y avoit que la pratique qui
lui manquât, & l'on ne sauroit porter de
plus mauvaise grace le joug de la nécessité. Le
jeune encore plus impatient, mais ardent,
actif, intrépide, se perdoit [508] en projets de
révoltes & de conspirations impossibles a
exécuter, & qui toujours découverts ne faisoient
qu'aggraver sa misere. Je tentai de
l'exciter à s'évertuer à mon exemple & à tirer parti
de ses bras pour rendre son état plus
supportable, mais il. méprisa mes conseils & me
dit fiérement qu'il savoit mourir. Monsieur,
lui dis-je, il vaudroit encore mieux savoir
vivre. Je parvins pourtant à lui procurer
quelques soulagemens qu'il reçut de bonne
grace, & en. ame noble &
sensible; mais qui ne lui firent pas goûter mes vues. Il
continua ses trames pour se procurer, la
liberté par un coup hardi, mais son esprit
remuant lassa la patience de son maître qui
étoit le mien. Cet homme se défit de lui
& de moi, nos liaisons lui avoient
paru suspectes, & il crut que j'employois à l'aider
dans ses manoeuvres les entretiens par
lesquels je tâchois de l'en détourner. Nous
fumes vendus à un entrepreneur d'ouvrages
publics, & condamnés à travailler sous
les ordres d'un surveillant barbare, esclave
comme nous, mais qui pour se faire
valoir à son maître nous accabloit de
plus de travaux, que la force humaine n'en pouvoit
porter.
Les premiers jours ne furent pour moi que des
jeux.. Comme on nous partageoit
également le travail & que j'étois plus
robuste & plus ingambe que tous mes
camarades, j'avois fait ma. tâche avant eux,
après quoi j'aidois les plus foibles
& les allégeois d'une partie de la leur.
Mais notre piqueur ayant remarqué ma
diligence & la supériorité de mes forces,
m'empêcha de les employer pour d'autres
en doublant ma tâche, &, toujours
augmentant par degrés, finit par [509] me
surcharger à tel point & de travail
& de coups, que malgré ma vigueur, j'étois
menacé de succomber bientôt sous le faix; tous
mes compagnons, tant forts que
foibles, mal
nourris & plus maltraités dépérissoient sous l'excès du travail.
Cet état devenant tout-à-fait insupportable, je
résolus m'en délivrer à tout risque,
mon jeune chevalier à qui je communiquai ma
résolution la partagea vivement.
Je le connoissois homme de courage, capable de
constance pourvu qu'il fût sous
les yeux des hommes, & dès qu'il
s'agissoit d'actes brillans & de vertus héroÏques,
je me tenois sûr de lui. Mes ressources
néanmoins étoient toutes en moi-même
& je n'avois besoin du concours de personne
pour exécuter mon projet; mais il
étoit vrai qu'il. pouvoit avoir un effet
beaucoup plus avantageux, exécuté de
concert mes compagnons de miseres, & je
résolus de le leur proposer, conjointement
avec le chevalier.
J'eus peine à obtenir de lui que cette
proposition se feroit simplement & sans intrigues
préliminaires. Nous primes le tems du repas où
nous étions plus rassemblés & moins
surveillés. Je m'adressai d'abord dans ma
langue à une douzaine de compatriotes
que j'avois-là, ne voulant pas leur parler en
langue franque de peur d'être entendu
des gens du pays. Camarades, leur dis-je,
écoutez-moi. Ce qui me reste de force ne
peut suffire à quinze jours encore du travail
dont on me surcharge, & je suis un des
plus robustes de la troupe; il faut qu'une
situation si violente prenne une prompte fin,
soit par un épuisement total, soit par une
résolution qui prévienne. Je choisis le dernier
parti, & je suis détermine à [510] me
refuser dès demain à tout travail au péril de ma
vie, & de tous les traitenmens que doit
m'attirer ce refus. Mon choix est une affaire
de calcul. Si je reste comme je suis, il faut
périr infailliblement en très-peu de ce tems
& sans aucune ressource; je m'en ménage une
par ce sacrifice de peu de jours. Le parti
que je prends peut effrayer notre inspecteur
& éclairer son maître sur son véritable
intérêt. Si cela n'arrive pas, mon fort
quoiqu'accéleré ne sauroit être empiré. Cette
ressource seroit tardive & nulle quand mon
corps épuisé ne seroit plus capable d'aucun
travail, alors en me ménageant ils n'auroient
rien à gagner, en m'achevant ils ne seroient
qu'épargner ma nourriture. Il me convient donc
de choisir le moment où ma perte en est
encore une pour eux. Si quelqu'un d'entre
vous trouve mes raisons bonnes, & veut, à
l'exemple de cet homme de courage prendre le
même parti que moi, notre nombre sera
plus d'effet & rendra nos tyrans plus
traitables. Mais fussions-nous seuls lui & moi,
nous n'en sommes pas moins résolus à persister
dans notre refus, & nous vous prenons
tous à témoins de
la façon dont il sera soutenu.
