[J.M.GALLANAR=éditeur]
JEAN JACQUES ROUSSEAU.
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE, TRAGÉDIE.
[1740?, Bibliothèque de Genève, MS. fr. 204.
Publication, Boubers édition, Oeuvres mêlées de Rousseau, Londres 1776, t.
VIII, pp. 267-296; Pléiade édition, t. II, pp. 811-841. == Du Peyrou/Moultou
1780-89 quarto édition, t. XIII, pp. 347-379.]
[347] LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE,
TRAGÉDIE.*
[*Cette piece & les suivantes [Iphis] en
vers font tirées du Recueil des Oeuvres de M. Rousseau imprimé à Bruxelles. Les
Editeurs de cette Édition avertissent dans un avis préliminaire , qu'elles
n'avoient jamais été imprimées & qu'ils les publient d'après les originaux,
la plupart écrits de la main même de l'Auteur.]
[348] ACTEURS.
LE CACIQUE, de l'Isle de Guanahan,
conquérant d'une partie des Antilles.
DIGIZE, épouse du Cacique.
CARIME , Princesse Américaine.
COLOMB , chef de la flotte Espagnole.
ALVAR , officier
Castillan.
LE GRAND-PRÊTRE des Américains.
NOZIME , Américain.
TROUPE de Sacrificateurs Américains.
TROUPE d'Espagnols & d'Espagnoles de la
flotte.
TROUPE d'Américains & d'Américaines.
La Scene est dans l'Isle de Guanahan.
[349] LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE, Tragédie.
[Non Prologue]
ACTE PREMIER.
Le Théâtre représente la forêt sacrée , où
les peuples de Guanahan venoient adorer leurs Dieux.
SCENE PREMIERE.
LE CACIQUE, CARIME.
LE CACIQUE. Seule en ces bois sacrés ! eh! qu'y
faisoit Carime?
CARIME. Eh! quel autre que vous devroit le
savoir mieux?
De mes tourmens secrets j'importunois les Dieux
;
J'y pleurois mes malheurs ; m'en faites - vous
un crime?
[350] LE CACIQUE. Loin de vous condamner,
j'honore la vertu,
Qui vous fait, prés des Dieux, chercher la
confiance,
Que l'effroi vient d'ôter à mon peuple abattu.
Cent présages affreux , troublant notre
assurance,
Semblent du Ciel annoncer le courroux:
Si nos crimes ont pu mériter sa vengeance ,
Vos voeux l'éloigneront
de nous,
En saveur de votre
innocence.
CARIME. Quel fruit espérez -vous de ces détours
honteux?
Cruel ! vous insultez à mon sort déplorable.
Ah! si l'amour me rend
coupable ,
Est-ce à vous à blâmer
mes feux?
LE CACIQUE.
Quoi ! vous parlez d'amour en ces momens
funestes!
L'amour échauffe-t-il des coeurs glacés
d'effroi?
CARIME.
Quand l'amour est extrême ,
Craint - on d'autre malheur.
Que la froideur
De ce qu'on aime?
Si Digizé vous vantoit son ardeur,
Lui répondriez-vous de même?
LE CACIQUE. Digizé m'appartient par des noeuds
éternels,
[351] En partageant mes feux, elle a rempli mon
trône;
Et quand nous confirmons nos sermens mutuels ,
L'amour le justifie, & le devoir l'ordonne.
CARIME.
L'amour & le devoir s accordent rarement :
Tour - à - tour, seulement , ils regnent dans
une ame.
L'amour forme
l'engagement ;
Mais le devoir éteint
la flâme.
Si l'hymen a pour vous des attraits si
charmans,
Redoublez, avec moi , ses doux engagemens ;
Mon coeur consent à ce
partage:
C'est un usage établi
parmi nous.
LE CACIQUE. Que me proposez - vous , Carime ?
quel langage!
CARIME. Tu t'offenses , cruel, d'un langage si
doux;
Mon amour & mes pleurs excitent ton
courroux.
Tu vas triompher en ce
jour!
