LES CONFESSIONS
LIVRE PREMIER
1712 - 1728
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont
l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet
homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne
suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être
fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux,
au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser
le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut
juger qu'après m'avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle
voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce
que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la
même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon;
et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce
n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut
de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu
l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel
que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux,
sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu
l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi
l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes
confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils
rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour
son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis
qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.
Je suis né à Genève, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et
de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager
entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de
mon père, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger,
dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du
ministre Bernard, était plus riche: elle avait de la sagesse et
de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon père l'avait
obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dès
l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les
soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter.
La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment
qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles,
n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la même
disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et
chacun d'eux jeta son cœur dans le premier qui s'ouvrit pour le
recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit
que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse se
consumait de douleur: elle lui conseilla de voyager pour
l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que
jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après
cette épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le
jurèrent, et le ciel bénit leur serment.
Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des
sœurs de mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère
qu'à condition que son frère épouserait la sœur. L'amour
arrangea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi
mon oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent
doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et
d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer.
Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla servir dans
l'Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au
siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance
de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était
appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la
beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des
hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus
empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive,
puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me
parlant d'elle. Ma mère avait plus que de la vertu pour s'en
défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de
revenir: il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce
retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la
vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.
Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais
je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il croyait la revoir en
moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne
m'embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives
étreintes, qu'un regret amer se mêlait à ses caresses: elles n'en
étaient que plus tendres. Quand il me disait: Jean-Jacques,
parlons de ta mère; je lui disais: Hé bien! mon père, nous allons
donc pleurer; et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. Ah!
disait-il en gémissant, rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis
le vide qu'elle a laissé dans mon âme. T'aimerais-je ainsi, si tu
n'étais que mon fils? Quarante ans après l'avoir perdue, il est
mort dans les bras d'une seconde femme, mais le nom de la
première à la bouche, et son image au fond du cœur.
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que
le ciel leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu'ils
me laissèrent; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les
malheurs de ma vie.
J'étais né presque mourant; on espérait peu de me conserver.
J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée,
et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour
me laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. Une sœur
de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi
qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci, elle est encore en
vie, soignant, à l'âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune
qu'elle, mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne
de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre
à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués
au commencement des miens! J'ai aussi ma mie Jacqueline encore
vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à
ma naissance pourront me les fermer à ma mort.
Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de
l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je
fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire;
je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet
sur moi: c'est le temps d'où je date sans interruption la
conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans; nous
nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était
question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres
amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions
tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette
occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du
volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles,
disait tout honteux: allons nous coucher; je suis plus enfant que
toi.
En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non
seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une
intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune
idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus.
Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses,
que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je
n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre
trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et
romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien
pu me guérir.
Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce
fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut
recours à la portion de celle de son père qui nous était échue.
Heureusement il s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait
guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un
Ministre, à la vérité, et savant même, car c'était la mode alors,
mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de
l'Empire par le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire
universelle, les Hommes illustres de Plutarque, L'Histoire de
Venise par Nani, les Métamorphoses d'Ovide, la Bruyère, les
Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes
de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je
les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un
goût rare, et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout
devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire
sans cesse me guérit un peu des romans, et je préférai bientôt
Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces
intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient
entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain,
ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de
servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les
situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse
occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs
grands hommes, né moi-même Citoyen d'une République, et fils d'un
père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je
m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je
devenais le personnage dont je lisais la vie: le récit des traits
de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les
yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à
table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et
tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.
J'avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait
la profession de mon père. L'extrême affection qu'on avait pour
moi le faisait un peu négliger; et ce n'est pas cela que
j'approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit
le train du libertinage, même avant l'âge d'être un vrai
libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il faisait des
escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne
le voyais presque point; à peine puis-je dire avoir fait
connaissance avec lui; mais je ne laissais pas de l'aimer
tendrement, et il m'aimait autant qu'un polisson peut aimer
quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le
châtiait rudement et avec colère, je me jetai impétueusement
entre eux deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de
mon corps, recevant les coups qui lui étaient portés; et je
m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que
mon père lui fît grâce, soit désarmé par mes cris et mes larmes,
soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère
tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout à fait. Quelque
temps après on sut qu'il était en Allemagne. Il n'écrivit pas une
seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là;
et voilà comment je suis demeuré fils unique.
Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas
ainsi de son frère; et les enfants des rois ne sauraient être
soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans,
idolâtré de tout ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est
bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté.
Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle,
on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfants;
jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces
fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent
toutes de la seule éducation. J'avais les défauts de mon âge;
j'étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurais volé
des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai
pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à
tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir
une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines, appelée
madame Clot, tandis qu'elle était au prêche. J'avoue même que ce
souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme
au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus
de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes
méfaits enfantins.
Comment serais-je devenu méchant, quand je n'avais sous les
yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les
meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes
parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnait ne
m'obéissait pas à la vérité, mais m'aimait; et moi je les aimais
de même. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu
contrariées qu'il ne me venait pas dans l'esprit d'en avoir. Je
puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maître, je
n'ai pas su ce que c'était qu'une fantaisie. Hors le temps que je
passais à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie
me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la voir
broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et
j'étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable,
m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son
air, son regard, son attitude: je me souviens de ses petits
propos caressants; je dirais comment elle était vêtue et coiffée,
sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient
sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.
Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la
passion pour la musique, qui ne s'est bien développée en moi que
longtemps après. Elle savait une quantité prodigieuse d'airs et
de chansons qu'elle chantait avec un filet de voix fort douce. La
sérénité d'âme de cette excellente fille éloignait d'elle et de
tout ce qui l'environnait la rêverie et la tristesse. L'attrait
que son chant avait pour moi fut tel, que non seulement plusieurs
de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais
qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui,
totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que
je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on
que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me
surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en marmottant
ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a
un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air; mais
la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous
mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne
confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu
me rappeler du reste:
Tircis, je n'ose
Ecouter ton chalumeau
Sous l'ormeau;
Car on en cause
Déjà dans notre hameau.
..........
..... un berger
..... s'engager
..... sans danger;
Et toujours l'épine est sous la rose.
Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur
trouve à cette chanson: c'est un caprice auquel je ne comprends
rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à
la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté
d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si
tant est que quelqu'un les connaisse encore. Mais je suis presque
sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air
s'évanouirait en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma
pauvre tante Suson l'ont chanté.
Telles furent les premières affections de mon entrée à la
vie; ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur
à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais
pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse
et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout
mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et
la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.
Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les
suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé
avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le
Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et,
pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans
la Ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait à
vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que
lui: n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et
s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où
l'honneur et la liberté lui paraissaient compromis.
Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors
employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte,
mais il avait un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis
ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y
apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on
l'accompagne sous le nom d'éducation.
Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté
romaine, et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne
m'imposait rien, j'aimais l'application, la lecture; c'était
presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les
jeux qui lui servaient de relâche. La campagne était pour moi si
nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour
elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir
des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour
et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a
ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans
négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs
extrêmes. La preuve qu'il s'y prenait bien est que, malgré mon
aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût
mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de
choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien
oublié.
La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un
prix inestimable, en ouvrant mon cœur à l'amitié. Jusqu'alors je
n'avais connu que des sentiments élevés, mais imaginaires.
L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit
tendrement à mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui
des sentiments plus affectueux que ceux que j'avais eus pour mon
frère, et qui ne se sont jamais effacés. C'était un grand garçon
fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que faible de
corps, et qui n'abusait pas trop de la prédilection qu'on avait
pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux,
nos amusements, nos goûts étaient les mêmes: nous étions seuls,
nous étions de même âge, chacun des deux avait besoin d'un
camarade; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir.
Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre
attachement l'un pour l'autre, il était extrême; et non seulement
nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n'imaginions
pas que nous puissions jamais l'être. Tous deux d'un esprit
facile à céder aux caresses, complaisants quand on ne voulait pas
nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur tout. Si, par
la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque
ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avais un
sur lui qui rétablissait l'équilibre. Dans nos études, je lui
soufflais sa leçon quand il hésitait; quand mon thème était fait,
je lui aidais à faire le sien, et, dans nos amusements, mon goût
plus actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux
caractères s'accordaient si bien, et l'amitié qui nous unissait
était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes presque
inséparables, tant à Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes
souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer,
jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et
jamais nous ne portâmes l'un contre l'autre aucune accusation.
Ces remarques sont, si l'on veut, puériles, mais il en résulte
pourtant un exemple peut-être unique depuis qu'il existe des
enfants.
La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien,
qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer
absolument mon caractère. Les sentiments tendres, affectueux,
paisibles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de
notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je
m'élevais par élans à des mouvements sublimes, mais je retombais
aussitôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchait
était le plus vif de mes désirs. J'étais doux, mon cousin
l'était; ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mêmes. Pendant
deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment
violent. Tout nourrissait dans mon cœur les dispositions qu'il
reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi charmant que
de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me
souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien
ne me troublait plus, quand il m'arrivait d'hésiter, que de voir
sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude
et de peine. Cela seul m'affligeait plus que la honte de manquer
en public, qui m'affectait pourtant extrêmement: car, quoique peu
sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte; et
je puis dire ici que l'attente des réprimandes de mademoiselle
Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la
chagriner.
Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non
plus que son frère; mais comme cette sévérité, presque toujours
juste, n'était jamais emportée, je m'en affligeais et ne m'en
mutinais point. J'étais plus fâché de déplaire que d'être puni,
et le signe du mécontentement m'était plus cruel que la peine
afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais
cependant il le faut. Qu'on changerait de méthode avec la
jeunesse, si l'on voyait mieux les effets éloignés de celle qu'on
emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! La
grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que
funeste me fait résoudre à le donner.
Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection
d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait
quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand
nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la
menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me
semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai
moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été: et ce
qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna
davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même
toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle
pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le
méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même,
un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de
crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que,
comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du
sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout
paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette
substitution n'était guère à craindre: et si je m'abstenais de
mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher
mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la
bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître,
qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.
Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva
sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en
profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette
seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier,
s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à
son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop.
Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver
quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher
dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me
serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.
Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par
la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes
désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela
précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre
naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes
désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais
éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec
un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me
conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les
tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent.
Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un œil
ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait
sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en
faire autant de demoiselles Lambercier.
Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours
persistant et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a
conservé les mœurs honnêtes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si
jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle
que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas seulement des
personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis
longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de
plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, près des
femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu
rougir; et jamais on n'a poussé plus loin que dans ma famille et
devant moi le respect qu'on doit aux enfants. Je ne trouvai pas
moins d'attention chez M. Lambercier sur le même article; et une
fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu
gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non seulement je
n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union
des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que
sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais pour les filles
publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée: je ne pouvais
voir un débauché sans dédain, sans effroi même; car mon aversion
pour la débauche allait jusque-là, depuis qu'allant un jour au
petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des
cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisaient
leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me
revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le
cœur me soulevait à ce seul souvenir.
Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à
retarder les premières explosions d'un tempérament combustible,
furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi
les premières pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que
j'avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes,
je ne savais porter mes désirs que vers l'espèce de volupté qui
m'était connue, sans aller jamais jusqu'à celle qu'on m'avait
rendue haïssable, et qui tenait de si près à l'autre sans que
j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans
mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles
me portaient quelquefois, j'empruntais imaginairement le secours
de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre
usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer.
Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très
ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l'âge de
puberté sans désirer, sans connaître d'autres plaisirs des sens
que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avait très innocemment
donné l'idée; mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait
homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me perdre me
conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir,
s'associa tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des
désirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité
naturelle, m'a toujours rendu très peu entreprenant près des
femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espèce
de jouissance dont l'autre n'était pour moi que le dernier terme
ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par
celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiter et
me taire auprès des personnes que j'aimais le plus. N'osant
jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports
qui m'en conservaient l'idée. Être aux genoux d'une maîtresse
impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander,
étaient pour moi de très douces jouissances; et plus ma vive
imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un amant
transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour n'amène pas
des progrès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu
de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais
je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à-dire
par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon
humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des
sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui,
peut-être avec un peu plus d'effronterie, m'auraient plongé dans
les plus brutales voluptés.
J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le
labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce
qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est
ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi; après ce
que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut
juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que,
dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles
que j'aimais par les fureurs d'une passion qui m'ôtait la faculté
de voir, d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement
convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi
de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus
intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela
ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant
de mon âge, encore fut-ce elle qui en fit la première
proposition.
En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être
sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois
incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec
force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui,
les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines
circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on
n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui
croirait, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de
mon âme fut trempé dans la même source d'où la luxure et la
mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je
viens de parler, on en va voir sortir une impression bien
différente.
J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à
la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes
de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il
s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en
prendre de ce dégât? personne autre que moi n'était entré dans la
chambre. On m'interroge: je nie d'avoir touché le peigne. M. et
mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent,
me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction
était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations,
quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace
à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être.
La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également
dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par
mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon
oncle Bernard: il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre
délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même
exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le
mal même, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on
n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos
pour longtemps.
On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à
plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus
inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il
fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un
enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je
sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure,
et je n'ai pas peur d'être puni derechef pour le même fait; hé
bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que
je n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas
approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on
ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et ne le
puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en
étais innocent.
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie
ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un
enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours
traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même
l'idée de l'injustice, et qui pour la première fois en éprouve
une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et
qu'il respecte le plus: quel renversement d'idées! quel désordre
de sentiments! quel bouleversement dans son cœur, dans sa
cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis
qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne
me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce
qui se passait alors en moi.
Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien
les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des
autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais,
c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je
n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était
peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le
désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on
avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se
mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire,
à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions
avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos
jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous
nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à
crier cent fois de toute notre force: Carnifex! carnifex!carnifex!
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces
moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille
ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est
resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées
qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce
sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle
consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout
intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au spectacle ou au
récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en
quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait
sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les
subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers
pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr.
Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à
coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je
voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait
le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il
l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai
soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne
l'avoir pas beaucoup renforcé.
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce
moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens
aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance
s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y
fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le
paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir: c'était en
apparence la même situation, et en effet une tout autre manière
d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne
liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions
plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs: nous étions
moins honteux de mal faire et plus craintifs d'être accusés: nous
commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les
vices de notre âge corrompaient notre innocence et enlaidissaient
nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de
douceur et de simplicité qui va au cœur: elle nous semblait
déserte et sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui
nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits
jardins, nos herbes, nos fleurs.
Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de
joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous
nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle
nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle
Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de
nous quitter.
Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de
Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière
agréable par des souvenirs un peu liés: mais depuis qu'ayant
passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces
mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et
se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la
force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie
qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements.
Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul
qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les
circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la
servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle
entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis
que je récitais ma leçon: je vois tout l'arrangement de la
chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main
droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un
grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé
dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient
ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je
sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout
cela, mais j'ai besoin moi de le lui dire. Que n'osé-je lui
raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge,
qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle!
cinq ou six surtout... Composons. Je vous fais grâce des cinq;
mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter
le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon
plaisir.
Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle
du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse
culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de
Sardaigne à son passage: mais celle du noyer de la terrasse est
plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que
spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le
moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en
lui-même, m'alarmait pour une personne que j'aimais comme une
mère, et peut-être plus.
O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de
la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de
frémir si vous pouvez!
Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche
en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir
l'après-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner,
M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre
se fit avec solennité: les deux pensionnaires en furent les
parrains; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions
l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit,
pour l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque
jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous
confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très naturelle qu'il
était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau
sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire
sans la partager avec qui que ce fût.
Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule,
et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de
l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux
autour de notre arbre: la difficulté était d'avoir de quoi le
remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait
pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait
absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de
ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela lui
réussit si bien, que nous le vîmes bourgeonner et pousser de
petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en
heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il
ne tarderait pas à nous ombrager.
Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait
incapables de toute application, de toute étude, que nous étions
comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous
tenait de plus court qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal où
l'eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l'attente
de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère
de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre
et nous d'une mort certaine: ce fut de faire par-dessous terre
une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l'eau
dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec
ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris
la pente, que l'eau ne coulait point; la terre s'éboulait et
bouchait la rigole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout
allait de travers. Rien ne nous rebuta: Labor omnia vincit
improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour
donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes
en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la
file, et d'autres posées en angle des deux côtés sur celles-là,
nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous
plantâmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à
claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de
crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le
passage à l'eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de
terre bien foulée; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes
dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de
l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint
enfin: M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à
l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière
lui pour cacher notre arbre, auquel très heureusement il tournait
le dos.
A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que
nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet
aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des
cris de joie qui firent retourner M. Lambercier: et ce fut
dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du
noyer était bonne, et buvait avidement son eau. Frappé de la voir
se partager en deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde,
aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche,
donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches,
et, criant à pleine tête: Un aqueduc! un aqueduc! frappe de
toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au
milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le
bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il
y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé,
sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse: Un aqueduc!
s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!
On croira que l'aventure finit mal pour les petits
architectes; on se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous
dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage
et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même un peu après
rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M.
Lambercier s'entendait de loin: et ce qu'il y eut de plus
étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous
ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un
autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du
premier, en répétant entre nous avec emphase: Un aqueduc! un
aqueduc! Jusque-là j'avais eu des accès d'orgueil par
intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus: ce fut ici mon
premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un
aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec
un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. A
dix ans j'en jugeais mieux que César à trente.
L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte
m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables
projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d'aller à
Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout
le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d'un siècle.
Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que
je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu
d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi:
cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espérance; et je
suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris,
j'y retrouvais mon cher noyer encore en être, je l'arroserais de
mes pleurs.
De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon
oncle, en attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi.
Comme il destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu
de dessin, et lui enseignait les Eléments d'Euclide. J'apprenais
tout cela par compagnie, et j'y pris goût, surtout au dessin.
Cependant on délibérait si l'on me ferait horloger, procureur ou
ministre. J'aimais mieux être ministre, car je trouvais bien beau
de prêcher; mais le petit revenu du bien de ma mère à partager
entre mon frère et moi ne suffisait pas pour pousser mes études.
Comme l'âge où j'étais ne rendait pas ce choix bien pressant
encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant à peu
près mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il était
juste, une assez forte pension.
Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savait
pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu
de soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui
aimait mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation.
On nous laissait presque une liberté entière, dont nous
n'abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions
l'un à l'autre; et, n'étant point tentés de fréquenter les
polissons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes
libertines que l'oisiveté nous pouvait inspirer. J'ai même tort
de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins; et
ce qu'il y avait d'heureux était que tous les amusements dont
nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble
occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de
descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des
volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalètes.
Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-père, pour faire
des montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de
préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver,
enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un
charlatan italien appelé Gamba-Corta; nous allâmes le voir une
fois, et puis nous n'y voulûmes plus aller: mais il avait des
marionnettes, et nous nous mîmes à faire des marionnettes: ses
marionnettes jouaient des manières de comédies, et nous fîmes des
comédies pour les nôtres. Faute de pratique, nous contrefaisions
du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes
comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir
et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la
famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les
comédies, et nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails
ne sont pas fort intéressants, je l'avoue; mais ils montrent à
quel point il fallait que notre première éducation eût été bien
dirigée, pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans
un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous
avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en
négligions même l'occasion. Quand nous allions nous promener,
nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans
songer même à y prendre part. L'amitié remplissait si bien nos
cœurs, qu'il nous suffisait d'être ensemble pour que les plus
simples goûts fissent nos délices.
A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant
plus que mon cousin étant très grand et moi très petit, cela
faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure
effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa
démarche nonchalante, excitaient les enfants à se moquer de lui.
Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna;
et sitôt que nous sortions nous n'entendions que Barnâ Bredanna
tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que
moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits
coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin
me soutenait de son mieux; mais il était faible, d'un coup de
poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant,
quoique j'attrapasse force horions, ce n'était pas à moi qu'on en
voulait, c'était à Barnâ Bredanna: mais j'augmentai tellement le
mal par ma mutine colère, que nous n'osions plus sortir qu'aux
heures où l'on était en classe, de peur d'être hués et suivis par
les écoliers.
Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin
dans les formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus
deux. J'allais de temps en temps voir mon père à Nyon, petite
ville du pays de Vaud, où il s'était établi. Mon père était fort
aimé, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le
peu de séjour que je faisais près de lui, c'était à qui me
fêterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses;
et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On
sent ce que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de
vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre
ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou
pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent rendre
attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de
disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout
mon coeur, ou plutôt de toute ma tête, car je n'étais guère
amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, et que mes
transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scènes à
pâmer de rire.
Je connais deux sortes d'amour très distincts, très réels,
et qui n'ont presque rien de commun, quoique très vifs l'un et
l'autre, et tous deux différents de la tendre amitié. Tout le
cours de ma vie s'est partagé entre ces deux amours de si
diverses natures, et je les ai même éprouvés tous deux à la fois;
car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je
m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si
tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme
approchât d'elle, j'avais avec une petite mademoiselle Goton des
tête-à-tête assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle
daignait faire la maîtresse d'école, et c'était tout: mais ce
tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur
suprême; et sentant déjà le prix du mystère, quoique je n'en
susse user qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui
ne s'en doutait guère, le soin qu'elle prenait de m'employer à
cacher d'autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut
découvert, ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtresse
d'école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer.
C'était en vérité une singulière personne que cette petite
mademoiselle Goton. Sans être belle, elle avait une figure
difficile à oublier, et que je me rappelle encore, souvent
beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout n'étaient pas
de son âge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit
air imposant et fier très propre à son rôle, et qui en avait
occasionné la première idée entre nous. Mais ce qu'elle avait de
plus bizarre était un mélange d'audace et de réserve difficile à
concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes
privautés, sans jamais m'en permettre aucune` avec elle; elle me
traitait exactement en enfant: ce qui me fait croire, ou qu'elle
avait déjà cessé de l'être, ou qu'au contraire elle l'était
encore assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril
auquel elle s'exposait.
J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux
personnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne
m'arrivait jamais de songer à l'autre. Mais du reste rien de
semblable en ce qu'elles me faisaient éprouver. J'aurais passé ma
vie entière avec mademoiselle de Vulson, sans songer à la
quitter; mais en l'abordant ma joie était tranquille et n'allait
pas à l'émotion. Je l'aimais surtout en grande compagnie; les
plaisanteries, les agaceries, les jalousies même m'attachaient,
m'intéressaient; je triomphais avec orgueil de ses préférences
près des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter. J'étais
tourmenté, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements, les
encouragements, les ris m'échauffaient, m'animaient. J'avais des
emportements, des saillies, j'étais transporté d'amour; dans un
cercle, tête à tête j'aurais été contraint, froid, peut-être
ennuyé. Cependant je m'intéressais tendrement à elle, je
souffrais quand elle était malade: j'aurais donné ma santé pour
rétablir la sienne; et notez que je savais très bien par
expérience ce que c'était que maladie, et ce que c'était que
santé. Absent d'elle, j'y pensais, elle me manquait; présent, ses
caresses m'étaient douces au cœur, non aux sens. J'étais
impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandait
que ce qu'elle m'accordait: cependant je n'aurais pu supporter de
lui en voir faire autant à d'autres. Je l'aimais en frère; mais
j'en étais jaloux en amant.
Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en
tigre, si j'avais seulement imaginé qu'elle pût faire à un autre
le même traitement qu'elle m'accordait; car cela même était une
grâce qu'il fallait demander à genoux. J'abordais mademoiselle de
Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble; au lieu qu'en
voyant mademoiselle Goton je ne voyais plus rien, tous mes sens
étaient bouleversés. J'étais familier avec la première sans avoir
de familiarité; au contraire, j'étais aussi tremblant qu'agité
devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je
crois que si j'étais resté trop longtemps avec elle, je n'aurais
pu vivre; les palpitations m'auraient étouffé. Je craignais
également de leur déplaire; mais j'étais plus complaisant pour
l'une et plus obéissant pour l'autre. Pour rien au monde je
n'aurais voulu fâcher mademoiselle de Vulson; mais si
mademoiselle Goton m'eût ordonné de me jeter dans les flammes, je
crois qu'à l'instant j'aurais obéi.
Mes amours, ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci,
durèrent peu, très heureusement pour elle et pour moi. Quoique
mes liaisons avec mademoiselle de Vulson n'eussent pas le même
danger, elles ne laissèrent pas d'avoir aussi leur catastrophe,
après avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de tout cela
devaient toujours avoir l'air un peu romanesque, et donner prise
aux exclamations. Quoique mon commerce avec mademoiselle de
Vulson fût moins vif, il était plus attachant peut-être. Nos
séparations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est
singulier dans quel vide accablant je me sentais plongé après
l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que d'elle, ni penser qu'à
elle: mes regrets étaient vrais et vifs; mais je crois qu'au fond
ces héroïques regrets n'étaient pas tous pour elle, et que, sans
que je m'en aperçusse, les amusements dont elle était le centre y
avaient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l'absence,
nous nous écrivions des lettres d'un pathétique à faire fendre
les rochers. Enfin, j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir,
et qu'elle vint me voir à Genève. Pour le coup la tête acheva de
me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta.
Quand elle partit, je voulais me jeter dans l'eau après elle, et
je fis longtemps retentir l'air de mes cris. Huit jours après,
elle m'envoya des bonbons et des gants; ce qui m'eût paru fort
galant, si je n'eusse appris en même temps qu'elle était mariée,
et que ce voyage dont il lui avait plu de me faire honneur était
pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur;
elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus
revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible
punition. Elle n'en mourut pas cependant; car vingt ans après,
étant allé voir mon père et me promenant avec lui sur le lac, je
demandai qui étaient des dames que je voyais dans un bateau peu
loin du nôtre. Comment! me dit mon père en souriant, le cœur ne
te le dit pas? ce sont tes anciennes amours: c'est madame
Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à ce nom
presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne
jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma
revanche, que ce fût la peine d'être parjure, et de renouveler
une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.
Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon
enfance avant qu'on eût décidé de ma destination. Après de
longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on
prit enfin le parti pour lequel j'en avais le moins, et l'on me
mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous
lui, comme disait M. Bernard, l'utile métier de grapignan. Ce
surnom me déplaisait souverainement; l'espoir de gagner force
écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine;
l'occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduité,
l'assujettissement, achevèrent de m'en rebuter, et je n'entrais
jamais au greffe qu'avec une horreur qui croissait de jour en
jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitait
avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma
bêtise; me répétant tous les jours que mon oncle l'avait assuré
que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne
savais rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne
lui avait donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe
ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les
clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime.
Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage,
non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains
du greffier m'avaient extrêmement humilié, et j'obéis sans
murmure. Mon maître, M. Ducommun, était un jeune homme rustre et
violent, qui vint à bout, en très peu de temps, de ternir tout
l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et
de me réduire, par l'esprit ainsi que par la fortune, à mon
véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon
histoire, tout fut pour longtemps oublié; je ne me souvenais pas
même qu'il y eût eu des Romains au monde. Mon père, quand je
l'allais voir, ne trouvait plus en moi son idole; je n'étais plus
pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentais si bien
moi-même que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus
reconnu en moi leur élève, que j'eus honte de me représenter à
eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus
vils, la plus basse polissonnerie succédèrent à mes aimables
amusements, sans m'en laisser même la moindre idée. Il faut que,
malgré l'éducation la plus honnête, j'eusse un grand penchant à
dégénérer; car cela se fit très rapidement sans la moindre peine,
et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.
Le métier ne me déplaisait pas en lui-même: j'avais un goût
vif pour le dessin, le jeu du burin m'amusait assez; et comme le
talent du graveur pour l'horlogerie est très borné, j'avais
l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu
peut-être, si la brutalité de mon maître et la gêne excessive ne
m'avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour
l'employer en occupations du même genre, mais qui avaient pour
moi l'attrait de la liberté. Je gravais des espèces de médailles
pour nous servir, à moi et à mes camarades, d'ordre de
chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande, et
me roua de coups, disant que je m'exerçais à faire de la fausse
monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la
République. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idée de la
fausse monnaie, et très peu de la véritable; je savais mieux
comment se faisaient les as romains que nos pièces de trois sous.
La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable
le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que
j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien
ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance
filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements
que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et
honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que
pour l'effronterie; mais j'avais joui d'une liberté honnête, qui
seulement s'était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit
enfin tout à fait. J'étais hardi chez mon père, libre chez M.
Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon
maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une
égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à
ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir
un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un désir que je ne
témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur
mes lèvres: qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison
où je n'osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table
au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n'y avais
rien à faire; où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais
qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi
seul; où l'image de la liberté du maître et des compagnons
augmentait le poids de mon assujettissement; où, dans les
disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la
bouche; où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon cœur un
objet de convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout.
Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis, souvent
dans mes fautes, m'avaient fait échapper au châtiment. Je ne puis
me rappeler sans rire qu'un soir chez mon père, étant condamné
pour quelque espièglerie à m'aller coucher sans souper, et
passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et
flairai le rôti tournant à la broche. On était autour du feu: il
fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite,
lorgnant du coin de l'œil ce rôti, qui avait si bonne mine et
qui sentait si bon, je ne pus m'abstenir de lui faire aussi la
révérence, et de lui dire d'un ton piteux: Adieu, rôti! Cette
saillie de naïveté parut si plaisante, qu'on me fit rester à
souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître,
mais il est sûr qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je
n'aurais osé m'y livrer.
Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à me cacher,
à dissimuler, à mentir, et à dérober enfin; fantaisie qui
jusqu'alors ne m'était pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors
bien me guérir. La convoitise et l'impuissance mènent toujours
là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi
tous les apprentis doivent l'être: mais dans un état égal et
tranquille, où tout ce qu'ils voient est à leur portée, ces
derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N'ayant pas
eu le même avantage, je n'en ai pu tirer le même profit.
Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui
font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les
privations et les tentations continuelles, j'avais demeuré plus
d'un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre,
pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de
complaisance, mais il ouvrit la porte à d'autres qui n'avaient
pas une si louable fin.
Il y avait chez mon maître un compagnon appelé M. Verrat,
dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné
qui produisait de très belles asperges. Il prit envie à M.
Verrat, qui n'avait pas beaucoup d'argent, de voler à sa mère des
asperges dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques
bons déjeuners. Comme il ne voulait pas s'exposer lui-même, et
qu'il n'était pas fort ingambe, il me choisit pour cette
expédition. Après quelques cajoleries préliminaires, qui me
gagnèrent d'autant mieux que je n'en voyais pas le but, il me la
proposa comme une idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai
beaucoup; il insista. Je n'ai jamais pu résister aux caresses; je
me rendis. J'allais tous les matins moissonner les plus belles
asperges: je les portais au Molard, où quelque bonne femme, qui
voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir à
meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenais ce qu'elle voulait
me donner; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait
promptement en un déjeuner dont j'étais le pourvoyeur, et qu'il
partageait avec un autre camarade; car pour moi, très content
d'en avoir quelques bribes, je ne touchais pas même à leur vin.
Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu'il me vînt même
à l'esprit de voler le voleur, et de dîmer sur M. Verrat le
produit de ses asperges. J'exécutais ma friponnerie avec la plus
grande fidélité; mon seul motif était de complaire à celui qui me
la faisait faire. Cependant si j'eusse été surpris, que de coups,
que d'injures, quels traitements cruels n'eussé-je point essuyés,
tandis que le misérable, en me démentant, eut été cru sur sa
parole, et moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu
qu'il était compagnon, et que je n'étais qu'apprenti! Voilà
comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du
faible innocent.
J'appris ainsi qu'il n'était pas si terrible de voler que je
l'avais cru; et je tirai bientôt si bon parti de ma science, que
rien de ce que je convoitais n'était à ma portée en sûreté. Je
n'étais pas absolument mal nourri chez mon maître, et la sobriété
ne m'était pénible qu'en la lui voyant si mal garder. L'usage de
faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les
tente le plus me paraît très bien entendu pour les rendre aussi
friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre;
et je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort
mal quand j'étais surpris.
Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la
fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces
pommes étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie
élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul
dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin
des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher.
J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait
atteindre: elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre
petite broche qui servait pour le menu gibier; car mon maître
aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès; enfin je
sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai très
doucement: déjà la pomme touchait à la jalousie, j'étais prêt à
la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme était trop grosse, elle
ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en
usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la
broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une
latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins
à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l'une après
l'autre: mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombèrent
toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon
affliction.
Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de
temps. Je craignais d'être surpris; je renvoie au lendemain une
tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi
tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux
témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.
Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un
nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je
l'ajuste; j'étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne
dormait pas: tout à coup la porte de la dépense s'ouvre; mon
maître en sort, croise les bras, me regarde, et me dit:
Courage!... La plume me tombe des mains.
Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y
devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de
compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au
lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition,
je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais
que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'être. Je
trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et
constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la
partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le
soin de l'autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler
plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais: Qu'en
arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait pour
l'être.
J'aime à manger, sans être avide; je suis sensuel, et non
pas gourmand. Trop d'autres goûts me distraient de celui-là. Je
ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon cœur était
oisif; et cela m'est si rarement arrivé dans ma vie, que je n'ai
guère eu le temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je
ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible; je
l'étendis bientôt à tout ce qui me tentait; et si je ne devins
pas un voleur en forme, c'est que je n'ai jamais été beaucoup
tenté d'argent. Dans le cabinet commun mon maître avait un autre
cabinet à part, qui fermait à clef: je trouvai le moyen d'en
ouvrir la porte et de la refermer sans qu'il y parût. Là je
mettais à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins,
ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu'il affectait
d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols étaient bien innocents,
puisqu'ils n'étaient faits que pour être employés à son service:
mais j'étais transporté de joie d'avoir ces bagatelles en mon
pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du
reste, il y avait dans des boîtes des recoupes d'or et d'argent,
de petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie. Quand
j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche, c'était beaucoup:
cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens
pas même d'y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise: je le
voyais avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette
horreur du vol de l'argent et de ce qui en produit me venait en
grande partie de l'éducation. Il se mêlait à cela des idées
secrètes d'infamie, de prison, de châtiment, de potence, qui
m'auraient fait frémir si j'avais été tenté; au lieu que mes
tours ne me semblaient que des espiègleries, et n'étaient pas
autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que d'être bien
étrillé par mon maître, et d'avance je m'arrangeais là-dessus.
Mais, encore une fois, je ne convoitais pas même assez pour
avoir à m'abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule
feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l'argent
pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des
singularités de mon caractère; elle a eu tant d'influence sur ma
conduite qu'il importe de l'expliquer.
J'ai des passions très ardentes, et tandis qu'elles
m'agitent rien n'égale mon impétuosité; je ne connais plus ni
ménagements, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je suis
cynique, effronté, violent, intrépide: il n'y a ni honte qui
m'arrête, ni danger qui m'effraie: hors le seul objet qui
m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne
dure qu'un moment, et le moment qui suit me jette dans
l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence
et la timidité mêmes; tout m'effarouche, tout me rebute; une
mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire,
épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel
point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels.
S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne
sais que dire; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je
me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire;
mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du
tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé
de parler.
Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en
choses qui s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et
l'argent les empoisonne tous. J'aime, par exemple, ceux de la
table; mais, ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie
ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami;
car seul, cela ne m'est pas possible: mon imagination s'occupe
alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon
sang allumé me demande des femmes, mon cœur ému me demande
encore plus de l'amour. Des femmes à prix d'argent perdraient
pour moi tous leurs charmes; je doute même s'il serait en moi
d'en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée;
s'ils ne sont gratuits, je les trouve insipides. J'aime les seuls
biens qui ne sont à personne qu'au premier qui sait les goûter.
Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on
la trouve. Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode: il
n'est bon à rien par lui-même, il faut le transformer pour en
jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien
payer, être mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa
qualité: avec mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise.
J'achète cher un œuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est
vert; une fille, elle est gâtée. J'aime le bon vin, mais où en
prendre? Chez un marchand de vin? comme que je fasse, il
m'empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi? que de soins,
que d'embarras! avoir des amis, des correspondants, donner des
commissions, écrire, aller, venir, attendre; et souvent au bout
être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains
plus que je n'aime le bon vin.
Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis
sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de
la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je
crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit
gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de
l'œil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois
jeunes gens tout près de là me regardent; un homme qui me connaît
est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille: n'est-ce
point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille
illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma
connaissance; partout je suis intimidé, retenu par quelque
obstacle; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme
un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la
satisfaire, et n'ayant osé rien acheter.
J'entrerais dans les plus insipides détails, si je suivais
dans l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres,
l'embarras, la honte, la répugnance, les inconvénients, les
dégoûts de toute espèce que j'ai toujours éprouvés. A mesure
qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon
humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui
dire.
Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues
contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec
le plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si
peu commode, que je ne m'avise pas même de désirer celui que je
n'ai pas, et que quand j'en ai je le garde longtemps sans le
dépenser, faute de savoir l'employer à ma fantaisie: mais
l'occasion commode et agréable se présente-t-elle, j'en profite
si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du
reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de
dépenser pour l'ostentation; tout au contraire, je dépense en
secret et pour le plaisir: loin de me faire gloire de dépenser,
je m'en cache. Je sens si bien que l'argent n'est pas à mon
usage, que je suis presque honteux d'en avoir, encore plus de
m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre
commodément, je n'aurais point été tenté d'être avare, j'en suis
très sûr; je dépenserais tout mon revenu sans chercher à
l'augmenter: mais ma situation précaire me tient en crainte.
J'adore la liberté; j'abhorre la gêne, la peine,
l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma
bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer
pour en trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur;
mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on
possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse
est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne
convoite rien.
Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir
d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir: et ma dissipation n'est
encore que paresse; quand l'occasion de dépenser agréablement se
présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté
de l'argent que des choses, parce qu'entre l'argent et la
possession désirée il y a toujours un intermédiaire; au lieu
qu'entre la chose même et sa jouissance il n'y en a point. Je
vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de
l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai donc été fripon, et
quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent, et
que j'aime mieux prendre que demander: mais, petit ou grand, je
ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à personne;
hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept
livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'être contée, car il
s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bêtise, que
j'aurais peine moi-même à croire s'il regardait un autre que moi.
C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au
Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde,
et me dit: Allons à l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il
prend deux billets d'amphithéâtre, m'en donne un, et passe le
premier avec l'autre: je le suis, il entre. En entrant après lui,
je trouve la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde
debout; je juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule,
ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis
perdu. Je sors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, et
je m'en vais, sans songer qu'à peine avais-je atteint la porte
que tout le monde était assis, et qu'alors M. de Francueil voyait
clairement que je n'y étais plus.
Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce
trait-là, je le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une
espèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs
actions. Ce n'était pas précisément voler cet argent; c'était en
voler l'emploi: moins c'était un vol, plus c'était une infamie.
Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes
les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de
la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant
en prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en
prendre tout à fait les goûts. Je m'ennuyais des amusements de
mes camarades; et quand la trop grande gêne m'eut aussi rebuté du
travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la
lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises
sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de
nouveaux châtiments. Ce goût irrité par la contrainte devint
passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres,
m'en fournissait de toute espèce. Bons et mauvais, tout passait;
je ne choisissais point: je lisais tout avec une égale avidité.
Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes messages, je
lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entières; la
tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon
maître m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes
livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les
fenêtres! que d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu!
Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui donnais mes
chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes
tous les dimanches lui étaient régulièrement portés.
Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est
vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité.
Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que
lire, je ne volais plus. C'est encore ici une de mes différences
caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être, un rien
me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne: et alors
tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui
m'occupe. Le cœur me battait d'impatience de feuilleter le
nouveau livre que j'avais dans la poche; je le tirais aussitôt
que j'étais seul, et ne songeais plus à fouiller le cabinet de
mon maître. J'ai même peine à croire que j'eusse volé, quand même
j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent,
il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour
l'avenir. La Tribu me faisait crédit: les avances étaient
petites; et quand j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus
à rien. L'argent qui me venait naturellement passait de même à
cette femme; et quand elle devenait pressante, rien n'était plus
tôt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance était
trop de prévoyance, et voler pour payer n'était pas même une
tentation.
A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal
choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête
commençait à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou.
Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et
fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux:
non que la Tribu, femme à tous égards très accommodante, se fît
un scrupule de m'en prêter; mais, pour les faire valoir, elle me
les nommait avec un air de mystère qui me forçait précisément à
les refuser, tant par dégoût que par honte; et le hasard seconda
si bien mon humeur pudique, que j'avais plus de trente ans avant
que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres
qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on
ne peut les lire que d'une main.
En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et
alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri
de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et
même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent
mauvaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus
nobles que ceux que m'avait donnés mon état; dégoûté de tout ce
qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui
m'aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon
cœur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une
jouissance dont je ne savais pas même imaginer l'objet. J'étais
aussi loin du véritable que si je n'avais point eu de sexe; et
déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies,
mais je ne voyais rien au delà. Dans cette étrange situation, mon
inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et
calma ma naissante sensualité: ce fut de se nourrir des
situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les
rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier
tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que
je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon
mon goût; enfin que l'état fictif où je venais à bout de me
mettre me fît oublier mon état réel, dont j'étais si mécontent.
Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en
occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m'entourait, et
déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté
depuis ce temps-là. On verra plus d'une fois dans la suite les
bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre
en apparence, mais qui vient en effet d'un cœur trop affectueux,
trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui
lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me
suffit, quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la première
cause d'un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui,
les contenant par elles-mêmes, m'a toujours rendu paresseux à
faire, par trop d'ardeur à désirer.
J'atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de
tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge,
dévoré de désirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de
larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement
mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les
dimanches, mes camarades venaient me chercher après le prêche
pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé
si j'avais pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'étais
plus ardent et j'allais plus loin qu'aucun autre; difficile à
ébranler et à retenir. Ce fut là de tout temps ma disposition
constante. Dans nos promenades hors de la ville, j'allais
toujours en avant sans songer au retour, à moins que d'autres n'y
songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent
fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité
comme on s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel
accueil pour la troisième, que je résolus de ne m'y pas exposer.
Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance
fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Minutoli,
qui fermait toujours la porte où il était de garde une demi-heure
avant les autres. Je revenais avec deux camarades. A demi-lieue
de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas;
j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes: j'arrive
essoufflé, tout en nage; le cœur me bat: je vois de loin les
soldats à leur poste; j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il
était trop tard. A vingt pas de l'avancée je vois lever le
premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles,
sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment
commençait pour moi.
Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur les
glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur,
prirent à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce
fut d'une autre manière. Sur le lieu même je jurai de ne
retourner jamais chez mon maître; et le lendemain, quand à
l'heure de la découverte ils rentrèrent en ville, je leur dis
adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon
cousin Bernard de la résolution que j'avais prise, et du lieu où
il pourrait me voir encore une fois.
A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je
le vis moins; toutefois, durant quelque temps nous nous
rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit
d'autres habitudes, et nous nous vîmes plus rarement. Je suis
persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il
était, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n'étais
plus qu'un enfant de Saint-Gervais. Il n'y avait plus entre nous
d'égalité, malgré la naissance; c'était déroger que de me
fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent point tout à fait
entre nous; et comme c'était un garçon d'un bon naturel, il
suivait quelquefois son cœur malgré les leçons de sa mère.
Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader
ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque
agrément dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient
me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée,
dont j'étais fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin, où le
besoin m'en fit défaire, et où je me la passai, comme on dit, au
travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la manière dont il
se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis
persuadé qu'il suivit les instructions de sa mère, et peut-être
de son père, car il n'est pas possible que de lui-même il n'eût
fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eût tenté de me
suivre: mais point. Il m'encouragea dans mon dessein plutôt qu'il
ne m'en détourna: puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta
sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni
revus. C'est dommage: il était d'un caractère essentiellement
bon; nous étions faits pour nous aimer.
Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me
permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait
naturellement, si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur
maître. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre
à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon
artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à Genève
celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une
subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût
borné mon ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un
loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu
dans ma sphère sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une
imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les
états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à
mon gré de l'un à l'autre, il m'importait peu dans lequel je
fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j'étais
au premier château en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y
établir. De cela seul il suivait que l'état le plus simple, celui
qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait
l'esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux; et
c'était précisément le mien. J'aurais passé dans le sein de ma
religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie
paisible et douce, telle qu'il la fallait à mon caractère, dans
l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon
cœur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de
famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais
aimé mon état, je l'aurais honoré peut-être; et, après avoir
passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais
mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié sans
doute, j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se
serait souvenu de moi.
Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah!
n'anticipons point sur les misères de ma vie; je n'occuperai que
trop mes lecteurs de ce triste sujet.
LIVRE SECOND
1728-1731
Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir
m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut
charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes
appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait
sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux
horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans
l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les
tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux,
les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug
bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir;
c'était là ce que j'allais faire, c'était la perspective que
j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était
différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le
seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je
croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n'avais qu'à
m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec
sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite allait le
remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors,
des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses
empressées à me plaire: en me montrant j'allais occuper de moi
l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en
dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une
société charmante me suffisait, sans m'embarrasser du reste. Ma
modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais
délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul
château bornait mon ambition: favori du seigneur et de la dame,
amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins,
j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours
autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance,
qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des
urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop
bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler
faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de la
supériorité.
A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à
Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé
s'appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la
République, me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment
étaient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller.
J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de
l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et
me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des
arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez
qui l'on dînait si bien valaient tout au moins nos ministres.
J'étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout
gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon convive pour être
si bon théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent,
argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de
fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je
ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont j'usais, on
m'aurait cru faux. On se fût trompé; je n'étais qu'honnête, cela
est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n'est pas
toujours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout dans
les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous
attache à lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est
pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le
bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me
bien traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien
propre. Mon jeune cœur se disait cela. J'étais touché de
reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma
supériorité, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son
hospitalité. Il n'y avait point de motif hypocrite à cette
conduite: je ne songeais point à changer de religion; et, bien
loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne
l'envisageais qu'avec une horreur qui devait l'écarter de moi
pour longtemps: je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me
caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur
bienveillance, et leur laisser l'espoir du succès, en paraissant
moins armé que je ne l'étais en effet. Ma faute en cela
ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes, qui
quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien
permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne
veulent tenir.
La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient
assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m'éloignât de ma
perte où je courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce
qu'aurait fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux.
Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'était
assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'était un dévot
qui ne connaissait d'autre vertu que d'adorer les images et de
dire le rosaire; une espèce de missionnaire qui n'imaginait rien
de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles
contre les ministres de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez
moi, il profita du désir que j'avais de m'en éloigner, pour me
mettre hors d'état d'y retourner quand même il m'en prendrait
envie. Il y avait tout à parier qu'il m'envoyait périr de misère,
ou devenir un vaurien. Ce n'était point là ce qu'il voyait. Il
voyait une âme ôtée à l'hérésie et rendue à l'Église. Honnête
homme ou vaurien, qu'importait cela, pourvu que j'allasse à la
messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser
soit particulière aux catholiques, elle est celle de toute
religion dogmatique où l'on fait l'essentiel, non de faire, mais
de croire.
Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre: allez à Annecy;
vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les
bienfaits du roi mettent en état de retirer d'autres âmes de
l'erreur dont elle est sortie elle-même. Il s'agissait de madame
de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçaient en effet
de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi, une
pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne.
Je me sentais fort humilié d'avoir besoin d'une bonne dame bien
charitable. J'aimais fort qu'on me donnât mon nécessaire, mais
non pas qu'on me fît la charité; et une dévote n'était pas pour
moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la
faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et
d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je
pars pour Annecy. J'y pouvais être aisément en un jour; mais je
ne me pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un château à
droite ou à gauche, sans aller chercher l'aventure que j'étais
sûr qui m'y attendait. Je n'osais entrer dans le château ni
heurter, car j'étais fort timide; mais je chantais sous la
fenêtre qui avait le plus d'apparence, fort surpris, après m'être
longtemps époumoné, de ne voir paraître ni dames ni demoiselles
qu'attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que
j'en savais d'admirables que mes camarades m'avaient apprises, et
que je chantais admirablement.
J'arrive enfin: je vois madame de Warens. Cette époque de ma
vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer
légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce
qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite
taille, j'avais un joli pied, une jambe fine, l'air dégagé, la
physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les
cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui
lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé.
Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il
ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus
temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge
celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte
de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné,
n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières;
et mes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à
m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquais.
Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je
pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style
d'orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions
d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la
bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de
Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible
audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle
venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des
Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je
l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai
souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers.
Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place!
que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque
aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait
approcher qu'à genoux.
C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à
main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à
gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des
cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, madame de Warens se
retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m'étais figuré
une vieille dévote bien rechignée; la bonne dame de M. de
Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un
visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un
teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien
n'échappa au rapide coup d'œil du jeune prosélyte; car je devins
à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels
missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend
en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante,
l'ouvre, jette un coup d'œil sur celle de M. de Pontverre,
revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût
relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps
d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit
tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage
en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez
chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la
messe j'irai causer avec vous.
Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de
Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud.
Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys,
fils aîné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne
produisit point d'enfants, n'ayant pas trop réussi, madame de
Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que
le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se
jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa
famille et son pays par une étourderie assez semblable à la
mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi,
qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa
protection, lui donna une pension de quinze cents livres de
Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue;
et, voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il
l'envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où,
sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire
de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.
Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle
en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait
de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans
la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle
encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant
et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche
à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu
commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait
très piquante. Elle était petite de stature, courte même, et
ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité; mais il
était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein,
de plus belles mains et de plus beaux bras.
Son éducation avait été fort mêlée: elle avait ainsi que moi
perdu sa mère dès sa naissance; et, recevant indifféremment des
instructions comme elles s'étaient présentées, elle avait appris
un peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses
maîtres, et beaucoup de ses amants, surtout d'un M. de Tavel,
qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la personne
qu'il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns
aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit empêcha que ses
diverses études n'étendissent la justesse naturelle de son
esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques principes de philosophie
et de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son
père avait pour la médecine empirique et pour l'alchimie: elle
faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des magistères;
elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de
sa faiblesse, s'emparèrent d'elle, l'obsédèrent, la ruinèrent, et
consumèrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit,
ses talents et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices
des meilleures sociétés.
Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal
dirigée pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent
cœur fut à l'épreuve et demeura toujours le même: son caractère
aimant et doux, sa sensibilité pour les malheureux, son
inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche, ne
s'altérèrent jamais; et même, aux approches de la vieillesse,
dans le sein de l'indigence, des maux, des calamités diverses, la
sérénité de sa belle âme lui conserva jusqu'à la fin de sa vie
toute la gaieté de ses plus beaux jours.
Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable
qui voulait sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des
intrigues de femmes qu'il lui fallait, c'était des entreprises à
faire et à diriger. Elle était née pour les grandes affaires. A
sa place, madame de Longueville n'eût été qu'une tracassière; à
la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l'État. Ses
talents ont été déplacés; et ce qui eût fait sa gloire dans une
situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu.
Dans les choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours
son plan dans sa tête et voyait toujours son objet en grand. Cela
faisait qu'employant des moyens proportionnés à ses vues plus
qu'à ses forces, elle échouait par la faute des autres; et son
projet venant à manquer, elle était ruinée où d'autres n'auraient
presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de
maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique,
en l'empêchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle
en était tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur
petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un
esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de
nouveaux systèmes, avait besoin de liberté pour s'y livrer. Le
bon évêque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales,
lui ressemblait sur bien des points; et madame de Warens, qu'il
appelait sa fille, et qui ressemblait à madame de Chantal sur
beaucoup d'autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite,
si son goût ne l'eût détournée de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne
fut point manque de zèle si cette aimable femme ne se livra pas
aux menues pratiques de dévotion qui semblaient convenir à une
nouvelle convertie vivant sous la direction d'un prélat. Quel
qu'eût été le motif de son changement de religion, elle fut
sincère dans celle qu'elle avait embrassée. Elle a pu se repentir
d'avoir commis la faute, mais non pas désirer d'en revenir. Elle
n'est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de
bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond
de son âme, que c'était uniquement par aversion pour les
simagrées qu'elle ne faisait point en public la dévote. Elle
avait une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce
n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai
d'autres occasions d'en parler.
Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s'ils
peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du
premier regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus
vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s'est
jamais démentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût
véritablement de l'amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à
qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion
fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu'elle
inspire le moins, la paix du cœur, le calme, la sérénité, la
sécurité, l'assurance? Comment, en approchant pour la première
fois d'une femme aimable, polie, éblouissante, d'une dame d'un
état supérieur au mien, dont je n'avais jamais abordé la
pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par
l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendrait; comment,
dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l'instant aussi libre,
aussi à mon aise que si j'eusse été parfaitement sûr de lui
plaire. Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timidité,
de gêne. Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu
le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier
instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier
que j'avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l'eut
rendu naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en
avais; mais sans inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au
moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé? C'est une
question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'esprit de lui faire
une fois en ma vie que de me demander à moi-même si je m'aimais;
et jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut
certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour
cette charmante femme, et l'on y trouvera dans la suite des
bizarreries auxquelles on ne s'attend pas.
Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer
plus à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de
ma vie où j'eusse manqué d'appétit; et sa femme de chambre, qui
nous servait, dit aussi que j'étais le premier voyageur de mon
âge et de mon étoffe qu'elle en eût vu manquer. Cette remarque,
qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa maîtresse, tombait un
peu à plomb sur un gros manant qui dînait avec nous, et qui
dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour
moi, j'étais dans un ravissement qui ne me permettait pas de
manger. Mon cœur se nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont
il occupait tout mon être; il ne me laissait des esprits pour
nulle autre fonction.
Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite
histoire: je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais
perdu chez mon maître. Plus j'intéressais cette excellente âme en
ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j'allais m'exposer.
Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard,
dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter à retourner à Genève;
dans sa position c'eût été un crime de lèse-catholicité, et elle
n'ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses
discours étaient pesés. Mais elle me parlait d'un ton si touchant
de l'affliction de mon père, qu'on voyait bien qu'elle eût
approuvé que j'allasse le consoler. Elle ne savait pas combien
sans y songer elle plaidait contre elle-même. Outre que ma
résolution était prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la
trouvais éloquente, persuasive, plus ses discours m'allaient au
cœur, et moins je pouvais me résoudre à me détacher d'elle. Je
sentais que retourner à Genève était mettre entre elle et moi une
barrière presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche
que j'avais faite, et à laquelle mieux valait me tenir tout d'un
coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, voyant ses efforts
inutiles, ne les poussa pas jusqu'à se compromettre; mais elle me
dit avec un regard de commisération: Pauvre petit, tu dois aller
où Dieu t'appelle; mais quand tu seras grand, tu te souviendras
de moi. Je crois qu'elle ne pensait pas elle-même que cette
prédiction s'accomplirait si cruellement.
La difficulté restait tout entière. Comment subsister si
jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage,
j'étais bien loin de savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je
n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des
arts. Le manant qui dînait pour nous, forcé de faire une pause
pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du
ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté
contraire: c'était que j'allasse à Turin, où, dans un hospice
établi pour l'instruction des catéchumènes, j'aurais, dit-il, la
vie temporelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein
de l'Église je trouvasse, par la charité des bonnes âmes, une
place qui me convînt. A l'égard des frais du voyage, continua mon
homme, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque ne manquera pas, si
madame lui propose cette sainte œuvre, de vouloir charitablement
y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il
en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sûrement d'y
contribuer aussi.
Je trouvais toutes ces charités bien dures: j'avais le cœur
serré, je ne disais rien; et madame de Warens, sans saisir ce
projet avec autant d'ardeur qu'il était offert, se contenta de
répondre que chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir,
et qu'elle en parlerait à monseigneur: mais mon diable d'homme,
qui craignait qu'elle n'en parlât pas à son gré, et qui avait son
petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumôniers,
et emboucha si bien les bons prêtres, que quand madame de Warens,
qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler à l'évêque,
elle trouva que c'était une affaire arrangée, et il lui remit à
l'instant l'argent destiné pour mon petit viatique. Elle n'osa
insister pour me faire rester: j'approchais d'un âge où une femme
du sien ne pouvait décemment vouloir retenir un jeune homme
auprès d'elle.
Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenaient soin de
moi, il fallut bien me soumettre, et c'est même ce que je fis
sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que
Genève, je jugeai qu'étant la capitale, elle avait avec Annecy
des relations plus étroites qu'une ville étrangère d'État et de
Religion: et puis, partant pour obéir à madame de Warens, je me
regardais comme vivant toujours sous sa direction: c'était plus
que vivre à son voisinage. Enfin l'idée d'un grand voyage
flattait ma manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer.
Il me paraissait beau de passer les monts à mon âge, et de
m'élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des
Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne résiste
guère: je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir
dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confié et recommandé.
Ma bourse leur fut remise, renforcée par madame de Warens, qui de
plus me donna secrètement un petit pécule auquel elle joignit
d'amples instructions; et nous partîmes le mercredi saint.
Le lendemain de mon départ d'Annecy, mon père y arriva,
courant à ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui,
homme d'esprit, bel esprit même, qui faisait des vers mieux que
la Motte, et parlait presque aussi bien que lui; de plus,
parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée
n'aboutit qu'à faire un de ses fils comédien.
Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentèrent de
pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de
m'atteindre, comme ils l'auraient pu facilement, étant à cheval
et moi à pied. La même chose était arrivée à mon oncle Bernard.
Il était venu à Confignon; et de là, sachant que j'étais à
Annecy, il s'en retourna à Genève. Il semblait que mes proches
conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui
m'attendait. Mon frère s'était perdu par une semblable
négligence, et si bien perdu, qu'on n'a jamais su ce qu'il était
devenu.
Mon père n'était pas seulement un homme d'honneur, c'était
un homme d'une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes
qui font les grandes vertus; de plus, il était bon père, surtout
pour moi. Il m'aimait très tendrement; mais il aimait aussi ses
plaisirs, et d'autres goûts avaient un peu attiédi l'affection
paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s'était remarié à
Nyon; et quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des
frères, elle avait des parents: cela faisait une autre famille,
d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si
souvent mon souvenir. Mon père vieillissait, et n'avait aucun
bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frère et moi,
quelque bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon
père durant notre éloignement. Cette idée ne s'offrait pas à lui
directement, et ne l'empêchait pas de faire son devoir; mais elle
agissait sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-même, et
ralentissait quelquefois son zèle, qu'il eût poussé plus loin
sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur
mes traces, il ne me suivit pas jusqu'à Chambéri, où il était
moralement sûr de m'atteindre. Voilà pourquoi encore, l'étant
allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des
caresses de père, mais sans grands efforts pour me retenir.
Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu la
tendresse et la vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-même
qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J'en ai
tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage
dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs
en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien
dans le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque
sincère amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tôt ou tard
sans s'en apercevoir; et l'on devient injuste et méchant dans le
fait, sans avoir cessé d'être juste et bon dans l'âme.
Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et
mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est
une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus
fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a
imputé de vouloir être original et faire autrement que les
autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les
autres ni autrement qu'eux. Je désirais sincèrement de faire ce
qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations
qui me donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre
homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire,
du mal de cet homme-là.
Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans
son testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai
que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament
de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit:
maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne m'y
oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement:
cela peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j'ai le
malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout à
perdre, et que je n'ai rien à gagner.
C'est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment
assortie au cœur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de
sa profonde solidité, et je l'ai retournée de différentes
manières dans tous mes derniers écrits; mais le public, qui est
frivole, ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette
entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose
de donner dans la suite de l'Émile un exemple si charmant et si
frappant de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d'y
faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur;
il est temps de reprendre ma route.
Je la fis plus agréablement que je n'aurais dû m'y attendre,
et mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était
un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs
grisonnants, l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant
bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers,
faute d'en savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d'établir à
Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n'avait
pas manqué de donner dans le projet, et c'était pour tâcher de le
faire agréer au ministre, qu'il faisait, bien défrayé, le voyage
de Turin. Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant
toujours avec les prêtres; et, faisant l'empressé pour les
servir, il avait pris à leur école un certain jargon dévot dont
il usait sans cesse, se piquant d'être un grand prédicateur. Il
savait même un passage latin de la Bible; et c'était comme s'il
en avait su mille, parce qu'il le répétait mille fois le jour. Du
reste, manquant rarement d'argent quand il en savait dans la
bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui,
débitant d'un ton de racoleur ses capucinades, ressemblait à
l'ermite Pierre, prêchant la croisade le sabre au côté.
Pour madame Sabran son épouse, c'était une assez bonne
femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais
toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m'éveillaient
souvent, et m'auraient éveillé bien davantage si j'en avais
compris le sujet. Mais je ne m'en doutais pas même, et j'étais
sur ce chapitre d'une bêtise qui a laissé à la seule nature tout
le soin de mon instruction.
Je m'acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa
sémillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage: j'étais
dans la plus heureuse situation de corps et d'esprit où j'aie été
de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de
confiance en moi et aux autres, j'étais dans ce court mais
précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour
ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à
nos yeux la nature entière du charme de notre existence. Ma douce
inquiétude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait
mon imagination. Je me regardais comme l'ouvrage, l'élève, l'ami,
presque l'amant de madame de Warens. Les choses obligeantes
qu'elle m'avait dites, les petites caresses qu'elle m'avait
faites, l'intérêt si tendre qu'elle avait paru prendre à moi, ses
regards charmants, qui me semblaient pleins d'amour parce qu'ils
m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes idées durant la
marche, et me faisait rêver délicieusement. Nulle crainte, nul
doute sur mon sort ne troublait ces rêveries. M'envoyer à Turin,
c'était, selon moi, s'engager à m'y faire vivre, à m'y placer
convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-même; d'autres
s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais légèrement,
allégé de ce poids; les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les
brillants projets remplissaient mon âme. Tous les objets que je
voyais me semblaient les garants de ma prochaine félicité. Dans
les maisons j'imaginais des festins rustiques; dans les prés, de
folâtres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la
pêche; sur les arbres, des fruits délicieux; sous leur ombre, de
voluptueux tête-à-tête; sur les montagnes, des cuves de lait et
de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le
plaisir d'aller sans savoir où. Enfin rien ne frappait mes yeux
sans porter à mon cœur quelque attrait de jouissance. La
grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendaient cet
attrait digne de la raison; la vanité même y mêlait sa pointe. Si
jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal
à travers les monts me paraissait une gloire au-dessus de mon
âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un
grand appétit et de quoi le contenter; car en vérité ce n'était
pas la peine de m'en faire faute, et sur le dîner de M. Sabran,
le mien ne paraissait pas.
Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma
vie d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine
que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage; car
le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre,
n'en fit qu'une longue promenade. Ce souvenir m'a laissé le goût
le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les
montagnes et les voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied que
dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les
devoirs, les affaires, un bagage à porter, m'ont forcé de faire
le monsieur et de prendre des voitures; les soucis rongeants, les
embarras, la gêne y sont montés avec moi; et dès lors, au lieu
qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir
d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver. J'ai cherché
longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui
voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an
de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l'Italie, sans
autre équipage qu'un garçon qui portât avec nous un sac de nuit.
Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce projet en
apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur château en
Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l'exécuter en
effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet avec
Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus
une fois l'affaire faite: le tout se réduisit à vouloir faire un
voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si
plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d'impiétés, et de
me faire fourrer à l'inquisition à sa place.
Mon regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré par le
plaisir de voir une grande ville, et par l'espoir d'y faire
bientôt une figure digne de moi; car déjà les fumées de
l'ambition me montaient à la tête; déjà je me regardais comme
infiniment au-dessus de mon ancien état d'apprenti: j'étais bien
loin de prévoir que dans peu j'allais être fort au-dessous.
Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse
ou ma justification tant sur les menus détails où je viens
d'entrer que sur ceux où j'entrerai dans la suite, et qui n'ont
rien d'intéressant à ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite
de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne
lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment
sous ses yeux; qu'il me suive dans tous les égarements de mon
cœur, dans tous les recoins de ma vie; qu'il ne me perde pas de
vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la
moindre lacune, le moindre vide, et se demandant: Qu'a-t-il fait
durant ce temps-là? il ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout
dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes
récits, sans lui en donner encore par mon silence.
Mon petit pécule était parti: j'avais jasé, et mon
indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame
Sabran trouva le moyen de m'arracher jusqu'à un petit ruban glacé
d'argent que madame de Warens m'avait donné pour ma petite épée,
et que je regrettai plus que tout le reste; l'épée même eût resté
dans leurs mains si je m'étais moins obstiné. Ils m'avaient
fidèlement défrayé dans la route; mais ils ne m'avaient rien
laissé. J'arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et
laissant très exactement à mon seul mérite tout l'honneur de la
fortune que j'allais faire.
J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus
mené à l'hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la
religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant
je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus
passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut
plus imposant qu'agréable, et commençait à me donner à penser,
quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J'y vis pour
tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond
de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois,
qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient
luisantes à force de s'en servir et de les frotter. Dans cette
salle d'assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes
camarades d'instruction, et qui semblaient plutôt des archers du
diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces
coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et
qui, comme ils me l'avouèrent, passaient leur vie à courir
l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant
baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une
autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant
sur la cour. Par cette porte entrèrent nos sœurs les
catéchumènes, qui comme moi s'allaient régénérer, non par le
baptême, mais par une solennelle abjuration. C'étaient bien les
plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais
aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie
et assez intéressante. Elle était à peu près de mon âge,
peut-être un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui
rencontraient quelquefois les miens. Cela m'inspira quelque désir
de faire connaissance avec elle: mais, pendant près de deux mois
qu'elle demeura encore dans cette maison, où elle était depuis
trois, il me fut absolument impossible de l'accoster, tant elle
était recommandée à notre vieille geôlière, et obsédée par le
saint missionnaire qui travaillait à sa conversion avec plus de
zèle que de diligence. Il fallait qu'elle fût extrêmement
stupide, quoiqu'elle n'en eût pas l'air, car jamais instruction
ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point
en état d'abjurer. Mais elle s'ennuya de sa clôture, et dit
qu'elle voulait sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre
au mot tandis qu'elle consentait encore à l'être, de peur qu'elle
ne se mutinât et qu'elle ne le voulût plus.
La petite communauté fut assemblée en l'honneur du nouveau
venu. On nous fit une courte exhortation: à moi, pour m'engager à
répondre à la grâce que Dieu me faisait; aux autres, pour les
inviter à m'accorder leurs prières et à m'édifier par leurs
exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur
clôture, j'eus le temps de m'étonner tout à mon aise de celle où
je me trouvais.
Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour
l'instruction; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour
la première fois sur le pas que j'allais faire, et sur les
démarches qui m'y avaient entraîné.
J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une
chose dont je suis tous les jours plus pénétré: c'est que si
jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été
moi. Né dans une famille que ses mœurs distinguaient du peuple,
je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples
d'honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de
plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de
religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans
l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments
dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et
vertueuses, les deux aînées étaient dévotes; et la troisième,
fille à la fois pleine de grâce, d'esprit et de sens, l'était
peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation.
Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier,
qui, bien qu'homme d'Église et prédicateur, était croyant en
dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa sœur et
lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les
principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon cœur. Ces dignes
gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si
raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais
jamais sans être intérieurement touché et sans faire des
résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y
pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m'ennuyait un peu
plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez mon maître je n'y
pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je ne
trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins
polisson, mais non libertin.
J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où
j'étais en pouvait avoir. J'en avais même davantage, car pourquoi
déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je
sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant
que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j'en
étais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un
prodige. Soit: mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant
qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au
point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité
ridicule, et je conviendrai que j'ai tort.
Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux
enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et
qu'ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre
manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma
propre expérience: je savais qu'elle ne concluait rien pour les
autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et
parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez
aucun risque.
On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant,
et même pour un homme, c'est suivre celle où il est né.
Quelquefois on en ôte; rarement on y ajoute: la foi dogmatique
est un fruit de l'éducation. Outre ce principe commun qui
m'attachait au culte de mes pères, j'avais l'aversion
particulière à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous
donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le
clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin
chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans
d'une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je
n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un
frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientôt dans
les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de
campagne, plus semblables à celles où je l'avais d'abord éprouvé.
Il est vrai que cette impression était singulièrement contrastée
par le souvenir des caresses que les curés des environs de Genève
font volontiers aux enfants de la ville. En même temps que la
sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de
vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des
fruits, du laitage. Le bon dîner de M. de Pontverre avait produit
encore un grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout
cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les
amusements et la gourmandise, je m'étais apprivoisé sans peine
avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne
s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir éloigné.
Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change: je vis
avec l'horreur la plus vive l'espèce d'engagement que j'avais
pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais
autour de moi n'étaient pas propres à soutenir mon courage par
leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte œuvre que
j'allais faire n'était au fond que l'action d'un bandit. Tout
jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie,
j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais bien,
j'allais au fond de mon cœur mentir au Saint-Esprit et mériter
le mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais
contre moi-même; et je gémissais du sort qui m'avait amené là,
comme si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments
où ces réflexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant
trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé: mais il
ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus
bien fortement.
Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas
vaincre. D'ailleurs l'obstination du dessein formé de ne pas
retourner à Genève, la honte, la difficulté même de repasser les
monts, l'embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans
ressources; tout cela concourait à me faire regarder comme un
repentir tardif les remords de ma conscience: j'affectais de me
reprocher ce que j'avais fait, pour excuser ce que j'allais
faire. En aggravant les torts du passé, j'en regardais l'avenir
comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas: Rien n'est fait
encore, et tu peux être innocent si tu veux; mais je me disais:
Gémis du crime dont tu t'es rendu coupable, et que tu t'es mis
dans la nécessité d'achever.
En effet, quelle rare force d'âme ne me fallait-il point à
mon âge pour révoquer tout ce que jusque-là j'avais pu promettre
ou laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m'étais
données, pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester
dans la religion de mes pères, au risque de tout ce qui en
pouvait arriver? Cette vigueur n'était pas de mon âge, et il est
peu probable qu'elle eût eu un heureux succès Les choses étaient
trop avancées pour qu'on voulût en avoir le démenti; et plus ma
résistance eût été grande, plus, de manière ou d'autre, on se fût
fait une loi de la surmonter.
Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des
hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà
trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre
faute; et si nous voulions être toujours sages, rarement
aurions-nous besoin d'être vertueux. Mais des penchants faciles à
surmonter nous entraînent sans résistance; nous cédons à des
tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement
nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions
aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer
sans des efforts héroïques qui nous effrayent; et nous tombons
enfin dans l'abîme, en disant à Dieu: Pourquoi m'as-tu fait si
faible? Mais malgré nous il répond à nos consciences: Je t'ai
fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t'ai fait
assez fort pour n'y pas tomber.
Je ne pris pas précisément la résolution de me faire
catholique; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le
temps de m'apprivoiser à cette idée; et en attendant je me
figurais quelque événement imprévu qui me tirerait d'embarras. Je
résolus, pour gagner du temps, de faire la plus belle défense
qu'il me serait possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer
à ma résolution; et dès que je m'aperçus que j'embarrassais
quelquefois ceux qui voulaient m'instruire, il ne m'en fallut pas
davantage pour chercher à les terrasser tout à fait. Je mis même
à cette entreprise un zèle bien ridicule; car, tandis qu'ils
travaillaient sur moi, je voulus travailler sur eux. Je croyais
bonnement qu'il ne fallait que les convaincre pour les engager à
se faire protestants.
Ils ne trouvèrent donc pas en moi tout à fait autant de
facilité qu'ils en attendaient ni du côté des lumières, ni du
côté de la volonté. Les protestants sont généralement mieux
instruits que les catholiques. Cela doit être: la doctrine des
uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le
catholique doit adopter la décision qu'on lui donne; le
protestant doit apprendre à se décider. On savait cela; mais on
n'attendait ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés
pour des gens exercés. D'ailleurs je n'avais point fait encore ma
première communion, ni reçu les instructions qui s'y rapportent:
on le savait encore; mais on ne savait pas qu'en revanche j'avais
été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j'avais par
devers moi un petit magasin fort incommode à ces messieurs dans
l'Histoire de l'Église et de l'Empire, que j'avais apprise
presque par cœur chez mon père, et depuis à peu près oubliée,
mais qui me revint à mesure que la dispute s'échauffait.
Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en
commun la première conférence. Cette conférence était pour mes
camarades un catéchisme plutôt qu'une controverse, et il avait
plus à faire à les instruire qu'à résoudre leurs objections. Il
n'en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l'arrêtai
sur tout; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui
faire. Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse
pour les assistants. Mon vieux prêtre parlait beaucoup,
s'échauffait, battait la campagne, et se tirait d'affaire en
disant qu'il n'entendait pas bien le français. Le lendemain, de
peur que mes indiscrètes objections ne scandalisassent mes
camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre
prêtre, plus jeune, beau parleur, c'est-à-dire faiseur de longues
phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me
laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante; et,
sentant qu'après tout je faisais ma tâche, je me mis à lui
répondre avec assez d'assurance, et à le bourrer par-ci par-là du
mieux que je pus. Il croyait m'assommer avec saint Augustin,
saint Grégoire et les autres Pères, et il trouvait, avec une
surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque
aussi légèrement que lui: ce n'était pas que je les eusse jamais
lus, ni lui peut-être; mais j'en avais retenu beaucoup de
passages tirés de mon Le Sueur; et sitôt qu'il m'en citait un,
sans disputer sur la citation, je lui ripostais par un autre du
même Père, et qui souvent l'embarrassait beaucoup. Il l'emportait
pourtant à la fin, par deux raisons: l'une, qu'il était le plus
fort, et que, me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais
très bien, quelque jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le
pousser à bout; car je voyais assez que le vieux petit prêtre
n'avait pris en amitié ni mon érudition ni moi. L'autre raison
était que le jeune avait de l'étude et que je n'en avais point.
Cela faisait qu'il mettait dans sa manière d'argumenter une
méthode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitôt qu'il se
sentait pressé d'une objection imprévue, il la remettait au
lendemain, disant que je sortais du sujet présent. Il rejetait
même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu'elles étaient
fausses et, s'offrant à m'aller chercher le livre, me défiait de
les y trouver. Il sentait qu'il ne risquait pas grand'chose, et
qu'avec toute mon érudition d'emprunt, j'étais trop peu exercé à
manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage
dans un gros volume quand même je serais assuré qu'il y est. Je
le soupçonne même d'avoir usé de l'infidélité dont il accusait
les ministres, et d'avoir fabriqué quelquefois des passages pour
se tirer d'une objection qui l'incommodait.
Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours
se passaient à disputer, à marmotter des prières, et à faire le
vaurien, il m'arriva une petite vilaine aventure assez
dégoûtante, et qui faillit même à tourner fort mal pour moi.
Il n'y a point d'âme si vile et de cœur si barbare qui ne
soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux
bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il
m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin
franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois
de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers
avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que
j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une
longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt
furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en
moi-même: Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive;
j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières
plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos,
que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut
venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était
trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai
encore: car ce misérable était si malpropre et puait si fort le
tabac mâché, qu'il me faisait mal au cœur.
Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls
dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec
des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il
voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me
forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me
dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en
arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je
n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai
ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa
là: mais tandis qu'il achevait de se démener, je vis partir vers
la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de
blanchâtre qui me fit soulever le cœur. Je m'élançai sur le
balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne
l'avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal.
Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le
crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore
plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à
voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale
maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale
concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état;
mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il
faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous
prendre en horreur.
Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le
monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit
de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort
affectée, et je l'entendais grommeler entre ses dents: Can
maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je
devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et
je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de
bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de
commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de
bruit pour peu de mal.
Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses
que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé
que je m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y
voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'était une œuvre
défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention
n'était pas plus offensante pour la personne qui en était
l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour
avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même,
dans sa jeunesse, avait eu le même honneur, et qu'ayant été
surpris hors d'état de faire résistance, il n'avait rien trouvé
là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des
propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma résistance
était la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte
était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien.
J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand
qu'il ne parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire
que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il
n'avait pas même cherché le secret du tête-à-tête; et nous avions
en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus
que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins à
croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde, et
dont je n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela
fit que je l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image
de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu,
restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant
le cœur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage,
l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me
contraindre assez pour qu'il ne vît pas le mauvais effet de ses
leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il
n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable.
Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une
seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je
m'étais efforcé de l'éloigner.
Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des
entreprises des chevaliers de la manchette; et la vue des gens
qui passaient pour en être me rappelant l'air et les gestes de
mon effroyable More, m'a toujours inspiré tant d'horreur, que
j'avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent
beaucoup dans mon esprit à cette comparaison: il me semblait que
je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma
personne, la réparation des offenses de mon sexe; et la plus
laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le
souvenir de ce faux Africain.
Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut
pas que, excepté la dame Lorenza, personne le vit de plus mauvais
œil qu'auparavant. Cependant il ne m'accosta ni ne me parla
plus. Huit jours après, il fut baptisé en grande cérémonie, et
habillé de blanc de la tête aux pieds, pour représenter la
candeur de son âme régénérée. Le lendemain il sortit de
l'hospice, et je ne l'ai jamais revu.
Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce temps-là
pour donner à mes directeurs l'honneur d'une conversion
difficile, et l'on me fit passer en revue tous les dogmes, pour
triompher de ma nouvelle docilité.
Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré
de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l'église
métropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration
solennelle et recevoir les accessoires du baptême, quoiqu'on ne
me baptisât pas réellement: mais comme ce sont à peu près les
mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple que les
protestants ne sont pas chrétiens. J'étais revêtu d'une certaine
robe grise garnie de brandebourgs blancs, et destinée pour ces
sortes d'occasions. Deux hommes portaient, devant et derrière
moi, des bassins de cuivre sur lesquels ils frappaient avec une
clef, et où chacun mettait son aumône au gré de sa dévotion ou de
l'intérêt qu'il prenait au nouveau converti. Enfin rien du faste
catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante
pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y eut que
l'habit blanc qui m'eût été fort utile, et qu'on ne me donna pas
comme au More, attendu que je n'avais pas l'honneur d'être Juif.
Ce ne fut pas tout: il fallut ensuite aller à l'Inquisition
recevoir l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein
de l'Église avec la même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis
par son ambassadeur. L'air et les manières du très révérend père
inquisiteur n'étaient pas propres à dissiper la terreur secrète
qui m'avait saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs
questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda
brusquement si ma mère était damnée. L'effroi me fit réprimer le
premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre
que je voulais espérer qu'elle ne l'était pas, et que Dieu avait
pu l'éclairer à sa dernière heure. Le moine se tut, mais il fit
une grimace qui ne me parut point du tout un signe d'approbation.
Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé
selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de
vingt francs, en petite monnaie qu'avait produit ma quête. On me
recommanda de vivre en bon chrétien, d'être fidèle à la grâce; on
me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout
disparut.
Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes grandes
espérances, et il ne me resta de la démarche intéressée que je
venais de faire que le souvenir d'avoir été apostat et dupe tout
à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se
faire dans mes idées, lorsque de mes brillants projets de fortune
je me vis tomber dans la plus complète misère, et qu'après avoir
délibéré le matin sur le choix du palais que j'habiterais, je me
vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je
commençai par me livrer à un désespoir d'autant plus cruel que le
regret de mes fautes devait s'irriter, en me reprochant que tout
mon malheur était mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venais pour
la première fois de ma vie d'être enfermé pendant plus de deux
mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté
que j'avais recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maître
de moi-même et de mes actions, je me voyais au milieu d'une
grande ville abondante en ressources, pleine de gens de
condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient manquer de
me faire accueillir sitôt que j'en serais connu. J'avais, de
plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que j'avais dans
ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s'épuiser. J'en
pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne.
C'était la première fois que je m'étais vu si riche. Loin de me
livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que changer
d'espérances, et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me
sentis tant de confiance et de sécurité: je croyais déjà ma
fortune faite, et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation
qu'à moi seul.
La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité
en parcourant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire
un acte de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les
instruments militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des
processions; j'aimais le faux-bourdon des prêtres. J'allai voir
le palais du roi: j'en approchais avec crainte; mais voyant
d'autres gens entrer je fis comme eux; on me laissa faire.
Peut-être dus-je cette grâce au petit paquet que j'avais sous le
bras. Quoi qu'il en soit, je conçus une grande opinion de
moi-même en me trouvant dans ce palais; déjà je m'en regardais
presque comme un habitant. Enfin, à force d'aller et venir, je me
lassai; j'avais faim, il faisait chaud: j'entrai chez une
marchande de laitage; on me donna de la giuncà, du lait caillé;
et avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont, que j'aime
plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons
dîners que j'aie faits de mes jours.
Il fallut chercher un gîte. Comme je savais déjà assez de
piémontais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à
trouver, et j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse
que selon mon goût. On m'enseigna dans la rue du Pô la femme d'un
soldat qui retirait à un sou par nuit des domestiques hors de
service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m'y établis.
Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu'elle eût déjà
cinq ou six enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la
mère, les enfants, les hôtes; et cela dura de cette façon tant
que je restai chez elle. Au demeurant c'était une bonne femme,
jurant comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée,
mais douce de cœur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui
même me fut utile.
Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir
de l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et
dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait
curieux et nouveau; et tout l'était pour un jeune homme sortant
de sa niche, qui n'avait jamais vu de capitale. J'étais surtout
fort exact à faire ma cour, et j'assistais régulièrement tous les
matins à la messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la
même chapelle avec ce prince et sa suite: mais ma passion pour la
musique, qui commençait à se déclarer, avait plus de part à mon
assiduité que la pompe de la cour, qui, bientôt vue, et toujours
la même, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors
la meilleure symphonie de l'Europe. Somis, Desjardins, les
Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n'en fallait pas tant
pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument,
pourvu qu'il fût juste, transportait d'aise. Du reste, je n'avais
pour la magnificence qui frappait mes yeux qu'une admiration
stupide et sans convoitise. La seule chose qui m'intéressât dans
tout l'éclat de la cour était de voir s'il n'y aurait point là
quelque jeune princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle
je pusse faire un roman.
Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais
où, si je l'eusse mis à fin, j'aurais trouvé des plaisirs mille
fois plus délicieux.
Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse
insensiblement s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins
l'effet de la prudence que d'une simplicité de goût que même
aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a point altérée. Je ne
connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chère
que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des
herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est
toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste
quand un maître d'hôtel et des laquais autour de moi ne me
rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de
beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense, que je
ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J'étais donc sobre,
faute d'être tenté de ne pas l'être: encore ai-je tort d'appeler
tout cela sobriété, car j'y mettais toute la sensualité possible.
Mes poires, ma giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques
verres d'un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me
rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout
cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C'était ce que
j'apercevais plus sensiblement de jour en jour; et, malgré
l'étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l'avenir alla bientôt
jusqu'à l'effroi. De tous mes châteaux en Espagne il ne me resta
que celui de trouver une occupation qui me fit vivre; encore
n'était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier;
mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un
maître, et les maîtres même n'abondaient pas à Turin. Je pris
donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'offrir de boutique
en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la
vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché, en me
mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux.
Je fus presque partout éconduit; et ce que je trouvais à faire
était si peu de chose, qu'à peine y gagnai-je quelques repas. Un
jour cependant, passant d'assez bon matin dans la Contrà nova, je
vis, à travers les vitres d'un comptoir, une jeune marchande de
si bonne grâce et d'un air si attirant, que, malgré ma timidité
près des dames, je n'hésitai pas d'entrer, et de lui offrir mon
petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma
petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir bon courage, et que
les bons chrétiens ne m'abandonneraient pas; puis, tandis qu'elle
envoyait chercher chez un orfèvre du voisinage les outils dont
j'avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et
m'apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure;
la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit
travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu
rassuré: car elle était brillante et parée; et, malgré son air
gracieux, cet éclat m'en avait imposé. Mais son accueil plein de
bonté, son ton compatissant, ses manières douces et caressantes,
me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je réussissais, et cela
me fit réussir davantage. Mais quoique Italienne, et trop jolie
pour n'être pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste,
et moi si timide, qu'il était difficile que cela vînt sitôt à
bien. On ne nous laissa pas le temps d'achever l'aventure. Je ne
m'en rappelle qu'avec plus de charmes les courts moments que j'ai
passés auprès d'elle: et je puis dire y avoir goûté dans leurs
prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de
l'amour.
C'était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon
naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante.
Elle s'appelait madame Basile. Son mari, plus âgé qu'elle et
passablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la
garde d'un commis trop maussade pour être séduisant, et qui ne
laissait pas d'avoir pour son compte des prétentions, qu'il ne
montrait guère que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup
contre moi, quoique j'aimasse à l'entendre jouer de la flûte,
dont il jouait assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours
quand il me voyait entrer chez sa dame: il me traitait avec un
dédain qu'elle lui rendait bien. Il semblait même qu'elle se
plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa présence; et cette
sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été bien plus
dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussait pas jusque-là, ou
du moins ce n'était pas de la même manière. Soit qu'elle me
trouvât trop jeune, soit qu'elle ne sût point faire les avances,
soit qu'elle voulût sérieusement être sage, elle avait alors une
sorte de réserve qui n'était pas repoussante, mais qui
m'intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me
sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que
j'avais pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et
bien moins de familiarité. J'étais embarrassé, tremblant; je
n'osais la regarder, je n'osais respirer auprès d'elle; cependant
je craignais plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorais d'un
œil avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu, les
fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l'intervalle d'un
bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa
manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de
gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'impression des
autres. A force de regarder ce que je pouvais voir et même au
delà, mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait; ma
respiration, d'instant en instant plus embarrassée, me donnait
beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire
était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le
silence où nous étions assez souvent. Heureusement madame Basile,
occupée à son ouvrage, ne s'en apercevait pas, à ce qu'il me
semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de
sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux
spectacle achevait de me perdre; et quand j'étais prêt à céder à
mon transport, elle m'adressait quelque mot d'un ton tranquille,
qui me faisait rentrer en moi-même à l'instant.
Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que
jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif, marquât
entre nous la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant
pour moi, faisait cependant mes délices, et à peine dans la
simplicité de mon cœur pouvais-je imaginer pourquoi j'étais si
tourmenté. Il paraissait que ces petits tête-à-tête ne lui
déplaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions
assez fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part, pour
l'usage qu'elle en faisait et qu'elle m'en laissait faire.
Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis, elle avait
monté dans sa chambre, je me hâtai, dans l'arrière-boutique où
j'étais, d'achever ma petite tâche, et je la suivis. Sa chambre
était entr'ouverte; j'y entrai sans être aperçu. Elle brodait
près d'une fenêtre, ayant en face le côté de la chambre opposé à
la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre, à cause
du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait
toujours bien: ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie.
Son attitude était gracieuse; sa tête un peu baissée laissait
voir la blancheur de son cou; ses cheveux, relevés avec élégance,
étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un
charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de
moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant
les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne
pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir: mais
il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel
effet ce transport fit sur elle: elle ne me regarda point, ne me
parla point; mais tournant à demi la tête, d'un simple mouvement
de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir,
pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée ne
fut pour moi qu'une même chose: mais ce qu'on aurait peine à
croire est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà,
ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher
même, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un
instant sur ses genoux. J'étais muet, immobile, mais non pas
tranquille assurément: tout marquait en moi l'agitation, la joie,
la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet,
et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune
cœur ne pouvait se rassurer.
Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que
moi. Troublée de me voir là, interdite de m'y avoir attiré, et
commençant à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans
doute avant la réflexion, elle ne m'accueillait ni ne me
repoussait; elle n'ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle
tâchait de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds: mais
toute ma bêtise ne m'empêchait pas de juger qu'elle partageait
mon embarras, peut-être mes désirs, et qu'elle était retenue par
une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force
de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi
devaient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse; et je
me disais que puisqu'elle ne faisait rien pour exciter la mienne,
elle ne voulait pas que j'en eusse. Même encore aujourd'hui je
trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop d'esprit
pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non
seulement d'être encouragé, mais d'être instruit.
Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni
combien de temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule
et délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort
des mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui
touchait la chambre où nous étions, et madame Basile alarmée me
dit vivement de la voix et du geste: Levez-vous, voici Rosina. En
me levant en hâte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y
appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis
cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes
jours je n'eus un si doux moment: mais l'occasion que j'avais
perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.
C'est peut-être pour cela même que l'image de cette aimable
femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si
charmants. Elle s'y est même embellie à mesure que j'ai mieux
connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle eût eu
d'expérience, elle s'y fût prise autrement pour animer un petit
garçon: mais si son cœur était faible, il était honnête; elle
cédait involontairement au penchant qui l'entraînait: c'était,
selon toute apparence, sa première infidélité, et j'aurais
peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans
en être venu là, j'ai goûté près d'elle des douceurs
inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession
des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds
sans même oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de
jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme
qu'on aime; tout est faveur auprès d'elle. Un petit signe du
doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les
seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le
souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y
pensant.
Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau
tête-à-tête, il me fut impossible d'en trouver le moment, et je
n'aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le
maintien, non plus froid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire; et
je crois qu'elle évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez
gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que
jamais: il devint même railleur, goguenard; il me dit que je
ferais mon chemin près des dames. Je tremblais d'avoir commis
quelque indiscrétion; et, me regardant déjà comme d'intelligence
avec elle, je voulus couvrir du mystère un goût qui jusqu'alors
n'en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à
saisir les occasions de le satisfaire; et à force de les vouloir
sûres, je n'en trouvai plus du tout.
Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai
pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup
démenti les prédictions du commis. J'aimais trop sincèrement,
trop parfaitement, j'ose dire, pour pouvoir aisément être
heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et
plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus
vrai, plus désintéressé. J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur
à celui de la personne que j'aimais; sa réputation m'était plus
chère que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la
jouissance, je n'aurais voulu compromettre un moment son repos.
Cela m'a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de
précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n'a pu
réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de
les trop aimer.
Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu'il y avait de
singulier était qu'en devenant plus insupportable, le traître
semblait devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa
dame m'avait pris en affection, elle avait songé à me rendre
utile dans le magasin. Je savais passablement l'arithmétique;
elle lui avait proposé de m'apprendre à tenir les livres: mais
mon bourru reçut très mal la proposition, craignant peut-être
d'être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, était
de transcrire quelques comptes et mémoires, de mettre au net
quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce
d'italien en français. Tout d'un coup mon homme s'avisa de
revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il
m'apprendrait les comptes à parties doubles, et qu'il voulait me
mettre en état d'offrir mes services à M. Basile quand il serait
de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi
de faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnait pas de la
confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit
sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu'elle espérait
que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait
grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse qu'un commis.
Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire
faire une connaissance qui pourrait m'être utile. Elle pensait
assez sagement pour sentir qu'il était temps de me détacher
d'elle. Nos muettes déclarations s'étaient faites le jeudi. Le
dimanche elle donna un dîner où je me trouvai, et où se trouva
aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le moine
me traita très affectueusement, me félicita sur ma conversion, et
me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle
la lui avait détaillée; puis, me donnant deux petits coups d'un
revers de main sur la joue, il me dit d'être sage, d'avoir bon
courage, et de l'aller voir; que nous causerions plus à loisir
ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour
lui, que c'était un homme de considération; et par le ton
paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il était son
confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité
était mêlée de marques d'estime et même de respect pour sa
pénitente, qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne
m'en font aujourd'hui. Si j'avais eu plus d'intelligence, combien
j'eusse été touché d'avoir pu rendre sensible une jeune femme
respectée par son confesseur!
La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que
nous étions: il en fallut une petite, où j'eus l'agréable
tête-à-tête de monsieur le commis. Je n'y perdis rien du côté des
attentions et de la bonne chère; il y eut bien des assiettes
envoyées à la petite table, dont l'intention n'était sûrement pas
pour lui. Tout allait très bien jusque-là: les femmes étaient
fort gaies, les hommes fort galants; madame Basile faisait les
honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l'on
entend arrêter une chaise à la porte; quelqu'un monte, c'est M.
Basile. Je le vois comme s'il entrait actuellement, en habit
d'écarlate à boutons d'or, couleur que j'ai prise en aversion
depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme, qui se
présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l'air de
quelqu'un qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses
amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait
mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la
compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avait-on
commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la
petite table, il demande d'un ton sévère ce que c'est que ce
petit garçon qu'il aperçoit là. Madame Basile le lui dit tout
naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que
non. Pourquoi non? reprend-il grossièrement: puisqu'il s'y tient
le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole;
et après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien
en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de
sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puisque rien
n'y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'un
ton d'humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence
du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avait des
instructions sur mon compte, et que le commis m'avait servi de sa
façon.
A peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par
son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir
à l'instant de chez lui, et de n'y remettre les pieds de ma vie.
Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre
insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur
navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en
proie à la brutalité de son mari. Il avait raison sans doute de
ne vouloir pas qu'elle fût infidèle; mais, quoique sage et bien
née, elle était Italienne, c'est-à-dire sensible et vindicative;
et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens
les plus propres à s'attirer le malheur qu'il craignait.
Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer
de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins
celle que mon cœur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je
ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu,
me fit, avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif
qu'attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage, et n'y
passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle
m'avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je
rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tâcher de
le rencontrer. Enfin d'autres événements m'ôtèrent les charmants
souvenirs de madame Basile, et dans peu je l'oubliai si bien,
qu'aussi simple et aussi novice qu'auparavant, je ne restai pas
même affriandé de jolies femmes.
Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit
équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d'une
femme prudente qui regardait plus à la propreté qu'à la parure,
et qui voulait m'empêcher de souffrir, et non pas me faire
briller. Mon habit, que j'avais apporté de Genève, était bon et
portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque
linge. Je n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en
donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me
mettre en état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne
fallut pas me recommander tant que je parus devant elle.
Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme
j'ai dit, m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait
peut-être trouvé une place, et qu'une dame de condition voulait
me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes
aventures: car j'en revenais toujours là. Celle-ci ne se trouva
pas aussi brillante que je me l'étais figurée. Je fus chez cette
dame avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle
m'interrogea, m'examina: je ne lui déplus pas; et tout de suite
j'entrai à son service, non pas tout à fait en qualité de favori,
mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses
gens; la seule distinction fut qu'ils portaient l'aiguillette, et
qu'on ne me la donna pas: comme il n'y avait point de galons à sa
livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois. Voilà le
terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes
espérances.
Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, était
veuve et sans enfants: son mari était piémontais; pour elle, je
l'ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une
Piémontaise parlât si bien français et eût un accent si pur. Elle
était entre deux âges, d'une figure fort noble, d'un esprit orné,
aimant la littérature française, et s'y connaissant. Elle
écrivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient
le tour et presque la grâce de celles de madame de Sévigné; on
aurait pu s'y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et
qui ne me déplaisait pas, était de les écrire sous sa dictée, un
cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui
permettant plus d'écrire elle-même.
Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit,
mais une âme élevée et forte. J'ai suivi sa dernière maladie; je
l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de
faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans
sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela
de la philosophie: mot qui n'était pas encore à la mode, et
qu'elle ne connaissait même pas dans le sens qu'il porte
aujourd'hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu'à
la sécheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour
autrui que pour elle-même; et quand elle faisait du bien aux
malheureux, c'était pour faire ce qui était bien en soi, plutôt
que par une véritable commisération. J'ai un peu éprouvé cette
insensibilité pendant les trois mois que j'ai passés auprès
d'elle. Il était naturel qu'elle prît en affection un jeune homme
de quelque espérance, qu'elle avait incessamment sous les yeux,
et qu'elle songeât, se sentant mourir, qu'après elle il aurait
besoin de secours et d'appui: cependant, soit qu'elle ne me
jugeât pas digne d'une attention particulière, soit que les gens
qui l'obsédaient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne
fit rien pour moi.
Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marqué
quelque curiosité de me connaître. Elle m'interrogeait
quelquefois; elle était bien aise que je lui montrasse les
lettres que j'écrivais à madame de Warens, que je lui rendisse
compte de mes sentiments; mais elle ne s'y prenait assurément pas
bien pour les connaître, en ne me montrant jamais les siens. Mon
cœur aimait à s'épancher, pourvu qu'il sentît que c'était dans
un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe
d'approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient
aucune confiance. Quand rien ne m'apprenait si mon babil plaisait
ou déplaisait, j'étais toujours en crainte, et je cherchais moins
à montrer ce que je pensais qu'à ne rien dire qui pût me nuire.
J'ai remarqué depuis que cette manière sèche d'interroger les
gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes
qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant
point paraître leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer
le vôtre: mais elles ne voient pas qu'elles ôtent par là le
courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela
seul à se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre à lui
un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou
se tait, ou redouble d'attention sur lui-même, et aime encore
mieux passer pour un sot que d'être dupe de votre curiosité.
Enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des
autres que d'affecter de cacher le sien.
Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentît
l'affection, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeait
froidement; je répondais avec réserve. Mes réponses étaient si
timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin
elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que pour son
service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce
qu'elle m'avait fait; et à force de ne voir en moi qu'un laquais,
elle m'empêcha de lui paraître autre chose.
Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts
cachés qui m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une
aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit.
Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfants, avait pour héritier
son neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidûment sa
cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient
tirer à sa fin, ne s'oubliaient pas; et il y avait tant
d'empressés autour d'elle, qu'il était difficile qu'elle eût du
temps pour penser à moi. A la tête de sa maison était un nommé M.
Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite,
s'était tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa
maîtresse, qu'elle était plutôt chez elle sur le pied d'une amie
que d'une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de
chambre une nièce à elle, appelée mademoiselle Pontal, fine
mouche, qui se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait
sa tante à obséder si bien leur maîtresse, qu'elle ne voyait que
par leurs yeux et n'agissait que par leurs mains. Je n'eus pas le
bonheur d'agréer à ces trois personnes: je leur obéissais, mais
je ne les servais pas; je n'imaginais pas qu'outre le service de
notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses
valets. J'étais d'ailleurs une espèce de personnage inquiétant
pour eux. Ils voyaient bien que je n'étais pas à ma place; ils
craignaient que madame ne le vît aussi, et que ce qu'elle ferait
pour m'y mettre ne diminuât leurs portions: car ces sortes de
gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui
sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se
réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire
des lettres; c'était un amusement pour elle dans son état: ils
l'en dégoûtèrent et l'en firent détourner par le médecin, en la
persuadant que cela la fatiguait. Sous prétexte que je
n'entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros
manants de porteurs de chaise autour d'elle: enfin l'on fit si
bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours
que je n'étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela
j'y entrai comme auparavant, et j'y fus même plus assidu que
personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiraient;
la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait
extrêmement respectable et chère, et j'ai bien versé, dans sa
chambre, des larmes sincères, sans qu'elle ni personne s'en
aperçût.
Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été
celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un
sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique
aimable, par la sérénité d'âme avec laquelle elle en remplit les
devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était
naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une
sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n'était qu'un
contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son
état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne
cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne
parlant plus, et déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un
gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pète n'est
pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça.
Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques;
mais, n'étant point couché sur l'état de sa maison, je n'eus
rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres,
et me laissa l'habit neuf que j'avais sur le corps, et que M.
Lorenzi voulait m'ôter. Il promit même de chercher à me placer,
et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois, sans
pouvoir lui parler. J'étais facile à rebuter, je n'y retournai
plus. On verra bientôt que j'eus tort.
Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour
chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation
demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étais
entré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et
l'insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans,
ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin
de s'affaiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait
que la faute d'un enfant pût avoir des suites aussi cruelles?
C'est de ces suites plus que probables que mon cœur ne saurait
se consoler. J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et dans la
misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement
valait beaucoup mieux que moi.
Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage
n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne
s'égare bien des choses: cependant, telle était la fidélité des
domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que
rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule
mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et
argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à
ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le
cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je
l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en
rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une
jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa
cuisinière quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé
la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts
fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une
fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et
surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne
pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et
d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la
nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle,
et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon
des deux. On la fit venir: l'assemblée était nombreuse, le comte
de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban: je la
charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un
regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare cœur
résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement,
m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas
déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et
moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et
lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille
se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots: Ah! Rousseau, je
vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse,
mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle
continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté,
mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective.
Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne
semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi
diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne
parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour
moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps
d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous
renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du
coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été
vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir.
J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il
n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à
se bien placer: elle emportait une imputation cruelle à son
honneur de toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais
enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune
garçon: enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à
espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne
regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand
danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le
découragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le
remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on
juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi!
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse
au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me
reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier. Tant
que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu
d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des
innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois
avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un
destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai
jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans
le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait
faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j'ai
pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action
atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids
est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience;
et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a
beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes
confessions.
J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et
l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de
mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je
n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je
craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité.
Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel
moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est
bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la
cause. Elle était présente à ma pensée; je m'excusai sur le
premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je
voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon
intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître
ensuite, mon cœur fut déchiré; mais la présence de tant de monde
fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je
ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort,
plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu
m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre: l'invincible
honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et
plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait
intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré
publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un
trouble universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût
laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré.
Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit: Ne perdez
pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi; je
me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement
sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner
du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de
faire; à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étais
encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus
criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'est que
faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était guère
autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du
mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a
même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout
acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée
du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon
aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret
d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse
être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de
malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de
droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre
Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande
qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter
la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à dire sur cet article.
Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais.
LIVRE TROISIÈME
1728-1731
Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étais
entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j'y restai cinq
ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et
l'oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J'étais
inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais
un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais la
privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes même le
peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette
plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans
l'ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon
sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de
femmes; mais n'en sentant pas le véritable usage, je les occupais
bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire
de plus; et ces idées tenaient mes sens dans une activité très
incommode, dont, par bonheur, elles ne m'apprenaient point à me
délivrer. J'aurais donné ma vie pour retrouver un quart d'heure
une demoiselle Goton. Mais ce n'était plus le temps où les jeux
de l'enfance allaient là comme d'eux-mêmes. La honte, compagne de
la conscience du mal, était venue avec les années; elle avait
accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible; et
jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n'ai pu parvenir à
faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne
m'y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique
sachant qu'elle n'était pas scrupuleuse, et presque assuré d'être
pris au mot.
Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes
désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres.
J'allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je
pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état où
j'aurais voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était
pas l'objet obscène, je n'y songeais même pas; c'était l'objet
ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne
peut se décrire. Il n'y avait de là plus qu'un pas à faire pour
sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque
résolue ne m'en eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu
l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près
aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi.
Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle
était un puits où les filles de la maison venaient souvent
chercher de l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente
qui menait à des caves par plusieurs communications. Je sondai
dans l'obscurité ces allées souterraines, et les trouvant longues
et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point, et que, si
j'étais vu et surpris, j'y trouverais un refuge assuré. Dans
cette confiance, j'offrais aux filles qui venaient au puits un
spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent
de ne rien voir; d'autres se mirent à rire; d'autres se crurent
insultées, et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite: j'y
fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je n'avais
pas compté, et qui m'alarma. Je m'enfonçais dans les souterrains,
au risque de m'y perdre: le bruit, les voix, la voix d'homme me
suivaient toujours. J'avais compté sur l'obscurité, je vis de la
lumière. Je frémis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrêta, et,
ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En
un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une
grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de
quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un manche à
balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait
décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage.
L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda
rudement ce que je faisais là. On conçoit que ma réponse n'était
pas prête. Je me remis cependant; et, m'évertuant dans ce moment
critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me
réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitié de mon âge
et de mon état; que j'étais un jeune étranger de grande
naissance, dont le cerveau s'était dérangé; que je m'étais
échappé de la maison paternelle, parce qu'on voulait m'enfermer;
que j'étais perdu s'il me faisait connaître; mais que s'il
voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-être un jour
reconnaître cette grâce. Contre toute attente, mon discours et
mon air firent effet: l'homme terrible en fut touché, et après
une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me
questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me
virent partir, je jugeai que l'homme que j'avais tant craint
m'était fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurais pas
été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais
quoi dont je ne me souciais guère; car, pourvu que le sabre et
l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étais bien sûr, leste et
vigoureux comme j'étais, de me délivrer de leurs tricots et
d'elles.
Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune
abbé, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre.
Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur: "Je suis
prince, me dit-il, je suis prince; et moi je suis un coïon: mais
que son altesse n'y revienne pas!" Il n'ajouta rien de plus, et
je m'esquivai en baissant la tête, et le remerciant dans mon
cœur de sa discrétion. J'ai jugé que ces mauvaises vieilles lui
avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout
Piémontais qu'il était, c'était un bon homme, et jamais je ne
pense à lui sans un mouvement de reconnaissance: car l'histoire
était si plaisante, que, pour le seul désir de faire rire, tout
autre à sa place m'eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les
suites que j'en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage
pour longtemps.
Mon séjour chez madame de Vercellis m'avait procuré quelques
connaissances, que j'entretenais dans l'espoir qu'elles
pourraient m'être utiles. J'allais voir quelquefois entre autres
un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte
de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de
bon sens, de probité, de lumières, et l'un des plus honnêtes
hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour
l'objet qui m'attirait chez lui, il n'avait pas assez de crédit
pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus
précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine
morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre
successif de mes goûts et de mes idées, j'avais toujours été trop
haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt
vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me
montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. Il me parla
très honorablement de mon naturel et de mes talents: mais il
ajouta qu'il en voyait naître les obstacles qui m'empêcheraient
d'en tirer parti; de sorte qu'ils devaient, selon lui, bien moins
me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources
pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine,
dont je n'avais que de fausses idées; il me montra comment, dans
un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur
et courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n'y a
point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de
tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la
grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres
n'étaient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une
chose qui m'est souvent revenue à la mémoire: c'est que si chaque
homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y
aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui
voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui
n'a rien d'outré, m'a été d'un grand usage dans le cours de ma
vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les
premières vraies idées de l'honnête, que mon génie ampoulé
n'avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que
l'enthousiasme des vertus sublimes était peu d'usage dans la
société; qu'en s'élançant trop haut on était sujet aux chutes;
que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne
demandait pas moins de force que les actions héroïques; qu'on en
tirait meilleur parti pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il
valait infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes, que
quelquefois leur admiration.
Pour établir les devoirs de l'homme il fallait bien remonter
à leur principe. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et
dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de
religion. L'on conçoit déjà que l'honnête M. Gaime est, du moins
en grande partie, l'original du vicaire savoyard. Seulement la
prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve, il s'expliqua
moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes,
ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu'au conseil
de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis
au public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun
peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais
d'abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de
religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendait pour
fructifier que les soins d'une main plus chérie.
Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais
pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris
goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d'un
certain intérêt de cœur dont je sentais qu'ils étaient pleins.
J'ai l'âme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins
à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont
voulu; et c'est sur quoi mon tact ne se trompe guère. Aussi je
m'affectionnais véritablement à M. Gaime; j'étais pour ainsi dire
son second disciple; et cela me fit pour le moment même
l'inestimable bien de me détourner de la pente au vice où
m'entraînait mon oisiveté.
Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher
de la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne
pouvoir lui parler, je m'étais ennuyé, et je n'y allais plus: je
crus qu'il m'avait oublié, ou qu'il lui était resté de mauvaises
impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus
d'une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir
auprès de sa tante; il le lui avait même dit, et il m'en reparla
quand moi-même je n'y songeais plus. Il me reçut bien, me dit
que, sans m'amuser de promesses vagues, il avait cherché à me
placer; qu'il avait réussi, qu'il me mettait en chemin de devenir
quelque chose, que c'était à moi de faire le reste; que la maison
où il me faisait entrer était puissante et considérée; que je
n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer; et que
quoique traité d'abord en simple domestique, comme je venais de
l'être, je pouvais être assuré que, si l'on me jugeait par mes
sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était
disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit
cruellement les brillantes espérances que le commencement m'avait
données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même avec un
dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais trop
peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissât.
Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la
reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de
ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilité de
son accueil. Il m'interrogea avec intérêt, et je lui répondis
avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j'avais une
physionomie agréable, et qui promettait de l'esprit; qu'il lui
paraissait qu'en effet je n'en manquais pas, mais que ce n'était
pas là tout, et qu'il fallait voir le reste: puis, se tournant
vers moi: Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les
commencements sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas
beaucoup. Soyez sage, et cherchez à plaire ici à tout le monde;
voilà, quant à présent, votre unique emploi: du reste, ayez bon
courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa
chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle,
puis à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon
augure. J'en savais assez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant
de façons à la réception d'un laquais. En effet, on ne me traita
pas comme tel. J'eus la table de l'office, on ne me donna point
d'habit de livrée; et le comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant
voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit
que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse
personne hors de la maison. Cependant je servais à table, et je
faisais à peu près au dedans le service d'un laquais; mais je le
faisais en quelque façon librement, sans être attaché nommément à
personne. Hors quelques lettres qu'on me dictait, et des images
que le comte de Favria me faisait découper, j'étais presque le
maître de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je
ne m'apercevais pas, était assurément très dangereuse: elle
n'était pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvait
me faire contracter des vices que je n'aurais pas eus sans cela.
Mais c'est ce qui très heureusement n'arriva point. Les
leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon cœur, et j'y
pris tant de goût que je m'échappais quelquefois pour aller les
entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi
furtivement ne devinaient guère où j'allais. Il ne se peut rien
de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite. Mes
commencements furent admirables; j'étais d'une assiduité, d'une
attention, d'un zèle qui charmaient tout le monde. L'abbé Gaime
m'avait sagement averti de modérer cette première ferveur, de
peur qu'elle ne vînt à se relâcher et qu'on n'y prît garde. Votre
début, me dit-il, est la règle de ce qu'on exigera de vous:
tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais
gardez-vous de faire jamais moins.
Comme on ne m'avait guère examiné sur mes petits talents, et
qu'on ne me supposait que ceux que m'avait donnés la nature, il
ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avait pu
dire, qu'on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à
la traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil,
fils du comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il
survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la
famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui
ne laissait guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là
je m'étais peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en
m'éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant
un peu plus distrait sur mes devoirs.
Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de
mon âge, bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux
très noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de
douceur des blondes auquel mon cœur n'a jamais résisté. L'habit
de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie
taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son
teint encore plus éblouissant par le deuil qu'on portait alors.
On dira que ce n'est pas à un domestique de s'apercevoir de ces
choses-là. J'avais tort sans doute; mais je m'en apercevais
toutefois, et même je n'étais pas le seul. Le maître d'hôtel et
les valets de chambre en parlaient quelquefois à table avec une
grossièreté qui me faisait cruellement souffrir. La tête ne me
tournait pourtant pas au point d'être amoureux tout de bon. Je ne
m'oubliais point; je me tenais à ma place, et mes désirs mêmes ne
s'émancipaient pas. J'aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui
entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens,
de l'honnêteté: mon ambition, bornée au plaisir de la servir,
n'allait point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à
chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait
un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyait établi: hors de là
je me tenais vis-à-vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce
qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son
assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât
m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais
point: j'avais la mortification d'être nul pour elle; elle ne
s'apercevait pas même que j'étais là. Cependant son frère, qui
m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais
quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien
tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce
coup d'œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le
lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en
profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner, où pour la
première fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel
servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on
vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur
la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme
les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la
langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute
d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t.
Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté
les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire: il
m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t
fût de trop; que fiert était un vieux mot français qui ne venait
pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe,
il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel
menace, mais Tel frappe qui ne tue pas.
Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire.
On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta
davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de
Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse
daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le
premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle
semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me
devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un
air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce
moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces
moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre
naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune.
Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef
les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide
qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas
attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement,
qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau
sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment
pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me
rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des
yeux.
Ici finit le roman, où l'on remarquera, comme avec madame
Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas
heureux dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai
inutilement à l'antichambre de madame de Breil: je n'obtins plus
une seule marque d'attention de la part de sa fille. Elle sortait
et entrait sans me regarder, et moi j'osais à peine jeter les
yeux sur elle. J'étais même si bête et si maladroit, qu'un jour
qu'elle avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de
m'élancer sur ce gant que j'aurais voulu couvrir de baisers, je
n'osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un
gros butor de valet que j'aurais volontiers écrasé. Pour achever
de m'intimider, je m'aperçus que je n'avais pas le bonheur
d'agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m'ordonnait
rien, mais elle n'acceptait jamais mon service; et deux fois, me
trouvant dans son antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec
si je n'avais rien à faire. Il fallut renoncer à cette chère
antichambre. J'en eus d'abord du regret; mais les distractions
vinrent à la traverse, et bientôt je n'y pensai plus.
J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par
les bontés de son beau-père, qui s'aperçut enfin que j'étais là.
Le soir du dîner dont j'ai parlé, il eut avec moi un entretien
d'une demi-heure, dont il parut content et dont je fus enchanté.
Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit, en avait moins que
madame de Vercellis; mais il avait plus d'entrailles, et je
réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de
Gouvon son fils, qui m'avait pris en affection; que cette
affection, si j'en profitais, pouvait m'être utile, et me faire
acquérir ce qui me manquait pour les vues qu'on avait sur moi.
Dès le lendemain matin je volai chez M. l'abbé. Il ne me reçut
point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu, et,
m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que
mon éducation, commencée sur tant de choses, n'était achevée sur
aucune. Trouvant surtout que j'avais peu de latin, il entreprit
de m'en enseigner davantage. Nous convînmes que je me rendrais
chez lui tous les matins, et je commençai dès le lendemain.
Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera souvent dans le
cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon
état, j'étais disciple et valet dans la même maison, et dans ma
servitude j'avais cependant un précepteur d'une naissance à ne
l'être que des enfants des rois.
M. l'abbé de Gouvon était un cadet destiné par sa famille à
l'épiscopat, et dont par cette raison on avait poussé les études
plus qu'il n'est ordinaire aux enfants de qualité. On l'avait
envoyé à l'université de Sienne, où il avait resté plusieurs
années, et dont il avait rapporté une assez forte dose de
cruscantisme pour être à peu près à Turin ce qu'était jadis à
Paris l'abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l'avait jeté
dans les belles-lettres; ce qui est très ordinaire en Italie à
ceux qui courent la carrière de la prélature. Il avait bien lu
les poètes, il faisait passablement des vers latins et italiens.
En un mot, il avait le goût qu'il fallait pour former le mien, et
mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étais farci la
tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur
mon savoir, soit qu'il ne pût supporter l'ennui du latin
élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et à peine
m'eut-il fait traduire quelques fables de Phèdre, qu'il me jeta
dans Virgile, où je n'entendais presque rien. J'étais destiné,
comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à
ne le savoir jamais. Cependant je travaillais avec assez de zèle,
et monsieur l'abbé me prodiguait ses soins avec une bonté dont le
souvenir m'attendrit encore. Je passais avec lui une partie de la
matinée, tant pour mon instruction que pour son service; non pour
celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en
rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée et pour copier;
et ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle
d'écolier. Non seulement j'appris ainsi l'italien dans sa pureté,
mais je pris du goût pour la littérature et quelque discernement
des bons livres, qui ne s'acquérait pas chez la Tribu, et qui me
servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul.
Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques,
je pouvais le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de
parvenir. Monsieur l'abbé, très content de moi, le disait à tout
le monde; et son père m'avait pris dans une affection si
singulière, que le comte de Favria m'apprit qu'il avait parlé de
moi au roi. Madame de Breil elle-même avait quitté pour moi son
air méprisant. Enfin je devins une espèce de favori dans la
maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me
voyant honoré des instructions du fils de leur maître, sentaient
bien que ce n'était pas pour rester longtemps leur égal.
Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par
quelques mots lâchés à la volée, et auxquels je n'ai réfléchi
qu'après coup, il m'a paru que la maison de Solar, voulant courir
la carrière des ambassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle
du ministère, aurait été bien aise de se former d'avance un sujet
qui eût du mérite et des talents, et qui, dépendant uniquement
d'elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir
utilement. Ce projet du comte de Gouvon était noble, judicieux,
magnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et
prévoyant: mais outre que je n'en voyais pas alors toute
l'étendue, il était trop sensé pour ma tête, et demandait un trop
long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchait la fortune
qu'à travers les aventures: et, ne voyant point de femme à tout
cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible et
triste; tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus honorable
et sûre que les femmes ne s'en mêlaient pas, l'espèce de mérite
qu'elles protègent ne valant assurément pas celui qu'on me
supposait.
Tout allait à merveille. J'avais obtenu, presque arraché
l'estime de tout le monde: les épreuves étaient finies, et l'on
me regardait généralement dans la maison comme un jeune homme de
la plus grande espérance, qui n'était pas à sa place et qu'on
s'attendait d'y voir arriver. Mais ma place n'était pas celle qui
m'était assignée par les hommes, et j'y devais parvenir par des
chemins bien différents. Je touche à un de ces traits
caractéristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de
présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion.
Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de
mon espèce, je ne les aimais pas, et je n'en avais jamais voulu
voir aucun. Mais j'avais vu quelques Genevois qui ne l'étaient
pas, entre autres un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en
miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure
chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois
appelé Bâcle, dont j'avais été camarade durant mon apprentissage.
Ce Bâcle était un garçon très amusant, très gai, plein de
saillies bouffonnes que son âge rendait agréables. Me voilà tout
d'un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir
le quitter. Il allait partir bientôt pour s'en retourner à
Genève. Quelle perte j'allais faire! J'en sentis bien toute la
grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m'était
laissé, je ne le quittais plus: ou plutôt il ne me quittait pas
lui-même, car la tête ne me tourna pas d'abord au point d'aller
hors de l'hôtel passer la journée avec lui sans congé; mais
bientôt, voyant qu'il m'obsédait entièrement, on lui défendit la
porte; et je m'échauffai si bien, qu'oubliant tout, hors mon ami
Bâcle, je n'allais ni chez M. l'abbé ni chez M. le comte, et l'on
ne me voyait plus dans la maison. On me fit des réprimandes, que
je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut
ma perte: elle me fit entrevoir qu'il était possible que Bâcle ne
s'en allât pas seul. Dès lors je ne vis plus d'autre plaisir,
d'autre sort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil
voyage, et je ne voyais à cela que l'ineffable félicité du
voyage, au bout duquel pour surcroît j'entrevoyais madame de
Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à
Genève, c'est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés,
les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et
sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet
semblait devoir absorber ma vie entière. Je me rappelais avec
délices combien ce même voyage m'avait paru charmant en venant.
Que devait-ce être lorsqu'à tout l'attrait de l'indépendance se
joindrait celui de faire route avec un camarade de mon âge, de
mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans
contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous
plairait? Il fallait être fou pour sacrifier une pareille fortune
à des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile,
incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient
pas dans tout leur éclat un quart d'heure de vrai plaisir et de
liberté dans la jeunesse.
Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que
je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas
sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maître d'hôtel me
signifia mon congé de la part de Monsieur le comte. C'était
précisément ce que je demandais; car, sentant malgré moi
l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutais, pour m'excuser,
l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans
leur tort, et me justifier à moi-même un parti pris par
nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d'aller lui
parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyait
que, la tête m'ayant tourné, j'étais capable de n'en rien faire,
le maître d'hôtel remit après cette visite à me donner quelque
argent qu'on m'avait destiné, et qu'assurément j'avais fort mal
gagné; car, ne voulant pas me laisser dans l'état de valet, on ne
m'avait pas fixé de gages.
Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il était,
me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et
j'oserais presque dire les plus tendres, tant il m'exposa d'une
manière flatteuse et touchante les soins de son oncle et les
intentions de son grand-père. Enfin, après m'avoir mis vivement
devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte,
il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que
je ne visse plus ce petit malheureux qui m'avait séduit.
Il était si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-même,
que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de
mon vieux maître, et j'en fus touché: mais ce cher voyage était
trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer
le charme. J'étais tout à fait hors de sens: je me raffermis, je
m'endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que
puisqu'on m'avait donné mon congé, je l'avais pris; qu'il n'était
plus temps de s'en dédire, et que, quoi qu'il pût m'arriver en ma
vie, j'étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois
d'une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna
les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les
épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi je sortis
triomphant, comme si je venais d'emporter la plus grande
victoire; et, de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus
l'indignité de partir sans aller remercier Monsieur l'abbé de ses
bontés.
Pour concevoir jusqu'où mon délire allait dans ce moment, il
faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s'échauffer
sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans
l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit
quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus
enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et
me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croirait-on qu'à
près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la
subsistance du reste de ses jours? Or écoutez.
L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques
semaines, d'une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont
j'étais transporté. A force de faire jouer cette fontaine et de
parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que
l'une pourrait bien servir à l'autre, et le prolonger. Qu'y
avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de Héron?
Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l'édifice de
notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les
paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne
chère devaient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que
nous étions persuadés l'un et l'autre que les vivres ne coûtent
rien à ceux qui les recueillent, et que, quand ils n'en gorgent
pas les passants, c'est pure mauvaise volonté de leur part. Nous
n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans
rien débourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre
fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en
France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage
qui ne finissaient point, et nous dirigions d'abord notre course
au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la
nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.
Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne,
abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes
études, mes espérances et l'attente d'une fortune presque
assurée, pour commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la
capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanité, l'amour, les
belles, et toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avait
amené l'année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami
Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie,
et ne songeant qu'à jouir de cette ambulante félicité à laquelle
j'avais tout à coup borné mes brillants projets.
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement
toutefois que je m'y étais attendu, mais non pas tout à fait de
la même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques
moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il
n'en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous
troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de
cette ressource que quand l'argent viendrait à nous manquer. Un
accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa près de
Bramant: et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous
le dire, qu'elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous
rendit plus gais qu'auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre
étourderie d'avoir oublié que nos habits et nos souliers
s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre
fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que
nous l'avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le
terme, où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité
d'arriver.
A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je
venais de faire: jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti
sur le passé, mais sur l'accueil qui m'attendait chez madame de
Warens; car j'envisageais exactement sa maison comme ma maison
paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de
Gouvon; elle savait sur quel pied j'y étais; et en m'en
félicitant, elle m'avait donné des leçons très sages sur la
manière dont je devais correspondre aux bontés qu'on avait pour
moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la
détruisais pas par ma faute. Qu'allait-elle dire en me voyant
arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit qu'elle pût me fermer
sa porte: mais je craignais le chagrin que j'allais lui donner,
je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misère. Je
résolus de tout endurer en silence, et de tout faire pour
l'apaiser. Je ne voyais plus dans l'univers qu'elle seule: vivre
dans sa disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas.
Ce qui m'inquiétait le plus était mon compagnon de voyage,
dont je ne voulais pas lui donner le surcroît, et dont je
craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai
cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière
journée. Le drôle me comprit; il était plus fou que sot. Je crus
qu'il s'affecterait de mon inconstance; j'eus tort, mon ami Bâcle
ne s'affectait de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous
mis le pied dans la ville, qu'il me dit: Te voilà chez toi,
m'embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai
jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre
amitié durèrent en tout environ six semaines; mais les suites en
dureront autant que moi.
Que le cœur me battit en approchant de la maison de madame
de Warens! mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se
couvraient d'un voile; je ne voyais rien, je n'entendais rien, je
n'aurais reconnu personne: je fus contraint de m'arrêter
plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la
crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avais besoin qui me
troublait à ce point? A l'âge où j'étais, la peur de mourir de
faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec
autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie
il n'appartint à l'intérêt ni à l'indigence de m'épanouir ou de
me serrer le cœur. Dans le cours d'une vie inégale et mémorable
par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai
toujours vu du même œil l'opulence et la misère. Au besoin,
j'aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me
troubler pour en être réduit là. Peu d'hommes ont autant gémi que
moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la
pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir
ni répandre une larme. Mon âme, à l'épreuve de la fortune, n'a
connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent
pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire
que je me suis senti le plus malheureux des mortels.
A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me
rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me
précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive
joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle
avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son
visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle
d'un ton caressant, te revoilà donc? Je savais bien que tu étais
trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait
pas aussi mal tourné que j'avais craint. Ensuite elle me fit
conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis
très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais
au reste sans m'épargner ni m'excuser.
Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de
chambre. Je n'osais respirer durant cette délibération; mais
quand j'entendis que je coucherais dans la maison, j'eus peine à
me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre
qui m'était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa
chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroît le plaisir
d'apprendre que cette faveur ne serait pas passagère; et dans un
moment où l'on me croyait attentif à tout autre chose, j'entendis
qu'elle disait: On dira ce qu'on voudra; mais puisque la
Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas
l'abandonner.
Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne
fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de
ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité
de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l'ouvrage de
la nature, et peut-être un produit de l'organisation, elle a
besoin de situations qui la développent. Sans ces causes
occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et
mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j'avais été
jusqu'alors, et tel j'aurais toujours été peut-être, si je
n'avais jamais connu madame de Warens, ou si, même l'ayant
connue, je n'avais pas vécu assez longtemps auprès d'elle pour
contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle
m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas
ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre
sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille
fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui souvent en est
séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule; il est
plus voluptueux, plus tendre: je n'imagine pas qu'il puisse agir
pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme
le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci
n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les
sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets.
Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour
avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de
parade, et qui fut celle où l'on me logea. Cette chambre était
sur le passage dont j'ai parlé, où se fit notre première
entrevue; et au delà du ruisseau et des jardins on découvrait la
campagne. Cet aspect n'était pas pour le jeune habitant une chose
indifférente. C'était depuis Bossey la première fois que j'avais
du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je
n'avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues.
Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle augmenta
beaucoup mes dispositions à l'attendrissement. Je faisais de ce
charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne: il
me semblait qu'elle l'avait mis là tout exprès pour moi; je m'y
plaçais paisiblement auprès d'elle; je la voyais partout entre
les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se
confondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu'alors comprimé, se
trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs
s'exhalaient plus librement parmi ces vergers.
On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que
j'avais vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence,
et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie
jamais. Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de
porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de
vins étrangers; mais l'une et l'autre étaient bien garnies au
service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle
donnait d'excellent café. Quiconque la venait voir était invité à
dîner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou
passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique était
composé d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée
Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera
question dans la suite, d'une cuisinière, et de deux porteurs de
louage quand elle allait en visite, ce qu'elle faisait rarement.
Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant
son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un
pays où la terre est très bonne et l'argent très rare.
Malheureusement l'économie ne fut jamais sa vertu favorite: elle
s'endettait, elle payait; l'argent faisait la navette, et tout
allait.
La manière dont son ménage était monté était précisément
celle que j'aurais choisie: on peut croire que j'en profitais
avec plaisir. Ce qui m'en plaisait moins était qu'il fallait
rester très longtemps à table. Elle supportait avec peine la
première odeur du potage et des mets; cette odeur la faisait
presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps.
Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce
n'était qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayait le premier
morceau. J'aurais dîné trois fois dans cet intervalle; mon repas
était fait longtemps avant qu'elle eût commencé le sien. Je
recommençais de compagnie; aussi je mangeais pour deux, et ne
m'en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d'autant plus au
doux sentiment du bien-être que j'éprouvais auprès d'elle, que ce
bien-être dont je jouissais n'était mêlé d'aucune inquiétude sur
les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans l'étroite
confidence de ses affaires, je les supposais en état d'aller
toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agréments dans
sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation
réelle, et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les
ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté
chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai
jamais pu l'éviter.
Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit
entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa
vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous
demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut
presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux
noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de
nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour
moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir,
mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon
attachement pour elle, ce n'était pas pour en changer la nature
mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du
charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'était délicieux
de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais
elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus tendres
caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon cœur d'en
abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations
d'une autre espèce; j'en conviens, mais il faut attendre; je ne
puis tout dire à la fois.
Le coup d'œil de notre première entrevue fut le seul moment
vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce
moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets
n'allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint
mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avais
ni transports ni désirs auprès d'elle; j'étais dans un calme
ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passé ma
vie et l'éternité même sans m'ennuyer un instant. Elle est la
seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de
conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir.
Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu'un babil
intarissable, qui pour finir avait besoin d'être interrompu. Loin
de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m'en faire une
de me taire. A force de méditer ses projets, elle tombait souvent
dans la rêverie. Eh bien! je la laissais rêver; je me taisais, je
la contemplais, et j'étais le plus heureux des hommes. J'avais
encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du
tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et j'en jouissais avec
une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient
le troubler. Sitôt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il
n'importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de
rester en tiers auprès d'elle. J'allais compter les minutes dans
son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et
ne pouvant concevoir ce qu'ils avaient tant à dire, parce que
j'avais à dire encore plus.
Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle
que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que
content; mais mon inquiétude en son absence allait au point
d'être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des
élans d'attendrissement, qui souvent allaient jusqu'aux larmes.
Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fête, tandis
qu'elle était à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le
cœur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours
auprès d'elle. J'avais assez de sens pour voir que quant à
présent cela n'était pas possible, et qu'un bonheur que je
goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rêverie une
tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre, et qu'un espoir
flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m'a toujours
singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour,
la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans
lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure; tout cela me
frappait tellement d'une impression vive, tendre, triste et
touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet
heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant
toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des
ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des
sens. Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans l'avenir
avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a
frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle
s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels exactement
que je les avais imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut
l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je
n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les
ans, et la vie entière, s'y passaient dans une inaltérable
tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un
moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe: son
accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil.
Je ne finirais pas si j'entrais dans le détail de toutes les
folies que le souvenir de cette chère maman me faisait faire
quand je n'étais plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé
mon lit en songeant qu'elle y avait couché; mes rideaux, tous les
meubles de ma chambre, en songeant qu'ils étaient à elle, que sa
belle main les avait touchés; le plancher même, sur lequel je me
prosternais en songeant qu'elle y avait marché! Quelquefois même
en sa présence il m'échappait des extravagances que le plus
violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au
moment qu'elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie
que j'y vois un cheveu: elle rejette le morceau sur son assiette;
je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi à l'amant
le plus passionné il n'y avait qu'une différence unique, mais
essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la
raison.
J'étais revenu d'Italie non tout à fait comme j'y étais
allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu.
J'en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avais
senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'était enfin
déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m'avait
donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre
chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt
rassuré, j'appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature,
et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au
prix de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie.
Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de
plus un grand attrait pour les imaginations vives: c'est de
disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de
faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir
besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je
travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait rétablie en
moi la nature, et à qui j'avais donné le temps de se bien former.
Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situation
présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond
de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir
entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je
sais qu'elle a couché. Que de stimulants! tel lecteur qui se les
représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire,
ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins
pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du désir
ardent d'y passer mes jours, absente ou présente, je voyais
toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une
délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi,
toujours la même, et ne voyais jamais qu'elle. Son image,
toujours présente à mon cœur, n'y laissait place à nulle autre;
elle était pour moi la seule femme qui fût au monde; et l'extrême
douceur des sentiments qu'elle m'inspirait, ne laissant pas à mes
sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me garantissait d'elle
et de tout son sexe. En un mot, j'étais sage, parce que je
l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de
quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce
que j'en puis dire est que s'il paraît déjà fort extraordinaire,
dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.
Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé
des choses qui me plaisaient le moins. C'étaient des projets à
rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire;
c'étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à
gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de
passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait
entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine,
une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je
jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour
elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire
aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus était de me
voir d'autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m'empêcher
de rire. Ces petits intervalles où j'avais le plaisir de grogner
étaient charmants; et s'il survenait un nouvel importun durant la
querelle, elle en savait encore tirer parti pour l'amusement en
prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups
d'œil pour lesquels je l'aurais volontiers battue. Elle avait
peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et retenu
par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au
fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela
très comique.
Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusait pourtant, parce
qu'il faisait partie d'une manière d'être qui m'était charmante.
Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on me
faisait faire n'était selon mon goût, mais tout était selon mon
cœur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon
dégoût pour elle n'eût fourni des scènes folâtres qui nous
égayaient sans cesse: c'est peut-être la première fois que cet
art a produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l'odeur
un livre de médecine; et, ce qu'il y a de plaisant, est que je
m'y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus
détestables drogues. J'avais beau fuir ou vouloir me défendre;
malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes
dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s'approcher
de ma bouche, il fallait finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout
son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous
entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru
qu'on y jouait quelque farce, et non pas qu'on y faisait de
l'opiat ou de l'élixir.
Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces
polissonneries. J'avais trouvé quelques livres dans la chambre
que j'occupais: le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la
Henriade.
Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par
désœuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur
surtout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon
m'avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion;
la lecture me profitait mieux. Je m'accoutumais à réfléchir sur
l'élocution, sur les constructions élégantes; je m'exerçais à
discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par
exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisais
avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade:
Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlât encore pour lui dans le cœur de ces traîtres.
Ce mot parlât qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un t à la
troisième personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je
l'écrivais et prononçais parla comme le présent de l'indicatif.
Quelquefois je causais avec maman de mes lectures,
quelquefois je lisais auprès d'elle: j'y prenais grand plaisir;
je m'exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit
qu'elle avait l'esprit orné. Il était alors dans toute sa fleur.
Plusieurs gens de lettres s'étaient empressés à lui plaire, et
lui avaient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avait, si
je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait
que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Évremond, qui depuis
longtemps était mort en France. Mais cela n'empêchait pas qu'elle
connût la bonne littérature, et qu'elle n'en parlât fort bien.
Elle avait été élevée dans des sociétés choisies; et, venue en
Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant
de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les
femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne
savent parler que par épigrammes.
Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avait
jeté un coup d'œil rapide qui lui avait suffi pour la connaître.
Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgré de secrètes
jalousies, malgré les murmures qu'excitaient sa conduite et ses
dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avait l'expérience
du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette
expérience. C'était le sujet favori de ses conversations, et
c'était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte
d'instruction dont j'avais le plus grand besoin. Nous lisions
ensemble la Bruyère: il lui plaisait plus que la Rochefoucauld,
livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où
l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle
moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces;
mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je
prenais patience, et ses longueurs ne m'ennuyaient pas.
Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le
sentais, et l'inquiétude de la voir finir était la seule chose
qui en troublait la jouissance. Tout en folâtrant, maman
m'étudiait, m'observait, m'interrogeait, et bâtissait pour ma
fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement
que ce n'était pas le tout de connaître mes penchants, mes goûts,
mes petits talents; il fallait trouver ou faire naître les
occasions d'en tirer parti, et tout cela n'était pas l'affaire
d'un jour. Les préjugés même qu'avait conçus la pauvre femme en
faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en
œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens.
Enfin tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne opinion
qu'elle avait de moi: mais il en fallut rabattre, et dès lors
adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d'Aubonne, la
vint voir. C'était un homme de beaucoup d'esprit, intrigant,
génie à projets comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas, une
espèce d'aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury
un plan de loterie très composée, qui n'avait pas été goûté. Il
allait le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en
exécution. Il s'arrêta quelque temps à Annecy, et y devint
amoureux de madame l'intendante, qui était une personne fort
aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir
chez maman. M. d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il
se chargea de m'examiner, de voir à quoi j'étais propre, et, s'il
me trouvait de l'étoffe, de chercher à me placer.
Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de
suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir
de rien. Il s'y prit très bien pour me faire jaser, se
familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu'il était
possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets,
le tout sans paraître m'observer, sans la moindre affectation, et
comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne.
J'étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que,
malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie
animée, j'étais, sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de
peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un
mot à tous égards, et que l'honneur de devenir quelque jour curé
de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse
aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi à madame de
Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi
jugé: ce ne fut pas la dernière, et l'arrêt de M. Masseron a
souvent été confirmé.
La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour
n'avoir pas ici besoin d'explication; car en conscience on sent
bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu'avec toute
l'impartialité possible, quoi qu'aient pu dire messieurs
Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne les saurais
prendre au mot.
Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que
j'en puisse concevoir la manière: un tempérament très ardent, des
passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître,
embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On
dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même
individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir
mon âme; mais, au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit.
Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide;
il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a
d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la
pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende: je fais
d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai
jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez jolie
conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent
aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se
retourna, faisant route, pour crier: A votre gorge, marchand de
Paris, je dis: Me voilà.
Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir,
je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul
et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la
plus incroyable difficulté: elles y circulent sourdement, elles y
fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me donner des
palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois
rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot; il faut que
j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos
se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais
lentement, et après une longue et confuse agitation. N'avez-vous
point vu quelquefois l'opéra en Italie? Dans les changements de
scène, il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable
et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont
entremêlées, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait
peine, on croit que tout va renverser; cependant peu à peu tout
s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir
succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette
manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand
je veux écrire. Si j'avais su premièrement attendre, et puis
rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes,
peu d'auteurs m'auraient surpassé.
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes
manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables,
attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il
ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner
à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main
vis-à-vis d'une table et de mon papier; c'est à la promenade, au
milieu des rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et
durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau: l'on peut
juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument
dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six
vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée et
retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu'elle fût en
état d'être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis
mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent
être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres; genre
dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me
met au supplice. Je n'écris point de lettres sur les moindres
sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux
écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni
finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à peine
m'entend-on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me
coûtent même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois
assez bon observateur: cependant je ne sais rien voir de ce que
je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de
l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce
qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens
rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me
frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le
lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance;
rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve
ce qu'on a pensé; et il est rare que je me trompe.
Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge
de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à
propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses.
La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier
au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas
même comment on ose parler dans un cercle; car à chaque mot il
faudrait passer en revue tous les gens qui sont là; il faudrait
connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour
être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un.
Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage:
sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce
qu'ils disent; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises.
Qu'on juge de celui qui tombe là des nues: il lui est presque
impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête
il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de
parler toujours: quand on vous parle, il faut répondre; et si
l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette
insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société. Je ne
trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler
sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle
aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il
faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise
infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire
quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt
ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de
balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand
elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher
mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille
exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de
ma jeunesse, mais d'un temps où, ayant vécu plusieurs années dans
le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût
été possible. J'étais un soir entre deux grandes dames et un
homme qu'on peut nommer; c'était M. le duc de Gontaut. Il n'y
avait personne autre dans la chambre, et je m'efforçais de
fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation entre
quatre personnes, dont trois n'avaient assurément pas besoin de
mon supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un
opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son
estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant:
Est-ce de l'opiate de M. Tronchin? Je ne crois pas, répondit sur
le même ton la première. Je crois qu'elle ne vaut guère mieux,
ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta
interdit; il n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire,
et l'instant d'après la conversation prit un autre tour.
Vis-à-vis d'une autre la balourdise eût pu n'être que plaisante;
mais adressée à une femme trop aimable pour n'avoir pas un peu
fait parler d'elle, et qu'assurément je n'avais pas dessein
d'offenser, elle était terrible; et je crois que les deux
témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s'empêcher
d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'échappent pour
vouloir parler sans avoir rien à dire. J'oublierai difficilement
celui-là; car, outre qu'il est par lui-même très mémorable, j'ai
dans la tête qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent que
trop souvent.
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment,
n'étant pas un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'être,
même chez des gens en état de bien juger: d'autant plus
malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage,
et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma
stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naître,
n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de
bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on
attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la
société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non
seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le
parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément
celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que
je valais, on ne l'aurait pas soupçonné même; et c'est ce qui est
arrivé à madame Dupin, quoique femme d'esprit, et quoique j'aie
vécu dans sa maison plusieurs années, elle me l'a dit bien des
fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste, tout ceci souffre
des exceptions, et j'y reviendrai dans la suite.
La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me
convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde
fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je
n'avais pas fait mes études, et que je ne savais pas même assez
de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire
instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au
supérieur. C'était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme,
à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins
pédant lazariste que j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire
à la vérité.
Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le
caressait, l'agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par
lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu'il
était en fonction, elle courait par la chambre de côté et
d'autre, faisait tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet,
monsieur le supérieur suivait en grondant, et disant à tout
moment: Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet
assez pittoresque.
M. Gros se prêta de bon cœur au projet de maman. Il se
contenta d'une pension très modique, et se chargea de
l'instruction. Il ne fut question que du consentement de
l'évêque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut payer la
pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu'à
ce qu'on pût juger, par un essai, du succès qu'on devait espérer.
Quel changement! Il fallut m'y soumettre. J'allai au
séminaire comme j'aurais été au supplice. La triste maison qu'un
séminaire, surtout pour qui sort de celle d'une aimable femme!
J'y portai un seul livre, que j'avais prié maman de me prêter, et
qui me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas quelle
sorte de livre: c'était un livre de musique. Parmi les talents
qu'elle avait cultivés, la musique n'avait pas été oubliée. Elle
avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du
clavecin: elle avait eu la complaisance de me donner quelques
leçons de chant; et il fallut commencer de loin, car à peine
savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme,
et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne
m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant
j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de
m'exercer seul. Le livre que j'emportai n'était pas même des plus
faciles; c'étaient les cantates de Clérambault. On concevra
quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai
que, sans connaître ni transposition ni quantité, je parvins à
déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le
premier air de la cantate d'Alphée et Aréthuse; et il est vrai
que cet air est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les
vers avec leur mesure pour y mettre celle de l'air.
Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit,
et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait
m'enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage
de pain d'épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des
crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique;
ses membres jouaient comme les poulies d'un mannequin. J'ai
oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse
m'est restée, et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je
crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant
gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe
d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un cachot.
Qu'on juge du contraste d'un pareil maître pour le disciple d'un
abbé de cour!
Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis
persuadé que ma tête n'y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros,
qui s'aperçut que j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je
maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'était pas
difficile. Il m'ôta des griffes de ma bête, et, par un autre
contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes:
c'était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait
son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois
par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il
donnait à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie
plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa
barbe tirait sur le roux: il avait le maintien ordinaire aux gens
de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous
beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était
une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses
grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de
tristesse, qui faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intéresser
à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit
qu'il prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait né pour être
malheureux.
Son caractère ne démentait pas sa physionomie: plein de
patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi
que m'instruire. Il n'en fallait pas tant pour me le faire aimer,
son prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré
tout le temps qu'il me donnait, malgré toute la bonne volonté que
nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prît très bien,
j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec
assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des
maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de
plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit,
impatient de toute espèce de joug, ne peut s'asservir à la loi du
moment; la crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être
attentif: de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins
d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit veut
marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui.
Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna
diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement,
ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été
plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques
années après j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse, il
avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur
très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale
effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les
prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu'à des
femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il
fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s'il aura pu dans
la suite rétablir ses affaires: mais le sentiment de son
infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand
j'écrivis l'Émile; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis
de ces deux dignes prêtres l'original du vicaire savoyard. Je me
flatte que l'imitation n'a pas déshonoré ses modèles.
Pendant que j'étais au séminaire, M. d'Aubonne fut obligé de
quitter Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais
qu'il fît l'amour à sa femme. C'était faire comme le chien du
jardinier; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivait
fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient
inutile, et il la traitait si brutalement qu'il fut question de
séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une
taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations
finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se
vengent de leurs ennemis par des chansons: M. d'Aubonne se vengea
du sien par une comédie; il envoya cette pièce à madame de
Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la
fantaisie d'en faire une, pour essayer si j'étais en effet aussi
bête que l'auteur l'avait prononcé: mais ce ne fut qu'à Chambéri
que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de lui-même. Ainsi
quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que je l'avais
écrite à dix-huit ans, j'ai menti de quelques années.
C'est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement
peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et
qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avais oublié. Toutes
les semaines j'avais une fois la permission de sortir; je n'ai
pas besoin de dire quel usage j'en faisais. Un dimanche que
j'étais chez maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers
attenant à la maison qu'elle occupait. Ce bâtiment, où était leur
four, était plein jusqu'au comble de fascines sèches. Tout fut
embrasé en très peu de temps: la maison était en grand péril, et
couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en
devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le
jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes fenêtres, et au delà du
ruisseau dont j'ai parlé. J'étais si troublé que je jetais
indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la
main, jusqu'à un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps
j'aurais eu peine à soulever; j'étais prêt à y jeter de même une
grande glace, si quelqu'un ne m'eût retenu. Le bon Evêque, qui
était venu voir maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif. Il
l'emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et
tous ceux qui étaient là; en sorte qu'arrivant quelque temps
après, je vis tout le monde à genoux et m'y mis comme les autres.
Durant la prière du saint homme le vent changea, mais si
brusquement et si à propos, que les flammes, qui couvraient la
maison et entraient déjà par les fenêtres, furent portées de
l'autre côté de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans
après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens
confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient
servir à sa béatification. A la prière du P. Boudet, je joignis à
ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en
quoi je fis bien: mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce
fait pour un miracle. J'avais vu l'Evêque en prière, et durant sa
prière j'avais vu le vent changer, et même très à propos; voilà
ce que je pouvais dire et certifier: mais qu'une de ces deux
choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devais pas
attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant
que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique,
j'étais de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au cœur
humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret
d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me
séduire; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été
l'effet des plus ardentes prières, j'aurais bien pu m'en
attribuer ma part.
Plus de trente ans après, lorsque j'eus publié les Lettres
de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat je ne sais
comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la
découverte était heureuse, et l'à-propos me parut à moi-même très
plaisant.
J'étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique
M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable
qu'il lui fût possible, on voyait qu'ils n'étaient pas
proportionnés à mon travail, et cela n'était pas encourageant
pour me faire pousser mes études. Aussi l'évêque et le supérieur
se rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un
sujet qui n'était pas même bon pour être prêtre; au reste, assez
bon garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré
tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna
pas.
Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique,
dont j'avais tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse
était à peu près tout ce que j'avais appris au séminaire. Mon
goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire
musicien: l'occasion était commode; on faisait chez elle, au
moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique
de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir
très souvent. C'était un Parisien nommé M. le Maître, bon
compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait,
peu d'esprit, mais au demeurant très bon homme. Maman me fit
faire sa connaissance: je m'attachais à lui, je ne lui déplaisais
pas: on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez
lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréablement que la
maîtrise n'étant qu'à vingt pas de la maison de maman, nous
étions chez elle en un moment, et nous y soupions très souvent
ensemble.
On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante
et gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait
plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare.
Cependant cette vie, pour être plus libre, n'en était pas moins
égale et réglée. J'étais fait pour aimer l'indépendance et pour
n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une
seule fois que pour aller chez maman ou à l'église, et je n'en
fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu
dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus
de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé,
quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être,
qu'en les remémorant j'en suis affecté comme si j'y étais encore.
Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes,
mais tous les objets environnants, la température de l'air, son
odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est
fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de
nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétait à la maîtrise, tout
ce qu'on chantait au chœur, tout ce qu'on y faisait, le bel et
noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres
des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier
boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui
jouait du violon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son
épée M. le Maître endossait par-dessous son habit laïque, et le
beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au
chœur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant ma petite flûte à
bec, m'établir dans l'orchestre à la tribune pour un petit bout
de récit que M. le Maître avait fait exprès pour moi, le bon
dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu'on y portait;
ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans
ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé
toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor
alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un dimanche de
l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour
sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là.
Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu
de musique: je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M.
le Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait
avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante
Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de chœur
faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de
bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et m'attrister.
Je vivais à Annecy depuis près d'un an sans le moindre
reproche; tout le monde était content de moi. Depuis mon départ
de Turin je n'avais point fait de sottise, et je n'en fis point
tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisait, et me
conduisait toujours bien: mon attachement pour elle était devenu
ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'était pas une passion
folle, c'est que mon cœur formait ma raison. Il est vrai qu'un
seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me
mettait hors d'état de rien apprendre, pas même la musique, bien
que j'y fisse tous mes efforts. Mais il n'y avait point de ma
faute; la bonne volonté y était tout entière, l'assiduité y
était. J'étais distrait, rêveur, je soupirais: qu'y pouvais-je
faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendît de moi;
mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu'un
sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard
arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma
mauvaise tête en tira parti.
Un soir du mois de février qu'il faisait bien froid, comme
nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la
porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre: un
jeune homme entre avec elle, monte, se présente d'un air aisé, et
fait à M. le Maître un compliment court et bien tourné, se
donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses
finances forçait de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de
musicien français, le cœur tressaillit au bon le Maître: il
aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune
passager, lui offrit le gîte dont il paraissait avoir grand
besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je l'examinai
tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en attendant le souper.
Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne
sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité
particulière; c'était pour ainsi dire un bossu à épaules plates,
mais je crois qu'il boitait un peu; il avait un habit noir plutôt
usé que vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très fine
et très sale, de belles manchettes d'effilé, des guêtres dans
lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir de
la neige, un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique
équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son
maintien ne démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et
de l'agrément; il parlait facilement et bien, mais très peu
modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu
de l'éducation, et qui n'allait pas gueusant comme un gueux, mais
comme un fou. Il nous dit qu'il s'appelait Venture de Villeneuve,
qu'il venait de Paris, qu'il s'était égaré dans sa route; et,
oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu'il allait à
Grenoble voir un parent qu'il avait dans le parlement.
Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien.
Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages
célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les
jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on
disait il paraissait au fait; mais à peine un sujet était-il
entamé, qu'il brouillait l'entretien par quelque polissonnerie
qui faisait rire, et oublier ce que l'on avait dit. C'était un
samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale. M. le
Maître lui propose d'y chanter; très volontiers; lui demande
quelle est sa partie; la haute-contre; et il parle d'autre chose.
Avant d'aller à l'église on lui offrit sa partie à prévoir; il
n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maître: Vous
verrez, me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une note de
musique. J'en ai grand'peur, lui répondis-je. Je les suivis très
inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d'une terrible
force, car je m'intéressais beaucoup à lui.
J'eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits
avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus
est, avec une très jolie voix. Je n'ai guère eu de plus agréable
surprise. Après la messe, M. Venture reçut des compliments à
perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il
répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce.
M. le Maître l'embrassa de bon cœur; j'en fis autant: il vit que
j'étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir.
On conviendra, je m'assure, qu'après m'être engoué de M.
Bâcle, qui tout compté n'était qu'un manant, je pouvais m'engouer
de M. Venture, qui avait de l'éducation, des talents, de
l'esprit, de l'usage du monde, et qui pouvait passer pour un
aimable débauché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui serait
arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d'autant
plus facilement encore qu'il aurait eu un meilleur tact pour
sentir le mérite, et un meilleur goût pour s'y attacher: car
Venture en avait sans contredit, et il en avait surtout un bien
rare à son âge, celui de n'être point pressé de montrer son
acquis. Il est vrai qu'il se vantait de beaucoup de choses qu'il
ne savait point; mais pour celles qu'il savait, et qui étaient en
assez grand nombre, il n'en disait rien: il attendait l'occasion
de les montrer; il s'en prévalait alors sans empressement, et
cela faisait le plus grand effet. Comme il s'arrêtait après
chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il
aurait tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans
la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait
du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et les
faisait passer. Les femmes même les plus modestes s'étonnaient de
ce qu'elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu'il
fallait se fâcher, elles n'en avaient pas la force. Il ne lui
fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait
pour avoir de bonnes fortunes; mais il était fait pour mettre un
agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était
difficile qu'avec tant de talents agréables, dans un pays où l'on
s'y connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à la
sphère des musiciens.
Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause,
fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et
plus durable que celui que j'avais pris pour M. Bâcle. J'aimais à
le voir, à l'entendre; tout ce qu'il faisait me paraissait
charmant, tout ce qu'il disait me semblait des oracles: mais mon
engouement n'allait pas jusqu'à ne pouvoir me séparer de lui.
J'avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès.
D'ailleurs, trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais
qu'elles n'étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte
de volupté, dont il n'avait pas l'idée, et dont je n'osais même
lui parler, bien sûr qu'il se serait moqué de moi. Cependant
j'aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait.
J'en parlais à maman avec transport; le Maître lui en parlait
avec éloges. Elle consentit qu'on le lui amenât. Mais cette
entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse, elle
le trouva libertin; et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise
connaissance, non seulement elle me défendit de le lui ramener,
mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec
ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m'y
livrer; et, très heureusement pour mes mœurs et pour ma tête,
nous fûmes bientôt séparés.
M. le Maître avait les goûts de son art; il aimait le vin. A
table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son
cabinet il fallait qu'il bût. Sa servante le savait si bien, que,
sitôt qu'il préparait son papier pour composer et qu'il prenait
son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l'instant
d'après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais
être absolument ivre, il était toujours pris de vin; et en vérité
c'était dommage, car c'était un garçon essentiellement bon, et si
gai que maman ne l'appelait que petit chat. Malheureusement il
aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de même. Cela
prit sur sa santé et enfin sur son humeur: il était quelquefois
ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté,
incapable de manquer à qui que ce fût, il n'a jamais dit une
mauvaise parole, même à un de ses enfants de chœur; mais il ne
fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal
était qu'ayant peu d'esprit, il ne discernait pas les tons et les
caractères, et prenait souvent la mouche sur rien.
L'ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et
d'évêques se faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil
son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour
pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou
docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable après
celui qui se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de
la naissance. D'ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à
leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est
ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le Maître.
Le chantre surtout, appelé M. l'abbé de Vidonne, qui du reste
était un très galant homme, mais trop plein de sa noblesse,
n'avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses
talents; et l'autre n'endurait pas volontiers ces dédains. Cette
année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu'à
l'ordinaire dans un dîner de règle que l'évêque donnait aux
chanoines, et où le Maître était toujours invité. Le chantre lui
fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que
celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de
s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre,
quoique madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux,
n'épargnât rien pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de
se venger de ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fêtes
de Pâques, temps où l'on avait le plus grand besoin de lui. Mais
ce qui l'embarrassait lui-même était sa musique qu'il voulait
emporter, ce qui n'était pas facile: elle formait une caisse
assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportait pas sous le bras.
Maman fit ce que j'aurais fait et ce que je ferais encore à
sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le
voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de
l'aider en tout ce qui dépendait d'elle. J'ose dire qu'elle le
devait. Le Maître s'était consacré, pour ainsi dire, à son
service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à
ses soins, il était entièrement à ses ordres; et le cœur avec
lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix.
Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion
essentielle, ce qu'il faisait pour elle en détail depuis trois ou
quatre ans: mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils
devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en étaient pour elle.
Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. le Maître, au moins
jusqu'à Lyon, et de m'attacher à lui aussi longtemps qu'il aurait
besoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner
de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle
consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de
la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre à Annecy une bête
de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait,
quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu'à une
certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour
la transporter jusqu'à Seyssel, où, étant sur terres de France,
nous n'aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi: nous
partîmes le même soir à sept heures; et maman, sous prétexte de
payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat
d'un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le
jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu'au
premier village, où un âne nous relaya; et la même nuit nous nous
rendîmes à Seyssel.
Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps où je suis
si peu semblable à moi-même, qu'on me prendrait pour un autre
homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M.
Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par
conséquent de la connaissance de M. le Maître, et l'un des hommes
dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire
d'aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque
prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le
Maître goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et
plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui
nous reçut très bien. Le Maître lui dit qu'il allait à Bellay, à
la prière de l'évêque, diriger sa musique aux fêtes de Pâques,
qu'il comptait repasser dans peu de jours; et moi, à l'appui de
ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M.
Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit
mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M.
Reydelet ne savait quelle chère nous faire; et nous nous
séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous
arrêter plus longtemps au retour. A peine pûmes-nous attendre que
nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire; et j'avoue
qu'ils me reprennent encore en y pensant; car on ne saurait
imaginer une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle
nous eût égayés durant toute la route, si M. le Maître, qui ne
cessait de boire et de battre la campagne, n'eût été attaqué deux
ou trois fois d'une atteinte à laquelle il devenait très sujet,
et qui ressemblait fort à l'épilepsie. Cela me jeta dans des
embarras qui m'effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer
comme je pourrais.
Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques, comme nous
l'avions dit à M. Reydelet; et, quoique nous n'y fussions point
attendus, nous fûmes reçus du maître de musique et accueillis de
tout le monde avec grand plaisir. M. le Maître avait de la
considération dans son art, et la méritait. Le maître de musique
de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages, et tâcha
d'obtenir l'approbation d'un si bon juge; car outre que le Maître
était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point
flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maîtres de musique
de province, et ils le sentaient si bien eux-mêmes, qu'ils le
regardaient moins comme leur confrère que comme leur chef.
Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à
Bellay, nous en repartîmes, et continuâmes notre route sans aucun
accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous
fûmes loger à Notre-Dame de Pitié; et, en attendant la caisse,
qu'à la faveur d'un autre mensonge nous avions embarquée sur le
Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le Maître
alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier,
dont il sera parlé dans la suite, et l'abbé Dortan, comte de
Lyon. L'un et l'autre le reçurent bien; mais ils le trahirent,
comme on verra tout à l'heure; son bonheur s'était épuisé chez M.
Reydelet.
Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions
dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut
surpris d'une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que
j'en fus saisi d'effroi. Je fis des cris, appelai du secours,
nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fît porter; puis,
tandis qu'on s'assemblait et s'empressait autour d'un homme tombé
sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du
seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l'instant où
personne ne songeait à moi; je tournai le coin de la rue, et je
disparus. Grâce au ciel, j'ai fini ce troisième aveu pénible.
S'il m'en restait beaucoup de pareils à faire, j'abandonnerais le
travail que j'ai commencé.
De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est resté
quelques traces dans les lieux où j'ai vécu; mais ce que j'ai à
dire dans le livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce
sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux
qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton
d'un instrument étranger, était hors de son diapason: elle y
revint d'elle-même; et alors je cessai mes folies, ou du moins
j'en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma
jeunesse est celle dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque
ne s'y est passé d'assez intéressant à mon cœur pour m'en
retracer vivement le souvenir; et il est difficile que dans tant
d'allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne
fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J'écris
absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui
puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me
sont aussi présents que s'ils venaient d'arriver; mais il y a des
lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits
aussi confus que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu
faire des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur
des bagatelles, jusqu'au temps où j'ai de moi des renseignements
plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis
assuré d'être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de
l'être en tout: voilà sur quoi l'on peut compter.
Sitôt que j'eus quitté M. le Maître, ma résolution fut
prise, et je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de
notre départ m'avaient donné un grand intérêt pour la sûreté de
notre retraite; et cet intérêt, m'occupant tout entier, avait
fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappelait en
arrière: mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le
sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne
me tentait, je n'avais de désir que pour retourner auprès de
maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle
avait déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes
les folies de l'ambition. Je ne voyais plus d'autre bonheur que
celui de vivre auprès d'elle, et je ne faisais pas un pas sans
sentir que je m'éloignais de ce bonheur. J'y revins donc aussitôt
que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit
si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir
tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de
celui-là. Je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon départ de
Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu'on juge surtout si cette
dernière époque a dû sortir de ma mémoire! En arrivant je ne
trouvai plus madame de Warens; elle était partie pour Paris.
Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me
l'aurait dit, j'en suis très sûr, si je l'en avais pressée; mais
jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis:
mon cœur, uniquement occupé du présent, en remplit toute sa
capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés, qui font
désormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de
vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans
le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la révolution causée à
Turin par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'être
oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d'Aubonne,
chercher le même avantage à la cour de France, où elle m'a
souvent dit qu'elle l'eût préféré, parce que la multitude des
grandes affaires fait qu'on n'y est pas si désagréablement
surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son retour on
ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours
joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont
cru qu'elle avait été chargée de quelque commission secrète, soit
de la part de l'évêque, qui avait alors des affaires à la cour de
France, où il fut lui-même obligé d'aller, soit de la part de
quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux
retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que l'ambassadrice
n'était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle
avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une
négociation.
LIVRE QUATRIÈME
1731 - 1732
J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise
et de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lâchement
abandonné M. le Maître commença de se faire sentir. Il fut plus
vif encore quand j'appris le malheur qui lui était arrivé. Sa
caisse de musique, qui contenait toute sa fortune, cette
précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie
en arrivant à Lyon, par les soins du comte Dortan, à qui le
chapitre avait fait écrire pour le prévenir de cet enlèvement
furtif. Le Maître avait en vain réclamé son bien, son gagne-pain,
le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse était
tout au moins sujette à litige: il n'y en eut point. L'affaire
fut décidée à l'instant même par la loi du plus fort, et le
pauvre le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage
de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours.
Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre
accablant. Mais j'étais dans un âge où les grands chagrins ont
peu de prise, et je me forgeai bientôt des consolations. Je
comptais avoir dans peu des nouvelles de madame de Warens,
quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorât que
j'étais de retour: et quant à ma désertion, tout bien compté, je
ne la trouvais pas si coupable. J'avais été utile à M. le Maître
dans sa retraite; c'était le seul service qui dépendît de moi. Si
j'avais resté avec lui en France, je ne l'aurais pas guéri de son
mal, je n'aurais pas sauvé sa caisse, je n'aurais fait que
doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà
comment alors je voyais la chose: je la vois autrement
aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être
faite qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps après on se
la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point.
Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles
de maman était d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris, et
avec quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr
qu'Annecy pour savoir tôt ou tard où elle était. J'y restai donc:
mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque
qui m'avait protégé et qui me pouvait protéger encore: je n'avais
plus ma patronne auprès de lui, et je craignais les réprimandes
sur notre évasion. J'allai moins encore au séminaire: M. Gros n'y
était plus. Je ne vis personne de ma connaissance: j'aurais
pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je
n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela: je retrouvai M.
Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n'avais pas même
pensé depuis mon départ. Je le trouvai brillant et fêté dans tout
Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succès acheva de me
tourner la tête; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit
presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons
plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte;
il y consentit. Il était logé chez un cordonnier, plaisant et
bouffon personnage, qui dans son patois n'appelait pas sa femme
autrement que salopière, nom qu'elle méritait assez. Il avait
avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en
paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton
froid, et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le
plus grand effet; c'étaient des scènes à pâmer de rire. Les
matinées se passaient ainsi sans qu'on y songeât: à deux ou trois
heures nous mangions un morceau; Venture s'en allait dans ses
sociétés, où il soupait; et moi j'allais me promener seul,
méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares
talents, et maudissant ma malheureuse étoile qui ne m'appelait
point à cette heureuse vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la
mienne eût été cent fois plus charmante, si j'avais été moins
bête, et si j'en avais su mieux jouir.
Madame de Warens n'avait emmené qu'Anet avec elle; elle
avait laissé Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlé: je la
trouvai occupant encore l'appartement de sa maîtresse.
Mademoiselle Merceret était une fille un peu plus âgée que moi,
non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans
malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être
quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l'allais voir
assez souvent: c'était une ancienne connaissance, et sa vue m'en
rappelait une plus chère, qui me la faisait aimer. Elle avait
plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise,
qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût pour moi. Elle
pressait toujours Merceret de m'amener chez elle: je m'y laissais
mener, parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait là
d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour
mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on
ne peut rien ajouter à l'aversion que j'avais pour elle. Quand
elle approchait de mon visage son museau sec et noir barbouillé
de tabac d'Espagne, j'avais peine à m'abstenir d'y cracher. Mais
je prenais patience: à cela près, je me plaisais fort au milieu
de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à
mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtaient à
l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé
depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage: mais je ne
m'en avisais pas, je n'y pensais pas.
D'ailleurs des couturières, des filles de chambre, de
petites marchandes ne me tentaient guère: il me fallait des
demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç'a toujours été la mienne,
et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n'est
pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang qui m'attire;
c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure
plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la
personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de
s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus
mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés.
Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela.
Je trouve moi-même cette préférence très ridicule; mais mon cœur
la donne malgré moi.
Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint
encore qu'à moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en
temps sur les moments agréables de ma jeunesse! Ils m'étaient si
doux; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si
bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une
volupté pure, dont j'ai besoin pour animer mon courage et
soutenir les ennuis du reste de mes ans.
L'aurore un matin me parut si belle, que m'étant habillé
précipitamment je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever
le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c'était la
semaine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande
parure, était couverte d'herbe et de fleurs; les rossignols,
presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le
renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au
printemps, chantaient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de
ces jours qu'on ne voit plus à mon âge, et qu'on n'a jamais vus
dans le triste sol que j'habite aujourd'hui.
Je m'étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur
augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon
le long d'un ruisseau. J'entends derrière moi des pas de chevaux
et des voix de filles, qui semblaient embarrassées, mais qui n'en
riaient pas de moins bon cœur. Je me retourne; on m'appelle par
mon nom; j'approche, je trouve deux jeunes personnes de ma
connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley,
qui, n'étant pas d'excellentes cavalières, ne savaient comment
forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de
Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable, qui, par
quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son pays, avait
imité madame de Warens, chez qui je l'avais vue quelquefois; mais
n'ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop
heureuse de s'attacher à mademoiselle Galley, qui, l'ayant prise
en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne
jusqu'à ce qu'on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle
Galley, d'un an plus jeune qu'elle, était encore plus jolie; elle
avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle était en
même temps très mignonne et très formée, ce qui est pour une
fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient tendrement, et
leur bon caractère à l'une et à l'autre ne pouvait qu'entretenir
longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la
déranger. Elles me dirent qu'elles allaient à Toune, vieux
château appartenant à madame Galley; elles implorèrent mon
secours pour faire passer leurs chevaux, n'en pouvant venir à
bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles
craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps.
J'eus recours à un autre expédient; je pris par la bride le
cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant après moi, je
traversai le ruisseau ayant de l'eau jusqu'à mi-jambes, et
l'autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus
saluer ces demoiselles et m'en aller comme un benêt: elles se
dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Graffenried
s'adressant à moi: Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous
échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre
service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sécher:
il faut, s'il vous plaît, venir avec nous, nous vous arrêtons
prisonnier. Le cœur me battait; je regardais mademoiselle
Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée,
prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle, nous
voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n'ai point
l'honneur d'être connu de madame votre mère; que dira-t-elle en
me voyant arriver? Sa mère, reprit mademoiselle de Graffenried,
n'est pas à Toune, nous sommes seules: nous revenons ce soir, et
vous reviendrez avec nous.
L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que celui que
ces mots firent sur moi. En m'élançant sur le cheval de
mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie; et quand il
fallut l'embrasser pour me tenir, le cœur me battait si fort
qu'elle s'en aperçut: elle me dit que le sien lui battait aussi,
par la frayeur de tomber; c'était presque, dans ma posture, une
invitation de vérifier la chose: je n'osai jamais; et durant tout
le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à
la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira
ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort.
La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent
tellement le mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fûmes
ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m'avaient mis
si bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux,
quoiqu'elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques instants
seulement, quand je me trouvais tête à tête avec l'une ou
l'autre, l'entretien s'embarrassait un peu; mais l'absente
revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d'éclaircir
cet embarras.
Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite
il fallut procéder à l'importante affaire de préparer le dîner.
Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en
temps les enfants de la grangère; et le pauvre marmiton regardait
faire en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la
ville, et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout en
friandises: mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet
oubli n'était pas étonnant pour des filles qui n'en buvaient
guère; mais j'en fus fâché, car j'avais un peu compté sur ce
secours pour m'enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la
même raison peut-être; mais je n'en crois rien. Leur gaieté vive
et charmante était l'innocence même; et d'ailleurs
qu'eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyèrent
chercher du vin partout aux environs: on n'en trouva point, tant
les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m'en
marquaient leur chagrin, je leur dis de n'en pas être si fort en
peine, et qu'elles n'avaient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce
fut la seule galanterie que j'osai leur dire de la journée; mais
je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie
était une vérité.
Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies
assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur
hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel
dîner! quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu
de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en
rechercher d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris
n'approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté,
pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité.
Après le dîner nous fîmes une économie: au lieu de prendre
le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le
goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés;
et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le
verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur
l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me
rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois
mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se
présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un
bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-même: Que
mes lèvres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterais
ainsi de bon cœur!
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus
grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un
seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée: et cette
décence nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute
seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos cœurs. Enfin
ma modestie (d'autres diront ma sottise) fut telle, que la plus
grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la
main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance
donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je
respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés: ma bouche,
au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main,
qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me
regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que
j'aurais pu lui dire: son amie entra, et me parut laide en ce
moment.
Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la
nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il
fallait pour y arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en
nous distribuant comme nous étions venus. Si j'avais osé,
j'aurais transposé cet ordre; car le regard de mademoiselle
Galley m'avait vivement ému le cœur; mais je n'osai rien dire,
et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions
que la journée avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre
qu'elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le
secret de la faire longue par tous les amusements dont nous
avions su la remplir.
Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient
pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir
nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble
nous valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de
cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles; la tendre
union qui régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs,
et n'eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans mystère et
sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi.
L'innocence des mœurs a sa volupté, qui vaut bien l'autre, parce
qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement.
Pour moi, je sais que la mémoire d'un si beau jour me touche
plus, me charme plus, me revient plus au cœur que celle d'aucuns
plaisirs que j'aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop ce que
je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles
m'intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si
j'eusse été le maître de mes arrangements, mon cœur se serait
partagé; j'y sentais un peu de préférence. J'aurais fait mon
bonheur d'avoir pour maîtresse mademoiselle de Graffenried; mais
à choix, je crois que je l'aurais mieux aimée pour confidente.
Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne
pouvais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que
je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères
amours?
Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes
aventures galantes, en remarquant qu'après beaucoup de
préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O
mes lecteurs, ne vous y trompez pas. J'ai peut-être eu plus de
plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que
vous n'en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au
moins par là.
Venture, qui s'était couché fort tard la veille, rentra peu
de temps après moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le même
plaisir qu'à l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment
j'avais passé ma journée. Ces demoiselles m'avaient parlé de lui
avec peu d'estime, et m'avaient paru mécontentes de me savoir en
si mauvaises mains: cela lui fit tort dans mon esprit; d'ailleurs
tout ce qui me distrayait d'elles ne pouvait que m'être
désagréable. Cependant il me rappela bientôt à lui et à moi en me
parlant de ma situation. Elle était trop critique pour pouvoir
durer. Quoique je dépensasse très peu de chose, mon petit pécule
achevait de s'épuiser; j'étais sans ressource. Point de nouvelles
de maman; je ne savais que devenir, et je sentais un cruel
serrement de cœur de voir l'ami de mademoiselle Galley réduit à
l'aumône.
Venture me dit qu'il avait parlé de moi à monsieur le
juge-mage, qu'il voulait m'y mener dîner le lendemain; que
c'était un homme en état de me rendre service par ses amis;
d'ailleurs une bonne connaissance à faire, un homme d'esprit et
de lettres, d'un commerce fort agréable, qui avait des talents et
qui les aimait: puis mêlant, à son ordinaire, aux choses les plus
sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli
couplet, venu de Paris, sur un air d'un opéra de Mouret qu'on
jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon (c'était le
nom du juge-mage), qu'il voulait en faire un autre en réponse sur
le même air; il avait dit à Venture d'en faire aussi un; et la
folie prit à celui-ci de m'en faire faire un troisième, afin,
disait-il, qu'on vît les couplets arriver le lendemain comme les
brancards du Roman comique.
La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet.
Pour les premiers vers que j'eusse faits ils étaient passables,
meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu'ils
n'auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort
tendre, à laquelle mon cœur était déjà tout disposé. Je montrai
le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit
dans sa poche sans me dire s'il avait fait le sien. Nous allâmes
chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable:
elle ne pouvait manquer de l'être entre deux hommes d'esprit, à
qui la lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rôle,
j'écoutais et je me taisais. Ils ne parlèrent de couplet ni l'un
ni l'autre; je n'en parlai point non plus, et jamais, que je
sache, il n'a été question du mien.
M. Simon parut content de mon maintien: c'est à peu près
tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. Il m'avait déjà vu
plusieurs fois chez madame de Warens, sans faire une grande
attention à moi. Ainsi c'est depuis ce dîner que je puis dater sa
connaissance, qui ne me servit de rien pour l'objet qui me
l'avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d'autres
avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir.
J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa
qualité de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on
n'imaginerait pas si je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon
n'avait assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites,
menues et même assez longues, l'auraient agrandi si elles eussent
été verticales; mais elles posaient de biais comme celles d'un
compas très ouvert. Son corps était non seulement court, mais
mince, et en tout sens d'une petitesse inconcevable. Il devait
paraître une sauterelle quand il était nu. Sa tête, de grandeur
naturelle, avec un visage bien formé, l'air noble, d'assez beaux
yeux, semblait une tête postiche qu'on aurait plantée sur un
moignon. Il eût pu s'exempter de faire de la dépense en parure,
car sa grande perruque seule l'habillait parfaitement de pied en
cap.
Il avait deux voix toutes différentes, qui s'entremêlaient
sans cesse dans sa conversation avec un contraste d'abord très
plaisant, mais bientôt très désagréable. L'une était grave et
sonore; c'était, si j'ose ainsi parler, la voix de sa tête.
L'autre, claire, aiguë et perçante, était la voix de son corps.
Quand il s'écoutait beaucoup, qu'il parlait très posément, qu'il
ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse
voix; mais pour peu qu'il s'animât et qu'un accent plus vif vînt
se présenter, cet accent devenait comme le sifflement d'une clef,
et il avait toute la peine du monde à reprendre sa basse.
Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point
chargée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et
poussait jusqu'à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme
il cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses
audiences du matin dans son lit; car quand on voyait sur
l'oreiller une belle tête, personne n'allait s'imaginer que
c'était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scènes dont
je suis sûr que tout Annecy se souvient encore.
Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit,
les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche,
ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un
paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie.
Monsieur le juge-mage, entendant redoubler, crie: Entrez; et
cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë.
L'homme entre, il cherche d'où vient cette voix de femme; et
voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir
en faisant à madame de grandes excuses. M. Simon se fâche et n'en
crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée et se
croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu'apparemment elle
n'est qu'une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne donne
guère bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour
toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de
ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva.
Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en
avait été dédommagé du côté de l'esprit: il l'avait naturellement
agréable, et il avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fût à ce
qu'on disait assez bon jurisconsulte, il n'aimait pas son métier.
Il s'était jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi.
Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur
qui jette de l'agrément dans le commerce, même avec les femmes.
Il savait par cœur tous les petits traits des ana et autres
semblables: il avait l'art de les faire valoir, en contant avec
intérêt, avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui
s'était passé il y avait soixante ans. Il savait la musique, et
chantait agréablement de sa voix d'homme: enfin il avait beaucoup
de jolis talents pour un magistrat. A force de cajoler les dames
d'Annecy, il s'était mis à la mode parmi elles: elles l'avaient à
leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait même à de bonnes
fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame d'Épagny
disait que pour lui la dernière faveur était de baiser une femme
au genou.
Comme il connaissait les bons livres, et qu'il en parlait
volontiers, sa conversation était non seulement amusante, mais
instructive. Dans la suite, lorsque j'eus pris du goût pour
l'étude, je cultivai sa connaissance, et je m'en trouvai très
bien. J'allais quelquefois le voir de Chambéri, où j'étais alors.
Il louait, animait mon émulation, et me donnait pour mes lectures
de bons avis, dont j'ai souvent fait mon profit. Malheureusement
dans ce corps si fluet logeait une âme très sensible. Quelques
années après il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le
chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage; c'était assurément un
bon petit homme, dont on commençait par rire, et qu'on finissait
par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme
j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir, par
reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir.
Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de
mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir
quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat
ne parut, et tout le temps que je fus là, la maison demeura aussi
close que si elle n'eût point été habitée. La rue était petite et
déserte, un homme s'y remarquait: de temps en temps quelqu'un
passait, entrait ou sortait au voisinage. J'étais fort embarrassé
de ma figure: il me semblait qu'on devinait pourquoi j'étais là;
et cette idée me mettait au supplice, car j'ai toujours préféré à
mes plaisirs l'honneur et le repos de celles qui m'étaient
chères.
Enfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de
guitare, je pris le parti d'aller écrire à mademoiselle de
Graffenried. J'aurais préféré d'écrire à son amie; mais je
n'osais, et il convenait de commencer par celle à qui je devais
la connaissance de l'autre, et avec qui j'étais plus familier. Ma
lettre faite, j'allai la porter à mademoiselle Giraud, comme j'en
étais convenu avec ces demoiselles en nous séparant. Ce furent
elles qui me donnèrent cet expédient. Mademoiselle Giraud était
contre-pointière, et travaillant quelquefois chez madame Galley,
elle avait l'entrée de sa maison. La messagère ne me parut
pourtant pas trop bien choisie; mais j'avais peur, si je faisais
des difficultés sur celle-là, qu'on ne m'en proposât point
d'autre. De plus, je n'osai dire qu'elle voulait travailler pour
son compte. Je me sentais humilié qu'elle osât se croire pour moi
du même sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet
entrepôt-là que point, et je m'y tins à tout risque.
Au premier mot la Giraud me devina: cela n'était pas
difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n'aurait
pas parlé d'elle-même, mon air sot et embarrassé m'aurait seul
décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas
grand plaisir à faire: elle s'en chargea toutefois, et l'exécuta
fidèlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j'y
trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l'aller
lire et baiser à mon aise! Cela n'a pas besoin d'être dit; mais
ce qui en a besoin davantage, c'est le parti que prit
mademoiselle Giraud, et où j'ai trouvé plus de délicatesse et de
modération que je n'en aurais attendu d'elle. Ayant assez de bon
sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses yeux de lièvre,
son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle n'avait
pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces et
dans tout l'éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni
les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.
Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n'ayant
aucune nouvelle de sa maîtresse, songeait à s'en retourner à
Fribourg: elle l'y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui
fit entendre qu'il serait bien que quelqu'un la conduisît chez
son père, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne
déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter.
Elles m'en parlèrent dès le même jour comme d'une affaire
arrangée; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette
manière de disposer de moi, j'y consentis, regardant ce voyage
comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne
pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer l'état
de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me
défrayer; et, pour regagner d'un côté ce qu'elle dépensait de
l'autre, à ma prière on décida qu'elle enverrait devant son petit
bagage, et que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut
fait.
Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi:
mais comme il n'y a pas de quoi être bien vain du parti que j'ai
tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité
sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la
Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle
imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi
les attentions que j'aurais dû avoir pour elle, et prenait
toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous
couchassions dans la même chambre; identité qui se borne rarement
là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de
vingt-cinq.
Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle
que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint
pas même à l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la
moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s'y
rapportât; et quand cette idée me serait venue, j'étais trop sot
pour en savoir profiter. Je n'imaginais pas comment une fille et
un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu'il
fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la
pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque
équivalent, elle en fut la dupe; et nous arrivâmes à Fribourg
exactement comme nous étions partis d'Annecy.
En passant à Genève je n'allai voir personne, mais je fus
prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs
de cette heureuse ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir
une certaine défaillance de cœur qui venait d'un excès
d'attendrissement. En même temps que la noble image de la liberté
m'élevait l'âme, celles de l'égalité, de l'union, de la douceur
des mœurs me touchaient jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un
vif regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur
j'étais, mais qu'elle était naturelle! Je croyais voir tout cela
dans ma patrie, parce que je le portais dans mon cœur.
Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si
j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la
Merceret à l'auberge, et je l'allai voir à tout risque. Eh! que
j'avais tort de le craindre! Son âme, à mon abord, s'ouvrit aux
sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous
versâmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je revenais à
lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la
combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je
m'exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les
meilleures. Du reste, il n'eut pas même la tentation de me
retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut raison: mais il
est certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il
aurait pu faire, soit qu'après le pas que j'avais fait il jugeât
lui-même que je n'en devais pas revenir, soit qu'il fût
embarrassé peut-être à savoir ce qu'à mon âge il pourrait faire
de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une
opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste
assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse,
fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point,
mais je leur dis que je comptais m'arrêter avec eux plus
longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit
paquet, que j'avais fait venir par le bateau, et dont j'étais
embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content
d'avoir vu mon père et d'avoir osé faire mon devoir.
Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du
voyage, les empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un
peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la
froideur; et son père, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me
fit pas non plus un bien grand accueil: j'allai loger au cabaret.
Je les fus voir le lendemain; ils m'offrirent à dîner; je
l'acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs; je retournai le soir
à ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivée,
sans trop savoir où j'avais dessein d'aller.
Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence
m'offrait précisément ce qu'il me fallait pour couler des jours
heureux. La Merceret était une très bonne fille, point brillante,
point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort
raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à
pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un
vrai goût pour moi; j'aurais pu l'épouser sans peine, et suivre
le métier de son père. Mon goût pour la musique me l'aurait fait
aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie,
mais peuplée de bonnes gens. J'aurais perdu sans doute de grands
plaisirs, mais j'aurais vécu en paix jusqu'à ma dernière heure;
et je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avait pas à
balancer sur ce marché.
Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me
rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus
grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants
n'ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez
de force pour me faire agir. L'incertitude de l'avenir m'a
toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des
leurres de dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu
qu'il ne me coûte rien à nourrir; mais s'il faut prendre
longtemps de la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit
plaisir qui s'offre à ma portée me tente plus que les joies du
paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre:
celui-là ne me tente pas, parce que je n'aime que des jouissances
pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on
s'apprête un repentir.
J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût et
le plus proche était le mieux; car, m'étant égaré dans ma route,
je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me
restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la
dînée: et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne,
j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et
sans savoir que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne
contenance, et je demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi
bien payer. J'allai me coucher sans songer à rien, je dormis
tranquillement; et, après avoir déjeuné le matin et compté avec
l'hôte, je voulus pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui
laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que
grâce au ciel il n'avait jamais dépouillé personne; qu'il ne
voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste,
et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa
bonté, mais moins que je ne devais l'être, et que je ne l'ai été
depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer son
argent avec des remerciements par un homme sûr; mais quinze ans
après, repassant par Lausanne, à mon retour d'Italie, j'eus un
vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et de l'hôte. Je
l'aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui
rappeler sa bonne œuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait pas
été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais
rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de
reconnaissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnête
homme.
En approchant de Lausanne je rêvais à la détresse où je me
trouvais, au moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misère à
ma belle-mère; et je me comparais, dans ce pèlerinage pédestre, à
mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de
cette idée, que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni
ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit
Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me
dire de Paris, où je n'avais jamais été. En conséquence de ce
beau projet, comme il n'y avait point là de maîtrise où je pusse
vicarier, et que d'ailleurs je n'avais garde d'aller me fourrer
parmi les gens de l'art, je commençai par m'informer d'une petite
auberge où l'on pût être assez bien et à bon marché. On
m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce
Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut
fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais
arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tâcher de me
procurer des écoliers; il me dit qu'il ne me demanderait de
l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa pension était de cinq
écus blancs; ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour
moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à la
demi-pension, qui consistait pour le dîner en une bonne soupe, et
rien de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis. Ce
pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur cœur du
monde, et n'épargnait rien pour m'être utile.
Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma
jeunesse, j'en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race
est-elle épuisée? Non; mais l'ordre où j'ai besoin de les
chercher aujourd'hui n'est plus le même où je les trouvais alors.
Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par
intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent
entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés
absolument, et, sous le masque du sentiment, il n'y a jamais que
l'intérêt ou la vanité qui parle.
J'écrivis de Lausanne à mon père, qui m'envoya mon paquet,
et me marqua d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux
profiter. J'ai déjà noté des moments de délire inconcevables où
je n'étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués.
Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel
point je m'étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir
combien tout à la fois j'accumulai d'extravagances. Me voilà
maître à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six
mois que j'avais passés avec le Maître m'auraient profité, jamais
ils n'auraient pu suffire: mais outre cela j'apprenais d'un
maître; c'en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève,
et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom,
ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais toujours de
mon grand modèle autant qu'il m'était possible. Il s'était appelé
Venture de Villeneuve; moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau
dans celui de Vaussore, et je m'appelai Vaussore de Villeneuve.
Venture savait la composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi,
sans la savoir, je m'en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir
noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce
n'est pas tout: ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur
en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui,
je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à
composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si
j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travailler
pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en
tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance
que si c'eût été un chef-d'œuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on
aura peine à croire et qui est très vrai, pour couronner
dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli
menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle
peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues:
Quel caprice!
Quelle injustice!
Quoi! ta Clarice
Trahirait tes feux! etc.
Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres
paroles infâmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis
donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en
supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout
aussi résolument que si j'avais parlé à des habitants de la lune.
On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique à chacun le
genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des
parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou six
minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin tout
étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon
pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous.
On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on
commence... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la
vie on n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de
mon prétendu talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait
attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs
ouvraient de grands yeux et auraient bien voulu fermer les
oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de
symphonistes, qui voulaient s'égayer, raclaient à percer le
tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon
train, suant il est vrai à grosses gouttes, mais retenu par la
honte, n'osant m'enfuir et tout planter là. Pour ma consolation,
j'entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille,
ou plutôt à la mienne, l'un, il n'y a rien là de supportable; un
autre, quelle musique enragée! un autre, quel diable de sabbat!
Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérais guère
qu'un jour, devant le roi de France et toute sa cour, tes sons
exciteraient des murmures de surprise et d'applaudissement, et
que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables
femmes se diraient à demi-voix: quels sons charmants! quelle
musique enchanteresse! tous ces chants-là vont au cœur!
Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet.
A peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de
toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon
joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de
moi, et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin
de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien.
Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint
me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon
succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret,
le désespoir de l'état où j'étais réduit, l'impossibilité de
tenir mon cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à
lui: je lâchai la bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter
de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le
secret, qu'il me promit, et qu'il me garda comme on peut le
croire. Dès le même soir, tout Lausanne sut qui j'étais; et, ce
qui est remarquable, personne ne m'en fit semblant, pas même le
bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et
de me nourrir.
Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil
début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable.
Les écoliers ne se présentaient pas en foule; pas une seule
écolière, et personne de la ville. J'eus en tout deux ou trois
gros Teutches, aussi stupides que j'étais ignorant, qui
m'ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas
de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où
un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer
beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note, et qu'elle
eut la malice de chanter ensuite devant monsieur le maître, pour
lui montrer comment cela s'exécutait. J'étais si peu en état de
lire un air de première vue, que, dans le brillant concert dont
j'ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment
l'exécution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais sous
les yeux, et que j'avais composé moi-même.
Au milieu de tant d'humiliations j'avais des consolations
très douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps
des deux charmantes amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une
grande vertu consolatrice; et rien n'adoucit plus mes afflictions
dans mes disgrâces que de sentir qu'une personne aimable y prend
intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après, et ne
fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je
négligeai de leur donner mon adresse; et, forcé par la nécessité
de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt
entièrement.
Il y a longtemps que je n'ai parlé de ma pauvre maman; mais
si l'on croit que je l'oubliais aussi, l'on se trompe fort. Je ne
cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non
seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour
le besoin de mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif,
quelque tendre qu'il fût, ne m'empêchait pas d'en aimer d'autres;
mais ce n'était pas de la même façon. Toutes devaient également
ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux
des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que maman pouvait
devenir vieille et laide sans que je l'aimasse moins tendrement.
Mon cœur avait pleinement transmis à sa personne l'hommage qu'il
fit d'abord à sa beauté; et, quelque changement qu'elle éprouvât,
pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient
changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance;
mais, en vérité, je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eût fait ou
n'eût pas fait pour moi, c'eût été toujours la même chose. Je ne
l'aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance; je
l'aimais parce que j'étais né pour l'aimer. Quand je devenais
amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l'avoue,
et je pensais moins souvent à elle; mais j'y pensais avec le même
plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d'elle
sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur
dans la vie tant que j'en serais séparé.
N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne
crus jamais que je l'eusse tout à fait perdue, ni qu'elle eût pu
m'oublier. Je me disais: elle saura tôt ou tard que je suis
errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai,
j'en suis certain. En attendant, c'était une douceur pour moi
d'habiter son pays, de passer dans les rues où elle avait passé,
devant les maisons où elle avait demeuré; et le tout par
conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n'oser
m'informer d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue
nécessité. Il me semblait qu'en la nommant je disais tout ce
qu'elle m'inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon
cœur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même
qu'il se mêlait à cela quelque frayeur qu'on ne me dît du mal
d'elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa
conduite. De peur qu'on n'en dît pas ce que je voulais entendre,
j'aimais mieux qu'on n'en parlât point du tout.
Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa
ville natale n'était qu'à quatre lieues de Lausanne, j'y fis une
promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce
émotion ne me quitta point. L'aspect du lac de Genève et de ses
admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier
que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la
beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant
qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du
pays de Vaud, j'éprouve une impression composée du souvenir de
madame de Warens, qui y est née, de mon père, qui y vivait, de
mademoiselle de Vulson, qui y eut les prémices de mon cœur, de
plusieurs voyages de plaisir que j'y fis dans mon enfance, et, ce
me semble, de quelque autre cause encore plus secrète et plus
forte que tout cela. Quand l'ardent désir de cette vie heureuse
et douce qui me fuit et pour laquelle j'étais né vient enflammer
mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, près du lac,
dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut
absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il
me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit
bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait sur la terre que quand
j'aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis
allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce
bonheur imaginaire. J'étais toujours surpris d'y trouver les
habitants, surtout les femmes, d'un tout autre caractère que
celui que j'y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le
pays et le peuple dont il est couvert ne m'ont jamais paru faits
l'un pour l'autre.
Dans ce voyage de Vevay, je me livrais, en suivant ce beau
rivage, à la plus douce mélancolie: mon cœur s'élançait avec
ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissais, je
soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois,
m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre,
je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau!
J'allai à Vevay loger à la Clef; et, pendant deux jours que
j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour
qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir
enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont
du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevay, visitez le pays,
examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la
nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire
et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à
mon histoire.
Comme j'étais catholique et que je me donnais pour tel, je
suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j'avais
embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j'allais à la
messe à Assens, à deux lieues de Lausanne. Je faisais
ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout
avec un brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'était pas
un Parisien comme moi, c'était un vrai Parisien de Paris, un
archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il
aimait si fort son pays, qu'il ne voulut jamais douter que j'en
fusse, de peur de perdre cette occasion d'en parler. M. de
Crouzas, lieutenant baillival, avait un jardinier de Paris aussi,
mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays
compromise à ce qu'on osât se donner pour en être lorsqu'on
n'avait pas cet honneur. Il me questionnait de l'air d'un homme
sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me
demanda une fois ce qu'il y avait de remarquable au Marché-Neuf.
Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé
vingt ans à Paris, je dois à présent connaître cette ville;
cependant, si l'on me faisait aujourd'hui pareille question, je
ne serais pas moins embarrassé d'y répondre, et de cet embarras
on pourrait aussi bien conclure que je n'ai jamais été à Paris:
tant, lors même qu'on rencontre la vérité, l'on est sujet à se
fonder sur des principes trompeurs!
Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à
Lausanne. Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien
rappelants. Je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre,
j'allai de là à Neuchâtel, et que j'y passai l'hiver. Je réussis
mieux dans cette dernière ville; j'y eus des écoliers, et j'y
gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avait
fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez
d'argent.
J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant. Ma
vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en
contenter: mais mon cœur inquiet me demandait autre chose. Les
dimanches et les jours où j'étais libre, j'allais courir les
campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant,
soupirant; et quand j'étais une fois sorti de la ville, je n'y
rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j'entrai pour
dîner dans un cabaret: j'y vis un homme à grande barbe avec un
habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l'équipage et l'air
assez noble, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne
parlant qu'un jargon presque indéchiffrable, mais plus
ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue. J'entendais
presque tout ce qu'il disait, et j'étais le seul; il ne pouvait
s'énoncer que par signes avec l'hôte et les gens du pays. Je lui
dis quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement: il se
leva, et vint m'embrasser avec transport. La liaison fut bientôt
faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîner
était bon, le mien était moins que médiocre; il m'invita de
prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant et
baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin
du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu'il était
prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu'il était chargé de
faire une quête en Europe pour le rétablissement du saint
sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de
l'empereur; il en avait de beaucoup d'autres souverains. Il était
assez content de ce qu'il avait amassé jusqu'alors; mais il avait
eu des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot
d'allemand, de latin, ni de français, et réduit à son grec, au
turc et à la langue franque pour toute ressource, ce qui ne lui
en procurait pas beaucoup dans le pays où il s'était enfourné. Il
me proposa de l'accompagner pour lui servir de secrétaire et
d'interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté,
et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air
si peu étoffé qu'il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne
se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais
rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans
connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me
voilà parti pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où
il ne fit pas grand'chose. La dignité épiscopale ne permettait
pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais
nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite
somme. De là nous fûmes à Berne. Nous logeâmes au Faucon, bonne
auberge alors, où l'on trouvait bonne compagnie. La table était
nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais
mauvaise chère; j'avais grand besoin de me refaire, j'en avais
l'occasion, et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite était
lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table,
gai, parlant bien pour ceux qui l'entendaient, ne manquant pas de
certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec
assez d'agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il
se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec
abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant:
Mirate, signori: questo è sangue pelasgo.
A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne
m'en tirai pas aussi mal que j'avais craint. J'étais bien plus
hardi et mieux parlant que je n'aurais été pour moi-même. Les
choses ne se passèrent pas aussi simplement qu'à Fribourg: il
fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de
l'Etat, et l'examen de ses titres ne fut pas l'affaire d'un jour.
Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l'audience du sénat.
J'entrai avec lui comme son interprète, et l'on me dit de parler.
Je ne m'attendais à rien moins, et il ne m'était pas venu dans
l'esprit qu'après avoir longtemps conféré avec les membres, il
fallût s'adresser au corps comme si rien n'eût été dit. Qu'on
juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non
seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler
impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y
avait là de quoi m'anéantir. Je ne fus pas même intimidé.
J'exposai succinctement et nettement la commission de
l'archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient
contribué à la collecte qu'il était venu faire. Piquant
d'émulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait
pas moins à espérer de leur munificence accoutumée; et puis,
tâchant de prouver que cette bonne œuvre en était également une
pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par
promettre les bénédictions du ciel à ceux qui voudraient y
prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet, mais il
est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience
l'archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur
l'esprit de son secrétaire, des compliments dont j'eus l'agréable
emploi d'être le truchement, mais que je n'osai lui rendre à la
lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j'aie parlé en public
et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j'ai
parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions
du même homme! Il y a trois ans qu'étant allé voir à Yverdun mon
vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de
quelques livres que j'avais donnés à la bibliothèque de cette
ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me
haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je
m'embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tête se brouilla
si bien, que je restai court, et me fis moquer de moi. Quoique
timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma
jeunesse; jamais dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde,
moins j'ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de
l'archimandrite était de reprendre la route d'Allemagne, et de
s'en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait
une route immense: mais comme chemin faisant sa bourse
s'emplissait plus qu'elle ne se vidait, il craignait peu les
détours. Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu'à
pied, je n'aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma
vie: mais il était écrit que je n'irais pas si loin.
La première chose que nous fîmes arrivant à Soleure fut
d'aller saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement
pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui
avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de
tout ce qui regardait le saint sépulcre. L'archimandrite eut une
audience d'un quart d'heure, où je ne fus pas admis, parce que
monsieur l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait
l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je
voulus le suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné
pour Parisien, j'étais comme tel sous la juridiction de son
Excellence. Elle me demanda qui j'étais, m'exhorta de lui dire la
vérité: je le lui promis, en lui demandant une audience
particulière qui me fut accordée. Monsieur l'ambassadeur m'emmena
dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et là, me
jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurais pas moins dit
quand je n'aurais rien promis, car un continuel besoin
d'épanchement met à tout moment mon cœur sur mes lèvres; et,
après m'être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n'avais
garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si
content de ma petite histoire et de l'effusion de cœur avec
laquelle il vit que je l'avais contée, qu'il me prit par la main,
entra chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui
faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec
bonté, et dit qu'il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine
grec. Il fut résolu que je resterais à l'hôtel, en attendant
qu'on vît ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire
mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu
de l'attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier
mes arrêts, et un quart d'heure après, je vis arriver mon petit
sac. M. de la Martinière, secrétaire d'ambassade, fut en quelque
façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'était
destinée, il me dit: Cette chambre a été occupée sous le comte du
Luc par un homme célèbre du même nom que vous: il ne tient qu'à
vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un
jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité,
qu'alors je n'espérais guère, eût moins flatté mes désirs si
j'avais pu prévoir à quel prix je l'achèterais un jour.
Ce que m'avait dit M. de la Martinière me donna de la
curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupais la
chambre; et, sur le compliment qu'on m'avait fait, croyant avoir
du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d'essai une cantate
à la louange de madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai
fait de temps en temps de médiocres vers: c'est un exercice assez
bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux
écrire en prose; mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie
française assez d'attrait pour m'y livrer tout à fait.
M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda
par écrit le même détail que j'avais fait à monsieur
l'ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j'apprends
avoir été conservée par M. de Marianne, qui était attaché depuis
longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la
Martinière sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de
Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre.
Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans
le recueil qui doit accompagner mes Confessions.
L'expérience que je commençais d'avoir modérait peu à peu
mes projets romanesques; et, par exemple, non seulement je ne
devins point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord
que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son
mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi
dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune
qu'un emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas
infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je
voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris.
Monsieur l'ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à
le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète
de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au
service de France, cherchait quelqu'un pour mettre auprès de son
neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je
pourrais lui convenir. Sur cette idée, assez légèrement prise,
mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et
Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon cœur. On me donna
quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de
force bonnes leçons, et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux
compter parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais
bien, j'avais assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais
à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter
un pareil avantage, si déjà l'on n'avait dû se familiariser avec
mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais
la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques.
Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que
quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser
la fortune dont je bâtissais l'édifice en marchant. Cette fois
mes idées étaient martiales. J'allais m'attacher à un militaire
et devenir militaire moi-même; car on avait arrangé que je
commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit
d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon cœur s'enflait à
cette noble idée. J'avais quelque teinture de géométrie et de
fortifications; j'avais un oncle ingénieur; j'étais en quelque
sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu
d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait pas; et je comptais bien,
à force de sang-froid et d'intrépidité, suppléer à ce défaut.
J'avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très courte;
pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas? Je m'échauffais
tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes,
remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la
fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main.
Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je
voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me
faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que
mon cœur n'était pas fait pour tant de fracas, et bientôt, sans
savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères
bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La
décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des
rues, la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient
chercher, à Paris, autre chose encore. Je m'étais figuré une
ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où
l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et
d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de
petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air
de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des
charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux
chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce
que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire
cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un
secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire
que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé
qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre
éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui
exagère par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours
plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me
l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais
peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que
je m'en suis fait. La même chose m'arriva à l'Opéra, où je me
pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la même chose
m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en
voyant la mer; et la même chose m'arrivera toujours en voyant des
spectacles qu'on m'aura trop annoncés: car il est impossible aux
hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse
mon imagination.
A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais
des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le
plus recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck,
retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je
fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m'offrit un verre
d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-sœur
de l'interprète, et de son neveu, officier aux gardes: non
seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils
m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon
séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle;
ses cheveux étaient d'un beau noir, et faisaient, à la vieille
mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne périt
point avec les attraits, un esprit très agréable. Elle me parut
goûter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me rendre
service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé
de tout ce grand intérêt qu'on avait paru prendre à moi. Il faut
pourtant rendre justice aux Français: ils ne s'épuisent point
autant qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont
presque toujours sincères; mais ils ont une manière de paraître
s'intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros
compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'à des sots. Les
manières des Français sont plus séduisantes en cela même qu'elles
sont plus simples: on croirait qu'ils ne vous disent pas tout ce
qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je
dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils
sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et même,
quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune autre nation: mais ils
sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous
témoignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous
parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils
vous oublient. Rien n'est permanent dans leur cœur: tout est
chez eux l'œuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard,
au neveu duquel on m'avait donné, se trouva être un vilain vieux
avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma détresse, me
voulut avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son
neveu une espèce de valet sans gages plutôt qu'un vrai
gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là dispensé du
service, il fallait que je vécusse de ma paye de cadet,
c'est-à-dire de soldat; et à peine consentait-il à me donner
l'uniforme; il aurait voulu que je me contentasse de celui du
régiment. Madame de Merveilleux, indignée de ses propositions, me
détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même
sentiment. On cherchait autre chose, et l'on ne trouvait rien.
Cependant je commençais d'être pressé, et cent francs sur
lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin.
Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore
une petite remise qui me fit grand bien; et je crois qu'il ne
m'aurait pas abandonné si j'eusse eu plus de patience: mais
languir, attendre, solliciter sont pour moi choses impossibles.
Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n'avais pas
oublié ma pauvre maman; mais comment la trouver? où la chercher?
Madame de Merveilleux, qui savait mon histoire, m'avait aidé dans
cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m'apprit
que madame de Warens était repartie il y avait plus de deux mois,
mais qu'on ne savait si elle était allée en Savoie ou à Turin, et
que quelques personnes la disaient retournée en Suisse. Il ne
m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien
sûr qu'en quelque lieu qu'elle fût je la trouverais plus aisément
en province que je n'avais pu faire à Paris.
Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poétique dans
une épître au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je
montrai ce barbouillage à madame de Merveilleux, qui, au lieu de
me censurer comme elle aurait dû faire, rit beaucoup de mes
sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n'aimait pas M.
Godard; et il faut avouer qu'il n'était pas aimable. J'étais
tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragèrent: j'en fis un
paquet à son adresse, et comme il n'y avait point alors à Paris
de petite poste, je le mis dans ma poche, et le lui envoyai
d'Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux
grimaces qu'il dut faire en lisant ce panégyrique, où il était
peint trait pour trait. Il commençait ainsi:
Tu croyais, vieux penard, qu'une folle manie
D'élever ton neveu m'inspirerait l'envie.
Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne
manquait pas de sel et qui annonçait du talent pour la satire,
est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume.
J'ai le cœur trop peu haineux pour me prévaloir d'un pareil
talent: mais je crois qu'on peut juger, par quelques écrits
polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que si j'avais
été d'humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les
rieurs de leur côté.
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie
dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux
de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant
vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai
faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive
mes idées: je ne puis presque penser quand je reste en place; il
faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La
vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand
air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant,
la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait
sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation,
tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de
penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour
les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne
et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon
cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le
flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments
délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en
moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris,
quelle énergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé
de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de
mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux
que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que
je n'ai jamais écrits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas
écrire? Et pourquoi les écrire? vous répondrai-je: pourquoi
m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres
que j'avais joui? Que m'importaient des lecteurs, un public, et
toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D'ailleurs,
portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avais pensé à
tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que
j'aurais des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand
il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule;
elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes
par jour n'auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les
écrire? En arrivant je ne songeais qu'à bien dîner; en partant je
ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis
m'attendait à la porte; je ne songeais qu'à l'aller chercher.
Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour
dont je parle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées
relatives à ce que j'y allais faire. Je m'étais élancé dans la
carrière où j'allais entrer, et je l'avais parcourue avec assez
de gloire: mais cette carrière n'était pas celle où mon cœur
m'appelait, et les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires.
Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel
que moi. Grâce au ciel, j'étais maintenant délivré de tous ces
obstacles: je pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays des
chimères, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y
égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route;
et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit, car sentant qu'à
Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y
jamais arriver.
Un jour entre autres, m'étant à dessein détourné pour voir
de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et
j'y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout à fait. Après
plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de
faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas belle
apparence; mais c'était la seule que je visse aux environs. Je
croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse, où tous les
habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je
priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit du
lait écrémé et de gros pain d'orge, en me disant que c'était tout
ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce
pain, paille et tout; mais cela n'était pas fort restaurant pour
un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinait, jugea de
la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de
suite, après m'avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon
jeune honnête homme qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit
une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un
moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très
appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont
l'aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste; on joignit à
cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu'autre
qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son
inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point
de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire;
et ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer
de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots
terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il
cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause
de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se
douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce
sujet, et dont je n'avais pas la moindre idée, me fit une
impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette
haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre
les vexations qu'éprouve le malheureux peuple, et contre ses
oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain
qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter
sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui.
Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le
sort de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses
dons que pour en faire la proie des barbares publicains.
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui
m'est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore
qu'en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour
aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avais
lus avec mon père, l'Astrée n'avait pas été oubliée, et c'était
celui qui me revenait au cœur le plus fréquemment. Je demandai
la route du Forez; et tout en causant avec une hôtesse, elle
m'apprit que c'était un bon pays de ressource pour les ouvriers,
qu'il y avait beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort
bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque,
et je ne jugeai pas à propos d'aller chercher des Dianes et des
Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui
m'encourageait de la sorte m'avait sûrement pris pour un garçon
serrurier.
Je n'allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant,
j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de
madame de Warens, et pour laquelle elle m'avait donné une lettre
quand je vins avec M. le Maître: ainsi c'était une connaissance
déjà faite. Mademoiselle du Châtelet m'apprit qu'en effet son
amie avait passé à Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait
poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle était incertaine
elle-même en partant si elle ne s'arrêterait pas en Savoie; que
si je voulais elle écrirait pour en avoir des nouvelles, et que
le meilleur parti que j'eusse à prendre était de les attendre à
Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai dire à mademoiselle du
Châtelet que j'étais pressé de la réponse, et que ma petite
bourse épuisée ne me laissait pas en état de l'attendre
longtemps. Ce qui me retint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu;
au contraire, elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me
traitait sur un pied d'égalité qui m'ôtait le courage de lui
laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne compagnie
à celui d'un malheureux mendiant.
Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce
que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler,
dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis
marquer la place, et où je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une
petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de
l'oublier. J'étais un soir assis en Bellecour après un très mince
souper, rêvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme
en bonnet vint s'asseoir à côté de moi. Cet homme avait l'air
d'un de ces ouvriers en soie qu'on appelle, à Lyon, des
taffetatiers. Il m'adresse la parole; je lui réponds. A peine
avions-nous causé un quart d'heure, que, toujours avec le même
sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser
de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquât quel était cet
amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en
donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'était
pas assez obscure pour m'empêcher de voir à quel exercice il se
préparait. Il n'en voulait point à ma personne; du moins rien
n'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée:
il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit, que s'amuser
et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et cela lui
paraissait si simple, qu'il n'avait pas même supposé qu'il ne me
le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence,
que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à
fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses.
J'étais si troublé, qu'au lieu de gagner mon logis par la rue
Saint-Dominique, je courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au
delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de
commettre un crime. J'étais sujet au même vice: ce souvenir m'en
guérit pour longtemps.
A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu près du même genre,
mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer à
leur fin, j'en ménageais le chétif reste. Je prenais moins
souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n'en pris plus du
tout, pouvant pour cinq ou six sous, à la taverne, me rassasier
tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N'y
mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y
dusse grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans
rien faire gagner à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir
qu'il faisait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans
la place; et déjà je m'étais établi sur un banc, quand un abbé
qui passait, me voyant ainsi couché, s'approcha, et me demanda si
je n'avais point de gîte. Je lui avouai mon cas, il en parut
touché. Il s'assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parlait
agréablement: tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure
opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu'il
n'était pas logé fort au large; qu'il n'avait qu'une seule
chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas coucher ainsi
dans la place; qu'il était tard pour me trouver un gîte, et qu'il
m'offrait, pour cette nuit, la moitié de son lit. J'accepte
l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'être utile.
Nous allons. Il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa
petitesse: il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'une
armoire un pot de verre où étaient des cerises à l'eau-de-vie;
nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher.
Cet homme avait les mêmes goûts que mon Juif de l'hospice,
mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant
que je pouvais être entendu, il craignît de me forcer à me
défendre, soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses
projets, il n'osa m'en proposer ouvertement l'exécution, et
cherchait à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la
première fois, je compris bientôt son dessein, et j'en frémis. Ne
sachant ni dans quelle maison ni entre les mains de qui j'étais,
je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je
feignis d'ignorer ce qu'il me voulait; mais, paraissant très
importuné de ses caresses et très décidé à n'en pas endurer le
progrès, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir. Alors je
lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étais
capable; et, sans paraître rien soupçonner, je m'excusai de
l'inquiétude que je lui avais montrée sur mon ancienne aventure,
que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et
d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-même, et
qu'il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâmes
tranquillement le reste de la nuit: il me dit même beaucoup de
choses très bonnes, très sensées; et ce n'était assurément pas un
homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.
Le matin, monsieur l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air
mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son
hôtesse, qui était jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit
qu'elle n'avait pas le temps. Il s'adressa à sa sœur qui ne
daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours; point de
déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles.
Elles reçurent monsieur l'abbé d'un air très peu caressant. J'eus
encore moins à me louer de leur accueil. L'aînée, en se
retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pied, où un
cor fort douloureux m'avait forcé de couper mon soulier; l'autre
vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle
j'étais prêt à m'asseoir; leur mère, en jetant de l'eau par la
fenêtre, m'en aspergea le visage; en quelque place que je me
misse, on m'en faisait ôter pour y chercher quelque chose; je
n'avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs
regards insultants et moqueurs une fureur cachée à laquelle
j'avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait,
prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à
m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisait semblant de voir ni
d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avait point de déjeuner à
espérer, prit le parti de sortir, et je me hâtai de le suivre,
fort content d'échapper à ces trois furies. En marchant, il me
proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand faim, je
n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas
beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième
coin de rue; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait
à cette maudite maison; et lui, fort aise, à ce que je crois, de
m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût pas aisée à
reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais
rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m'en
est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et
j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe où
règne la plus affreuse corruption.
Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue
pas non plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais
été fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et
de m'endetter dans mon cabaret, je me serais aisément tiré
d'affaire: mais c'est à quoi mon inaptitude égalait ma
répugnance; et, pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre,
il suffit de savoir qu'après avoir passé presque toute ma vie
dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain, il ne m'est
jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l'argent par
un créancier sans lui en donner à l'instant même. Je n'ai jamais
su faire des dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimé
souffrir que devoir.
C'était souffrir assurément que d'être réduit à passer la
nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à
Lyon. J'aimais mieux employer quelques sous qui me restaient à
payer mon pain que mon gîte, parce qu'après tout je risquais
moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant,
c'est que, dans ce cruel état, je n'étais ni inquiet ni triste.
Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les
réponses que devait recevoir mademoiselle du Châtelet, couchant à
la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc,
aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même
d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un
chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle
pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le
chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là; la
soirée était charmante; la rosée humectait l'herbe flétrie; point
de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans être froid;
le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des
vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose;
les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se
répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte
d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout
cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul.
Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la
nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en
aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette
d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de
terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des
arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi: je
m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut
davantage. Il était grand jour: mes yeux, en s'ouvrant, virent
l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai:
la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville, résolu de
mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me
restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais
chantant tout le long du chemin; et je me souviens même que je
chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thoméry,
que je savais par cœur. Que béni soit le bon Batistin et sa
bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur
lequel je comptais, et un dîner bien meilleur encore, sur lequel
je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller
et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi: je me retourne;
je vois un Antonin qui me suivait, et qui paraissait m'écouter
avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la
musique. Je réponds Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il
continue à me questionner: je lui conte une partie de mon
histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique.
Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai, ma meilleure manière de
l'apprendre était d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec
moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien
ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de
la chambre. J'acquiesçai très volontiers, et je le suivis.
Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il
la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec
ses amis. Il n'y avait rien là que d'innocent et d'honnête; mais
ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de
cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que
j'occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu'il avait
copiée. Il m'en donna d'autre à copier, particulièrement la
cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter lui-même
dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier
tout le temps où je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si
affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur
cuisine; et il fallait qu'elle fût bonne, si leur ordinaire
valait le mien. De mes jours, je n'eus tant de plaisir à manger;
et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à
propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais presque
d'aussi bon cœur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il
est vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques
jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit
que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles
s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de
transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi là dans la suite
le métier du monde auquel j'étais le moins propre: non que ma
note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais
l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes,
que je passe plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je
n'apporte la plus grande attention à collationner mes parties,
elles font toujours manquer l'exécution. Je fis donc très mal, en
voulant bien faire, et, pour aller vite, j'allais tout de
travers. Cela n'empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter
jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu
que je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied;
car peu de jours après je reçus des nouvelles de maman, qui était
à Chambéri, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis
avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent été fort
courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque
cette époque avec un cœur sensible aux soins de la Providence.
C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti la misère et la
faim.
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les
commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Châtelet, que
je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le
plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait
par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la
cacher. Mademoiselle du Châtelet n'était ni jeune ni jolie, mais
elle ne manquait pas de grâce; elle était liante et familière, et
son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce
goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et
c'est d'elle, en première origine, que ce même goût m'est venu.
Elle aimait les romans de Le Sage, et particulièrement Gil Blas:
elle m'en parla, me le prêta; je le lus avec plaisir; mais je
n'étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures: il me fallait
des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la
grille de mademoiselle du Châtelet avec autant de plaisir que de
profit; et il est certain que les entretiens intéressants et
sensés d'une femme de mérite sont plus propres à former un jeune
homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis
connaissance aux Chasottes avec d'autres pensionnaires et de
leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze
ans, appelée mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis pas alors
une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans
après, et avec raison, car c'était une charmante fille.
Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne maman, je fis
un peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui
m'attendait me dispensa d'en chercher dans mes visions. Non
seulement je la retrouvais, mais je retrouvais près d'elle et par
elle un état agréable; car elle marquait m'avoir trouvé une
occupation qu'elle espérait qui me conviendrait, et qui ne
m'éloignerait pas d'elle. Je m'épuisais en conjectures pour
deviner quelle pouvait être cette occupation, et il aurait fallu
deviner en effet pour rencontrer juste. J'avais suffisamment
d'argent pour faire commodément la route. Mademoiselle du
Châtelet voulait que je prisse un cheval: je n'y pus consentir,
et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du dernier voyage
pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom
aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage tandis que
je demeurais à Motiers.
C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se
monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins
agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout
rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux
choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets
réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait
parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le
printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux décrire un
beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j'ai dit cent
fois que si jamais j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le
tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un
avenir agréable: j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de
l'être, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je
n'eus point, durant ce voyage, ces rêveries délicieuses qui
m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le cœur serein, mais
c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de
l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais
sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle: je m'y étais
toujours attendu; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de
nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela
eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces,
non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais
frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je
remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais
aux croisées des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me
perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais
tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin.
Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les
faisant: je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en
approchant de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite.
J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La
vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un
beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour
terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les
manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on
sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de
plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me
faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des
montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des
précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce
plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de
Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de
l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à
l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres
affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des
milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour
prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au
fond, et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de
plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font
tourner la tête; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que
je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez,
et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en
temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le
mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de
proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en
broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits
où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour
laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi
gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet
en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à
les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que
d'atteindre le fond du précipice.
Plus près de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens
contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que
je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau
se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse
passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être
mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est
aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême
hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière; et lorsqu'on
approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on
se mouille, à l'instant on est tout trempé.
J'arrive enfin; je la revois. Elle n'était pas seule.
Monsieur l'intendant général était chez elle au moment que
j'entrai. Sans me parler elle me prend la main et me présente à
lui avec cette grâce qui lui ouvrait tous les cœurs: Le voilà,
monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi
longtemps qu'il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour
le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole: Mon enfant, me
dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant,
qui vous donne du pain. J'ouvrais de grands yeux sans rien dire,
sans savoir trop qu'imaginer: il s'en fallut peu que l'ambition
naissante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déjà le petit
intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début
je ne l'avais imaginée; mais quant à présent c'était assez pour
vivre, et pour moi c'était beaucoup. Voici de quoi il s'agissait.
Le roi Victor-Amédée, jugeant, par le sort des guerres
précédentes et par la position de l'ancien patrimoine de ses
pères, qu'il lui échapperait quelque jour, ne cherchait qu'à
l'épuiser. Il y avait peu d'années qu'ayant résolu d'en mettre la
noblesse à la taille, il avait ordonné un cadastre général de
tout le pays, afin que, rendant l'imposition réelle, on pût la
répartir avec plus d'équité. Ce travail, commencé sous le père,
fut achevé sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant
arpenteurs qu'on appelait géomètres, qu'écrivains qu'on appelait
secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et c'était parmi ces
derniers que maman m'avait fait inscrire. Le poste, sans être
fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le
mal était que cet emploi n'était qu'à temps, mais il mettait en
état de chercher et d'attendre, et c'était par prévoyance qu'elle
tâchait de m'obtenir de l'intendant une protection particulière,
pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le temps
de celui-là serait fini.
J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n'y
avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait.
C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et
de souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la
première fois de gagner mon pain avec honneur.
Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien
puérils et j'en suis fâché: quoique né homme à certains égards,
j'ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup
d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand
personnage: j'ai promis de me peindre tel que je suis; et pour me
connaître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma
jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur
moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images,
les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont
demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont
plutôt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une
certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles
qui les suivent, et qu'il faut connaître pour en bien juger. Je
m'applique à bien développer partout les premières causes, pour
faire sentir l'enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en
quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur; et
pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de
vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne
s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse
juger par lui-même du principe qui les produit.
Si je me chargeais du résultat et que je lui disse: tel est
mon caractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au
moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité
tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai pensé, tout ce que
j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le
veuille; encore, même en le voulant, n'y parviendrais-je pas
aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments, et
de déterminer l'être qu'ils composent: le résultat doit être son
ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son
fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient
fidèles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi
de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui
laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué
jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la
suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs
que ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par tirer de
ceux-ci le meilleur parti qu'il m'était possible. Si les autres
me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients
s'ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon
travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise:
ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est de
ne pas tout dire et de taire des vérités.
LIVRE CINQUIÈME
1732-1736
Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéri,
comme je viens de le dire, et que je commençai d'être employé au
cadastre pour le service du roi. J'avais vingt ans passés, près
de vingt et un. J'étais assez formé pour mon âge du côté de
l'esprit; mais le jugement ne l'était guère, et j'avais grand
besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me
conduire. Car quelques années d'expérience n'avaient pu me guérir
encore radicalement de mes visions romanesques; et, malgré tous
les maux que j'avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde
et les hommes que si je n'avais pas acheté ces instructions.
Je logeai chez moi, c'est-à-dire chez maman; mais je ne
retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de
ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupait était
sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus
triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu
d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des
planches pourries; tout cela ne faisait pas une plaisante
habitation. Mais j'étais chez elle, auprès d'elle; sans cesse à
mon bureau ou dans sa chambre, je m'apercevais peu de la laideur
de la mienne; je n'avais pas le temps d'y rêver. Il paraîtra
bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter
cette vilaine maison: cela même fut un trait d'habileté de sa
part que je ne dois pas taire. Elle allait à Turin avec
répugnance, sentant bien qu'après des révolutions toutes récentes
et dans l'agitation où l'on était encore à la cour, ce n'était
pas le moment de s'y présenter. Cependant ses affaires
demandaient qu'elle s'y montrât: elle craignait d'être oubliée ou
desservie; elle savait surtout que le comte de Saint-Laurent,
intendant général des finances, ne la favorisait pas. Il avait à
Chambéri une maison vieille, mal bâtie, et dans une si vilaine
position qu'elle restait toujours vide; elle la loua et s'y
établit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut
point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut
toujours de ses amis.
J'y trouvai son ménage à peu près monté comme auparavant, et
le fidèle Claude Anet toujours avec elle. C'était, comme je crois
l'avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance,
herborisait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu'elle
avait pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode
d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien
pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût,
qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune,
il se serait fait un nom dans cette science, comme il en méritait
un parmi les honnêtes gens. Comme il était sérieux, même grave,
et que j'étais plus jeune que lui, il devint pour moi une espèce
de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies; car il m'en
imposait, et je n'osais m'oublier devant lui. Il en imposait même
à sa maîtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture, son
inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien.
Claude Anet était sans contredit un homme rare, et le seul même
de son espèce que j'aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi,
circonspect dans sa conduite, froid dans ses manières, laconique
et sentencieux dans ses propos, il était, dans ses passions,
d'une impétuosité qu'il ne laissait jamais paraître, mais qui le
dévorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une
sottise, mais terrible, c'est de s'être empoisonné. Cette scène
tragique se passa peu après mon arrivée: et il la fallait pour
m'apprendre l'intimité de ce garçon avec sa maîtresse; car si
elle ne me l'eût dite elle-même, jamais je ne m'en serais douté.
Assurément si l'attachement, le zèle et la fidélité peuvent
mériter une pareille récompense, elle lui était bien due; et ce
qui prouve qu'il en était digne, il n'en abusa jamais. Ils
avaient rarement des querelles, et elles finissaient toujours
bien. Il en vint pourtant une qui finit mal: sa maîtresse lui dit
dans la colère un mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne
consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main une fiole de
laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement,
comptant ne se réveiller jamais. Heureusement madame de Warens,
inquiète, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la
fiole vide, et devina le reste. En volant à son secours, elle
poussa des cris qui m'attirèrent. Elle m'avoua tout, implora mon
assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir
l'opium. Témoin de cette scène, j'admirai ma bêtise de n'avoir
jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait.
Mais Claude Anet était si discret, que de plus clairvoyants que
moi auraient pu s'y méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en
fus vivement touché moi-même; et depuis ce temps, ajoutant pour
lui le respect à l'estime, je devins en quelque façon son élève,
et ne m'en trouvai pas plus mal.
Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait
vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avais
pas songé même à désirer pour moi cette place; mais il m'était
dur de la voir remplir par un autre, cela était fort naturel.
Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait
soufflée, je sentis réellement s'étendre à lui l'attachement que
j'avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût
heureuse; et, puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être,
j'étais content qu'il fût heureux aussi. De son côté, il entrait
parfaitement dans les vues de sa maîtresse, et prit en sincère
amitié l'ami qu'elle s'était choisi. Sans affecter avec moi
l'autorité que son poste le mettait en droit de prendre, il prit
naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je
n'osais rien faire qu'il parût désapprouver, et il ne
désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une
union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu
détruire. Une des preuves de l'excellence du caractère de cette
aimable femme est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entre
eux. La jalousie, la rivalité même cédait au sentiment dominant
qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui
l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux qui me
lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge; et s'ils
trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en
dire autant, qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie
(fût-elle au reste la dernière des catins).
Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu'à mon
départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans,
durant lequel j'aurai peu d'événements à dire, parce que ma vie a
été aussi simple que douce; et cette uniformité était précisément
ce dont j'avais le plus grand besoin pour achever de former mon
caractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer.
C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et
sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai
plus cessé d'être à travers les orages qui m'attendaient. Ce
progrès fut insensible et lent, chargé de peu d'événements
mémorables; mais il mérite cependant d'être suivi et développé.
Au commencement je n'étais guère occupé que de mon travail;
la gêne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu
de temps que j'avais de libre se passait auprès de la bonne
maman; et n'ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m'en
prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de
routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la
lecture me redevint nécessaire; et, comme si ce goût se fût
toujours irrité par la difficulté de m'y livrer, il serait
redevenu passion comme chez mon maître, si d'autres goûts venus à
la traverse n'eussent fait diversion à celui-là.
Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique
bien transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser
quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres
d'arithmétique; et je l'appris bien, car je l'appris seul.
L'arithmétique pratique s'étend plus loin qu'on ne pense quand on
y veut mettre l'exacte précision. Il y a des opérations d'une
longueur extrême, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois de
bons géomètres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage donne des
idées nettes; et alors on trouve des méthodes abrégées, dont
l'invention frappe l'amour-propre, dont la justesse satisfait
l'esprit, et qui font faire avec plaisir un travail ingrat par
lui-même. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y avait point de
question soluble par les seuls chiffres qui m'embarrassât: et
maintenant que tout ce que j'ai su s'efface journellement de ma
mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente
ans d'interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que
j'ai fait à Davenport, chez mon hôte, assistant à la leçon
d'arithmétique de ses enfants, j'ai fait sans faute, avec un
plaisir incroyable, une opération des plus composées. Il me
semblait, en posant mes chiffres, que j'étais encore à Chambéri
dans mes heureux jours. C'était revenir de loin sur mes pas.
Le lavis des mappes de nos géomètres m'avait aussi rendu le
goût du dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis à faire des
fleurs et des paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu
de talent pour cet art, l'inclination y était tout entière. Au
milieu de mes crayons et de mes pinceaux j'aurais passé des mois
entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop
attachante, on était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de
tous les goûts auxquels je commence à me livrer; ils augmentent,
deviennent passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que
l'amusement dont je suis occupé. L'âge ne m'a pas guéri de ce
défaut, il ne l'a pas diminué même; et maintenant que j'écris
ceci, me voilà comme un vieux radoteur engoué d'une autre étude
inutile où je n'entends rien, et que ceux même qui s'y sont
livrés dans leur jeunesse sont forcés d'abandonner à l'âge où je
la veux commencer.
C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'occasion était
belle, et j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement
que je voyais dans les yeux d'Anet, revenant chargé de plantes
nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d'aller
herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j'y avais été
une seule fois, cela m'aurait gagné; et je serais peut-être
aujourd'hui un grand botaniste; car je ne connais point d'étude
au monde qui s'associe mieux avec mes goûts naturels que celle
des plantes; et la vie que je mène depuis dix ans à la campagne
n'est guère qu'une herborisation continuelle, à la vérité sans
objet et sans progrès; mais n'ayant alors aucune idée de la
botanique, je l'avais prise en une sorte de mépris et même de
dégoût; je ne la regardais que comme une étude d'apothicaire.
Maman, qui l'aimait, n'en faisait pas elle-même un autre usage;
elle ne recherchait que les plantes usuelles, pour les appliquer
à ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie et l'anatomie,
confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servaient
qu'à me fournir des sarcasmes plaisants toute la journée, et à
m'attirer des soufflets de temps en temps. D'ailleurs un goût
différent et trop contraire à celui-là croissait par degrés, et
bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut
assurément que je sois né pour cet art, puisque j'ai commencé de
l'aimer dès mon enfance, et qu'il est le seul que j'aie aimé
constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est
qu'un art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins tant coûté de
peine à apprendre, et avec des succès si lents, qu'après une
pratique de toute ma vie, jamais je n'ai pu parvenir à chanter
sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors
cette étude agréable était que je la pouvais faire avec maman.
Ayant des goûts d'ailleurs fort différents, la musique était pour
nous un point de réunion dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y
refusait pas: j'étais alors à peu près aussi avancé qu'elle, en
deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois, la
voyant empressée autour d'un fourneau, je lui disais: Maman,
voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir
l'empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me disait-elle, si tu
me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant, je
l'entraînais à son clavecin: on s'y oubliait; l'extrait de
genièvre ou d'absinthe était calciné: elle m'en barbouillait le
visage, et tout cela était délicieux.
On voit qu'avec peu de temps de reste j'avais beaucoup de
choses à quoi l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement
de plus qui fit bien valoir tous les autres.
Nous occupions un cachot si étouffé, qu'on avait besoin
quelquefois d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea
maman à louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des
plantes. A ce jardin était jointe une guinguette assez jolie,
qu'on meubla suivant l'ordonnance: on y mit un lit. Nous allions
souvent y dîner, et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je
m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres,
beaucoup d'estampes; je passais une partie de mon temps à
l'orner, et à y préparer à maman quelque surprise agréable
lorsqu'elle s'y venait promener. Je la quittais pour venir
m'occuper d'elle, pour y penser avec plus de plaisir: autre
caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue parce que
la chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois madame de
Luxembourg me parlait en raillant d'un homme qui quittait sa
maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j'aurais bien été cet
homme-là, et j'aurais pu ajouter que je l'avais été quelquefois.
Je n'ai pourtant jamais senti près de maman ce besoin de
m'éloigner d'elle pour l'aimer davantage; car tête à tête avec
elle j'étais aussi parfaitement à mon aise que si j'eusse été
seul; et cela ne m'est jamais arrivé près de personne autre, ni
homme ni femme, quelque attachement que j'aie eu pour eux. Mais
elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si
peu, que le dépit et l'ennui me chassaient dans mon asile, où je
l'avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns
vinssent nous y suivre.
Tandis qu'ainsi partagé entre le travail, le plaisir et
l'instruction, je vivais dans le plus doux repos, l'Europe
n'était pas si tranquille que moi. La France et l'empereur
venaient de s'entre-déclarer la guerre: le roi de Sardaigne était
entré dans la querelle, et l'armée française filait en Piémont
pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par
Chambéri, et entre autres le régiment de Champagne, dont était
colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui
me promit beaucoup de choses, et qui sûrement n'a jamais repensé
à moi. Notre petit jardin était précisément au haut du faubourg
par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais
du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le
succès de cette guerre comme s'il m'eût beaucoup intéressé.
Jusque-là je ne m'étais pas encore avisé de songer aux affaires
publiques; et je me mis à lire les gazettes pour la première
fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le cœur
me battait de joie à ses moindres avantages, et que ses revers
m'affligeaient comme s'ils fussent tombés sur moi. Si cette folie
n'eût été que passagère, je ne daignerais pas en parler; mais
elle s'est tellement enracinée dans mon cœur sans aucune raison,
que lorsque j'ai fait dans la suite, à Paris, l'antidespote et le
fier républicain, je sentais en dépit de moi-même une
prédilection secrète pour cette même nation que je trouvais
servile, et pour ce gouvernement que j'affectais de fronder. Ce
qu'il y avait de plaisant était qu'ayant honte d'un penchant si
contraire à mes maximes, je n'osais l'avouer à personne, et je
raillais les Français de leurs défaites, tandis que le cœur m'en
saignait plus qu'à eux. Je suis sûrement le seul qui, vivant chez
une nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait
chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s'est
trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si
invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le
gouvernement, les magistrats, les auteurs s'y sont à l'envi
déchaînés contre moi, depuis qu'il est devenu du bon air de
m'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma
folie. Je les aime en dépit de moi quoiqu'ils me maltraitent.
J'ai cherché longtemps la cause de cette partialité, et je
n'ai pu la trouver que dans l'occasion qui la vit naître. Un goût
croissant pour la littérature m'attachait aux livres français,
aux auteurs de ces livres, au pays de ces auteurs. Au moment même
que défilait sous mes yeux l'armée française, je lisais les
grands capitaines de Brantôme. J'avais la tête pleine des
Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency,
des la Trimouille, et je m'affectionnais à leurs descendants
comme aux héritiers de leur mérite et de leur courage. A chaque
régiment qui passait, je croyais revoir ces fameuses bandes
noires qui jadis avaient fait tant d'exploits en Piémont. Enfin
j'appliquais à ce que je voyais les idées que je puisais dans les
livres: mes lectures continuées et toujours tirées de la même
nation nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent une
passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai eu dans la suite
occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne
m'était pas particulière, et qu'agissant plus ou moins dans tous
les pays sur la partie de la nation qui aimait la lecture et qui
cultivait les lettres, elle balançait la haine générale
qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les
hommes leur attachent les femmes de tous les pays; leurs
chefs-d'œuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs
théâtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules
d'étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l'excellent
goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont;
et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j'ai vu leurs
auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom français
ternie par leurs guerriers.
J'étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste.
J'allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place
l'arrivée des courriers; et, plus bête que l'âne de la fable, je
m'inquiétais beaucoup pour savoir de quel maître j'aurais
l'honneur de porter le bât: car on prétendait alors que nous
appartiendrions à la France, et l'on faisait de la Savoie un
échange pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j'avais
quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné
pour les alliés, la pension de maman courait un grand risque.
Mais j'étais plein de confiance dans mes bons amis; et pour le
coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut
pas trompée, grâces au roi de Sardaigne, à qui je n'avais pas
pensé.
Tandis qu'on se battait en Italie, on chantait en France.
Les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent
ses ouvrages théoriques, que leur obscurité laissait à la portée
de peu de gens. Par hasard j'entendis parler de son Traité de
l'harmonie; et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce
livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie était
inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut
longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce temps
j'ébauchai, je dévorai mon Traité de l'harmonie; mais il était si
long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu'il me fallait
un temps considérable pour l'étudier et le débrouiller. Je
suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la
musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m'exerçai, ne
me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par cœur quatre ou
cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai pas
revue depuis ce temps-là, et que je sais encore presque tout
entière, de même que l'Amour piqué par une abeille, très jolie
cantate de Clérambault, que j'appris à peu près dans le même
temps.
Pour m'achever, il arriva de la Val d'Aoste un jeune
organiste appelé l'abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui
accompagnait très bien du clavecin. Je fais connaissance avec
lui; nous voilà inséparables. Il était l'élève d'un moine
italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes: je les
comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tête
d'accompagnements, d'accords, d'harmonie. Il fallait se former
l'oreille à tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous
les mois: elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que
ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et réellement
cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les
concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman
chantait, le P. Caton, dont j'ai parlé et dont j'ai à parler
encore, chantait aussi; un maître à danser, appelé Roche, et son
fils, jouaient du violon; Canavas, musicien piémontais, qui
travaillait au cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris,
jouait du violoncelle; l'abbé Palais accompagnait du clavecin;
j'avais l'honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton
du bûcheron. On peut juger combien tout cela était beau! pas tout
à fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait
guère.
Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et
vivant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la
séquelle dévote; mais c'était un amusement agréable pour
plusieurs honnêtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur
tête en cette occasion: un moine, mais un moine homme de mérite,
et même aimable, dont les infortunes m'ont dans la suite bien
vivement affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux
jours, m'est encore chère. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui,
conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la
musique du pauvre petit-chat; ce qui n'est pas le plus beau trait
de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne; il avait vécu
longtemps à Paris dans le plus grand monde, et très faufilé
surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de
Sardaigne. C'était un grand homme, bien fait, le visage plein,
les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisaient sans
affectation le crochet à côté du front, l'air à la fois noble,
ouvert, modeste, se présentant simplement et bien, n'ayant ni le
maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier d'un
homme à la mode, quoiqu'il le fût; mais l'assurance d'un honnête
homme qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-même et se sent
toujours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton
n'eût pas beaucoup d'étude pour un docteur, il en avait beaucoup
pour un homme du monde; et n'étant point pressé de montrer son
acquis, il le plaçait si à propos qu'il en paraissait davantage.
Ayant beaucoup vécu dans la société, il s'était plus attaché aux
talents agréables qu'à un solide savoir. Il avait de l'esprit,
faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix
belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant
pour être recherché: aussi l'était-il; mais cela lui fit si peu
négliger les soins de son état, qu'il parvint, malgré des
concurrents très jaloux, à être élu définiteur de sa province,
ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre.
Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis
d'Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en
être; il en fut, et les rendit brillants. Nous fûmes bientôt liés
par notre goût commun pour la musique, qui, chez l'un et chez
l'autre, était une passion très vive; avec cette différence qu'il
était vraiment musicien, et que je n'étais qu'un barbouillon.
Nous allions avec Canavas et l'abbé Palais faire de la musique
dans sa chambre, et quelquefois à son orgue les jours de fête.
Nous dînions souvent à son petit couvert; car ce qu'il y avait
encore d'étonnant pour un moine est qu'il était généreux,
magnifique, et sensuel sans grossièreté. Les jours de nos
concerts, il soupait chez maman. Ces soupers étaient très gais,
très agréables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des
duos; j'étais à mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le
P. Caton était charmant, maman était adorable; l'abbé Palais,
avec sa voix de bœuf, était le plastron. Moments si doux de la
folâtre jeunesse, qu'il y a de temps que vous êtes partis!
Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que
j'achève ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines,
jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de
mœurs qui n'avait rien de la crapule monastique, le prirent en
haine, parce qu'il n'était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs
se liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons envieux de
sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit
mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre, qu'il
avait meublée avec goût quoique avec simplicité; on le relégua je
ne sais où; enfin, ces misérables l'accablèrent de tant
d'outrages, que son âme honnête, et fière avec justice, n'y put
résister; et, après avoir fait les délices des sociétés les plus
aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque
fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les
honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre
défaut que d'être moine.
Avec ce petit train de vie, je fis si bien en très peu de
temps, qu'absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors
d'état de penser à autre chose. Je n'allais plus à mon bureau
qu'à contrecœur; la gêne et l'assiduité au travail m'en firent
un supplice insupportable, et j'en vins enfin à vouloir quitter
mon emploi, pour me livrer totalement à la musique. On peut
croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un
poste honnête et d'un revenu fixe pour courir après des écoliers
incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à maman.
Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les
figurais, c'était borner bien modestement mon ambition que de me
réduire pour la vie à l'état de musicien. Elle, qui ne formait
que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout à
fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupé
sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me
répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à
Paris, que qui bien chante et bien danse, fait un métier qui peu
avance. Elle me voyait d'un autre côté entraîné par un goût
irrésistible; ma passion de musique devenait une fureur, et il
était à craindre que mon travail, se sentant de mes distractions,
ne m'attirât un congé qu'il valait beaucoup mieux prendre de
moi-même. Je lui représentais encore que cet emploi n'avait pas
longtemps à durer, qu'il me fallait un talent pour vivre, et
qu'il était plus sûr d'achever d'acquérir par la pratique celui
auquel mon goût me portait, et qu'elle m'avait choisi, que de me
mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais
qui pouvaient mal réussir, et me laisser, après avoir passé l'âge
d'apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin
j'extorquai son consentement plus à force d'importunités et de
caresses, que de raisons dont elle se contentât. Aussitôt je
courus remercier fièrement M. Coccelli, directeur général du
cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je
quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans
prétexte, avec autant et plus de joie que je n'en avais eu à le
prendre il n'y avait pas deux ans.
Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira, dans le
pays, une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me
supposèrent des ressources que je n'avais pas; d'autres, me
voyant livré tout à fait à la musique, jugèrent de mon talent par
mon sacrifice, et crurent qu'avec tant de passion pour cet art je
devais le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles
les borgnes sont rois: je passai là pour un bon maître, parce
qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste,
d'un certain goût de chant, favorisé d'ailleurs par mon âge et
par ma figure, j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne m'en
fallait pour remplacer ma paye de secrétaire.
Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait
passer plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre,
occupé huit heures par jour du plus maussade travail, avec des
gens encore plus maussades; enfermé dans un triste bureau
empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces manants, la
plupart fort mal peignés et fort malpropres, je me sentais
quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la
gêne et l'ennui. Au lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi
le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons;
partout un accueil gracieux, caressant, un air de fête:
d'aimables demoiselles bien parées m'attendent, me reçoivent avec
empressement, je ne vois que des objets charmants, je ne sens que
la rose et la fleur d'orange; on chante, on cause, on rit, on
s'amuse; je ne sors de là que pour aller ailleurs en faire
autant. On conviendra qu'à égalité dans les avantages, il n'y
avait pas à balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien
du mien, qu'il ne m'est arrivé jamais de m'en repentir; et je ne
m'en repens pas même en ce moment, où je pèse, au poids de la
raison, les actions de ma vie, et où je suis délivré des motifs
peu sensés qui m'ont entraîné.
Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes
penchants je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé,
l'esprit liant, l'humeur facile des habitants du pays me rendit
le commerce du monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a
bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est
moins ma faute que la leur.
C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou
peut-être serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils
sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je
connaisse. S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la
douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est
Chambéri. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que
ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour
parvenir; et, ne pouvant se livrer à l'ambition, elle suit, par
nécessité, le conseil de Cinéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état
militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur
et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et
pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire
valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé
par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle
pas d'en avoir vu, à Chambéri, une seule qui ne fût pas
charmante. On dira que j'étais disposé à les trouver telles, et
l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du
mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir
le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant
ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à
l'âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux
qu'innocents que j'ai passés auprès d'elles! La première fut
mademoiselle de Mellarède, ma voisine, sœur de l'élève de M.
Gaime. C'était une brune très vive, mais d'une vivacité
caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était un
peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses
yeux brillants, sa taille fine, son air attirant n'avaient pas
besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle
était encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux
négligemment relevés, ornés de quelques fleurs qu'on mettait à
mon arrivée, et qu'on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne
crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en
déshabillé; je la redouterais cent fois moins parée. Mademoiselle
de Menthon, chez qui j'allais l'après-midi, l'était toujours, et
me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses
cheveux était d'un blond cendré: elle était très mignonne, très
timide et très blanche, une voix nette, juste et flûtée, mais qui
n'osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une
brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue ne
cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce
côté mon attention, qui bientôt n'était plus pour la cicatrice.
Mademoiselle de Challes, une autre de mes voisines, était une
fille faite; grande, belle carrure, de l'embonpoint: elle avait
été très bien. Ce n'était plus une beauté, mais c'était une
personne à citer pour la bonne grâce, pour l'humeur égale, pour
le bon naturel. Sa sœur, madame de Charly, la plus belle femme
de Chambéri, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait
apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté
naissante eût promis d'égaler celle de sa mère, si
malheureusement elle n'eût été un peu rousse. J'avais à la
Visitation une petite demoiselle française dont j'ai oublié le
nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences.
Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur
ce ton traînant elle disait des choses très saillantes, qui ne
semblaient point aller avec son maintien. Au reste elle était
paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de montrer son
esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le
monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de
négligence qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus
assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me
plaisais à mes leçons quand j'y étais, mais je n'aimais pas être
obligé de m'y rendre, ni que l'heure me commandât: en toute chose
la gêne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me
feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les
mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour
ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais
un mauvais Turc à ces heures-là.
J'avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une
entre autres qui fut la cause indirecte d'un changement de
relation, dont j'ai à parler, puisque enfin je dois tout dire.
Elle était fille d'un épicier, et se nommait mademoiselle Lard,
vrai modèle d'une statue grecque, et que je citerais pour la plus
belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque véritable
beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son
insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également
impossible de lui plaire et de la fâcher: et je suis persuadé que
si l'on eût fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissé
faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mère, qui n'en
voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d'un pas. En lui
faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle
faisait tout de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne
réussit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la mère
agaçait le maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux.
Madame Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa
fille aurait dû avoir. C'était un petit minois éveillé,
chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux
très ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque
toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prêt
mon café à la crème; et la mère ne manquait jamais de
m'accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche, et que
par curiosité j'aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir
comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se faisait si
simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était
là, les agaceries et les baisers n'en allaient pas moins leur
train. C'était une bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille,
et que sa femme ne trompait pas parce qu'il n'en était pas
besoin.
Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise
ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure
amitié. J'en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive
madame Lard ne laissait pas d'être exigeante; et si dans la
journée j'avais passé devant la boutique sans m'arrêter, il y
aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais pressé, que je
prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien
qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y
entrer.
Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne
m'occupasse point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup.
J'en parlais à maman comme d'une chose sans mystère: et quand il
y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé; car lui
taire un secret de quoi que ce fût ne m'eût pas été possible; mon
cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit
pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle
vit des avances où je n'avais vu que des amitiés; elle jugea que
madame Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins
sot qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de manière ou d'autre
à se faire entendre; et, outre qu'il n'était pas juste qu'une
autre femme se chargeât de l'instruction de son élève, elle avait
des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des pièges
auxquels mon âge et mon état m'exposaient. Dans le même temps on
m'en tendit un d'une espèce plus dangereuse, auquel j'échappai,
mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans
cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu'elle y
pouvait apporter.
Madame la comtesse de Menthon, mère d'une de mes écolières,
était une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas
moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de
bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des
suites fatales à la maison d'Antremont. Maman avait été assez
liée avec elle pour connaître son caractère: ayant très
innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur qui madame de Menthon
avait des prétentions, elle resta chargée auprès d'elle du crime
de cette préférence, quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni
acceptée; et madame de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa
rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J'en rapporterai
un des plus comiques, par manière d'échantillon. Elles étaient
ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage,
et entre autres l'aspirant en question. Madame de Menthon dit un
jour à un de ces messieurs que madame de Warens n'était qu'une
précieuse, qu'elle n'avait point de goût, qu'elle se mettait mal,
qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce
dernier article, lui dit l'homme, qui était un plaisant, elle a
ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain rat empreint sur
le sein, mais si ressemblant, qu'on dirait qu'il court. La haine
ainsi que l'amour rend crédule. Madame de Menthon résolut de
tirer parti de cette découverte; et un jour que maman était au
jeu avec l'ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour
passer derrière sa rivale, puis renversant à demi sa chaise elle
découvrit adroitement son mouchoir: mais, au lieu du gros rat, le
monsieur ne vit qu'un objet fort différent, qu'il n'était pas
plus aisé d'oublier que de voir; et cela ne fit pas le compte de
la dame.
Je n'étais pas un personnage à occuper madame de Menthon,
qui ne voulait que des gens brillants autour d'elle: cependant
elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure, dont
assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit
qu'on me supposait, et qui m'eût pu rendre utile à ses goûts.
Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire
des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si
elle m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses
vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi
nous aurions bientôt mis Chambéri sens dessus dessous. On serait
remonté à la source de ces libelles; madame de Menthon se serait
tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été enfermé pour le
reste de mes jours peut-être, pour m'apprendre à faire le Phébus
avec les dames.
Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon
me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et
trouva que je n'étais qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en
gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que
j'aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait.
Je demeurai pour madame de Menthon le maître à chanter de sa
fille, et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien
voulu dans Chambéri. Cela valait mieux que d'être un bel esprit
pour elle et un serpent pour le reste du pays.
Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril
de ma jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce
qu'elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais
femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l'air
plus grave et le propos plus moral qu'à son ordinaire. A la
gaieté folâtre dont elle entremêlait ordinairement ses
instructions, succéda tout à coup un ton toujours soutenu, qui
n'était ni familier ni sévère, mais qui semblait préparer une
explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison
de ce changement, je la lui demandai; c'était ce qu'elle
attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le
lendemain: nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses mesures
pour qu'on nous laissât seuls toute la journée: elle l'employa à
me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme
une autre femme, par du manège et des agaceries, mais par des
entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits pour
m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon
cœur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que
fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent
rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute
l'attention qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma
mémoire comme j'aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet
air de préparatif m'avait donné de l'inquiétude: tandis qu'elle
parlait, rêveur et distrait malgré moi, j'étais moins occupé de
ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir;
et sitôt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la
nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d'elle
ne m'était pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant
alors tout entier, ne me laissa plus le maître de penser à ce
qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais
pas.
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur
veut dire, en leur montrant au bout un objet très intéressant
pour eux, est un contresens très ordinaire aux instituteurs, et
que je n'ai pas évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme,
frappé de l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et
saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour
aller d'abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on
veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer
d'avance; et c'est en quoi maman fut maladroite. Par une
singularité qui tenait à son esprit systématique, elle prit la
précaution très vaine de faire ses conditions; mais sitôt que
j'en vis le prix, je ne les écoutai pas même, et je me dépêchai
de consentir à tout. Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur
la terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour
oser marchander, et une seule femme qui pût pardonner de l'avoir
fait. Par suite de la même bizarrerie, elle mit à cet accord les
formalités les plus graves, et me donna pour y penser huit jours,
dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin: car, pour
comble de singularité, je fus très aise de les avoir, tant la
nouveauté de ces idées m'avait frappé, et tant je sentais un
bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour
les arranger!
On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles: tout
au contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durés en effet.
Je ne sais comment décrire l'état où je me trouvais, plein d'un
certain effroi mêlé d'impatience, redoutant ce que je désirais,
jusqu'à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque
honnête moyen d'éviter d'être heureux. Qu'on se représente mon
tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon cœur enivré
d'amour, ma vigueur, ma santé, mon âge. Qu'on pense que dans cet
état, altéré de la soif des femmes, je n'avais encore approché
d'aucune; que l'imagination, le besoin, la vanité, la curiosité
se réunissaient pour me dévorer de l'ardent désir d'être homme et
de le paraître. Qu'on ajoute surtout (car c'est ce qu'il ne faut
pas qu'on oublie) que mon vif et tendre attachement pour elle,
loin de s'attiédir, n'avait fait qu'augmenter de jour en jour;
que je n'étais bien qu'auprès d'elle; que je ne m'en éloignais
que pour y penser; que j'avais le cœur plein, non seulement de
ses bontés, de son caractère aimable, mais de son sexe, de sa
figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par tous les rapports
sous lesquels elle pouvait m'être chère. Et qu'on n'imagine pas
que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle, elle fût
vieillie ou me parût l'être. Depuis cinq ou six ans que j'avais
éprouvé des transports si doux à sa première vue, elle était
réellement très peu changée, et ne me le paraissait point du
tout. Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était encore
pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de
rondeur. Du reste, c'était le même œil, le même teint, le même
sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même
gaieté, tout jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la
jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore
aujourd'hui je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie
voix de fille.
Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la
possession d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de
ne pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour
rester maître de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la
seule idée de quelques légères faveurs qui m'attendaient près de
la personne aimée allumait mon sang à tel point qu'il m'était
impossible de faire impunément le court trajet qui me séparait
d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse,
eus-je si peu d'empressement pour la première jouissance? Comment
pus-je en voir approcher l'heure avec plus de peine que de
plaisir? Comment, au lieu des délices qui devaient m'enivrer,
sentais-je presque de la répugnance et des craintes? Il n'y a
point à douter que si j'avais pu me dérober à mon bonheur avec
bienséance, je ne l'eusse fait de tout mon cœur. J'ai promis des
bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en
voilà sûrement une à laquelle on ne s'attendait pas.
Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un
autre homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et
qu'un sentiment de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait
inspirés: il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une
cruelle peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce
qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi; mais quant
à mes sentiments pour elle il ne les altérait point, et je peux
jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je
désirais si peu la posséder. Je connaissais trop son cœur chaste
et son tempérament de glace pour croire un moment que le plaisir
des sens eût aucune part à cet abandon d'elle-même: j'étais
parfaitement sûr que le seul soin de m'arracher à des dangers
autrement presque inévitables, et de me conserver tout entier à
moi et à mes devoirs, lui en faisait enfreindre un qu'elle ne
regardait pas du même œil que les autres femmes, comme il sera
dit ci-après. Je la plaignais et je me plaignais. J'aurais voulu
lui dire, non, maman, il n'est pas nécessaire; je vous réponds de
moi sans cela. Mais je n'osais, premièrement parce que ce n'était
pas une chose à dire, et puis parce qu'au fond je sentais que
cela n'était pas vrai, et qu'en effet il n'y avait qu'une femme
qui pût me garantir des autres femmes et me mettre à l'épreuve
des tentations. Sans désirer de la posséder, j'étais bien aise
qu'elle m'ôtât le désir d'en posséder d'autres; tant je regardais
tout ce qui pouvait me distraire d'elle comme un malheur.
La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre
innocemment, loin d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait
renforcés, mais leur avait en même temps donné une autre tournure
qui les rendait plus affectueux, plus tendres peut-être, mais
moins sensuels. A force de l'appeler maman, à force d'user avec
elle de la familiarité d'un fils, je m'étais accoutumé à me
regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu
d'empressement que j'eus de la posséder, quoiqu'elle me fût si
chère. Je me souviens très bien que mes premiers sentiments, sans
être plus vifs, étaient plus voluptueux. A Annecy, j'étais dans
l'ivresse; à Chambéri, je n'y étais plus. Je l'aimais toujours
aussi passionnément qu'il fût possible; mais je l'aimais plus
pour elle et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon
bonheur que mon plaisir auprès d'elle: elle était pour moi plus
qu'une sœur, plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus même
qu'une maîtresse; et c'était pour cela qu'elle n'était pas une
maîtresse. Enfin, je l'aimais trop pour la convoiter: voilà ce
qu'il y a de plus clair dans mes idées.
Ce jour, plutôt redouté qu'attendu, vint enfin. Je promis
tout, et je ne mentis pas. Mon cœur confirmait mes engagements
sans en désirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me vis pour la
première fois dans les bras d'une femme, et d'une femme que
j'adorais. Fus-je heureux? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais
quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme: j'étais
comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la
pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de mes
larmes. Pour elle, elle n'était ni triste ni vive; elle était
caressante et tranquille. Comme elle était peu sensuelle et
n'avait point recherché la volupté, elle n'en eut pas les délices
et n'en a jamais eu les remords.
Je le répète, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs,
jamais de ses passions. Elle était bien née, son cœur était pur,
elle aimait les choses honnêtes, ses penchants étaient droits et
vertueux, son goût était délicat; elle était faite pour une
élégance de mœurs qu'elle a toujours aimée et qu'elle n'a jamais
suivie, parce qu'au lieu d'écouter son cœur qui la menait bien,
elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des principes faux
l'ont égarée, ses vrais sentiments les ont toujours démentis:
mais malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale
qu'elle s'était faite gâta celle que son cœur lui dictait.
M. de Tavel, son premier amant, fut son maître de
philosophie, et les principes qu'il lui donna furent ceux dont il
avait besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à
ses devoirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par
les sens, il l'attaqua par des sophismes, et parvint à lui
montrer ses devoirs auxquels elle était si attachée comme un
bavardage de catéchismes fait uniquement pour amuser les enfants;
l'union des sexes, comme l'acte le plus indifférent en soi; la
fidélité conjugale, comme une apparence obligatoire dont toute la
moralité regardait l'opinion; le repos des maris, comme la seule
règle du devoir des femmes; en sorte que des infidélités
ignorées, nulles pour celui qu'elles offensaient, l'étaient aussi
pour la conscience: enfin il lui persuada que la chose en
elle-même n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le
scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul
l'était en effet. C'est ainsi que le malheureux parvint à son but
en corrompant la raison d'un enfant dont il n'avait pu corrompre
le cœur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé
qu'elle le traitait lui-même comme il lui avait appris à traiter
son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre
Perret passa pour son successeur. Ce que je sais, c'est que le
tempérament froid de cette jeune femme, qui l'aurait dû garantir
de ce système, fut ce qui l'empêcha dans la suite d'y renoncer.
Elle ne pouvait concevoir qu'on donnât tant d'importance à ce qui
n'en avait point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu
une abstinence qui lui coûtait si peu.
Elle n'eût donc guère abusé de ce faux principe pour
elle-même; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre
maxime presque aussi fausse, mais plus d'accord avec la bonté de
son cœur. Elle a toujours cru que rien n'attachait tant un homme
à une femme que la possession; et quoiqu'elle n'aimât ses amis
que d'amitié, c'était d'une amitié si tendre qu'elle employait
tous les moyens qui dépendaient d'elle pour se les attacher plus
fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire est qu'elle a presque
toujours réussi. Elle était si réellement aimable que plus
l'intimité dans laquelle on vivait avec elle était grande, plus
on y trouvait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre chose
digne de remarque est qu'après sa première faiblesse elle n'a
guère favorisé que des malheureux; les gens brillants ont tous
perdu leur peine auprès d'elle: mais il fallait qu'un homme
qu'elle commençait par plaindre fût bien peu aimable si elle ne
finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes
d'elle, bien loin que ce fût par des inclinations basses, qui
n'approchèrent jamais de son noble cœur, ce fut uniquement par
son caractère trop généreux, trop humain, trop compatissant, trop
sensible, qu'elle ne gouverna pas toujours avec assez de
discernement.
Si quelques principes faux l'ont égarée, combien n'en
avait-elle pas d'admirables dont elle ne se départait jamais! Par
combien de vertu ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l'on
peut appeler de ce nom des erreurs où les sens avaient si peu de
part! Ce même homme qui la trompa sur un point l'instruisit
excellemment sur mille autres; et ses passions, qui n'étaient pas
fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumières, elle
allait bien quand ses sophismes ne l'égaraient pas. Ses motifs
étaient louables jusque dans ses fautes: en s'abusant elle
pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal.
Elle abhorrait la duplicité, le mensonge: elle était juste,
équitable, humaine, désintéressée, fidèle à sa parole, à ses
amis, à ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de
vengeance et de haine, et ne concevant pas même qu'il y eût le
moindre mérite à pardonner. Enfin, pour revenir à ce qu'elle
avait de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles
valaient, elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les
prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoiqu'elle fût sans
cesse aux expédients pour vivre; et j'ose dire que si Socrate put
estimer Aspasie, il eût respecté madame de Warens.
Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractère sensible et
un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à
l'ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature
ait eu tort, et que cette combinaison n'ait pas dû être; je sais
seulement qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu madame de
Warens, et dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir
qu'elle était ainsi. J'ose même ajouter qu'elle n'a connu qu'un
seul vrai plaisir au monde, c'était d'en faire à ceux qu'elle
aimait. Toutefois, permis à chacun d'argumenter là-dessus tout à
son aise, et de prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma
fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire.
J'appris peu à peu tout ce que je viens de dire dans les
entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent
délicieuse. Elle avait eu raison d'espérer que sa complaisance me
serait utile; j'en tirai pour mon instruction de grands
avantages. Elle m'avait jusqu'alors parlé de moi seul comme à un
enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d'elle.
Tout ce qu'elle me disait m'était si intéressant, je m'en sentais
si touché, que, me repliant sur moi-même, j'appliquais à mon
profit ses confidences plus que je n'avais fait ses leçons. Quand
on sent vraiment que le cœur parle, le nôtre s'ouvre pour
recevoir ses épanchements; et jamais toute la morale d'un
pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme
sensée, pour qui l'on a de l'attachement.
L'intimité dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise à
portée de m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait,
elle jugea que, malgré mon air gauche, je valais la peine d'être
cultivé pour le monde, et que si je m'y montrais un jour sur un
certain pied, je serais en état d'y faire mon chemin. Sur cette
idée, elle s'attachait non seulement à former mon jugement, mais
mon extérieur, mes manières, à me rendre aimable autant
qu'estimable; et s'il est vrai qu'on puisse allier les succès
dans le monde avec la vertu (ce que pour moi je ne crois pas), je
suis sûr au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle
qu'elle avait prise, et qu'elle voulait m'enseigner. Car madame
de Warens connaissait les hommes, et savait supérieurement l'art
de traiter avec eux sans mensonge et sans imprudence, sans les
tromper et sans les fâcher. Mais cet art était dans son caractère
bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en
pratique que l'enseigner, et j'étais l'homme du monde le moins
propre à l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard
fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de même que le soin qu'elle
prit de me donner des maîtres pour la danse et pour les armes.
Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à
danser un menuet. J'avais tellement pris, à cause de mes cors,
l'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire
perdre; et jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sauter un
médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d'armes. Après trois
mois de leçon, je tirais encore à la muraille, hors d'état de
faire assaut, et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le
bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au
maître de me le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dégoût
mortel pour cet exercice, et pour le maître qui tâchait de me
l'enseigner. Je n'aurais jamais cru qu'on pût être si fier de
l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée,
il ne s'exprimait que par des comparaisons tirées de la musique,
qu'il ne savait point. Il trouvait des analogies frappantes entre
les bottes de tierce et de quarte et les intervalles musicaux du
même nom. Quand il voulait faire une feinte, il me disait de
prendre garde à ce dièse, parce qu'anciennement les dièses
s'appelaient des feintes; quand il m'avait fait sauter de la main
mon fleuret, il disait en ricanant que c'était une pause. Enfin
je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre
homme avec son plumet et son plastron.
Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je
quittai bientôt par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un
art plus utile, celui d'être content de mon sort, et de n'en pas
désirer un plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que
je n'étais pas né. Livré tout entier au désir de rendre à maman
la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d'elle; et
quand il fallait m'en éloigner pour courir en ville, malgré ma
passion pour la musique, je commençais à sentir la gêne de mes
leçons.
J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimité de notre
commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était
un garçon très clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait
jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans
me faire le moindre semblant qu'il fût instruit, par sa conduite,
il paraissait l'être; et cette conduite ne venait sûrement pas de
bassesse d'âme, mais de ce qu'étant entré dans les principes de
sa maîtresse, il ne pouvait désapprouver qu'elle agît
conséquemment. Quoique aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si
grave, qu'il nous regardait presque comme deux enfants dignes
d'indulgence, et nous le regardions l'un et l'autre comme un
homme respectable, dont nous avions l'estime à ménager. Ce ne fut
qu'après qu'elle lui fut infidèle que je connus bien tout
l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne
pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait
combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de même; et elle
appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime,
parce que c'était le sentiment que je pouvais partager le plus
pleinement. Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit
embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires
tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmes qui liront ceci
ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle avait,
ce besoin n'était pas équivoque: c'était uniquement celui de son
cœur.
Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre
exemple peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos
cœurs étaient en commun; rien n'en passait au delà de ce petit
cercle. L'habitude de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement
devint si grande, que si, dans nos repas, un des trois manquait
ou qu'il vînt un quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos
liaisons particulières, les tête-à-tête nous étaient moins doux
que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une
extrême confiance réciproque, et ce qui prévenait l'ennui était
que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et
toujours agissante, ne nous laissait guère oisifs ni l'un ni
l'autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi
bien remplir notre temps. Selon moi, le désœuvrement n'est pas
moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne
rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de
rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d'être
éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une
chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller
continuellement. Quand tout le monde est occupé, l'on ne parle
que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien,
il faut absolument parler toujours; et voilà de toutes les gênes
la plus incommode et la plus dangereuse. J'ose même aller plus
loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment
agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose,
mais quelque chose qui demande un peu d'attention. Faire des
nœuds, c'est ne rien faire; et il faut tout autant de soin pour
amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras
croisés. Mais quand elle brode, c'est autre chose: elle s'occupe
assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu'il y a de
choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine
de flandrins se lever, s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur
leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la
cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable
flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là, quoi qu'ils
fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes.
Quand j'étais à Motiers, j'allais faire des lacets chez mes
voisines; si je retournais dans le monde, j'aurais toujours dans
ma poche un bilboquet, et j'en jouerais toute la journée pour me
dispenser de parler quand je n'aurais rien à dire. Si chacun en
faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur
commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin,
que les plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la
seule morale à la portée du présent siècle est la morale du
bilboquet.
Au reste, on ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui
par nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur
affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls.
L'impatience qu'ils m'avaient donnée autrefois n'était pas
diminuée, et toute la différence était que j'avais moins de temps
pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne
fantaisie d'entreprises et de système: au contraire, plus ses
besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir
elle se livrait à ses visions; moins elle avait de ressources
présentes, plus elle s'en forgeait dans l'avenir. Le progrès des
ans ne faisait qu'augmenter en elle cette manie; et à mesure
qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse,
elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La
maison ne désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de
souffleurs, d'entrepreneurs de toute espèce, qui, distribuant par
millions la fortune, finissaient par avoir besoin d'un écu. Aucun
ne sortait de chez elle à vide, et l'un de mes étonnements est
qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à tant de profusions sans
en épuiser la source et sans lasser ses créanciers.
Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je
parle, et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût
formé, était de faire établir à Chambéri un jardin royal de
plantes, avec un démonstrateur appointé; et l'on comprend
d'avance à qui cette place était destinée. La position de cette
ville, au milieu des Alpes, était très favorable à la botanique;
et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y
joignit celui d'un collège de pharmacie, qui véritablement
paraissait très utile dans un pays aussi pauvre, où les
apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du
proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du roi Victor, lui
parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra peut-être.
Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant
n'était pas trop cajolable; car c'était bien le plus caustique et
le plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par
deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.
Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un
entre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le
médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore malappris
pour un médecin, osa n'être pas de l'avis de monsieur le proto.
Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand il s'en
retournait, par où il passait, et quelle voiture il prenait.
L'autre, après l'avoir satisfait, lui demande à son tour s'il y a
quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que
je veux m'aller mettre à une fenêtre sur votre passage, pour
avoir le plaisir de voir passer un âne à cheval. Il était aussi
avare que riche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour
emprunter de l'argent avec de bonnes sûretés: Mon ami, lui dit-il
en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre
descendrait du ciel pour m'emprunter dix pistoles, et qu'il me
donnerait la Trinité pour caution, je ne les lui prêterais pas.