Ce discours simple & simplement prononcé,
fut écouté sans beaucoup d'émotion.
Quatre ou cinq de la troupe me dirent cependant
de compter sur eux & qu'ils feroient
comme moi. Les autres ne dirent mot & tout
resta calme. Le chevalier mécontent de
cette tranquillité parla aux siens dans sa
langue avec plus de véhémence, leur nombre
étoit grand, il leur fit à haute voix des
descriptions animées de l'état où nous étions
réduits & de la cruauté de nos bourreaux.
Il excita leur indignation par la peinture de
notre avilissement, & leur [511] ardeur par
l'espoir de la vengeance: enfin il enflamma
tellement leur courage par l'admiration
de la force d'ame qui sait braver les tourmens
& qui triomphe de la puissance même, qu'ils
l'interrompirent par des cris, & tous
jurerent de nous
imiter & d'être inébranlables jusqu'à la mort.
Le lendemain, sur notre refus de travailler,
nous fûmes, comme nous nous y étions
attendus, très-maltraités les uns & les
autres, inutilement toutefois quant à nous deux
& à mes trois ou quatre compagnons de la
veille, à qui nos bourreaux n'arracherent pas
même un seul cri. Mais l'oeuvre du chevalier ne
tint pas si bien. La constance de ses
bouillans compatriotes fut épuisée en quelques
minutes, & bientôt à coups de nerf de
boeuf, on les ramena tous au travail, doux comme
des agneaux. Outré de cette lâcheté,
le chevalier tandis qu'on le tourmentoit
lui-même, les chargeoit de reproches & d'injures
qu'ils n'écoutoient pas. Je tâchai de
l'appaiser sur une désertion que j'avois prévue &
que je lui avois prédite. Je savois que les
effets de l'éloquence sont vifs ruais momentanées
Les hommes qui se laissent si facilement
émouvoir se calment avec la même facilité.
Un raisonnement froid & fort ne fait point
d'effervescence, mais quand il prend il
pénetre, &
l'effet qu'il produit ne s'efface plus.
La foiblesse de ces pauvres gens en produisit
un autre auquel je ne m'étois pas
attendu, & que j'attribue à une
rivalité nationale plus qu'à l'exemple de notre
fermeté. Ceux de mes compatriotes qui ne
m'avoient point imité les voyant
revenir au travail, les huerent, le quitterent
à leur tour, & comme pour insulter
à leur couardise, vinrent se ranger autour
[512] de moi, cet exemple en entraîna
d'autres & bientôt la révolte devint si
générale que le maître attiré par le bruit
& les cris,
vint lui-même pour y mettre ordre.