Ah ! si tes yeux ont
plus de charmes ,
Ton coeur a-t-il autant
d'amour ?
LE CACIQUE. Cessez de vains regrets, votre plainte
est injuste:
Ici vos pleurs blessent
mes yeux.
Carime, ainsi que vous , en cet asyle auguste,
Mon coeur a ses secrets à révéler aux Dieux.
[352] CARIME.
Quoi, barbare ! au mépris tu joins enfin
l'outrage!
Va , tu n'entendras plus d'inutiles soupirs ;
A mon amour trahi tu préfères ma rage ;
Il faudra te servir au gré de tes desirs.
LE CACIQUE.
Que son sort est à
plaindre !
Mais les fureurs
n'obtiendront rien.
Pour un coeur fait
comme le mien ,
Ses pleurs étoient bien
plus à craindre.
SCENE II.
LE CACIQUE seul.
Lieu terrible, lieu
révéré ,
Séjour des Dieux de cet
empire.
Déployez, dans les coeurs, votre pouvoir sacré:
Dieux, calmez un peuple égaré;
De ses sens effrayés dissipez ce délire.
Ou , si votre puissance enfin n'y peut suffire
,
N'usurpez plus un nom vainement adoré.
Je me le cache en vain , moi - même je
frissonne ;
Une sombre terreur
m'agite malgré moi.
Cacique malheureux , ta vertu t'abandonne;
Pour la premiere fois ton courage s'étonne ;
[353] La crainte & la frayeur se sont
sentir à toi.
Lieu terrible , lieu
révéré,
Séjour des Dieux de cet
empire ,
Déployez, dans les coeurs, votre pouvoir sacré:
Rassurez un peuple
égaré ;
De ses sens effrayés, dissipez ce délire.
Ou si votre puissance , &c.
N'usurpez plus , &c.
Mais quel est le sujet de ces craintes frivoles
?
Les vains pressentimens d'un peuple épouvanté,
Les mugissemens des
idoles ,
Ou l'aspect effrayant d'un astre ensanglanté?
Ah! n'ai-je tant de fois enchaîné la victoire ,
Tant vaincu de rivaux , tant obtenu de gloire ;
Que pour la perdre enfin par de si foibles
coups!
Gloire frivole, eh! sur
quoi comptons - nous!
Mais je vois Digizé , cher objet de ma flâme;
Tendre épouse , ah ! mieux que les Dieux.
L'éclat de tes beaux
yeux
Ranimera mon ame.
[354] SCENE III.
DIGIZE, LE CACIQUE.
DIGIZE.
Seigneur, vos sujets éperdus,
Saisis d'effroi , d'horreur , cèdent à leurs
alarmes ;
Et parmi tant de cris , de soupirs & de
larmes ,
C'est pour vous qu'ils
craignent le plus.
Quel que soit le sujet de leur terreur mortelle
,
Ah! fuyons, cher époux, fuyons; sauvons vos
jours.
Par une crainte hélas ! qui menace leur coeurs
,
Mon coeur sont une mort
réelle.
LE CACIQUE.
Moi, fuir! leur cacique
, leur roi!
Leur pere ! enfin l'esperes - tu de moi ,
Sur la vaine terreur dont ton esprit se blesse.
Moi, fuir! ah Digizé, que me proposes - tu?
Un coeur chargé d'une
foiblesse
Conserveroit -il ta
tendresse ,
En abandonnant la vertu
?
Digizé, je chéris le noeud qui nous assemble,
J'adore tes appas , ils peuvent tout sur moi ;
Mais j'aime encor mon peuple autant que toi ;
Et la vertu plus que tous deux ensemble.
[355] SCENE IV.
NOZIME, LE CACIQUE, DIGIZE.
NOZIME.
Par votre ordre, Seigneur, les prêtres
rassemblés
Vont bientôt, en ces lieux, commencer le
mystere.
LE CACIQUE.
Et les peuples?
NOZIME.
Toujours également troublés
Tous frémissent au récit d'un mal imaginaire.
Ils disent qu'en ces lieux des enfans du soleil
Doivent bientôt descendre , en superbe
appareil.