Un jour, invité à dîner chez M. le comte Picon, gouverneur de
Savoie, et très dévot, il arrive avant l'heure; et S. Exc., alors
occupée à dire le rosaire, lui en propose l'amusement. Ne sachant
trop que répondre, il fait une grimace affreuse et se met à
genoux; mais à peine avait-il récité deux Ave, que, n'y pouvant
plus tenir, il se lève brusquement, prend sa canne, et s'en va
sans mot dire. Le comte Picon court après lui, et lui crie:
Monsieur Grossi! monsieur Grossi! restez donc; vous avez là-bas à
la broche une excellente bartavelle. Monsieur le comte, lui
répond l'autre en se retournant, vous me donneriez un ange rôti
que je ne resterais pas. Voilà quel était M. le proto-médecin
Grossi, que maman entreprit et vint à bout d'apprivoiser. Quoique
extrêmement occupé, il s'accoutuma à venir très souvent chez
elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connaissances,
en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aurait pas attendu d'un
pareil ours, affectait de le traiter avec considération pour
effacer les impressions du passé. Car, quoique Anet ne fût plus
sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait été, et il
ne fallait pas moins que l'exemple et l'autorité de monsieur le
proto-médecin pour donner à son égard le ton qu'on n'aurait pas
pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque
bien peignée, un maintien grave et décent, une conduite sage et
circonspecte, des connaissances assez étendues en matière
médicale et en botanique, et la faveur d'un chef de la Faculté,
pouvait raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement
la place de démonstrateur royal des plantes, si l'établissement
projeté avait lieu; et réellement Grossi en avait goûté le plan,
l'avait adopté, et n'attendait pour le proposer à la cour que le
moment où la paix permettrait de songer aux choses utiles, et
laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir.
Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté
dans la botanique, pour laquelle il me semble que j'étais né,
manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins
les mieux concertés. J'étais destiné à devenir par degrés un
exemple des misères humaines. On dirait que la Providence, qui
m'appelait à ces grandes épreuves, écartait de sa main tout ce
qui m'eût empêché d'y arriver. Dans une course qu'Anet avait fait
au haut des montagnes pour aller chercher du génépi, plante rare
qui ne croît que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin,
ce pauvre garçon s'échauffa tellement qu'il gagna une pleurésie
dont le génépi ne put le sauver, quoiqu'il y soit, dit-on,
spécifique; et, malgré tout l'art de Grossi, qui certainement
était un très habile homme, malgré les soins infinis que nous
prîmes de lui, sa bonne maîtresse et moi, il mourut le cinquième
jour entre nos mains, après la plus cruelle agonie, durant
laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes; et je
les lui prodiguai avec des élans de douleur et de zèle qui, s'il
était en état de m'entendre, devaient être de quelque consolation
pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j'eus en
toute ma vie: homme estimable et rare en qui la nature tint lieu
d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des
grands hommes, et à qui peut-être il ne manqua, pour se montrer
tel à tout le monde, que de vivre et d'être placé.
Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la
plus vive et la plus sincère, et, tout d'un coup, au milieu de
l'entretien, j'eus la vile et indigne pensée que j'héritais de
ses nippes, et surtout d'un bel habit noir qui m'avait donné dans
la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car près d'elle
c'était pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la
perte qu'elle avait faite que ce lâche et odieux mot, le
désintéressement et la noblesse d'âme étant des qualités que le
défunt avait éminemment possédées. La pauvre femme, sans rien
répondre, se tourna de l'autre côté et se mit à pleurer. Chères
et précieuses larmes! elles furent entendues et coulèrent toutes
dans mon cœur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières traces d'un
sentiment bas et malhonnête. Il n'y en est jamais entré depuis ce
temps-là.
Cette perte causa à maman autant de préjudice que de
douleur. Depuis ce moment, ses affaires ne cessèrent d'aller en
décadence. Anet était un garçon exact et rangé, qui maintenait
l'ordre dans la maison de sa maîtresse. On craignait sa
vigilance, et le gaspillage était moindre. Elle-même craignait sa
censure, et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce
n'était pas assez pour elle de son attachement, elle voulait
conserver son estime, et elle redoutait le juste reproche qu'il
osait quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le bien d'autrui
autant que le sien. Je pensais comme lui, je le disais même; mais
je n'avais pas le même ascendant sur elle, et mes discours n'en
imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien
forcé de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu
d'aptitude que de goût; je la remplis mal. J'étais peu soigneux,
j'étais fort timide; tout en grondant à part moi, je laissais
tout aller comme il allait. D'ailleurs, j'avais bien obtenu la
même confiance, mais non pas la même autorité. Je voyais le
désordre, j'en gémissais, je m'en plaignais, et je n'étais pas
écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir le droit d'être
raisonnable; et quand je voulais me mêler de faire le censeur,
maman me donnait de petits soufflets de caresses, m'appelait son
petit Mentor, et me forçait à reprendre le rôle qui me convenait.
Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu
mesurées devaient nécessairement la jeter tôt ou tard me fit une
impression d'autant plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de
sa maison, je jugeais par moi-même de l'inégalité de la balance
entre le doit et l'avoir. Je date de cette époque le penchant à
l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce temps-là. Je
n'ai jamais été follement prodigue que par bourrasques; mais
jusqu'alors je ne m'étais jamais beaucoup inquiété si j'avais peu
ou beaucoup d'argent. Je commençai à faire cette attention, et à
prendre du souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif
très noble; car, en vérité, je ne songeais qu'à ménager à maman
quelque ressource dans la catastrophe que je prévoyais. Je
craignais que ses créanciers ne fissent saisir sa pension,
qu'elle ne fût tout à fait supprimée, et je m'imaginais, selon
mes vues étroites, que mon petit magot lui serait alors d'un
grand secours. Mais pour le faire, et surtout pour le conserver,
il fallait me cacher d'elle; car il n'eût pas convenu, tandis
qu'elle était aux expédients, qu'elle eût su que j'avais de
l'argent mignon. J'allais donc cherchant par-ci par-là de petites
caches où je fourrais quelques louis en dépôt, comptant augmenter
ce dépôt sans cesse jusqu'au moment de le mettre à ses pieds.
Mais j'étais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle
les éventait toujours; puis, pour m'apprendre qu'elle les avait
trouvées, elle ôtait l'or que j'y avais mis, et en mettait
davantage en autres espèces. Je venais tout honteux rapporter à
la bourse commune mon petit trésor, et jamais elle ne manquait de
l'employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée
d'argent, montre ou autre chose pareille.
Bien convaincu qu'accumuler ne me réussirait jamais et
serait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en
avais point d'autre contre le malheur que je craignais que de me
mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand,
cessant de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prêt à lui
manquer. Malheureusement, jetant mes projets du côté de mes
goûts, je m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la
musique; et, sentant naître des idées et des chants dans ma tête,
je crus qu'aussitôt que je serais en état d'en tirer parti,
j'allais devenir un homme célèbre, un Orphée moderne, dont les
sons devaient attirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il
s'agissait pour moi, commençant à lire passablement la musique,
était d'apprendre la composition. La difficulté était de trouver
quelqu'un pour me l'enseigner; car, avec mon Rameau seul, je
n'espérais pas y parvenir par moi-même; et depuis le départ de M.
le Maître, il n'y avait personne en Savoie qui entendît rien à
l'harmonie.
Ici l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma
vie est remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon
but, lors même que j'y pensais tendre directement. Venture
m'avait beaucoup parlé de l'abbé Blanchard, son maître de
composition, homme de mérite et d'un grand talent, qui pour lors
était maître de musique de la cathédrale de Besançon, et qui
l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête
d'aller à Besançon prendre leçon de l'abbé Blanchard; et cette
idée me parut si raisonnable, que je parvins à la faire trouver
telle à maman. La voilà travaillant à mon petit équipage, et cela
avec la profusion qu'elle mettait à toute chose. Ainsi, toujours
avec le projet de prévenir une banqueroute et de réparer dans
l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment
même par lui causer une dépense de huit cents francs:
j'accélérais sa ruine pour me mettre en état d'y remédier.
Quelque folle que fût cette conduite, l'illusion était entière de
ma part, et même de la sienne. Nous étions persuadés l'un et
l'autre, moi que je travaillais utilement pour elle; elle que je
travaillais utilement pour moi.
J'avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui
demander une lettre pour l'abbé Blanchard. Il n'y était plus. Il
fallut, pour tout renseignement, me contenter d'une messe à
quatre parties, de sa composition et de sa main, qu'il m'avait
laissée. Avec cette recommandation, je vais à Besançon, passant
par Genève, où je fus voir mes parents, et par Nyon, où je fus
voir mon père, qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea
de me faire parvenir ma malle, qui ne venait qu'après moi, parce
que j'étais à cheval. J'arrive à Besançon. L'abbé Blanchard me
reçoit bien, me promet ses instructions et m'offre ses services.
Nous étions prêts à commencer, quand j'apprends par une lettre de
mon père que ma malle a été saisie et confisquée aux Rousses,
bureau de France sur les frontières de Suisse. Effrayé de cette
nouvelle, j'emploie les connaissances que je m'étais faites à
Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car, bien
sûr de n'avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur
quel prétexte on l'avait pu fonder. Je l'apprends enfin: il faut
le dire, car c'est un fait curieux.
Je voyais à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme,
appelé M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence,
et qui, faute d'emploi, était venu travailler au cadastre. Il
avait vécu dans le monde; il avait des talents, quelque savoir,
de la douceur, de la politesse; il savait la musique: et comme
j'étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence
au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à
Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens,
ces nouveautés éphémères qui courent on ne sait pourquoi, qui
meurent on ne sait comment, sans que jamais personne y repense
quand on a cessé d'en parler. Comme je le menais quelquefois
dîner chez maman, il me faisait sa cour en quelque sorte, et,
pour se rendre agréable, il tâchait de me faire aimer ces
fadaises, pour lesquelles j'eus toujours un tel dégoût, qu'il ne
m'est arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Malheureusement,
un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d'un habit
neuf que j'avais porté deux ou trois fois pour être en règle avec
les commis. Ce papier était une parodie janséniste assez plate de
la belle scène du Mithridate de Racine. Je n'en avais pas lu dix
vers, et l'avais laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit
confisquer mon équipage. Les commis firent à la tête de
l'inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où,
supposant que cet écrit venait de Genève pour être imprime et
distribué en France, ils s'étendaient en saintes invectives
contre les ennemis de Dieu et de l'Église, et en éloges de leur
pieuse vigilance, qui avait arrêté l'exécution de ce projet
infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes chemises sentaient
aussi l'hérésie, car, en vertu de ce terrible papier, tout fut
confisqué sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma
pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa
demandaient tant d'instructions, de renseignements, de
certificats, de mémoires, que, me perdant mille fois dans ce
labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J'ai un vrai
regret de n'avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des
Rousses: c'était une pièce à figurer avec distinction parmi
celles dont le recueil doit accompagner cet écrit.
Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite, sans
avoir rien fait avec l'abbé Blanchard; et, tout bien pesé, voyant
le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de
m'attacher uniquement à maman, de courir sa fortune, et de ne
plus m'inquiéter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais
rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté des trésors,
remonta peu à peu ma petite garde-robe; et mon malheur, assez
grand pour l'un et pour l'autre, fut presque aussitôt oublié
qu'arrivé.
Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de
musique, je ne laissais pas d'étudier toujours mon Rameau; et, à
force d'efforts, je parvins enfin à l'entendre et à faire
quelques petits essais de composition, dont le succès
m'encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis
d'Antremont, était revenu de Dresde après la mort du roi Auguste.
Il avait vécu longtemps à Paris: il aimait extrêmement la
musique, et avait pris en passion celle de Rameau. Son frère, le
comte de Nangis, jouait du violon, madame la comtesse de la Tour,
leur sœur, chantait un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique
à la mode, et l'on établit une manière de concert public, dont on
voulut d'abord me donner la direction: mais on s'aperçut bientôt
qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea autrement. Je ne
laissais pas d'y donner quelques petits morceaux de ma façon, et
entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'était pas une
pièce bien faite, mais elle était pleine de chants nouveaux et de
choses d'effet que l'on n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne
purent croire que, lisant si mal la musique, je fusse en état
d'en composer de passable, et ils ne doutèrent pas que je ne me
fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la chose,
un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de
Clérambault, qu'il avait transposée, disait-il, pour la commodité
de la voix, et à laquelle il fallait faire une autre basse, la
transposition rendant celle de Clérambault impraticable sur
l'instrument. Je répondis que c'était un travail considérable, et
qui ne pouvait être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais
une défaite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un
récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute
chose il me faut, pour bien faire, mes aises et ma liberté; mais
je la fis du moins dans les règles: et comme il était présent, il
ne put douter que je ne susse les éléments de la composition.
Ainsi je ne perdis pas mes écolières, mais je me refroidis un peu
sur la musique, voyant que l'on faisait un concert et que l'on
s'y passait de moi.
Ce fut à peu près dans ce temps-là que, la paix étant faite,
l'armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent
voir maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du
régiment d'Orléans, depuis plénipotentiaire à Genève, et enfin
maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui
dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi, et me promit beaucoup
de choses dont il ne s'est souvenu que la dernière année de sa
vie, lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de
Sennecterre, dont le père était alors ambassadeur à Turin, passa
dans le même temps à Chambéri. Il dîna chez madame de Menthon:
j'y dînais aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de
musique: il la savait très bien. L'opéra de Jephté était alors
dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit
frémir en me proposant d'exécuter à nous deux cet opéra; et, tout
en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau célèbre à deux
chœurs:
La terre, l'enfer, le ciel même,
Tout tremble devant le Seigneur.
Il me dit: Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma
part ces six-là. Je n'étais pas encore accoutumé à cette
pétulance française, et quoique j'eusse quelquefois ânonné des
partitions, je ne comprenais pas comment le même homme pouvait
faire en même temps six parties, ni même deux. Rien ne m'a plus
coûté dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi
légèrement d'une partie à l'autre, et d'avoir l'œil à la fois
sur toute une partition. A la manière dont je me tirai de cette
entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne
savais pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute
qu'il me proposa de noter une chanson qu'il voulait donner à
mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m'en défendre. Il chanta
la chanson; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il
la lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, qu'elle était
très correctement notée. Il avait vu mon embarras, il prit
plaisir à faire valoir ce petit succès. C'était pourtant une
chose très simple. Au fond, je savais fort bien la musique; je ne
manquais que de cette vivacité du premier coup d'œil que je
n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par
une pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à
l'honnête soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et
dans le mien la petite honte que j'avais eue; et douze ou quinze
ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de
Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette
anecdote, et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il
avait perdu les yeux depuis ce temps-là: je craignis de
renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avait su
faire, et je me tus.
Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée
avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées
jusqu'à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont
souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se
disaient mes amis l'étaient et m'aimaient pour moi, par pure
bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons avec un
homme connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus
d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma première
connaissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours
resté, malgré les efforts qu'on a faits pour me l'ôter. Toujours
resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de
m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitié n'a fini qu'avec
lui. M. de Gauffecourt était un des hommes les plus aimables qui
aient existé. Il était impossible de le voir sans l'aimer, et de
vivre avec lui sans s'y attacher tout à fait. Je n'ai vu de ma
vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus
de sérénité, qui marquât plus de sentiment et d'esprit, qui
inspirât plus de confiance. Quelque réservé qu'on pût être, on ne
pouvait, dès la première vue, se défendre d'être aussi familier
avec lui que si on l'eût connu depuis vingt ans: et moi, qui
avais tant de peine d'être à mon aise avec les nouveaux visages,
j'y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son
propos accompagnaient parfaitement sa physionomie. Le son de sa
voix était net, plein, bien timbré, une belle voix de basse
étoffée et mordante, qui remplissait l'oreille et sonnait au
cœur. Il est impossible d'avoir une gaieté plus égale et plus
douce, des grâces plus vraies et plus simples, des talents plus
naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un cœur
aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractère
officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zèle, ou
plutôt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et sachant
faire très adroitement ses propres affaires en faisant très
chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils d'un simple
horloger, et avait été horloger lui-même. Mais sa figure et son
mérite l'appelaient dans une autre sphère où il ne tarda pas
d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure, résident de
France à Genève, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris
d'autres connaissances qui lui furent utiles, et par lesquelles
il parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui
valait vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se
borna là du côté des hommes; mais du côté des femmes, la presse y
était: il eut à choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut
de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des
liaisons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de
tout le monde, sans jamais être envié ni haï de personne; et je
crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi.
Heureux homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix, où se
rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la
noblesse de Savoie, il venait d'Aix à Chambéri voir le comte de
Bellegarde et son père le marquis d'Antremont, chez qui maman fit
et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui
semblait devoir n'aboutir à rien, et fut nombre d'années
interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint
un véritable attachement. C'est assez pour m'autoriser à parler
d'un ami avec qui j'ai été si étroitement lié: mais quand je ne
prendrais aucun intérêt personnel à sa mémoire, c'était un homme
si aimable et si heureusement né, que, pour l'honneur de l'espèce
humaine, je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si
charmant avait pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme
on pourra voir ci-après: mais s'il ne les eût pas eus, peut-être
eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu'il
pouvait l'être, il fallait qu'on eût quelque chose à lui
pardonner.
Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me
leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si
difficilement dans le cœur de l'homme. M. de Conzié, gentilhomme
savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la
musique, ou plutôt de faire connaissance avec celui qui
l'enseignait. Avec de l'esprit et du goût pour les belles
connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le
rendait très liant, et je l'étais beaucoup moi-même pour les gens
en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de
littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma
tête, et qui n'attendait qu'un peu de culture et d'émulation pour
se développer tout à fait, les trouvait en lui. M. de Conzié
avait peu de disposition pour la musique: ce fut un bien pour
moi; les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu'à
solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques
nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de
Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors:
nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont
l'un, depuis peu sur le trône, s'annonçait déjà tel qu'il devait
dans peu se montrer; et dont l'autre, aussi décrié qu'il est
admiré maintenant, nous faisait plaindre sincèrement le malheur
qui semblait le poursuivre, et qu'on voit si souvent être
l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait été peu
heureux dans sa jeunesse; et Voltaire semblait fait pour ne
l'être jamais. L'intérêt que nous prenions à l'un et à l'autre
s'étendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce
qu'écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces
lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance,
et de tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étais
enchanté. Quelque temps après parurent ses Lettres
philosophiques. Quoiqu'elles ne soient pas assurément son
meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'étude,
et ce goût naissant ne s'éteignit plus depuis ce temps-là.
Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon.
Il me restait encore une humeur un peu volage, un désir d'aller
et venir qui s'était plutôt borné qu'éteint, et que nourrissait
le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon
humeur solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluaient
journellement de toutes parts, et la persuasion où j'étais que
ces gens-là ne cherchaient qu'à la duper chacun à sa manière, me
faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant
succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse, je
suivais de plus près l'état de ses affaires, j'y voyais un
progrès en mal dont j'étais effrayé. J'avais cent fois remontré,
prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement. Je m'étais jeté à
ses pieds; je lui avais fortement représenté la catastrophe qui
la menaçait; je l'avais vivement exhortée à réformer sa dépense,
à commencer par moi; à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle
était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses
créanciers, de s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et
à la misère. Sensible à la sincérité de mon zèle, elle
s'attendrissait avec moi et me promettait les plus belles choses
du monde. Un croquant arrivait-il, à l'instant tout était oublié.
Après mille épreuves de l'inutilité de mes remontrances, que me
restait-il à faire, que de détourner les yeux du mal que je ne
pouvais prévenir? Je m'éloignais de la maison dont je ne pouvais
garder la porte; je faisais de petits voyages à Nyon, à Genève, à
Lyon, qui, m'étourdissant sur ma peine secrète, en augmentaient
en même temps le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j'en
aurais souffert tous les retranchements avec joie, si maman eût
vraiment profité de cette épargne; mais certain que ce que je me
refusais passait à des fripons, j'abusais de sa facilité pour
partager avec eux, et, comme le chien qui revenait de la
boucherie, j'emportais mon lopin du morceau que je n'avais pu
sauver.
Les prétextes ne me manquaient pas pour tous ces voyages, et
maman seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait partout de
liaisons, de négociations, d'affaires, de commissions à donner à
quelqu'un de sûr. Elle ne demandait qu'à m'envoyer, je ne
demandais qu'à aller: cela ne pouvait manquer de faire une vie
assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques
bonnes connaissances, qui m'ont été dans la suite agréables ou
utiles; entre autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me
reproche de n'avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu'il a
eues pour moi; celle du bon Parisot, dont je parlerai dans son
temps; à Grenoble, celle de madame Deybens et de madame la
présidente de Bardonanche, femme de beaucoup d'esprit, et qui
m'eût pris en amitié si j'avais été à portée de la voir plus
souvent; à Genève, celle de M. de la Closure, résident de France,
qui me parlait souvent de ma mère, dont malgré la mort et le
temps son cœur n'avait pu se déprendre; celle des deux Barillot,
dont le père, qui m'appelait son petit-fils, était d'une société
très aimable, et l'un des plus dignes hommes que j'aie jamais
connus. Durant les troubles de la République, ces deux citoyens
se jetèrent dans les deux partis contraires, le fils, dans celui
de la bourgeoisie; le père, dans celui des magistrats: et
lorsqu'on prit les armes en 1737, je vis, étant à Genève, le père
et le fils sortir armés de la même maison, l'un pour monter à
l'hôtel de ville, l'autre pour se rendre à son quartier, sûrs de
se trouver deux heures après l'un vis-à-vis de l'autre exposés à
s'entr'égorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si
vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre
civile, et de ne soutenir jamais au dedans la liberté par les
armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais
dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d'avoir
tenu ce serment dans une occasion délicate; et l'on trouvera, du
moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.
Mais je n'en étais pas encore à cette première fermentation
de patriotisme que Genève en armes excita dans mon cœur. On
jugera combien j'en étais loin par un fait très grave à ma
charge, que j'ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas
être omis.
Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans
la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown, dont il
avait donné le plan: il y mourut peu après. Mon pauvre cousin
était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit
ainsi son fils et son mari presque en même temps. Ces pertes
réchauffèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui
lui restât, et qui était moi. Quand j'allais à Genève je logeais
chez elle, et je m'amusais à fureter et feuilleter les livres et
papiers que mon oncle avait laissés. J'y trouvai beaucoup de
pièces curieuses, et des lettres dont assurément on ne se
douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces
paperasses, m'eût laissé tout emporter si j'avais voulu. Je me
contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon
grand-père Bernard le ministre, et entre autres les Oeuvres
posthumes de Rohault, in-4°, dont les marges étaient pleines
d'excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce
livre est resté parmi ceux de madame de Warens; j'ai toujours été
fâché de ne l'avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou
six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux
Micheli Ducret, homme d'un grand talent, savant, éclairé, mais
trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de
Genève, et mort dernièrement dans la forteresse d'Arberg, où il
était enfermé depuis longues années, pour avoir, disait-on,
trempé dans la conspiration de Berne.
Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand
et ridicule plan de fortification qu'on a exécuté en partie à
Genève, à la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas
le but secret qu'avait le conseil dans l'exécution de cette
magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de la chambre
des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme
membre des deux-cents et même comme citoyen, pouvoir en dire son
avis plus au long; et c'était ce qu'il avait fait par ce mémoire,
qu'il eut l'imprudence de faire imprimer, mais non pas publier,
car il n'en fit tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait
aux deux-cents, et qui furent tous interceptés à la poste par
ordre du petit conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers
de mon oncle, avec la réponse qu'il avait été chargé d'y faire,
et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu après
ma sortie du cadastre, et j'étais demeuré en quelque liaison avec
l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le
directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un
enfant, et me donna madame Coccelli pour commère. Les honneurs me
tournaient la tête; et, fier d'appartenir de si près à monsieur
l'avocat, je tâchais de faire l'important, pour me montrer digne
de cette gloire.
Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que
de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui
réellement était une pièce rare, pour lui prouver que
j'appartenais à des notables de Genève qui savaient les secrets
de l'Etat. Cependant, par une demi-réserve dont j'aurais peine à
rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à
ce mémoire, peut-être parce qu'elle était manuscrite et qu'il ne
fallait à monsieur l'avocat que du moulé. Il sentit pourtant si
bien le prix de l'écrit que j'eus la bêtise de lui confier, que
je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu
de l'inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose,
et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu'il
n'ait bien fait valoir à la cour de Turin cette pièce plus
curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin de se
faire rembourser de manière ou d'autre de l'argent qu'il lui en
avait dû coûter pour l'acquérir. Heureusement, de tous les futurs
contingents, un des moins probables est qu'un jour le roi de
Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n'y a pas
d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à reprocher à ma
sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette
place à son plus ancien ennemi.
Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique,
les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment
d'une chose à l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi,
mais entraîné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens
de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant
quelquefois d'en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des
livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de
Genève, j'allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon
ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par
des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres,
tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à
Chambéri un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine
dont j'ai oublié le nom, et qui faisait souvent de petites
expériences qui m'amusaient extrêmement. Je voulus, à son exemple
et aidé des Récréations mathématiques d'Ozanam, faire de l'encre
de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille
plus qu'à demi de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai
bien. L'effervescence commença presque à l'instant très
violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je
n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe.
J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je
restai aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi à ne pas
me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments.
Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui
depuis quelque temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'où
venait qu'étant bien conformé par le coffre, et ne faisant
d'excès d'aucune espèce, je déclinais à vue d'œil. J'ai une
assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y
jouer à l'aise; cependant j'avais la courte haleine, je me
sentais oppressé, je soupirais involontairement, j'avais des
palpitations, je crachais du sang, la fièvre lente survint, et je
n'en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet
état à la fleur de l'âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans
avoir rien fait pour détruire sa santé?
L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon
histoire. Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont
tué. Quelles passions? dira-t-on. Des riens, les choses du monde
les plus puériles, mais qui m'affectaient comme s'il se fût agi
de la possession d'Hélène ou du trône de l'univers. D'abord les
femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon
cœur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoraient au
sein de la jouissance. J'avais une tendre mère, une amie chérie;
mais il me fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place;
je me la créais de mille façons, pour me donner le change à
moi-même. Si j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y
tenais, mes étreintes n'auraient pas été moins vives, mais tous
mes désirs se seraient éteints; j'aurais sangloté de tendresse,
mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour
l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avais goûté
dans leur plénitude toutes les délices de l'amour, je n'imagine
pas que ma frêle existence eût pu suffire; je serais mort sur le
fait.
J'étais donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-être
ainsi qu'il épuise le plus. J'étais inquiet, tourmenté du mauvais
état des affaires de ma pauvre maman et de son imprudente
conduite, qui ne pouvait manquer d'opérer sa ruine totale en peu
de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des
malheurs, me montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et
dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcément séparé
par la misère de celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui
je n'en pouvais jouir. Voilà comment j'avais toujours l'âme
agitée. Les désirs et les craintes me dévoraient alternativement.
La musique était pour moi une autre passion moins fougueuse,
mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y
livrais, par l'étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par
mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui
s'y refusait toujours; par mes courses continuelles, par les
compilations immenses que j'entassais, passant très souvent à
copier les nuits entières. Et pourquoi m'arrêter aux choses
permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon
inconstante tête, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage,
un concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire,
une comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité
dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout
autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule
me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs
imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent
interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que
les miens.
Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été
employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus
vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus,
toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber
les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient
rien. Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procès au
sénat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de
zéros qu'il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus
pièce à pièce. Je ne l'aimais point: il le voyait; avec moi cela
n'est pas difficile: il n'y avait sorte de bassesse qu'il
n'employât pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre
les échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque malgré moi;
et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès
fut si rapide, qu'avant la fin de la première séance, je lui
donnai la tour qu'il m'avait donnée en commençant. Il ne m'en
fallut pas davantage: me voilà forcené des échecs. J'achète un
échiquier, j'achète le Calabrois: je m'enferme dans ma chambre,
j'y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur
toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à
jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de
ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café,
maigre, jaune, et presque hébété. Je m'essaye, je rejoue avec M.
Bagueret: il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de
combinaisons s'étaient brouillées dans ma tête, et mon
imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un
nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou
celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des parties, la
même chose m'est arrivée; et après m'être épuisé de fatigue, je
me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie
abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en
haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette première
séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j'étais
en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siècles que je
finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus.
Voilà du temps bien employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas
employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n'eus plus
la force de continuer. Quand j'allai me montrer sortant de ma
chambre, j'avais l'air d'un déterré, et, suivant le même train,
je n'aurais pas resté déterré longtemps. On conviendra qu'il est
difficile, et surtout dans l'ardeur de la jeunesse, qu'une
pareille tête laisse toujours le corps en santé.
L'altération de la mienne agit sur mon humeur et tempéra
l'ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus
tranquille, et perdis un peu la fureur des voyages. Plus
sédentaire, je fus pris, non de l'ennui, mais de la mélancolie;
les vapeurs succédèrent aux passions; ma langueur devint
tristesse; je pleurais et soupirais à propos de rien; je sentais
la vie m'échapper sans l'avoir goûtée; je gémissais sur l'état où
je laissais ma pauvre maman, sur celui où je la voyais prête à
tomber; je puis dire que la quitter et la laisser à plaindre
était mon unique regret. Enfin je tombai tout à fait malade. Elle
me soigna comme jamais mère n'a soigné son enfant; et cela lui
fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets et
tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle
fût venue! Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en avais
peu senti les malheurs. Mon âme paisible pouvait partir sans le
sentiment cruel de l'injustice des hommes, qui empoisonne la vie
et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la
meilleure moitié de moi-même; c'était à peine mourir. Sans les
inquiétudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme
j'aurais pu m'endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient un objet
affectueux et tendre qui en tempérait l'amertume. Je lui disais:
Vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu'il
soit heureux. Deux ou trois fois, quand j'étais le plus mal, il
m'arriva de me lever dans la nuit et de me traîner à sa chambre,
pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire pleins
de justesse et de sens, mais où l'intérêt que je prenais à son
sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs
étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que
je versais auprès d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant
ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces
entretiens nocturnes, et je m'en retournais en meilleur état que
je n'étais venu: content et calme dans les promesses qu'elle
m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait données, je
m'endormais là-dessus avec la paix du cœur et la résignation à
la Providence. Plaise à Dieu qu'après tant de sujets de haïr la
vie, après tant d'orages qui ont agité la mienne et qui ne m'en
font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit
aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été dans ce moment-là!
A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle
me sauva; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai
peu de foi à la médecine des médecins, mais j'en ai beaucoup à
celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se
font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S'il y a dans
la vie un sentiment délicieux, c'est celui que nous éprouvâmes
d'être rendus l'un à l'autre. Notre attachement mutuel n'en
augmenta pas, cela n'était pas possible; mais il prit je ne sais
quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité.
Je devenais tout à fait son œuvre, tout à fait son enfant, et
plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous commençâmes, sans y
songer, à ne plus nous séparer l'un de l'autre, à mettre en
quelque sorte toute notre existence en commun; et, sentant que
réciproquement nous nous étions non seulement nécessaires, mais
suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien
d'étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos
désirs à cette possession mutuelle et peut-être unique parmi les
humains, qui n'était point, comme je l'ai dit, celle de l'amour,
mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens,
au sexe, à l'âge, à la figure, tenait à tout ce par quoi l'on est
soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'être.
A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenât le bonheur
du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m'en
rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du
moins à sa volonté. Il était écrit que bientôt l'invincible
naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit
pas tout d'un coup. Il y eut, grâce au ciel, un intervalle, court
et précieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je
ne me reprocherai pas d'avoir mal profité.
Quoique guéri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma
vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre
durait toujours, et me tenait en langueur. Je n'avais plus de
goût à rien qu'à finir mes jours près de celle qui m'était chère,
à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en
quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, à rendre la
sienne telle, autant qu'il dépendait de moi. Mais je voyais, je
sentais même que, dans une maison sombre et triste, la
continuelle solitude du tête-à-tête deviendrait à la fin triste
aussi. Le remède à cela se présenta comme de lui-même. Maman
m'avait ordonné le lait, et voulait que j'allasse le prendre à la
campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vînt avec moi. Il n'en
fallut pas davantage pour la déterminer: il ne s'agit plus que du
choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas proprement à la
campagne: entouré de maisons et d'autres jardins, il n'avait
point les attraits d'une retraite champêtre. D'ailleurs, après la
mort d'Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d'économie,
n'ayant plus à cœur d'y tenir des plantes, et d'autres vues nous
faisant peu regretter ce réduit.
Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la
ville, je lui proposai de l'abandonner tout à fait, et de nous
établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison
assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et
ce parti que son bon ange et le mien me suggéraient nous eût
vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles
jusqu'au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état
n'était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver
toutes les peines de l'indigence et du mal-être, après avoir
passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec
moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute
espèce, je devais être un jour en exemple à quiconque, inspiré du
seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule
innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s'étayer
par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger.
Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa
vilaine maison, de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de
retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais
dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je
risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans
les bois, il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour
avoir moins besoin d'y venir, ne la quittons pas tout à fait.
Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu'il
me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la
ville pour vivre en paix et assez près pour y revenir toutes les
fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu
cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de
Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme
si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est
un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole
entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à
mi-côte, sont quelques maisons éparses, fort agréables pour
quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir
essayé deux ou trois fois de ces maisons, nous choisîmes enfin la
plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service,
appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant était
un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous;
vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée;
plus haut, dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail,
enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que
nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps
et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l'été de
1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchâmes. O
maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de
larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du
bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un
avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part.
LIVRE SIXIÈME
1736
Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus,
Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons;
Et paulum sylvae super his foret...
Je ne puis pas ajouter:
Auctius atque
Di melius fecere;
mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage; il ne m'en
fallait pas même la propriété: c'était assez pour moi de la
jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le
propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très
différentes, même en laissant à part les maris et les amants.
Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les
paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire
que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez
pour moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon
souvenir, s'il est possible, que vous ne fîtes réellement dans
votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon
gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les
mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant,
que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse?
Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles,
je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais
comment dire ce qui n'était ni dit ni fait, ni pensé même, mais
goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de
mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil,
et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je
voyais maman, et j'étais heureux; je la quittais, et j'étais
heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les
vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je
cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me
suivait partout: il n'était dans aucune chose assignable, il
était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.
Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie,
rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a
duré n'est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui
suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle
inégalement et confusément; mais je me rappelle celui-là tout
entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma
jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde,
compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais
perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls
retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si
vrais dans l'époque dont je parle me font souvent vivre heureux
malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra
faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que
nous allâmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à
porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte: elle était
assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle
voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire le reste
à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie,
et me dit: Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais
jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner,
et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre des plantes de
ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'œil sur
celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j'aie
revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764,
étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une
petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il
appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser
un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un
cri de joie: Ah! voilà de la pervenche! et c'en était en effet.
Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause;
il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le
lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de
celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même
époque.
Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma
première santé. J'étais languissant; je le devins davantage. Je
ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C'était alors la
mode de l'eau pour tout remède; je me mis à l'eau, et si peu
discrètement, qu'elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de
la vie. Tous les matins en me levant, j'allais à la fontaine avec
un grand gobelet, et j'en buvais successivement en me promenant
la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes
repas. L'eau que je buvais était un peu crue et difficile à
passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je
fis si bien, qu'en moins de deux mois je me détruisis totalement
l'estomac, que j'avais eu très bon jusqu'alors. Ne digérant plus,
je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même
temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-même que
par ses suites, qui ne finiront qu'avec moi.
Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en
dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon
corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne
saurais mieux la comparer qu'à une espèce de tempête qui s'éleva
dans mon sang et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes
artères se mirent à battre d'une si grande force, que non
seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais
même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles
se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutôt quadruple,
savoir: un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair
comme d'une eau courante, un sifflement très aigu, et le
battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément
compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de
mes mains. Ce bruit interne était si grand, qu'il m'ôta la
finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit non tout à
fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce
temps-là.
On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus
mort; je me mis au lit: le médecin fut appelé; je lui contai mon
cas en frémissant, et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en
pensa de même; mais il fit son métier. Il m'enfila de longs
raisonnements où je ne compris rien du tout; puis, en conséquence
de sa sublime théorie, il commença in anima vili la cure
expérimentale qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si
dégoûtante et opérait si peu, que je m'en lassai bientôt; et au
bout de quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis,
je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement
d'artères et mes bourdonnements, qui depuis ce temps-là,
c'est-à-dire depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une minute.
J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation
du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a
constamment accompagnés jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il
me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa
pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie,
je résolus de tirer du peu qu'il m'en restait tout le parti qu'il
m'était possible; et cela se pouvait par une singulière faveur de
la nature, qui, dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs
qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit,
mais je n'en souffrais pas: il n'était accompagné d'aucune autre
incommodité habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en
tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'à
l'asthme, et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou
agir un peu fortement.
Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes
passions; et j'en bénis le ciel chaque jour, par l'heureux effet
qu'il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne
commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort.
Donnant leur véritable prix aux choses que j'allais quitter, je
commençai de m'occuper de soins plus nobles, comme par
anticipation sur ceux que j'aurais bientôt à remplir et que
j'avais fort négligés jusqu'alors. J'avais souvent travesti la
religion à ma mode, mais je n'avais jamais été tout à fait sans
religion. Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste
pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en fait un objet de
consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion,
beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l'auraient
été.
Elle, qui mettait toute chose en système, n'avait pas manqué
d'y mettre aussi la religion; et ce système était composé d'idées
très disparates, les unes très saines, les autres très folles, de
sentiments relatifs à son caractère et de préjugés venus de son
éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont
eux-mêmes; les bons le font bon, les méchants le font méchant;
les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce
qu'ils voudraient damner tout le monde; les âmes aimantes et
douces n'y croient guère; et l'un des étonnements dont je ne
reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son
Télémaque, comme s'il y croyait tout de bon: mais j'espère qu'il
mentait alors; car enfin, quelque véridique qu'on soit, il faut
bien mentir quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentait pas
avec moi; et cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu
vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et
miséricorde où les dévots ne voient que justice et punition. Elle
disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu d'être
juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu'il
faut pour l'être, ce serait redemander plus qu'il n'a donné. Ce
qu'il y avait de bizarre était que sans croire à l'enfer, elle ne
laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle
ne savait que faire des âmes des méchants, ne pouvant ni les
damner ni les mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent
devenus; et il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans
l'autre, les méchants sont toujours bien embarrassants.
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché
originel et de la rédemption est détruite par ce système, que la
base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le
catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, était
bonne catholique, ou prétendait l'être, et il est sûr qu'elle le
prétendait de très bonne foi. Il lui semblait qu'on expliquait
trop littéralement et trop durement l'Écriture. Tout ce qu'on y
lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré.
La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité
vraiment divine, pour apprendre aux hommes à aimer Dieu et à
s'aimer entre eux de même. En un mot, fidèle à la religion
qu'elle avait embrassée, elle admettait sincèrement toute la
profession de foi; mais quand on venait à la discussion de chaque
article, il se trouvait qu'elle croyait tout autrement que
l'Église, toujours en s'y soumettant. Elle avait là-dessus une
simplicité de cœur, une franchise plus éloquente que des
ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu'à son confesseur;
car elle ne lui déguisait rien. Je suis bonne catholique, lui
disait-elle, je veux toujours l'être; j'adopte de toutes les
puissances de mon âme les décisions de la sainte mère Église. Je
ne suis pas maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté.
Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me
demandez-vous de plus?
Quand il n'y aurait point eu de morale chrétienne, je crois
qu'elle l'aurait suivie, tant elle s'adaptait bien à son
caractère. Elle faisait tout ce qui était ordonné; mais elle
l'eût fait de même quand il n'aurait pas été ordonné. Dans les
choses indifférentes, elle aimait à obéir; et s'il ne lui eût pas
été permis, prescrit même de faire gras, elle aurait fait maigre
entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin d'y entrer
pour rien. Mais toute cette morale était subordonnée aux
principes de M. de Tavel, ou plutôt elle prétendait n'y rien voir
de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en
repos de conscience, et sans même en avoir plus de scrupule que
de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas, sur ce point,
plus scrupuleuses; mais la différence est qu'elles sont séduites
par leurs passions, et qu'elle ne l'était que par ses sophismes.
Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les
plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans changer ni
d'air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-même.
Elle l'eût même interrompue au besoin pour le fait, et puis l'eût
reprise avec la même sérénité qu'auparavant; tant elle était
intimement persuadée que tout cela n'était qu'une maxime de
police sociale dont toute personne sensée pouvait faire
l'interprétation, l'application, l'exception, selon l'esprit de
la chose, sans le moindre risque d'offenser Dieu. Quoique sur ce
point je ne fusse assurément pas de son avis, j'avoue que je
n'osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu'il m'eût
fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché d'établir la règle
pour les autres, en tâchant de m'en excepter; mais, outre que son
tempérament prévenait assez l'abus de ses principes, je sais
qu'elle n'était pas femme à prendre le change, et que réclamer
l'exception pour moi c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il
lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette
inconséquence avec les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu
d'effet dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eût point du
tout: mais j'ai promis d'exposer fidèlement ses principes, et je
veux tenir cet engagement. Je reviens à moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour
garantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je
puisais avec sécurité dans cette source de confiance. Je
m'attachais à elle plus que je n'avais jamais fait; j'aurais
voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais prête à
m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle, de la
persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre, de ma profonde
sécurité sur mon sort à venir, résultait un état habituel très
calme, et sensuel même, en ce qu'amortissant toutes les passions
qui portent au loin nos craintes et nos espérances, il me
laissait jouir sans inquiétude et sans trouble du peu de jours
qui m'étaient laissés. Une chose contribuait à les rendre plus
agréables: c'était le soin de nourrir son goût pour la campagne
par tous les amusements que j'y pouvais rassembler. En lui
faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches,
je m'affectionnais moi-même à tout cela; et ces petites
occupations, qui remplissaient ma journée sans troubler ma
tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les remèdes
pour conserver ma pauvre machine et la rétablir même autant que
cela se pouvait.
Les vendanges, la récolte des fruits nous amusèrent le reste
de cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie
rustique, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés.
Nous vîmes arriver l'hiver avec grand regret, et nous retournâmes
à la ville comme nous serions allés en exil; moi surtout, qui,
doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours
aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les
arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant.
Ayant quitté depuis longtemps mes écolières, ayant perdu le goût
des amusements et des sociétés de la ville, je ne sortais plus,
je ne voyais plus personne, excepté maman et M. Salomon, devenu
depuis peu son médecin et le mien, honnête homme, homme d'esprit,
grand cartésien, qui parlait assez bien du système du monde, et
dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux
que toutes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu supporter ce sot et
niais remplissage des conversations ordinaires; mais des
conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand
plaisir, et je ne m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de
goût à celles de M. Salomon: il me semblait que j'anticipais avec
lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir
quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour
lui s'étendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de
rechercher les livres qui pouvaient m'aider à le mieux entendre.
Ceux qui mêlaient la dévotion aux sciences m'étaient les plus
convenables: tels étaient particulièrement ceux de l'Oratoire et
de Port-Royal. Je me mis à les lire, ou plutôt à les dévorer. Il
m'en tomba dans les mains un du P. Lamy, intitulé Entretiens sur
les sciences. C'était une espèce d'introduction à la connaissance
des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois; je
résolus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné peu à
peu, malgré mon état, ou plutôt par mon état, vers l'étude, avec
une force irrésistible; et tout en regardant chaque jour comme le
dernier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur que si
j'avais dû toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal:
je crois, moi, que cela me fit du bien, et non seulement à mon
âme, mais à mon corps; car cette application, pour laquelle je me
passionnais, me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes
maux, j'en étais beaucoup moins affecté. Il est pourtant vrai que
rien ne me procurait un soulagement réel; mais, n'ayant pas de
douleurs vives, je m'accoutumais à languir, à ne pas dormir, à
penser au lieu d'agir, et enfin à regarder le dépérissement
successif et lent de ma machine comme un progrès inévitable que
la mort seule pouvait arrêter.
Non seulement cette opinion me détacha de tous les vains
soins de la vie, mais elle me délivra de l'importunité des
remèdes, auxquels on m'avait jusqu'alors soumis malgré moi.
Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m'en
épargna le déboire, et se contenta d'amuser la douleur de ma
pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes
qui leurrent l'espoir du malade et maintiennent le crédit du
médecin. Je quittai l'étroit régime: je repris l'usage du vin et
tout le train de vie d'un homme en santé, selon la mesure de mes
forces, sobre sur toute chose, mais ne m'abstenant de rien. Je
sortis même, et recommençai d'aller voir mes connaissances,
surtout M. de Conzié, dont le commerce me plaisait fort. Enfin,
soit qu'il me parût beau d'apprendre jusqu'à ma dernière heure,
soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachât au fond de mon
cœur, l'attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour
l'étude, semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu
d'acquis pour l'autre monde, comme si j'avais cru n'y avoir que
celui que j'aurais emporté. Je pris en affection la boutique d'un
libraire appelé Bouchard, où se rendaient quelques gens de
lettres; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir étant
proche, je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes, en
cas que j'eusse le bonheur d'y retourner.
J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie
avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable.
Revoir le printemps était pour moi ressusciter en paradis. A
peine les neiges commençaient à fondre, que nous quittâmes notre
cachot; et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les
prémices du rossignol. Dès lors je ne crus plus mourir; et
réellement il est singulier que je n'aie jamais fait de grandes
maladies à la campagne. J'y ai beaucoup souffert, mais je n'y ai
jamais été alité. Souvent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à
l'ordinaire: Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à
l'ombre d'un chêne, je vous promets que j'en reviendrai.
Quoique faible, je repris mes fonctions champêtres, mais
d'une manière proportionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin
de ne pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j'avais donné
six coups de bêche, j'étais hors d'haleine, la sueur me
ruisselait, je n'en pouvais plus. Quand j'étais baissé, mes
battements redoublaient, et le sang me montait à la tête avec
tant de force qu'il fallait bien vite me redresser. Contraint de
me borner à des soins moins fatigants, je pris entre autres celui
du colombier, et je m'y affectionnai si fort que j'y passais
souvent plusieurs heures de suite sans m'y ennuyer un moment. Le
pigeon est fort timide, et difficile à apprivoiser; cependant je
vins à bout d'inspirer aux miens tant de confiance, qu'ils me
suivaient partout et se laissaient prendre quand je voulais. Je
ne pouvais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à
l'instant deux ou trois sur les bras, sur la tête; et enfin,
malgré tout le plaisir j'y prenais, ce cortège me devint si
incommode, que je fus obligé de leur ôter cette familiarité. J'ai
toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux,
surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait
charmant de leur inspirer une confiance que je n'ai jamais
trompée: je voulais qu'ils m'aimassent en liberté.
J'ai dit que j'avais apporté des livres: j'en fis usage,
mais d'une manière moins propre à m'instruire qu'à m'accabler. La
fausse idée que j'avais des choses me persuadait que, pour lire
un livre avec fruit, il fallait avoir toutes les connaissances
qu'il supposait, bien éloigné de penser que souvent l'auteur ne
les avait pas lui-même, et qu'il les puisait dans d'autres livres
à mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idée, j'étais
arrêté à chaque instant, forcé de courir incessamment d'un livre
à l'autre; et quelquefois, avant d'être à la dixième page de
celui que je voulais étudier, il m'eût fallu épuiser des
bibliothèques. Cependant je m'obstinai si bien à cette
extravagante méthode, que j'y perdis un temps infini, et faillis
à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir
ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une
fausse route qui m'égarait dans un labyrinthe immense, et j'en
sortis avant d'y être tout à fait perdu.
Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences, la
première chose qu'on sent en s'y livrant c'est leur liaison, qui
fait qu'elles s'attirent, s'aident, s'éclairent mutuellement, et
que l'une ne peut se passer de l'autre. Quoique l'esprit humain
ne puisse suffire à toutes, et qu'il en faille toujours préférer
une comme la principale, si l'on n'a quelque notion des autres,
dans la sienne même on se trouve souvent dans l'obscurité. Je
sentis que ce que j'avais entrepris était bon et utile en
lui-même, qu'il n'y avait que la méthode à changer. Prenant
d'abord l'Encyclopédie, j'allais la divisant dans ses branches.
Je vis qu'il fallait faire tout le contraire, les prendre chacune
séparément, et les poursuivre chacune à part jusqu'au point où
elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthèse ordinaire;
mais j'y revins en homme qui sait ce qu'il fait. La méditation me
tenait en cela lieu de connaissances et une réflexion très
naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je
mourusse, je n'avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à
près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c'est
s'engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel
point le sort ou la mort pouvaient arrêter mon zèle, je voulais,
à tout événement, acquérir des idées de toutes choses, tant pour
sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de
ce qui méritait le mieux d'être cultivé.
Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre avantage
auquel je n'avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à
profit. Il faut que je ne sois pas né pour l'étude, car une
longue application me fatigue à tel point qu'il m'est impossible
de m'occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet,
surtout en suivant les idées d'autrui; car il m'est arrivé
quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et même avec
assez de succès. Quand j'ai suivi durant quelques pages un auteur
qu'il faut lire avec application, mon esprit l'abandonne et se
perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise inutilement,
les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien; mais que
des sujets différents se succèdent, même sans interruption, l'un
me délasse de l'autre, et, sans avoir besoin de relâche, je les
suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon
plan d'études, et je les entremêlai tellement que je m'occupais
tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les
soins champêtres et domestiques faisaient des diversions utiles;
mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen
d'en ménager encore le temps pour l'étude, et de m'occuper à la
fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins
bien.
Dans tant de menus détails qui me charment et dont j'excède
souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne
se douterait guère, si je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par
exemple, je me rappelle avec délices tous les différents essais
que je fis pour distribuer mon temps de façon que j'y trouvasse à
la fois autant d'agrément et d'utilité qu'il était possible; et
je puis dire que ce temps, où je vivais dans la retraite et
toujours malade, fut celui de ma vie où je fus le moins oisif et
le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à tâter la
pente de mon esprit, et à jouir, dans la belle saison de l'année
et dans un lieu qu'elle rendait enchanté, du charme de la vie
dont je sentais si bien le prix, de celui d'une société aussi
libre que douce, si l'on peut donner le nom de société à une
aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que je
me proposais d'acquérir; car c'était pour moi comme si je les
avais déjà possédées, ou plutôt c'était mieux encore, puisque le
plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur.
Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des
jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées.
Encore un coup, le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et
se sent d'autant mieux qu'il peut le moins se décrire, parce
qu'il ne résulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un
état permanent. Je me répète souvent; mais je me répéterais bien
davantage, si je disais la même chose autant de fois qu'elle me
vient dans l'esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé
eut pris un cours uniforme, voici à peu près quelle en fut la
distribution.
Je me levais tous les matins avant le soleil; je montais par
un verger voisin dans un très joli chemin qui était au-dessus de
la vigne et suivait la côte jusqu'à Chambéri. Là, tout en me
promenant, je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain
balbutiement de lèvres, mais dans une sincère élévation de cœur
à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous
mes yeux. Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre; il me
semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes
s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses
œuvres, tandis que mon cœur s'élève à lui. Mes prières étaient
pures, je puis le dire, et dignes par là d'être exaucées. Je ne
demandais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient
jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de
la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur
sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en
admiration et en contemplation qu'en demandes; et je savais
qu'auprès du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen
d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les
demander que de les mériter. Je revenais en me promenant par un
assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les
objets champêtres dont j'étais environné, les seuls dont l'œil
et le cœur ne se lassent jamais. Je regardais de loin s'il était
jour chez maman: quand je voyais son contrevent ouvert, je
tressaillais de joie et j'accourais; s'il était fermé, j'entrais
au jardin en attendant qu'elle fût réveillée, m'amusant à
repasser ce que j'avais appris la veille ou à jardiner. Le
contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent
encore à moitié endormie; et cet embrassement, aussi pur que
tendre, tirait de son innocence même un charme qui n'est jamais
joint à la volupté des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était
le temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où
nous causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire
assez longues, m'ont laissé un goût vif pour les déjeuners; et je
préfère infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse, où le
déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui
de France, où chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus
souvent ne déjeune point du tout. Après une heure ou deux de
causerie, j'allais à mes livres jusqu'au dîner. Je commençais par
quelque livre de philosophie, comme la Logique de Port-Royal,
l'Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je
m'aperçus bientôt que tous ces auteurs étaient entre eux en
contradiction presque perpétuelle, et je formai le chimérique
projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre
bien du temps. Je me brouillais la tête et je n'avançais point.
Enfin, renonçant encore à cette méthode, j'en pris une infiniment
meilleure, et à laquelle j'attribue tout le progrès que je puis
avoir fait, malgré mon défaut de capacité; car il est certain que
j'en eus toujours fort peu pour l'étude. En lisant chaque auteur,
je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées sans y
mêler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer
avec lui. Je me dis: Commençons par me faire un magasin d'idées,
vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit
assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode
n'est pas sans inconvénient, je le sais; mais elle m'a réussi
dans l'objet de m'instruire. Au bout de quelques années passées à
ne penser exactement que d'après autrui, sans réfléchir pour
ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez
grand fonds d'acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans
le secours d'autrui. Alors, quand les voyages et les affaires
m'ont ôté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à
repasser et comparer ce que j'avais lu, à peser chaque chose à la
balance de la raison, et à juger quelquefois mes maîtres. Pour
avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire,
je n'ai pas trouvé qu'elle eût perdu sa vigueur; et quand j'ai
publié mes propres idées, on ne m'a pas accusé d'être un disciple
servile, et de jurer in verba magistri.
Je passais de là à la géométrie élémentaire; car je n'ai
jamais été plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de
mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de
recommencer incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle
d'Euclide, qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la
liaison des idées; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dès
lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore
avec plaisir les ouvrages. L'algèbre suivait, et ce fut toujours
le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je
pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse
démontrée, que je n'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais été
assez loin pour bien sentir l'application de l'algèbre à la
géométrie. Je n'aimais point cette manière d'opérer sans voir ce
qu'on fait; et il me semblait que résoudre un problème de
géométrie par les équations, c'était jouer un air en tournant une
manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le
carré d'un binôme était composé du carré de chacune de ses
parties et du double produit de l'une par l'autre, malgré la
justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien croire jusqu'à
ce que j'eusse fait la figure. Ce n'était pas que je n'eusse un
grand goût pour l'algèbre en n'y considérant que la quantité
abstraite; mais appliquée à l'étendue, je voulais voir
l'opération sur les lignes, autrement je n'y comprenais plus
rien.
Après cela venait le latin. C'était mon étude la plus
pénible, et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès.
Je me mis d'abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans
fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne
pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules
de règles, et en apprenant la dernière j'oubliais tout ce qui
avait précédé. Une étude de mots n'est pas ce qu'il faut à un
homme sans mémoire; et c'était précisément pour forcer ma mémoire
à prendre de la capacité que je m'obstinais à cette étude. Il
fallut l'abandonner à la fin. J'entendais assez la construction
pour pouvoir lire un auteur facile, à l'aide d'un dictionnaire.
Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je m'appliquai à
la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m'en tins là. A
force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez
couramment les auteurs latins mais jamais à pouvoir ni parler ni
écrire dans cette langue: ce qui m'a souvent mis dans l'embarras
quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrôlé parmi les
gens de lettres. Un autre inconvénient, conséquent à cette
manière d'apprendre, est que jamais je n'ai su la prosodie,
encore moins les règles de la versification. Désirant pourtant de
sentir l'harmonie de la langue en vers et en prose, j'ai fait
bien des efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans
maître cela est presque impossible. Ayant appris la composition
du plus facile de tous les vers, qui est l'hexamètre, j'eus la
patience de scander presque tout Virgile, et d'y marquer les
pieds et la quantité; puis quand j'étais en doute si une syllabe
était longue ou brève, c'était mon Virgile que j'allais
consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, à
cause des altérations permises par les règles de la
versification. Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul, il y a
aussi de grands inconvénients, et surtout une peine incroyable.
Je sais cela mieux que qui que ce soit.
Avant midi je quittais mes livres, et si le dîner n'était
pas prêt, j'allais faire visite à mes amis les pigeons, ou
travailler au jardin en attendant l'heure. Quand je m'entendais
appeler, j'accourais fort content et muni d'un grand appétit; car
c'est encore une chose à noter que, quelque malade que je puisse
être, l'appétit ne me manque jamais. Nous dînions très
agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman
pût manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau,
nous allions derrière la maison prendre le café dans un cabinet
frais et touffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous
faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous passions là une
petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens
relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient mieux
goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du
jardin: c'étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent
maman avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intéressais
beaucoup à leur ouvrage; je m'amusais infiniment à les voir
revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si
chargées qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers jours, la
curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou
trois fois; mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que,
quelque près que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque
pleines que fussent les ruches, prêtes à jeter leur essaim, j'en
étais quelquefois entouré, j'en avais sur les mains, sur le
visage, sans qu'aucune me piquât jamais. Tous les animaux se
défient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sûrs une
fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si
grande qu'il faut être plus que barbare pour en abuser.
Je retournais à mes livres; mais mes occupations de
l'après-midi devaient moins porter le nom de travail et d'étude
que de récréation et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter
l'application du cabinet après mon dîner, et en général toute
peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant,
mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans étudier. La
chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la
géographie; et comme cela ne demandait point de contention
d'esprit, j'y fis autant de progrès que le permettait mon peu de
mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau, et je m'enfonçai dans les
ténèbres de la chronologie: mais je me dégoûtai de la partie
critique, qui n'a ni fond ni rive, et je m'affectionnai par
préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des corps
célestes. J'aurais même pris du goût pour l'astronomie, si
j'avais eu des instruments; mais il fallut me contenter de
quelques éléments pris dans les livres, et de quelques
observations grossières faites avec une lunette d'approche,
seulement pour connaître la situation générale du ciel: car ma
vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez
nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont
le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais acheté un planisphère
céleste pour étudier les constellations. J'avais attaché ce
planisphère sur un châssis; et les nuits où le ciel était serein,
j'allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de
ma hauteur, le planisphère tourné en dessous; et pour l'éclairer
sans que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à
terre entre les quatre piquets: puis, regardant alternativement
le planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je
m'exerçais à connaître les étoiles et à discerner les
constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret
était en terrasse; on voyait du chemin tout ce qui s'y faisait.
Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un
grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait
sur mon planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce
que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau,
ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce
cadre, et le jeu de ma lunette, qu'ils voyaient aller et venir,
donnaient à cet objet un tir de grimoire qui les effraya. Ma
parure n'était pas propre à les rassurer: un chapeau clabaud
par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouaté de maman qu'elle
m'avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux l'image d'un
vrai sorcier; et comme il était près de minuit, ils ne doutèrent
point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d'en
voir davantage, ils se sauvèrent très alarmés, éveillèrent leurs
voisins pour leur conter leur vision; et l'histoire courut si
bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le
sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit
enfin cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de mes
conjurations, n'en eût le même jour porté sa plainte à deux
jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il
s'agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous contèrent
l'histoire, je leur en dis la cause, et nous rîmes beaucoup.
Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais
désormais sans lumière, et que j'irais consulter le planisphère
dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne
ma magie de Venise, trouveront, je m'assure, que j'avais de
longue main une grande vocation pour être sorcier.
Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n'étais
occupé d'aucuns soins champêtres; car ils avaient toujours la
préférence, et dans ce qui n'excédait pas mes forces je
travaillais comme un paysan: mais il est vrai que mon extrême
faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article que le
mérite de la bonne volonté. D'ailleurs je voulais faire à la fois
deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisais bien aucun. Je
m'étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire; je
m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre par cœur. Pour cela je
portais toujours avec moi quelque livre, qu'avec une peine
incroyable j'étudiais et repassais tout en travaillant. Je ne
sais pas comment l'opiniâtreté de ces vains et continuels efforts
ne m'a pas enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et
rappris bien vingt fois les Églogues de Virgile, dont je ne sais
pas un seul mot. J'ai perdu ou dépareillé des multitudes de
livres, par l'habitude que j'avais d'en porter partout avec moi,
au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d'autre
chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie;
partout j'oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze
jours je le retrouvais pourri, ou rongé des fourmis et des
limaçons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me
rendait comme hébété, tout occupé que j'étais sans cesse à
marmotter quelque chose entre mes dents.
Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire étant ceux que je
lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste; et,
malgré toute ma confiance, leur dure théologie m'épouvantait
quelquefois. La terreur de l'enfer, que jusque-là j'avais très
peu craint, troublait peu à peu ma sécurité; et si maman ne m'eût
tranquillisé l'âme, cette effrayante doctrine m'eût tout à fait
bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien, contribuait
pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C'était le
P. Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera
toujours en vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité
d'un enfant; et sa morale, moins relâchée que douce, était
précisément ce qu'il me fallait pour balancer les tristes
impressions du jansénisme. Ce bonhomme et son compagnon, le P.
Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique le
chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur âge.
Leurs visites me faisaient grand bien: que Dieu veuille le rendre
à leurs âmes! car ils étaient trop vieux alors pour que je les
présume en vie encore aujourd'hui. J'allais aussi les voir à
Chambéri: je me familiarisais peu à peu avec leur maison; leur
bibliothèque était à mon service. Le souvenir de cet heureux
temps se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer
l'un par l'autre; et, quoique leur doctrine m'ait toujours paru
dangereuse, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les
haïr sincèrement.
Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les cœurs
des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent
quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d'une vie
innocente autant qu'on la puisse mener, et malgré tout ce qu'on
m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait encore souvent. Je
me demandais: En quel état suis-je? si je mourais à l'instant,
serais-je damné? Selon mes jansénistes la chose était
indubitable; mais selon ma conscience il me paraissait que non.
Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude,
j'avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus
risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme
si je lui en voyais faire autant. Un jour, rêvant à ce triste
sujet, je m'exerçais machinalement à lancer des pierres contre
les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire,
c'est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce
bel exercice, je m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic
pour calmer mon inquiétude. Je me dis: Je m'en vais jeter cette
pierre contre l'arbre qui est vis-à-vis de moi; si je le touche,
signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en
disant ainsi, je jette ma pierre d'une main tremblante et avec un
horrible battement de cœur, mais si heureusement qu'elle va
frapper au beau milieu de l'arbre; ce qui véritablement n'était
pas difficile, car j'avais eu soin de le choisir fort gros et
fort près. Depuis lors je n'ai plus douté de mon salut. Je ne
sais, en me rappelant ce fait, si je dois rire ou gémir sur
moi-même. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement,
félicitez-vous; mais n'insultez pas à ma misère, car je vous jure
que je la sens bien.
Au reste, ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être
de la dévotion, n'étaient pas un état permanent. Communément
j'étais assez tranquille, et l'impression que l'idée d'une mort
prochaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu'une
langueur paisible et qui même avait ses douceurs. Je viens de
retrouver parmi de vieux papiers une espèce d'exhortation que je
me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir à l'âge
où l'on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et
sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d'esprit durant
ma vie. Que j'avais bien raison! un pressentiment me faisait
craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le
sort qui m'attendait sur mes vieux jours. Je n'ai jamais été si
près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands
remords sur le passé, délivré des soucis de l'avenir, le
sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du
présent. Les dévots ont pour l'ordinaire une petite sensualité
très vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs
innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un
crime, je ne sais pourquoi; ou plutôt je le sais bien: c'est
qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont
eux-mêmes ont perdu le goût. Je l'avais, ce goût, et je trouvais
charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon cœur,
neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d'enfant, ou
plutôt, si j'ose le dire, avec une volupté d'ange; car en vérité
ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis.
Des dîners faits sur l'herbe à Montagnole, des soupers sous le
berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à
teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de
fêtes auxquelles maman prenait le même plaisir que moi. Des
promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore,
parce que le cœur s'épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une
entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint
Louis, dont maman portait le nom. Nous partîmes ensemble et seuls
de bon matin, après la messe qu'un carme était venu nous dire, au
point du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J'avais
proposé d'aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions,
et que nous n'avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos
provisions d'avance, car la course devait durer tout le jour.
Maman, quoiqu'un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal: nous
allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au
soleil et souvent à l'ombre, nous reposant de temps en temps et
nous oubliant des heures entières; causant de nous, de notre
union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des
vœux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au
bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu; point de
poussière, et des ruisseaux bien courants; un petit vent frais
agitait les feuilles, l'air était pur, l'horizon sans nuage; la
sérénité régnait au ciel comme dans nos cœurs. Notre dîner fut
fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous
bénissait de bon cœur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes
gens! Après le dîner nous gagnâmes l'ombre sous les grands
arbres, où, tandis que j'amassais des brins de bois sec pour
faire notre café, maman s'amusait à herboriser parmi les
broussailles; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je
lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure
mille choses curieuses qui m'amusèrent beaucoup et qui devaient
me donner du goût pour la botanique: mais le moment n'était pas
venu, j'étais distrait par trop d'autres études. Une idée qui
vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La
situation d'âme où je me trouvais, tout ce que nous avions dit et
fait ce jour-là, tous les objets qui m'avaient frappé, me
rappelèrent l'espèce de rêve que tout éveillé j'avais fait à
Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte en
son lieu. Les rapports en étaient si frappants, qu'en y pensant
j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un transport
d'attendrissement j'embrassai cette chère amie: Maman, maman, lui
dis-je avec passion, ce jour m'a été promis depuis longtemps, et
je ne vois rien au delà. Mon bonheur, grâce à vous, est à son
comble: puisse-t-il ne pas décliner désormais! puisse-t-il durer
aussi longtemps que j'en conserverai le goût! il ne finira
qu'avec moi.
Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d'autant plus heureux
que, n'apercevant rien qui les dût troubler, je n'envisageais en
effet leur fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de
mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un
autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles,
afin qu'elle portât son remède avec elle. Maman aimait
naturellement la campagne, et ce goût ne s'attiédissait pas avec
moi. Peu à peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimait
à faire valoir les terres, et elle avait sur cela des
connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente
de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait prise, elle louait
tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur
entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester
oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt
une grosse fermière. Je n'aimais pas trop à la voir ainsi
s'étendre, et je m'y opposais tant que je pouvais, bien sûr
qu'elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et
prodigue porterait toujours la dépense au delà du produit.
Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne
serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les
entreprises qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait la
moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de
profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la
garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette
idée, je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de
santé qu'il m'en fallait pour veiller à ses affaires, pour être
piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier; et naturellement
l'exercice que cela me faisait faire, m'arrachant souvent à mes
livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur.
L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'apporta
quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per
musica du père Banchieri, qui me donnèrent du goût pour
l'histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce
bel art. Barillot resta quelque temps avec nous; et comme j'étais
majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le
printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du
moins la part qui m'en revenait, en attendant qu'on sût ce que
mon frère était devenu. Cela s'exécuta comme il avait été résolu.
J'allai à Genève; mon père y vint de son côté. Depuis longtemps
il y revenait sans qu'on lui cherchât querelle, quoiqu'il n'eût
jamais purgé son décret: mais comme on avait de l'estime pour son
courage et du respect pour sa probité, on feignait d'avoir oublié
son affaire; et les magistrats, occupés du grand projet qui
éclata peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la
bourgeoisie, en lui rappelant mal à propos leur ancienne
partialité.
Je craignais qu'on ne me fît des difficultés sur mon
changement de religion; l'on n'en fit aucune. Les lois de Genève
sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque
change de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le
mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais
comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu'on fût à peu près sûr
que mon frère était mort, on n'en avait point de preuve
juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa
part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon père,
qui en a joui tant qu'il a vécu. Sitôt que les formalités de
justice furent faites et que j'eus reçu mon argent, j'en mis
quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds
de maman. Le cœur me battait de joie durant la route, et le
moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois
plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut
avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là
sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé
presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale
simplicité. L'emploi en eût exactement été le même s'il lui fût
venu d'autre part.
Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais
au contraire à vue d'œil; j'étais pâle comme un mort et maigre
comme un squelette; mes battements d'artères étaient terribles,
mes palpitations plus fréquentes; j'étais continuellement
oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j'avais peine à
me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne
pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais
soulever le plus léger fardeau; j'étais réduit à l'inaction la
plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est
certain qu'il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les
vapeurs sont les maladies des gens heureux, c'était la mienne:
les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les
frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau, l'inégalité
d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait
cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la
sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas,
qu'il faut nécessairement que l'âme ou le corps souffre quand ils
ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l'un fait
presque toujours tort à l'autre. Quand j'aurais pu jouir
délicieusement de la vie, ma machine en décadence m'en empêchait,
sans qu'on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège. Dans
la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et
très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux
sentir mes malheurs; et maintenant que j'écris ceci, infirme et
presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me
sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n'en eus
pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai
bonheur.
Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans
mes lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en
revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma
machine, je m'attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois
le jour: loin d'être étonné de me trouver mourant, je l'étais que
je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une
maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je
n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale
étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne,
je croyais les avoir toutes; et j'en gagnai par-dessus une plus
cruelle encore dont je m'étais cru délivré, la fantaisie de
guérir: c'en est une difficile à éviter quand on se met à lire
des livres de médecine. A force de chercher, de réfléchir, de
comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal était un
polype au cœur; et Salomon lui-même parut frappé de cette idée.
Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me
confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi.
Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment
on pouvait guérir d'un polype au cœur, résolu d'entreprendre
cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait fait à
Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le
démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait
guéri un pareil polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en
fallut pas davantage pour m'inspirer le désir d'aller consulter
M. Fizes. L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et des
forces pour entreprendre ce voyage. L'argent venu de Genève en
fournit le moyen. Maman, loin de m'en détourner, m'y exhorte; et
me voilà parti pour Montpellier.
Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le médecin
qu'il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une
chaise à Grenoble. A Moirans, cinq ou six autres chaises
arrivèrent à la file après la mienne. Pour le coup c'était
vraiment l'aventure des brancards. La plupart de ces chaises
étaient le cortège d'une nouvelle mariée appelée madame du
Colombier. Avec elle était une autre femme appelée madame de
Larnage, moins jeune et moins belle que madame du Colombier, mais
non moins aimable, et qui de Romans, où s'arrêtait celle-ci,
devait poursuivre sa route jusqu'au bourg Saint-Andiol, près le
Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me connaît, on s'attend
que la connaissance ne fut pas sitôt faite avec des femmes
brillantes et la suite qui les entourait: mais enfin, suivant la
même route, logeant dans les mêmes auberges, et, sous peine de
passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la même table,
il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc,
et même plus tôt que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne
convenait guère à un malade, et surtout à un malade de mon
humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si
insinuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles
commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi.
Madame du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n'avait
guère le temps de m'agacer, et d'ailleurs ce n'en était pas la
peine, puisque nous allions nous quitter; mais madame de Larnage,
moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route: voilà
madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre
Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype;
tout part auprès d'elle, hors certaines palpitations qui me
restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état
de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait
que j'étais malade, on savait que j'allais à Montpellier; et il
faut que mon air et mes manières n'annonçassent pas un débauché,
car il fut clair dans la suite qu'on ne m'avait pas soupçonné
d'aller y faire un tour de casserole. Quoique l'état de maladie
ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des
dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le
matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m'inviter à
prendre le chocolat avec elles; elles s'informaient comment
j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de
parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette
réponse leur fit croire que j'étais fou: elles m'examinèrent
davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois
madame du Colombier dire à son amie: Il manque de monde, mais il
est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins
en effet.
En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'où l'on
venait, qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais très
bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes,
ce mot de nouveau converti m'allait tuer. Je ne sais par quelle
bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais; je me donnai pour
jacobite, on me prit pour tel; je m'appelai Dudding, et l'on
m'appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là,
malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mauvaise
humeur, s'avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla
du roi Jacques, du prétendant, de l'ancienne cour de
Saint-Germain. J'étais sur les épines: je ne savais de tout cela
que le peu que j'en avais lu dans le comte Hamilton et dans les
gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me
tirai d'affaire: heureux qu'on ne se fût pas avisé de me
questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul
mot.
Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le
moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous
nous trouvâmes un dimanche à Saint-Marcellin. Madame de Larnage
voulut aller à la messe, j'y fus avec elle: cela faillit à gâter
mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours fait. Sur ma
contenance modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de
moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua deux
jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour
effacer cette mauvaise impression; ou plutôt madame de Larnage,
en femme d'expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut
bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m'en
tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de telles que, bien éloigné
de présumer de ma figure, je crus qu'elle se moquait de moi. Sur
cette folie il n'y eut sorte de bêtise que je ne fisse; c'était
pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit
tant d'agaceries et me dit des choses si tendres, qu'un homme
beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela
sérieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans
mon idée; et ce qui me tourmentait davantage était qu'à bon
compte je me prenais d'amour tout de bon. Je me disais, et je lui
disais en soupirant: Ah! que tout cela n'est-il vrai! je serais
le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice
ne fit qu'irriter sa fantaisie; elle n'en voulut pas avoir le
démenti.
Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite.
Nous continuions notre route le plus lentement et le plus
agréablement du monde, madame de Larnage, le marquis de Torignan,
et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur, était un assez
bon homme, mais qui n'aimait pas trop à manger son pain à la
fumée du rôti. Madame de Larnage cachait si peu le goût qu'elle
avait pour moi, qu'il s'en aperçut plus tôt que moi-même; et ses
sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que
je n'osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers
d'esprit dont moi seul étais capable, je ne m'étais imaginé
qu'ils s'entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva
de me renverser la tête et me fit faire le plus plat personnage
dans une situation où mon cœur, étant réellement pris, m'en
pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment
madame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me
congédia pas avec le dernier mépris. Mais c'était une femme
d'esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu'il
y avait plus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés.
Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas
sans peine. A Valence, nous étions arrivés pour dîner, et, selon
notre louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous
étions logés hors de la ville à Saint-Jacques; je me souviendrai
toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de
Larnage y occupait. Après le dîner elle voulut se promener: elle
savait que le marquis n'était pas allant; c'était le moyen de se
ménager un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer
parti, car il n'y avait plus de temps à perdre pour en avoir à
mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long
des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes,
auxquelles elle répondait d'un ton si tendre, me pressant
quelquefois contre son cœur le bras qu'elle tenait, qu'il
fallait une stupidité pareille à la mienne pour m'empêcher de
vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait
d'impayable était que j'étais moi-même excessivement ému. J'ai
dit qu'elle était aimable: l'amour la rendait charmante; il lui
rendait tout l'éclat de la première jeunesse, et elle ménageait
ses agaceries avec tant d'art, qu'elle aurait séduit un homme à
l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le
point de m'émanciper; mais la crainte d'offenser ou de déplaire,
la frayeur plus grande encore d'être hué, sifflé, berné, de
fournir une histoire à table et d'être complimenté sur mes
entreprises par l'impitoyable marquis, me retinrent au point
d'être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir
vaincre en me la reprochant. J'étais au supplice: j'avais déjà
quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en
si beau chemin: ne sachant plus quelle contenance tenir ni que
dire, je me taisais; j'avais l'air boudeur, enfin je faisais tout
ce qu'il fallait pour m'attirer le traitement que j'avais
redouté. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus
humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un
bras autour de mon cou, et dans l'instant sa bouche parla trop
clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne
pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était
temps. Elle m'avait donné cette confiance dont le défaut m'a
presque toujours empêché d'être moi. Je le fus alors. Jamais mes
yeux, mes sens, mon cœur et ma bouche n'ont si bien parlé;
jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts; et si cette petite
conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j'eus lieu de
croire qu'elle n'y avait pas de regret.
Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans
plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante,
quoiqu'elle ne fût ni belle ni jeune; mais, n'étant non plus ni
laide ni vieille, elle n'avait rien dans sa figure qui empêchât
son esprit et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au
contraire des autres femmes, ce qu'elle avait de moins frais
était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle
avait ses raisons pour être facile, c'était le moyen de valoir
tout son prix. On pouvait la voir sans l'aimer, mais non pas la
posséder sans l'adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu'elle
n'était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu'elle le fut
avec moi. Elle s'était prise d'un goût trop prompt et trop vif
pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins autant que
les sens; et durant le temps court et délicieux que je passai
auprès d'elle, j'eus lieu de croire, aux ménagements forcés
qu'elle m'imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle
aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.
Notre intelligence n'échappa pas au marquis. Il n'en tirait
pas moins sur moi: au contraire, il me traitait plus que jamais
en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne
lui échappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pût me faire
soupçonner qu'il nous eût devinés; et je l'aurais cru notre dupe,
si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m'eût dit
qu'il ne l'était pas, mais qu'il était galant homme; et en effet,
on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter
plus poliment qu'il fit toujours, même envers moi, sauf ses
plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m'en attribuait
l'honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l'avais
paru. Il se trompait, comme on a vu: mais n'importe, je profitais
de son erreur; et il est vrai qu'alors les rieurs étant pour moi,
je prêtais le flanc de bon cœur et d'assez bonne grâce à ses
épigrammes, et j'y ripostais quelquefois, même assez
heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de madame de
Larnage de l'esprit qu'elle m'avait donné. Je n'étais plus le
même homme.
Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère;
nous la faisions partout excellente, grâce aux bons soins du
marquis. Je me serais pourtant passé qu'il les étendît jusqu'à
nos chambres; mais il envoyait devant son laquais pour les
retenir; et le coquin, soit de son chef, soit par l'ordre de son
maître, le logeait toujours à côté de madame de Larnage, et me
fourrait à l'autre bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait
guère, et nos rendez-vous n'en étaient que plus piquants. Cette
vie délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je
m'enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives,
sans aucun mélange de peines: ce sont les premières et les seules
que j'aie ainsi goûtées; et je puis dire que je dois à madame de
Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.
Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de
l'amour, c'était du moins un retour si tendre pour celui qu'elle
me témoignait, c'était une sensualité si brûlante dans le
plaisir, et une intimité si douce dans les entretiens, qu'elle
avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire, qui
tourne la tête et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai jamais
senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas
auprès d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimé et
comme j'aimais madame de Warens; mais c'était pour cela même que
je la possédais cent fois mieux. Près de maman mon plaisir était
toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret
serrement de cœur que je ne surmontais pas sans peine; au lieu
de me féliciter de la posséder, je me reprochais de l'avilir.
Près de madame de Larnage, au contraire, fier d'être homme et
d'être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec
confiance; je partageais l'impression que je faisais sur les
siens; j'étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité
que de volupté mon triomphe, et pour tirer de là de quoi le
redoubler.
Je ne me souviens pas de l'endroit où nous quitta le
marquis, qui était du pays; mais nous nous trouvâmes seuls avant
d'arriver à Montélimar, et dès lors madame de Larnage établit sa
femme de chambre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec
elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette
manière, et j'aurais eu bien de la peine à dire comment le pays
que nous parcourions était fait. A Montélimar, elle eut des
affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne
me quitta pourtant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui
attira des importunités désolantes et des invitations qu'elle
n'eut garde d'accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne
nous empêchèrent pourtant pas d'aller nous promener tous les
jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau
ciel du monde. Oh! ces trois jours! j'ai dû les regretter
quelquefois; il n'en est plus revenu de semblables.
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut
nous séparer, et j'avoue qu'il en était temps, non que je fusse
rassasié ni prêt à l'être, je m'attachais chaque jour davantage;
mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait
guère que la bonne volonté. Nous donnâmes le change à nos regrets
par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce
régime me faisait du bien, j'en userais, et que j'irais passer
l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de
Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six
semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de
manière à prévenir les caquets. Elle me donna d'amples
instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais
dire, sur la manière dont je devais me comporter. En attendant,
nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement
du soin de ma santé; m'exhorta de consulter d'habiles gens,
d'être très attentif à tout ce qu'ils me prescriraient, et se
chargea, quelque sévère que pût être leur ordonnance, de me la
faire exécuter tandis que je serais auprès d'elle. Je crois
qu'elle parlait sincèrement, car elle m'aimait: elle m'en donna
mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon
équipage que je ne nageais pas dans l'opulence; quoiqu'elle ne
fût pas riche elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer
de partager sa bourse, qu'elle apportait de Grenoble assez bien
garnie, et j'eus beaucoup de peine à m'en défendre. Enfin, je la
quittai le cœur tout plein d'elle, en lui laissant, ce me
semble, un véritable attachement pour moi.
J'achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs,
et pour le coup très content d'être dans une bonne chaise pour y
rêver plus à mon aise aux plaisirs que j'avais goûtés et à ceux
qui m'étaient promis. Je ne pensais qu'au bourg Saint-Andiol et à
la charmante vie qui m'y attendait; je ne voyais que madame de
Larnage et ses entours: tout le reste de l'univers n'était rien
pour moi, maman même était oubliée. Je m'occupais à combiner dans
ma tête tous les détails dans lesquels madame de Larnage était
entrée, pour me faire d'avance une idée de sa demeure, de son
voisinage, de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle
avait une fille dont elle m'avait parlé très souvent en mère
idolâtre. Cette fille avait quinze ans passés; elle était vive,
charmante et d'un caractère aimable. On m'avait promis que j'en
serais caressé: je n'avais pas oublié cette promesse, et j'étais
fort curieux d'imaginer comment mademoiselle de Larnage
traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes
rêveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu'à Remoulin. On m'avait
dit d'aller voir le pont du Gard; je n'y manquai pas. Après un
déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai voir
le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que
j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains qui
l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et
ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains
de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me
frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert où le
silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et
l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un
aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres
énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de
milliers d'hommes dans un lieu où il n'en habite aucun. Je
parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect
m'empêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le
retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait
croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je
me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais,
tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme; et
je me disais en soupirant: Que ne suis-je né Romain! Je restai là
plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m'en
revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable
à madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre
les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard.
On ne s'avise jamais de tout.
A Nîmes, j'allai voir les Arènes: c'est un ouvrage beaucoup
plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins
d'impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le
premier objet, soit que la situation de l'autre au milieu d'une
ville fût moins propre à l'exciter. Ce vaste et superbe cirque
est entouré de vilaines petites maisons, et d'autres maisons plus
petites et plus vilaines encore en remplissent l'arène; de sorte
que le tout ne produit qu'un effet disparate et confus, où le
regret et l'indignation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai
vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins
beau que celui de Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la
décence et la propreté possibles, et qui par cela même me fit une
impression plus forte et plus agréable. Les Français n'ont soin
de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour
entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir.
J'étais changé à tel point, et ma sensualité mise en
exercice s'était si bien éveillée, que je m'arrêtai un jour au
pont de Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui
s'y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l'Europe, méritait
alors de l'être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de
son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et
avec choix. C'était réellement une chose curieuse de trouver,
dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne, une
table fournie en poisson de mer et d'eau douce, en gibier
excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins
qu'on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela
pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas
longtemps sur ce pied, et à force d'user sa réputation, il la
perdit enfin tout à fait.
J'avais oublié, durant ma route, que j'étais malade; je m'en
souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien
guéries, mais tous mes autres maux me restaient; et, quoique
l'habitude m'y rendît moins sensible, c'en était assez pour se
croire mort à qui s'en trouverait attaqué tout d'un coup. En
effet, ils étaient moins douloureux qu'effrayants, et faisaient
plus souffrir l'esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer
la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions
vives, je ne songeais plus à mon état; mais comme il n'était pas
imaginaire, je le sentais sitôt que j'étais de sang-froid. Je
songeai donc sérieusement aux conseils de madame de Larnage et au
but de mon voyage. J'allai consulter les praticiens les plus
illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de précaution,
je me mis en pension chez un médecin. C'était un Irlandais appelé
Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d'étudiants en
médecine; et il y avait cela de commode pour un malade à s'y
mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d'une pension honnête
pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour
ses soins comme médecin. Il se chargea de l'exécution des
ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta
fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait pas
d'indigestions à cette pension-là; et, quoique je ne sois pas
fort sensible aux privations de cette espèce, les objets de
comparaison étaient si proches, que je ne pouvais m'empêcher de
trouver quelquefois en moi-même que M. de Torignan était un
meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne
mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse était
fort gaie, cette manière de vivre me fit du bien réellement, et
m'empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à
prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois
les eaux de Vals, et à écrire à madame de Larnage; car la
correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de
retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j'allais faire un
tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes commensaux, qui
tous étaient de très bons enfants: on se rassemblait, on allait
dîner. Après dîner une importante affaire occupait la plupart
d'entre nous jusqu'au soir, c'était d'aller hors de la ville
jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais
pas, je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais: et
suivant, avec l'intérêt du pari, nos joueurs et leurs boules à
travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un
exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On
goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n'ai pas besoin de
dire que ces goûters étaient gais; mais j'ajouterai qu'ils
étaient assez décents, quoique les filles du cabaret fussent
jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, était notre
président; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des
étudiants, que je trouvai plus de mœurs et d'honnêteté parmi
toute cette jeunesse qu'il ne serait aisé d'en trouver dans le
même nombre d'hommes faits. Ils étaient plus bruyants que
crapuleux, plus gais que libertins; et je me monte si aisément à
un train de vie quand il est volontaire, que je n'aurais pas
mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait
parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tâchais
d'apprendre quelques mots d'anglais par précaution pour le bourg
Saint-Andiol; car le temps approchait de m'y rendre. Madame de
Larnage m'en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui
obéir. Il était clair que mes médecins, qui n'avaient rien
compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et
me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur
petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et
les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent
expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles.
Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal; donc je n'étais
pas malade: car comment supposer que des docteurs ne sussent pas
tout? Je vis qu'ils ne cherchaient qu'à m'amuser et me faire
manger mon argent; et jugeant que leur substitut du bourg
Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus
agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je
quittai Montpellier dans cette sage intention.
Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou
deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine
de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction,
si ce n'est un cours d'anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et
que je fus obligé d'abandonner par l'horrible puanteur des
cadavres qu'on disséquait, et qu'il me fut impossible de
supporter.
Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que
j'avais prise, j'y réfléchissais en m'avançant toujours vers le
Pont-Saint-Esprit, qui était également la route du bourg
Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs de maman, et ses
lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de
Larnage, réveillaient dans mon cœur des remords que j'avais
étouffés durant ma première route. Ils devinrent si vifs au
retour, que, balançant l'amour du plaisir, ils me mirent en état
d'écouter la raison seule. D'abord, dans le rôle d'aventurier que
j'allais recommencer, je pouvais être moins heureux que la
première fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol,
qu'une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les
Anglais, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de
madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre
moi, et me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré
moi je pensais plus qu'il n'eût fallu, m'inquiétait encore: je
tremblais d'en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la
moitié de l'ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la
mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable
commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et
l'enfer dans sa maison? Cette idée me fit horreur: je pris bien
la ferme résolution de me combattre et de me vaincre, si ce
malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m'exposer
à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je
serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer
mon cœur! Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et
m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des
plaisirs dont j'avais d'avance épuisé le plus grand charme? car
il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité.
Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n'y était
plus. A cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation,
à mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà
chargée de dettes l'était encore de mes folles dépenses, qui
s'épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce
reproche devint si vif, qu'il l'emporta à la fin. En approchant
du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l'étape du bourg
Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l'exécutai
courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi
avec cette satisfaction intérieure, que je goûtais pour la
première fois de ma vie, de me dire: Je mérite ma propre estime,
je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première
obligation véritable que j'aie à l'étude: c'était elle qui
m'avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si
purs que j'avais adoptés il y avait peu de temps, après les
règles de sagesse et de vertu que je m'étais faites et que je
m'étais senti si fier de suivre, la honte d'être si peu
conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes propres
maximes, l'emporta sur la volupté. L'orgueil eut peut-être autant
de part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n'est
pas la vertu même, il a des effets si semblables qu'il est
pardonnable de s'y tromper.
L'un des avantages des bonnes actions est d'élever l'âme, et
de la disposer à en faire de meilleures: car telle est la
faiblesse humaine, qu'on doit mettre au nombre des bonnes actions
l'abstinence du mal qu'on est tenté de commettre. Sitôt que j'eus
pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je
redevins ce que j'étais auparavant, et que ce moment d'ivresse
avait fait disparaître. Plein de bons sentiments et de bonnes
dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention
d'expier ma faute, ne pensant qu'à régler désormais ma conduite
sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve au service
de la meilleure des mères, à lui vouer autant de fidélité que
j'avais d'attachement pour elle, et à n'écouter plus d'autre
amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de mon retour
au bien semblait me promettre une autre destinée: mais la mienne
était écrite et déjà commencée; et quand mon cœur, plein d'amour
pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu'innocence
et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait
traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs.