Vous comprenez ce que notre inspecteur pur lui
dire pour s'excuser & pour
l'irriter contre nous. Il ne manqua pas de me
désigner comme l'auteur de l'émeute,
comme un chef de mutins qui cherchoit à se
faire craindre par le trouble qu'il
vouloir exciter. Le maître me regarda & me
dit; c'est donc toi qui débauches mes
esclaves ? Tu viens d'entendre
l'accusation. Si tu as quelque chose à répondre,
parle. Je fus frappé de cette modération dans
le premier emportement d'un homme
âpre au gain menace de sa ruine; dans un moment
où tout maître Européen,
touché jusqu'au vis par son intérêt, eut
commencé sans vouloir m'entendre, par
me condamner à mille tourmens. Patron, lui
dis-je en langue franque; tu ne peux
trous haÏr; tu ne nous connois pas même; nous
ne te haissons pas non plus, tu n'es
pas l'auteur de nos maux, tu les ignores. Nous
savons porter le joug de la nécessite
qui nous à soumis à toi. Nous ne refusons point
d'employer nos forces pour ton
service, puisque le sort nous y condamne; mais
en les excédant ton esclave nous
les ôte & va te ruiner par notre perte.
Crois-moi, transporte à un homme plus
sage l'autorité dont il abuse à ton préjudice.
Mieux distribué ton ouvrage ne se
sera pas moins, & tu conserveras des
esclaves laborieux dont tu tireras avec le
tems un profit beaucoup plus grand que celui
qu'il te veut procurer en nous
accablant. Nos plaintes sont justes; nos
demandes sont modérées. Si tu ne les
écoutes pas, notre parti est pris; ton [513]
homme vient d'en faire l'épreuve; tu
peux la faire à
ton tour.
Je me tus; le piqueur voulut répliquer. Le
Patron lui imposa silence. Il parcourut
des yeux mes camarades dont le teint hâve &
la maigreur attestoient la vérité
de mes plaintes, mais dont la contenance au
surplus n'annonçoit point du tout
des gens intimidés. Ensuite m'ayant considéré
derechef. Tu parois, dit-il, un
homme sensé: je veux savoir ce qui en
est. Tu tances la conduite de cet esclave;
voyons la tienne à sa place; je te la donne
& le mets à la tienne. Aussi-tôt il
ordonna qu'on
m'ôtât mes fers & qu'on les mit à notre chef; cela fut fait à l'instant.
Je n'ai pas besoin de vous dire comment je me
conduisis dans ce nouveau poste,
& ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici.
Mon aventure fit du bruit, le soin qu'il prit
de la repandre fit nouvelle dans Alger: le Dey
même entendit parler de moi &
voulut me voir. Mon Patron m'ayant conduit à
lui & voyant que je lui plaisois
lui fit présent de
ma personne. Voilà votre Emile esclave du Dey d'Alger.
Les regles sur lesquelles j'avois à me conduire
dans ce nouveau poste,
découloient de principes qui ne m'étoient pas
inconnus. Nous les avions
discutés durant mes voyages, & leur
application bien qu'imparfaite &
trés-en petit, dans le cas où je me trouvois,
étoit sûre & infaillible dans
ses effets. Je ne vous entretiendrai pas de ces
menus détails, n'est pas de
cela qu'il s'agit entre vous & moi. Mes
succès m'attirerent la considération
de mon Patron.
Assem Oglou étoit parvenu à la suprême
puissance par la route la plus
honorable qui puisse y conduire: car de [514]
simple matelot passant par
tous les grades de la marine & de la
milice, il s'étoit successivement élevé
aux premières places de l'Etat, & après la
mort de ton prédécesseur il fût
élu pour lui succéder par les suffrages
unanimes des Turcs & des Maures,
des gens de guerre & des gens de loi. Il y
avoit douze ans qu'il. remplissoit
avec honneur ce poste difficile, ayant à gouverner
un peuple indocile &
barbare, une soldatesque inquiète & mutine,
avide de désordre & de trouble,
qui, ne sachant ce qu'elle desiroit elle-même,
ne vouloit que remuer & se soucioit
peu que les choses allassent mieux pourvu
qu'elles allassent autrement: On ne
pouvoit pas se plaindre de son administration,
quoiqu'elle ne répondit pas à
l'espérance qu'on en avoit conçue.. Il avoit
maintenu sa régence assez tranquille:
tout étoit en meilleur état
qu'auparavant, le commerce & l'agriculture alloient bien,
la marine étoit en vigueur, le peuple avoit du.
pain. Mais on n'avoit
point de ces
opérations éclatantes .....
FIN.