Tout tremble à leur nom seul; & ces hommes
terribles ,
Affranchis de la mort, aux coups inaccessibles
,
Doivent tout asservir à leur pouvoir fatal:
Trop fiers d'être immortels, leur orgueil sans
égal
Des rois fait leurs sujets ; des peuples leurs
esclaves ;
Leurs récits effrayans étonnent les plus
braves.
J'ai vainement cherché les auteurs insensés
De ces bruits.....
LE CACIQUE.
Laissez-nous Nozime : c'est assez.
[356] DIGIZE.
Grands Dieux! Que produira cette terreur
publique !
Quel sera ton destin , infortuné Cacique ?
Hélas! Ce doute affreux ne trouble-t-il que
moi?
LE CACIQUE.
Mon sort est décidé; je suis aimé de toi.
Dieux puissans , Dieux jaloux de mon bonheur
suprême,
Des fiers, enfans du ciel secondez les projets:
Armez à votre gré la terre, l'enfer même ;
Je puis braver & la foudre & vos
traits.
Déployez contre moi votre injuste vengeance;
J'en redoute peu les
effets:
Digizé seule , en sa
puissance,
Tient mon bonheur &
mes succès.
Dieux puissans , Dieux jaloux de mon bonheur
suprême,
Des fiers enfans du ciel secondez les projets:
Armez à votre gré la terre, l'enfer même;
Je puis braver & la foudre & vos
traits.
DIGIZE.
Où vous emporte un excès de tendresse ?
Ah ! n'irritons point
les Dieux:
Plus on prétend braver
les Cieux ,
Plus on sent sa propre
foiblesse.
Ciel, protecteur de
l'innocence,
Eloigné nos dangers , dissipe notre effroi.
Eh ! des foibles humains qui prendra la
défense,
[357] S'ils n'osent espérer en toi !
Du plus parfait amour la flâme légitime
Auroit -elle offensé tes
yeux?
Ah! si des feux si purs devant toi sont un
crime,
Détruis la race humaine , & ne fais que des
Dieux.
Ciel , protecteur de
l'innocence ,
Eloigné nos dangers , dissipe notre effroi.
Eh! des foibles humains qui prendra la défense,
S'ils n'osent espérer
en toi!
LE CACIQUE.
Chere épouse , suspends d'inutiles alarmes:
Plus que de vains malheurs, tes pleurs me vont
coûter.
Ai - je , quand tu
verses des larmes,
De plus grands maux à
redouter?
Mais j'entends retentir les instrumens sacrés ,
Les prêtres vont
paroître:
Gardez - vous de
laisser connoître
Le trouble auquel vous
vous livrez.
[358] SCENE V.
LE CACIQUE, LE GRAND -PRÊTRE, DIGIZE, TROUPE DE
PRÊTRES.
LE GRAND-PRÊTRE.
C'Est ici le séjour de nos Dieux formidables;
Ils rendent, en ces lieux, leurs arrêts
redoutables :
Que leur présence en nous imprime un saint
respect:
Tout doit frémir à leur
aspect.
LE CACIQUE.
Prêtres sacrés des Dieux, qui protégez ces
isles,
Implorez leur secours sur mon peuple & sur
moi,
Obtenez d'eux qu'ils bannissent l'effroi ,
Qui vient troubler ces lieux tranquilles.
Des présages affreux
Répandent l'épouvante ;
Tout gémit dans
l'attente
De cent maux rigoureux.
Par vos accens
terribles ,
Evoquez les destins:
Si nos maux sont
certains ,
Ils seront moins
sensibles.
LE GRAND-PRÊTRE,
Alternativement avec le Choeur.
Ancien du monde, Etre
des jours,
Sois attentif à nos
prieres,
[359] Soleil , suspends
ton cours ,
Pour éclairer nos
mysteres.
LE GRAND-PRÊTRE.
Dieux, qui veillez sur cet empire ,
Manifestez vos soins , soyez nos protecteurs.