L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que
je n'avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et
l'heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon
calcul, je restai autant de temps à Chaparillan, afin d'arriver
juste au moment que j'avais marqué. Je voulais goûter dans tout
son charme le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le différer un
peu, pour y joindre celui d'être attendu. Cette précaution
m'avait toujours réussi. J'avais vu toujours marquer mon arrivée
par une espèce de petite fête: je n'en attendais pas moins cette
fois; et ces empressements, qui m'étaient si sensibles, valaient
bien la peine d'être ménagés.
J'arrivai donc exactement à l'heure. De tout loin je
regardais si je ne la verrais pas sur le chemin; le cœur me
battait de plus en plus à mesure que j'approchais. J'arrive
essoufflé, car j'avais quitté ma voiture en ville: je ne vois
personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre; je commence à
me troubler, je redoute quelque accident. J'entre; tout est
tranquille; des ouvriers goûtaient dans la cuisine: du reste,
aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir; elle
ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette
chère maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée;
j'accours, je m'élance à ses pieds. Ah! te voilà! petit, me
dit-elle en m'embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te
portes-tu? Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai si elle
n'avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J'aurais cru que
non, lui dis-je; et l'éclaircissement finit là. Un jeune homme
était avec elle. Je le connaissais pour l'avoir vu déjà dans la
maison avant mon départ; mais cette fois il y paraissait établi,
il l'était. Bref, je trouvai ma place prise.
Ce jeune homme était du pays de Vaud; son père, appelé
Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château
de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier,
et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à
madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les
passants, et surtout ceux de son pays. C'était un grand fade
blondin, assez bien fait, le visage plat, l'esprit de même,
parlant comme le beau Léandre; mêlant tous les tons, tous les
goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes;
ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait
couché, et prétendant n'avoir point coiffé de jolies femmes dont
il n'eût aussi coiffé les maris; vain, sot, ignorant, insolent;
au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui
me fut donné pendant mon absence, et l'associé qui me fut offert
après mon retour.
Oh! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient
encore du sein de l'éternelle lumière ce qui se passe chez les
mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas
plus de grâce à vos fautes qu'aux miennes, si je dévoile
également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois,
je veux être vrai pour vous comme pour moi-même: vous y perdrez
toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et
doux caractère, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise
et toutes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de
faiblesses, si l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule
raison! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices; votre
conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur.
Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent, exact pour
toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand
nombre; il s'était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant
que je l'étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la
fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l'écurie, à la
basse-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il négligeait, parce
que c'était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de
bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier
ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche à
la main; on l'entendait courir, cogner, crier à pleine tête. Je
ne sais de combien d'hommes il faisait le travail, mais il
faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en
imposa à ma pauvre maman; elle crut ce jeune homme un trésor pour
ses affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous
les moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur
lequel elle comptait le plus.
On a dû connaître mon cœur, ses sentiments les plus
constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce
moment auprès d'elle. Quel prompt et plein bouleversement dans
tout mon être! qu'on se mette à ma place pour en juger. En un
moment je vis évanouir pour jamais tout l'avenir de félicité que
je m'étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si
affectueusement disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne
savais voir mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour
la première fois. Ce moment fut affreux: ceux qui le suivirent
furent toujours sombres. J'étais jeune encore, mais ce doux
sentiment de jouissance et d'espérance qui vivifie la jeunesse me
quitta pour jamais. Dès lors l'être sensible fut mort à demi. Je
ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide;
et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes
désirs, ce bonheur n'était plus celui qui m'était propre; je
sentais qu'en l'obtenant je ne serais pas vraiment heureux.
J'étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré
le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet
de cette facilité de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le
monde d'elle, je ne me serais pas avisé d'en soupçonner la
véritable cause si elle ne me l'eût dite elle-même: mais elle se
pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter
à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là; trouvant
quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence
dans la maison, et m'alléguant mes absences, comme si elle eût
été d'un tempérament fort pressé d'en remplir les vides. Ah!
maman, lui dis-je le cœur serré de douleur, qu'osez-vous
m'apprendre! quel prix d'un attachement pareil au mien! Ne
m'avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m'ôter tout ce
qui me la rendait chère! J'en mourrai, mais vous me regretterez.
Elle me répondit d'un ton tranquille à me rendre fou, que j'étais
un enfant, qu'on ne mourait point de ces choses-là; que je ne
perdrais rien; que nous n'en serions pas moins bons amis, pas
moins intimes dans tous les sens; que son tendre attachement pour
moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit
entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes,
et qu'en les partageant avec un autre je n'en étais pas privé
pour cela.
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour
elle, jamais la sincérité, l'honnêteté de mon âme ne se firent
mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses
pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes.
Non, maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour
vous avilir; votre possession m'est trop chère pour la partager;
les regrets qui l'accompagnèrent quand je l'acquis se sont accrus
avec mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous
aurez toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est
plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder.
C'est à vous, ô maman, que je vous cède; c'est à l'union de nos
cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille
fois avant d'en goûter qui dégradent ce que j'aime!
Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le
dire, du sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment je
ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable
fils; et il est à noter que, bien que ma résolution n'eût point
son approbation secrète, comme je m'en suis trop aperçu, elle
n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni propos insinuants, ni
caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes
savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur
réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d'elle, et n'en
pouvant même imaginer, je passai bientôt à l'autre extrémité, et
le cherchai tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je
parvins à m'oublier moi-même. L'ardent désir de la voir heureuse,
à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections: elle
avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en
dépit d'elle.
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus
dont la semence était au fond de mon âme, que l'étude avaient
cultivées, et qui n'attendaient pour éclore que le ferment de
l'adversité. Le premier fruit de cette disposition si
désintéressée fut d'écarter de mon cœur tout sentiment de haine
et d'envie contre celui qui m'avait supplanté: je voulus, au
contraire, et je voulus sincèrement m'attacher à ce jeune homme,
le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son
bonheur, l'en rendre digne s'il était possible, et faire en un
mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans une
occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes.
Avec plus de douceur et de lumières, je n'avais pas le sang-froid
et la fermeté d'Anet, ni cette force de caractère qui en
imposait, et dont j'aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai
encore moins dans le jeune homme les qualités qu'Anet avait
trouvées en moi: la docilité, l'attachement, la reconnaissance,
surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses soins, et
l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici.
Celui que je voulais former ne voyait en moi qu'un pédant
importun qui n'avait que du babil. Au contraire, il s'admirait
lui-même comme un homme important dans la maison; et, mesurant
les services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il y faisait,
il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus
utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avait pas
tort, mais il partait de là pour se donner des airs à faire
mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme
campagnard; bientôt il en fit autant avec moi, et enfin avec
maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas
assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles; et
c'est sous ce dernier nom qu'il a été connu depuis à Chambéri, et
en Maurienne, où il s'est marié.
Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la
maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui
déplaire, c'était maman et non pas moi qu'il grondait, la crainte
de l'exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu'il
désirait; et chaque fois qu'il fendait du bois, emploi qu'il
remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse
là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce
garçon n'était pourtant pas absolument d'un mauvais naturel: il
aimait maman parce qu'il était impossible de ne la pas aimer; il
n'avait même pas pour moi de l'aversion; et quand les intervalles
de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait
quelquefois assez docilement, convenant franchement qu'il n'était
qu'un sot: après quoi il n'en faisait pas moins de nouvelles
sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des
goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et
presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une
femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d'une femme de
chambre vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience
d'endurer le dégoûtant service, quoiqu'elle lui fît mal au cœur.
Je m'aperçus de ce nouveau manège, et j'en fus outré
d'indignation: mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta
bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond
découragement que tout ce qui s'était passé jusqu'alors; ce fut
le refroidissement de maman envers moi.
La privation que je m'étais imposée et qu'elle avait fait
semblant d'approuver est une de ces choses que les femmes ne
pardonnent point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la
privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l'indifférence
qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus
sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens; le
crime le plus irrémissible que l'homme, dont au reste elle se
soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir
jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans
exception, puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut
altérée en elle par une abstinence qui n'avait que des motifs de
vertu, d'attachement et d'estime. Dès lors je cessai de trouver
en elle cette intimité des cœurs qui fut toujours la plus douce
jouissance du mien. Elle ne s'épanchait plus avec moi que quand
elle avait à se plaindre du nouveau venu: quand ils étaient bien
ensemble, j'entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait
peu à peu une manière d'être dont je ne faisais plus partie. Ma
présence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait
plus besoin; et j'aurais passé des jours entiers sans la voir,
qu'elle ne s'en serait pas aperçue.
Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même
maison dont auparavant j'étais l'âme, et où je vivais pour ainsi
dire à double. Je m'accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce
qui s'y faisait, de ceux même qui l'habitaient; et, pour
m'épargner de continuels déchirements, je m'enfermais avec mes
livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu
des bois. Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable.
Je sentis que la présence personnelle et l'éloignement de cœur
d'une femme qui m'était si chère irritaient ma douleur, et qu'en
cessant de la voir je m'en sentirais moins cruellement séparé. Je
formai le projet de quitter sa maison, je le lui dis; et, loin de
s'y opposer, elle le favorisa. Elle avait à Grenoble une amie
appelée madame Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably,
grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l'éducation des
enfants de M. de Mably: j'acceptai, et je partis pour Lyon sans
laisser ni presque sentir le moindre regret d'une séparation dont
auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.
J'avais à peu près les connaissances nécessaires pour un
précepteur, et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je
passai chez M. de Mably, j'eus le temps de me désabuser. La
douceur de mon naturel m'eût rendu très propre à ce métier, si
l'emportement n'y eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien
et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu'alors je
n'épargnais point, j'étais un ange; j'étais un diable quand les
choses allaient de travers. Quand mes élèves ne m'entendaient
pas, j'extravaguais; et quand ils marquaient de la méchanceté, je
les aurais tués: ce n'était pas le moyen de les rendre savants et
sages. J'en avais deux; ils étaient d'humeurs très différentes.
L'un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une jolie
figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin,
mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait
presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvait rien
apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas
besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être
aurais-je pu réussir; mais faute de l'une et de l'autre je ne fis
rien qui vaille, et mes élèves tournaient très mal. Je ne
manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de
prudence. Je ne savais employer auprès d'eux que trois
instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des
enfants: le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je
m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer; je voulais
l'attendrir lui-même, comme si l'enfant était susceptible d'une
véritable émotion de cœur: tantôt je m'épuisais à lui parler
raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait
quelquefois des arguments très subtils, je le prenais tout de bon
pour raisonnable, parce qu'il était raisonneur. Le petit
Condillac était encore plus embarrassant, parce que n'entendant
rien, ne répondant rien, ne s'émouvant de rien, et d'une
opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi
que quand il m'avait mis en fureur; alors c'était lui qui était
le sage, et c'était moi qui était l'enfant. Je voyais toutes mes
fautes, je les sentais; j'étudiais l'esprit de mes élèves, je les
pénétrais très bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois
j'aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le
mal sans savoir appliquer le remède? En pénétrant tout je
n'empêchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je
faisais était précisément ce qu'il ne fallait pas faire.
Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves.
J'avais été recommandé par madame Deybens à madame de Mably. Elle
l'avait priée de former mes manières et de me donner le ton du
monde. Elle y prit quelque soin, et voulut que j'apprisse à faire
les honneurs de sa maison; mais je m'y pris si gauchement,
j'étais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me planta là.
Cela ne m'empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux
d'elle. J'en fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai
jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur à faire les
avances, et j'en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont
même je m'ennuyai bientôt, voyant qu'ils n'aboutissaient à rien.
J'avais tout à fait perdu chez maman le goût des petites
friponneries, parce que tout étant à moi, je n'avais rien à
voler. D'ailleurs les principes élevés que je m'étais faits
devaient me rendre désormais bien supérieur à de telles
bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire
été: mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations
que pour en avoir coupé la racine; et j'aurais grand'peur de
voler comme dans mon enfance, si j'étais sujet aux mêmes désirs.
J'eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites
choses volables que je ne regardais même pas, je m'avisai de
convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois très joli, dont
quelques verres que par-ci, par-là je buvais à table m'avaient
fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien
coller le vin, je m'en vantai: on me confia celui-là: je le
collai et le gâtai, mais aux yeux seulement; il resta toujours
agréable à boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai de
temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en
mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire
sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'était
impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les
laquais, c'était me déceler, et presque insulter le maître de la
maison. En acheter moi-même, je n'osai jamais. Un beau monsieur
l'épée au côté aller chez un boulanger acheter un morceau de
pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une
grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas
de pain, et qui répondit: Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai
de la brioche. Encore que de façons pour en venir là! Sorti seul
à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et
passais devant trente pâtissiers avant d'entrer chez aucun. Il
fallait qu'il n'y eût qu'une seule personne dans la boutique, et
que sa physionomie m'attirât beaucoup, pour que j'osasse franchir
le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite
brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver
ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites
buvettes je faisais là tout seul en lisant quelques pages de
roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut
d'un tête-à-tête: c'est le supplément de la société qui me
manque. Je dévore alternativement une page et un morceau: c'est
comme si mon livre dînait avec moi.
Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis
enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort
indiscrets: cependant ils se découvrirent; les bouteilles me
décelèrent. On ne m'en fit pas semblant, mais je n'eus plus la
direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit
honnêtement et prudemment. C'était un très galant homme, qui,
sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur
de caractère et une rare bonté du cœur. Il était judicieux,
équitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de
maréchaussée, même très humain. En sentant son indulgence, je lui
en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans
sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin dégoûté
d'un métier auquel je n'étais pas propre et d'une situation très
gênante, qui n'avait rien d'agréable pour moi, après un an
d'essai, durant lequel je n'épargnai point mes soins, je me
déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne
parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même
voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu'il
n'eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse
épargné la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas
n'est assurément pas ce que j'approuve.
Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la
comparaison continuelle que j'en faisais avec celui que j'avais
quitté; c'était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon
jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout
de celle pour qui j'étais né, qui donnait de l'âme à tout cela.
En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me
prenait des serrements de cœur, des étouffements qui m'ôtaient
le courage de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de
partir à l'instant et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu
que je la revisse encore une fois, j'aurais été content de mourir
à l'instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si
tendres, qui me rappelaient auprès d'elle à quelque prix que ce
fût. Je me disais que je n'avais pas été assez patient, assez
complaisant, assez caressant; que je pouvais encore vivre heureux
dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je
n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle
de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je
vole, j'arrive dans tous les mêmes transports de ma première
jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah! j'y serais mort de
joie si j'avais retrouvé dans son accueil, dans ses yeux, dans
ses caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j'y
retrouvais autrefois, et que j'y reportais encore.
Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut
toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu'avec
elle; mais je venais rechercher le passé qui n'était plus, et qui
ne pouvait renaître A peine eus-je resté une demi-heure avec
elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me
retrouvai dans la même situation désolante que j'avais été forcé
de fuir, et cela sans que je pusse dire qu'il y eût de la faute
de personne; car au fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut
me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me
souffrir surnuméraire près de celle pour qui j'avais été tout, et
qui ne pouvait cesser d'être tout pour moi? Comment vivre
étranger dans la maison dont j'étais l'enfant? L'aspect des
objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison
plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre habitation.
Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs,
c'était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains
regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de
rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres,
j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant le péril
imminent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais
derechef à chercher en moi-même les moyens d'y pourvoir quand
maman n'aurait plus de ressources. J'avais mis les choses dans sa
maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi tout
était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait
briller; bon cheval, bon équipage; il aimait à s'étaler noblement
aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en
choses où il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance,
les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et
les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne
tarderait pas d'être saisie, peut-être supprimée. Enfin je
n'envisageais que ruine et désastres; et le moment m'en semblait
si proche que j'en sentais d'avance toutes les horreurs.
Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y
chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m'avisai
d'y en chercher contre les maux que je prévoyais; et revenant à
mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en
Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où
je la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et
ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la république
des lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle
idée qui se présenta m'inspira la confiance que la médiocrité de
mes talents ne pouvait me donner. Je n'avais pas abandonné la
musique en cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez
étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant
dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avais eue
d'apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j'avais encore
de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté
pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout
qu'en général apprendre la musique n'était pour personne chose
aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais
souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j'avais pensé
à noter l'échelle par chiffres pour éviter d'avoir toujours à
tracer des lignes et portées lorsqu'il fallait noter le moindre
petit air. J'avais été arrêté par les difficultés des octaves et
par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me
revint dans l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces
difficultés n'étaient pas insurmontables. J'y rêvai avec succès,
et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres
avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus
grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite; et,
dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je
ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en
présentant mon projet à l'Académie je ne fisse une révolution.
J'avais rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En
quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin plein des
idées magnifiques qui me l'avaient inspirée, et toujours le même
dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système de
musique, comme autrefois j'étais parti de Turin avec ma fontaine
de Héron.
Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse.
J'en ai narré l'histoire avec une fidélité dont mon cœur est
content. Si dans la suite j'honorai mon âge mûr de quelques
vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c'était
mon dessein; mais il faut m'arrêter ici. Le temps peut lever bien
des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un
jour elle apprendra ce que j'avais à dire. Alors on saura
pourquoi je me tais.
LIVRE SEPTIÈME
1741
Après deux ans de silence et de patience, malgré mes
résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre
jugement sur les raisons qui m'y forcent: vous n'en pouvez juger
qu'après m'avoir lu.
On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale,
assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités.
Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel
ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que
facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y
rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours,
loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie
oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a
jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.
Quel tableau différent j'aurai bientôt à développer! Le sort
qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria
pendant trente autres; et, de cette opposition continuelle entre
ma situation et mes inclinations, on verra naître des fautes
énormes, des malheurs inouïs et toutes les vertus, excepté la
force, qui peuvent honorer l'adversité.
Ma première partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû
faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire
aussi, j'y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux
souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité
que d'innocence, m'ont laissé mille impressions charmantes que
j'aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont
différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en
renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par
ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est possible;
et souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver
au besoin. Cette facilité d'oublier les maux est une consolation
que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un jour
accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les
objets agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination
effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs.
Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma
mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d'autres
mains, ne rentreront plus dans les miennes.
Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter,
c'est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de
mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause
ou l'effet. J'oublie aisément mes malheurs, mais je ne puis
oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentiments.
Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon cœur.
Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions,
des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai
senti, ni sur ce que mes sentiments m'ont fait faire: et voilà de
quoi principalement il s'agit. L'objet propre de mes Confessions
est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les
situations de ma vie. C'est l'histoire de mon âme que j'ai
promise: et pour l'écrire fidèlement je n'ai pas besoin d'autres
mémoires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au
dedans de moi.
Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six
à sept ans dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil
transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M.
du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps
de mon séjour à l'Ermitage, et de ma grande brouillerie avec mes
soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie, et qui fut la
source de tous mes autres malheurs. A l'égard des lettres
originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en
très petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du
recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les
soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans
cet écrit même, lorsqu'elles me paraîtront fournir quelque
éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge: car je
n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes
confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit
pas s'attendre non plus que je taise la vérité lorsqu'elle parle
en ma faveur.
Au reste, cette seconde partie n'a que cette même vérité de
commune avec la première, ni d'avantage sur elle que par
l'importance des choses. A cela près, elle ne peut que lui être
inférieure en tout. J'écrivais la première avec plaisir, avec
complaisance, à mon aise, à Wooton ou dans le château de Trye;
tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de
nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau
plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à
ce que j'en fusse content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tête
affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne
m'occupe de celui-ci que par force, et le cœur serré de
détresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que
souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au
monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à
dire; et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me
cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m'avilir aux
choses pour lesquelles j'étais le moins né. Les planchers sous
lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent ont des
oreilles: environné d'espions et de surveillants malveillants et
vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier
quelques mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire,
encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières
immenses qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint
toujours que la vérité ne s'échappe par quelque fissure. Comment
m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir
de succès. Qu'on juge si c'est là de quoi faire des tableaux
agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis
donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la
poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si ce n'est le
désir d'achever de connaître un homme, et l'amour sincère de la
justice et de la vérité.
Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret
pour Paris, déposant mon cœur aux Charmettes, y fondant mon
dernier château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux
pieds de maman, rendue à elle-même, les trésors que j'aurais
acquis, et comptant sur mon système de musique comme sur une
fortune assurée.
Je m'arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes
connaissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour
Paris, et pour vendre mes livres de géométrie, que j'avais
apportés avec moi. Tout le monde m'y fit accueil. Monsieur et
madame de Mably marquèrent du plaisir à me revoir, et me
donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance
avec l'abbé de Mably, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de
Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frère. L'abbé de
Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M.
de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et
l'autre me furent des connaissances très agréables, surtout le
premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de
l'amitié, et de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont
j'aurais dû mieux profiter.
Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps
fait connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand cœur
et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai
toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il
me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations
pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais la
connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de
Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me
présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de
l'aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant
que cette haute connaissance, dont j'aurai souvent à parler dans
la suite, m'ait été jamais utile à rien.
Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans
ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m'avait prêté ou
donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et
qu'il ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus
souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite
un présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il
s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai
fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.
Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas
sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le
même cadeau qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me
défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien
Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa
chère Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la
douceur de caractère et la bonté de cœur faisaient à peu près
tout le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt ni
quitter sans attendrissement; car elle était au dernier terme
d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les
vrais penchants d'un homme que l'espèce de ses attachements.
Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon
Parisot.
J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite
je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par
cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais
le sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur: mais il
m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la
leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été
au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me relâcher, la
honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et
je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence et j'ai paru
les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait
attention, et je les ai trouvés toujours les mêmes: mais on verra
vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre d'un bel
esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé.
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable
personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui
laissa dans mon cœur des souvenirs bien tendres; c'est
mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma première partie, et
avec laquelle j'avais renouvelé connaissance tandis que j'étais
chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis
davantage; mon cœur se prit, et très vivement. J'eus quelque
lieu de penser que le sien ne m'était pas contraire; mais elle
m'accorda une confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle
n'avait rien, ni moi non plus; nos situations étaient trop
semblables pour que nous pussions nous unir; et, dans les vues
qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de songer au mariage. Elle
m'apprit qu'un jeune négociant, appelé M. Genève, paraissait
vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux;
il me parut honnête homme, il passait pour l'être. Persuadé
qu'elle serait heureuse avec lui, je désirai qu'il l'épousât,
comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs
innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur
de cette charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés
ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans
la suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de
mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je
sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si
les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à
faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent
au fond du cœur.
Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté
défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant;
non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que
m'avait donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin,
rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel,
vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de
mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de
Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y
trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau
boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la
connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et
par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à
parler dans la suite.
J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis
d'argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de
musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de
temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de
faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à
Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talents,
est toujours sûr d'être accueilli. Je le fus; cela me procura des
agréments sans me mener à grand'chose. De toutes les personnes à
qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin,
gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de
madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrétaire de
l'Académie des inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du
roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire.
Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me
venaient de l'abbé de Mably.
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances
qu'il me procura: l'une, de M. de Gasc, président à mortier au
parlement de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon;
l'autre, de M. l'abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne,
jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge,
après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de
chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie
d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de
leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de
Léon me prit en amitié, et voulait m'avoir pour son secrétaire;
mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit
cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient
suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.
M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en
avait; mais il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa
fille; elle était brillante et petite-maîtresse. J'y dînais
quelquefois. On ne saurait avoir l'air plus gauche et plus sot
que je l'avais vis-à-vis d'elle. Son maintien dégagé
m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me
présentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer
modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de sorte
qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle m'avait
destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle
ne se doutait guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne
laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à
M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les
vendredis, jours d'Académie des sciences. Il lui parla de mon
projet, et du désir que j'avais de le soumettre à l'examen de
l'Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut
agréée. Le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de
Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur de lire à
l'Académie le Mémoire que j'avais préparé pour cela. Quoique
cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j'y fus
bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai
passablement de mes lectures et de mes réponses. Le Mémoire
réussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent autant
qu'ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie
quiconque n'en était pas pût avoir le sens commun. Les
commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de
Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne
savait la musique, assez du moins pour être en état de juger de
mon projet.
Durant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis,
avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les
savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils
tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont.
Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs
objections, et quoique j'y répondisse timidement, je l'avoue, et
en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins
pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les
contenter. J'étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à
l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans
m'avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu'un moine,
appelé le P. Souhaitti, avait jadis imaginé la gamme par
chiffres. C'en fut assez pour prétendre que mon système n'était
pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais ouï
parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d'écrire les sept
notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en
aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma simple et commode
invention pour noter aisément par chiffres toute musique
imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps et valeurs
des notes, choses auxquelles Souhaitti n'avait pas même songé, il
était néanmoins très vrai de dire que, quant à l'élémentaire
expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais
outre qu'ils donnèrent à cette invention primitive plus
d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en tinrent pas là: et
sitôt qu'ils voulurent parler du fond du système ils ne firent
plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était
d'abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même
morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton
qu'on voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre
initiale à la tête de l'air. Ces messieurs avaient ouï dire aux
croque-sol de Paris que la méthode d'exécuter par transposition
ne valait rien: ils partirent de là pour tourner en invincible
objection, contre mon système, son avantage le plus marqué; et
ils décidèrent que ma note était bonne pour la vocale, et
mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'Académie
m'accorda un certificat plein de très beaux compliments, à
travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait
mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une
pareille pièce l'ouvrage intitulé: Dissertation sur la musique
moderne, par lequel j'en appelais au public.
J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec
un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la
chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières
que donne la culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint
l'étude particulière de celle dont il s'agit. La seule objection
solide qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau.
A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit le côté faible. Vos
signes, me dit-il, sont très bons en ce qu'ils déterminent
simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils représentent
nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le
redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais
ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une opération de l'esprit
qui ne peut toujours suivre la rapidité de l'exécution. La
position de nos notes, continua-t-il, se peint à l'œil sans le
concours de cette opération. Si deux notes, l'une très haute,
l'autre très basse, sont jointes par une tirade de notes
intermédiaires, je vois du premier coup d'œil le progrès de
l'une à l'autre par degrés conjoints; mais, pour m'assurer chez
vous de cette tirade, il faut nécessairement que j'épelle tous
vos chiffres l'un après l'autre; le coup d'œil ne peut suppléer
à rien. L'objection me parut sans réplique, et j'en convins à
l'instant: quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une
grande pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas
étonnant qu'elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l'est
que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent
si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.
Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d'autres
académiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout
ce qu'il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature;
et par là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me
vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi eux. Quant à
présent, concentré dans mon système de musique, je m'obstinai à
vouloir par là faire une révolution dans cet art, et parvenir de
la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint
toujours à Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma chambre
et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable à
refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le Mémoire que
j'avais lu à l'Académie. La difficulté fut de trouver un libraire
qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il y avait quelque
dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires
ne jettent pas leurs écus à la tête des débutants, et qu'il me
semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain
que j'avais mangé en l'écrivant.
Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un
traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai
seul. Tant fut opéré par ledit Quillau, que j'en fus pour mon
privilège, et n'ai jamais tiré un liard de cette édition, qui
vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l'abbé
Desfontaines m'eût promis de la faire aller, et que les autres
journalistes en eussent dit assez de bien.
Le plus grand obstacle à l'essai de mon système était la
crainte que, s'il n'était pas admis, on ne perdît le temps qu'on
mettrait à l'apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma
note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique
par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à
commencer par les miens. Pour en donner la preuve par
l'expérience, j'enseignai gratuitement la musique à une jeune
Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin
m'avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état
de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de
chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n'était
pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré.
Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec quelque talent
pour trouver des choses utiles je n'en eus jamais pour les faire
valoir.
Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée: mais
cette seconde fois j'avais trente ans, et je me trouvais sur le
pavé de Paris, où l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris
dans cette extrémité n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu
la première partie de ces Mémoires. Je venais de me donner des
mouvements aussi grands qu'inutiles; j'avais besoin de reprendre
haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai
tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence; et,
pour lui donner le temps de faire son œuvre, je me mis à manger,
sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant
la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher,
n'allant plus au café que de deux jours l'un, et au spectacle que
deux fois la semaine. A l'égard de la dépense des filles, je
n'eus aucune réforme à y faire, n'ayant de ma vie mis un sou à
cet usage, si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientôt à
parler.
La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me
livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de
quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie
et une des bizarreries de mon humeur. L'extrême besoin que
j'avais qu'on pensât à moi était précisément ce qui m'ôtait le
courage de me montrer; et la nécessité de faire des visites me
les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir
les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j'étais
déjà faufilé. Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle furent
presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelquefois. Je
montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut, et
il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune
qu'eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique, il en
savait la théorie; nous en parlions ensemble: il me parlait aussi
de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des
liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui
probablement dureraient encore, si malheureusement, et bien par
sa faute, je n'eusse été jeté dans son même métier.
On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux
intervalle qui me restait encore avant d'être forcé de mendier
mon pain: à étudier par cœur des passages de poètes, que j'avais
appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers
les dix heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou
un Rousseau dans ma poche; et là, jusqu'à l'heure du dîner, je
remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me
rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas
d'oublier celle de la veille. Je me rappelais qu'après la défaite
de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à
réciter les poèmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait
d'érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d'exercer mon
heureuse mémoire à retenir tous les poètes par cœur.
J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs,
auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi
des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là
connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor,
avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là, et n'en
devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne
devinsse à la fin plus fort qu'eux tous; et c'en était assez,
selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je
m'engouasse, j'y portais toujours la même manière de raisonner.
Je me disais: Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr
d'être recherché. Primons donc, n'importe en quoi; je serai
recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le
reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison,
c'était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides
efforts qu'il aurait fallu faire pour m'évertuer, je tâchais de
flatter ma paresse, et je m'en voilais la honte par des arguments
dignes d'elle.
J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je
crois que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir
davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en
allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel
était fou, mais bon homme au demeurant: il était fâché de me voir
consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il,
puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de
corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce
côté-là. J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval; allez la voir
de ma part. C'est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays
de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle madame de
Broglie sa fille, qui est une femme d'esprit. Madame Dupin en est
une autre à qui j'ai aussi parlé de vous: portez-lui votre
ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne
fait rien dans Paris que par les femmes: ce sont comme des
courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s'en approchent
sans cesse, mais ils n'y touchent jamais.
Après avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées,
je pris enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle
me reçut avec bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa
chambre, elle lui dit: Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P.
Castel nous a parlé. Madame de Broglie me fit compliment sur mon
ouvrage, et, me menant à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en
était occupée. Voyant à sa pendule qu'il était près d'une heure,
je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval me dit: Vous êtes bien
loin de votre quartier, restez; vous dînerez ici. Je ne me fis
pas prier. Un quart d'heure après je compris par quelques mots
que le dîner auquel elle m'invitait était celui de son office.
Madame de Beuzenval était une très bonne femme, mais bornée, et
trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu
d'idées des égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait même
en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage,
qui, quoique très simple, était fort propre, et n'annonçait point
du tout un homme fait pour dîner à l'office. J'en avais oublié le
chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans
laisser voir tout mon dépit, je dis à madame de Beuzenval qu'une
petite affaire qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon
quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa
mère, et lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet.
Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dit: Je compte
que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je
crus que faire le fier serait faire le sot, et je restai.
D'ailleurs la bonté de madame de Broglie m'avait touché, et me la
rendait intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle, et
j'espérai qu'en me connaissant davantage elle n'aurait pas regret
à m'avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon,
grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avait, ainsi que madame
de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout
en petites allusions fines. Il n'y avait pas là de quoi briller
pour le pauvre Jean-Jacques. J'eus le bon sens de ne vouloir pas
faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j'eusse
été toujours aussi sage! je ne serais pas dans l'abîme où je suis
aujourd'hui.
J'étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier
aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur.
Après le dîner, je m'avisai de ma ressource ordinaire. J'avais
dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon
séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j'en mis
dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois.
Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir
que les regards de madame de Broglie disaient à sa mère: Hé bien,
maman, avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait
pour dîner avec vous qu'avec vos femmes? Jusqu'à ce moment
j'avais eu le cœur un peu gros; mais après m'être ainsi vengé je
fus content. Madame de Broglie, poussant un peu trop loin le
jugement avantageux qu'elle avait porté de moi, crut que j'allais
faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes
fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les
Confessions du comte de***. Ce livre, me dit-elle, est un Mentor
dont vous aurez besoin dans le monde: vous ferez bien de le
consulter quelquefois. J'ai gardé plus de vingt ans cet
exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait,
mais en riant souvent de l'opinion que paraissait avoir cette
dame de mon mérite galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage, je
désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon penchant m'inspirait
très bien: c'est le seul ami vrai que j'aie eu parmi les gens de
lettres.
Dès lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval
et madame la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me
laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai
pas. Parlons maintenant de mon entrée chez madame Dupin, qui a eu
de plus longues suites.
Madame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard
et de madame Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu'on pouvait
appeler les trois Grâces. Madame de la Touche, qui fit une
escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; madame d'Arty, la
maîtresse, et, bien plus, l'amie, l'unique et sincère amie de M.
le prince de Conti; femme adorable autant par la douceur, par la
bonté de son charmant caractère, que par l'agrément de son esprit
et par l'inaltérable gaieté de son humeur; enfin madame Dupin, la
plus belle des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché
d'écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M.
Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général
et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu'il
lui avait fait dans sa province. Elle était encore, quand je la
vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris.
Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux
épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m'était très nouveau;
ma pauvre tête n'y tint pas; je me trouble, je m'égare; et bref,
me voilà épris de madame Dupin.
Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle; elle ne
s'en aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me
parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'accompagna
du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à table à côté
d'elle. Il n'en fallait pas tant pour me rendre fou; je le
devins. Elle me permit de la venir voir: j'usai, j'abusai de la
permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dînais deux ou
trois fois la semaine. Je mourais d'envie de parler; je n'osai
jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle.
L'entrée d'une maison opulente est une porte ouverte à la
fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la
fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle était, était sérieuse
et froide; je ne trouvais rien dans ses manières d'assez agaçant
pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre
dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait
que d'être un peu moins nombreuses pour être d'élite dans tous
les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de
l'éclat: les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On
ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame
la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame
de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer
pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé
Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de
Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien
réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société,
d'autant mieux composée, n'en était que plus imposante; et le
pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller
beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne
pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma
lettre sans m'en parler. Le troisième jour, elle me la rendit,
m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton
froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes
lèvres: ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et, après
une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle
comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.
Je crus ma sottise oubliée: je me trompai. M. de Francueil,
fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son
âge et du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait
avoir des prétentions; on disait qu'il en avait auprès d'elle,
uniquement peut-être parce qu'elle lui avait donné une femme bien
laide, bien douce, et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous
les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La
musique, qu'il savait fort bien, fut entre nous un moyen de
liaison. Je le vis beaucoup; je m'attachais à lui: tout d'un coup
il me fit entendre que madame Dupin trouvait mes visites trop
fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment
aurait pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais
huit ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il venait,
ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d'autant
plus bizarre, que je n'en étais pas moins bien venu qu'auparavant
chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus
rarement; et j'aurais cessé d'y aller tout à fait, si, par un
autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait fait prier de
veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de
gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces
huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin
pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux
avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa
famille, et qui l'a fait mourir dans l'île de Bourbon. Pendant
que je fus auprès de lui, je l'empêchai de faire du mal à
lui-même ou à d'autres, et voilà tout: encore ne fut-ce pas une
médiocre peine, et je ne m'en serais pas chargé huit autres jours
de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour
récompense.
M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec
lui: nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle.
Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et
vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans
la rue Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là, par suite d'un rhume
négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis
mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies
inflammatoires, des pleurésies, et surtout des esquinancies
auxquelles j'étais très sujet, dont je ne tiens pas ici le
registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez près pour
me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j'eus le
temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité, ma
faiblesse et mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentais
embrasé, me laissait languir dans l'oisiveté d'esprit toujours à
la porte de la misère. La veille du jour où j'étais tombé malade,
j'étais allé à un opéra de Royer, qu'on donnait alors, et dont
j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des
autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvais
m'empêcher de trouver cette musique faible, sans chaleur, sans
invention. J'osais quelquefois me dire: Il me semble que je
ferais mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avais de la
composition d'un opéra, et l'importance que j'entendais donner
par les gens de l'art à cette entreprise, m'en rebutaient à
l'instant même, et me faisaient rougir d'oser y penser.
D'ailleurs où trouver quelqu'un qui voulût me fournir les paroles
et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de
musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le
transport de ma fièvre je composais des chants, des duos, des
chœurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di
prima intenzione dignes peut-être de l'admiration des maîtres
s'ils avaient pu les entendre exécuter. Oh! si l'on pouvait tenir
registre des rêves d'un fiévreux, quelles grandes et sublimes
choses on verrait sortir quelquefois de son délire!
Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent encore pendant
ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser,
et même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et tenter de
faire à moi seul un opéra, paroles et musiques. Ce n'était pas
tout à fait mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri un
opéra-tragédie, intitulé Iphis et Anaxarète, que j'avais eu le
bon sens de jeter au feu. J'en avais fait à Lyon un autre,
intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, après l'avoir lu à
M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet et à d'autres,
j'avais fini par faire le même usage, quoique j'eusse déjà fait
la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eût
dit, en voyant cette musique, qu'il y avait des morceaux dignes
de Buononcini.
Cette fois, avant de mettre la main à l'œuvre, je me donnai
le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque
trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un
différent caractère de musique; et, prenant pour chaque sujet les
amours d'un poète, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon
premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le
second, en genre de musique tendre, était Ovide; et le troisième,
intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je
m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une
ardeur qui, pour la première fois, me fit goûter les délices de
la verve dans la composition. Un soir, près d'entrer à l'Opéra,
me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon
argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi; je me mets au
lit, après avoir bien fermé mes rideaux pour empêcher le jour d'y
pénétrer; et là, me livrant à tout l'oestre poétique et musical,
je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie
de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de
Ferrare (car j'étais le Tasse pour lors), et mes nobles et fiers
sentiments vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit
cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans les
bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête
qu'une bien petite partie de ce que j'avais fait; mais ce peu,
presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de
marquer encore l'énergie des morceaux dont il offrait les débris.
Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en
ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je
m'attachais à la maison Dupin, madame de Beuzenval et madame de
Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avaient pas
oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait
d'être nommé ambassadeur à Venise. C'était un ambassadeur de la
façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour. Son frère,
le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur
le Dauphin, était de la connaissance de ces deux dames, et de
celle de l'abbé Alary de l'Académie française, que je voyais
aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'ambassadeur
cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler.
Je demandais cinquante louis d'appointement, ce qui était bien
peu dans une place où l'on est obligé de figurer. Il ne voulait
me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes
frais. La proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous
accorder. M. de Francueil, qui faisait ses efforts pour me
retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant
un autre secrétaire appelé M. Follau, qu'on lui avait donné au
bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à
Venise, qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avait
affaire à un fou, le planta là; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un
jeune abbé appelé M. de Binis, qui écrivait sous le secrétaire et
n'était pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le
chevalier son frère, homme d'esprit, me tourna si bien, me
faisant entendre qu'il y avait des droits attachés à la place de
secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt
louis pour mon voyage, et je partis.
A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis,
pour voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône
et fus m'embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et par
raison d'économie, que pour prendre un passeport de M. de
Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui j'étais
adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivait
lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le
retarda.
C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise
y avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela
nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible
traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix
aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on
nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce
qu'on n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous
choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit,
l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le
lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à
deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table,
ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une
botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon
sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes
à grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à mon
aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant partout
la même solitude et la même nudité.
Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret
plutôt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis
à m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour
toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux
poux que j'avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de
changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je
procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étais choisie. Je
me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des
draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de
ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis
un siège d'une malle posée à plat, et une table de l'autre posée
de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en
manière de bibliothèque une douzaine de livres que j'avais. Bref,
je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des
fenêtres j'étais presque aussi commodément à ce lazaret
absolument nu qu'à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas
étaient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la
baïonnette au bout du fusil, les escortaient; l'escalier était ma
salle à manger, le palier me servait de table, la marche
inférieure me servait de siège; et quand mon dîner était servi,
l'on sonnait en se retirant une clochette, pour m'avertir de me
mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni
n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement,
j'allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me
servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur
le port, et d'où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je
passai de la sorte quatorze jours; et j'aurais passé la vingtaine
entière sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de
France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et
demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de huit jours: je les
allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du
gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force
caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me
mena, tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons où
l'on s'amusait assez; et je liai avec lui connaissance et
correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je
poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis
Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin à Venise,
impatiemment attendu par M. l'ambassadeur.
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des
autres ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui était
chiffré, quoiqu'il eût tous les chiffres nécessaires pour cela.
N'ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un
chiffre de ministre, je craignis d'abord d'être embarrassé; mais
je trouvai que rien n'était plus simple, et en moins de huit
jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valait pas la
peine; car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez
oisive, ce n'était pas à un pareil homme qu'on eût voulu confier
la moindre négociation. Il s'était trouvé dans un grand embarras
jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement.
Je lui étais très utile; il le sentait, et me traita bien. Un
autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay, son
prédécesseur, dont la tête s'était dérangée, le consul de France,
appelé M. Le Blond, était resté chargé des affaires de
l'ambassade; et depuis l'arrivée de M. de Montaigu, il continuait
de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au fait. M. de Montaigu,
jaloux qu'un autre fit son métier, quoique lui-même en fût
incapable, prit en guignon le consul; et sitôt que je fus arrivé,
il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour me les
donner. Elles étaient inséparables du titre; il me dit de le
prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n'envoya que
moi sous ce titre au sénat et à son conférent; et dans le fond il
était fort naturel qu'il aimât mieux avoir pour secrétaire
d'ambassade un homme à lui, qu'un consul ou un commis des bureaux
nommé par la cour.
Cela me rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses
gentilshommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la
plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison.
Je me servis avec succès de l'autorité qui y était attachée pour
maintenir son droit de liste, c'est-à-dire la franchise de son
quartier contre les tentatives qu'on fit plusieurs fois pour
l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens n'avaient
garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y
réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages
dont S. Exc. n'aurait pas dédaigné sa part.
Elle osa même réclamer sur les droits du secrétariat qu'on
appelait la chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas
d'y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces
passeports payait un sequin au secrétaire qui l'expédiait et le
contresignait. Tous mes prédécesseurs s'étaient fait payer ce
sequin indistinctement tant des Français que des étrangers. Je
trouvai cet usage injuste; et, sans être Français, je l'abrogeai
pour les Français; mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de
tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine
d'Espagne, m'ayant fait demander un passeport sans m'envoyer le
sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif
Italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la réforme que j'avais faite
dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en
avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des
baragouins abominables, se disaient l'un Provençal, l'autre
Picard, l'autre Bourguignon. Comme j'ai l'oreille assez fine, je
n'en fus guère la dupe, et je doute qu'un seul Italien m'ait
soufflé mon sequin et qu'un seul Français l'ait payé. J'eus la
bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien de rien, ce
que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles;
et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des
Français, il prétendit que j'entrasse en compte avec lui sur les
autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de
cette bassesse qu'affecté pour mon propre intérêt, je rejetai
hautement sa proposition. Il insista, je m'échauffai: Non,
monsieur, lui dis-je très vivement, que Votre Excellence garde ce
qui est à elle, et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en
céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette
voie, il en prit une autre. Il n'eut pas honte de me dire que,
puisque j'avais des profits à sa chancellerie, il était juste que
j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article;
et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire,
bougie, nonpareille, jusqu'au sceau que je fis refaire, sans
qu'il m'en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m'empêcha pas
de faire une petite part du produit des passeports à l'abbé de
Binis, bon garçon, et bien éloigné de prétendre à rien de
semblable. S'il était complaisant envers moi, je n'étais pas
moins honnête envers lui et nous avons toujours bien vécu
ensemble.
Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante
que je n'avais craint pour un homme sans expérience, auprès d'un
ambassadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroît,
l'ignorance et l'entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce
que le bon sens et quelques lumières m'inspiraient de bien pour
son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut
de se lier avec le marquis de Mari, ambassadeur d'Espagne, homme
adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il l'eût voulu; mais
qui, vu l'union d'intérêt des deux couronnes, le conseillait
d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût gâté ses conseils en
fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose
qu'ils eussent à faire de concert était d'engager les Vénitiens à
maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester
de leur fidélité à l'observer, tandis qu'ils fournissaient
publiquement des munitions aux troupes autrichiennes, et même des
recrues sous prétexte de désertion. M. de Montaigu, qui, je
crois, voulait plaire à la république, ne manquait pas aussi,
malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses
dépêches qu'elle n'enfreindrait jamais la neutralité.
L'entêtement et la stupidité de ce pauvre homme me faisaient
écrire et faire à tout moment des extravagances dont j'étais bien
forcé d'être l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me rendaient
quelquefois mon métier insupportable, et même presque
impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus
grande partie de sa dépêche au roi et de celle au ministre fût en
chiffres, quoique l'une et l'autre ne contînt absolument rien qui
demandât cette précaution. Je lui représentai qu'entre le
vendredi qu'arrivaient les dépêches de la cour, et le samedi que
partaient les nôtres, il n'y avait pas assez de temps pour
l'employer à tant de chiffres, et à la forte correspondance dont
j'étais chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un
expédient admirable: ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux
dépêches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut
même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur
l'impossibilité, sur l'absurdité de son exécution, qu'il en
fallut passer par là; et tout le temps que j'ai demeuré chez lui,
après avoir tenu note de quelques mots qu'il me disait dans la
semaine à la volée, et de quelques nouvelles triviales que
j'allais écumant par-ci par-là, muni de ces uniques matériaux, je
ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des
dépêches qui devaient partir le samedi, sauf quelques additions
ou corrections que je faisais à la hâte sur celles qui devaient
venir le vendredi, et auxquelles les nôtres servaient de
réponses. Il avait un autre tic fort plaisant, et qui donnait à
sa correspondance un ridicule difficile à imaginer: c'était de
renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre
son cours. Il marquait à M. Amelot les nouvelles de la cour, à M.
de Maurepas celles de Paris, à M. d'Havrincourt celles de Suède,
à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg, et quelquefois à
chacun celles qui venaient de lui-même, et que j'habillais en
termes un peu différents. Comme de tout ce que je lui portais à
signer il ne parcourait que les dépêches de la cour, il signait
celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un
peu plus le maître de tourner ces dernières à ma mode, et j'y fis
au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de
donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles: heureux
encore quand il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques
lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en
hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à
laquelle il fallait donner l'honneur du chiffre, sans quoi il ne
l'aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l'amour de sa
gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit; mais
sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je
le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec
franchise, et de remplir au moins mon devoir auprès de lui.
C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle et
un courage qui méritaient de sa part une autre récompense que
celle que j'en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une
fois ce que le ciel, qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce
que l'éducation que j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce
que celle que je m'étais donnée à moi-même, m'avait fait être; et
je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseil, sans
expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au
milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour
écarter le scandale du bon exemple, m'excitaient à les imiter;
loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne
devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en
tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en
vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république, celle de
tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et
l'affection de tous les Français établis à Venise, sans en
excepter le consul même, que je supplantais à regret dans les
fonctions que je savais lui être dues, et qui me donnaient plus
d'embarras que de plaisir.
M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis Mari, qui
n'entrait pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel
point que sans moi les Français qui étaient à Venise ne se
seraient pas aperçus qu'il y eût un ambassadeur de leur nation.
Toujours éconduits sans qu'il voulût les entendre lorsqu'ils
avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et l'on n'en
voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les
invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu'il aurait dû
faire: je rendis aux Français qui avaient recours à lui et à moi
tous les services qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays,
j'aurais fait davantage; mais ne pouvant voir personne en place à
cause de la mienne, j'étais forcé de recourir souvent au consul:
et le consul, établi dans le pays où il avait sa famille, avait
des ménagements à garder qui l'empêchaient de faire ce qu'il
aurait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'oser
parler, je m'aventurais à des démarches hasardeuses, dont
plusieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le souvenir me
fait encore rire: on ne se douterait guère que c'est à moi que
les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline et sa sœur
Camille: rien cependant n'est plus vrai. Véronèse, leur père,
s'était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne; et
après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de
partir, il s'était tranquillement mis à Venise au théâtre de
Saint-Luc, où Coralline, tout enfant qu'elle était encore,
attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier
gentilhomme de la chambre, écrivit à l'ambassadeur pour réclamer
le père et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me dit
pour toute instruction: Voyez cela. J'allai chez M. le Blond le
prier de parler au patricien à qui appartenait le théâtre de
Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani, afin qu'il
renvoyât Véronèse, qui était engagé au service du roi. Le Blond,
qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal.
Zustiniani battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé.
J'étais piqué. L'on était en carnaval: ayant pris la bahute et le
masque, je me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui
virent entrer ma gondole avec la livrée de l'ambassadeur furent
frappés; Venise n'avait jamais vu pareille chose. J'entre, je me
fais annoncer sous le nom d'una siora maschera. Sitôt que je fus
introduit, j'ôte mon masque et je me nomme. Le sénateur pâlit et
reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c'est à regret
que j'importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez à
votre théâtre de Saint-Luc un homme, nommé Véronèse, qui est
engagé au service du roi, et qu'on vous a fait demander
inutilement: je viens le réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte
harangue fit effet. A peine étais-je parti, que mon homme courut
rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'État, qui lui
lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis
dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrêter;
et il partit.
Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de
vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le concours de
personne. Il s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai
oublié le nom du vaisseau. Son équipage avait pris querelle avec
des Esclavons au service de la république: il y avait eu des
voies de fait, et le vaisseau avait été mis aux arrêts avec une
telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n'y
pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à
l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul, qui lui
dit que ce n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne
pouvait s'en mêler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi.
Je représentai à M. de Montaigu qu'il devait me permettre de
donner sur cette affaire un mémoire au sénat. Je ne me rappelle
pas s'il y consentit et si je présentai le mémoire; mais je me
rappelle bien que, mes démarches n'aboutissant à rien, et
l'embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit.
J'insérai la relation de cette affaire dans une dépêche à M. de
Maurepas et j'eus même assez de peine à faire consentir M. de
Montaigu à passer cet article. Je savais que nos dépêches, sans
valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étaient à Venise; j'en
avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot
dans la gazette: infidélité dont j'avais inutilement voulu porter
l'ambassadeur à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette
vexation dans la dépêche, était de tirer parti de leur curiosité,
pour leur faire peur et les engager à délivrer le vaisseau; car
s'il eût fallu attendre pour cela la réponse de la cour, le
capitaine était ruiné avant qu'elle ne fût venue. Je fis plus, je
me rendis au vaisseau pour interroger l'équipage. Je pris avec
moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à
contrecœur; tant tous ces pauvres gens craignaient de déplaire
au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je
restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbal, interrogeant à
haute voix et successivement tous les gens de l'équipage, et
dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur
fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les
interrogations et le verbal lui-même, ce qui en effet était plus
de son métier que du mien. Il n'y voulut jamais consentir, ne dit
pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal après moi.
Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès, et
le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre.
Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui
dis, en lui frappant sur l'épaule: Capitaine Olivet, crois-tu que
celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu'il
trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi? Il
voulut au moins me donner sur son bord un dîner, que j'acceptai,
et où je menai le secrétaire d'ambassade d'Espagne, nommé Carrio,
homme d'esprit et très aimable, qu'on a vu depuis secrétaire
d'ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je
m'étais intimement lié, à l'exemple de nos ambassadeurs.
Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait
désintéressement tout le bien que je pouvais faire, j'avais su
mettre assez d'ordre et d'attention dans tous ces menus détails
pour n'en pas être la dupe et servir les autres à mes dépens!
Mais dans les places comme celles que j'occupais, où les moindres
fautes ne sont pas sans conséquence, j'épuisais toute mon
attention pour n'en point faire contre mon service. Je fus
jusqu'à la fin du plus grand ordre et de la plus grande
exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors
quelques erreurs qu'une précipitation forcée me fit faire en
chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une
fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais à me reprocher
une seule négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à
noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi que moi:
mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans les affaires
particulières dont je me chargeais; et l'amour de la justice m'en
a toujours fait supporter le préjudice de mon propre mouvement,
avant que personne songeât à se plaindre. Je n'en citerai qu'un
seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j'ai
senti le contrecoup dans la suite à Paris.
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France
un ancien billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses
amis avait d'un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour
fourniture de perruques. Rousselot m'apporta ce billet, en me
priant de tâcher d'en tirer quelque chose par accommodement. Je
savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles vénitiens
est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes
qu'ils ont contractées en pays étranger: quand on les y veut
contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le
malheureux créancier, qu'il se rebute, et finit par tout
abandonner, ou s'accommoder presque pour rien. Je priai M. le
Blond de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet, non du
payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins.
Quand le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se
trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente
survint ma querelle avec l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui.
Je laissai les papiers de l'ambassade dans le plus grand ordre,
mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond
m'assura me l'avoir rendu. Je le connaissais trop honnête homme
pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce
qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je
priai M. le Blond de tâcher de tirer les trois sequins sur un
reçu, ou de l'engager à renouveler le billet par duplicata.
Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni
l'autre. J'offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour
l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je
m'accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna
l'adresse. Le perruquier, sachant ce qui s'était passé, voulut
son billet ou son argent en entier. Que n'aurais-je point donné
dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet? Je payai
les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse.
Voilà comment la perte du billet valut au créancier le payement
de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce
billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix
écus promis par Son Excellence Zanetto Nani.
Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit
remplir avec goût; et hors la société de mon ami Carrio, celle du
vertueux Altuna, dont j'aurai bientôt à parler, hors les
récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle
et de quelques visites que nous faisions presque toujours
ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon
travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l'aide de l'abbé de
Binis, comme la correspondance était très étendue et qu'on était
en temps de guerre, je ne laissais pas d'être occupé
raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie
de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu'à
minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier que
je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de
mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En
effet, il n'y avait qu'une voix sur mon compte, à commencer par
celle de l'ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui
ne s'en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans
la suite que de ce que, m'étant plaint inutilement moi-même, je
voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et ministres du
roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur
le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le
flatter, et qui, dans sa mauvaise tête, produisaient un effet
tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance
essentielle, qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine
d'être expliqué.
Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de
presque tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir
que le travail fût achevé; et me talonnant sans cesse pour
expédier les dépêches du roi et des ministres, il les signait en
hâte, et puis courait je ne sais où, laissant la plupart des
autres lettres sans signature: ce qui me forçait, quand ce
n'était que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais
lorsqu'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du
roi, il fallait bien que quelqu'un signât, et je signais. J'en
usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de
M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C'était dans le
temps que le prince de Lobkowitz marchait à Naples, et que le
comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle
manœuvre de guerre de tout le siècle, et dont l'Europe a trop
peu parlé. L'avis portait qu'un homme, dont M. Vincent nous
envoyait le signalement, partait de Vienne, et devait passer à
Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargé d'y faire
soulever le peuple à l'approche des Autrichiens. En l'absence de
M. le comte de Montaigu, qui ne s'intéressait à rien, je fis
passer à M. le marquis de l'Hôpital cet avis si à propos, que
c'est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison
de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples.
Le marquis de l'Hôpital, en remerciant son collègue comme il
était juste, lui parla de son secrétaire, et du service qu'il
venait de rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu, qui
avait à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut
entrevoir dans ce compliment un reproche, et m'en parla avec
humeur. J'avais été dans le cas d'en user avec le comte de
Castellane, ambassadeur à Constantinople, comme avec le marquis
de l'Hôpital, quoiqu'en chose moins importante. Comme il n'y
avait point d'autre poste pour Constantinople que les courriers
que le sénat envoyait de temps en temps à son bayle, on donnait
avis du départ de ces courriers à l'ambassadeur de France, pour
qu'il pût écrire par cette voie à son collègue, s'il le jugeait à
propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou deux à l'avance:
mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se
contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux
avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le
cas de faire la dépêche en son absence. M. de Castellane, en y
répondant, faisait mention de moi en termes honnêtes; autant en
faisait à Gênes M. de Jonville: autant de nouveaux griefs.
J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire
connaître, mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos;
et il me paraissait fort juste, en servant bien, d'aspirer au
prix naturel des bons services, qui est l'estime de ceux qui sont
en état d'en juger et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon
exactitude à remplir mes fonctions était de la part de
l'ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien
que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre
séparation.
Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sur un bon pied, se
remplissait de canaille: les Français y étaient maltraités, les
Italiens y prenaient l'ascendant; et même parmi eux les bons
serviteurs attachés depuis longtemps à l'ambassade furent tous
malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui
l'avait été du comte de Froulay, et qu'on appelait, je crois, le
comte Peati, ou d'un nom très approchant. Le second gentilhomme,
du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé
Dominique Vitali, à qui l'ambassadeur confia le soin de sa
maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint
sa confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu
d'honnêtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était
à leur tête. L'œil intègre d'un honnête homme est toujours
inquiétant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu davantage
pour que celui-ci me prît en haine; mais cette haine avait une
autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire
cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais tort.
L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des
cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où
il voulait aller ce jour-là; je choisissais après lui, et les
gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant
la clef de la loge que j'avais choisie. Un jour, Vitali n'étant
pas là, je chargeai le valet de pied qui me servait de m'apporter
la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de
m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait disposé. J'étais d'autant
plus outré, que le valet de pied m'avait rendu compte de ma
commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire
quelques mots d'excuse que je ne reçus point: Demain, monsieur,
lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la
maison où j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en ont été
les témoins; ou après-demain, quoi qu'il arrive, je vous déclare
que vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il
vint au lieu et à l'heure me faire des excuses publiques avec une
bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures, et,
tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement
à l'italienne, que, ne pouvant porter l'ambassadeur à me donner
mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre.
Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me
connaître; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues;
il me connaissait bon et doux à l'excès pour supporter des torts
involontaires, fier et peu endurant pour des offenses
préméditées, aimant la décence et la dignité dans les choses
convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'était dû
qu'attentif à rendre celui que je devais aux autres. C'est par là
qu'il entreprit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison
sens dessus dessous; il en ôta ce que j'avais tâché d'y maintenir
de règle, de subordination, de propreté, d'ordre. Une maison sans
femme a besoin d'une discipline un peu sévère, pour y faire
régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientôt de
la nôtre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fripons
et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E., à la
place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme
lui, qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux
coquins bien d'accord étaient d'une indécence égale à leur
insolence. Hors la seule chambre de l'ambassadeur, qui même
n'était pas trop en règle, il n'y avait pas un seul coin dans la
maison souffrable pour un honnête homme.
Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les
gentilshommes et moi, une table particulière, où mangeaient aussi
l'abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on
est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale,
et l'on a mieux à manger. On nous donnait une seule petite
chandelle bien noire, des assiettes d'étain, des fourchettes de
fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret: mais on m'ôta
ma gondole; seul de tous les secrétaires d'ambassadeur, j'étais
forcé d'en louer une ou d'aller à pied; et je n'avais plus la
livrée de S. E. que quand j'allais au sénat. D'ailleurs, rien de
ce qui se passait au dedans n'était ignoré dans la ville. Tous
les officiers de l'ambassadeur jetaient des hauts cris.
Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant
bien que l'indécence avec laquelle nous étions traités m'était
plus sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je ne
disais rien au dehors; mais je me plaignais vivement à
l'ambassadeur et du reste et de lui-même, qui, secrètement excité
par son âme damnée, me faisait chaque jour quelque nouvel
affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec
mes confrères et convenablement à mon poste, je ne pouvais
arracher un sou de mes appointements; et quand je lui demandais
de l'argent, il me parlait de son estime et de sa confiance,
comme si elle eût dû remplir ma bourse et pourvoir à tout.
Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la
tête à leur maître, qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le
ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe,
qu'ils lui persuadaient être des marchés d'escroc. Ils lui firent
louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils
partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartements en
étaient incrustés en mosaïques, et garnis de colonnes et de
pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de Montaigu
fit superbement masquer tout cela d'une boiserie de sapin, par
l'unique raison qu'à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce
fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs
qui étaient à Venise, il ôta l'épée à ses pages et la canne à ses
valets de pied. Voilà quel était l'homme qui, toujours par le
même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je
le servais fidèlement.
J'endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais
traitements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas
voir de la haine; mais dès que je vis le dessein formé de me
priver de l'honneur que je méritais par mon bon service, je
résolus d'y renoncer. La première marque que je reçus de sa
mauvaise volonté fut à l'occasion d'un dîner qu'il devait donner
à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise, et
dans lequel il me signifia que je n'aurais pas place à sa table.
Je lui répondis, piqué, mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur
d'y dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeait que je
m'en abstinsse quand il y viendrait, il était de la dignité de
Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir. Comment!
dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n'est pas
gentilhomme, prétend dîner avec un souverain, quand mes
gentilshommes n'y dînent pas! Oui, monsieur, lui répliquai-je, le
poste dont m'a honoré Votre Excellence m'ennoblit si bien tant
que je le remplis, que j'ai même le pas sur vos gentilshommes ou
soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent l'être. Vous
n'ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique,
je suis appelé par l'étiquette, et par un usage immémorial, à
vous y suivre en habit de cérémonie, et à l'honneur d'y dîner
avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un
homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat
de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc
de Modène. Quoique l'argument fût sans réplique, l'ambassadeur ne
s'y rendit point: mais nous n'eûmes pas occasion de renouveler la
dispute, M. le duc de Modène n'étant point venu dîner chez lui.
Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me
faire des passe-droits, s'efforçant de m'ôter les petites
prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son
cher Vitali; et je suis sûr que s'il eût osé l'envoyer au sénat à
ma place, il l'aurait fait. Il employait ordinairement l'abbé de
Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières: il
se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de
l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire
aucune mention de moi qui seul m'en étais mêlé, il m'ôtait même
l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour
l'attribuer à Patizel, qui n'avait pas dit un seul mot. Il
voulait me mortifier et complaire à son favori, mais non pas se
défaire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisé de
me trouver un successeur qu'à M. Follau, qui l'avait déjà fait
connaître. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût
l'italien, à cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses
dépêches, toutes ses affaires sans qu'il se mêlât de rien; qui
joignît au mérite de bien servir la bassesse d'être le
complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait
donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du
sien, sans argent pour y retourner; et il aurait réussi
peut-être, s'il s'y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avait
d'autres vues et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en
vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines, que
l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de
m'en savoir gré, que je n'avais plus à espérer chez lui que
désagréments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le
décri général où il s'était mis, ses mauvais offices pouvaient me
nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et
lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d'un
secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son
train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en
devoir de chercher personne, j'écrivis à son frère, et, lui
détaillant mes motifs, je le priai d'obtenir mon congé de Son
Excellence, ajoutant que de manière ou d'autre il m'était
impossible de rester. J'attendis longtemps, et n'eus point de
réponse. Je commençais d'être fort embarrassé; mais l'ambassadeur
reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu'elle fût vive,
car, quoiqu'il fût sujet à des emportements très féroces, je ne
lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d'injures
abominables, ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu
ses chiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d'un ton moqueur
s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour
en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit
mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la
fenêtre. Jusque-là j'avais été fort tranquille; mais à cette
menace, la colère et l'indignation me transportèrent à mon tour.
Je m'élançai vers la porte, et après avoir tiré le bouton qui la
fermait en dedans: Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en
revenant à lui d'un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de
cette affaire; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon
action, mon air le calmèrent à l'instant même; la surprise et
l'effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu
de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans
attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte, je sortis, et
passai posément dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se
levèrent à l'ordinaire, et qui, je crois, m'auraient plutôt prêté
main-forte contre lui, qu'à lui contre moi. Sans remonter chez
moi, je descendis l'escalier tout de suite, et sortis
sur-le-champ du palais pour n'y plus rentrer.
J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en
fut peu surpris; il connaissait l'homme. Il me retint à dîner. Ce
dîner, quoique impromptu, fut brillant; tous les Français de
considération qui étaient à Venise s'y trouvèrent: l'ambassadeur
n'eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce
récit il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en faveur de Son
Excellence. Elle n'avait point réglé mon compte, ne m'avait pas
donné un sou; et, réduit pour toute ressource à quelques louis
que j'avais sur moi, j'étais dans l'embarras pour mon retour.
Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de
sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de
Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j'avais le plus de liaison. Je
remerciai tous les autres, et en attendant mon départ, j'allai
loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public
que la nation n'était pas complice des injustices de
l'ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon
infortune et lui délaissé, tout ambassadeur qu'il était, perdit
tout à fait la tête, et se comporta comme un forcené. Il s'oublia
jusqu'à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur
l'avis que m'en donna l'abbé de Binis, je résolus de rester
encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme
j'avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite; j'étais
universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre
à l'extravagant mémoire de l'ambassadeur, et me fit dire par le
consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu'il me
plairait, sans m'inquiéter des démarches d'un fou. Je continuai
de voir mes amis: j'allai prendre congé de M. l'ambassadeur
d'Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti,
ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j'écrivis,
et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je
partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d'autres dettes
que les emprunts dont je viens de parler, et une cinquante d'écus
chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer et
que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent
revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux emprunts dont j'ai
parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me
fut possible.
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres
amusements de cette ville, ou du moins de la très petite part que
j'y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse
combien peu j'ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux
qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes
occupations, qui d'ailleurs m'en auraient empêché, rendirent plus
piquantes les récréations simples que je me permettais. La
première et la plus douce était la société des gens de mérite,
MM. le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna, et un gentilhomme
forlan dont j'ai grand regret d'avoir oublié le nom, et dont je
ne me rappelle point sans émotion l'aimable souvenir: c'était, de
tous les hommes que j'ai connus dans ma vie, celui dont le cœur
ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou
trois Anglais pleins d'esprit et de connaissances, passionnés de
la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs
femmes, ou leurs amies, ou leurs maîtresses, ces dernières
presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la
musique ou des bals. On y jouait aussi, mais très peu; les goûts
vifs, les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement
insipide. Le jeu n'est que la ressource des gens ennuyés. J'avais
apporté de Paris le préjugé qu'on a dans ce pays-là contre la
musique italienne: mais j'avais aussi reçu de la nature cette
sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas.
J'eus bientôt pour cette musique la passion qu'elle inspire à
ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant les barcarolles,
je trouvais que je n'avais pas ouï chanter jusqu'alors; et
bientôt je m'engouai tellement de l'Opéra, qu'ennuyé de babiller,
manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais voulu
qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d'un
autre côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais,
malgré la longueur du spectacle, au plaisir d'en jouir à mon aise
jusqu'à la fin. Un jour, au théâtre de Saint-Chrysostome, je
m'endormis, et bien plus profondément que je n'aurais fait dans
mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillèrent point;
mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent
la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me
réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand
j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux! Ma première
idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me
rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie, commençait
ainsi:
Conservami la bella
Che si m'accende il cor.
Je voulus avoir ce morceau: je l'eus, et je l'ai gardé
longtemps; mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma
mémoire. C'était bien la même note, mais ce n'était pas la même
chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma
tête, comme il le fut le jour qu'il me réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et
qui n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde,
est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité
établies pour donner l'éducation à des jeunes filles sans bien,
et que la république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour
le cloître. Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes
filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à
l'église de ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets
à grand chœur et en grand orchestre, composés et dirigés par les
plus grands maîtres de l'Italie, exécutés dans des tribunes
grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas
vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi
touchant que cette musique: les richesses de l'art, le goût
exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de
l'exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire
une impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont
je doute qu'aucun cœur d'homme soit à l'abri. Jamais Carrio ni
moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti, et nous n'étions pas
les seuls. L'église était toujours pleine d'amateurs; les acteurs
même de l'Opéra venaient se former au vrai goût du chant sur ces
excellents modèles. Ce qui me désolait était ces maudites grilles
qui ne laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges
de beauté dont ils étaient dignes. Je ne parlais d'autre chose.
Un jour que j'en parlais chez M. le Blond: Si vous êtes si
curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de
vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je
veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en
repos qu'il ne m'eût tenu parole. En entrant dans le salon qui
renfermait ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement
d'amour que je n'avais jamais éprouvé. M. le Blond me présenta
l'une après l'autre ces chanteuses célèbres dont la voix et le
nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez, Sophie... Elle
était horrible. Venez, Cattina... Elle était borgne. Venez,
Bettina... La petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une
n'était sans quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma
cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables;
elles ne chantaient que dans les chœurs. J'étais désolé. Durant
le goûter, on les agaça, elles s'égayèrent. La laideur n'exclut
pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais: on ne chante
pas ainsi sans âme; elles en ont. Enfin ma façon de les voir
changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces
laiderons. J'osais à peine retourner à leurs vêpres. J'eus de
quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux
et leurs voix fardaient si bien leurs visages, que tant qu'elles
chantaient je m'obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver
belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas
la peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je
louai un clavecin, et pour un petit écu j'avais chez moi quatre
ou cinq symphonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la
semaine à exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de
plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques symphonies de
mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulût
cajoler, le maître des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit
demander deux que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet
admirable orchestre, et qui furent dansées par une petite
Bettina, jolie et surtout aimable fille, entretenue par un
Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et chez laquelle nous
allions passer la soirée assez souvent.
Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme
Venise qu'on s'en abstient: n'avez-vous rien, pourrait-on me
dire, à confesser sur cet article? Oui, j'ai quelque chose à dire
en effet, et je vais procéder à cette confession avec la même
naïveté que j'ai mise à toutes les autres.
J'ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques, et je
n'avais pas à Venise autre chose à ma portée, l'entrée de la
plupart des maisons du pays m'étant interdite à cause de ma
place. Les filles de M. le Blond étaient très aimables, mais d'un
difficile abord; et je considérais trop le père et la mère pour
penser même à les convoiter.
J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée
mademoiselle de Catanéo, fille de l'agent du roi de Prusse; mais
Carrio était amoureux d'elle, il a même été question de mariage.
Il était à son aise, et je n'avais rien; il avait cent louis
d'appointements, je n'avais que cent pistoles; et outre que je ne
voulais pas aller sur les brisées d'un ami, je savais que
partout, et surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie,
on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n'avais pas perdu
la funeste habitude de donner le change à mes besoins; et, trop
occupé pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vécus
près d'un an dans cette ville aussi sage que j'avais fait à
Paris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir
approché du sexe que deux seules fois, par les singulières
occasions que je vais dire.
La première me fut procurée par l'honnête gentilhomme
Vitali, quelque temps après l'excuse que je l'obligeai de me
demander dans toutes les formes. On parlait à table des
amusements de Venise. Ces messieurs me reprochaient mon
indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse
des courtisanes vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point
au monde qui les valussent. Dominique dit qu'il fallait que je
fisse connaissance avec la plus aimable de toutes; qu'il voulait
m'y mener et que j'en serais content. Je me mis à rire de cette
offre obligeante, et le comte Peati, homme déjà vieux et
vénérable, dit, avec plus de franchise que je n'en aurais attendu
d'un Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser mener
chez des filles par mon ennemi. Je n'en avais en effet ni
l'intention ni la tentation; et malgré cela, par une de ces
inconséquences que j'ai peine à comprendre moi-même, je finis par
me laisser entraîner contre mon goût, mon cœur, ma raison, ma
volonté même, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de
la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là, per non parer
troppo coglione. La Padoana chez qui nous allâmes était d'une
assez jolie figure, belle même, mais non pas d'une beauté qui me
plût. Dominique me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti,
je la fis chanter, et au bout d'une demi-heure, je voulus m'en
aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le
singulier scrupule de n'en vouloir point qu'elle ne l'eût gagné
et moi la singulière bêtise de lever son scrupule. Je m'en revins
au palais, si persuadé que j'étais poivré, que la première chose
que je fis en arrivant fut d'envoyer chercher le chirurgien pour
lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d'esprit
que je souffris durant trois semaines, sans qu'aucune incommodité
réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je ne pouvais
concevoir qu'on pût sortir impunément des bras de la Padoana. Le
chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer.
Il n'en put venir à bout qu'en me persuadant que j'étais conformé
d'une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté;
et quoique je me sois moins exposé peut-être qu'aucun autre homme
à cette expérience, ma santé, de ce côté, n'ayant jamais reçu
d'atteinte, m'est une preuve que le chirurgien avait raison.
Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire; et si je
tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je
n'en ai pas abusé.
Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d'une
espèce bien différente, et quant à son origine et quant à ses
effets. J'ai dit que le capitaine Olivet m'avait donné à dîner
sur son bord, et que j'y avais mené le secrétaire d'Espagne. Je
m'attendais au salut du canon. L'équipage nous reçut en haie,
mais il n'y eut pas une amorce brûlée, ce qui me mortifia
beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué; et
il était vrai que sur les vaisseaux marchands on accordait le
salut du canon à des gens qui ne nous valaient certainement pas;
d'ailleurs, je croyais avoir mérité quelque distinction du
capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m'est toujours
impossible; et quoique le dîner fût très bon, et qu'Olivet en fît
très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur,
mangeant peu et parlant encore moins.
A la première santé, du moins, j'attendais une salve: rien.
Carrio, qui me lisait dans l'âme, riait de me voir grogner comme
un enfant. Au tiers du dîner, je vois approcher une gondole. Ma
foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici
l'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire: il répond en
plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune
personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui
dans trois sauts fut dans la chambre; et je la vis établie à côté
de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert.
Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au
plus. Elle ne parlait qu'italien; son accent seul eût suffi pour
me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me
regarde, me fixe un moment, puis s'écriant: Bonne Vierge! ah! mon
cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette
entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à
m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans
mon cœur des traits de feu; et quoique la surprise fît d'abord
quelque diversion, la volupté me gagna très rapidement, au point
que, malgré les spectateurs il fallut bientôt que cette belle me
contînt elle-même; car j'étais ivre ou plutôt furieux. Quand elle
me vit au point où elle me voulait, elle mit plus de modération
dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; et quand il lui
plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette
pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s'y tromper, à M.
de Brémond, directeur des douanes de Toscane; qu'elle avait
raffolé de ce M. de Brémond; qu'elle en raffolait encore; qu'elle
l'avait quitté, parce qu'elle était une sotte; qu'elle me prenait
à sa place; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait;
qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela
lui conviendrait; et que, quand elle me planterait là, je
prendrais patience comme avait fait son cher Brémond. Ce qui fut
dit fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un homme à
elle, me donnait à garder ses gants, son éventail, son cinda, sa
coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou là, de faire ceci ou cela et
j'obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce
qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit
de m'ôter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce
qu'elle avait à lui parler, et je le fis. Ils causèrent très
longtemps ensemble et tout bas; je les laissai faire. Elle
m'appela, je revins. Écoute, Zanetto, me dit-elle, je ne veux
point être aimée à la française, et même il n'y ferait pas bon:
au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne reste pas à demi, je
t'en avertis. Nous allâmes après le dîner voir la verrerie à
Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques, qu'elle nous
laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes
beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par
l'indifférence avec laquelle elle jetait son argent et nous
laissait jeter le nôtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix
pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c'était par
vanité plus que par avarice: elle s'applaudissait du prix qu'on
mettait à ses faveurs.
Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je
vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant
un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique; pourrait-on
savoir quel en est l'usage? Je vous connais d'autres armes qui
font feu mieux que celles-là. Après quelques plaisanteries sur le
même ton, elle nous dit, avec une naïve fierté qui la rendait
encore plus charmante: Quand j'ai des bontés pour des gens que je
n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien
n'est plus juste: mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas
endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me
manquera.
En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je
ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza:
dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaît que dans les
pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique
je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses
manchettes et son tour de gorge étaient bordés d'un fil de soie
garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort
belle peau. Je vis ensuite que c'était la mode à Venise; et
l'effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode
n'ait jamais passé en France. Je n'avais point d'idée des
voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de Larnage, dans
les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais
qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta!
Ne tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille
enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité; les jeunes
vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail
sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes.
Jamais si douce jouissance ne s'offrit au cœur et aux sens d'un
mortel. Ah! du moins, si je l'avais su goûter pleine et entière
un seul moment!... Je la goûtai, mais sans charme; j'en émoussai
toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature
ne m'a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le
poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appétit dans
mon cœur.
S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon
naturel, c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle
je me rappelle en ce moment l'objet de mon livre me fera mépriser
ici la fausse bienséance qui m'empêcherait de le remplir. Qui que
vous soyez, qui voulez connaître un homme, osez lire les deux ou
trois pages suivantes: vous allez connaître à plein Jean-Jacques
Rousseau.
J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le
sanctuaire de l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité
dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et
sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit
éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités,
le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en
perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout
à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid
mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prêt
à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant.
Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me
passait par la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je
dispose est le chef-d'œuvre de la nature et de l'amour;
l'esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne et
généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes
devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être à ses
pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public;
un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se
jeter à ma tête, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à moi dont le
mérite, qu'elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là
quelque chose d'inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine mes
sens et me rend la dupe d'une indigne salope, ou il faut que
quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses
charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer.
Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit
singulière, et il ne me vint pas même à l'esprit que la v... pût
y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l'éclat de son coloris,
la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de
propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si
parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis
la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez
sain pour elle; et je suis très persuadé qu'en cela ma confiance
ne me trompait pas.
Ces réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point d'en
pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle
tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite; mais,
ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle
comprit et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n'avait pas de
part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en guérir et
d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'étais prêt à
me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois
souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle
avait un téton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que
ce téton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant
dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne; et, persuadé
que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de
tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que
dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image,
je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut de
la nature, des hommes et de l'amour. Je poussai la stupidité
jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d'abord la chose
en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des
choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds
d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se
rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre
à sa fenêtre. Je voulus m'y mettre à côté d'elle; elle s'en ôta,
fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'après; et,
se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid
et dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.
Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un
autre rendez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant,
avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je
passai ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et
de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant,
regrettant les moments si mal employés, qu'il n'avait tenu qu'à
moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus
vive impatience celui d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet
encore, malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de
cette adorable fille avec l'indignité de son état. Je courus, je
volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si son tempérament
ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l'eût
été du moins, et je me faisais d'avance une jouissance délicieuse
de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes
torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant
j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était partie la veille
pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la
possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon
regret insensé ne m'a point quitté. Tout aimable, toute charmante
qu'elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre;
mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle
n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés
à Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout
au plus. Carrio était galant: ennuyé de n'aller toujours que chez
des filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir
une à son tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa
l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y
consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha tant,
qu'il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son
indigne mère cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes
entrailles s'émurent en voyant cette enfant: elle était blonde et
douce comme un agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On
vit pour très peu de chose à Venise: nous donnâmes quelque argent
à la mère, et pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de
la voix: pour lui procurer un talent de ressource, nous lui
donnâmes une épinette et un maître à chanter. Tout cela nous
coûtait à peine à chacun deux sequins par mois, et nous en
épargnait davantage en autres dépenses; mais comme il fallait
attendre qu'elle fût mûre, c'était semer beaucoup avant que de
recueillir. Cependant, contents d'aller là passer les soirées,
causer et jouer très innocemment avec cette enfant, nous nous
amusions plus agréablement peut-être que si nous l'avions
possédée: tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux
femmes est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre
auprès d'elles! Insensiblement mon cœur s'attachait à la petite
Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens
avaient si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait il m'aurait
été moins possible de les y faire entrer; et je sentais que
j'aurais eu horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme
d'un inceste abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio
prendre, à son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y
penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différents de ceux
dont nous avions d'abord eu l'idée; et je suis certain que,
quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d'être
jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les
protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps après, ne me
laissa pas celui d'avoir part à cette bonne œuvre; et je n'ai à
me louer dans cette affaire que du penchant de mon cœur.
Revenons à mon voyage.
Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu était
de me retirer à Genève, en attendant qu'un meilleur sort,
écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais
l'éclat qu'avait fait notre querelle, et la sottise qu'il fit
d'en écrire à la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-même y
rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle d'un
forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé
par intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot.
Je partis aussitôt que ma lettre: je pris ma route par Bergame,
Côme et Domo d'Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de
Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés; à
Genève, M. de la Closure m'en fit autant. J'y renouvelai
connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque argent
à recevoir. J'avais traversé Nyon sans voir mon père: non qu'il
ne m'en coûtât extrêmement, mais je n'avais pu me résoudre à me
montrer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu'elle me
jugerait sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien
ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la
cause; et, pour le réparer sans m'exposer à voir ma belle-mère,
je pris une chaise, et nous fûmes ensemble à Nyon descendre au
cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre père, qui vint
tout courant m'embrasser. Nous soupâmes ensemble, et, après avoir
passé une soirée bien douce à mon cœur, je retournai le
lendemain matin à Genève avec Duvillard, pour qui j'ai toujours
conservé de la reconnaissance du bien qu'il me fit en cette
occasion.
Mon plus court chemin n'était pas par Lyon, mais j'y voulus
passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de
Montaigu. J'avais fait venir de Paris une petite caisse contenant
une veste brodée en or, quelques paires de manchettes et six
paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition
qu'il m'en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt
cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il
voulut me donner en payement de mes appointements, et qu'il avait
écrit de sa main, il avait mis que cette boîte, qu'il appelait
ballot, pesait onze quintaux, et il m'en avait passé le port à un
prix énorme. Par les soins de M. Boy de la Tour, auquel j'étais
recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié, sur les
registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot
ne pesait que quarante-cinq livres, et n'avait payé le port qu'à
raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire
de M. de Montaigu; et, muni de ces pièces et de plusieurs autres
de la même force, je me rendis à Paris, très impatient d'en faire
usage. J'eus, durant toute cette longue route, de petites
aventures à Côme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses,
entre autres les îles Borromées, qui mériteraient d'être
décrites; mais le temps me gagne, les espions m'obsèdent; je suis
forcé de faire à la hâte et mal un travail qui demanderait le
loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la
Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours
plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage,
ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu'il a grand
besoin.
Le bruit de mon histoire m'avait devancé, et en arrivant je
trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde
était scandalisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré
le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que
j'exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni
satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de
l'ambassadeur pour mes appointements, et cela par l'unique raison
que n'étant pas Français, je n'avais pas droit à la protection
nationale, et que c'était une affaire particulière entre lui et
moi. Tout le monde convint avec moi que j'étais offensé, lésé,
malheureux; que l'ambassadeur était un extravagant cruel, inique,
et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi! Il
était l'ambassadeur; je n'étais, moi, que le secrétaire. Le bon
ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse
aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à
force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le
méritait, on me dirait à la fin de me taire; et c'était ce que
j'attendais, bien résolu de n'obéir qu'après qu'on aurait
prononcé. Mais il n'y avait point alors de ministre des affaires
étrangères. On me laissa clabauder, on m'encouragea même, on
faisait chorus; mais l'affaire en resta toujours là, jusqu'à ce
que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis
enfin courage, et plantai là tout.
La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le
moins attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute
pleine des prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put
jamais se mettre dans la tête qu'un ambassadeur pût avoir tort
avec son secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme à ce
préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui
écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être
écrites, et n'y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut
mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre
assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui est
d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif
sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me
laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de
voir le P. Castel, et par là d'aller aux Jésuites, où je ne
connaissais que lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et
intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon P.
Hemet, me donnait tant d'éloignement pour leur commerce, que je
n'en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n'est le P. Berthier,
que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il
travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.
Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de
M. de Montaigu. Je lui avais dit dans nos démêlés qu'il ne lui
fallait pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit
cet avis, et me donna réellement pour successeur un vrai
procureur, qui dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille
livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses
gentilshommes avec esclandre et scandale, se fit partout des
querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait pas, et
finit, à force de folies, par se faire rappeler et renvoyer
planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il
reçut à la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du
moins, peu de temps après son retour, il m'envoya son maître
d'hôtel pour solder mon compte et me donner de l'argent. J'en
manquais dans ce moment-là; mes dettes de Venise, dettes
d'honneur si jamais il en fut, me pesaient sur le cœur. Je
saisis le moyen qui se présentait de les acquitter, de même que
le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me donner; je
payai toutes mes dettes, et je restai sans un sou, comme
auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'était insupportable.
Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à
sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à
ce pauvre homme! Il était aussi propre au métier d'ambassadeur
que je l'avais été dans mon enfance à celui de grapignan.
Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir honorablement
par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l'état
auquel le comte de Gouvon m'avait destiné dans ma jeunesse, et
dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un âge plus
avancé.
La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissèrent dans
l'âme un germe d'indignation contre nos sottes institutions
civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont
toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur
en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de
l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du
fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors
comme il a fait dans la suite: l'une qu'il s'agissait de moi dans
cette affaire, et que l'intérêt privé, qui n'a jamais rien
produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon cœur les
divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et
du beau d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitié, qui
tempérait et calmait ma colère par l'ascendant d'un sentiment
plus doux. J'avais fait connaissance à Venise avec un Biscayen,
ami de mon ami Carrio, et digne de l'être de tout homme de bien.
Cet aimable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes
les vertus, venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le
goût des beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il
voulait s'en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que
les arts n'étaient que le délassement d'un génie comme le sien,
fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai, pour en
prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me
crut, et fut à Paris. Il y était et m'attendait quand j'y
arrivai. Son logement était trop grand pour lui; il m'en offrit
la moitié; je l'acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des
hautes connaissances. Rien n'était au-dessus de sa portée; il
dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il
me remercia d'avoir procuré cet aliment à son esprit, que le
besoin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât lui-même!
Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme
forte! Je sentis que c'était l'ami qu'il me fallait: nous
devînmes intimes. Nos goûts n'étaient pas les mêmes; nous
disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n'étions jamais
d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et
tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu
que l'autre fût autrement.
Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que
l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa
gloire. Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes
dans son pays; l'idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer
dans son esprit que le désir dans son cœur. Il était trop fier
pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup
de sang-froid qu'un mortel ne pouvait pas offenser son âme. Il
était galant sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme
avec de jolis enfants. Il se plaisait avec les maîtresses de ses
amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en
avoir. Les flammes de la vertu dont son cœur était dévoré ne
permirent jamais à celles de ses sens de naître.
Après ses voyages il s'est marié; il est mort jeune; il a
laissé des enfants; et je suis persuadé, comme de mon existence,
que sa femme est la première et la seule qui lui ait fait
connaître les plaisirs de l'amour. A l'extérieur, il était dévot
comme un Espagnol, mais en dedans, c'était la piété d'un ange.
Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis que
j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il
pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant,
Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu'il fût honnête
homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu'il
s'agissait de religion, même de morale, il se recueillait, se
taisait, ou disait simplement: Je ne suis chargé que de moi. Il
est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme
avec un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait
et fixait d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts
d'heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel
scrupule, que si l'heure eût sonné tandis qu'il lisait sa phrase,
il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de
temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en
avait pour telle autre; il y en avait pour la réflexion, pour la
conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour
les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait
ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet
ordre; un devoir à remplir seul l'aurait pu. Quand il me faisait
la liste de ses distributions afin que je m'y conformasse, je
commençais par rire, et je finissais par pleurer d'admiration.
Jamais il ne gênait personne, ni ne supportait la gêne; il
brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gêner. Il
était emporté sans être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère,
mais je ne l'ai jamais vu fâché. Rien n'était si gai que son
humeur: il entendait la raillerie et il aimait à railler; il y
brillait même, et il avait le talent de l'épigramme. Quand on
l'animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix
s'entendait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait
sourire, et tout à travers ses emportements, il lui venait
quelques mots plaisants qui faisaient éclater tout le monde. Il
n'avait pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la
peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un châtain
presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé
pour loger son âme.
Ce sage de cœur ainsi que de tête se connaissait en hommes,
et fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas.
Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos
jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia
pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce
projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il
n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets
les mieux concertés. Les événements postérieurs, mes désastres,
son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours.
On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des méchants
qui réussissent; les projets innocents des bons n'ont presque
jamais d'accomplissement.
Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis
bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur
naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avait fait
former, rebuté de rentrer dans la carrière que j'avais si bien
commencée, et dont néanmoins je venais d'être expulsé, je résolus
de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans
l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je
commençais à sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement
pensé jusqu'alors. Je repris le travail de mon opéra, que j'avais
interrompu pour aller à Venise; et, pour m'y livrer plus
tranquillement, après le départ d'Altuna, je retournai loger à
mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire
et peu loin du Luxembourg, m'était plus commode pour travailler à
mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la
seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma
misère, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une
connaissance passagère; je dois entrer dans quelques détails sur
la manière dont elle se fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle
prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ
vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que
l'hôtesse. Cette fille, appelée Thérèse le Vasseur, était de
bonne famille: son père était officier de la monnaie d'Orléans,
sa mère était marchande. Ils avaient beaucoup d'enfants. La
monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se trouva sur le pavé;
la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires,
quitta le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille,
qui les nourrissait tous trois de son travail.
La première fois que je vis paraître cette fille à table, je
fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard
vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table
était composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés
irlandais, gascons, et autres gens de pareille étoffe. Notre
hôtesse elle-même avait rôti le balai: il n'y avait là que moi
seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite; je
pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je
n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la
compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours
aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout
avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis
sensible à mes soins; et ses regards, animés par la
reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en
devenaient que plus pénétrants.
Elle était très timide; je l'étais aussi. La liaison, que
cette disposition commune semblait éloigner, se fit pourtant très
rapidement. L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses
brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite,
qui, n'ayant que moi seul d'appui dans la maison, me voyait
sortir avec peine et soupirait après le retour de son protecteur.
Le rapport de nos cœurs, le concours de nos dispositions eut
bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête
homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille
sensible, simple et sans coquetterie; je ne me trompai pas non
plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne
l'épouserais jamais. L'amour, l'estime, la sincérité naïve furent
les ministres de mon triomphe; et c'était parce que son cœur
était tendre et honnête que je fus heureux sans être
entreprenant.
La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne pas
trouver en elle ce qu'elle croyait que j'y cherchais recula mon
bonheur plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et
confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre, et n'oser
s'expliquer. Loin d'imaginer la véritable cause de son embarras,
j'en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses mœurs;
et, croyant qu'elle m'avertissait que ma santé courait des
risques, je tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas,
mais qui durant plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme
nous ne nous entendions pas l'un l'autre, nos entretiens à ce
sujet étaient autant d'énigmes et d'amphigouris plus que
risibles. Elle fut prête à me croire absolument fou; je fus prêt
à ne savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquâmes:
elle me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de
l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur.
Sitôt que je la compris, je fis un cri de joie: Pucelage!
m'écriai-je: c'est bien à Paris, c'est bien à vingt ans qu'on en
cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder sage
et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas.
Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je
vis que j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne.
Un peu d'habitude avec cette excellente fille, un peu de
réflexion sur ma situation me firent sentir qu'en ne songeant
qu'à mes plaisirs, j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me
fallait, à la place de l'ambition éteinte, un sentiment vif qui
remplît mon cœur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à
maman: puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait
quelqu'un qui vécût avec son élève, et en qui je trouvasse la
simplicité, la docilité de cœur qu'elle avait trouvée en moi. Il
fallait que la douceur de la vie privée et domestique me
dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand j'étais
absolument seul, mon cœur était vide; mais il n'en fallait qu'un
pour le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait aliéné, du moins en
partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. Dès lors
j'étais seul; car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire
entre tout et rien. Je trouvais dans Thérèse le supplément dont
j'avais besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvais
l'être selon le cours des événements.
Je voulus d'abord former son esprit: j'y perdis ma peine.
Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins
n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais
bien su lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai
loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de
Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je
m'efforçai durant plus d'un mois à lui faire connaître les
heures. A peine les connaît-elle encore à présent. Elle n'a
jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaît
pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les
lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix
d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent
l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un
dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et
ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai
vécu. Mais cette personne si bornée, et, si l'on veut, si
stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions
difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les
catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas
moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle
m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément; et devant
les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes,
ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui
ont attiré l'estime universelle; et à moi, sur son mérite, des
compliments dont je sentais la sincérité.
Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit
l'esprit ainsi que le cœur, et l'on a peu besoin de chercher
ailleurs des idées. Je vivais avec ma Thérèse aussi agréablement
qu'avec le plus beau génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir
été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faisait le
bel esprit, voulait diriger le sien, et gâtait, par son astuce,
la simplicité de notre commerce. L'ennui de cette importunité me
fit un peu surmonter la sotte honte de n'oser me montrer avec
Thérèse en public, et nous faisions tête-à-tête de petites
promenades champêtres et de petits goûters qui m'étaient
délicieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincèrement, et cela
redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de
tout: l'avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme
le présent prolongé: je ne désirais rien que d'en assurer la
durée.
Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue
et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse; sa
demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si
avantageuse à mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra
tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement
quelques accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de
manœuvre m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s'en
charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et
fit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide; mais il ne put se
captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné et même
incertain. Il ne revint plus, et j'achevai ma besogne moi-même.
Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'était un autre
opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris
quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la
Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m'avait
introduit. M. de la Poplinière était le Mécène de Rameau: madame
de la Poplinière était sa très humble écolière. Rameau faisait,
comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison.
Jugeant qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses
disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir,
disant qu'il ne pouvait lire des partitions, et que cela le
fatiguait trop. La Poplinière dit là-dessus qu'on pouvait le lui
faire entendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour en
exécuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau
consentit en grommelant, et répétant sans cesse que ce devait
être une belle chose que la composition d'un homme qui n'était
pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul.
Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On
me donna une dizaine de symphonistes, et pour chanteurs, Albert,
Bérard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dès
l'ouverture à faire entendre, par ses éloges outrés, qu'elle ne
pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans
donner des signes d'impatience; mais à un air de haute-contre,
dont le chant était mâle et sonore, et l'accompagnement très
brillant, il ne put se contenir; il m'apostropha avec une
brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie
de ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans
l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas même la
musique. Et il est vrai que mon travail, inégal et sans règle,
était tantôt sublime et tantôt très plat, comme doit être celui
de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie, et que
la science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir en moi
qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assistants, et
surtout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même. M. de
Richelieu, qui dans ce temps-là voyait beaucoup monsieur et,
comme on sait, madame de la Poplinière, ouït parler de mon
ouvrage, et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le
faire donner à la cour s'il en était content. Il fut exécuté à
grand chœur et à grand orchestre, aux frais du roi, chez M.
Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeait l'exécution.
L'effet en fut surprenant: M. le duc ne cessait de s'écrier et
d'applaudir; et à la fin d'un chœur, dans l'acte du Tasse, il se
leva, vint à moi, et me serrant la main, Monsieur Rousseau, me
dit-il, voilà de l'harmonie qui transporte; je n'ai jamais rien
entendu de plus beau: je veux faire donner cet ouvrage à
Versailles. Madame de la Poplinière, qui était là, ne dit pas un
mot. Rameau, quoique invité, n'y avait pas voulu venir. Le
lendemain, madame de la Poplinière me fit à sa toilette un
accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma pièce, et me dit
que, quoiqu'un peu de clinquant eût d'abord ébloui M. de
Richelieu, il en était bien revenu, et qu'elle ne me conseillait
pas de compter sur mon opéra. Monsieur le duc arriva peu après,
et me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses
sur mes talents, et me parut toujours disposé à faire donner ma
pièce devant le roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne
peut passer à la cour: il en faut faire un autre. Sur ce seul mot
j'allai m'enfermer chez moi; et dans trois semaines j'eus fait, à
la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet était Hésiode
inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans
cet acte une partie de l'histoire de mes talents, et de la
jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce
nouvel acte une élévation moins gigantesque et mieux soutenue que
celle du Tasse; la musique en était aussi noble et beaucoup mieux
faite; et si les deux autres actes avaient valu celui-là, la
pièce entière eût avantageusement soutenu la représentation: mais
tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre entreprise
suspendit l'exécution de celle-là.
L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup
de fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre
des Petites-Écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire,
intitulé la Princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la
musique, et qui venait d'être changé et réformé sous le nom des
Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements
aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la
musique. Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pût remplir ce
double objet. Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous deux
occupés pour lors à l'opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant
donner des soins à celui-là, M. de Richelieu pensa à moi, me fit
proposer de m'en charger: et pour que je pusse examiner mieux ce
qu'il y avait à faire, il m'envoya séparément le poème et la
musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que
de l'aveu de l'auteur; et je lui écrivis à ce sujet une lettre
très honnête, et même respectueuse, comme il convenait. Voici sa
réponse, dont l'original est dans la liasse A, no I.
"15 décembre 1745.
Vous réunissez, monsieur, deux talents qui ont toujours été
séparés jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi
de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour
vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n'en
est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de
Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'œil une
petite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et
tronquées, qui devaient s'ajuster à des divertissements qui ne
sont point faits pour elles. J'obéis avec la plus grande
exactitude; je fis très vite et très mal. J'envoyai ce misérable
croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne servirait
pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos
mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai perdu entièrement tout
cela de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifié toutes les
fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide
d'une simple esquisse, que vous n'ayez suppléé à tout.
Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas
dit, dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la
princesse Grenadine passe tout d'un coup d'une prison dans un
jardin ou dans un palais. Comme ce n'est point un magicien qui
lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que
rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur,
de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée
confuse. Voyez s'il est nécessaire que la prison s'ouvre, et
qu'on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau
palais doré et verni, préparé pour elle. Je sais très bien que
tout cela est fort misérable, et qu'il est au-dessous d'un être
pensant de faire une affaire sérieuse de ces bagatelles; mais
enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourra, il
faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un mauvais
divertissement d'opéra.
Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte
avoir bientôt l'honneur de vous faire mes remerciements, et de
vous assurer, monsieur, à quel point j'ai celui d'être, etc."
Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette
lettre, comparée aux autres lettres demi-cavalières qu'il m'a
écrites depuis ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de
M. de Richelieu; et la souplesse courtisane qu'on lui connaît
l'obligeait à beaucoup d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à ce
qu'il connût mieux la mesure de son crédit.
Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour
Rameau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et
en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers,
à très peu de chose. Je tâchai seulement qu'on n'y sentît pas la
différence des styles; et j'eus la présomption de croire avoir
réussi. Mon travail en musique fut plus long et plus pénible:
outre que j'eus à faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre
autres l'ouverture, tout le récitatif dont j'étais chargé se
trouva d'une difficulté extrême, en ce qu'il fallait lier,
souvent en peu de vers et par des modulations très rapides, des
symphonies et des chœurs dans des tons fort éloignés: car, pour
que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré ses airs, je n'en
voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il
était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment
modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait
m'associer m'avait élevé le génie; et je puis dire que, dans ce
travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même
être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles.
La pièce, dans l'état où je l'avais mise, fut répétée au
grand théâtre de l'Opéra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul.
Voltaire était absent, et Rameau n'y vint pas, ou se cacha.
Les paroles du premier monologue étaient très lugubres; en
voici le début:
O mort! viens terminer les malheurs de ma vie.
Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut
pourtant là-dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure,
en m'accusant, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique
d'enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par
s'informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui
présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui faisait foi
qu'ils étaient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire
seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui était de moi
fut successivement improuvé par madame de la Poplinière, et
justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j'avais affaire à trop
forte partie, et il me fut signifié qu'il y avait à refaire à mon
travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M.
Rameau. Navré d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que
j'attendais, et qui certainement m'étaient dus, je rentrai chez
moi la mort dans le cœur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue,
dévoré de chagrin; et de six semaines je ne fus en état de
sortir.
Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par madame
de la Poplinière, m'envoya demander l'ouverture de mon grand
opéra, pour la substituer à celle que je venais de faire.
Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme
il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'à la
représentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il
fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un style
très nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée et
j'appris par M. de Valmalette, maître d'hôtel du roi, et gendre
de M. Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient
été très contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas
distingué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec
madame de la Poplinière, prit des mesures pour qu'on ne sût pas
même que j'y avais travaillé. Sur les livres qu'on distribue aux
spectateurs, et où les auteurs sont toujours nommés, il n'y eut
de nommé que Voltaire; et Rameau aima mieux que son nom fût
supprimé que d'y voir associer le mien.
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M.
de Richelieu. Il n'était plus temps; il venait de partir pour
Dunkerque, où il devait commander le débarquement destiné pour
l'Écosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse,
qu'il était trop tard. Ne l'ayant plus revu depuis lors, j'ai
perdu l'honneur que méritait mon ouvrage, l'honoraire qu'il
devait me produire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma
maladie et l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais,
sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il
m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avait
naturellement de l'inclination pour moi, et pensait
avantageusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la
Poplinière empêchèrent tout l'effet de sa bonne volonté.
Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, à
qui je m'étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez
régulièrement ma cour. Gauffecourt m'en expliqua les causes:
D'abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la
prôneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun concurrent; et
de plus un péché originel qui vous damne auprès d'elle, et
qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être Genevois.
Là-dessus il m'expliqua que l'abbé Hubert, qui l'était, et
sincère ami de M. de la Poplinière, avait fait ses efforts pour
l'empêcher d'épouser cette femme, qu'il connaissait bien; et
qu'après le mariage elle lui avait voué une haine implacable,
ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique la Poplinière, ajouta-t-il,
ait de l'amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur
son appui. Il est amoureux de sa femme: elle vous hait; elle est
méchante, elle est adroite: vous ne ferez jamais rien dans cette
maison. Je me le tins pour dit.
Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même temps
un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon
vertueux père, âgé d'environ soixante ans. Je sentis moins cette
perte que je n'aurais fait en d'autres temps, où les embarras de
ma situation m'auraient moins occupé. Je n'avais point voulu
réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mère, et dont
il tirait le petit revenu: je n'eus plus là-dessus de scrupule
après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de
mon frère faisait une difficulté que Gauffecourt se chargea de
lever, et qu'il leva en effet par les bons offices de l'avocat de
Lorme. Comme j'avais le plus grand besoin de cette petite
ressource, et que l'événement était douteux, j'en attendais la
nouvelle définitive avec le plus vif empressement. Un soir, en
rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir cette
nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement
d'impatience dont j'eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me
dis-je avec dédain, Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer à ce
point par l'intérêt et par la curiosité? Je remis sur-le-champ la
lettre sur ma cheminée; je me déshabillai, me couchai
tranquillement, dormis mieux qu'à mon ordinaire, et me levai le
lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. En m'habillant
je l'aperçus; je l'ouvris sans me presser; j'y trouvai une lettre
de change. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer
que le plus vif fut celui d'avoir su me vaincre. J'aurais vingt
traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour
pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent à ma
pauvre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps où j'aurais
mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa
détresse. Elle m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont
elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le
sentiment de sa misère lui resserrait le cœur et lui
rétrécissait l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des
fripons qui l'obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela me
dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, surtout
après l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme
il sera dit ci-après.
Le temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux,
même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car,
quoique Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples,
sa mère n'était pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu
remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en
partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout
vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des carrosses
d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par
sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas affaire à
une personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une
passion folle, je ne faisais pas des folies. Content de tenir
Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l'abri des pressants
besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait par son travail fût
tout entier au profit de sa mère, et je ne me bornais pas à cela;
mais, par une fatalité qui me poursuivait, tandis que maman était
en proie à ses croquants, Thérèse était en proie à sa famille, et
je ne pouvais rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour
qui je l'avais destiné. Il était singulier que la cadette des
enfants de madame le Vasseur, la seule qui n'eût pas été dotée,
était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu'après
avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même
par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée,
sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs
coups. Une seule de ses nièces, appelée Gothon Leduc, était assez
aimable et d'un caractère assez doux, quoique gâtée par l'exemple
et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble,
je leur donnais les noms qu'elles s'entre-donnaient; j'appelais
la nièce ma nièce, et la tante ma tante. Toutes deux m'appelaient
leur oncle. De là le nom de tante duquel j'ai continué d'appeler
Thérèse, et que mes amis répétaient quelquefois en plaisantant.
On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un
moment à perdre pour tâcher de m'en tirer. Jugeant que M. de
Richelieu m'avait oublié, et n'espérant plus rien du côté de la
cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon
opéra: mais j'éprouvai des difficultés qui demandaient bien du
temps pour les vaincre, et j'étais de jour en jour plus pressé.
Je m'avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux
Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me firent
grand plaisir: mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à
faire jouer ma pièce; et, ennuyé de faire ma cour à des
comédiens, je les plantai là. Je revins enfin au dernier
expédient qui me restait, et le seul que j'aurais dû prendre. En
fréquentant la maison de M. de la Poplinière je m'étais éloigné
de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, étaient
mal ensemble et ne se voyaient point; il n'y avait aucune société
entre les deux maisons, et Thieriot seul vivait dans l'une et
dans l'autre. Il fut chargé de tâcher de me ramener chez M.
Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire naturelle et la
chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il aspirait à
l'Académie des sciences; il voulait pour cela faire un livre, et
il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame
Dupin, qui de son côté méditait un autre livre, avait sur moi des
vues à peu près semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun
pour une espèce de secrétaire, et c'était là l'objet des semonces
de Thieriot. J'exigeais préalablement que M. de Francueil
emploierait son crédit avec celui de Jelyotte pour faire répéter
mon ouvrage à l'Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent
répétées d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand
théâtre. Il y avait beaucoup de monde à la grande répétition, et
plusieurs morceaux furent très applaudis. Cependant je sentis
moi-même durant l'exécution, fort mal conduite par Rebel, que la
pièce ne passerait pas, et même qu'elle n'était pas en état de
paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans
mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par
plusieurs indices que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas
passé. M. de Francueil m'avait bien promis de le faire répéter,
mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole.
J'ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup
d'autres, que ni lui ni madame Dupin ne se souciaient de me
laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur
peut-être qu'on en supposât, en voyant leurs livres, qu'ils
avaient greffé leurs talents sur les miens. Cependant, comme
madame Dupin m'en a toujours supposé de très médiocres, et
qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dictée, ou à
des recherches de pure érudition, ce reproche, surtout à son
égard, eût été bien injuste.
Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager.
J'abandonnai tout projet d'avancement et de gloire; et, sans plus
songer à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu,
je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance
et celle de ma Thérèse, comme il plairait à ceux qui se
chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout à fait à
madame Dupin et à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une
grande opulence; car, avec huit à neuf cents francs par an que
j'eus les deux premières années, à peine avais-je de quoi fournir
à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en
chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre
loyer à l'extrémité de Paris, tout en haut de la rue
Saint-Jacques, où, quelque temps qu'il fît, j'allais souper
presque tous les soirs. Je pris bientôt le train et même le goût
de mes nouvelles occupations. Je m'attachai à la chimie; j'en fis
plusieurs cours avec M. de Francueil chez M. Rouelle; et nous
nous mîmes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette
science, dont nous possédions à peine les éléments. En 1747, nous
allâmes passer l'automne en Touraine, au château de Chenonceaux,
maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de
Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant
possédée par M. Dupin, fermier général. On s'amusa beaucoup dans
ce beau lieu; on y faisait très bonne chère; j'y devins gras
comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J'y composai
plusieurs trios à chanter pleins d'une assez forte harmonie, et
dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j'en
fais un. On y joua la comédie. J'y en fis, en quinze jours, une
en trois actes, intitulée l'Engagement téméraire qu'on trouvera
parmi mes papiers, et qui n'a d'autre mérite que beaucoup de
gaieté. J'y composai d'autres petits ouvrages, entre autres une
pièce en vers intitulée l'Allée de Sylvie, nom d'une allée du
parc qui bordait le Cher; et tout cela se fit sans discontinuer
mon travail sur la chimie, et celui que je faisais auprès de
madame Dupin.
Tandis que j'engraissais à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse
engraissait à Paris d'une autre manière; et quand j'y revins, je
trouvai l'ouvrage que j'avais mis sur le métier plus avancé que
je ne l'avais cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un
embarras extrême, si des camarades de table ne m'eussent fourni
la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est un de ces récits
essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce
qu'il faudrait, en les commentant, m'excuser ou me charger, et
que je ne dois faire ici ni l'un ni l'autre.
Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger
chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre
voisinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une
madame la Selle, femme d'un tailleur, qui donnait assez mal à
manger, mais dont la table ne laissait pas d'être recherchée, à
cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trouvait; car on n'y
recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par
quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de
Graville, vieux débauché, plein de politesse et d'esprit, mais
ordurier, y logeait, et y attirait une folle et brillante
jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le commandeur
de Nonant, chevalier de toutes les filles de l'Opéra, y apportait
journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis,
lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard, et Ancelet,
officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi
ces jeunes gens. Il y venait aussi des commerçants, des
financiers, des ouvriers, mais polis, honnêtes, et de ceux qu'on
distinguait dans leur métier; M. de Besse, M. de Forcade, et
d'autres dont j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyait des gens
de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe,
que je n'y ai jamais vus; et c'était une convention de n'y en
point introduire. Cette table, assez nombreuse, était très gaie
sans être bruyante, et l'on y polissonnait beaucoup sans
grossièreté. Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras quant
à la substance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille
cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche qui ne
fût si plaisant que des femmes l'auraient pardonné. Son ton
servait de règle à toute la table: tous ces jeunes gens contaient
leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce: et
les contes de filles manquaient d'autant moins que le magasin
était à la porte; car l'allée par où l'on allait chez madame la
Selle était la même où donnait la boutique de la Duchapt, célèbre
marchande de modes, qui avait alors de très jolies filles avec
lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou après dîner. Je
m'y serais amusé comme les autres, si j'eusse été plus hardi. Il
ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai jamais. Quant à madame
la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent après le
départ d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdotes très
amusantes, et j'y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel,
jamais les mœurs, mais les maximes que j'y vis établies.
D'honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes
séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes
les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les
Enfants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna;
je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne
chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens;
et je me dis: Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on
peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y
déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; et le seul
que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j'eus toutes les
peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son
honneur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de
marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On
choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée mademoiselle
Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui confier
ce dépôt; et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa
mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir
plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait à
double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de
l'enfant; et il fut déposé par la sage-femme au bureau des
Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année suivante, même
inconvénient et même expédient, au chiffre près, qui fut négligé.
Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle
de la mère: elle obéit en gémissant. On verra successivement
toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites
dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à
présent, tenons-nous à cette première époque. Ses suites, aussi
cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop d'y revenir.
Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame
d'Épinay, dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires: elle
s'appelait mademoiselle d'Esclavelles, et venait d'épouser M.
d'Épinay, fils de M. Lalive de Bellegarde, fermier général. Son
mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était
musicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois
personnes une grande intimité. M. de Francueil m'introduisit chez
madame d'Épinay; j'y soupais quelquefois avec lui. Elle était
aimable, avait de l'esprit, des talents; c'était assurément une
bonne connaissance à faire. Mais elle avait une amie, appelée
mademoiselle d'Ette, qui passait pour méchante, et qui vivait
avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas pour bon. Je
crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à madame
d'Épinay, à qui la nature avait donné, avec un tempérament très
exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les
écarts. M. de Francueil lui communiqua une partie de l'amitié
qu'il avait pour moi, et m'avoua ses liaisons avec elle, dont,
par cette raison, je ne parlerais pas ici si elles ne fussent
devenues publiques au point de n'être pas même cachées à M.
d'Épinay. M. de Francueil me fit même sur cette dame des
confidences bien singulières, qu'elle ne m'a jamais faites à
moi-même, et dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en
ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à qui
que ce soit. Toute cette confiance de part et d'autre rendait ma
situation très embarrassante surtout avec madame de Francueil,
qui me connaissait assez pour ne pas se défier de moi, quoique en
liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre
femme, à qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle
avait pour lui. J'écoutais séparément ces trois personnes; je
gardais leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans
qu'aucune des trois m'en arrachât jamais aucun de ceux des deux
autres, et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon
attachement pour sa rivale. Madame de Francueil, qui voulait se
servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; et
madame d'Épinay, m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour
Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais encore une
déclaration très nette que si elle voulait me chasser pour jamais
de chez elle, elle n'avait qu'à me faire une seconde fois
pareille proposition. Il faut rendre justice à madame d'Épinay:
loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil
avec éloge, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que,
dans des relations orageuses entre trois personnes que j'avais à
ménager, dont je dépendais en quelque sorte, et pour qui j'avais
de l'attachement, je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur
estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur et
complaisance, mais toujours avec droiture et fermeté. Malgré ma
bêtise et ma gaucherie, madame d'Épinay voulut me mettre des
amusements de la Chevrette, château près de Saint-Denis,
appartenant à M. de Bellegarde. Il y avait un théâtre où l'on
jouait souvent des pièces. On me chargea d'un rôle que j'étudiai
six mois sans relâche, et qu'il fallut me souffler d'un bout à
l'autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa
plus de rôle.
En faisant la connaissance de madame d'Épinay, je fis aussi
celle de sa belle-sœur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint
bientôt comtesse de Houdetot. La première fois que je la vis,
elle était à la veille de son mariage: elle me causa longtemps
avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la
trouvai très aimable; mais j'étais bien éloigné de prévoir que
cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et
m'entraînerait, quoique bien innocemment, dans l'abîme où je suis
aujourd'hui.
Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de
Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant
négligé ni l'un ni l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en
jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi
que j'avais une Thérèse: c'était entre nous une conformité de
plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de
figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère
aimable, fait pour attacher un honnête homme; au lieu que la
sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des
autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l'épousa
toutefois. Ce fut fort bien fait, s'il l'avait promis. Pour moi,
qui n'avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de
l'imiter.
Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était
rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait
pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier
peut-être qui ai vu sa portée, et qui l'ai estimé ce qu'il
valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi; et tandis
qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l'Opéra,
je faisais mon acte d'Hésiode, il venait quelquefois dîner avec
moi tête à tête en pique-nique. Il travaillait alors à l'Essai
sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier
ouvrage. Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un
libraire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont
arrogants et durs pour tout homme qui commence; et la
métaphysique, alors très peu à la mode, n'offrait pas un sujet
bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son
ouvrage; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour
se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire
Durant à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand
métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce,
cent écus, qu'il n'aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme
nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des
autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au
Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à l'hôtel du
Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires
plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquait presque à
tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je
formai là le projet d'une feuille périodique, intitulée le
Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et
moi. J'en esquissai la première feuille, et cela me fit faire
connaissance avec d'Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des
événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.
Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire
encyclopédique, qui ne devait d'abord être qu'une espèce de
traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du
Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d'achever.
Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette
seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que
j'acceptai, et que j'exécutai très à la hâte et très mal, dans
les trois mois qu'il m'avait donnés, comme à tous les auteurs qui
devaient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui
fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que
j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil,
appelé Dupont, qui écrivait très bien, et à qui je payai dix écus
tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été remboursés. Diderot
m'avait promis, de la part des libraires, une rétribution, dont
il ne m'a jamais reparlé, ni moi à lui.
Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa
détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques
chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de même de
la Lettre sur les aveugles, qui n'avait rien de répréhensible que
quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M.
de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon
de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit
sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte
toujours le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste
de sa vie. La tête faillit m'en tourner. J'écrivis à madame de
Pompadour pour la conjurer de le faire relâcher, ou d'obtenir
qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre:
elle était trop peu raisonnable pour être efficace; et je ne me
flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucissements qu'on mit
quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si
elle eût duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois
que je serais mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon.
Au reste, si ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en suis pas
non plus beaucoup fait valoir; car je n'en parlai qu'à très peu
de gens, et jamais à Diderot lui-même.
LIVRE HUITIÈME
1749
J'ai dû faire une pause à la fin du précédent Livre. Avec
celui-ci commence, dans sa première origine, la longue chaîne de
mes malheurs.
Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris,
je n'avais pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire
quelques connaissances. J'avais fait entre autres, chez madame
Dupin, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du
baron de Thun, son gouverneur. J'avais fait, chez M. de la
Poplinière, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu
dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le
baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou
deux à Fontenay-sous-Bois, où le prince avait une maison. Nous y
fûmes. En passant devant Vincennes je sentis, à la vue du donjon,
un déchirement de cœur dont le baron remarqua l'effet sur mon
visage. A souper, le prince parla de la détention de Diderot. Le
baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence:
j'en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L'on
pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire un ami malheureux,
et l'on parla d'autre chose. Il y avait là deux Allemands
attachés au prince: l'un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup
d'esprit, était son chapelain, et devint ensuite son gouverneur,
après avoir supplanté le baron; l'autre était un jeune homme,
appelé M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant qu'il
trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince annonçait le
pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi
commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le
sieur Grimm n'alla pas tout à fait si vite: il ne se mettait
guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la
prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dîner l'on
parla de musique: il en parla bien. Je fus transporté d'aise en
apprenant qu'il accompagnait du clavecin. Après le dîner on fit
apporter de la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin
du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si
douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais.
En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que
Diderot était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le
château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec
permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir
courir à l'instant même! Mais retenu deux ou trois jours chez
madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre
siècles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment
inexprimable! Il n'était pas seul; d'Alembert et le trésorier de
la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que
lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le
sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par
mes pleurs et mes sanglots; j'étouffais de tendresse et de joie.
Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers
l'ecclésiastique, et de lui dire: Vous voyez, monsieur, comment
m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas
alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant
quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place
de Diderot ce n'eût pas été là la première idée qui me serait
venue.
Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avait
fait une impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au
château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est pas
même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis
pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étais
assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus
aussi être celui dont la vue lui serait la plus consolante; et
tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très
exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec
lui les après-midi.
Cette année 1749, l'été fut d'une chaleur excessive. On
compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des
fiacres, à deux heures après midi j'allais à pied quand j'étais
seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la
route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque
aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je
m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour
modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le
Mercure de France; et tout en marchant et le parcourant, je
tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour
le prix de l'année suivante, Si le progrès des sciences et des
arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.
A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je
devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de
l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés
depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M.
de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui
mérite d'être dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je
me suis reposé sur elle: sitôt que j'en confie le dépôt au
papier, elle m'abandonne; et dès qu'une fois j'ai écrit une
chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me
suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre, je savais par
cœur des multitudes de chansons: sitôt que j'ai su chanter des
airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux
que j'ai le plus aimés j'en puisse aujourd'hui redire un seul
tout entier.
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette
occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes, j'étais dans une
agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut; je lui en dis
la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en
crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées,
et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus
perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet
inévitable de cet instant d'égarement.
Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable
rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent
étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la
vertu; et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette
effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou
cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle ait jamais été
dans le cœur d'aucun autre homme.
Je travaillai ce discours d'une façon bien singulière, et
que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui
consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à
yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma
tête avec des peines incroyables; puis, quand j'étais parvenu à
en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu'à ce que
je pusse les mettre sur le papier: mais le temps de me lever et
de m'habiller me faisait tout perdre; et quand je m'étais mis à
mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j'avais
composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire madame le
Vasseur. Je l'avais logée avec sa fille et son mari plus près de
moi; et c'était elle qui, pour m'épargner un domestique, venait
tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son
arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit; et
cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé bien des
oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en
fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet
ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de
logique et d'ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume
c'est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre
et d'harmonie: mais avec quelque talent qu'on puisse être né,
l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup.
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre,
si ce n'est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée
chez le comte de Frièse, je commençais à vivre dans la plus
grande intimité. Il avait un clavecin qui nous servait de point
de réunion, et autour duquel je passais avec lui tous les moments
que j'avais de libres, à chanter des airs italiens et des
barcarolles sans trêve et sans relâche du matin au soir, ou
plutôt du soir au matin; et, sitôt qu'on ne me trouvait pas chez
madame Dupin, on était sûr de me trouver chez M. Grimm, ou du
moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai
d'aller à la Comédie italienne, où j'avais mes entrées, mais
qu'il n'aimait pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie
française, dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant
me liait à ce jeune homme, et j'en devins tellement inséparable,
que la pauvre tante elle-même en était négligée; c'est-à-dire que
je la voyais moins, car jamais un moment de ma vie mon
attachement pour elle ne s'est affaibli.
Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de
temps que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le
désir que j'avais depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec
Thérèse: mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le
défaut d'argent pour acheter des meubles, m'avaient jusqu'alors
retenu. L'occasion de faire un effort se présenta, et j'en
profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien que huit
ou neuf cents francs par an ne pouvaient me suffire, portèrent de
leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'à cinquante
louis; et, de plus, madame Dupin, apprenant que je cherchais à me
mettre dans mes meubles, m'aida de quelque secours pour cela.
Avec les meubles qu'avait déjà Thérèse, nous mîmes tout en
commun, et ayant loué un petit appartement à l'hôtel de
Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes
gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes; et nous y avons
demeuré paisiblement et agréablement pendant sept ans, jusqu'à
mon délogement pour l'Ermitage.
Le père de Thérèse était un vieux bonhomme très doux, qui
craignait extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela
le surnom de lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie,
transporta dans la suite à la fille. Madame le Vasseur ne
manquait pas d'esprit, c'est-à-dire d'adresse; elle se piquait
même de politesse et d'airs du grand monde: mais elle avait un
patelinage mystérieux qui m'était insupportable, donnant d'assez
mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée
avec moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des
autres et aux miens; du reste assez bonne mère parce qu'elle
trouvait son compte à l'être, et couvrant les fautes de sa fille
parce qu'elle en profitait. Cette femme, que je comblais
d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais
extrêmement à cœur de me faire aimer, était, par l'impossibilité
que j'éprouvais d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse
dans mon petit ménage; et du reste je puis dire avoir goûté,
durant ces six ou sept ans le plus parfait bonheur domestique que
la faiblesse humaine puisse comporter. Le cœur de ma Thérèse
était celui d'un ange; notre attachement croissait avec notre
intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous
étions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se
décrire, ils feraient rire par leur simplicité: nos promenades
tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit
ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée
de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées
sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette
situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions
l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique
au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui
décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour
tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un
petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous
buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme,
que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions
là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure,
si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces
détails, qui paraîtront insipides ou risibles: je l'ai toujours
dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point.
J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière,
la dernière de cette espèce que j'aie eue à me reprocher. J'ai
dit que le ministre Klupffell était aimable: mes liaisons avec
lui n'étaient guère moins étroites qu'avec Grimm, et devinrent
aussi familières; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas,
un peu plus que simples, étaient égayés par les fines et folles
polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de
Grimm, qui n'était pas encore devenu puriste. La sensualité ne
présidait pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléait, et
nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous
quitter. Klupffell avait mis dans ses meubles une petite fille,
qui ne laissait pas d'être à tout le monde, parce qu'il ne
pouvait pas l'entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au
café, nous le trouvâmes qui en sortait pour aller souper avec
elle. Nous le raillâmes: il s'en vengea galamment en nous mettant
du même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre
créature me parut d'un assez bon naturel, très douce, et peu
faite à son métier, auquel une sorcière qu'elle avait avec elle
la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au
point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas
faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous trois
successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui
ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours
affirmé qu'il ne l'avait pas touchée: c'était donc pour s'amuser
à nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et s'il
s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule,
puisque, avant d'entrer chez le comte de Frièse, il logeait chez
des filles au même quartier Saint-Roch.
Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille,
aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avait
enivré, et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la
sienne. Thérèse s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air
confus, que j'avais quelque reproche à me faire; j'en allégeai le
poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dès
le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en
l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en
rappeler malignement le souvenir: en cela d'autant plus coupable
que, l'ayant mis librement et volontairement dans ma confidence,
j'avais droit d'attendre de lui qu'il ne m'en ferait pas
repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté
de cœur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de
Grimm qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa part
que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je
n'aperçus jamais la moindre trace de dépit.
La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa
bonté de cœur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente
mérite pourtant d'être ajouté. Je lui avais dit que Klupffell
était ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha: Un ministre
était pour elle un homme si singulier, que, confondant
comiquement les idées les plus disparates, elle s'avisa de
prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la première fois
qu'elle me dit, comme je rentrais, que le pape m'était venu voir.
Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus pressé que d'aller
conter cette histoire à Grimm et à Klupffell, à qui le nom de
pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des
Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'étaient des rires
inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il
leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que
deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce temps-là ni dans
ma jeunesse; car assurément cette idée n'aurait jamais pu leur
venir.
L'année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon
Discours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette
nouvelle réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté, les
anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation
dans mon cœur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon
père, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon enfance.
Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'être libre et
vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se
suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des
sifflets m'empêchassent de me conduire d'abord sur ces principes,
et de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle,
j'en eus dès lors la volonté décidée, et je ne tardai à
l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradictions
pour l'irriter et la rendre triomphante.
Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un
événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse
devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop
fière en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes
œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et
mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la
justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure,
sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée
en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait,
par leurs formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte
peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le
pratiquer.
Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus
étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si
j'étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la
nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et
d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout
simple; mais cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive,
cette facilité à former des attachements, cette force avec
laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les
faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet
amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur
du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et
même de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et douce
émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux,
généreux, aimable: tout cela peut-il jamais s'accorder dans la
même âme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans
scrupule le plus doux des devoirs? Non, je le sens et le dis
hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul instant de sa
vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans sentiment, sans
entrailles, un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non
m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop.
Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien
d'autres: je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient
me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai
de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants à
l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en
les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu'aventuriers
et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de
père, et je me regardai comme un membre de la république de
Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur
m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison
m'ait donné le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de
les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui
les menaçait quand j'aurais été forcé de les abandonner. Si je
les avais laissés à madame d'Épinay ou à madame de Luxembourg,
qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre
motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils été
plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens?
Je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les aurait portés à haïr,
peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu'ils
ne les aient point connus.
Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi
que les premiers, et il en fut de même des deux suivants, car
j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si
sensé, si légitime, que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce
fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux
à qui j'avais déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à Grimm;
je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite
encore à madame de Luxembourg, et cela librement, franchement,
sans aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à
tout le monde; car la Gouin était une honnête femme, très
discrète, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de
mes amis à qui j'eus quelque intérêt de m'ouvrir fut le médecin
Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où
elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma
conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à
mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout
pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus
l'être. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et
nourri comme ils l'ont été.
Tandis que je faisais ainsi mes confidences, madame le
Vasseur les faisait aussi de son côté, mais dans des vues moins
désintéressées. Je les avais introduites, elle et sa fille, chez
madame Dupin, qui, par amitié pour moi, avait mille bontés pour
elles. La mère la mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin,
qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne disait pas combien,
malgré la modicité de mes ressources, j'étais attentif à pourvoir
à tout, y pourvoyait de son côté avec une libéralité que, par
l'ordre de la mère, la fille m'a toujours cachée durant mon
séjour à Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'à l'Ermitage, à
la suite de plusieurs autres épanchements de cœur. J'ignorais
que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre semblant,
fût si bien instruite; j'ignore encore si madame de Chenonceaux,
sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa belle-fille,
le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'année suivante,
lorsque j'avais déjà quitté leur maison. Cela m'engagea à lui
écrire à ce sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et
dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pouvais dire
sans compromettre madame le Vasseur et sa famille; car les plus
déterminantes venaient de là, et je les tus.
Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amitié
de madame de Chenonceaux; je l'étais de celle de madame de
Francueil, qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret
fût ébruité. Jamais il n'a pu l'être que par les gens mêmes à qui
je l'avais confié, et ne l'a été en effet qu'après ma rupture
avec eux. Par ce seul fait ils sont jugés: sans vouloir me
disculper du blâme que je mérite, j'aime mieux en être chargé que
de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais
c'est une erreur: j'ai négligé mes devoirs, mais le désir de
nuire n'est pas entré dans mon cœur, et les entrailles de père
ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu'on n'a
jamais vus: mais trahir la confiance de l'amitié, violer le plus
saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre
sein, déshonorer à plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui nous
respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes,
ce sont des bassesses d'âmes et des noirceurs.
J'ai promis ma confession, non ma justification; aussi je
m'arrête ici sur ce point. C'est à moi d'être vrai, c'est au
lecteur d'être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.
Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa
mère encore plus agréable, par le mérite et l'esprit de la
nouvelle mariée, jeune personne très aimable, et qui parut me
distinguer parmi les scribes de M. Dupin. Elle était fille unique
de madame la vicomtesse de Rochechouart, grande amie du comte de
Frièse, et par contrecoup de Grimm, qui lui était attaché. Ce fut
pourtant moi qui l'introduisis chez sa fille: mais leurs humeurs
ne se convenant pas, cette liaison n'eut point de suite; et
Grimm, qui dès lors visait au solide, préféra la mère, femme du
grand monde, à la fille, qui voulait des amis sûrs et qui lui
convinssent, sans se mêler d'aucune intrigue ni chercher du
crédit parmi les grands. Madame Dupin, ne trouvant pas dans
madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle en attendait, lui
rendit sa maison fort triste; et madame de Chenonceaux, fière de
son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux renoncer aux
agréments de la société, et rester presque seule dans son
appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentait
pas faite. Cette espèce d'exil augmenta mon attachement pour
elle, par cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux.
Je lui trouvai l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois
un peu sophistique. Sa conversation, qui n'était point du tout
celle d'une jeune femme qui sort du couvent, était pour moi très
attrayante. Cependant elle n'avait pas vingt ans, son teint était
d'une blancheur éblouissante; sa taille eût été grande et belle,
si elle se fût mieux tenue; ses cheveux, d'un blond cendré et
d'une beauté peu commune, me rappelaient ceux de ma pauvre maman
dans son bel âge, et m'agitaient vivement le cœur. Mais les
principes sévères que je venais de me faire, et que j'étais
résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle et de ses
charmes. J'ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par
jour tête à tête avec elle, à lui montrer gravement
l'arithmétique, et à l'ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui
dire un seul mot galant ni lui jeter une œillade. Cinq ou six
ans plus tard je n'aurais pas été si sage ou si fou; mais il
était écrit que je ne devais aimer d'amour qu'une fois en ma vie;
et qu'une autre qu'elle aurait les premiers et les derniers
soupirs de mon cœur.
Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours
contenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir
améliorer. L'augmentation qu'elle avait faite à mes honoraires,
conjointement avec M. de Francueil, était venue uniquement de
leur propre mouvement. Cette année, M. de Francueil, qui me
prenait de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu
plus au large et dans une situation moins précaire. Il était
receveur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, était
vieux, riche, et voulait se retirer. M. de Francueil m'offrit
cette place; et pour me mettre en état de la remplir, j'allai
pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les
instructions nécessaires. Mais soit que j'eusse peu de talent
pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se donner
un autre successeur, ne m'instruisît pas de bonne foi, j'acquis
lentement et mal les connaissances dont j'avais besoin, et tout
cet ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien
m'entrer dans la tête. Cependant, sans avoir saisi le fin du
métier, je ne laissai pas d'en prendre la marche courante assez
pour pouvoir l'exercer rondement. J'en commençai même les
fonctions. Je tenais les registres et la caisse; je donnais et
recevais de l'argent, des récépissés; et quoique j'eusse aussi
peu de goût que de talent pour ce métier, la maturité des ans
commençant à me rendre sage, j'étais déterminé à vaincre ma
répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi.
Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train, M. de
Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de
sa caisse, où il n'y avait cependant pour lors que vingt-cinq à
trente mille francs. Les soucis, l'inquiétude d'esprit que me
donna ce dépôt me firent sentir que je n'étais point fait pour
être caissier; et je ne doute point que le mauvais sang que je
fis durant cette absence n'ait contribué à la maladie où je
tombai après son retour.
J'ai dit dans ma première partie que j'étais né mourant. Un
vice de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes
premières années, une rétention d'urine presque continuelle; et
ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables
à me conserver. Elle en vint à bout cependant; ma robuste
constitution prit enfin le dessus, et ma santé s'affermit
tellement durant ma jeunesse, qu'excepté la maladie de langueur
dont j'ai raconté l'histoire, et de fréquents besoins d'uriner
que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je
parvins jusqu'à l'âge de trente ans sans presque me sentir de ma
première infirmité. Le premier ressentiment que j'en eus fut à
mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage et les terribles
chaleurs que j'avais souffertes me donnèrent une ardeur d'urine
et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver.
Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la
moindre incommodité. Après m'être épuisé plus d'imagination que
de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne
fut qu'après la détention de Diderot que l'échauffement contracté
dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs
qu'il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis
laquelle je n'ai jamais recouvré ma première santé.
Au moment dont je parle, m'étant peut-être un peu fatigué au
maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas
qu'auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines
dans le plus triste état que l'on puisse imaginer. Madame Dupin
m'envoya le célèbre Morand, qui, malgré son habileté et la
délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et
ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de
recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en
effet à s'insinuer: mais, en rendant compte à madame Dupin de mon
état, Morand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en
vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses
réflexions sur mon état, et sur la bêtise de sacrifier le repos
et l'agrément du peu de jours qui me restaient à vivre, à
l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentais que
du dégoût. D'ailleurs, comment accorder les sévères principes que
je venais d'adopter avec un état qui s'y rapportait si peu? et
n'aurais-je pas bonne grâce, caissier d'un receveur général des
finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté? Ces idées
fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s'y
combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en
put arracher; et durant ma convalescence, je me confirmai de
sang-froid dans les résolutions que j'avais prises dans mon
délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et
d'avancement. Déterminé à passer dans l'indépendance et la
pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j'appliquai
toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et à
faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans
m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles
que j'eus à combattre, et les efforts que je fis pour en
triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu'il était
possible, et plus que je n'avais espéré moi-même. Si j'avais
aussi bien secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je
venais à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du
moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais,
tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la
tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je
me laissais subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant
amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route
nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup à me rendre
heureux, ne s'occupaient en effet qu'à me rendre ridicule, et
commencèrent par travailler à m'avilir, pour parvenir dans la
suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma
réforme personnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira
leur jalousie: ils m'auraient pardonné peut-être de briller dans
l'art d'écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma
conduite un exemple qui semblait les importuner. J'étais né pour
l'amitié; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine.
Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui
me connurent, et je n'eus pas un seul ennemi; mais sitôt que
j'eus un nom, je n'eus plus d'amis. Ce fut un très grand malheur;
un plus grand encore fut d'être environné de gens qui prenaient
ce nom, et qui n'usèrent des droits qu'il leur donnait que pour
m'entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera
cette odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine: on en
verra bientôt former le premier nœud.
Dans l'indépendance où je voulais vivre, il fallait
cependant subsister. J'en imaginai un moyen très simple, ce fut
de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation
plus solide eût rempli le même but, je l'aurais prise; mais ce
talent étant de mon goût, et le seul qui, sans assujettissement
personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m'y tins.
Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la
vanité, de caissier d'un financier je me fis copiste de musique.
Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix; et je m'en suis si peu
repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force, pour le
reprendre aussitôt que je pourrai.
Le succès de mon premier Discours me rendit l'exécution de
cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix,
Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j'étais dans
mon lit, il m'écrivit un billet pour m'en annoncer la publication
et l'effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues;
il n'y a pas d'exemple d'un succès pareil. Cette faveur du
public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la
première assurance véritable de mon talent, dont, malgré le
sentiment interne, j'avais toujours douté jusqu'alors. Je compris
tout l'avantage que j'en pouvais tirer pour le parti que j'étais
prêt à prendre, et je jugeai qu'un copiste de quelque célébrité
dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail.
Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée,
j'écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part,
pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs
bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne
comprenant rien à ce billet, et me croyant encore dans le
transport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma
résolution si bien prise qu'il ne put parvenir à l'ébranler. Il
alla dire à madame Dupin et à tout le monde que j'étais devenu
fou; je laissai dire, et j'allai mon train. Je commençai ma
réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs; je
pris une perruque ronde; je posai l'épée; je vendis ma montre en
me disant avec une joie incroyable: Grâce au ciel, je n'aurai
plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut
l'honnêteté d'attendre assez longtemps encore avant de disposer
de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M.
d'Alibard, jadis gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans
la botanique par sa Flora parisiensis.
Quelque austère que fût ma réforme somptuaire, je ne
l'étendis pas d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en
quantité, reste de mon équipage de Venise, et pour lequel j'avais
un attachement particulier. A force d'en faire un objet de
propreté, j'en avais fait un objet de luxe, qui ne laissait pas
de m'être coûteux. Quelqu'un me rendit le bon office de me
délivrer de cette servitude. La veille de Noël, tandis que les
gouverneuses étaient à vêpres et que j'étais au concert
spirituel, on força la porte d'un grenier où était étendu tout
notre linge, après une lessive qu'on venait de faire. On vola
tout, et entre autres quarante-deux chemises à moi, de très belle
toile, et qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la
façon dont les voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu
sortir de l'hôtel, portant des paquets à la même heure, Thérèse
et moi soupçonnâmes son frère, qu'on savait être un très mauvais
sujet. La mère repoussa vivement ce soupçon; mais tant d'indices
le confirmèrent qu'il nous resta, malgré qu'elle en eût. Je
n'osai faire d'exactes recherches, de peur de trouver plus que je
n'aurais voulu. Ce frère ne se montra plus chez moi, et disparut
enfin tout à fait. Je déplorai le sort de Thérèse et le mien de
tenir à une famille si mêlée, et je l'exhortai plus que jamais de
secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guérit de la
passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis que de très
commun, plus assortissant au reste de mon équipage.
Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'à la
rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon cœur
tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui
pouvait me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui était
bon et raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisait mon
ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi, et m'attira des
pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de
succès. Plusieurs causes cependant m'empêchèrent d'y réussir
comme j'aurais pu faire en d'autres circonstances. D'abord, ma
mauvaise santé. L'attaque que je venais d'essuyer eut des suites
qui ne m'ont laissé jamais aussi bien portant qu'auparavant; et
je crois que les médecins auxquels je me livrai me firent bien
autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand,
Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous
mes amis, me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent
point, et m'affaiblirent considérablement. Plus je m'asservissais
à leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon
imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon état sur l'effet
de leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite de
souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui
soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait
mes maux. M'étant aperçu que les sondes de Daran, qui seules me
faisaient quelque effet, et sans lesquelles je ne croyais plus
pouvoir vivre, ne me donnaient cependant qu'un soulagement
momentané, je me mis à faire, à grands frais, d'immenses
provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, même
au cas que Daran vînt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je
m'en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m'en reste,
que j'en aie acheté pour cinquante louis. On sent qu'un
traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me laissait
pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne met pas une
ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.
Les occupations littéraires firent une autre distraction non
moins préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon
discours eut-il paru que les défenseurs des lettres fondirent sur
moi comme de concert. Indigné de voir tant de petits messieurs
Josse, qui n'entendaient pas même la question, vouloir en décider
en maîtres, je pris la plume, et j'en traitai quelques-uns de
manière à ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain M.
Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut
rudement malmené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi
Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec
moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de ton pour lui
répondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort; et, sans
manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement l'ouvrage.
Je savais qu'un jésuite, appelé le P. Menou, y avait mis la main:
je me fiai à mon tact pour démêler ce qui était du prince et ce
qui était du moine; et, tombant sans ménagement sur toutes les
phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme
que je crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette pièce, qui,
je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits,
est jusqu'à présent un ouvrage unique dans son espèce. J'y saisis
l'occasion qui m'était offerte d'apprendre au public comment un
particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un
souverain même. Il est difficile de prendre en même temps un ton
plus fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui
répondre. J'avais le bonheur d'avoir affaire à un adversaire pour
lequel mon cœur plein d'estime pouvait, sans adulation, la lui
témoigner; c'est ce que je fis avec assez de succès, mais
toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyaient
déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul
moment, et j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma
réponse, dit: J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis
lors, je reçus de lui diverses marques d'estime et de
bienveillance, dont j'aurai quelques-unes à citer; et mon écrit
courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y
trouvât rien à blâmer.
J'eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne
m'étais pas attendu, ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans
auparavant m'avait fait beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs
services. Je ne l'avais pas oublié, mais je l'avais négligé par
paresse; et je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute
d'occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J'avais donc
tort; et il m'attaqua, honnêtement toutefois, et je répondis de
même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma
dernière réponse, après laquelle il ne dit plus rien; mais il
devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs
pour faire contre moi d'affreux libelles, et fit un voyage à
Londres exprès pour m'y nuire.
Toute cette polémique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de
perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et
peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me
donnait toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien
du tout, et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier
Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre
longtemps, et tirer sou à sou le peu qu'il me donnait. Cependant
la copie n'allait point. Je faisais deux métiers, c'était le
moyen de faire mal l'un et l'autre.
Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les
diverses manières de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le
succès de mes premiers écrits m'avait mis à la mode. L'état que
j'avais pris excitait la curiosité; l'on voulait connaître cet
homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de
rien que de vivre libre et heureux à sa manière: c'en était assez
pour qu'il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de
gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps.
Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir à dîner. Plus je
brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Je ne pouvais refuser
tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'étais
incessamment subjugué par ma complaisance, et de quelque façon
que je m'y prisse, je n'avais pas par jour une heure de temps à
moi.
Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se
l'imagine d'être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon
métier; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits
moyens de me dédommager du temps qu'on me faisait perdre. Bientôt
il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par
personne. Je ne connais pas d'assujettissement plus avilissant et
plus cruel que celui-là. Je n'y vis de remède que de refuser les
cadeaux grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce
fût. Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient
avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur
être obligé malgré moi. Tel qui ne m'aurait pas donné un écu si
je l'avais demandé, ne cessait de m'importuner de ses offres, et,
pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d'arrogance
et d'ostentation.
On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le système
que je voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le
Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l'empêchait pas
de suivre les directions de sa mère; et les gouverneuses, comme
les appelait Gauffecourt, n'étaient pas toujours aussi fermes que
moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachât bien des choses, j'en
vis assez pour juger que je ne voyais pas tout; et cela me
tourmenta, moins par l'accusation de connivence qu'il m'était
aisé de prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais être
maître chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me
fâchais, le tout sans succès; la maman me faisait passer pour un
grondeur éternel, pour un bourru; c'étaient, avec mes amis, des
chuchotteries continuelles; tout était mystère et secret pour moi
dans mon ménage; et, pour ne pas m'exposer sans cesse à des
orages, je n'osais plus m'informer de ce qui s'y passait. Il
aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont
je n'étais pas capable. Je savais crier, et non pas agir; on me
laissait dire, et l'on allait son train.
Ces tiraillements continuels, et les importunités
journalières auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma
demeure et le séjour de Paris désagréables. Quand mes
incommodités me permettaient de sortir, et que je ne me laissais
pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j'allais me
promener seul; je rêvais à mon grand système, j'en jetais quelque
chose sur le papier, à l'aide d'un livret blanc et d'un crayon
que j'avais toujours dans ma poche. Voilà comment les
désagréments imprévus d'un état de mon choix me jetèrent par
diversion tout à fait dans la littérature, et voilà comment je
portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui
m'en faisaient occuper.
Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans
le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et
de m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui
m'en dispensât. Ma sotte et maussade timidité, que je ne pouvais
vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux
bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux
pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'affectai de
mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai
que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes,
s'ennoblissait dans mon âme, y prenait l'intrépidité de la vertu;
et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base qu'elle s'est
soutenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre
d'un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la
réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots
heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le
particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis
et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un
agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais
générales, je n'ai jamais su dire un mot désobligeant à qui que
ce fût.
Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et
bientôt il n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris.
L'histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des
liaisons que j'avais pour lors. C'est un détail dans lequel je
dois entrer pour l'intelligence de ce qui doit suivre.
J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux
seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que
j'ai de rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de
tous les deux pour qu'ils ne le fussent pas bientôt l'un de
l'autre. Je les liai; ils se convinrent, et s'unirent encore plus
étroitement entre eux qu'avec moi. Diderot avait des
connaissances sans nombre; mais Grimm, étranger et nouveau venu,
avait besoin d'en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en
procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt.
Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d'Épinay,
chez le baron d'Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque
malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout
simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce
qui l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de Frièse,
il nous donnait souvent à dîner chez lui; mais jamais je n'ai
reçu aucun témoignage d'amitié ni de bienveillance du comte de
Frièse ni du comte de Schomberg, son parent, très familier avec
Grimm, ni d'aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec
lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul abbé
Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit
dans l'occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais
je connaissais l'abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût
lui-même, et je lui avais toujours été attaché depuis un procédé
plein de délicatesse et d'honnêteté qu'il eut pour moi dans une
occasion bien légère, mais que je n'oublierai jamais.
Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la
preuve à peu près dans le temps dont je parle envers le même
Grimm, avec lequel il était étroitement lié. Grimm, après avoir
vu quelque temps de bonne amitié mademoiselle Fel, s'avisa tout
d'un coup d'en devenir éperdument amoureux, et de vouloir
supplanter Cahusac. La belle, se piquant de constance, éconduisit
ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et
s'avisa d'en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la
plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait ouï parler. Il
passait les jours et les nuits dans une continuelle léthargie,
les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler,
sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais
ne répondant jamais, pas même par signe; et du reste sans
agitation, sans douleur, sans fièvre, et restant là comme s'il
eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde;
l'abbé, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits, moi
les jours, sans le quitter, jamais ensemble; et l'un ne partait
jamais sans que l'autre ne fût arrivé. Le comte de Frièse,
alarmé, lui amena Senac, qui, après l'avoir bien examiné, dit que
ce ne serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me
fit observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis
sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours
immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des
cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur la
langue, et qu'il avalait fort bien. Un beau matin il se leva,
s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais
il m'ait reparlé, ni, que je sache, à l'abbé Raynal, ni à
personne, de cette singulière léthargie, ni des soins que nous
lui avions rendus tandis qu'elle avait duré.
Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit; et c'eût été
réellement une anecdote merveilleuse que la cruauté d'une fille
d'Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle
passion mit Grimm à la mode; bientôt il passa pour un prodige
d'amour, d'amitié, d'attachement de toute espèce. Cette opinion
le fit rechercher et fêter dans le grand monde, et par là
l'éloigna de moi, qui jamais n'avais été pour lui qu'un
pis-aller. Je le vis prêt à m'échapper tout à fait. J'en fus
navré, car tous les sentiments vifs dont il faisait parade
étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'étais
bien aise qu'il réussît dans le monde; mais je n'aurais pas voulu
que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour: Grimm, vous
me négligez; je vous le pardonne: quand la première ivresse des
succès bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le
vide, j'espère que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez
toujours: quant à présent, ne vous gênez point; je vous laisse
libre, et je vous attends. Il me dit que j'avais raison,
s'arrangea en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je
ne le vis plus qu'avec nos amis communs.
Notre principal point de réunion, avant qu'il fût aussi lié
avec madame d'Épinay qu'il le fut dans la suite, était la maison
du baron d'Holbach. Cedit baron était un fils de parvenu, qui
jouissait d'une assez grande fortune, dont il usait noblement,
recevant chez lui des gens de lettres et de mérite, et, par son
savoir et ses lumières, tenant bien sa place au milieu d'eux. Lié
depuis longtemps avec Diderot, il m'avait recherché par son
entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance
naturelle m'empêcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour
qu'il m'en demanda la raison, je lui dis: Vous êtes trop riche.
Il s'obstina, et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut
toujours de ne pouvoir résister aux caresses: je ne me suis
jamais bien trouvé d'y avoir cédé.
Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j'eus un
titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait
plusieurs années que je l'avais vu pour la première fois à la
Chevrette, chez madame d'Épinay, avec laquelle il était très
bien. Nous ne fîmes que dîner ensemble, il repartit le même jour;
mais nous causâmes quelques moments après le dîner. Madame
d'Épinay lui avait parlé de moi et de mon opéra des Muses
galantes. Duclos, doué de trop grands talents pour ne pas aimer
ceux qui en avaient, s'était prévenu pour moi, m'avait invité à
l'aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la
connaissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je
n'eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance: mais,
encouragé par mon premier succès et par ses éloges qui me
revinrent, je fus le voir, il vint me voir; et ainsi commencèrent
entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et à
qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre cœur,
que la droiture et la probité peuvent s'allier quelquefois avec
la culture des lettres.
Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne fais
pas ici mention, furent l'effet de mes premiers succès, et
durèrent jusqu'à ce que la curiosité fût satisfaite. J'étais un
homme sitôt vu, qu'il n'y avait rien à voir de nouveau dès le
lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce
temps-là, tint plus solidement que toutes les autres: ce fut
madame la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay,
ambassadeur de Malte, dont le frère avait précédé M. de Montaigu
dans l'ambassade de Venise, et que j'avais été voir à mon retour
de ce pays-là. Madame de Créqui m'écrivit; j'allai chez elle:
elle me prit en amitié. J'y dînais quelquefois, j'y vis plusieurs
gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l'auteur de
Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très cruel
ennemi sans que j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je
porte le nom d'un homme que son père a bien vilainement
persécuté.
On voit que, pour un copiste qui devait être occupé de son
métier du matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne
rendaient pas ma journée fort lucrative, et qui m'empêchaient
d'être aussi attentif à ce que je faisais pour le bien faire;
aussi perdais-je à effacer ou gratter mes fautes, ou à
recommencer ma feuille, plus de la moitié du temps qu'on me
laissait. Cette importunité me rendait de jour en jour Paris plus
insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur.
J'allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont
madame le Vasseur connaissait le vicaire, chez lequel nous nous
arrangions tous de façon qu'il ne s'en trouvait pas mal. Grimm y
vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chantait
bien, et, quoiqu'il ne sût pas la musique, il apprenait sa partie
avec beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le
temps à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en fis deux ou
trois nouveaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire
bâtissaient tant bien que mal. Je ne puis m'empêcher de regretter
ces trios faits et chantés dans des moments de bien pure joie, et
que j'ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mademoiselle
Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils
méritaient d'être conservés, et sont pour la plupart d'un très
bon contrepoint. Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages, où
j'avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et où
je m'égayais fort aussi, que j'écrivis au vicaire, fort
rapidement et fort mal, une épître en vers qu'on trouvera parmi
mes papiers.
J'avais, plus près de Paris, une autre station fort de mon
goût chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui
s'était fait à Passy une retraite charmante où j'ai coulé de bien
paisibles moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon
sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune
honnête, et avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils
d'un agent de change et maître d'hôtel du roi, prit le sage parti
de quitter le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle
de repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort.
Le bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans
souci, dans une maison très agréable qu'il s'était bâtie, et dans
un très joli jardin qu'il avait planté de ses mains. En fouillant
à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des
coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que
son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature,
et qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que
coquilles, débris de coquilles, et que la terre n'était que du
cron. Toujours occupé de cet objet de ses singulières
découvertes, il s'échauffa si bien sur ces idées, qu'elles se
seraient enfin tournées dans sa tête en système, c'est-à-dire en
folie, si, très heureusement pour sa raison, mais bien
malheureusement pour ses amis, auxquels il était cher, et qui
trouvaient chez lui l'asile le plus agréable, la mort ne fût
venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle maladie:
c'était une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui
l'empêchait de manger, sans que durant très longtemps on en
trouvât la cause, et qui finit, après plusieurs années de
souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler,
sans des serrements de cœur, les derniers temps de ce pauvre et
digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir,
Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il
souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa dernière heure, qui,
dis-je, était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous
faisait servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un
thé bien léger, qu'il fallait rejeter un moment après. Mais avant
ces temps de douleur, combien j'en ai passé chez lui d'agréables
avec les amis d'élite qu'il s'était faits! A leur tête je mets
l'abbé Prevost, homme très aimable et très simple, dont le cœur
vivifiait ses écrits, dignes de l'immortalité, et qui n'avait
rien dans l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il
donnait à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes
fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme
oriental, et qui, je crois, étendait les systèmes de Mussard sur
la durée du monde: en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire,
qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du
bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais
charmante, qui chantait comme un ange; madame de Valmalette
elle-même, qui chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût
été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle
était à peu près la société de M. Mussard, qui m'aurait assez plu
si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m'avait plu
davantage; et je puis dire que pendant plus de six mois j'ai
travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.
Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les
eaux de Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les
venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue,
je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix
jours, qui me firent plus de bien parce que j'étais à la
campagne, que parce que j'y prenais les eaux. Mussard jouait du
violoncelle, et aimait passionnément la musique italienne. Un
soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher et surtout
des opere buffe que nous avions vus l'un et l'autre en Italie, et
dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas,
j'allai rêver comment on pourrait faire pour donner en France
l'idée d'un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n'y
ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et prenant
des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j'y
adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je
barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui était au
haut du jardin; et au thé, je ne pus m'empêcher de montrer ces
airs à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa gouvernante, qui
était en vérité une très bonne et aimable fille. Les trois
morceaux que j'avais esquissés étaient le premier monologue, J'ai
perdu mon serviteur; l'air du Devin, L'amour croît s'il
s'inquiète, et le dernier duo, A jamais, Colin, je t'engage, etc.
J'imaginais si peu que cela valût la peine d'être suivi, que,
sans les applaudissements et les encouragements de l'un et de
l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser,
comme j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi
bonnes: mais ils m'excitèrent si bien, qu'en six jours mon drame
fut écrit, à quelques vers près, et toute ma musique esquissée,
tellement que je n'eus plus à faire à Paris qu'un peu de
récitatif et tout le remplissage; et j'achevai le tout avec une
telle rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent mises au
net et en état d'être représentées. Il n'y manquait que le
divertissement, qui ne fut fait que longtemps après.
Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avais une
grande passion de l'entendre, et j'aurais donné tout au monde
pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme
on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme
il ne m'était pas possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public,
il fallait nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire
passer à l'Opéra. Malheureusement elle était dans un genre
absolument neuf, auquel les oreilles n'étaient point accoutumées;
et d'ailleurs, le mauvais succès des Muses galantes me faisait
prévoir celui du Devin, si je le présentais sous mon nom. Duclos
me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en
laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me
trouvai point à cette répétition; et les petits violons, qui la
dirigèrent, ne surent eux-mêmes quel en était l'auteur, qu'après
qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage.
Tous ceux qui l'entendirent en étaient enchantés, au point que
dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parlait d'autre
chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avait assisté à la
répétition, demanda l'ouvrage pour être donné à la cour. Duclos,
qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le maître
de ma pièce à la cour qu'à Paris, la refusa. Cury la réclama
d'autorité. Duclos tint bon; et le débat entre eux devint si vif,
qu'un jour à l'Opéra ils allaient sortir ensemble, si on ne les
eût séparés. On voulut s'adresser à moi; je renvoyai la décision
de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc
d'Aumont s'en mêla. Duclos crut enfin devoir céder à l'autorité,
et la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau.
La partie à laquelle je m'étais le plus attaché, et où je
m'éloignais le plus de la route commune, était le récitatif. Le
mien était accentué d'une façon toute nouvelle, marchait avec le
débit de la parole. On n'osa laisser cette terrible innovation;
l'on craignait qu'elle ne révoltât les oreilles moutonnières. Je
consentis que Francueil et Jelyotte fissent un autre récitatif,
mais je ne voulus pas m'en mêler.
Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation,
l'on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la
dernière répétition. J'y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je
crois, l'abbé Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition
fut passable; j'en fus plus content que je ne m'y étais attendu.
L'orchestre était nombreux, composé de ceux de l'Opéra et de la
Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin; mademoiselle Fel,
Colette; Cuvilier, le Devin; les chœurs étaient ceux de l'Opéra.
Je dis peu de chose: c'était Jelyotte qui avait tout dirigé; je
ne voulus pas contrôler ce qu'il avait fait; et, malgré mon ton
romain, j'étais honteux comme un écolier au milieu de tout ce
monde.
Le lendemain, jour de la représentation, j'allai déjeuner au
café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait
de la répétition de la veille, et de la difficulté qu'il y avait
eu d'y entrer. Un officier qui était là dit qu'il était entré
sans peine, conta au long ce qui s'y était passé, dépeignit
l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait, ce qu'il avait dit; mais
ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant
d'assurance que de simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas un
seul mot de vrai. Il m'était très clair que celui qui parlait si
savamment de cette répétition n'y avait point été, puisqu'il
avait devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu'il disait
avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scène
fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme était d'un certain
âge; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux; sa
physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis
annonçait un ancien officier. Il m'intéressait, malgré son
impudence et malgré moi. Tandis qu'il débitait ses mensonges, je
rougissais, je baissais les yeux, j'étais sur les épines; je
cherchais quelquefois en moi-même s'il n'y aurait pas moyen de le
croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que
quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hâtai
d'achever mon chocolat sans rien dire; et, baissant la tête en
passant devant lui, je sortis le plus tôt qu'il me fut possible,
tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je
m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur; et je suis sûr que si
quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on m'aurait vu
la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la
peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était
reconnu.
Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il
est difficile de ne faire que narrer, parce qu'il est presque
impossible que la narration même ne porte empreinte de censure ou
d'apologie. J'essayerai toutefois de rapporter comment et sur
quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni
blâme.
J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était
ordinaire: grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce
défaut de décence pour un acte de courage, j'entrai de cette
façon dans la même salle où devaient arriver, peu de temps après,
le roi, la reine, la famille royale et toute la cour. J'allai
m'établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était
la sienne: c'était une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une
petite loge plus élevée, où se plaça le roi avec madame de
Pompadour. Environné de dames, et seul d'homme sur le devant de
la loge, je ne pus douter qu'on ne m'eût mis là précisément pour
être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au
milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d'être mal
à mon aise: je me demandai si j'étais à ma place, si j'y étais
mis convenablement; et après quelques minutes d'inquiétude, je me
répondis, Oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de
l'impossibilité de m'en dédire, que de la force de mes raisons.
Je me dis: Je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que
j'y suis invité, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'après
tout personne n'a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de
mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni
mieux, ni pis: si je recommence à m'asservir à l'opinion dans
quelque chose, m'y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour
être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce
soit, d'être mis selon l'état que j'ai choisi; mon extérieur est
simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre: la barbe ne
l'est point en elle-même, puisque c'est la nature qui nous la
donne, et que, selon les temps et les modes, elle est quelquefois
un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que
m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu
qu'ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me
raffermis si bien que j'aurais été intrépide, si j'eusse eu
besoin de l'être. Mais, soit effet de la présence du maître, soit
naturelle disposition des cœurs, je n'aperçus rien que
d'obligeant et d'honnête dans la curiosité dont j'étais l'objet.
J'en fus touché jusqu'à recommencer d'être inquiet sur moi-même
et sur le sort de ma pièce, craignant d'effacer des préjugés si
favorables, qui semblaient ne chercher qu'à m'applaudir. J'étais
armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne
m'étais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme
un enfant quand on commença.
J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal
jouée quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant
à la musique. Dès la première scène, qui véritablement est d'une
naïveté touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure
de surprise et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce genre
de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point
d'être sensible dans toute l'assemblée, et, pour parler à la
Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet même. A la scène
des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne
claque point devant le roi, cela fit qu'on entendit tout; la
pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendais autour de moi un
chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges,
et qui s'entredisaient à demi-voix: Cela est charmant, cela est
ravissant; il n'y a pas un son là qui ne parle au cœur. Le
plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut
moi-même jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier
duo, en remarquant que je n'étais pas seul à pleurer. J'eus un
moment de retour sur moi-même, en me rappelant le concert de M.
de Treitorens. Cette réminiscence eut l'effet de l'esclave qui
tenait la couronne sur la tête, des triomphateurs; mais elle fut
courte, et je me livrai bientôt pleinement et sans distraction au
plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu'en ce
moment la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité
d'auteur; et sûrement s'il n'y eût eu là que des hommes, je
n'aurais pas été dévoré, comme je l'étais sans cesse, du désir de
recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je faisais
couler. J'ai vu des pièces exciter de plus vifs transports
d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce,
aussi touchante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la
cour, un jour de première représentation. Ceux qui ont vu
celle-là doivent s'en souvenir; car l'effet en fut unique.
Le même soir, M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver
au château le lendemain sur les onze heures, et qu'il me
présenterait au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta
qu'on croyait qu'il s'agissait d'une pension, et que le roi
voulait me l'annoncer lui-même.
Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante
journée fut une nuit d'angoisse et de perplexité pour moi? Ma
première idée, après celle de cette représentation, se porta sur
un fréquent besoin de sortir, qui m'avait fait beaucoup souffrir
le soir même au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le
lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les
appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage
de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me
tenait écarté des cercles, et qui m'empêchait d'aller m'enfermer
chez des femmes. L'idée seule de l'état où ce besoin pouvait me
mettre était capable de me le donner au point de m'en trouver
mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais préféré la mort. Il
n'y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de
l'effroi d'en courir le risque.
Je me figurais ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté,
qui daignait s'arrêter et m'adresser la parole. C'était là qu'il
fallait de la justesse et de la présence d'esprit pour répondre.
Ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu,
m'aurait-elle quitté devant le roi de France, ou m'aurait-elle
permis de bien choisir à l'instant ce qu'il fallait dire! Je
voulais, sans quitter l'air et le ton sévère que j'avais pris, me
montrer sensible à l'honneur que me faisait un si grand monarque.
Il fallait envelopper quelque grande et utile vérité dans une
louange belle et méritée. Pour préparer d'avance une réponse
heureuse, il aurait fallu prévoir juste ce qu'il pourrait me
dire; et j'étais sûr après cela de ne pas retrouver en sa
présence un mot de ce que j'aurais médité. Que deviendrais-je en
ce moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait
m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises
ordinaires? Ce danger m'alarma, m'effraya, me fit frémir au point
de me déterminer, à tout risque à ne m'y pas exposer.
Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en
quelque sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût
imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser
désormais parler d'indépendance et de désintéressement? Il ne
fallait plus que flatter ou me taire en recevant cette pension:
encore qui m'assurait qu'elle me serait payée? Que de pas à
faire, que de gens à solliciter! Il m'en coûterait plus de soins,
et bien plus désagréables pour la conserver, que pour m'en
passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti très
conséquent à mes principes, et sacrifier l'apparence à la
réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y opposa rien. Aux
autres j'alléguai ma santé, et je partis le matin même.
Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé. Mes
raisons ne pouvaient être senties par tout le monde: m'accuser
d'un sot orgueil était bien plus tôt fait, et contentait mieux la
jalousie de quiconque sentait en lui-même qu'il ne se serait pas
conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m'écrivit un billet, où il
me détailla les succès de ma pièce et l'engouement où le roi
lui-même en était. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté
ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume:
J'ai perdu mon serviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il
ajoutait que dans la quinzaine on devait donner une seconde
représentation du Devin, qui constaterait aux yeux de tout le
public le plein succès de la première.
Deux jours après, comme j'entrais le soir sur les neuf
heures chez madame d'Épinay, où j'allais souper, je me vis croisé
par un fiacre à la porte. Quelqu'un qui était dans ce fiacre me
fit signe d'y monter; j'y monte: c'était Diderot. Il me parla de
la pension avec un feu que, sur pareil sujet, je n'aurais pas
attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas
voulu être présenté au roi; mais il m'en fit un terrible de mon
indifférence pour la pension. Il me dit que si j'étais
désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas permis de l'être
pour celui de madame le Vasseur et de sa fille; que je leur
devais de n'omettre aucun moyen possible et honnête de leur
donner du pain; et comme on ne pouvait pas dire après tout que
j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on avait
paru disposé à me l'accorder, je devais la solliciter et
l'obtenir, à quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de
son zèle, je ne pus goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet
une dispute très vive, la première que j'aie eue avec lui; et
nous n'en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant
ce qu'il prétendait que je devais faire, et moi m'en défendant
parce que je croyais ne le devoir pas.
Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener
souper chez madame d'Épinay, il ne le voulut point; et, quelque
effort que le désir d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire
en divers temps pour l'engager à la voir, jusqu'à la mener à sa
porte qu'il nous tint fermée, il s'en est toujours défendu, ne
parlant d'elle qu'en termes très méprisants. Ce ne fut qu'après
ma brouillerie avec elle et avec lui qu'ils se lièrent et qu'il
commença d'en parler avec honneur.
Depuis lors Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche
d'aliéner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si
elles n'étaient pas plus à leur aise, c'était mauvaise volonté de
ma part, et qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils
tâchaient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat
de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le
crédit de madame d'Épinay. Ils voulurent même entraîner Duclos
ainsi que d'Holbach dans leur ligue; mais le premier s'y refusa
toujours. J'eus alors quelque vent de tout ce manège; mais je ne
l'appris bien distinctement que longtemps après, et j'eus souvent
à déplorer le zèle aveugle et peu discret de mes amis, qui,
cherchant à me réduire, incommodé comme j'étais, à la plus triste
solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux par
les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable.
Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et
j'eus le temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le
divertissement. Ce divertissement, tel qu'il est gravé, devait
être en action d'un bout à l'autre et dans un sujet suivi, qui,
selon moi, fournissait des tableaux très agréables. Mais quand je
proposai cette idée à l'Opéra, on ne m'entendit seulement pas, et
il fallut coudre des chants et des danses à l'ordinaire: cela fit
que ce divertissement, quoique plein d'idées charmantes, qui ne
déparent point les scènes, réussit très médiocrement. J'ôtai le
récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que je l'avais
fait d'abord et qu'il est gravé; et ce récitatif, un peu
francisé, je l'avoue, c'est-à-dire traîné par les acteurs, loin
de choquer personne, n'a pas moins réussi que les airs, et a
paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je
dédiai ma pièce à M. Duclos qui l'avait protégée, et je déclarai
que ce serait ma seule dédicace. J'en ai pourtant fait une
seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus
honoré de cette exception, que si je n'en avais fait aucune.
J'ai sur cette pièce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles
des choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir
de m'étendre ici. J'y reviendrai peut-être un jour dans le
supplément. Je n'en saurais pourtant omettre une, qui peut avoir
trait à tout ce qui suit. Je visitais un jour dans le cabinet du
baron d'Holbach sa musique; après en avoir parcouru de beaucoup
d'espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de
clavecin: Voilà des pièces qui ont été composées pour moi; elles
sont pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaît ni
ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu'une
pour l'insérer dans votre divertissement. Ayant dans la tête des
sujets d'airs et des symphonies beaucoup plus que je n'en pouvais
employer, je me souciais très peu des siens. Cependant il me
pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que
j'abrégeai, et que je mis en trio pour l'entrée des compagnes de
Colette. Quelques mois après, et tandis qu'on représentait le
Devin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de
son clavecin, d'où il se leva brusquement à mon arrivée. En
regardant machinalement sur son pupitre, j'y vis ce même recueil
du baron d'Holbach, ouvert précisément à cette même pièce qu'il
m'avait pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait
jamais de ses mains. Quelque temps après je vis encore ce même
recueil ouvert sur le clavecin de M. d'Épinay, un jour qu'il
avait musique chez lui. Grimm ni personne n'a jamais parlé de cet
air, et je n'en parle ici moi-même que parce qu'il se répandit
quelque temps après un bruit que je n'étais pas l'auteur du Devin
du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis
persuadé que sans mon Dictionnaire de musique on aurait dit à la
fin que je ne la savais pas.
Quelque temps avant qu'on donnât le Devin du village, il
était arrivé à Paris des bouffons italiens, qu'on fit jouer sur
le théâtre de l'Opéra, sans prévoir l'effet qu'ils y allaient
faire. Quoiqu'ils fussent détestables, et que l'orchestre, alors
très ignorant, estropiât à plaisir les pièces qu'ils donnèrent,
elles ne laissèrent pas de faire à l'Opéra français un tort qu'il
n'a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues
le même jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles
françaises; il n'y en eut point qui pût endurer la traînerie de
leur musique, après l'accent vif et marqué de l'italienne: sitôt
que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forcé de
changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin. On donnait
Églé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du
village soutint la comparaison, et plut encore après la Serva
padrona. Quand je composai mon intermède, j'avais l'esprit rempli
de ceux-là; ce furent eux qui m'en donnèrent l'idée, et j'étais
bien éloigné de prévoir qu'on les passerait en revue à côté de
lui. Si j'eusse été un pillard, que de vols seraient alors
devenus manifestes, et combien on eût pris soin de les faire
sentir! Mais rien: on a eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma
musique la moindre réminiscence d'aucune autre; et tous mes
chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi
neufs que le caractère de musique que j'avais créé. Si l'on eût
mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n'en seraient
sortis qu'en lambeaux.
Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs
très ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés
que s'il se fût agi d'une affaire d'État ou de religion. L'un
plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches et
des femmes, soutenait la musique française; l'autre, plus vif,
plus fier, plus enthousiaste, était composé des vrais
connaisseurs, des gens à talents, des hommes de génie. Son petit
peloton se rassemblait à l'Opéra, sous la loge de la reine.
L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la
salle; mais son foyer principal était sous la loge du roi. Voilà
d'où vinrent ces noms de partis célèbres dans ce temps-là, de
coin du roi et de coin de la reine. La dispute, en s'animant,
produisit des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut
moqué par le Petit Prophète: il voulut se mêler de raisonner; il
fut écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux
petits écrits, l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les seuls
qui survivent à cette querelle; tous les autres sont déjà morts.
Mais le Petit Prophète, qu'on s'obstina longtemps à
m'attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas
la moindre peine à son auteur, au lieu que la Lettre sur la
musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la
nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de
l'incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de
Tacite. C'était le temps de la grande querelle du parlement et du
clergé. Le parlement venait d'être exilé; la fermentation était
au comble: tout menaçait d'un prochain soulèvement. La brochure
parut; à l'instant toutes les autres querelles furent oubliées;
on ne songea qu'au péril de la musique française, et il n'y eut
plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que la nation
n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre
la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait être
expédiée, si M. de Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand
on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution
dans l'État, on croira rêver. C'est pourtant une vérité bien
réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu'il n'y a pas
aujourd'hui plus de quinze ans de cette singulière anecdote.
Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du
moins les insultes; ma vie même fut en danger. L'orchestre de
l'Opéra fit l'honnête complot de m'assassiner quand j'en
sortirais. On me le dit, je n'en fus que plus assidu à l'Opéra,
et je ne sus que longtemps après que M. Ancelet, officier des
mousquetaires, qui avait de l'amitié pour moi, avait détourné
l'effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie
du spectacle. La ville venait d'avoir la direction de l'Opéra. Le
premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes
entrées, et cela de la façon la plus malhonnête qu'il fût
possible, c'est-à-dire en me les faisant refuser publiquement à
mon passage; de sorte que je fus obligé de prendre un billet
d'amphithéâtre, pour n'avoir pas l'affront de m'en retourner ce
jour-là. L'injustice était d'autant plus criante, que le seul
prix que j'avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes
entrées à perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les
auteurs, et que j'eusse ce droit à double titre, je ne laissai
pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est
vrai qu'on m'envoya pour mes honoraires, par le caissier de
l'Opéra, cinquante louis que je n'avais pas demandés; mais outre
que ces cinquante louis ne faisaient pas même la somme qui me
revenait dans les règles, ce payement n'avait rien de commun avec
le droit d'entrées formellement stipulé, et qui en était
entièrement indépendant. Il y avait dans ce procédé une telle
complication d'iniquité et de brutalité, que le public, alors
dans sa plus grande animosité contre moi, ne laissa pas d'en être
unanimement choqué; et tel qui m'avait insulté la veille criait
le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il était honteux d'ôter
ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méritées et
qui pouvait même les réclamer pour deux. Tant est juste le
proverbe italien, qu'ognun ama la giustizia in casa d'altrui!
Je n'avais là-dessus qu'un parti à prendre, c'était de
réclamer mon ouvrage, puisqu'on m'en ôtait le prix convenu.
J'écrivis pour cet effet à M. d'Argenson qui avait le département
de l'Opéra; et je joignis à ma lettre un mémoire qui était sans
réplique, et qui demeura sans réponse et sans effet, ainsi que ma
lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le cœur, et
ne contribua pas à augmenter l'estime très médiocre que j'eus
toujours pour son caractère et pour ses talents. C'est ainsi
qu'on a gardé ma pièce à l'Opéra, en me frustrant du prix pour
lequel je l'avais cédée. Du faible au fort, ce serait voler; du
fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien d'autrui.
Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne
m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les
mains d'un autre, il ne laissa pas d'être assez grand pour me
mettre en état de subsister plusieurs années, et suppléer à la
copie, qui allait toujours assez mal. J'eus cent louis du roi,
cinquante de madame de Pompadour pour la représentation de
Belle-Vue, où elle fit elle-même le rôle de Colin, cinquante de
l'Opéra, et cinq cents francs de Pissot pour la gravure; en sorte
que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de
travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré mon malheur
et ma balourdise, que m'en a rapporté depuis l'Émile, qui m'avait
coûté vingt ans de méditation et trois ans de travail. Mais je
payai bien l'aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les
chagrins infinis qu'elle m'attira: elle fut le germe des secrètes
jalousies qui n'ont éclaté que longtemps après. Depuis son
succès, je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni
dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette
cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais
cru trouver en eux jusqu'alors. Dès que je paraissais chez le
baron, la conversation cessait d'être générale. On se rassemblait
par petits pelotons, on se chuchotait à l'oreille, et je restais
seul sans savoir à qui parler. J'endurai longtemps ce choquant
abandon; et voyant que madame d'Holbach, qui était douce et
aimable, me recevait toujours bien, je supportais les
grossièretés de son mari, tant qu'elles furent supportables: mais
un jour il m'entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une
telle brutalité, devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant
Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur
et la modération de mes réponses, qu'enfin chassé de chez lui par
ce traitement indigne, je sortis, résolu de n'y plus rentrer.
Cela ne m'empêcha pas de parler toujours honorablement de lui et
de sa maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte
qu'en termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement
que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler
aucun tort d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec
personne à qui il prît intérêt. Voilà comment il finit par
vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour moi, je crois que
mesdits amis m'auraient pardonné de faire des livres, et
d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas
étrangère; mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un
opéra, ni les succès brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun
d'eux n'était en état de courir la même carrière, ni d'aspirer
aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie,
parut même augmenter d'amitié pour moi, et m'introduisit chez
mademoiselle Quinault, où je trouvai autant d'attentions,
d'honnêtetés, de caresses, que j'avais peu trouvé tout cela chez
M. d'Holbach.
Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Opéra, il était
aussi question de son auteur à la Comédie française, mais un peu
moins heureusement. N'ayant pu, dans sept ou huit ans, faire
jouer mon Narcisse aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce
théâtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le français; et
j'aurais bien voulu avoir fait passer ma pièce aux Français,
plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue,
avec lequel j'avais fait connaissance, et qui, comme on sait,
était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea
de le faire jouer anonyme; et en attendant il me procura les
entrées, qui me furent d'un grand agrément, car j'ai toujours
préféré le Théâtre-Français aux deux autres. La pièce fut reçue
avec applaudissement, et représentée sans qu'on en nommât
l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comédiens et bien
d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval
jouaient les rôles d'amoureuses; et quoique l'intelligence du
tout fût manquée à mon avis, on ne pouvait pas appeler cela une
pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris et touché de
l'indulgence du public, qui eut la patience de l'entendre
tranquillement d'un bout à l'autre, et d'en souffrir même une
seconde représentation, sans donner le moindre signe
d'impatience. Pour moi, je m'ennuyai tellement à la première, que
je ne pus tenir jusqu'à la fin; et, sortant du spectacle,
j'entrai au café de Procope, où je trouvai Boissy et quelques
autres, qui probablement s'étaient ennuyés comme moi. Là, je dis
hautement mon peccavi, m'avouant humblement ou fièrement l'auteur
de la pièce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet
aveu public de l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort
admiré, et me parut très peu pénible. J'y trouvai même un
dédommagement d'amour-propre dans le courage avec lequel il fut
fait; et je crois qu'il y eut en cette occasion plus d'orgueil à
parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant,
comme il était sûr que la pièce, quoique glacée à la
représentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer; et dans
la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre
à découvert mes principes, un peu plus que je n'avais fait
jusqu'alors.
J'eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un
ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette
année 1753, que parut le programme de l'Académie de Dijon sur
l'Origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande
question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer;
mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui
de la traiter, et je l'entrepris.
Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à
Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse,
notre hôtesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je
compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il
faisait très beau; ces bonnes femmes se chargèrent des soins et
de la dépense; Thérèse s'amusait avec elles; et moi, sans souci
de rien, je venais m'égayer sans gêne aux heures des repas. Tout
le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y
trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement
l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des
hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du
temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de
l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son
perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon
âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de
la Divinité; et voyant de là mes semblables suivre, dans
l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de
leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix
qu'ils ne pouvaient entendre: Insensés, qui vous plaignez sans
cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de
vous!
De ces méditations résulta le Discours sur l'Inégalité,
ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres
écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles,
mais qui ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui
l'entendissent, et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il
avait été fait pour concourir au prix: je l'envoyai donc, mais
sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien que ce n'est
pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des
académies.
Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon
humeur et à ma santé. Il y avait déjà plusieurs années que,
tourmenté de ma rétention d'urine, je m'étais livré tout à fait
aux médecins, qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes
forces et détruit mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je
me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis
cette indication, et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et
sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre
au jour la journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et
marchant sitôt que j'en avais la force. Le train de Paris parmi
les gens à prétentions était si peu de mon goût; les cabales des
gens de lettres, leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi
dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde m'étaient
si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de douceur,
d'ouverture de cœur, de franchise dans le commerce même de mes
amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençais à
soupirer ardemment après le séjour de la campagne; et, ne voyant
pas que mon métier me permît de m'y établir, j'y courais du moins
passer les heures que j'avais de libres. Pendant plusieurs mois,
d'abord après mon dîner j'allais me promener seul au bois de
Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'à
la nuit.
Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se
voyant obligé d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce
voyage: j'y consentis. Je n'étais pas assez bien pour me passer
des soins de la gouverneuse: il fut décidé qu'elle serait du
voyage, que sa mère garderait la maison; et, tous nos
arrangements pris, nous partîmes tous trois ensemble le 1er juin
1754.
Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première
expérience qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais
alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec
lequel j'étais né, et auquel je m'étais toujours livré sans
réserve et sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois
qui nous menait, avec les mêmes chevaux, à très petites journées.
Je descendais et marchais souvent à pied. A peine étions-nous à
la moitié de notre route, que Thérèse marqua la plus grande
répugnance à rester seule dans la voiture avec Gauffecourt, et
que quand, malgré ses prières, je voulais descendre, elle
descendait et marchait aussi. Je la grondai longtemps de ce
caprice, et même je m'y opposai tout à fait, jusqu'à ce qu'elle
se vît forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rêver, je
tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt,
âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs
et de jouissances, travaillait depuis notre départ à corrompre
une personne qui n'était plus ni belle ni jeune, qui appartenait
à son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux,
jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émouvoir par
la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures
infâmes dont il était plein. Thérèse, indignée, lui lança une
fois son vilain livre par la portière; et j'appris que, le
premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher
sans souper, il avait employé tout le temps de ce tête-à-tête à
des tentatives et des manœuvres plus dignes d'un satyre et d'un
bouc que d'un honnête homme auquel j'avais confié ma compagne et
moi-même. Quelle surprise! quel serrement de cœur tout nouveau
pour moi! Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparable de
tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme,
pour la première fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au
dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime à un homme que
j'aime et dont je me crois aimé! Le malheureux me cachait sa
turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui
cacher mon mépris, et de recéler au fond de mon cœur des
sentiments qu'il ne devait pas connaître. Douce et sainte
illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes
yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché depuis lors de
retomber!
A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la
Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman
sans la revoir. Je la revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel
avilissement! Que lui restait-il de sa vertu première? Était-ce
la même madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé
Pontverre m'avait adressé? Que mon cœur fut navré! Je ne vis
plus pour elle d'autres ressources que de se dépayser. Je lui
réitérai vivement et vainement les instances que je lui avais
faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre
paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de
Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension, dont
cependant, quoique exactement payée, elle ne tirait plus rien
depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque
légère part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien
moins que je n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr
qu'elle n'en profiterait pas d'un sou. Durant mon séjour à Genève
elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir à Grange-Canal.
Elle manquait d'argent pour achever son voyage; je n'avais pas
sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai une heure
après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de
son cœur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une petite
bague; elle l'ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse,
qui la remit à l'instant au sien, en baisant cette noble main
qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'était alors le moment
d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre,
m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son
sort, quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre
attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir
de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis
pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus
vif et le plus permanent. Je méritai par là les châtiments
terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils
avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle
a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui
d'un ingrat.
Avant mon départ de Paris, j'avais esquissé la dédicace de
mon Discours sur l'Inégalité. Je l'achevai à Chambéri, et la
datai du même lieu, jugeant qu'il était mieux, pour éviter toute
chicane, de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans
cette ville, je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y
avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y
reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout
entier au zèle patriotique, et, honteux d'être exclu de mes
droits de citoyen par la profession d'un autre culte que celui de
mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je
pensais que l'Évangile étant le même pour tous les chrétiens, et
le fond du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se mêlait
d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en
chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme
inintelligible, et qu'il était par conséquent du devoir du
citoyen d'admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la
loi. La fréquentation des encyclopédistes, loin d'ébranler ma
foi, l'avait affermie par mon aversion naturelle pour la dispute
et pour les partis. L'étude de l'homme et de l'univers m'avait
montré partout les causes finales et l'intelligence qui les
dirigeait. La lecture de la Bible, et surtout de l'Évangile, à
laquelle je m'appliquais depuis quelques années, m'avait fait
mépriser les basses et sottes interprétations que donnaient à
Jésus-Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot,
la philosophie, en m'attachant à l'essentiel de la religion,
m'avait détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes
l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avait pas pour un homme
raisonnable deux manières d'être chrétien, je jugeais aussi que
tout ce qui est forme et discipline était, dans chaque pays, du
ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si
pacifique, qui m'a attiré de si cruelles persécutions, il
s'ensuivait que, voulant être citoyen, je devais être protestant,
et rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déterminai;
je me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où
je logeais, laquelle était hors de la ville. Je désirai seulement
de n'être pas obligé de paraître en consistoire. L'édit
ecclésiastique cependant y était formel; on voulut bien y déroger
en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou six membres
pour recevoir en particulier ma profession de foi.
Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec
qui j'étais lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissait de
m'entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente
m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour et nuit, pendant trois
semaines, un petit discours que j'avais préparé, je me troublai
lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir pas dire un
seul mot, et je fis dans cette conférence le rôle du plus sot
écolier. Les commissaires parlaient pour moi; je répondais
bêtement oui et non; ensuite je fus admis à la communion et
réintégré dans mes droits de citoyen: je fus inscrit comme tel
dans le rôle des gardes que payent les seuls citoyens et
bourgeois, et j'assistais à un conseil général extraordinaire,
pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des
bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil, le
consistoire, et des procédés obligeants et honnêtes de tous les
magistrats, ministres et citoyens, que, pressé par le bonhomme
Deluc, qui m'obsédait sans cesse, et encore plus par mon propre
penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre
mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer madame
le Vasseur et son mari, ou pourvoir à leur subsistance, et
revenir avec Thérèse m'établir à Genève pour le reste de mes
jours.
Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires sérieuses
pour m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon départ. De tous
ces amusements, celui qui me plut davantage fut une promenade
autour du lac, que je fis en bateau avec Deluc père, sa bru, ses
deux fils et ma Thérèse. Nous mîmes sept jours à cette tournée,
par le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des
sites qui m'avaient frappé à l'autre extrémité du lac, et dont je
fis la description quelques années après dans la Nouvelle
Héloïse.
Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les
Deluc, dont j'ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que
j'avais déjà connu à Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a
valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne,
aujourd'hui professeur de belles-lettres, dont la société pleine
de douceur et d'aménité me sera toujours regrettable, quoiqu'il
ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors
professeur de physique, depuis conseiller et syndic, auquel je
lus mon Discours sur l'Inégalité, mais non pas la dédicace, et
qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec lequel,
jusqu'à sa mort, je suis resté en correspondance, et qui m'avait
même chargé d'emplettes de livres pour la Bibliothèque; le
professeur Vernet, qui me tourna le dos, comme tout le monde,
après que je lui eus donné des preuves d'attachement et de
confiance qui l'auraient dû toucher, si un théologien pouvait
être touché de quelque chose; Chappuis, commis et successeur de
Gauffecourt, qu'il voulut supplanter, et qui bientôt fut
supplanté lui-même; Marcet de Mézières, ancien ami de mon père,
et qui s'était montré le mien; mais qui, après avoir jadis bien
mérité de la patrie, s'étant fait auteur dramatique et prétendant
aux deux-cents, changea de maximes et devint ridicule avant sa
mort. Mais celui de tous dont j'attendis davantage fut Moultou,
jeune homme de la plus grande espérance par ses talents, par son
esprit plein de feu, que j'ai toujours aimé, quoique sa conduite
à mon égard ait été souvent équivoque, et qu'il ait des liaisons
avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela je ne puis
m'empêcher de regarder encore comme appelé à être un jour le
défenseur de ma mémoire, et le vengeur de son ami.
Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni
l'habitude de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent
d'assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête,
accoutumée au travail, ne demeurait pas oisive. Je digérais le
plan déjà formé de mes Institutions politiques, dont j'aurai
bientôt à parler; je méditais une Histoire du Valais, un plan de
tragédie en prose, dont le sujet, qui n'était pas moins que
Lucrèce, ne m'ôtait pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique
j'osasse laisser paraître encore cette infortunée, quand elle ne
le peut plus, sur aucun théâtre français. Je m'essayais en même
temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son
Histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers.
Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai au mois
d'octobre à Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me
retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes
arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je
repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la
principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur
l'Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire
Rey, dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet
ouvrage était dédié à la république, et que cette dédicace
pouvait ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l'effet
qu'elle ferait à Genève, avant que d'y retourner. Cet effet ne me
fut pas favorable; et cette dédicace, que le plus pur patriotisme
m'avait dictée, ne fit que m'attirer des ennemis dans le conseil,
et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier
syndic, m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on trouvera
dans mes recueils, liasse A, no 3. Je reçus des particuliers,
entre autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce
fut là tout: je ne vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré
du zèle de cœur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette
indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me
souviens que, dînant un jour à Clichy chez madame Dupin, avec
Crommelin, résident de la république, et avec M. de Mairan,
celui-ci dit en pleine table que le conseil me devait un présent
et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu'il se déshonorait
s'il y manquait. Crommelin, qui était un petit homme noir et
bassement méchant, n'osa rien répondre en ma présence, mais il
fit une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul
avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d'avoir
satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné
par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j'ai
perdu dans la suite, pour l'avoir trop bien mérité.
Ce mauvais succès ne m'aurait pas détourné d'exécuter ma
retraite à Genève, si des motifs plus puissants sur mon cœur n'y
avaient pas concouru. M. d'Épinay, voulant ajouter une aile qui
manquait au château de la Chevrette, faisait une dépense immense
pour l'achever. Étant allé voir un jour, avec madame d'Épinay,
ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue
plus loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc, qui touchait la
forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une
petite loge fort délabrée, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu
solitaire et très agréable m'avait frappé quand je le vis pour la
première fois, avant mon voyage à Genève. Il m'était échappé de
dire dans mon transport: Ah! madame, quelle habitation
délicieuse! Voilà un asile tout fait pour moi. Madame d'Épinay ne
releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus
tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite
maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée, et très
logeable pour un petit ménage de trois personnes. Madame d'Épinay
avait fait faire cet ouvrage en silence et à très peu de frais,
en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du
château. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise:
Mon ours, voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est
l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle
idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes
jours plus vivement, plus délicieusement ému; je mouillai de
pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas
vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Madame
d'Épinay, qui ne voulait pas en avoir le démenti, devint si
pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me
circonvenir, jusqu'à gagner pour cela madame le Vasseur et sa
fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au
séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Ermitage;
et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d'en
préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le
printemps suivant.
Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut
l'établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet
homme y ferait révolution; que j'irais retrouver dans ma patrie
le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris; qu'il me
faudrait batailler sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix
dans ma conduite que celui d'être un pédant insupportable ou un
lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m'écrivit sur
mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans ma
réponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. Dès lors je tins
Genève perdue, et je ne me trompai pas. J'aurais dû peut-être
aller faire tête à l'orage, si je m'en étais senti le talent.
Mais qu'eussé-je fait seul, timide et parlant très mal, contre un
homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d'une
brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes gens?
Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage: je
n'écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui,
s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le même article.
En me retirant à Genève, j'aurais pu m'épargner de grands
malheurs à moi-même; mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent
et patriotique j'eusse fait rien de grand et d'utile pour mon
pays.
Tronchin, qui, dans le même temps à peu près, fut s'établir
à Genève, vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque,
et en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le
chevalier de Jaucourt. Madame d'Épinay souhaitait fort de le
consulter en particulier, mais la presse n'était pas facile à
percer. Elle eut recours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller
voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons
qu'ils resserrèrent ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma
destinée: sitôt que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que
j'avais séparément, ils n'ont jamais manqué de s'unir contre moi.
Quoique, dans le complot que formaient dès lors les Tronchin
d'asservir leur patrie, ils dussent tous me haïr mortellement, le
docteur pourtant continua longtemps à me témoigner de la
bienveillance. Il m'écrivit même après mon retour à Genève, pour
m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti
était pris, et cette offre ne m'ébranla pas.
Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion
en avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de
madame Francueil, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la
marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur
émut mon cœur. Je regrettais moi-même cette aimable femme.
J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach. Ce triste événement me fit
oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de Genève, et
qu'il fut de retour lui-même d'un tour de France qu'il avait fait
pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir,
et je continuai, jusqu'à mon départ pour l'Ermitage. Quand on sut
dans sa coterie que madame d'Épinay, qu'il ne voyait point
encore, m'y préparait un logement, les sarcasmes tombèrent sur
moi comme la grêle, fondés sur ce qu'ayant besoin de l'encens et
des amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude
seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en était, je
laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de
m'être utile pour placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait
plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentait
surchargée, ne cessait de me prier de la débarrasser. Il fut mis
dans une maison de charité, où l'âge et le regret de se voir loin
de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme
et ses autres enfants le regrettèrent peu; mais Thérèse, qui
l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et
d'avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d'elle
achever ses jours.
J'eus à peu près dans le même temps une visite à laquelle je
ne m'attendais guère, quoique ce fût une bien ancienne
connaissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre
un beau matin, lorsque je ne pensais à rien moins. Un autre homme
était avec lui. Qu'il me parût changé! Au lieu de ses anciennes
grâces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux qui m'empêcha
de m'épanouir avec lui. Ou mes yeux n'étaient plus les mêmes, ou
la débauche avait abruti son esprit, ou tout son premier éclat
tenait à celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis
presque avec indifférence, et nous nous séparâmes assez
froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes
liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si
doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique qui
maintenant n'était guère moins changée que lui, les petites
anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Toune,
passée avec tant d'innocence et de jouissance entre ces deux
charmantes filles dont une main baisée avait été l'unique faveur,
et qui, malgré cela, m'avait laissé des regrets si vifs, si
touchants, si durables; tous ces ravissants délires d'un jeune
cœur, que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je
croyais le temps passé pour jamais; toutes ces tendres
réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée
et sur ses transports désormais perdus pour moi. Ah! combien j'en
aurais versé sur leur retour tardif et funeste, si j'avais prévu
les maux qu'il m'allait coûter!
Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma
retraite, un plaisir bien selon mon cœur, et que je goûtai dans
toute sa pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par
quelques drames, venait d'en donner un à Lunéville, devant le roi
de Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce
drame, un homme qui avait osé se mesurer avec le roi la plume à
la main. Stanislas, qui était généreux et qui n'aimait pas la
satire, fut indigné qu'on osât ainsi personnaliser en sa
présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l'ordre de ce
prince, à d'Alembert et à moi, pour m'informer que l'intention de
Sa Majesté était que le sieur Palissot fût chassé de son
académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan
d'intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grâce du
sieur Palissot. La grâce fut accordée; et M. de Tressan, en me le
marquant au nom du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les
registres de l'académie. Je répliquai que c'était moins accorder
une grâce que perpétuer un châtiment. Enfin j'obtins, à force
d'instances, qu'il ne serait fait mention de rien dans les
registres, et qu'il ne resterait aucune trace publique de cette
affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de
celle de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de
considération dont je fus extrêmement flatté; et je sentis en
cette occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes
eux-mêmes produit dans l'âme un sentiment bien plus doux et plus
noble que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil les
lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera
les originaux dans la liasse A, nos 9, 10 et 11.
Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir
le jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d'un fait dont je
voulais effacer la trace; mais j'en transmets bien d'autres
malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à
mes yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute son
étendue, ne m'en laisseront point détourner par de plus faibles
considérations qui m'écarteraient de mon but. Dans l'étrange,
dans l'unique situation où je me trouve, je me dois trop à la
vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connaître,
il faut me connaître dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes
confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de
gens: je fais les unes et les autres avec la même franchise en
tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce
soit plus de ménagements que je n'en ai pour moi-même, et voulant
toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste et
vrai, dire d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire
jamais que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis
forcé. Qui est-ce qui, dans l'état où l'on m'a mis, a droit
d'exiger de moi davantage? Mes Confessions ne sont point faites
pour paraître de mon vivant, ni de celui des personnes
intéressées. Si j'étais le maître de ma destinée et de celle de
cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps après ma mort et
la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire
à mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces me forcent
à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit
le plus exact et la plus sévère justice. Si ma mémoire devait
s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je
souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure; mais
puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre
avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il
fut réellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent
sans relâche à le peindre.
LIVRE NEUVIÈME
1756
L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas
d'attendre le retour de la belle saison; et sitôt que mon
logement fut prêt, je me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées
de la coterie holbachique, qui prédisait hautement que je ne
supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans
peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour
moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près
d'y rentrer, je ne faisais pas même attention à leurs
plaisanteries. Depuis que je m'étais, malgré moi, jeté dans le
monde, je n'avais cessé de regretter mes chères Charmettes, et la
douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la
retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux
ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la
dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des
projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande
société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des
spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets,
mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur
souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et
des désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir,
tous les projets d'ambition, qui, par accès, avaient animé mon
zèle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour à ces
bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me
flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que
j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma
situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir
arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas
un sou de rente: mais j'avais un nom, des talents; j'étais sobre,
et je m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de
l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux
cependant quand je voulais l'être; et ma paresse était moins
celle d'un fainéant, que celle d'un homme indépendant, qui n'aime
à travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique
n'était ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait
gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais
compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me
suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me
restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits,
me faisaient une avance pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs
ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans
rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour
travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à
profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de
trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'était pas
d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées
à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me
promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon
inclination m'avait fait choisir.
J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif;
et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à
des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en
état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et
même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des
manœuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je
sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon
génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans
mon cœur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et
fière, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de
grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité,
l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le
besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût
fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des
choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que
je pouvais être, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier.
Non, non: j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne
pouvait être illustre et respectable, qu'autant qu'il n'était pas
un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne
pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes
vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes
livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le
bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était
rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour
moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon
métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et
voilà précisément ce qui les faisait vendre.
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus
habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts
séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans
d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré
moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son
carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus
installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée
et meublée simplement, mais proprement, et même avec goût. La
main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes
yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'être
l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait
bâtie exprès pour moi.
Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige,
la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des
primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et
la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du
rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois
qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon
réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de
Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je
m'écriai dans mon transport: Enfin tous mes vœux sont accomplis.
Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets
champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à
m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour
mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas
un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse
parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante
retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire
plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il
avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des
villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on
n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.
Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je
songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je
destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie,
et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret
blanc et de mon crayon: car n'ayant jamais pu écrire et penser à
mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de méthode,
et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était
presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail.
J'avais plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais
assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville,
l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais
mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de
distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et,
pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à
Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de
curieux désœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à
la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans
les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorency,
l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant
cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.
Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que
je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de
goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait,
selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes
Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que
j'en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise,
j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce
gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup
étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout
tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon
qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de
son gouvernement le ferait être; ainsi cette grande question du
meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à
celle-ci: Quelle est la nature du gouvernement propre à former le
peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le
meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens?
J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette
autre-ci, si même elle en était différente: Quel est le
gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près
de la loi? De là, qu'est-ce que la loi? et une chaîne de
questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait
à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais
surtout à celui de ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le
voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la
liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru
cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à
ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner
d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.
Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à
cet ouvrage, il n'était encore guère avancé. Les livres de cette
espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité.
De plus, je faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et
je n'avais voulu communiquer mon projet à personne, pas même à
Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et
le pays où j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gênât
dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et
de manière à pouvoir paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir,
sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait;
bien sûr que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant
jamais chercher d'application, je serais toujours irrépréhensible
en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit
de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en
respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans
jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le
droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à
ses avantages.
J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma
position très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien
que, continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans
l'État sans permission, je n'y devais compte à personne de mes
maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été
bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes
livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur
leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me
faire céder aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au
projet d'aller m'établir à Genève. Je sentais, comme je l'ai dit
dans l'Émile, qu'à moins d'être homme d'intrigues, quand on veut
consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point
les composer dans son sein.
Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la
persuasion où j'étais que le gouvernement de France, sans
peut-être me voir de fort bon œil, se ferait un honneur, sinon
de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me
semblait, un trait de politique très simple, et cependant très
adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait
empêcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était
tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas
moins été faits, et peut-être avec moins de retenue; au lieu
qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de
ses ouvrages, et de plus, on effaçait des préjugés bien enracinés
dans le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un
respect éclairé pour le droit des gens.
Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a
trompé pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a
submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma
personne qu'on en voulait. On se souciait très peu de l'auteur,
mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on
ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils pouvaient me
faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystère,
qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux
yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes
manifestés avaient dû m'attirer les traitements que j'ai
soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en être la victime,
puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés
avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru
avoir fait son effet, même avant ma retraite à l'Ermitage, sans
que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle,
mais à empêcher seulement la publication de l'ouvrage en France,
où il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors
la Nouvelle Héloïse parut encore avec la même facilité, j'ose
dire avec le même applaudissement; et, ce qui semble presque
incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante
est exactement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce
qu'il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans
le Discours sur l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans
l'Émile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies
n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages;
donc ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le
projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment:
c'était l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont,
entraîné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici.
L'idée m'en avait été suggérée, depuis mon retour de Genève, par
l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l'entremise de
madame Dupin, qui avait une sorte d'intérêt à me la faire
adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de
Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gâté;
et si elle n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait
partagée au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour
la mémoire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient
honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté de voir
ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami.
Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes
choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à
soutenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui
regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlât
cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de
s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce
travail comme utile en lui-même, et comme très convenable à un
homme laborieux en manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui
trouvant la peine de penser très fatigante, aimait mieux, en
choses de son goût, éclaircir et pousser les idées d'un autre que
d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant pas à la fonction de
traducteur, il ne m'était pas défendu de penser quelquefois par
moi-même; et je pouvais donner telle forme à mon ouvrage, que
bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de
l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le
mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne
s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire
vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de
redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il
en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui
donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais
moi-même souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en
dédire, mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent
donnés par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation
de Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire
usage, et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en tirer parti.
C'était dans cette dernière intention que j'avais apporté ces
manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel
je comptais donner mes loisirs.
J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des
observations faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus
de courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire
un livre vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles
qu'on pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan
que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes
sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à
eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout
différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue
que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et même
plus important: c'était de chercher les causes de ces variations,
et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer
comment elles pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous
rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans
contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister à des
désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir,
changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s'il était
en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu'il
est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il
eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas succombé.
En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à
quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles
dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des
objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens
et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans
nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet
de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations
que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et
par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à
fournir un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances,
pouvait mettre ou maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à
la vertu. Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on
empêcherait de naître, si l'on savait forcer l'économie animale à
favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats,
les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les
éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le
repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme par
conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour
gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous
laissons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais
déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet
d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement
la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé
d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer.
J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre
était la Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Des
distractions dont on apprendra bientôt la cause m'empêchèrent de
m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon
esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait.
Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système
d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari
faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper.
L'autorité de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de
mon goût en lui-même, me tenait au cœur plus que tous les
autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler,
celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je
m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à
l'auteur, une autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce
triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la
suite de cet écrit.
Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation
pour mes promenades: car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis
méditer qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus,
et ma tête ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la
précaution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les
jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de musique, dont les
matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage
nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques
livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à
faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prêtait à la
bibliothèque du Roi, et dont on me permit même d'emporter
quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour compiler au
logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je
m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que
j'en tirai parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et même
ensuite à Motiers, où j'achevai ce travail tout en en faisant
d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un
véritable délassement.
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la
distribution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très
bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment madame
d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui
d'abord ne me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne
de compte, dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà
dit que madame d'Épinay avait des qualités très aimables: elle
aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et,
n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait
assurément bien qu'en retour ils eussent des attentions pour
elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en
était un; mais enfin je compris que je m'étais chargé d'une
chaîne, dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le poids:
j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés
nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une
proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait
davantage: c'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle
serait seule, ou à peu près. J'y consentis, sans voir à quoi je
m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais plus de
visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr
de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra
beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir.
Je trouvai que cette liberté qu'elle m'avait tant promise ne
m'était donnée qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais; et
pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de
messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je vis
bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être à plat de lit qui pût me
dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à
ce joug; je le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand
ennemi de la dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour
elle m'empêchant en grande partie de sentir le lien qui s'y
joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que
l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements.
C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait
encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait
supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus
aisément depuis qu'elle avait voulu tâter de la littérature, et
qu'elle s'était fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des
romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres
fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de
les écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller
de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au
moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet
immense travail. Je n'avais guère l'honneur d'être au nombre des
élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque
toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement
dans la société de madame d'Épinay, mais dans celle de M.
d'Holbach, et partout où M. Grimm donnait le ton. Cette nullité
m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête, où
je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de
littérature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de
galanterie, étant trop timide, et craignant plus que la mort le
ridicule d'un vieux galant, outre que cette idée ne me vint
jamais près de madame d'Épinay, et ne m'y serait peut-être pas
venue une seule fois en ma vie, quand je l'aurais passée entière
auprès d'elle: non que j'eusse pour sa personne aucune
répugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop comme ami,
pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir à la
voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable
en cercle, était aride en particulier; la mienne, qui n'était pas
plus fleurie, n'était pas pour elle d'un grand secours. Honteux
d'un trop long silence, je m'évertuais pour relever l'entretien;
et quoiqu'il me fatiguât souvent, il ne m'ennuyait jamais.
J'étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de
petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus
sensuels pour elle: c'était là tout. Elle était fort maigre, fort
blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi
pour me glacer: jamais mon cœur ni mes sens n'ont su voir une
femme dans quelqu'un qui n'eût pas des tétons; et d'autres causes
inutiles à dire m'ont toujours fait oublier son sexe auprès
d'elle.
Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement
nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du
moins la première année, moins onéreux que je ne m'y serais
attendu. Madame d'Épinay, qui d'ordinaire passait l'été presque
entier à la campagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit
que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que
l'absence de Grimm lui rendît moins agréable le séjour de la
Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas,
ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir de
ma solitude avec ma bonne Thérèse et sa mère, de manière à m'en
bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années
j'allasse assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans
la goûter; et ces voyages, toujours faits avec des gens à
prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisaient qu'aiguiser
en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de
plus près l'image que pour mieux sentir leur privation. J'étais
si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets, de parterres, et
des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais si excédé de
brochures, de clavecin, de tri, de nœuds, de sots bons mots, de
fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que
quand je lorgnais du coin de l'œil un simple pauvre buisson
d'épines, une haie, une grange, un pré; quand je humais, en
traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil;
quand j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des
bisquières, je donnais au diable et le rouge, et les falbalas, et
l'ambre; et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru,
j'aurais de bon cœur paumé la gueule à monsieur le chef et à
monsieur le maître, qui me faisaient dîner à l'heure où je soupe,
souper à l'heure où je dors; mais surtout à messieurs les
laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de
mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maître dix
fois plus cher que je n'en aurais payé de meilleur au cabaret.
Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et
solitaire, maître d'y couler mes jours dans cette vie
indépendante, égale et paisible, pour laquelle je me sentais né.
Avant de dire l'effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur
mon cœur, il convient d'en récapituler les affections secrètes,
afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrès de ces
nouvelles modifications.
J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à Thérèse comme
celui qui fixa mon être moral. J'avais besoin d'un attachement,
puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si
cruellement rompu. La soif du bonheur ne s'éteint point dans le
cœur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait! Il m'était
prouvé qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à
chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de
jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d'idée en idée
et de projet en projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les
affaires publiques, si l'homme avec qui j'allai me fourrer avait
eu le sens commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les
entreprises pénibles et de longue haleine. Le mauvais succès de
celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant, selon mon
ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes,
je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant
plus rien dans la vie qui me tentât de m'évertuer.
Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le
doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au
mien, que je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps
et des torts, et que tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais
fait que l'augmenter. On connaîtra la force de cet attachement
dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures
dont elle a navré mon cœur dans le fort de mes misères, sans
que, jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé jamais
un seul mot de plainte à personne.
Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne
m'en point séparer, qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, en
dépit du sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par
l'épouser, sans attente et sans sollicitation de sa part, sans
engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour
forcené, m'ayant dès le premier jour tourné la tête, n'a fait que
m'amener par degrés à la dernière extravagance; et on le croira
bien plus encore, quand on saura les raisons particulières et
fortes qui devaient m'empêcher d'en jamais venir là. Que pensera
donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute la vérité qu'il
doit maintenant me connaître, que du premier moment que je la vis
jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle
d'amour pour elle; que je n'ai pas plus désiré de la posséder que
madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai
satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du
sexe, sans avoir rien de propre à l'individu? Il croira
qu'autrement constitué qu'un autre homme, je fus incapable de
sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les sentiments qui
m'attachaient aux femmes qui m'ont été les plus chères. Patience,
ô mon lecteur! le moment funeste approche, où vous ne serez que
trop bien désabusé.
Je me répète, on le sait; il le faut. Le premier de mes
besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible,
était tout entier dans mon cœur: c'était le besoin d'une société
intime, et aussi intime qu'elle pouvait l'être; c'était surtout
pour cela qu'il me fallait une femme plutôt qu'un homme, une amie
plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier était tel, que la plus
étroite union des corps ne pouvait encore y suffire: il m'aurait
fallu deux âmes dans le même corps; sans cela, je sentais
toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette
jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, et même
alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût
borné dans elle seule mon existence, si j'avais pu borner la
sienne en moi, comme je l'avais espéré. Je n'avais rien à
craindre de la part des hommes; je suis sûr d'être le seul
qu'elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en
ont guère demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en être un
pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille, elle en avait
une; et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du
sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là
fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné
pour me faire l'enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir,
et n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos
intérêts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un
différent du mien, contraire au mien, et même à celui de sa
fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses autres
enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le
moindre mal qu'ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre
fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait
dévaliser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur
qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle
dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mère; elle
y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l'en estimai
davantage: mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice
et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus
qu'à moi, plus qu'à elle-même; leur avidité lui fut moins
ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si,
grâce à son amour pour moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne
fut pas tout à fait subjuguée, c'en fut assez du moins pour
empêcher, en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je
m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque
façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continué
d'être deux.
Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où
j'avais mis toute la tendresse de mon cœur, le vide de ce cœur
ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il
l'eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à
cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal.
Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup
moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que
toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil,
fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux être
moins disculpé d'un blâme aussi grave, et ménager la famille
d'une personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les mœurs
de son malheureux frère, si jamais, quoi qu'on en pût dire, je
devais exposer mes enfants à recevoir une éducation semblable à
la sienne.
Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société
dont je sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en
remplissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins
sentir. Faute d'un ami qui fût à moi tout entier, il me fallait
des amis dont l'impulsion surmontât mon inertie: c'est ainsi que
je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec
l'abbé de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus
étroite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux
discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans y songer,
dans la littérature, dont je me croyais sorti pour toujours.
Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde
intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la
simple et fière économie. Bientôt, à force de m'en occuper, je ne
vis plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages,
qu'oppression et misère dans notre ordre social. Dans l'illusion
de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces
prestiges; et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait
mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure
singulière qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus
amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit
ridicule, et qui m'eût enfin rendu respectable, s'il m'eût été
possible d'y persévérer.
Jusque-là j'avais été bon; dès lors je devins vertueux, ou
du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma
tête, mais elle avait passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil
y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien;
je devins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au
moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de
grand et de beau ne peut entrer dans un cœur d'homme, dont je ne
fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'où naquit ma subite
éloquence, voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu
vraiment céleste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il
ne s'était pas échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était
pas encore allumé.
J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne
me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide et
plutôt honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni
parler, qu'un mot badin déconcertait, qu'un regard de femme
faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout
une assurance d'autant plus ferme qu'elle était simple, et
résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que
mes profondes méditations m'avaient inspiré pour les mœurs, les
maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux
railleries de ceux qui les avaient, et j'écrasais leurs petits
bons mots avec mes sentences, comme j'écraserais un insecte entre
mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétait les âcres et
mordants sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant et
dix ans après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire,
ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'état du monde le
plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là. Qu'on se
rappelle un de ces courts moments de ma vie où je devenais un
autre et cessais d'être moi; on le trouve encore dans le temps
dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il
dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans les
circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent
à la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever.
Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris, et que
le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir
l'indignation qu'il m'avait inspirée. Quand je ne vis plus les
hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les
méchants, je cessai de les haïr. Mon cœur, peu fait pour la
haine, ne fit plus que déplorer leur misère, et n'en distinguait
pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime,
amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui m'avait transporté si
longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en
apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide;
en un mot, le même Jean-Jacques que j'avais été auparavant.
Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même et
s'arrêter là, tout était bien; mais malheureusement elle alla
plus loin, et m'emporta rapidement à l'autre extrême. Dès lors
mon âme en branle n'a plus fait que passer par la ligne du repos,
et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis
d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution:
époque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez
les mortels.
N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la
solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C'est
aussi ce qu'ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à
tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n'avais
jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter
elle-même encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle
m'ouvrit son cœur sans réserve, et m'apprit de sa mère et de sa
famille des choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant
longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de madame Dupin des
multitudes de présents faits à mon intention, mais que la vieille
madrée, pour ne pas me fâcher, s'était appropriés pour elle et
pour ses autres enfants, sans en rien laisser à Thérèse, et avec
très sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille
avait suivi avec une obéissance incroyable.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut
d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et
Grimm avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les détacher
de moi, et qui n'avaient pas réussi par la résistance de Thérèse,
tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets
colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien savoir de ce qui
se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits
présents s'en étaient mêlés, et qu'il y avait de petites allées
et venues dont on tâchait de lui faire mystère, et dont elle
ignorait absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris, il y
avait déjà longtemps que madame le Vasseur était dans l'usage
d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y passer
quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquais
de Grimm était toujours renvoyé.
Je jugeai que ce motif n'était autre que le même projet dans
lequel on avait tâché de faire entrer la fille, en promettant de
leur procurer, par madame d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à
tabac, et les tentant, en un mot, par l'appât du gain. On leur
avait représenté qu'étant hors d'état de rien faire pour elles,
je ne pouvais pas même, à cause d'elles, parvenir à rien faire
pour moi. Comme je ne voyais à tout cela que de la bonne
intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais gré. Il
n'y avait que le mystère qui me révoltât, surtout de la part de
la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour plus
flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui ne l'empêchait pas
de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimait
trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bête, et
qu'elle en serait la dupe. Cette femme possédait au suprême degré
l'art de tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle
recevait de l'autre, et à moi ce qu'elle recevait de tous.
J'aurais pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvais lui
pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à
moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque
unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour
sa fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour
elle méritait de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait
dû savoir gré du moins à sa fille, et m'aimer pour l'amour
d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirée de la plus complète
misère; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes
les connaissances dont elle tirait si bon parti. Thérèse l'avait
longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de
mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle
n'avait rien fait; et ses autres enfants qu'elle avait dotés,
pour lesquels elle s'était ruinée, loin de lui aider à subsister,
dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que
dans une pareille situation elle devait me regarder comme son
unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un
secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans
ma propre maison, m'avertir fidèlement de tout ce qui pouvait
m'intéresser, quand elle l'apprenait plus tôt que moi. De quel
œil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse; Que
devais-je penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de
donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait être la
sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer?
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon cœur de cette
femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant
je ne cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma
compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards
et la considération d'un fils; mais il est vrai que je n'aimais
pas à rester longtemps avec elle, et il n'est guère en moi de
savoir me gêner.
C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie où j'ai
vu le bonheur de bien près, sans pouvoir l'atteindre, et sans
qu'il y ait eu de ma faute à l'avoir manqué. Si cette femme se
fût trouvée d'un bon caractère, nous étions heureux tous les
trois jusqu'à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût
resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des
choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer.
Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur
le cœur de sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le
reprendre; et, au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me
l'aliéner tout à fait. Un des moyens qu'elle employa fut
d'appeler sa famille à son aide. J'avais prié Thérèse de n'en
faire venir personne à l'Ermitage; elle me le promit. On les fit
venir en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit
promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait, tout le
reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu'un qu'on aime
un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de
scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étais à la
Chevrette, l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait
assez bien. Une mère est toujours bien forte sur une fille d'un
bon naturel; cependant, de quelque façon que s'y prît la vieille,
elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et
l'engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans
retour: et voyant d'un côté sa fille et moi, chez qui l'on
pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre, Diderot, Grimm,
d'Holbach, madame d'Épinay, qui promettaient beaucoup et
donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on pût jamais avoir
tort dans le parti d'une fermière générale et d'un baron. Si
j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dès lors que je
nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance,
que rien encore n'avait altérée, était telle, que je n'imaginais
pas même qu'on pût vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer.
En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me
plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et
qui voulaient, selon moi, me forcer d'être heureux à leur mode,
plutôt qu'à la mienne.
Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère,
elle lui garda derechef le secret: son motif était louable; je ne
dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des
secrets aiment à babiller ensemble: cela les rapprochait; et
Thérèse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que
j'étais seul; car je ne pouvais plus compter pour société celle
que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis
vivement le tort que j'avais eu durant nos premières liaisons, de
ne pas profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour
l'orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus
rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement rempli son
temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du
tête-à-tête. Ce n'était pas que l'entretien tarît entre nous, et
qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous
n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire un grand
magasin: nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets,
bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se présentaient
m'inspiraient des réflexions qui n'étaient pas à sa portée. Un
attachement de douze ans n'avait plus besoin de paroles; nous
nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre.
Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des
quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage
de vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de
cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu
besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il
fallait avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune: sa
mère, qui m'était devenue importune, me forçait à les épier.
J'étais gêné chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gâtait
la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans
l'intimité.
Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des
prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je
cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas
s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui
dépende de la volonté. J'étais sûr de son cœur, ce m'était
assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais
avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son contentement
au mien.
Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une
vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne
qui m'était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé.
Ce qui me manquait m'empêchait de goûter ce que j'avais. En fait
de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On
verra pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je reprends à
présent le fil de mon récit.
Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait
donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce
n'était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son
oncle, annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres
petites pièces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par
ses écrits de morale, dans l'idée que m'avaient donnée quelques
lettres de lui, que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il
avait beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen
approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues
superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par
l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sortir, que les hommes se
conduisaient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La
haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait
fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de
tous les établissements qu'il proposait, et source de tous ses
sophismes politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siècle et
de son espèce, et le seul peut-être, depuis l'existence du genre
humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne fit
cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systèmes,
pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de
les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'être. Il
n'a travaillé que pour des êtres imaginaires, en pensant
travailler pour ses contemporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la
forme à donner à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions,
c'était ne rien faire d'utile; les réfuter à la rigueur était
faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits,
que j'avais accepté et même demandé, m'imposait l'obligation d'en
traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui me
parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile: ce fut
de donner séparément les idées de l'auteur et les miennes, et
pour cela, d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les
étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur
prix.
Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties
absolument séparées: l'une, destinée à exposer de la façon que je
viens de dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui
ne devait paraître qu'après que la première aurait fait son
effet, j'aurais porté mon jugement sur ces mêmes projets: ce qui,
je l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du
Misanthrope. A la tête de tout l'ouvrage devait être une vie de
l'auteur, pour laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux
que je me flattais de ne pas gâter en les employant. J'avais un
peu vu l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la
vénération que j'avais pour sa mémoire m'était garant qu'à tout
prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la manière dont
j'aurais traité son parent.
Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus
considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages qui
composaient ce recueil; et, avant de me livrer à mes réflexions,
j'eus le courage de lire absolument tout ce que l'abbé avait
écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs
et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai
rien à en dire. Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point
été imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en
même temps que l'extrait. Je passai de là à la Polysynodie, ou
pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour
favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit
chasser de l'Académie française l'abbé de Saint-Pierre, pour
quelques traits contre l'administration précédente, dont la
duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés.
J'achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que
l'extrait: mais je m'en tins là, sans vouloir continuer cette
entreprise, que je n'aurais pas dû commencer.
La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même,
et il était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La
plupart des écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou
contenaient des observations critiques sur quelques parties du
gouvernement de France, et il y en avait même de si libres, qu'il
était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans
les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé
de Saint-Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme
un vrai politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce
qu'on voyait bien que personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu
à le faire écouter, le cas eût été différent. Il était Français,
je ne l'étais pas; et en m'avisant de répéter ses censures,
quoique sous son nom, je m'exposais à me faire demander un peu
rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais.
Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que
j'allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que
vivant seul au milieu des hommes, et d'hommes tous plus puissants
que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m'y
prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils voudraient me faire. Il
n'y avait qu'une chose, en cela, qui dépendît de moi: c'était de
faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils
ne le pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner
l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer à des projets
beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours prompts à faire un crime
de l'adversité, seraient bien surpris s'ils savaient tous les
soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pût jamais me dire
avec vérité, dans mes malheurs: Tu les as mérités.
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur
celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désœuvrement
fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même,
faute d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de projet
pour l'avenir qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas
même possible d'en faire, puisque la situation où j'étais était
précisément celle où s'étaient réunis tous mes désirs: je n'en
avais plus à former, et j'avais encore le cœur vide. Cet état
était d'autant plus cruel, que je n'en voyais point à lui
préférer. J'avais rassemblé mes plus tendres affections dans une
personne selon mon cœur, qui me les rendait.
Je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à
discrétion. Cependant un secret serrement de cœur ne me quittait
ni près ni loin d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me
manquait encore; et la seule idée que je n'étais pas tout pour
elle, faisait qu'elle n'était presque rien pour moi.
J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché
par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais
sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m'était pas même
venu dans l'esprit de douter une seule fois de leur sincérité.
Cependant cette amitié m'était plus tourmentante que douce, par
leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes
goûts, mes penchants, ma manière de vivre: tellement qu'il me
suffisait de paraître désirer une chose qui n'intéressait que moi
seul, et qui ne dépendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer
à l'instant même pour me contraindre d'y renoncer. Cette
obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d'autant
plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m'en
informais pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu'enfin
je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en
l'ouvrant, un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa
lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi,
et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons
qu'ils me prodiguaient, c'était aussi trop me traiter en enfant.
Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime; et, du reste, ne
vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres:
voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m'en
ont accordé une, ce n'a pas été du moins la dernière.
J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante:
maître chez moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne
eût à m'y contrôler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs
doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que
précaire; plus asservi que par des ordres, je devais l'être par
ma volonté: je n'avais pas un seul jour dont en me levant je
pusse dire: J'emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus,
outre ma dépendance des arrangements de madame d'Épinay, j'en
avais une autre bien plus importune, du public et des survenants.
La distance où j'étais de Paris n'empêchait pas qu'il ne me vînt
journellement des tas de désoeuvrés qui, ne sachant que faire de
leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y
pensais le moins, j'étais impitoyablement assailli; et rarement
j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser
par quelque arrivant.
Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne
trouvant point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours
sereins de ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant:
Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes!
Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à
réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur
le déclin de l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant
approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa
plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide,
sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en
réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette
enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et
qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir
s'exhaler autrement que par mes soupirs.
Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturellement
expansive, pour qui vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé
jusqu'alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me
sentais si bien fait pour l'être? Comment se pouvait-il qu'avec
des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d'amour, je
n'eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet
déterminé? Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien
satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse,
et mourir sans avoir vécu.
Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient
replier sur moi-même avec un regret qui n'était pas sans douceur.
Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu'elle ne
m'avait pas donné. A quoi bon m'avoir fait naître avec des
facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans emploi?
Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette
injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait
verser des larmes que j'aimais à laisser couler.
Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de
l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du
rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me
replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle
j'étais né, mais dont le ton dur et sévère, où venait de me
monter une longue effervescence, m'aurait dû délivrer pour
toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dîner du château
de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans
la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où
j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y
joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la
même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les
objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse,
mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de
Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et
jusqu'à la piquante Zulietta, que mon cœur ne peut oublier. Je
me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes
connaissances, pour qui le goût le plus vif ne m'était pas un
sentiment nouveau. Mon sang s'allume et pétille, la tête me
tourne malgré mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le brave
citoyen de Genève, voilà l'austère Jean-Jacques, à près de
quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extravagant.
L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut
si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en
guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs où elle
m'a précipité.
Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût portée, n'alla
pourtant pas jusqu'à me faire oublier mon âge et ma situation,
jusqu'à me flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à
tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont
depuis mon enfance je sentais en vain consumer mon cœur. Je ne
l'espérai point, et je ne le désirai pas même. Je savais que le
temps d'aimer était passé; je sentais trop le ridicule des
galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir
avantageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu
durant mes belles années. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais
craint les orages domestiques; et j'aimais trop sincèrement ma
Thérèse pour l'exposer au chagrin de me voir porter à d'autres
des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait.
Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné,
pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre
aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères; et ne voyant
rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans
un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé
d'êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à
propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases,
je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais
soient entrés dans un cœur d'homme. Oubliant tout à fait la race
humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi
célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs,
tendres, fidèles, tel que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je pris
un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu des objets
charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les heures,
les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre
chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je
brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand,
prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de
malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne
pouvais modérer ni cacher mon dépit; et, n'étant plus maître de
moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter
le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de
misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire,
si l'on eût mieux lu dans mon cœur.
Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout
d'un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma
place par la nature, à l'aide d'une attaque assez vive de mon
mal. J'employai le seul remède qui m'eût soulagé, savoir, les
bougies, et cela fit trêve à mes angéliques amours: car, outre
qu'on n'est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui
s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans
la chambre et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent
regretté qu'il n'existât pas de Dryades; c'eût infailliblement
été parmi elles que j'aurais fixé mon attachement.
D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter
mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux
compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle
pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui
m'apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs
dettes au nom de Thérèse, qui le savait, et qui ne m'en avait
rien dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le
secret qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus
jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on
dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime? La coterie
holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage à Paris,
commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la
campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là
commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me
rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se
montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui
j'avais procuré sa connaissance, lequel recevait et me
transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans
que lui Deleyre en vit le vrai but.
Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle
rêverie. Je n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un
exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai
m'être envoyé par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui
écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre
qui a été imprimée longtemps après sans mon aveu, comme il sera
dit ci-après.
Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de
prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les
misères de cette vie et trouver toujours que tout était mal, je
formai l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de
lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours
croire en Dieu, n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque
son dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne
prend plaisir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui
saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des
biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à
désespérer ses semblables par l'image affreuse et cruelle de
toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à
compter et à peser les maux de la vie humaine, j'en fis
l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il
n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui
n'eût sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés,
plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette
lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le
ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles.
Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable,
je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur
Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner
ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus convenable.
Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes,
qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre
temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin,
en m'envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquait peu
d'estime pour celui qui la lui avait remise.
Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres,
n'aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes;
mais elles sont en originaux dans mes recueils (liasse A, no 20
et 21). Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu'il
m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n'est autre
que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne
l'ai pas lu.
Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de
mes fantasques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel
m'offrait d'en prévenir les suites funestes: mais ma mauvaise
étoile fut la plus forte; et à peine recommençai-je à sortir, que
mon cœur, ma tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je
dis les mêmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins
exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix
si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout
genre, que cette élite n'était guère moins chimérique que le
monde imaginaire que j'avais abandonné.
Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon
cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner
de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adoré.
J'imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si
l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai
de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures,
non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la
bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre
blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre
faible, mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait
y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre fût la
tendre amie, et même quelque chose de plus; mais je n'admis ni
rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment
pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant
tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux
charmants modèles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami autant
qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui
donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.
Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt,
je passai successivement en revue les plus beaux lieux que
j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage
assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les
vallées de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais
vues; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque
lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire
illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je
songeai longtemps aux îles Borromées, dont l'aspect délicieux
m'avait transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art
pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis
par choisir celui autour duquel mon cœur n'a jamais cessé
d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à
laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans
le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de
ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilection.
Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites,
la magnificence, la majesté de l'ensemble qui ravit les sens,
émeut le cœur, élève l'âme, achevèrent de me déterminer, et
j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que
j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la
suite.
Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il
suffisait pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon
cœur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à
force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se
fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors
que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes
des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que
j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en
quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et
dont je me sentais dévoré.
Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses,
sans suite et sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir
coudre, j'y fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu
croyable et de très vrai est que les deux premières parties ont
été écrites presque en entier de cette manière, sans que j'eusse
aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un jour je serais
tenté d'en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux
parties, formées après coup de matériaux qui n'ont pas été
taillés pour la place qu'ils occupent, sont pleines d'un
remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les autres.
Au plus fort de mes rêveries, j'eus une visite de madame
d'Houdetot, la première qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui
malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après.
La comtesse d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde,
fermier général, sœur de M. d'Épinay et de MM. de Lalive et de
la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des
ambassadeurs. J'ai parlé de la connaissance que je fis avec elle
étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fêtes de la
Chevrette, chez madame d'Épinay, sa belle-sœur. Ayant souvent
passé plusieurs jours avec elle, tant à la Chevrette qu'à Épinay,
non seulement je la trouvai toujours très aimable, mais je crus
lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait assez à
se promener avec moi; nous étions marcheurs l'un et l'autre, et
l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai
jamais la voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et même
sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert,
avec qui je commençais d'en avoir, me la rendirent encore plus
intéressante; et c'était pour m'apporter des nouvelles de cet
ami, qui pour lors était, je crois, à Mahon, qu'elle vint me voir
à l'Ermitage.
Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle
s'égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui
tournait, voulut traverser en droiture, du moulin de Clairvaux à
l'Ermitage: son carrosse s'embourba dans le fond du vallon; elle
voulut descendre, et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne
chaussure fut bientôt percée; elle enfonçait dans la crotte; ses
gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin
elle arriva à l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'éclats de
rire, auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut
changer de tout; Thérèse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la
dignité, pour faire une collation rustique, dont elle se trouva
fort bien. Il était tard, elle resta peu; mais l'entrevue fut si
gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à revenir. Elle
n'exécuta pourtant ce projet que l'année suivante; mais, hélas!
ce retard ne me garantit de rien.
Je passai l'automne à une occupation dont on ne se douterait
pas, à la garde du fruit de M. d'Épinay. L'Ermitage était le
réservoir des eaux du parc de la Chevrette: il y avait un jardin
clos de murs, et garni d'espaliers et d'autres arbres, qui
donnaient plus de fruits à M. d'Épinay que son potager de la
Chevrette, quoiqu'on lui en volât les trois quarts. Pour n'être
pas un hôte absolument inutile, je me chargeai de la direction du
jardin et de l'inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au
temps des fruits; mais à mesure qu'ils mûrissaient, je les voyais
disparaître, sans savoir ce qu'ils étaient devenus. Le jardinier
m'assura que c'étaient les loirs qui mangeaient tout. Je fis la
guerre aux loirs, j'en détruisis beaucoup, et le fruit n'en
disparaissait pas moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai
que le jardinier lui-même était le grand loir. Il logeait à
Montmorency, d'où il venait les nuits, avec sa femme et ses
enfants, enlever les dépôts de fruits qu'il avait faits pendant
la journée, et qu'il faisait vendre à la halle de Paris, aussi
publiquement que s'il eût eu un jardin à lui. Ce misérable, que
je comblais de bienfaits, dont Thérèse habillait les enfants, et
dont je nourrissais presque le père, qui était mendiant, nous
dévalisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois
n'étant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule
nuit, il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le
lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'à moi, j'endurai
tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d'en
dénoncer le voleur. Madame d'Épinay me pria de le payer, de le
mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce
grand coquin rôdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé
d'un gros bâton ferré qui avait l'air d'une massue, et suivi
d'autres vauriens de son espèce; pour rassurer les gouverneuses,
que cet homme effrayait terriblement, je fis coucher son
successeur toutes les nuits à l'Ermitage; et cela ne les
tranquillisant pas encore, je fis demander à madame d'Épinay un
fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui
de ne s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la
porte ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'à poudre
uniquement pour effrayer les voleurs. C'était assurément la
moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté commune, un
homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu des bois, seul
avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit
chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'étant venu voir dans
ce temps-là, je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon
appareil militaire.
De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son tour;
et voilà comment la coterie holbachique apprit que je voulais
tout de bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils
n'avaient pu se figurer, les désorienta; et en attendant qu'ils
imaginassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour
déplaisant, ils me détachèrent, par Diderot, le même Deleyre, qui
d'abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par
les trouver inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules,
dans des lettres où il m'accablait de plaisanteries amères, et
assez piquantes pour m'offenser, si mon humeur eût été tournée de
ce côté-là. Mais alors saturé de sentiments affectueux et
tendres, et n'étant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dans
ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que
folâtre, où tout autre l'eût trouvé extravagant.
A force de vigilance et de soins, je parvins si bien à
garder le jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque
manqué cette année, le produit fut triple de celui des années
précédentes; et il est vrai que je ne m'épargnais point pour le
préserver, jusqu'à escorter les envois que je faisais à la
Chevrette et à Épinay, jusqu'à porter des paniers moi-même; et je
me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante et moi,
que, prêts à succomber sous le faix, nous fûmes contraints de
nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivâmes que tout en nage.
Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis,
je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas
possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que
leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets
créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus
un moment à moi-même, le délire ne me quittait plus. Après
beaucoup d'efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces
fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne
m'occupai plus qu'à tâcher d'y mettre quelque ordre et quelque
suite, pour en faire une espèce de roman.
Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi
moi-même si nettement et si hautement. Après les principes
sévères que je venais d'établir avec tant de fracas, après les
maximes austères que j'avais si fortement prêchées, après tant
d'invectives mordantes contre les livres efféminés qui
respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de
plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d'un coup
m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que
j'avais si durement censurés? Je sentais cette inconséquence dans
toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais, je m'en
dépitais: mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la
raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à tout
risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on; sauf à
délibérer dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage
ou non car je ne supposais pas encore que j'en vinsse à le
publier.
Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes
rêveries; et à force de les tourner et retourner dans ma tête,
j'en forme enfin l'espèce de plan dont on a vu l'exécution.
C'était assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes
folies: l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon cœur, les
tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son
profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs
grâces, si le doux coloris de l'innocence y eût manqué. Une fille
faible est un objet de pitié que l'amour peut rendre intéressant,
et qui souvent n'est pas moins aimable: mais qui peut supporter
sans indignation le spectacle des mœurs à la mode? et qu'y
a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidèle, qui,
foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son
mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu'elle lui
accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait?
Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne
sont pas assez près de nous. Mais qu'une jeune personne, née avec
un cœur aussi tendre qu'honnête, se laisse vaincre à l'amour
étant fille, et retrouve étant femme des forces pour le vaincre à
son tour et redevenir vertueuse: quiconque vous dira que ce
tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas utile, est
un menteur et un hypocrite; ne l'écoutez pas.
Outre cet objet de mœurs et d'honnêteté conjugale, qui
tient radicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus
grand secret de concorde et de paix publique; objet plus grand,
plus important peut-être en lui-même, et du moins pour le moment
où l'on se trouvait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de
se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux
partis, déchaînés l'un contre l'autre avec la dernière fureur,
ressemblaient plutôt à des loups enragés, acharnés à
s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui
veulent réciproquement s'éclairer, se convaincre, et se ramener
dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l'un et à
l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit, pour
dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une
guerre civile de religion, où l'intolérance la plus cruelle était
au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de
parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités
dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre
expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable: c'était
d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et
de montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre,
dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce
projet peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes,
et par lequel je tombais dans le défaut que je reprochais à
l'abbé de Saint-Pierre, eut le succès qu'il devait avoir; il ne
rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour m'accabler.
En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y
livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me
l'inspirait, et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de
Julie, dans un ravissement qui me faisait espérer de les rendre
aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre.
Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins
aux situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement
que je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la
Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir
inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la
poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la
nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien
d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles
dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au
coin de mon feu, je lisais et relisais ces deux parties aux
gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait avec moi
d'attendrissement; la mère, qui ne trouvant point là de
compliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se
contentait, dans les moments de silence, de me répéter toujours:
Monsieur, cela est bien beau.
Madame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au
milieu des bois, dans une maison isolée, envoyait très souvent
savoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages
de son amitié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus
vivement. J'aurais tort de ne pas spécifier parmi ces
témoignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda
des instructions pour avoir le mien peint par Latour, et qui
avait été exposé au salon. Je ne dois pas non plus omettre une
autre de ses attentions, qui paraîtra risible, mais qui fait
trait à l'histoire de mon caractère, par l'impression qu'elle fit
sur moi. Un jour qu'il gelait très fort, en ouvrant un paquet
qu'elle m'envoyait de plusieurs commissions dont elle s'était
chargée, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle
d'Angleterre, qu'elle me marquait avoir porté, et dont elle
voulait que je me fisse un gilet. Le tour de son billet était
charmant, plein de caresse et de naïveté. Ce soin, plus
qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée
pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en
pleurant le billet et le jupon. Thérèse me croyait devenu fou. Il
est singulier que, de toutes les marques d'amitié que madame
d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché comme
celle-là; et que même, depuis notre rupture, je n'y ai jamais
repensé sans attendrissement. J'ai longtemps conservé son petit
billet; et je l'aurais encore, s'il n'eût eu le sort de mes
autres lettres du même temps.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche
en hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage
des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis
ma demeure en France j'ai passée avec le plus de douceur et de
tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me
tint davantage à l'abri des survenants, je savourai, plus que je
n'ai fait avant et depuis, cette vie indépendante, égale et
simple, dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le
prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en
réalité, et celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout
que je me félicitais chaque jour davantage du parti que j'avais
eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis,
fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris
l'attentat d'un forcené, quand Deleyre et madame d'Épinay me
parlaient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui
régnaient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir
éloigné de ces spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent
fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des
désordres publics m'avait donnée; tandis que, ne voyant plus
autour de ma retraite que des objets riants et doux, mon cœur ne
se livrait qu'à des sentiments aimables. Je note ici avec
complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m'ont
été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit
éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, et dans le
tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable, où j'aie
eu le loisir de respirer.
Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de
paix, et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à
fait tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita
quelque tracasserie, et je suis fort trompé si ce n'est durant
cet hiver que parut le Fils naturel, dont j'aurai bientôt à
parler. Outre que, par des causes qu'on saura dans la suite, il
m'est resté peu de monuments sûrs de cette époque, ceux même
qu'on m'a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot
ne datait jamais ses lettres. Madame d'Épinay, madame d'Houdetot
ne dataient guère les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre
faisait comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces
lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des
dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne
pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries,
j'aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce
que je m'en puis rappeler.
Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et
dans mes érotiques transports j'avais composé pour les dernières
parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du
ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre
autres celle de l'Élysée, et de la promenade sur le lac, qui, si
je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie.
Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir et
fondre son cœur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit
fermer le livre: il n'est pas fait pour juger des choses de
sentiment.
Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot
une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était
capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle
était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où
elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint
faire à l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle
était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de
mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour
cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et
l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais
mémorable et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis
d'entrer dans quelque détail sur cet article.
Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et
n'était point belle; son visage était marqué de petite vérole;
son teint manquait de finesse; elle avait la vue basse et les
yeux un peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et
sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante; elle
avait une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés,
qui lui tombaient au jarret; sa taille était mignonne, et elle
mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce
tout à la fois. Elle avait l'esprit très naturel et très
agréable; la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y mariaient
heureusement: elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne
recherchait point, et qui partaient quelquefois malgré elle. Elle
avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin, dansait
bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractère, il était
angélique; la douceur d'âme en faisait le fond; mais hors la
prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle
était surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une telle
fidélité dans la société, que ses ennemis même n'avaient pas
besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou
plutôt celles qui la haïssaient; car pour elle, elle n'avait pas
un cœur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua
beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la
plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des
absents, pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvait ni déguiser
ce qu'elle pensait à personne, ni même contraindre aucun de ses
sentiments; et je suis persuadé qu'elle parlait de son amant à
son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à ses
connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui
prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent
naturel, c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et
aux plus risibles étourderies, il lui en échappait souvent de
très imprudentes pour elle-même, mais jamais d'offensantes pour
qui que ce fût.
On l'avait mariée très jeune et malgré elle au comte
d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur,
chicaneur, très peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle
trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari,
avec les qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus, des
talents. S'il faut pardonner quelque chose aux mœurs du siècle,
c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses
effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par une estime
réciproque.
C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais
beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir.
Il l'y avait exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié
qui commençait à s'établir entre nous rendrait cette société
agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais instruit de
leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gêne, il était
naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j'étais
ivre d'amour sans objet: cette ivresse fascina mes yeux, cet
objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et
bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue de
toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon
cœur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante
passionnée. Force contagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me
sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux,
que je n'avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait,
et je me sentais ému; je croyais ne faire que m'intéresser à ses
sentiments, quand j'en prenais de semblables; j'avalais à longs
traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la
douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en
aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle exprimait
pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement
brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une
femme dont le cœur était plein d'un autre amour!
Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés
auprès d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était
arrivé: ce ne fut qu'après son départ que, voulant penser à
Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu'à madame
d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent; je sentis mon
malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites.
J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais
avec elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison
pour suivre des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand
elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit.
La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle;
je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux; j'étais dans un
trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vît pas.
Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner
la cause: c'était la lui dire assez clairement.
Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame
d'Houdetot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite; mais
tout cela n'étant pas, je ne puis que l'applaudir et l'admirer.
Le parti qu'elle prit était également celui de la générosité et
de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi
sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même
engagée à me voir: c'était exposer deux amis à une rupture, et
peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi
de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie;
sans la flatter, elle la plaignit, et tâcha de m'en guérir. Elle
était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami
dont elle faisait cas: elle ne me parlait de rien avec plus de
plaisir que de l'intime et douce société que nous pourrions
former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle
ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne
m'épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais
bien mérités.
Je me les épargnais encore moins moi-même; sitôt que je fus
seul, je revins à moi; j'étais plus calme après avoir parlé:
l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable.
La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû
guérir, si la chose eût été possible. Quels puissants motifs
n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer! Mes mœurs, mes
sentiments, mes principes, la honte, l'infidélité, le crime,
l'abus d'un dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin de
brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet
dont le cœur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni
me laisser aucun espoir: passion de plus, qui, loin d'avoir rien
à gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en
jour.
Qui croirait que cette dernière considération, qui devait
ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda?
Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à
moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour
madame d'Houdetot? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords,
que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire? Eh!
pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, et
ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert.
On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma
jeunesse. Cette façon de penser était dans mon tour d'esprit,
elle flattait ma passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans
réserve, et rire même de l'impertinent scrupule que je croyais
m'être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les
âmes honnêtes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais
qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de
quelque sophisme, et souvent de quelque vertu.
Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; et, de
grâce, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon
naturel, pour m'entraîner enfin dans l'abîme. D'abord elle prit
un air humble pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant,
elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame
d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison,
sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec
la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitié la
plus tendre. Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je
l'avais crue sincère; mais la trouvant trop vive pour être vraie,
n'allai-je pas me fourrer dans la tête que l'amour, désormais si
peu convenable à mon âge, à mon maintien, m'avait avili aux yeux
de madame d'Houdetot; que cette jeune folle ne voulait que se
divertir de moi et de mes douceurs surannées; qu'elle en avait
fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de mon
infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils
s'entendaient tous les deux pour achever de me faire tourner la
tête et me persifler? Cette bêtise, qui m'avait fait extravaguer,
à vingt-six ans, auprès de madame de Larnage, que je ne
connaissais pas, m'eût été pardonnable à quarante-cinq, auprès de
madame d'Houdetot, si j'eusse ignoré qu'elle et son amant étaient
trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi barbare
amusement.
Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je
ne tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi:
nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté.
Content d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus
douce situation, si mon extravagance n'en eût détruit tout le
charme. Elle ne comprit rien d'abord à la sotte humeur avec
laquelle je recevais ses caresses: mais mon cœur, incapable de
savoir jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas
longtemps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet
expédient ne réussit pas; des transports de rage en auraient été
l'effet: elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut
invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent; elle me
témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont
j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi.
Elle vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins
pressant; le pas était délicat. Il est étonnant, il est unique
peut-être qu'une femme ayant pu venir jusqu'à marchander, s'en
soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la
plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne m'accorda rien qui
pût la rendre infidèle, et j'eus l'humiliation de voir que
l'embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n'en
porta jamais aux siens la moindre étincelle.
J'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens
quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaître combien
cette maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien
elle eut raison de compter sur elle-même, il faudrait entrer dans
les détails de nos longs et fréquents tête-à-tête, et les suivre
dans toute leur vivacité durant quatre mois que nous passâmes
ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis
de différents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous
ne sortîmes jamais. Ah! si j'avais tardé si longtemps à sentir le
véritable amour, qu'alors mon cœur et mes sens lui payèrent bien
l'arrérage! et quels sont donc les transports qu'on doit éprouver
auprès d'un objet aimé qui nous aime, si même un amour non
partagé peut en inspirer de pareils!
Mais j'ai tort de dire un amour non partagé; le mien l'était
en quelque sorte; il était égal des deux côtés, quoiqu'il ne fût
pas réciproque. Nous étions ivres d'amour l'un et l'autre; elle
pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses
larmes se confondaient. Tendres confidents l'un de l'autre, nos
sentiments avaient tant de rapport qu'il était impossible qu'ils
ne se mêlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de
cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s'est oubliée un moment;
et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes
sens, j'ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l'ai
véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenait par
elle-même. Le devoir des privations avait exalté mon âme. L'éclat
de toutes les vertus ornait à mes yeux l'idole de mon cœur; en
souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurais pu
commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon cœur:
mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non,
je le lui ai cent fois dit à elle-même; eussé-je été le maître de
me satisfaire, sa propre volonté l'eût-elle mise à ma discrétion,
hors quelques courts moments de délire, j'aurais refusé d'être
heureux à ce prix. Je l'aimais trop pour vouloir la posséder.
Il y a près d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne; dans mes
fréquents voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un
soir, après avoir soupé tête à tête, nous allâmes nous promener
au jardin, par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin
était un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli
bosquet, orné d'une cascade dont je lui avais donné l'idée, et
qu'elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence et de
jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un
banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai,
pour rendre les mouvements de mon cœur, un langage vraiment
digne d'eux. Ce fut la première et l'unique fois de ma vie; mais
je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le
plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de
séduisant dans un cœur d'homme. Que d'enivrantes larmes je
versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgré elle!
Enfin, dans un transport involontaire, elle s'écria: Non, jamais
homme ne fut si aimable; et jamais amant n'aima comme vous! Mais
votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon cœur ne saurait
aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l'embrassai... Quel
embrassement! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle
vivait seule, c'est-à-dire loin de son amant et de son mari; il y
en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et
toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nous avions soupé
tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune;
et après deux heures de l'entretien le plus vif et le plus
tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des
bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de cœur
qu'elle y était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances,
je n'ajouterai rien de plus.
Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me
laissaient tranquille, comme auprès de Thérèse et de maman. Je
l'ai déjà dit, c'était de l'amour cette fois, et l'amour dans
toute son énergie et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni
les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les
mouvements convulsifs, ni les défaillances de cœur que
j'éprouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que
sa seule image faisait sur moi. J'ai dit qu'il y avait loin de
l'Ermitage à Eaubonne: je passais par les coteaux d'Andilly, qui
sont charmants. Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir,
à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui
m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste,
avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point, que
ma tête se troublait; un éblouissement m'aveuglait, mes genoux
tremblants ne pouvaient me soutenir; j'étais forcé de m'arrêter,
de m'asseoir; toute ma machine était dans un désordre
inconcevable: j'étais prêt à m'évanouir. Instruit du danger, je
tâchais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose.
Je n'avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous
les accidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans
qu'il me fût possible de m'en délivrer; et, de quelque façon que
je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivé de
faire seul ce trajet impunément. J'arrivais à Eaubonne, faible,
épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l'instant que je la
voyais, tout était réparé; je ne sentais plus auprès d'elle que
l'importunité d'une vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y
avait sur ma route, à la vue d'Eaubonne, une terrasse agréable,
appelée le mont Olympe, où nous nous rendions quelquefois, chacun
de notre côté. J'arrivais le premier: j'étais fait pour
l'attendre; mais que cette attente me coûtait cher! Pour me
distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que
j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang: je n'en ai jamais pu
achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la
niche dont nous étions convenus, elle n'y pouvait voir autre
chose que l'état vraiment déplorable où j'étais en l'écrivant.
Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois d'irritation
continuelle et de privations, me jeta dans un épuisement dont je
n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une
descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a
été la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempérament le
plus combustible, mais le plus timide en même temps, que
peut-être la nature ait jamais produit. Tels ont été les derniers
beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre: ici commence le
long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu
d'interruption.
On a vu dans tout le cours de ma vie que mon cœur,
transparent comme le cristal, n'a jamais su cacher, durant une
minute entière, un sentiment un peu vif qui s'y fût réfugié.
Qu'on juge s'il me fût possible de cacher longtemps mon amour
pour madame d'Houdetot. Notre intimité frappait tous les yeux,
nous n'y mettions ni secret ni mystère. Elle n'était pas de
nature à en avoir besoin; et comme madame d'Houdetot avait pour
moi l'amitié la plus tendre, qu'elle ne se reprochait point; que
j'avais pour elle une estime dont personne ne connaissait mieux
que moi toute la justice; elle, franche, distraite, étourdie;
moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emporté, nous donnions
encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de
prise que nous n'aurions fait, si nous eussions été coupables.
Nous allions l'un et l'autre à la Chevrette, nous nous y
trouvions souvent ensemble, quelquefois même par rendez-vous.
Nous y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours
tête à tête, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre
ami, de nos innocents projets, dans le parc, vis-à-vis
l'appartement de madame d'Épinay, sous ses fenêtres, d'où, ne
cessant de nous examiner, et se croyant bravée, elle assouvissait
son cœur par ses yeux, de rage et d'indignation.
Les femmes ont toutes l'art de cacher leur fureur, surtout
quand elle est vive; madame d'Épinay, violente, mais réfléchie,
possède surtout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir,
de ne rien soupçonner; et dans le même temps qu'elle redoublait
avec moi d'attentions, de soins, et presque d'agaceries, elle
affectait d'accabler sa belle-sœur de procédés malhonnêtes et de
marques d'un dédain qu'elle semblait vouloir me communiquer. On
juge bien qu'elle ne réussissait pas; mais j'étais au supplice.
Déchiré de sentiments contraires, en même temps que j'étais
touché de ses caresses, j'avais peine à contenir ma colère, quand
je la voyais manquer à madame d'Houdetot. La douceur angélique de
celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre, et même sans
lui en savoir plus mauvais gré. Elle était d'ailleurs souvent si
distraite, et toujours si peu sensible à ces choses-là, que la
moitié du temps elle ne s'en apercevait pas.
J'étais si préoccupé de ma passion, que, ne voyant rien que
Sophie (c'était un des noms de madame d'Houdetot), je ne
remarquais pas même que j'étais devenu la fable de toute la
maison et des survenants. Le baron d'Holbach, qui n'était jamais
venu, que je sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces
derniers. Si j'eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans
la suite, j'aurais fort soupçonné madame d'Épinay d'avoir arrangé
ce voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de voir le citoyen
amoureux. Mais j'étais alors si bête, que je ne voyais pas même
ce qui crevait les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne
m'empêcha pourtant pas de trouver au baron l'air plus content,
plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir
selon sa coutume, il me lâchait cent propos goguenards, auxquels
je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien
répondre; madame d'Épinay se tenait les côtés de rire; je ne
savais sur quelle herbe ils avaient marché. Comme rien ne passait
encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de
mieux à faire, si je m'en étais aperçu, eût été de m'y prêter.
Mais il est vrai qu'à travers la railleuse gaieté du baron l'on
voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui m'aurait
peut-être inquiété, si je l'eusse aussi bien remarquée alors, que
je me la rappelai dans la suite.
Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au
retour d'un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je
vis qu'elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce
que madame de Blainville, sœur de son mari, était là; mais sitôt
que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah!
me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me
coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal
instruit. Il me rend justice; mais il a de l'humeur, dont, qui
pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien
tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes
lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon cœur: je ne lui
ai caché que votre amour insensé, dont j'espérais vous guérir, et
dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous a
desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout à
fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien
avoir à cacher à mon amant.
Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de
me voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune
femme, dont j'éprouvais les justes reproches, et dont j'aurais dû
être le mentor. L'indignation que j'en ressentis contre moi-même
eût suffi peut-être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre
compassion que m'inspirait la victime n'eût encore amolli mon
cœur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il
était inondé par des larmes qui le pénétraient de toutes parts?
Cet attendrissement se changea bientôt en colère contre les vils
délateurs, qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel,
mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère
honnêteté de cœur qui le rachetait. Nous ne restâmes pas
longtemps en doute sur la main dont partait le coup.
Nous savions l'un et l'autre que madame d'Épinay était en
commerce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n'était pas le premier
orage qu'elle avait suscité à madame d'Houdetot, dont elle avait
fait mille efforts pour le détacher, et que les succès de
quelques-uns de ces efforts faisaient trembler pour la suite.
D'ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries
à l'armée, était en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert; ils
se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprès de madame
d'Houdetot, quelques tentatives qui n'avaient pas réussi; Grimm,
très piqué, cessa tout à fait de la voir. Qu'on juge du
sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu'il l'est, il lui
supposait des préférences pour un homme plus âgé que lui, et dont
lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les grands, ne parlait plus
que comme de son protégé.
Mes soupçons sur madame d'Épinay se changèrent en certitude,
quand j'appris ce qui s'était passé chez moi. Quand j'étais à la
Chevrette, Thérèse y venait souvent, soit pour m'apporter mes
lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise
santé. Madame d'Épinay lui avait demandé si nous ne nous
écrivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son aveu, madame
d'Épinay la pressa de lui remettre les lettres de madame
d'Houdetot, l'assurant qu'elle les recachetterait si bien qu'il
n'y paraîtrait pas. Thérèse, sans montrer combien cette
proposition la scandalisait, et même sans m'avertir, se contenta
de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportait: précaution très
heureuse; car madame d'Épinay la faisait guetter à son arrivée;
et, l'attendant au passage, poussa plusieurs fois l'audace
jusqu'à chercher dans sa bavette. Elle fit plus: s'étant un jour
invitée à venir, avec M. de Margency, dîner à l'Ermitage pour la
première fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je
me promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la
mère et la fille, et les presser de lui montrer les lettres de
madame d'Houdetot. Si la mère eût su où elles étaient, les
lettres étaient livrées; mais heureusement la fille seule le
savait, et nia que j'en eusse conservé aucune. Mensonge
assurément plein d'honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis
que la vérité n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Épinay, voyant
qu'elle ne pouvait la séduire, s'efforça de l'irriter par la
jalousie, en lui reprochant sa facilité et son aveuglement.
Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu'ils ont entre
eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux,
vous avez besoin d'autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu'il
faut faire pour les avoir: vous dites qu'il déchire les lettres
de madame d'Houdetot aussitôt qu'il les a lues. Eh bien!
recueillez avec soin les pièces, et donnez-les-moi; je me charge
de les rassembler. Telles étaient les leçons que mon amie donnait
à ma compagne.
Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes
ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée
à me tout dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je
prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu'on me
préparait. Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu
de dissimuler avec madame d'Épinay, à son exemple, et de me
servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l'impétuosité
de mon naturel, et, avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout
ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres
suivantes, qui montrent suffisamment la manière de procéder de
l'un et de l'autre en cette occasion.
Billet de madame d'Épinay, liasse A, no 44.
"Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis
inquiète de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller
et venir de l'Ermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre;
et, point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l'on ne
m'avait pas dit que vous étiez en bonne santé, je vous croirais
malade. Je vous attendais avant-hier ou hier, et je ne vous vois
point arriver. Mon Dieu! qu'avez-vous donc? Vous n'avez point
d'affaires; vous n'avez pas non plus de chagrins; car je me
flatte que vous seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous
êtes donc malade! tirez-moi d'inquiétude bien vite, je vous en
prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu me donne un bonjour de
vous."
RÉPONSE.
"Ce mercredi matin.
Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'être mieux
instruit, et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre
que l'innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour
donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient."
Second billet de la même, liasse A, no 45.
"Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle
veut donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité,
je n'y comprends rien. J'y vois seulement que vous êtes inquiet
et tourmenté, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour
m'en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions
convenus! Qu'est donc devenue cette amitié, cette confiance? et
comment l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous
êtes fâché? Quoi qu'il en soit, venez dès ce soir, je vous en
conjure; souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit
jours, de ne rien garder sur le cœur, et de me parler
sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez,
je viens encore de lire votre lettre: je n'y conçois pas
davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes
cruellement agité. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore
le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que
me voilà tout aussi malheureuse que vous, jusqu'à ce que je vous
aie vu. Si vous n'êtes pas ici ce soir à six heures, je pars
demain pour l'Ermitage, quelque temps qu'il fasse et dans quelque
état que je sois; car je ne saurais tenir à cette inquiétude.
Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire,
sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre
garde, et d'arrêter les progrès que fait l'inquiétude dans la
solitude. Une mouche devient un monstre, je l'ai souvent
éprouvé."
RÉPONSE.
"Ce mercredi soir.
Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant
que durera l'inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez
n'est plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne
vois à présent, dans votre empressement, que le désir de tirer
des aveux d'autrui quelque avantage qui convienne à vos vues; et
mon cœur, si prompt à s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour
le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais
votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à
comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que
vous ne l'ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos
subtilités à force de franchise. Je vais m'expliquer plus
clairement, afin que vous m'entendiez encore moins.
Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers: je
m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins
que je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tenté de les
désunir, et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la
jalousie à l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il
a paru commode à la méchanceté: et cette méchanceté, c'est vous
que j'en soupçonne. J'espère que ceci devient plus clair.
Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su,
l'infamie de partager son cœur et sa personne entre deux amants,
et moi celle d'être un de ces deux lâches? Si je savais qu'un
seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de
moi, je vous haïrais jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit,
et non de l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en
pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu nuire;
mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de
réussir. Je n'ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je
pense de certaines liaisons; mais je veux qu'elles finissent par
un moyen aussi honnête que sa cause, et qu'un amour illégitime se
change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à
personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je
ne vous le pardonnerais jamais, je deviendrais votre
irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient respectés; car
je ne serai jamais un homme sans foi.
Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent
durer bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis
trompé. Alors j'aurai peut-être de grands torts à réparer, et je
n'aurai rien fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous
comment je rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me
reste à passer près de vous! En faisant ce que nul autre ne fera
que moi; en vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans
le monde, et les brèches que vous avez à réparer à votre
réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent,
quand vous m'aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la
vérité; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise."
Troisième billet de la même, liasse A, no 46.
"Je n'entendais pas votre lettre de ce matin: je vous l'ai
dit, parce que cela était. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas
peur que j'y réponde jamais: je suis trop pressée de l'oublier;
et quoique vous me fassiez pitié, je n'ai pu me défendre de
l'amertume dont elle me remplit l'âme. Moi, user de ruses, de
finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies!
Adieu; je regrette que vous ayez la... Adieu: je ne sais ce que
je dis... adieu: je serai bien pressée de vous pardonner. Vous
viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne
l'exigeraient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous
mettre en peine de ma réputation. Peu m'importe celle qu'on me
donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus,
j'ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me
sont aussi chères qu'à vous."
Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, et me
replongea dans un autre qui n'était guère moindre. Quoique toutes
ces lettres et réponses fussent allées et venues dans l'espace
d'un jour avec une extrême rapidité, cet intervalle avait suffi
pour en mettre entre mes transports de fureur, et pour me laisser
réfléchir sur l'énormité de mon imprudence. Madame d'Houdetot ne
m'avait rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui
laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d'éviter,
surtout dans le moment même, toute rupture et tout éclat; et moi,
par les insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j'allais
achever de porter la rage dans le cœur d'une femme qui n'y était
déjà que trop disposée. Je ne devais naturellement attendre, de
sa part, qu'une réponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante,
que je n'aurais pu, sans la plus indigne lâcheté, m'abstenir de
quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore
que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa réponse, de
me réduire à cette extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou
l'aller voir sur-le-champ; l'alternative était inévitable. Je
pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans
l'explication que je prévoyais. Car comment m'en tirer, sans
compromettre ni madame d'Houdetot, ni Thérèse? Et malheur à celle
que j'aurais nommée! Il n'y avait rien que la vengeance d'une
femme implacable et intrigante ne me fît craindre pour celle qui
en serait l'objet. C'était pour prévenir ce malheur que je
n'avais parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d'être
dispensé d'énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendait mes
emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant
m'autoriser à traiter une femme, et surtout une amie, comme je
venais de traiter madame d'Épinay. Mais ici commence la grande et
noble tâche que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et
mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves,
dont j'étais incapable, et que je ne commis jamais.
Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avais redoutée, et
j'en fus quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Épinay me
sauta au cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de
la part d'une ancienne amie, m'émut extrêmement; je pleurai
beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n'avaient pas grand
sens; elle m'en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et
tout finit là. On avait servi; nous allâmes à table, où dans
l'attente de l'explication, que je croyais remise après le
souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjugué
par la moindre inquiétude qui m'occupe, que je ne saurais la
cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devait lui
donner du courage; cependant elle ne risqua point l'aventure: il
n'y eut pas plus d'explication après le souper qu'avant. Il n'y
en eut pas plus le lendemain; et nos silencieux tête-à-tête ne
furent remplis que de choses indifférentes ou de quelques propos
honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir
encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui
protestais avec bien de la vérité que s'ils se trouvaient mal
fondés, ma vie entière serait employée à réparer leur injustice.
Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément
quels étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient venus; et
tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne,
consista dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle était
seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce
n'était pas à moi de chercher un éclaircissement qu'elle ne
cherchait pas elle-même, et je m'en retournai comme j'étais venu.
Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai
bientôt presque entièrement cette querelle, et je crus bêtement
qu'elle l'oubliait elle-même, parce qu'elle paraissait ne s'en
plus souvenir.
Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin
que m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins
sensibles, que je ne m'étais point attirés, et qui n'avaient pour
cause que le désir de m'arracher de ma solitude, à force de m'y
tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des
holbachiens. Depuis mon établissement à l'Ermitage, Diderot
n'avait cessé de m'y harceler, soit par lui-même, soit par
Deleyre; et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes
courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti
l'ermite en galant berger. Mais il n'était pas question de cela
dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus
graves. Après la publication du Fils naturel, il m'en avait
envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérêt et
l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce
de poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même
un peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses
désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre
et dure sentence, sans aucun adoucissement: Il n'y a que le
méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente
deux sens, ce me semble: l'un très vrai, l'autre très faux
puisqu'il est même impossible qu'un homme qui est et veut être
seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il
soit un méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une
interprétation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un
auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami
retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et
malhonnête, ou d'avoir oublié en la publiant cet ami solitaire,
ou, s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en
maxime générale, l'honorable et juste exception qu'il devait non
seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans
tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite,
et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un
écrivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire
indistinctement autant de scélérats.
J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincèrement, et
je comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments
de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me
contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière
de vivre, sur tout ce qui n'intéressait que moi seul; révolté de
voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me
gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, et
de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et
manqués de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de
nouveaux, pour y manquer derechef; gêné de l'attendre inutilement
trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et
de dîner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu'à
Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journée: j'avais déjà le
cœur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus
grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre,
mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder
mon papier de mes larmes; et ma lettre était assez touchante pour
avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa
réponse sur cet article: la voici mot pour mot (liasse A, no 33):
"Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu'il vous ait
touché. Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en
tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont
j'en penserai: encore y aurait-il bien à dire là-dessus, si l'on
pouvait vous parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts
ans! etc. On m'a dit une phrase d'une lettre du fils de madame
d'Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le
fond de votre âme."
Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette
lettre.
Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le
Vasseur parut s'y déplaire, et trouver l'habitation trop seule.
Ses propos là-dessus m'étant revenus, je lui offris de la
renvoyer à Paris, si elle s'y plaisait davantage; d'y payer son
loyer, et d'y prendre le même soin d'elle que si elle était
encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle se
plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait
du bien; et l'on voyait que cela était vrai; car elle y
rajeunissait pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qu'à
Paris. Sa fille m'assura même qu'elle eût été dans le fond très
fâchée que nous quittassions l'Ermitage, qui réellement était un
séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin et des
fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit ce
qu'on lui avait fait dire, pour tâcher de m'engager à retourner à
Paris.
Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tâchèrent d'obtenir,
par le scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit,
et me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des
secours dont elle pouvait avoir besoin à son âge; sans songer
qu'elle et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent air
du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de
Montmorency, que j'avais à ma porte; et comme s'il n'y avait des
vieillards qu'à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors
d'état de vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec
une extrême voracité, était sujette à des débordements de bile et
à de fortes diarrhées, qui lui duraient quelques jours, et lui
servaient de remède. A Paris, elle n'y faisait jamais rien, et
laissait agir la nature. Elle en usait de même à l'Ermitage,
sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'importe;
parce qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la
campagne, c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle
s'y portât très bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il
n'est plus permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les
vieilles gens hors de Paris.
C'était là une des deux accusations atroces sur lesquelles
il ne m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le
méchant qui fût seul; et c'était ce que signifiait son
exclamation pathétique et l'et coetera qu'il y avait bénignement
ajouté: Une femme de quatre-vingts ans! etc.
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en
rapportant à madame le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire
naturellement son sentiment à madame d'Épinay. Pour la mettre
plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui
montrai celle que je vais transcrire, et que j'écrivais à madame
d'Épinay, au sujet d'une réponse que j'avais voulu faire à une
autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu'elle m'avait
empêché d'envoyer.
"Ce jeudi.
Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je l'ai
priée de vous dire sincèrement ce qu'elle pense. Pour la mettre
bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa
lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle
contient.
Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez;
mais, me sentant très grièvement offensé, il y aurait, à convenir
que j'ai tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me
permettre. L'Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet
d'offrir l'autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous
souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant
des coups de bâton? Voilà le rôle du philosophe.
Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir par le mauvais
temps qu'il fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces
que l'amitié lui refuse, et ce sera la première fois de sa vie
qu'il sera venu le jour qu'il avait promis. Il s'excédera pour
venir me répéter de bouche les injures qu'il me dit dans ses
lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en
retournera être malade à Paris; et moi je serai, selon l'usage,
un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir.
Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait
me venir prendre à Saint-Denis en fiacre, y dîner, me ramener en
fiacre; et à qui, huit jours après (liasse A, no 34), sa fortune
ne permet plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'à pied? Il n'est
pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit
là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu'en huit
jours il soit arrivé d'étranges changements dans sa fortune.
Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de
madame votre mère; mais vous voyez que votre peine n'approche pas
de la mienne. On souffre moins encore à voir malades les
personnes qu'on aime, qu'injustes et cruelles.
Adieu, ma bonne amie: voici la dernière fois que je vous
parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à
Paris, avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps."
J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame
le Vasseur, sur la proposition de madame d'Épinay elle-même; et
madame le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de
rester à l'Ermitage, où elle se portait très bien, où elle avait
toujours compagnie, et où elle vivait très agréablement, Diderot,
ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette
précaution de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de
la continuation du séjour de madame le Vasseur à l'Ermitage,
quoique cette continuation fût de son choix, et qu'il n'eût tenu
et ne tînt toujours qu'à elle de retourner vivre à Paris, avec
les mêmes secours de ma part qu'elle avait auprès de moi.