Bannissez de vaines
terreurs ,
Un signe seul vous peut
suffire:
Le vil effroi peut - il frapper des coeurs
Que votre confiance
inspire
CHOEUR.
Ancien du monde, Etre
des jours,
Sois attentif à nos
prieres.
Soleil, suspends ton
cours ,
Pour éclairer nos
mysteres.
LE GRAND-PRÊTRE.
Conservez à son peuple un prince généreux ,
Que de votre pouvoir digne dépositaire ,
Il soit heureux comme
les Dieux ;
Puisqu'il remplit leur
ministere ,
Et qu'il est
bienfaisant comme eux,
CHOEUR.
Ancien du monde,
&c.
LE GRAND-PRÊTRE.
C'en est assez. Que l'on fasse silence.
De nos rites sacrés déployons la puissance.
[360] Que vos sublimes sons, vos pas
mystérieux,
De l'avenir, soustrait aux mortels curieux,
Dans mon coeur inspiré portent la connoissance.
Mais la fureur divine agite mes esprits ,
Mes sens sont étonnés , mes regards éblouis ;
La nature succombe aux efforts réunis
De ces ébranlemens
terribles.......
Non , des transports nouveaux affermissent mes
sens;
Mes yeux, avec effort, percent la nuit des
tems.....
Ecoutez du destin les décrets inflexibles.
Cacique infortuné,
Tes exploits sont flétris, ton regne est
terminé.
Ce jour en d'autres mains fait passer ta
puissance.
Tes peuples asservis sous un joug odieux
Vont perdre , pour jamais , les plus chers dons
des cieux,
Leur liberté , leur
innocence.
Fiers enfans du soleil , vous triomphez de nous
;
Vos arts sur nos vertus vous donnent la
victoire.
Mais, quand nous tombons sous vos coups ,
Craignez de payer cher nos maux & votre
gloire.
Des nuages confus naissant de toutes parts....
Les siecles sont voilés à mes foibles regards.
LE CACIQUE.
De vos arts mensongers cessez les vains prestiges.
Les prêtres se retirent , après quoi son
entend le choeur
suivant,
derriere le théâtre.
CHOEUR derriere le théâtre.
O ciel! ô ciel! quels prodiges nouveaux!
[361] Et quels monstres ailés paroissent sur
les eaux!
DIGIZE.
Dieux! quels sont ces nouveaux prodiges?
CHOEUR derriere le théâtre.
O ciel! ô ciel ,
&c.
LE CACIQUE.
L'effroi trouble les yeux de ce peuple timide ;
Allons appaiser ses
transports.
DIGIZE.
Seigneur, où courez.-vous, quel vain espoir
vous guide?
Contre l'arrêt des Dieux que servent vos
efforts !
Mais il ne m'entend plus , il suit , destin
sévere ,
Ah! ne puis je du moins, dans ma douleur amere,
Sauver un de ses jours, au prix de mille morts.
Fin du premier Acte.
[362] ACTE II.
Le théâtre représente un rivage entrecoupé
d'arbres & de rochers. On voit, dans l'enfoncement , débarquer la flotte
Espagnole , au son des trompettes & des timbales.
SCENE PREMIERE.
COLOMB, ALVAR, TROUPE D'ESPAGNOLS ET
D'ESPAGNOLES.
CHOEUR.
Triomphons, triomphons sur la terre & sur
l'onde,
Donnons des loix
à l'univers,
Notre audace , en ce jour , découvre un nouveau
monde,
Il est fait pour
porter nos fers.
COLOMB, tenant d'une main une épée nue,
& de l'autre l'étendard de Castille.
Climats, dont à nos yeux s'enrichit la nature,
Inconnus aux humains , trop négligés des cieux
,
Perdez la liberté :
(Il
plante l'étendard en terre)
Mais
portez, sans murmure,
Un joug encor plus
précieux.
[363] Chers compagnons , jadis l'Argonaute
timide
Eternisa son nom dans les champs de Colchos.
Aux rives de Gadès, l'impétueux Alcide
Borna sa course &
ses travaux.
Un art audacieux, en nous servant de guide,
De l'immense Océan nous a soumis les flots.
Mais qui célébrera notre troupe intrépide,
A l'égal de tous
ces héros!
Célébrez ce grand jour d'éternelle mémoire ;
Entrez, par les plaisirs , au chemin de la
gloire:
Que vos yeux enchanteurs brillent de toutes
parts ;
De ce peuple sauvage étonnez les regards.
CHOEUR.
Célébrons ce grand jour d'éternelle mémoire ;
Que nos yeux enchanteurs brillent de toutes
parts.
On
danse .
ALVAR.
Fiere Castille, étends par -tout tes loix,
Sur toute la nature exerce ton empire;
Pour combler tes
brillans exploits ,
Un monde entier n'a pu
suffire.
Maîtres des élémens , héros dans les combats,
Répandons en ces lieux la terreur, le ravage:
Le ciel en fit notre
partage,
Quand il rendit l'abord de ces climats
Accessible à notre
courage.
Fiere Castille, &c.
Danses
guerrieres.
[364] UNE CASTILLANE
Volez, conquérans
redoutables,
Allez remplir de grands
destins:
Avec des armes plus
aimables,
Nos triomphes sont plus
certains
Qu'ici d'une gloire
immortelle
Chacun se couronne à
son tour:
Guerriers, vous y portez l'empire d'Isabelle,
Nous y portons l'empire de l'amour,
Volez, conquérans,
&c.
Danses.
ALVAR ET LA CASTILLANE.
Jeunes beautés ,
guerriers terribles ,
Unissez -vous,
soumettez l'univers.
Si quelqu'un se dérobe à des coups invincibles,
Par de beaux yeux qu'il soit chargé de fers.
COLOMB.
C'est assez exprimer notre allégresse extrême ,
Nous devons nos momens à de plus doux
transports.
Allons aux habitans , qui vivent sur ces bords,
De leur nouveau destin porter l'arrêt suprême.
Alvar, de nos vaisseaux ne vous éloignez pas ;
Dans ces détours cachés dispersez vos soldats.
La gloire d'un guerrier est assez satisfaite,
S'il peut favoriser une heureuse retraite:
[365] Allez; si nous avons à livrer des
combats,
II sera bientôt tems d'illustrer votre bras.
CHOEUR.
Triomphons , triomphons sur la terre & sur
l'onde ;
Portons nos loix
au bout de l'univers:
Notre audace , en ce jour, découvre un nouveau
monde:
Nous sommes faits pour
lui donner des fers.
SCENE II.
CARIME seule.
Transports de ma fureur, amour, rage funeste;
Tyrans de la raison , où guidez - vous mes pas
?
C'est assez déchirer mon coeur par vos combats;
Ha! du moins éteignez un feu que je déteste ,
Par mes pleurs ou par
mon trépas.
Mais je l'espere en vain , l'ingrat y regne
encore ,
Ses outrages cruels n'ont pu me dégager.
Je reconnois toujours, hélas! que je l'adore,
Par mon ardeur à m'en
venger.
Transports de ma fureur, &c.
Mais que servent ces pleurs ? . . . . Qu'elle
pleure elle-même.
C'est ici le séjour des enfans du soleil,
Voilà de leur abord le superbe appareil ,
Qu'y viens-je faire hélas! dans ma fureur
extrême?
Je viens leur livrer ce
que j'aime,
[366] Pour leur livrer
ce crue je hais!
Oses -tu l'espérer , infidelle Carime?
Les fils du ciel sont-ils faits pour le crime?
Ils détesteront tes
forfaits.
Mais s'ils avoient aimé.....s'ils ont des
coeurs sensibles;
Ah! sans doute ils le sont , s'ils ont reçu le
jour.
Le ciel peut-il former des coeurs inaccessibles
Aux tourmens de
l'amour!
SCENE III.
ALVAR, CARIME.
ALVAR.
Que vois-je! Quel éclat! Ciel! Comment tant de
charmes
Se trouvent-ils en ces
déserts !
Que serviront ici la valeur & les armes?
C'est à nous d'y porter
les fers.
CARIME , en action de se prosterner,
Je suis encor, seigneur, dans l'ignorance
Des hommages qu'on doit....
ALVAR, la retenant.
J'en
puis avoir reçus :
Mais où brille votre
présence ,
C'est à vous seule
qu'ils sont dus.
[367] CARIME.
Quoi donc! refusez -vous, Seigneur, qu'on vous
adore?
N'êtes - vous pas des
Dieux !
ALVAR.
On ne doit adorer que seule en ces lieux,
Au titre de héros nous aspirons encore:
Mais daignez m'instruire à mon tour,
Si mon coeur en ce lieu
sauvage
Doit en vous admirer
l'ouvrage
De la nature ou de
l'amour?
CARIME,
Vous séduisez le mien par un si doux langage,
Je n'en attendois pas de tels en ce séjour.
ALVAR,
L'amour veut par mes soins réparer en ce jour
Ce qu'ici vos appas ont de désavantage:
Ces lieux grossiers ne sont pas faits pour
vous:
Daignez nous suivre en un climat plus doux.
Avec tant d'appas en
partage ,
L'indifférence est un
outrage
Que vous ne craindrez
pas de nous.
CARIME.
Je serai plus encor; & je veux que cette
isle,
Avant la fin du jour, reconnoisse vos loix.
Les peuples effrayés vont d'asyle en asyle
Chercher leur sureté dans le fond de nos bois:
[368] Le Cacique lui - mémo en d'obscures
retraites
A déposé ses biens les
plus chéris.
Je connois les détours de ces routes secretes.
Des ôtages si chers....
ALVAR.
Croyez-vous
qu'à ce prix
Nos coeurs soient satisfaits d'emporter la
victoire ?
Notre valeur suffit pour nous la procurer.
Vos soins ne serviroient qu'à ternir notre
gloire,
Sans la mieux assurer.
CARIME.
Ainsi , tout se refuse à ma juste colere !
ALVAR.
Juste ciel, vous pleurez! ai-je pu vous
déplaire?
Parlez , que falloit - il ? ....
CARIME.
Il falloit me venger.
ALVAR.
Quel indigne mortel a pu vous outrager?
Quel monstre a pu former ce dessein téméraire?
CARIME.
Le Cacique.
ALVAR.
Il mourra: c'est fait de son destin.
Tous moyens sont permis pour punir une offense,
[369] Pour courir à la gloire il n'est qu'un
seul chemin ;
Il en est cent pour la vengeance.
Il faut venger vos pleurs & vos
appas;
Mais mon zele empressé n'est pas ici le maître:
Notre chef, en ces lieux, va bientôt reparoître
Je vais tout préparer pour marcher sur vos pas.
ENSEMBLE.
Vengeance, amour,
unissez - vous;
Portez par - tout le
ravage.
Quand vous animez le
courage,
Rien ne résiste à vos
coups.
ALVAR.
La colere en est plus ardente,
Quand ce qu'on aime est outragé.
CARIME.
Quand l'amour en haine est changé,
La rage est cent fois plus puissante.
ENSEMBLE.
Vengeance, amour, unissez - vous , &c.
Fin du second Acte.
[370] ACTE III.
Le théâtre change & représente les
appartemens du Cacique,
SCENE PREMIERE.
DIGIZE seule.
Tourmens des tendres coeurs, terreurs, craintes
fatales,
Tristes pressentimens , vous voilà donc
remplis.
Funeste trahison d'une indigne rivale,
Noirs crimes de l'amour, restez - vous impunis
?
Hélas! dans mon effroi
timide ,
Je ne soupçonnois pas, cher & fidele époux
,
De quelle main perfide
Te viendroient de si
rudes coups.
Je connois trop ton coeur , le sort qui nous
sépare
Terminera tes jours:
Et je n'attendrai pas qu'une main moins barbare
Des miens vienne
trancher le cours.
Tourmens des tendres coeurs, terreurs, craintes
fatales, &c.
Cacique redouté, quand cette heureuse rive
Retentissoit par - tout de tes faits glorieux ,
Qui t'eût dit qu'on verroit ton épouse captive
Dans le palais de tes
aieux!
[371] SCENE II.
DIGIZE, CARIME.
DIGIZE.
Venez-vous insulter à mon sort déplorable ?
CARIME.
Je viens partager vos
ennuis.
DIGIZE.
Votre fausse pitié
m'accable
Plus que l'état même où
je suis.
CARIME.
Je ne connois point l'art de feindre:
Avec regret je vois couler vos pleurs.
Mon désespoir a causé vos malheurs;
Mais mon coeur commence à vous plaindre;
Sans pouvoir guérir vos
douleurs.
Renonçons à la violence
,
Quand le coeur se croit
outragé:
A peine a-t-on puni
l'offense,
Qu'on sent moins le plaisir que donne la
vengeance
Que le regret d'être
vengé.
DIGIZE .
Quand le remede est
impossible ,
Vous regrettez les maux où vous me réduisez ;
[372] C'est quand vous les avez causés.
Qu'il y falloit être
sensible.
ENSEMBLE.
Amour, amour, tes cruelles fureurs ,
Tes injustes caprices,
Ne cesseront-ils point de tourmenter les
coeurs?
Fais - tu de nos
supplices
Tes plus cheres
douceurs ?
Nos tourmens sont - ils tes délices?
Te nourris - tu de nos
pleurs?
Amour, amour, tes cruelles fureurs,
Tes injustes caprices
Ne cesseront - ils point de tourmenter les
coeurs?
CARIME.
Quel bruit ici se fait
entendre !
Quels cris! Quels sons
étincelans
DIGIZE.
Du Cacique en fureur les transports violens....
Si c'étoit lui.... Grands dieux! qu'ose-t-il
entreprendre?
Le bruit redouble, hélas ! peut-être il va
périr;
Ciel! juste ciel,
daigne le secourir.
(On entend des décharges de mousqueterie qui
se mêlent au bruit de l'orchestre. )
ENSEMBLE.
Dieux! quel fracas , quel bruit, quels éclats
de tonnerre!
Le soleil irrité renverse-t-il la terre !
[373] SCENE III.
COLOMB suivi de quelques guerriers,
DIGIZE, CARIME.
COLOMB.
C'est assez. Epargnons de foibles ennemis.
Qu'ils sentent leur foiblesse avec leur
esclavage;
Avec tant de fierté , d'audace & de courage
,
Ils n'en seront que
plus punis.
DIGIZE.
Cruels! qu'avez-vous fait?... Mais ô ciel!
c'est lui-même.
SCENE IV.
ALVAR, LE CACIQUE désarmé, & les acteurs
précédens.
ALVAR.
Je l'ai surpris, qui seul, ardent & furieux,
Cherchoit à pénétrer jusqu'en ces mêmes lieux.
COLOMB.
Parle, que voulois -tu dans ton audace extrême?
LA CACIQUE.
Voir Digizé, t'immoler
, & mourir.
[374] COLOMB.
Ta barbare fierté ne peut se démentir:
Mais , réponds , qu'attends-tu de ma juste colere
?
LE CACIQUE.
Je n'attends rien de toi; va, remplis tes
projets.
Fils du soleil, de tes
heureux succès
Rends grace aux foudres
de ton pere,
Dont il t'a fait
dépositaire.
Sans ces foudres brûlans, ta troupe en ces
climats
N'auroit trouvé que le
trépas.
COLOMB.
Ainsi donc ton arrêt est dicté par toi-même.
CARIME.
Calmez votre colere
extrême ;
Accordez aux remords , prêts à me déchirer,
De deux tendres époux la vie & la couronne.
J'ai fait leurs maux , je veux les réparer:
Ou si votre rigueur
l'ordonne ,
Avec eux je veux
expirer.
COLOMB.
Daignent - ils recourir à la moindre priere ?
LE CACIQUE.
Vainement ton orgueil
l'espere,
Et jamais mes pareils n'ont prié que les Dieux.
[375] CARIME à Alvar.
Obtenez ce bienfait si je plais à vos yeux.
CARIME, ALVAR, DIGIZE.
Excusez deux époux, deux amans trop sensibles,
Tout leur crime est
dans leur amour.
Ah! si vous aimiez un
jour,
Voudriez -vous, à votre
tour,
Ne rencontrer que des
coeurs inflexibles?
CARIME.
Ne vous rendrez -vous
point ?
COLOMB.
Allez, je suis vaincu.
Cacique malheureux , remonte sur ton trône.
(
On lui rend sort épée. )
Reçois mon amitié, c'est un bien qui t'est dû.
Je songe , quand je te
pardonne ,
Moins à leurs pleurs
qu'à ta vertu.
(A Carime. )
Pour ces tristes climats la vôtre n'est pas
née.
Sensible aux feux d'Alvar, daignez les
couronner.
Venez montrer l'exemple à l'Espagne étonnée,
Quand on pourroit punir, de savoir pardonner.
LE CACIQUE.
C'est toi qui viens de le donner ;
Tu me rends Digizé, tu m'as vaincu par elle.
[376] Tes armes n'avoient pu dompter mon coeur
rebelle,
Tu l'as soumis par tes
bienfaits.
Sois sur, dès cet instant, que tu n'auras
jamais
D'ami plus empressé, de sujet plus fidele.
COLOMB.
Je te veux pour ami , sois sujet d'Isabelle.
Vante-nous désormais ton éclat prétendu ,
Europe, en ce climat
sauvage,
On éprouve autant de
courage,
On y trouvé plus de
vertu.
O vous , que des deux bouts du monde ,
Le destin rassemblé en
ces lieux ,
Venez , peuples divers , former d'aimables
jeux!
Qu'a vos concerts
l'écho réponde:
Enchantez les coeurs
& les jeux.
Jamais une plus digne
fête
N'attira
vos regards.
Nos jeux sont les
enfans des arts,
Et le monde en est la
conquête.
Hâtez - vous , accourez , venez de toutes
parts,
O vous , que des deux bouts du monde,
Le destin rassemblé en
ces lieux ,
Venez former d'aimables
jeux.
[377] SCENE V.
Les Acteurs précédens , peuples Espagnols
& Américains.
CHOEUR.
Accourons, accourons, formons d'aimables jeux.
Qu'à nos concerts
l'écho réponde,
Enchantons les coeurs
& les yeux.
UN AMÉRICAIN.
Il n'est point de coeur sauvage
Pour
l'amour :
Et dès qu'un s'engage .
En ce séjour,
C'est sans partage.
Point d'autres plaisirs
Que de doutes chaînes;
Nos uniques peines
Sont nos vains desirs ,
Quand des inhumaines
Causent nos soupirs.
Il n'est point ,
&c.
UNE ESPAGNOLE.
Voguons,
Parcourons
Les
ondes,
Nos plaisirs auront leur tour.
[378] Découvrir
De nouveaux mondes,
C'est
offrir
De nouveaux mirthes à
l'amour.
Plus loin que Phoebus
n'étend
Sa
carriere ,
Plus loin qu'il ne
répand
Sa
lumiere ,
L'amour fait sentir ses
feux.
Soleil ! tu fais nos jours , l'amour les rend
heureux.
Voguons
, &c.
CHOEUR.
Répandons dans tout
l'univers
Et nos trésors &
l'abondance,
Unissons par notre
alliance
Deux mondes séparés par l'abyme des mers;
Fin du troisieme & dernier Acte.
[379] AIR
Ajouté à la fête du troisieme Acte.
DIGIZE.
Triomphe, amour, regne en ces lieux,
Retour de mon bonheur, doux transports de ma
flâme,
Plaisirs
charmans, plaisirs des Dieux,
Enchantez,
enivrez mon ame ;
Coulez,
torrens délicieux.
Fille de la vertu , tranquillité charmante ;
Tu n'exclus point des coeurs l'aimable volupté.
Les doux plaisirs sont
la félicité ,
Mais c'est toi qui la
rend constante.
FIN