Voilà l'explication du premier reproche de la lettre de
Diderot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le
Lettré (c'était un nom de plaisanterie donné par Grimm au fils de
madame d'Épinay), le Lettré a dû vous écrire qu'il y avait sur le
rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui
attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un échantillon
de notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous
amuserait comme cela."
Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot
paraissait si fier.
"Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à-dire au fils d'un
fermier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait
aperçus sur le rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les
en avait amplement dédommagés; que je l'établissais mon
substitut; que les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre
de cet échange; que je n'en trouverais pas aisément un aussi bon
pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin.
Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé
sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses
vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je
lui donne tous les lundis, que des cent liards que j'aurais
distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous
autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des
villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient.
C'est à la campagne qu'on apprend à aimer et à servir l'humanité;
on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes."
Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme
d'esprit avait l'imbécillité de me faire sérieusement un crime de
mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon
propre exemple, qu'on ne pouvait vivre hors de la capitale sans
être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment
j'eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui
rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame
d'Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient
tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais
généralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame
d'Houdetot elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que
j'allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les avances
d'un raccommodement qui, tout sincère et entier qu'il fût de ma
part, se trouva pourtant peu durable. L'argument victorieux sur
mon cœur, dont elle se servit, fut qu'en ce moment Diderot était
malheureux. Outre l'orage excité contre l'Encyclopédie, il en
essuyait alors un très violent au sujet de sa pièce, que, malgré
la petite histoire qu'il avait mise à la tête, on l'accusait
d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore
aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame de
Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit
que j'avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y
avait de la justice et de la générosité de prouver publiquement
le contraire; et j'allai passer deux jours, non seulement avec
lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à
l'Ermitage, mon second voyage à Paris. J'avais fait le premier
pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque
d'apoplexie dont il n'a jamais été bien remis, et durant laquelle
je ne quittai pas son chevet qu'il ne fût hors d'affaire.
Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut
effacer de torts! Quel ressentiment peut, après cela, rester dans
le cœur? Nous eûmes peu d'explications. Il n'en est pas besoin
pour des invectives réciproques. Il n'y a qu'une chose à faire,
savoir, de les oublier. Il n'y avait point eu de procédés
souterrains, du moins qui fussent à ma connaissance: ce n'était
pas comme avec madame d'Épinay. Il me montra le plan du Père de
famille. Voilà, lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel.
Gardez le silence, travaillez cette pièce avec soin, et puis
jetez-la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse.
Il le fit, et s'en trouva bien. Il y avait près de six mois que
je lui avais envoyé les deux premières parties de la Julie, pour
m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en
lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son
terme; c'est-à-dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais
déjà bien senti moi-même: mais c'était le bavardage de la fièvre;
je ne l'ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas
comme cela. La quatrième surtout, et la sixième, sont des
chefs-d'œuvre de diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener
souper chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte; car je
voulais même rompre l'accord du manuscrit de chimie, dont je
m'indignais d'avoir l'obligation à cet homme-là. Diderot
l'emporta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach m'aimait de tout
son cœur; qu'il fallait lui pardonner un ton qu'il prenait avec
tout le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que
personne. Il me représenta que refuser le produit de ce
manuscrit, après l'avoir accepté deux ans auparavant, était un
affront au donateur, qu'il n'avait pas mérité; et que ce refus
pourrait même être mésinterprété, comme un secret reproche
d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je vois
d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il; je connais mieux que vous
l'état de son âme. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content,
croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse?
Bref, avec ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et
nous allâmes souper chez le baron, qui me reçut à son ordinaire.
Mais sa femme me reçut froidement, et presque malhonnêtement. Je
ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait avoir pour
moi tant de bienveillance étant fille. J'avais cru sentir, dès
longtemps auparavant, que, depuis que Grimm fréquentait la maison
d'Aine, on ne m'y voyait plus d'aussi bon œil.
Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de
l'armée. Comme je n'en savais rien, je ne le vis qu'après mon
retour en campagne, d'abord à la Chevrette, et ensuite à
l'Ermitage, où il vint avec madame d'Houdetot me demander à
dîner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! Mais j'en pris
bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de
n'avoir pas troublé leur bonheur, j'en étais heureux moi-même; et
je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais surtout en
ce moment, quand j'aurais pu lui ôter madame d'Houdetot, je ne
l'aurais pas voulu faire, et je n'en aurais pas même été tenté.
Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert, que je
m'imaginais à peine qu'elle eût pu l'être autant en m'aimant
moi-même; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai
le plus véritablement désiré d'elle dans mon délire, était
qu'elle se laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que
j'aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d'être le confident
que l'objet de ses amours, et je n'ai jamais un moment regardé
son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira
que ce n'était pas encore là de l'amour: soit; mais c'était donc
plus.
Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et
judicieux: comme j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul
puni, et même avec indulgence. Il me traita durement, mais
amicalement; et je vis que j'avais perdu quelque chose dans son
estime, mais rien dans son amitié. Je m'en consolai, sachant que
l'une me serait bien plus facile à recouvrer que l'autre, et
qu'il était trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire
et passagère avec un vice de caractère. S'il y avait de ma faute
dans tout ce qui s'était passé, il y en avait bien peu. Était-ce
moi qui avais recherché sa maîtresse? N'était-ce pas lui qui me
l'avait envoyée? N'était-ce pas elle qui m'avait cherché?
Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls
avaient fait le mal, et c'était moi qui l'avais souffert. A ma
place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis: car enfin,
quelque fidèle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot, elle
était femme; il était absent, les occasions étaient fréquentes,
les tentations étaient vives, et il lui eût été bien difficile de
se défendre toujours avec le même succès contre un homme plus
entreprenant. C'était assurément beaucoup pour elle et pour moi,
dans une pareille situation, d'avoir pu poser des limites que
nous ne nous soyons jamais permis de passer.
Quoique je me rendisse, au fond de mon cœur, un témoignage
assez honorable, tant d'apparences étaient contre moi, que
l'invincible honte qui me domina toujours me donnait devant lui
tout l'air d'un coupable, et il en abusait souvent pour
m'humilier. Un seul trait peindra cette position réciproque. Je
lui lisais, après le dîner, la lettre que j'avais écrite l'année
précédente à Voltaire, et dont lui, Saint-Lambert, avait entendu
parler. Il s'endormit durant la lecture; et moi, jadis si fier,
aujourd'hui si sot, je n'osai jamais interrompre ma lecture, et
continuai de lire tandis qu'il continuait de ronfler. Telles
étaient mes indignités, et telles étaient ses vengeances; mais sa
générosité ne lui permit jamais de les exercer qu'entre nous
trois.
Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort
changée à mon égard. J'en fus surpris comme si je n'avais pas dû
m'y attendre; j'en fus touché plus que je n'aurais dû l'être, et
cela me fit beaucoup de mal. Il semblait que tout ce dont
j'attendais ma guérison ne fit qu'enfoncer dans mon cœur
davantage le trait qu'enfin j'ai plutôt brisé qu'arraché.
J'étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien
épargner pour changer ma folle passion en une amitié pure et
durable. J'avais fait pour cela les plus beaux projets du monde,
pour l'exécution desquels j'avais besoin du concours de madame
d'Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite,
embarrassée; je sentis qu'elle avait cessé de se plaire avec moi,
et je vis clairement qu'il s'était passé quelque chose qu'elle ne
voulait pas me dire, et que je n'ai jamais su. Ce changement,
dont il me fut impossible d'obtenir l'explication, me navra. Elle
me redemanda ses lettres; je les lui rendis toutes avec une
fidélité dont elle me fit l'injure de douter un moment. Ce doute
fut encore un déchirement inattendu pour mon cœur, qu'elle
devait si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut
pas sur-le-champ; je compris que l'examen du paquet que je lui
avais rendu lui avait fait sentir son tort: je vis même qu'elle
se le reprochait, et cela me fit regagner quelque chose. Elle ne
pouvait retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me
dit qu'elle les avait brûlées; j'en osai douter à mon tour, et
j'avoue que j'en doute encore. Non, l'on ne met point au feu de
pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie: eh
Dieu! qu'aurait-on donc dit de celles-là? Non, non, jamais celle
qui peut inspirer une pareille passion n'aura le courage d'en
brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu'elle en ait
abusé: je ne l'en crois pas capable; et de plus, j'y avais mis
bon ordre. La sotte, mais vive crainte d'être persiflé m'avait
fait commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes
lettres à l'abri des communications. Je portai jusqu'à la tutoyer
la familiarité que j'y pris dans mon ivresse: mais quel
tutoiement! elle n'en devait sûrement pas être offensée.
Cependant elle s'en plaignit plusieurs fois, mais sans succès:
ses plaintes ne faisaient que réveiller mes craintes, et
d'ailleurs je ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces
lettres sont encore en être, et qu'un jour elles soient vues, on
connaîtra comment j'ai aimé.
La douleur que me causa le refroidissement de madame
d'Houdetot, et la certitude de ne l'avoir pas mérité, me firent
prendre le singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert même.
En attendant l'effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet,
je me jetai dans les distractions que j'aurais dû chercher plus
tôt. Il y eut des fêtes à la Chevrette, pour lesquelles je fis de
la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de madame
d'Houdetot d'un talent qu'elle aimait excita ma verve; et un
autre objet contribuait encore à l'animer, savoir, le désir de
montrer que l'auteur du Devin du village savait la musique; car
je m'apercevais depuis longtemps que quelqu'un travaillait en
secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition.
Mon début à Paris, les épreuves où j'y avais été mis à diverses
fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière; quantité
de musique que j'y avais composée pendant quatorze ans au milieu
des plus célèbres artistes, et sous leurs yeux; enfin l'opéra des
Muses galantes, celui même du Devin, un motet que j'avais fait
pour mademoiselle Fel, et qu'elle avait chanté au Concert
spirituel; tant de conférences que j'avais eues sur ce bel art
avec les plus grands maîtres, tout semblait devoir prévenir ou
dissiper un pareil doute. Il existait cependant, même à la
Chevrette, et je voyais que M. d'Épinay n'en était pas exempt.
Sans paraître m'apercevoir de cela, je me chargeai de lui
composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la
Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix.
Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De
Linant arrangea des paroles convenables au sujet; et huit jours
après qu'elles m'eurent été données, le motet fut achevé. Pour
cette fois, le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus
étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces
mots: Ecce sedes hic tonantis. La pompe du début répond aux
paroles, et toute la suite du motet est d'une beauté de chant qui
frappa tout le monde. J'avais travaillé en grand orchestre.
D'Épinay rassembla les meilleurs symphonistes. Madame Bruna,
chanteuse italienne, chanta le motet, et fut bien accompagnée. Le
motet eut un si grand succès, qu'on l'a donné dans la suite au
Concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales et l'indigne
exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je
donnai, pour la fête de M. d'Épinay, l'idée d'une espèce de
pièce, moitié drame, moitié pantomime, que madame d'Épinay
composa, et dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant,
entendit parler de mes succès harmoniques. Une heure après on
n'en parla plus: mais du moins on ne mit plus en question, que je
sache, si je savais la composition.
A peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me
plaisais pas trop, qu'il acheva de m'en rendre le séjour
insupportable, par des airs que je ne vis jamais à personne, et
dont je n'avais pas même l'idée. La veille de son arrivée, on me
délogea de la chambre de faveur que j'occupais, contiguë à celle
de madame d'Épinay; on la prépara pour M. Grimm, et on m'en donna
une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à madame
d'Épinay, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle
parut embarrassée. J'en compris mieux la raison dès le même soir,
en apprenant qu'il y avait entre sa chambre et celle que je
quittais une porte masquée de communication, qu'elle avait jugé
inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n'était ignoré de
personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de son mari:
cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets qui
lui importaient beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre,
elle s'en défendit toujours très fortement. Je compris que cette
réserve venait de Grimm, qui, dépositaire de tous mes secrets, ne
voulait pas que je le fusse d'aucun des siens.
Quelques préventions que mes anciens sentiments, qui
n'étaient pas éteints, et le mérite réel de cet homme-là, me
donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu'il
prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de Tuffière;
à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m'adressa pas une
seule fois la parole, et me corrigea bientôt de la lui adresser,
en ne me répondant point du tout. Il passait partout le premier,
prenait partout la première place, sans jamais faire aucune
attention à moi. Passe pour cela, s'il n'y eût pas mis une
affectation choquante: mais on en jugera par un seul trait pris
entre mille. Un soir madame d'Épinay, se trouvant un peu
incommodée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa chambre, et
monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter
avec elle; je le fis. Grimm vint ensuite. La petite table était
déjà mise; il n'y avait que deux couverts. On sert: madame
d'Épinay prend sa place à l'un des coins du feu. M. Grimm prend
un fauteuil, s'établit à l'autre coin, tire la petite table entre
eux deux, déplie sa serviette, et se met en devoir de manger,
sans me dire un seul mot. Madame d'Épinay rougit, et, pour
l'engager à réparer sa grossièreté, m'offre sa propre place. Il
ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je
pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu'on
m'apportât un couvert. Il me laissa souper au bout de la table,
loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté, à moi incommodé,
son aîné, son ancien dans la maison, qui l'y avais introduit, et
à qui même, comme favori de la dame, il eût dû faire les
honneurs. Toutes ses manières avec moi répondaient fort bien à
cet échantillon. Il ne me traitait pas précisément comme son
inférieur; il me regardait comme nul. J'avais peine à reconnaître
là l'ancien cuistre qui, chez le prince de Saxe-Gotha, se tenait
honoré de mes regards. J'en avais encore plus à concilier ce
profond silence, et cette morgue insultante, avec la tendre
amitié qu'il se vantait d'avoir pour moi, près de tous ceux qu'il
savait en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu'il ne la témoignait
guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais
point, pour compatir à mon triste sort, dont j'étais content, et
pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins
bienfaisants qu'il disait vouloir me rendre. C'était avec cet art
qu'il faisait admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate
misanthropie, et qu'il accoutumait insensiblement tout le monde à
n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel
que moi, que des liaisons de bienfaits d'une part, et
d'obligations de l'autre, sans y supposer, même dans les
possibles, une amitié d'égal à égal. Pour moi, j'ai cherché
vainement en quoi je pouvais être obligé à ce nouveau patron. Je
lui avais prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais; je l'avais
gardé dans sa maladie; à peine me venait-il voir dans les
miennes; je lui avais donné tous mes amis, il ne m'en donna
jamais aucun des siens; je l'avais prôné de tout mon pouvoir, et
lui,... s'il m'a prôné, c'est moins publiquement, et c'est d'une
autre manière. Jamais il ne m'a rendu ni même offert aucun
service d'aucune espèce. Comment était-il donc mon Mécène?
Comment étais-je son protégé? Cela me passait et me passe encore.
Il est vrai que, du plus au moins, il était arrogant avec
tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi.
Je me souviens qu'une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son
assiette à la tête, sur une espèce de démenti qu'il lui donna en
pleine table, en lui disant grossièrement: Cela n'est pas vrai. A
son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d'un
parvenu, et devint même ridicule, à force d'être impertinent. Le
commerce des grands l'avait séduit au point de se donner à
lui-même des airs qu'on ne voit qu'aux moins sensés d'entre eux.
Il n'appelait jamais son laquais que par eh! comme si, sur le
nombre de ses gens, monseigneur n'eût pas su lequel était de
garde. Quand il lui donnait des commissions, il lui jetait
l'argent par terre, au lieu de le lui donner dans la main. Enfin,
oubliant tout à fait qu'il était homme, il le traitait avec un
mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce
pauvre garçon, qui était un fort bon sujet, que madame d'Épinay
lui avait donné, quitta son service, sans autre grief que
l'impossibilité d'endurer de pareils traitements: c'était le
Lafleur de ce nouveau Glorieux.
Aussi fat qu'il était vain, avec ses gros yeux troubles et
sa figure dégingandée, il avait des prétentions près des femmes;
et depuis sa farce avec mademoiselle Fel, il passait auprès de
plusieurs d'entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela
l'avait mis à la mode, et lui avait donné du goût pour la
propreté de femme; il se mit à faire le beau; sa toilette devint
une grande affaire; tout le monde sut qu'il mettait du blanc, et
moi, qui n'en croyais rien, je commençai de le croire, non
seulement par l'embellissement de son teint, et pour avoir trouvé
des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu'entrant un
matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une
petite vergette faite exprès; ouvrage qu'il continua fièrement
devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures tous les
matins à brosser ses ongles peut bien passer quelques instants à
remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauffecourt,
qui n'était pas sac à diable, l'avait assez plaisamment surnommé
Tiran le Blanc.
Tout cela n'était que des ridicules, mais bien antipathiques
à mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien.
J'eus peine à croire qu'un homme à qui la tête tournait de cette
façon pût conserver un cœur bien placé. Il ne se piquait de rien
tant que de sensibilité d'âme et d'énergie de sentiment. Comment
cela s'accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites
âmes? Comment les vifs et continuels élans que fait hors de
lui-même un cœur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans
cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon
Dieu, celui qui sent embraser son cœur de ce feu céleste cherche
à l'exhaler, et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son
cœur sur son visage; il n'imaginera jamais d'autre fard.
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Épinay
m'avait dit, et qu'elle avait adopté. Ce sommaire consistait en
un seul article, savoir, que l'unique devoir de l'homme est de
suivre en tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je
l'appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse
alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis bientôt que ce
principe était réellement la règle de sa conduite, et je n'en eus
que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C'est la
doctrine intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne
m'a jamais expliquée.
Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avait donnés, il y
a plusieurs années, que cet homme était faux, qu'il jouait le
sentiment, et surtout qu'il ne m'aimait pas. Je me souvins de
plusieurs petites anecdotes que m'avaient là-dessus racontées M.
de Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne l'estimaient ni
l'un ni l'autre, et qui devaient le connaître, puisque madame de
Chenonceaux était fille de madame de Rochechouart, intime amie du
feu comte de Friese, et que M. de Francueil, très lié alors avec
le vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal,
précisément quand Grimm commençait à s'y introduire. Tout Paris
fut instruit de son désespoir après la mort du comte de Friese.
Il s'agissait de soutenir la réputation qu'il s'était donnée
après les rigueurs de mademoiselle de Fel, et dont j'aurais vu la
forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors été moins
aveuglé. Il fallut l'entraîner à l'hôtel de Castries, où il joua
dignement son rôle, livré à la plus mortelle affliction. Là, tous
les matins il allait dans le jardin pleurer à son aise, tenant
sur ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu'il était en
vue de l'hôtel; mais au détour d'une certaine allée, des gens
auxquels il ne songeait pas le virent mettre à l'instant son
mouchoir dans sa poche et tirer un livre. Cette observation,
qu'on répéta, fut bientôt publique dans tout Paris, et presque
aussitôt oubliée. Je l'avais oubliée moi-même: un fait qui me
regardait servit à me la rappeler. J'étais à l'extrémité dans mon
lit, rue de Grenelle: il était à la campagne; il vint un matin me
voir tout essoufflé, disant qu'il venait d'arriver à l'instant
même; je sus un moment après qu'il était arrivé de la veille, et
qu'on l'avait vu au spectacle le même jour.
Il me revint mille faits de cette espèce; mais une
observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus
que tout cela. J'avais donné à Grimm tous mes amis sans
exception; ils étaient tous devenus les siens. Je pouvais si peu
me séparer de lui, que j'aurais à peine voulu me conserver
l'entrée d'une maison où il ne l'aurait pas eue. Il n'y eut que
madame de Créqui qui refusa de l'admettre, et qu'aussi je cessai
presque de voir depuis ce temps-là. Grimm, de son côté, se fit
d'autres amis, tant de son estoc que de celui du comte de Friese.
De tous ces amis-là, jamais un seul n'est devenu le mien; jamais
il ne m'a dit un mot, pour m'engager de faire au moins leur
connaissance; et de tous ceux que j'ai quelquefois rencontrés
chez lui, jamais un seul ne m'a marqué la moindre bienveillance,
pas même le comte de Friese, chez lequel il demeurait, et avec
lequel il m'eût par conséquent été très agréable de former
quelque liaison; ni le comte de Schomberg, son parent, avec
lequel Grimm était encore plus familier.
Voici plus: mes propres amis, dont je fis les siens, et qui
tous m'étaient tendrement attachés avant sa connaissance,
changèrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m'a
jamais donné aucun des siens, je lui ai donné tous les miens, et
il a fini par me les tous ôter. Si ce sont là des effets de
l'amitié, quels seront donc ceux de la haine?
Diderot même, au commencement, m'avertit plusieurs fois que
Grimm, à qui je donnais tant de confiance, n'était pas mon ami.
Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut cessé
d'être le mien.
La manière dont j'avais disposé de mes enfants n'avait
besoin du concours de personne. J'en instruisis cependant mes
amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paraître à
leurs yeux meilleur que je n'étais. Ces amis étaient au nombre de
trois: Diderot, Grimm, madame d'Épinay; Duclos, le plus digne de
ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut
cependant; par qui? je l'ignore. Il n'est guère probable que
cette infidélité soit venue de madame d'Épinay, qui savait qu'en
l'imitant, si j'en eusse été capable, j'avais de quoi m'en venger
cruellement. Restent Grimm et Diderot, alors si unis en tant de
choses, surtout contre moi, qu'il est plus que probable que ce
crime leur fut commun. Je parierais que Duclos, à qui je n'ai pas
dit mon secret, et qui par conséquent en était le maître, est le
seul qui me l'ait gardé.
Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ôter les
gouverneuses, avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs
vues: il s'y refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la
suite que j'appris de lui tout ce qui s'était passé entre eux à
cet égard; mais j'en appris dès lors assez par Thérèse, pour voir
qu'il y avait à tout cela quelque dessein secret, et qu'on
voulait disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon
insu; ou bien qu'on voulait faire servir ces deux personnes
d'instrument à quelque dessein caché. Tout cela n'était
assurément pas de la droiture. L'opposition de Duclos le prouve
sans réplique. Croira qui voudra que c'était de l'amitié.
Cette prétendue amitié m'était aussi fatale au dedans qu'au
dehors. Les longs et fréquents entretiens avec madame le Vasseur
depuis plusieurs années avaient changé sensiblement cette femme à
mon égard, et ce changement ne m'était assurément pas favorable.
De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tête-à-tête?
Pourquoi ce profond mystère? La conversation de cette vieille
femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en
bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand
secret? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duraient,
ils m'avaient paru risibles; en y repensant alors, je commençai
de m'en étonner. Cet étonnement eût été jusqu'à l'inquiétude, si
j'avais su dès lors ce que cette femme me préparait.
Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se targuait au
dehors, et difficile à concilier avec le ton qu'il prenait
vis-à-vis de moi-même, il ne me revenait rien de lui d'aucun côté
qui fût à mon avantage, et la commisération qu'il feignait
d'avoir pour moi tendait bien moins à me servir qu'à m'avilir. Il
m'ôtait même, autant qu'il était en lui, la ressource du métier
que je m'étais choisi, en me décriant comme un mauvais copiste;
et je conviens qu'il disait en cela la vérité; mais ce n'était
pas à lui de la dire. Il prouvait que ce n'était pas
plaisanterie, en se servant d'un autre copiste et en ne me
laissant aucune des pratiques qu'il pouvait m'ôter. On eût dit
que son projet était de me faire dépendre de lui et de son crédit
pour ma subsistance, et d'en tarir la source jusqu'à ce que j'en
fusse réduit là.
Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon ancienne
prévention qui parlait encore. Je jugeai son caractère au moins
très suspect; et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis,
résolu de ne le plus voir, j'en avertis madame d'Épinay, appuyant
ma résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que j'ai
maintenant oubliés.
Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop
que dire aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne
s'était pas encore concertée avec lui; mais le lendemain, au lieu
de s'expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre
très adroite, qu'ils avaient minutée ensemble, et par laquelle,
sans entrer dans aucun détail des faits, elle le justifiait par
son caractère concentré, et, me faisant un crime de l'avoir
soupçonné de perfidie envers son ami, m'exhortait à me
raccommoder avec lui. Cette lettre m'ébranla. Dans une
conversation que nous eûmes ensuite, et où je la trouvai mieux
préparée qu'elle n'était la première fois, j'achevai de me
laisser vaincre: j'en vins à croire que je pouvais avoir mal
jugé, et qu'en ce cas j'avais réellement, envers un ami, des
torts graves que je devais réparer. Bref, comme j'avais déjà fait
plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d'Holbach, moitié gré,
moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j'avais droit
d'exiger; j'allai chez Grimm comme un autre George Dandin, lui
faire des excuses des offenses qu'il m'avait faites; toujours
dans cette fausse persuasion, qui m'a fait faire en ma vie mille
bassesses auprès de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine
qu'on ne désarme à force de douceur et de bons procédés; au lieu
qu'au contraire la haine des méchants ne fait que s'animer
davantage par l'impossibilité de trouver sur quoi la fonder; et
le sentiment de leur propre injustice n'est qu'un grief de plus
contre celui qui en est l'objet. J'ai, sans sortir de ma propre
histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et
dans Tronchin, devenus mes deux plus incapables ennemis par goût,
par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort
d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec aucun des deux, et dont
la rage s'accroît de jour en jour, comme celle des tigres, par la
facilité qu'ils trouvent à l'assouvir.
Je m'attendais que, confus de ma condescendance et de mes
avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus
tendre amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue
que je n'avais jamais vue à personne. Je n'étais point du tout
préparé à cet accueil. Quand, dans l'embarras d'un rôle si peu
fait pour moi, j'eus rempli en peu de mots et d'un air timide
l'objet qui m'amenait près de lui, avant de me recevoir en grâce,
il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu'il
avait préparée, et qui contenait la nombreuse énumération de ses
rares vertus, et surtout dans l'amitié. Il appuya sur une chose
qui d'abord me frappa beaucoup: c'est qu'on lui voyait toujours
conserver les mêmes amis. Tandis qu'il parlait, je me disais tout
bas qu'il serait bien cruel pour moi de faire seul exception à
cette règle. Il y revint si souvent et avec tant d'affectation,
qu'il me fit penser que, s'il ne suivait en cela que les
sentiments de son cœur, il serait moins frappé de cette maxime,
et qu'il s'en faisait un art utile à ses vues dans les moyens de
parvenir. Jusqu'alors j'avais été dans le même cas, j'avais
conservé toujours tous mes amis; depuis ma plus tendre enfance,
je n'en avais pas perdu un seul, si ce n'est par la mort, et
cependant je n'en avais pas fait jusqu'alors la réflexion: ce
n'était pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c'était
un avantage alors commun à l'un et à l'autre, pourquoi donc s'en
targuait-il par préférence, si ce n'est qu'il songeait d'avance à
me l'ôter. Il s'attacha ensuite à m'humilier par des preuves de
la préférence que nos amis communs lui donnaient sur moi. Je
connaissais aussi bien que lui cette préférence; la question
était à quel titre il l'avait obtenue; si c'était à force de
mérite ou d'adresse, en s'élevant lui-même, ou en cherchant à me
rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré, entre lui et moi,
toute la distance qui pouvait donner du prix à la grâce qu'il
m'allait faire, il m'accorda le baiser de paix dans un léger
embrassement qui ressemblait à l'accolade que le roi donne aux
nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j'étais ébahi, je ne
savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène eut
l'air de la réprimande qu'un précepteur fait à son disciple, en
lui faisant grâce du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir
combien sont trompeurs les jugements fondés sur l'apparence,
auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent
l'audace et la fierté sont du côté du coupable, la honte et
l'embarras du côté de l'innocent.
Nous étions réconciliés; c'était toujours un soulagement
pour mon cœur, que toute querelle jette dans des angoisses
mortelles. On se doute bien qu'une pareille réconciliation ne
changea pas ses manières; elle m'ôta seulement le droit de m'en
plaindre. Aussi pris-je le parti d'endurer tout, et de ne dire
plus rien.
Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un
accablement qui ne me laissait guère la force de reprendre
l'empire de moi-même. Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de
madame d'Houdetot, n'osant plus m'ouvrir à personne, je commençai
de craindre qu'en faisant de l'amitié l'idole de mon cœur, je
n'eusse employé ma vie qu'à sacrifier à des chimères. Épreuve
faite, il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui
eussent conservé toute mon estime, et à qui mon cœur pût donner
toute sa confiance: Duclos, que depuis ma retraite à l'Ermitage
j'avais perdu de vue, et Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien
réparer mes torts envers ce dernier qu'en lui déchargeant mon
cœur sans réserve, et je résolus de lui faire pleinement mes
confessions, en tout ce qui ne compromettait pas sa maîtresse. Je
ne doute pas que ce choix ne fût encore un piège de ma passion,
pour me tenir plus rapproché d'elle; mais il est certain que je
me serais jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je me
serais mis pleinement sous sa conduite, et que j'aurais poussé la
franchise aussi loin qu'elle pouvait aller. J'étais prêt à lui
écrire une seconde lettre, à laquelle j'étais sûr qu'il aurait
répondu, quand j'appris la triste cause de son silence sur la
première. Il n'avait pu soutenir jusqu'au bout les fatigues de
cette campagne. Madame d'Épinay m'apprit qu'il venait d'avoir une
attaque de paralysie; et madame d'Houdetot, que son affliction
finit par rendre malade elle-même, et qui fut hors d'état de
m'écrire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours après, de
Paris, où elle était alors, qu'il se faisait porter à
Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette
triste nouvelle m'affligea comme elle; mais je doute que le
serrement de cœur qu'elle me donna fût moins pénible que sa
douleur et ses larmes. Le chagrin de le savoir dans cet état,
augmenté par la crainte que l'inquiétude n'eût contribué à l'y
mettre, me toucha plus que tout ce qui m'était arrivé
jusqu'alors; et je sentis cruellement qu'il me manquait, dans ma
propre estime, la force dont j'avais besoin pour supporter tant
de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas
longtemps dans cet accablement; il ne m'oublia pas, malgré son
attaque, et je ne tardai pas d'apprendre par lui-même que j'avais
trop mal jugé de ses sentiments et de son état. Mais il est temps
d'en venir à la grande révolution de ma destinée, à la
catastrophe qui a partagé ma vie en deux parties si différentes,
et qui, d'une bien légère cause, a tiré de si terribles effets.
Un jour que je ne songeais à rien moins, madame d'Épinay
m'envoya chercher. En entrant, j'aperçus dans ses yeux et dans
toute sa contenance un air de trouble dont je fus d'autant plus
frappé que cet air ne lui était point ordinaire, personne au
monde ne sachant mieux qu'elle gouverner son visage et ses
mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour Genève; ma
poitrine est en mauvais état, ma santé se délabre au point que,
toute chose cessante, il faut que j'aille voir et consulter
Tronchin. Cette résolution, si brusquement prise, et à l'entrée
de la mauvaise saison, m'étonna d'autant plus que je l'avais
quittée trente-six heures auparavant sans qu'il en fût question.
Je lui demandai qui elle emmènerait avec elle. Elle me dit
qu'elle emmènerait son fils avec M. de Linant, et puis elle
ajouta négligemment: Et vous, mon ours, ne viendrez-vous pas
aussi? Comme je ne crus pas qu'elle parlât sérieusement, sachant
que dans la saison où nous entrions j'étais à peine en état de
sortir de ma chambre, je plaisantai sur l'utilité du cortège d'un
malade pour un autre malade; elle parut elle-même n'en avoir pas
fait tout de bon la proposition, et il n'en fut plus question.
Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de son voyage, dont
elle s'occupait avec beaucoup de vivacité, étant résolue à partir
dans quinze jours.
Je n'avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour
comprendre qu'il y avait à ce voyage un motif secret qu'on me
taisait. Ce secret, qui n'en était un dans toute la maison que
pour moi, fut découvert dès le lendemain par Thérèse, à qui
Teissier, le maître d'hôtel, qui le savait de la femme de
chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas ce secret à madame
d'Épinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il est trop lié avec
ceux que j'en tiens, pour que je puisse l'en séparer: ainsi je me
tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui jamais ne sont
sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont été sus
de trop de gens pour pouvoir être ignorés dans tous les entours
de madame d'Épinay.
Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurais reconnu la secrète
impulsion d'une main ennemie, dans la tentative de m'y faire le
chaperon de madame d'Épinay; mais elle avait si peu insisté, que
je persistai à ne point regarder cette tentative comme sérieuse,
et je ris seulement du beau personnage que j'aurais fait là, si
j'eusse eu la sottise de m'en charger. Au reste, elle gagna
beaucoup à mon refus, car elle vint à bout d'engager son mari
même à l'accompagner.
Quelques jours après je reçus de Diderot le billet que je
vais transcrire. Ce billet, seulement plié en deux, de manière
que tout le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez
madame d'Épinay, et recommandé à M. de Linant, le gouverneur du
fils et le confident de la mère.
Billet de Diderot, liasse A, no 52.
"Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du
chagrin. J'apprends que madame d'Épinay va à Genève, et je
n'entends point dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de
madame d'Épinay, il faut partir avec elle; mécontent, il faut
partir beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé du poids des
obligations que vous lui avez? Voilà une occasion de vous
acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre
occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnaissance?
Elle va dans un pays où elle sera comme tombée des nues. Elle est
malade: elle aura besoin d'amusement et de distraction. L'hiver!
voyez, mon ami. L'objection de votre santé peut être beaucoup
plus forte que je ne la crois. Mais êtes-vous plus mal
aujourd'hui que vous ne l'étiez il y a un mois, et que vous ne le
serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois
d'ici le voyage plus commodément qu'aujourd'hui? Pour moi, je
vous avoue que si je ne pouvais supporter la chaise, je prendrais
un bâton et je la suivrais. Et puis ne craignez-vous point qu'on
ne mésinterprète votre conduite? On vous soupçonnera, ou
d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je sais bien que, quoi
que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de
votre conscience; mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il
permis de négliger jusqu'à certain point celui des autres hommes?
Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter avec vous et avec moi
que je vous écris ce billet. S'il vous déplaît, jetez-le au feu,
et qu'il n'en soit non plus question que s'il n'eût jamais été
écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse."
Le tremblement de colère, l'éblouissement qui me gagnaient
en lisant ce billet, et qui me permirent à peine de l'achever, ne
m'empêchèrent pas d'y remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y
affectait un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que dans
toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au
plus de mon cher, sans daigner m'y donner le nom d'ami. Je vis
aisément le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la
suscription, la forme et la marche décelaient même assez
maladroitement le détour: car nous nous écrivions ordinairement
par la poste ou par le messager de Montmorency, et ce fut la
première et l'unique fois qu'il se servit de cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation me permit
d'écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que
je portai sur-le-champ, de l'Ermitage où j'étais pour lors, à la
Chevrette, pour la montrer à madame d'Épinay, à qui, dans mon
aveugle colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet
de Diderot.
"Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des
obligations que je puis avoir à madame d'Épinay, ni jusqu'à quel
point elles me lient, ni, si elle a réellement besoin de moi dans
son voyage, ni si elle désire que je l'accompagne, ni s'il m'est
possible de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m'en
abstenir. Je ne refuse pas de discuter avec vous tous ces points;
mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement
ce que je dois faire, sans vous être mis en état d'en juger,
c'est, mon cher philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je
vois de pis à cela, est que votre avis ne vient pas de vous.
Outre que je suis peu d'humeur à me laisser mener sous votre nom
par le tiers et le quart, je trouve à ces ricochets certains
détours qui ne vont pas à votre franchise, et dont vous ferez
bien, pour vous et pour moi, de vous abstenir désormais.
Vous craignez qu'on n'interprète mal ma conduite; mais je
défie un cœur comme le vôtre d'oser mal penser du mien. D'autres
peut-être parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais
davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d'eux! que
les méchants m'épient et m'interprètent: Rousseau n'est pas fait
pour les craindre, ni Diderot pour les écouter.
Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette au
feu, et qu'il n'en soit plus question. Pensez-vous qu'on oublie
ainsi ce qui vient de vous? Mon cher, vous faites aussi bon
marché de mes larmes dans les peines que vous me donnez, que de
ma vie et de ma santé dans les soins que vous m'exhortez à
prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié m'en
serait plus douce, et j'en deviendrais moins à plaindre."
En entrant dans la chambre de madame d'Épinay, je trouvai
Grimm avec elle, et j'en fus charmé. Je leur lus à haute et
claire voix mes deux lettres avec une intrépidité dont je ne me
serais pas cru capable, et j'y ajoutai, en finissant, quelques
discours qui ne la démentaient pas. A cette audace inattendue
dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l'un et
l'autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un mot; je vis
surtout cet homme arrogant baisser les yeux à terre, et n'oser
soutenir les étincelles de mes regards; mais dans le même
instant, au fond de son cœur, il jurait ma perte, et je suis sûr
qu'ils la concertèrent avant de se séparer.
Ce fut à peu près dans ce temps-là que je reçus enfin, par
madame d'Houdetot, la réponse de Saint-Lambert (liasse A, no 57)
datée encore de Wolfenbuttel, peu de jours après son accident, à
ma lettre, qui avait tardé longtemps en route. Cette réponse
m'apporta des consolations, dont j'avais grand besoin dans ce
moment-là, par les témoignages d'estime et d'amitié dont elle
était pleine, et qui me donnèrent le courage et la force de les
mériter. Dès ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant
que si Saint-Lambert se fût trouvé moins sensé, moins généreux,
moins honnête homme, j'étais perdu sans retour.
La saison devenait mauvaise, et l'on commençait à quitter la
campagne. Madame d'Houdetot me marqua le jour où elle comptait
venir faire ses adieux à la vallée, et me donna rendez-vous à
Eaubonne. Ce jour se trouva, par hasard, le même où madame
d'Épinay quittait la Chevrette pour aller à Paris achever les
préparatifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin, et
j'eus le temps encore, en la quittant, d'aller dîner avec sa
belle-sœur. J'avais la lettre de Saint-Lambert dans ma poche; je
la lus plusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit d'égide
contre ma faiblesse. Je fis et tins la résolution de ne plus voir
en madame d'Houdetot que mon amie et la maîtresse de mon ami; et
je passai tête à tête avec elle quatre ou cinq heures dans un
calme délicieux, préférable infiniment, même quant à la
jouissance, à ces accès de fièvre ardente que jusqu'alors j'avais
eus auprès d'elle. Comme elle savait trop que mon cœur n'était
pas changé, elle fut sensible aux efforts que j'avais faits pour
me vaincre; elle m'en estima davantage, et j'eus le plaisir de
voir que son amitié pour moi n'était point éteinte. Elle
m'annonça le prochain retour de Saint-Lambert, qui, quoique assez
bien rétabli de son attaque, n'était plus en état de soutenir les
fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir vivre
paisiblement auprès d'elle. Nous formâmes le projet charmant
d'une étroite société entre nous trois, et nous pouvions espérer
que l'exécution de ce projet serait durable, vu que tous les
sentiments qui peuvent unir des cœurs sensibles et droits en
faisaient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de
talents et de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et
n'avoir besoin d'aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant
à l'espoir d'une si douce vie, je ne songeais guère à celle qui
m'attendait.
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec madame
d'Épinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma réponse;
je lui détaillai tout ce qui s'était passé à ce sujet, et je lui
déclarai la résolution où j'étais de quitter l'Ermitage. Elle s'y
opposa vivement, et par des raisons toutes-puissantes sur mon
cœur. Elle me témoigna combien elle aurait désiré que j'eusse
fait le voyage de Genève, prévoyant qu'on ne manquerait pas de la
compromettre dans mon refus: ce que la lettre de Diderot semblait
annoncer d'avance. Cependant, comme elle savait mes raisons aussi
bien que moi-même, elle n'insista pas sur cet article, mais elle
me conjura d'éviter tout éclat à quelque prix que ce pût être, et
de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloigner
l'injuste soupçon qu'elle pût y avoir part. Je lui dis qu'elle ne
m'imposait pas une tâche aisée; mais que, résolu d'expier mes
torts au prix même de ma réputation, je voulais donner la
préférence à la sienne, en tout ce que l'honneur me permettrait
d'endurer. On connaîtra bientôt si j'ai su remplir cet
engagement.
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien
perdu de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement,
aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut
l'impression que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le
sentiment du devoir et l'horreur de la perfidie, que, durant
toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix
auprès d'elle, et que je ne fus pas même tenté de lui baiser la
main. En partant, elle m'embrassa devant ses gens. Ce baiser, si
différent de ceux que je lui avais dérobés quelquefois sous les
feuillages, me fut garant que j'avais repris l'empire sur
moi-même: je suis presque assuré que si mon cœur avait eu le
temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois
mois pour être guéri radicalement.
Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame
d'Houdetot... liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences
selon les dispositions de son propre cœur, mais dans lesquelles
la passion que m'inspira cette aimable femme, passion la plus
vive peut-être qu'aucun homme ait jamais sentie, s'honorera
toujours, entre le ciel et nous, des rares et pénibles sacrifices
faits par tous deux au devoir, à l'honneur, à l'amour et à
l'amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l'un de l'autre,
pour pouvoir nous avilir aisément. Il faudrait être indigne de
toute estime, pour se résoudre à en perdre une de si haut prix;
et l'énergie même des sentiments qui pouvaient nous rendre
coupables fut ce qui nous empêcha de le devenir.
C'est ainsi qu'après une si longue amitié pour l'une de ces
deux femmes, et un si vif amour pour l'autre, je leur fis
séparément mes adieux en un même jour, à l'une pour ne la revoir
de ma vie, à l'autre pour ne la revoir que deux fois dans les
occasions que je dirai ci-après.
Après leur départ, je me trouvai dans un grand embarras pour
remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de
mes imprudences. Si j'eusse été dans mon état naturel, après la
proposition et le refus du voyage de Genève, je n'avais qu'à
rester tranquille, et tout était dit. Mais j'en avais sottement
fait une affaire qui ne pouvait rester dans l'état où elle était,
et je ne pouvais me dispenser de toute ultérieure explication
qu'en quittant l'Ermitage; ce que je venais de promettre à madame
d'Houdetot de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De
plus, elle avait exigé que j'excusasse auprès de mes soi-disant
amis le refus de ce voyage, afin qu'on ne lui imputât pas ce
refus. Cependant je n'en pouvais alléguer la véritable cause sans
outrager madame d'Épinay, à qui je devais certainement de la
reconnaissance, après tout ce qu'elle avait fait pour moi. Tout
bien considéré, je me trouvais dans la dure mais indispensable
alternative de manquer à madame d'Épinay, à madame d'Houdetot, ou
à moi-même, et je pris le dernier parti. Je le pris hautement,
pleinement, sans tergiverser, et avec une générosité digne
assurément de laver les fautes qui m'avaient réduit à cette
extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti, et
qu'ils attendaient peut-être, a fait la ruine de ma réputation,
et m'a ôté, par leurs soins, l'estime publique; mais il m'a rendu
la mienne, et m'a consolé dans mes malheurs. Ce n'est pas la
dernière fois, comme on verra, que j'ai fait de pareils
sacrifices, ni la dernière aussi qu'on s'en est prévalu pour
m'accabler.
Grimm était le seul qui parût n'avoir pris aucune part dans
cette affaire, et ce fut à lui que je résolus de m'adresser. Je
lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j'exposai le
ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de Genève,
l'inutilité, l'embarras même dont j'y aurais été à madame
d'Épinay, et les inconvénients qui en auraient résulté pour
moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation
de lui laisser voir que j'étais instruit, et qu'il me paraissait
singulier qu'on prétendît que c'était à moi de faire ce voyage,
tandis que lui-même s'en dispensait, et qu'on ne faisait pas
mention de lui. Cette lettre, où, faute de pouvoir dire nettement
mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne, m'aurait
donné dans le public l'apparence de bien des torts; mais elle
était un exemple de retenue et de discrétion pour les gens qui,
comme Grimm, étaient au fait des choses que j'y taisais, et qui
justifiaient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de
mettre un préjugé de plus contre moi, en prêtant l'avis de
Diderot à mes autres amis, pour insinuer que madame d'Houdetot
avait pensé de même, comme il était vrai, et taisant que, sur mes
raisons, elle avait changé d'avis. Je ne pouvais mieux la
disculper du soupçon de conniver avec moi, qu'en paraissant, sur
ce point, mécontent d'elle.
Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout
autre homme aurait été touché; car en exhortant Grimm à peser mes
raisons et à me marquer après cela son avis, je lui marquais que
cet avis serait suivi, quel qu'il pût être: et c'était mon
intention, eût-il même opiné pour mon départ; car M. d'Épinay
s'étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien
prenait alors un coup d'œil tout différent: au lieu que c'était
moi d'abord qu'on voulut charger de cet emploi, et qu'il ne fut
question de lui qu'après mon refus.
La réponse de Grimm se fit attendre; elle fut singulière. Je
vais la transcrire ici (voyez liasse A, no 59).
"Le départ de madame d'Épinay est reculé; son fils est
malade; il faut attendre qu'il soit rétabli. Je rêverai à votre
lettre. Tenez-vous tranquille à votre Ermitage. Je vous ferai
passer mon avis à temps. Comme elle ne partira sûrement pas de
quelques jours, rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à
propos, vous pouvez lui faire vos offres, quoique cela me
paraisse encore assez égal. Car, connaissant votre position aussi
bien que vous-même, je ne doute point qu'elle ne réponde à vos
offres comme elle le doit; et tout ce que je vois à gagner à
cela, c'est que vous pourrez dire à ceux qui vous pressent, que
si vous n'avez pas été, ce n'est pas faute de vous être offert.
Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez absolument que le
philosophe soit le porte-voix de tout le monde; et parce que son
avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous
vos amis prétendent la même chose. Si vous écrivez à madame
d'Épinay, sa réponse peut vous servir de réplique à tous ses
amis, puisqu'il vous tient tant à cœur de leur répliquer. Adieu:
je salue madame le Vasseur et le Criminel."
Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je cherchais
avec inquiétude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais
rien. Comment! au lieu de me répondre avec simplicité sur la
mienne, il prend du temps pour y rêver, comme si celui qu'il
avait déjà pris ne lui avait pas suffi! Il m'avertit même de la
suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s'il s'agissait
d'un problème à résoudre, ou comme s'il importait à ses vues de
m'ôter tout moyen de pénétrer son sentiment jusqu'au moment qu'il
voudrait me le déclarer! Que signifient donc ces précautions, ces
retardements, ces mystères? Est-ce ainsi qu'on répond à la
confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture et de la
bonne foi? Je cherchais en vain quelque interprétation favorable
à cette conduite; je n'en trouvais point. Quel que fût son
dessein, s'il m'était contraire, sa position en facilitait
l'exécution, sans que, par la mienne, il me fût possible d'y
mettre obstacle. En faveur dans la maison d'un grand prince,
répandu dans le monde, donnant le ton à nos communes sociétés,
dont il était l'oracle, il pouvait, avec son adresse ordinaire,
disposer à son aise de toutes ses machines; et moi, seul dans mon
Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune
communication, je n'avais d'autre parti que d'attendre et rester
en paix; seulement j'écrivis à madame d'Épinay, sur la maladie de
son fils, une lettre aussi honnête qu'elle pouvait l'être, mais
où je ne donnai pas dans le piège de lui offrir de partir avec
elle.
Après des siècles d'attente dans la cruelle incertitude où
cet homme barbare m'avait plongé, j'appris au bout de huit ou dix
jours que madame d'Épinay était partie, et je reçus de lui une
seconde lettre. Elle n'était que de sept à huit lignes, que je
n'achevai pas de lire.... C'était une rupture, mais dans des
termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, et qui
même devenaient bêtes à force de vouloir être offensants. Il me
défendait sa présence comme il m'aurait défendu ses États. Il ne
manquait à sa lettre, pour faire rire, que d'être lue avec plus
de sang-froid. Sans la transcrire, sans même en achever la
lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ avec celle-ci:
"Je me refusais à ma juste défiance, j'achève trop tard de
vous connaître.
Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de
méditer: je vous la renvoie; elle n'est pas pour moi. Vous pouvez
montrer la mienne à toute la terre, et me haïr ouvertement; ce
sera de votre part une fausseté de moins."
Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma précédente
lettre, se rapportait à un article de la sienne sur lequel on
pourra juger de la profonde adresse qu'il mit à toute cette
affaire.
J'ai dit que, pour des gens qui n'étaient pas au fait, ma
lettre pouvait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec
joie; mais comment se prévaloir de cet avantage sans se
compromettre? En montrant cette lettre, il s'exposait au reproche
d'abuser de la confiance de son ami.
Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi
de la façon la plus piquante qu'il fût possible, et de me faire
valoir dans sa lettre la grâce qu'il me faisait de ne pas montrer
la mienne. Il était bien sûr que, dans l'indignation de ma
colère, je me refuserais à sa feinte discrétion, et lui
permettrais de montrer ma lettre à tout le monde: c'était
précisément ce qu'il voulait, et tout arriva comme il l'avait
arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des
commentaires de sa façon, qui pourtant n'eurent pas tout le
succès qu'il s'en était promis. On ne trouva pas que la
permission de montrer ma lettre, qu'il avait su m'extorquer,
l'exemptât du blâme de m'avoir si légèrement pris au mot pour me
nuire. On demandait toujours quels torts personnels j'avais avec
lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin l'on trouvait
que, quand j'aurais eu de tels torts qui l'auraient obligé de
rompre, l'amitié, même éteinte, avait encore des droits qu'il
aurait dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole; ces
remarques du moment s'oublient; l'absent infortuné se néglige;
l'homme qui prospère en impose par sa présence; le jeu de
l'intrigue et de la méchanceté se soutient, se renouvelle, et
bientôt son effet, sans cesse renaissant, efface tout ce qui l'a
précédé.
Voilà comment, après m'avoir si longtemps trompé, cet homme
enfin quitta pour moi son masque, persuadé que, dans l'état où il
avait amené les choses, il cessait d'en avoir besoin. Soulagé de
la crainte d'être injuste envers ce misérable, je l'abandonnai à
son propre cœur, et cessai de penser à lui. Huit jours après
avoir reçu cette lettre, je reçus de madame d'Épinay sa réponse,
datée de Genève, à ma précédente (liasse B, no 10). Je compris,
au ton qu'elle y prenait pour la première fois de sa vie, que
l'un et l'autre, comptant sur le succès de leurs mesures,
agissaient de concert, et que, me regardant comme un homme perdu
sans ressource, ils se livraient désormais sans risque au plaisir
d'achever de m'écraser.
Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais
s'éloigner de moi tous mes amis, sans qu'il me fût possible de
savoir ni comment ni pourquoi. Diderot, qui se vantait de me
rester, de me rester seul, et qui depuis trois mois me promettait
une visite, ne venait point. L'hiver commençait à se faire
sentir, et avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon
tempérament, quoique vigoureux, n'avait pu soutenir les combats
de tant de passions contraires. J'étais dans un épuisement qui ne
me laissait ni force ni courage pour résister à rien; quand mes
engagements, quand les continuelles représentations de Diderot et
de madame d'Houdetot m'auraient permis en ce moment de quitter
l'Ermitage, je ne savais ni où aller ni comment me traîner. Je
restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser. La
seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire, d'un mot à
dire, me faisait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la
lettre de madame d'Épinay sans réplique, à moins de m'avouer
digne des traitements dont elle et son ami m'accablaient. Je pris
le parti de lui notifier mes sentiments et mes résolutions, ne
doutant pas un moment que, par humanité, par générosité, par
bienséance, par les bons sentiments que j'avais cru voir en elle
malgré les mauvais, elle ne s'empressât d'y souscrire. Voici ma
lettre.
"A l'Ermitage, le 23 novembre 1757.
Si l'on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. Mais
enfin j'ai pris mon parti. L'amitié est éteinte entre nous,
madame; mais celle qui n'est plus garde encore des droits que je
sais respecter. Je n'ai point oublié vos bontés pour moi, et vous
pouvez compter de ma part sur toute la reconnaissance qu'on peut
avoir pour quelqu'un qu'on ne doit plus aimer. Toute autre
explication serait inutile: j'ai pour moi ma conscience, et vous
renvoie à la vôtre.
J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le devais. Mais on
prétend qu'il faut que j'y reste jusqu'au printemps; et puisque
mes amis le veulent, j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y
consentez."
Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à me
tranquilliser à l'Ermitage, en y soignant ma santé, tâchant de
recouvrer des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au
printemps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce
n'était pas là le compte de monsieur Grimm et de madame d'Épinay,
comme on verra dans un moment.
Quelques jours après, j'eus enfin le plaisir de recevoir de
Diderot cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne
pouvait venir plus à propos; c'était mon plus ancien ami; c'était
presque le seul qui me restât: on peut juger du plaisir que j'eus
à le voir dans ces circonstances. J'avais le cœur plein, je
l'épanchai dans le sien. Je l'éclairai sur beaucoup de faits
qu'on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout
ce qui s'était passé, ce qui m'était permis de lui dire. Je
n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un
amour aussi malheureux qu'insensé avait été l'instrument de ma
perte; mais je ne convins jamais que madame d'Houdetot en fût
instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai
des indignes manœuvres de madame d'Épinay pour surprendre les
lettres très innocentes que sa belle-sœur m'écrivait. Je voulus
qu'il apprît ces détails de la bouche même des personnes qu'elle
avait tenté de séduire. Thérèse le lui fit exactement: mais que
devins-je quand ce fut le tour de la mère, et que je l'entendis
déclarer et soutenir que rien de cela n'était à sa connaissance!
Ce furent ses termes, et jamais elle ne s'en départit. Il n'y
avait pas quatre jours qu'elle m'en avait répété le récit à
moi-même, et elle me dément en face devant mon ami! Ce trait me
parut décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence d'avoir
gardé si longtemps une pareille femme auprès de moi. Je ne
m'étendis point en invectives contre elle; à peine daignai-je lui
dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devais à la
fille, dont l'inébranlable droiture contrastait avec l'indigne
lâcheté de la mère. Mais dès lors mon parti fut pris sur le
compte de la vieille, et je n'attendis que le moment de
l'exécuter.
Ce moment vint plus tôt que je ne l'avais attendu. Le 10
décembre, je reçus de madame d'Épinay réponse à ma précédente
lettre. En voici le contenu:
"A Genève, le 1er décembre 1757. (Liasse B, no 11.)
Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les
marques possibles d'amitié et d'intérêt, il ne me reste qu'à vous
plaindre. Vous êtes bien malheureux. Je désire que votre
conscience soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourrait
être nécessaire au repos de votre vie.
Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le
deviez, je suis étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi,
je ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n'ai plus
rien à vous dire sur les vôtres."
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me
laissa pas un instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ,
quelque temps qu'il fît, en quelque état que je fusse, dussé-je
coucher dans les bois et sur la neige, dont la terre était alors
couverte, et quoi que pût dire et faire madame d'Houdetot; car je
voulais bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu'à
l'infamie.
Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j'aie été de
mes jours; mais ma résolution était prise: je jurai, quoi qu'il
arrivât, de ne pas coucher à l'Ermitage le huitième jour. Je me
mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en
plein champ, plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la
huitaine; car je voulais surtout que tout fût fait avant qu'on
pût écrire à Genève, et recevoir réponse. J'étais d'un courage
que je ne m'étais jamais senti; toutes mes forces étaient
revenues. L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur
lesquelles madame d'Épinay n'avait pas compté. La fortune aida
mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé,
entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite
maison qu'il avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency.
J'acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut
bientôt fait; je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux
que j'avais déjà, pour nous coucher Thérèse et moi. Je fis
charrier mes effets à grand'peine et à grands frais: malgré la
glace et la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours, et
le 15 décembre je rendis les clefs de l'Ermitage, après avoir
payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.
Quant à madame le Vasseur, je lui déclarai qu'il fallait
nous séparer: sa fille voulut m'ébranler; je fus inflexible. Je
la fis partir pour Paris, dans là voiture du messager, avec tous
les effets et meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je
lui donnai quelque argent, et je m'engageai à lui payer son loyer
chez ses enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant
qu'il me serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de
pain, tant que j'en aurais moi-même.
Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis
à madame d'Épinay la lettre suivante:
"A Montmorency, le 17 décembre 1757.
Rien n'est si simple et si nécessaire, madame, que de
déloger de votre maison, quand vous n'approuvez pas que j'y
reste. Sur votre refus de consentir que je passasse à l'Ermitage
le reste de l'hiver, je l'ai donc quitté le 15 décembre. Ma
destinée était d'y entrer malgré moi, et d'en sortir de même. Je
vous remercie du séjour que vous m'avez engagé d'y faire, et je
vous en remercierais davantage si je l'avais payé moins cher. Au
reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au
monde ne sait mieux que vous combien je dois l'être. Si c'est un
malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c'en est un autre
non moins cruel de revenir d'une erreur si douce."
Tel est le narré fidèle de ma demeure à l'Ermitage, et des
raisons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et
il importait de le suivre avec la plus grande exactitude, cette
époque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui
s'étendra jusqu'à mon dernier jour.
LIVRE DIXIÈME
1758
La force extraordinaire qu'une effervescence passagère
m'avait donnée pour quitter l'Ermitage m'abandonna sitôt que j'en
fus dehors. A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que
de vives et fréquentes attaques de mes rétentions se
compliquèrent avec l'incommodité nouvelle d'une descente qui me
tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c'en
était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le
médecin Thierry, mon ancien ami, vint me voir, et m'éclaira sur
mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l'appareil
des infirmités de l'âge rassemblé autour de moi me fit durement
sentir qu'on n'a plus le cœur jeune impunément, quand le corps a
cessé de l'être. La belle saison ne me rendit point mes forces,
et je passai toute l'année 1758 dans un état de langueur qui me
fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. J'en voyais
approcher le terme avec une sorte d'empressement. Revenu des
chimères de l'amitié, détaché de tout ce qui m'avait fait aimer
la vie, je n'y voyais plus rien qui pût me la rendre agréable: je
n'y voyais plus que des maux et des misères qui m'empêchaient de
jouir de moi. J'aspirais au moment d'être libre et d'échapper à
mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.
Il paraît que ma retraite à Montmorency déconcerta madame
d'Épinay: vraisemblablement elle ne s'y était pas attendue. Mon
triste état, la rigueur de la saison, l'abandon général où je me
trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu'en me
poussant à la dernière extrémité ils me réduiraient à crier
merci, et à m'avilir aux dernières bassesses pour être laissé
dans l'asile dont l'honneur m'ordonnait de sortir. Je délogeai si
brusquement, qu'ils n'eurent pas le temps de prévenir le coup; et
il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double,
et d'achever de me perdre, ou de tâcher de me ramener. Grimm prit
le premier parti: mais je crois que madame d'Épinay eût préféré
l'autre; et j'en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où
elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avait pris dans les
précédentes, et où elle semblait ouvrir la porte à un
raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu'elle me fit
attendre un mois entier, indique assez l'embarras où elle se
trouvait pour lui donner un tour convenable, et les délibérations
dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait s'avancer plus loin
sans se commettre: mais après ses lettres précédentes, et après
ma brusque sortie de sa maison, l'on ne peut qu'être frappé du
soin qu'elle prend, dans cette lettre, de n'y pas laisser glisser
un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin
qu'on en juge.
"A Genève, le 17 janvier 1758 (Liasse B, no 23.)
Je n'ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu'hier.
On me l'a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses,
qui a été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu'à
l'apostille: quant à la lettre, je ne l'entends pas bien, et si
nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien
mettre tout ce qui s'est passé sur le compte d'un malentendu. Je
reviens à l'apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que
nous étions convenus que les gages du jardinier de l'Ermitage
passeraient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu'il
dépendait de vous, et pour vous éviter des scènes aussi ridicules
et indécentes qu'en avait fait son prédécesseur. La preuve en est
que les premiers quartiers de ses gages vous ont été remis, et
que j'étais convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de
vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fîtes
d'abord difficulté: mais ces avances, je vous avais prié de les
faire; il était simple de m'acquitter, et nous en convînmes.
Cahouet m'a marqué que vous n'avez point voulu recevoir cet
argent. Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre
qu'on vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez
payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au delà même du
terme que vous avez habité l'Ermitage. Je compte donc, monsieur,
que, vous rappelant tout ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous
ne refuserez pas d'être remboursé de l'avance que vous avez bien
voulu faire pour moi."
Après tout ce qui s'était passé, ne pouvant plus prendre de
confiance en madame d'Épinay, je ne voulus point renouer avec
elle; je ne répondis point à cette lettre, et notre
correspondance finit là. Voyant mon parti pris, elle prit le
sien; et entrant alors dans toutes les vues de Grimm et de la
coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me
couler à fond. Tandis qu'ils travaillaient à Paris, elle
travaillait à Genève. Grimm, qui dans la suite alla l'y joindre,
acheva ce qu'elle avait commencé. Tronchin, qu'ils n'eurent pas
de peine à gagner, les seconda puissamment, et devint le plus
furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non
plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord
semèrent sourdement dans Genève le germe qu'on y vit éclore
quatre ans après.
Ils eurent plus de peine à Paris où j'étais plus connu, et
où les cœurs, moins disposés à la haine, n'en reçurent pas si
aisément les impressions. Pour porter leurs coups avec plus
d'adresse, ils commencèrent par débiter que c'était moi qui les
avais quittés (Voyez la lettre de Deleyre, liasse B, no 30). De
là, feignant d'être toujours mes amis, ils semaient adroitement
leurs accusations malignes, comme des plaintes de l'injustice de
leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on était plus porté à
les écouter et à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie
et d'ingratitude se débitaient avec plus de précaution, et par là
même avec plus d'effet. Je sus qu'ils m'imputaient des noirceurs
atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient
consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut
qu'elle se réduisait à ces quatre crimes capitaux: 1°. ma
retraite à la campagne; 2°. mon amour pour madame d'Houdetot; 3°.
refus d'accompagner à Genève madame d'Épinay; 4°. sortie de
l'Ermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres griefs, ils prirent leurs
mesures si justes, qu'il m'a été parfaitement impossible
d'apprendre jamais quel en était le sujet.
C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'établissement
d'un système adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un
progrès et un succès si rapides, qu'il tiendrait du prodige, pour
qui ne saurait pas quelle facilité tout ce qui favorise la
malignité des hommes trouve à s'établir. Il faut tâcher
d'expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond système a
de visible à mes yeux.
Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l'Europe,
j'avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle
aversion pour tout ce qui s'appelait parti, faction, cabale,
m'avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les
attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui,
sans famille, ne tenant qu'à mes principes et à mes devoirs, je
suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant,
ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la
vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans
correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde,
sans être instruit ni curieux de rien, je vivais à quatre lieues
de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon incurie, que je
l'aurais été par les mers dans l'île de Tinian.
Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du
tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde, et s'en
partageaient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux
esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de
concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l'avantage
que cette position donne à trois hommes bien unis contre un
quatrième, dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot
et d'Holbach n'étaient pas (du moins je ne puis le croire) gens à
tramer des complots bien noirs; l'un n'en avait pas la
méchanceté, ni l'autre l'habileté: mais c'était en cela même que
la partie était mieux liée. Grimm seul formait son plan dans sa
tête, et n'en montrait aux deux autres que ce qu'ils avaient
besoin de voir pour concourir à l'exécution. L'ascendant qu'il
avait pris sur eux rendait ce concours facile, et l'effet du tout
répondait à la supériorité de son talent.
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l'avantage
qu'il pouvait tirer de nos positions respectives, il forma le
projet de renverser ma réputation de fond en comble, et de m'en
faire une tout opposée, sans se compromettre, en commençant par
élever autour de moi un édifice de ténèbres qu'il me fût
impossible de percer pour éclairer ses manœuvres, et pour le
démasquer.
Cette entreprise était difficile, en ce qu'il en fallait
pallier l'iniquité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il
fallait tromper les honnêtes gens; il fallait écarter de moi tout
le monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que
dis-je! il ne fallait pas laisser percer un seul mot de vérité
jusqu'à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire: Vous
faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, et
voilà sur quoi l'on vous juge: qu'avez-vous à dire? La vérité
triomphait, et Grimm était perdu. Il le savait; mais il a sondé
son propre cœur, et n'a estimé les hommes que ce qu'ils valent.
Je suis fâché, pour l'honneur de l'humanité, qu'il ait calculé si
juste.
En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs,
devaient être lents. Il y a douze ans qu'il suit son plan, et le
plus difficile reste encore à faire: c'est d'abuser le public
entier. Il y reste des yeux qui l'ont suivi de plus près qu'il ne
pense. Il le craint, et n'ose encore exposer sa trame au grand
jour. Mais il a trouvé le peu difficile moyen d'y faire entrer la
puissance, et cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet
appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la
puissance se piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et
beaucoup moins de franchise, il n'a plus guère à craindre
l'indiscrétion de quelque homme de bien; car il a besoin surtout
que je sois environné de ténèbres impénétrables, et que son
complot me soit toujours caché, sachant bien qu'avec quelque art
qu'il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes
regards. Sa grande adresse est de paraître me ménager en me
diffamant, et de donner encore à sa perfidie l'air de la
générosité.
Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes
accusations de la coterie holbachique, sans qu'il me fût possible
de savoir ni de conjecturer même en quoi consistaient ces
accusations. Deleyre me disait dans ses lettres qu'on m'imputait
des noirceurs; Diderot me disait plus mystérieusement la même
chose; et quand j'entrais en explication avec l'un et l'autre,
tout se réduisait aux chefs d'accusation ci-devant notés. Je
sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame
d'Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidissement à
Saint-Lambert, qui continuait à m'écrire avec la même amitié, et
qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvais non plus
m'en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés très
contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'était rien passé de ma
part, depuis ce temps-là, que mon départ de l'Ermitage, dont elle
avait elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m'en
prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais
sur lequel mon cœur ne prenait pas le change, j'étais inquiet de
tout. Je savais qu'elle ménageait extrêmement sa belle-sœur et
Grimm, à cause de leurs liaisons avec Saint-Lambert; je craignais
leurs œuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma
correspondance orageuse, au point de l'en dégoûter tout à fait.
J'entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir
distinctement. J'étais dans la position la plus insupportable
pour un homme dont l'imagination s'allume aisément. Si j'eusse
été tout à fait isolé, si je n'avais rien su du tout, je serais
devenu plus tranquille; mais mon cœur tenait encore à des
attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille
prises; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne
servaient qu'à me laisser voir la noirceur des mystères qu'on me
cachait.
J'aurais succombé, je n'en doute point, à ce tourment trop
cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui, par
l'impossibilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre
de ceux qu'on me cache, si très heureusement il ne se fût
présenté des objets assez intéressants à mon cœur pour faire une
diversion salutaire à ceux qui m'occupaient malgré moi. Dans la
dernière visite que Diderot m'avait faite à l'Ermitage, il
m'avait parlé de l'article Genève, que d'Alembert avait mis dans
l'Encyclopédie: il m'avait appris que cet article, concerté avec
des Genevois du haut étage, avait pour but l'établissement de la
comédie à Genève; qu'en conséquence les mesures étaient prises,
et que cet établissement ne tarderait pas d'avoir lieu. Comme
Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutait
pas du succès, et que j'avais avec lui trop d'autres débats pour
disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais,
indigné de tout ce manège de séduction dans ma patrie,
j'attendais avec impatience le volume de l'Encyclopédie où était
cet article, pour voir s'il n'y aurait pas moyen d'y faire
quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le
volume peu après mon établissement à Mont-Louis, et je trouvai
l'article fait avec beaucoup d'adresse et d'art, et digne de la
plume dont il était parti. Cela ne me détourna pourtant pas de
vouloir y répondre; et, malgré l'abattement où j'étais, malgré
mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et
l'incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais
pas encore eu le temps de m'arranger, je me mis à l'ouvrage avec
un zèle qui surmonta tout.
Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans
l'état que j'ai décrit ci-devant, j'allais tous les jours passer
deux heures le matin, et autant l'après-dînée, dans un donjon
tout ouvert, que j'avais au bout du jardin où était mon
habitation. Ce donjon, qui terminait une allée en terrasse,
donnait sur la vallée et l'étang de Montmorency, et m'offrait,
pour terme de point de vue, le simple mais respectable château de
Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu,
pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et
sans autre feu que celui de mon cœur, je composai, dans l'espace
de trois semaines, ma lettre à d'Alembert sur les spectacles.
C'est ici (car la Julie n'était pas à moitié faite) le premier de
mes écrits où j'aie trouvé des charmes dans le travail.
Jusqu'alors l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu
d'Apollon; la tendresse et la douceur d'âme m'en tinrent lieu
cette fois. Les injustices dont je n'avais été que spectateur
m'avaient irrité; celles dont j'étais devenu l'objet
m'attristèrent; et cette tristesse sans fiel n'était que celle
d'un cœur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il
avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de
lui. Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant
de violents mouvements, le mien mêlait le sentiment de ses peines
aux idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon
travail se sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir, j'y
décrivis ma situation actuelle; j'y peignis Grimm, madame
d'Épinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En
l'écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent
trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir,
n'était pas encore sorti de mon cœur. A tout cela se mêlait un
certain attendrissement sur moi-même, qui me sentais mourant, et
qui croyais faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre
la mort, je la voyais approcher avec joie; mais j'avais regret de
quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce que je
valais, sans qu'ils sussent combien j'aurais mérité d'être aimé
d'eux s'ils m'avaient connu davantage. Voilà les secrètes causes
du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, et qui tranche si
prodigieusement avec celui du précédent.
Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me
disposais à la faire imprimer, quand, après un long silence, j'en
reçus une de madame d'Houdetot, qui me plongea dans une
affliction nouvelle, la plus sensible que j'eusse encore
éprouvée. Elle m'apprenait dans cette lettre (liasse B, no 34)
que ma passion pour elle était connue de tout Paris; que j'en
avais parlé à des gens qui l'avaient rendue publique; que ces
bruits, parvenus à son amant, avaient failli lui coûter la vie;
qu'enfin il lui rendait justice, et que leur paix était faite;
mais qu'elle lui devait, ainsi qu'à elle-même et au soin de sa
réputation, de rompre avec moi tout commerce: m'assurant, au
reste, qu'ils ne cesseraient jamais l'un et l'autre de
s'intéresser à moi, qu'ils me défendraient dans le public, et
qu'elle enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles.
Et toi aussi, Diderot! m'écriai-je. Indigne ami! Je ne pus
cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était
connue d'autres gens qui pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus
douter... mais bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu
après un acte digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant
assez mon âme, en quel état je devais être, trahi d'une partie de
mes amis, et délaissé des autres. Il vint me voir. La première
fois il avait peu de temps à me donner. Il revint.
Malheureusement, ne l'attendant pas, je ne me trouvai pas chez
moi. Thérèse, qui s'y trouva, eut avec lui un entretien de plus
de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup
de faits dont il m'importait que lui et moi fussions informés. La
surprise avec laquelle j'appris par lui que personne ne doutait
dans le monde que je n'eusse vécu avec madame d'Épinay comme
Grimm y vivait maintenant, ne peut être égalée que par celle
qu'il eut lui-même en apprenant combien ce bruit était faux.
Saint-Lambert, au grand déplaisir de la dame, était dans le même
cas que moi; et tous les éclaircissements qui résultèrent de cet
entretien achevèrent d'éteindre en moi tout regret d'avoir rompu
sans retour avec elle. Par rapport à madame d'Houdetot, il
détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n'étaient connues
ni d'elle, ni même de madame d'Houdetot, que je savais seul, que
je n'avais dites qu'au seul Diderot sous le sceau de l'amitié; et
c'était précisément Saint-Lambert qu'il avait choisi pour lui en
faire la confidence. Ce dernier trait me décida; et, résolu de
rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la
manière; car je m'étais aperçu que les ruptures secrètes
tournaient à mon préjudice, en ce qu'elles laissaient le masque
de l'amitié à mes plus cruels ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet
article semblent dictées par l'esprit de mensonge et de trahison.
Paraître encore l'ami d'un homme dont on a cessé de l'être, c'est
se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes
gens. Je me rappelai que quand l'illustre Montesquieu rompit avec
le P. de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en
disant à tout le monde: N'écoutez ni le P. de Tournemine ni moi,
parlant l'un de l'autre; car nous avons cessé d'être amis. Cette
conduite fut très applaudie, et tout le monde en loua la
franchise et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le
même exemple: mais comment de ma retraite publier cette rupture
authentiquement, et pourtant sans scandale? Je m'avisai d'insérer
par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de
l'Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même le sujet
assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait
rien pour le reste du monde, m'attachant, au surplus, à ne
désigner dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais qu'avec
l'honneur qu'on doit toujours rendre à l'amitié même éteinte. On
peut voir tout cela dans l'ouvrage même.
Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde; et il semble que
tout acte de courage soit un crime dans l'adversité. Le même
trait qu'on avait admiré dans Montesquieu ne m'attira que blâme
et reproche. Sitôt que mon ouvrage fut imprimé et que j'en eus
des exemplaires, j'en envoyai un à Saint-Lambert, qui, la veille
même, m'avait écrit, au nom de madame d'Houdetot et au sien, un
billet plein de la plus tendre amitié (liasse B, no 37). Voici la
lettre qu'il m'écrivit, en me renvoyant mon exemplaire:
"Eaubonne, 10 octobre 1758. (Liasse B, no 38.)
En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous
venez de me faire. A l'endroit de votre préface où, à l'occasion
de Diderot, vous citez un passage de l'Ecclésiaste (Il se trompe,
c'est de l'Ecclésiastique), le livre m'est tombé des mains. Après
les conversations de cet été vous m'avez paru convaincu que
Diderot était innocent des prétendues indiscrétions que vous lui
imputiez. Il peut avoir des torts avec vous: je l'ignore; mais je
sais bien qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une
insulte publique. Vous n'ignorez pas les persécutions qu'il
essuie, et vous allez mêler la voix d'un ancien ami aux cris de
l'envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette
atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je
l'honore, et je sens vivement le chagrin que vous donnez à un
homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n'avez jamais
reproché qu'un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de
principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela
ne doit pas être difficile. Je n'ai jamais fait aux hommes ni le
bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets,
moi, monsieur, d'oublier votre personne, et de ne me souvenir que
de vos talents."
Je ne me sentis pas moins déchiré qu'indigné de cette
lettre, et dans l'excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté,
je lui répondis par le billet suivant:
"A Montmorency, le 11 octobre 1758.
Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l'honneur
d'en être surpris, et j'ai eu la bêtise d'en être ému; mais je
l'ai trouvée indigne de réponse.
Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot.
S'il ne lui convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut me le
renvoyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut
toujours qu'elle envoie chercher le reste de son papier et de son
argent. Je la prie de me rendre en même temps le prospectus dont
elle est dépositaire. Adieu, monsieur."
Le courage dans l'infortune irrite les cœurs lâches, mais
il plaît aux cœurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer
Saint-Lambert en lui-même, et qu'il eut regret à ce qu'il avait
fait; mais, trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il
saisit, il prépara peut-être le moyen d'amortir le coup qu'il
m'avait porté. Quinze jours après, je reçus de M. d'Épinay la
lettre suivante:
"Ce jeudi, 26. (Liasse B, no 10.)
J'ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bonté de
m'envoyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C'est le
sentiment que j'ai toujours éprouvé à la lecture de tous les
ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes
remerciements. J'aurais été vous les faire moi-même, si mes
affaires m'eussent permis de demeurer quelque temps dans votre
voisinage; mais j'ai bien peu habité la Chevrette cette année.
Monsieur et madame Dupin viennent m'y demander à dîner dimanche
prochain. Je compte que MM. de Saint-Lambert, de Francueil et
madame d'Houdetot seront de la partie; vous me feriez un vrai
plaisir, monsieur, si vous vouliez être des nôtres. Toutes les
personnes que j'aurai chez moi vous désirent, et seront charmées
de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de
la journée. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite
considération, etc."
Cette lettre me donna d'horribles battements de cœur. Après
avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l'idée de m'aller
donner en spectacle vis-à-vis de madame d'Houdetot me faisait
trembler, et j'avais peine à trouver assez de courage pour
soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu'elle et Saint-Lambert
le voulaient bien, puisque d'Épinay parlait au nom de tous les
conviés, et qu'il n'en nommait aucun que je ne fusse bien aise de
voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant
un dîner où j'étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je
promis donc. Le dimanche il fit mauvais: M. d'Épinay m'envoya son
carrosse, et j'allai.
Mon arrivée fit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil
plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien
j'avais besoin d'être rassuré. Il n'y a que les cœurs français
qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai
plus de monde que je ne m'y étais attendu; entre autres, le comte
d'Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa sœur,
madame de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle était
venue plusieurs fois l'année précédente à Eaubonne: et sa
belle-sœur, dans nos promenades solitaires, l'avait souvent
laissée s'ennuyer à garder le mulet. Elle avait nourri contre moi
un ressentiment qu'elle satisfit durant ce dîner tout à son aise;
car on sent que la présence du comte d'Houdetot et de
Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon côté, et qu'un
homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n'était pas
fort brillant dans celui-là. Je n'ai jamais tant souffert, ni
fait plus mauvaise contenance, ni reçu d'atteintes plus
imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m'éloignai de
cette mégère; j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame
d'Houdetot s'approcher de moi, et nous causâmes ensemble, une
partie de l'après-midi, de choses indifférentes, à la vérité,
mais avec la même familiarité qu'avant mon égarement. Ce procédé
ne fut pas perdu dans mon cœur; et si Saint-Lambert y eût pu
lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique
en arrivant, la vue de madame d'Houdetot m'eût donné des
palpitations jusqu'à la défaillance, en m'en retournant je ne
pensai presque pas à elle; je ne fus occupé que de Saint-Lambert.
Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce
dîner me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m'y être
pas refusé. J'y reconnus, non seulement que les intrigues de
Grimm et des holbachiens n'avaient point détaché de moi mes
anciennes connaissances; mais, ce qui me flatta davantage encore,
c'est que les sentiments de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert
étaient moins changés que je n'avais cru; et je compris enfin
qu'il y avait plus de jalousie que de mésestime dans
l'éloignement où il la tenait de moi. Cela me consola et me
tranquillisa. Sûr de n'être pas un objet de mépris pour ceux qui
l'étaient de mon estime, j'en travaillai sur mon propre cœur
avec plus de courage et de succès. Si je ne vins pas à bout d'y
éteindre entièrement une passion coupable et malheureuse, j'en
réglai du moins si bien les restes, qu'ils ne m'ont pas fait
faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de madame
d'Houdetot, qu'elle m'engagea de reprendre; mes ouvrages que je
continuai de lui envoyer quand ils paraissaient, m'attirèrent
encore de sa part, de temps à autre, quelques messages et billets
indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra
dans la suite: et la conduite réciproque de tous les trois, quand
notre commerce eut cessé, peut servir d'exemple de la manière
dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur convient
plus de se voir.
Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu'on en parla
dans Paris, et qu'il servit de réfutation sans réplique au bruit
que répandaient partout mes ennemis, que j'étais brouillé
mortellement avec tous ceux qui s'y trouvèrent, et surtout avec
M. d'Épinay. En quittant l'Ermitage, je lui avais écrit une
lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non
moins honnêtement; et les attentions mutuelles ne cessèrent point
tant avec lui qu'avec M. de Lalive son frère, qui même vint me
voir à Montmorency, et m'envoya ses gravures. Hors les deux
belles-soeurs de madame d'Houdetot, je n'ai jamais été mal avec
personne de sa famille.
Ma lettre à d'Alembert eut un grand succès. Tous mes
ouvrages en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il
apprit au public à se défier des insinuations de la coterie
holbachique. Quand j'allai à l'Ermitage, elle prédit, avec sa
suffisance ordinaire, que je n'y tiendrais pas trois mois. Quand
elle vit que j'y en avais tenu vingt, et que, forcé d'en sortir,
je fixais encore ma demeure à la campagne, elle soutint que
c'était obstination pure; que je m'ennuyais à la mort dans ma
retraite; mais que, rongé d'orgueil, j'aimais mieux y périr
victime de mon opiniâtreté, que de m'en dédire et revenir à
Paris. La lettre à d'Alembert respirait une douceur d'âme qu'on
sentait n'être point jouée. Si j'eusse été rongé d'humeur dans ma
retraite, mon ton s'en serait senti. Il en régnait dans tous les
écrits que j'avais faits à Paris: il n'en régnait plus dans le
premier que j'avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent
observer, cette remarque était décisive. On vit que j'étais
rentré dans mon élément.
Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu'il
était, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur
ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais
fait connaissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, et
cette connaissance s'était entretenue chez le baron. Marmontel
faisait alors le Mercure de France. Comme j'avais la fierté de ne
point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je
voulais cependant lui envoyer celui-ci, sans qu'il crût que
c'était à ce titre, ni pour qu'il en parlât dans le Mercure,
j'écrivis sur son exemplaire que ce n'était point pour l'auteur
du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très
beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, et devint
mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même
lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et
depuis lors il n'a manqué aucune occasion de me nuire dans la
société, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages:
tant le très irritable amour-propre des gens de lettres est
difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne rien
laisser, dans les compliments qu'on leur fait, qui puisse même
avoir la moindre apparence d'équivoque.
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir
et de l'indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux
avec plus de suite. J'achevai cet hiver la Julie, et je l'envoyai
à Rey, qui la fit imprimer l'année suivante. Ce travail fut
cependant encore interrompu par une petite diversion, et même
assez désagréable. J'appris qu'on préparait à l'Opéra une
nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là
disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que
j'avais envoyé à M. d'Argenson, et qui était demeuré sans
réponse; et l'ayant retouché, je le fis remettre par M. Sellon,
résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se
charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacé M.
d'Argenson dans le département de l'Opéra. M. de Saint-Florentin
promit une réponse, et n'en fit aucune. Duclos, à qui j'écrivis
ce que j'avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent
de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais
plus profiter. Voyant que je n'avais d'aucun côté aucune justice
à espérer, j'abandonnai cette affaire; et la direction de
l'Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué
de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du
Devin du village, qui très incontestablement n'appartient qu'à
moi seul.
Depuis que j'avais secoué le joug de mes tyrans, je menais
une vie assez égale et paisible: privé du charme des attachements
trop vifs, j'étais libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté
des amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma
destinée et m'asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi,
j'étais résolu de m'en tenir désormais aux liaisons de simple
bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l'agrément de la
vie, et dont une mise d'égalité fait le fondement. J'en avais de
cette espèce autant qu'il m'en fallait pour goûter les douceurs
de la société, sans en souffrir la dépendance; et sitôt que j'eus
essayé de ce genre de vie, je sentis que c'était celui qui
convenait à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de
l'orage, des brouilleries et des tracasseries, où je venais
d'être à demi submergé.
Durant mon séjour à l'Ermitage, et depuis mon établissement
à Montmorency, j'avais fait à mon voisinage quelques
connaissances qui m'étaient agréables, et qui ne
m'assujettissaient à rien. A leur tête était le jeune Loyseau de
Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignorait quelle y serait
sa place. Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt
la carrière illustre qu'on le voit fournir aujourd'hui. Je lui
prédis que, s'il se rendait sévère sur le choix des causes, et
qu'il ne fût jamais que le défenseur de la justice et de la
vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égalerait celui
des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a
senti l'effet. Sa défense de M. de Portes est digne de
Démosthène. Il venait tous les ans à un quart de lieue de
l'Ermitage passer les vacances à Saint-Brice, dans le fief de
Mauléon, appartenant à sa mère, et où jadis avait logé le grand
Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maîtres
rendrait la noblesse difficile à soutenir.
J'avais, au même village de Saint-Brice, le libraire Guérin,
homme d'esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son
état. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean Néaulme,
libraire d'Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la
suite imprima l'Émile.
J'avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé
de Grosley, plus fait pour être homme d'État et ministre que curé
de village, et à qui l'on eût donné tout au moins un diocèse à
gouverner, si les talents décidaient des places. Il avait été
secrétaire du comte du Luc, et avait connu très particulièrement
Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d'estime pour la mémoire de
cet illustre banni que d'horreur pour celle du fourbe Saurin qui
l'avait perdu, il savait sur l'un et sur l'autre beaucoup
d'anecdotes curieuses, que Seguy n'avait pas mises dans la vie
encore manuscrite du premier; et il m'assurait que le comte du
Luc, loin d'avoir jamais eu à s'en plaindre, avait conservé
jusqu'à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M.
Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette retraite assez
bonne, après la mort de son patron, avait été employé jadis dans
beaucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire
encore présente, et dont il raisonnait très bien. Sa
conversation, non moins instructive qu'amusante, ne sentait point
son curé de village: il joignait le ton d'un homme du monde aux
connaissances d'un homme de cabinet. Il était, de tous mes
voisins permanents, celui dont la société m'était la plus
agréable, et que j'ai eu le plus de regret de quitter.
J'avais à Montmorency les oratoriens, et entre autres le P.
Berthier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger
vernis de pédanterie, je m'étais attaché par un certain air de
bonhomie que je lui trouvais. J'avais cependant peine à concilier
cette grande simplicité avec le désir et l'art qu'il avait de se
fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les
dévots, chez les philosophes. Il savait se faire tout à tous. Je
me plaisais fort avec lui. J'en parlais à tout le monde:
apparemment ce que j'en disais lui revint. Il me remerciait un
jour, en ricanant, de l'avoir trouvé bonhomme. Je trouvai dans
son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totalement
sa physionomie à mes yeux, et qui m'est souvent revenu depuis
lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris
qu'à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre
connaissance avait commencé peu de temps après mon arrivée à
l'Ermitage, où il me venait voir très souvent. J'étais déjà
établi à Montmorency, quand il en partit pour retourner demeurer
à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un jour que je ne
pensais à rien moins, il m'écrivit de la part de cette femme,
pour m'informer que M. Grimm offrait de se charger de son
entretien, et pour me demander la permission d'accepter cette
offre. J'appris qu'elle consistait en une pension de trois cents
livres, et que madame le Vasseur devait venir demeurer à Deuil,
entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas l'impression
que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins surprenante
si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation
plus facile à comprendre avec cette femme, et qu'on ne m'eût pas
fait un si grand crime de l'avoir amenée à la campagne, où
cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle
était rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne
vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait bien
pu se passer si je l'avais refusée, qu'afin de ne pas s'exposer à
perdre ce que je lui donnais de mon côté. Quoique cette charité
me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant
qu'elle a fait dans la suite. Mais quand j'aurais su tout ce que
j'ai pénétré depuis, je n'en aurais pas moins donné mon
consentement, comme je fis, et comme j'étais obligé de faire, à
moins de renchérir sur l'offre de M. Grimm. Depuis lors le P.
Berthier me guérit un peu de l'imputation de bonhomie qui lui
avait paru si plaisante, et dont je l'avais si étourdiment
chargé.
Ce même P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui
recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi: car il y
avait assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens.
C'étaient des enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni
le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient
jansénistes, et passaient pour des prêtres déguisés, peut-être à
cause de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles
ils étaient attachés. Le mystère prodigieux qu'ils mettaient à
toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et je
n'ai jamais douté qu'ils ne fissent la Gazette ecclésiastique.
L'un, grand, bénin, patelin, s'appelait M. Ferraud; l'autre,
petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s'appelait M. Minard. Ils se
traitaient de cousins. Ils logeaient à Paris, avec d'Alembert,
chez sa nourrice, appelée madame Rousseau; et ils avaient pris à
Montmorency un petit appartement pour y passer les étés. Ils
faisaient leur ménage eux-mêmes, sans domestique et sans
commissionnaire. Ils avaient alternativement chacun sa semaine
pour aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison.
D'ailleurs ils se tenaient assez bien; nous mangions quelquefois
les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se
souciaient de moi; pour moi, je ne me souciais d'eux que parce
qu'ils jouaient aux échecs; et, pour obtenir une pauvre petite
partie, j'endurais quatre heures d'ennui. Comme ils se fourraient
partout et voulaient se mêler de tout, Thérèse les appelait les
commères, et ce nom leur est demeuré à Montmorency.
Telles étaient, avec mon hôte M. Mathas, qui était un
bonhomme, mes principales connaissances de campagne. Il m'en
restait assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec
agrément, hors de la sphère des gens de lettres, où je ne
comptais que le seul Duclos pour ami: car Deleyre était encore
trop jeune; et quoique, après avoir vu de près les manœuvres de
la clique philosophique à mon égard, il s'en fût tout à fait
détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvais encore
oublier la facilité qu'il avait eue à se faire auprès de moi le
porte-voix de tous ces gens-là.
J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin.
C'était un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits,
mais à moi-même, et que pour cette raison j'ai toujours conservé.
J'avais le bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors
vivante, madame Lambert. J'avais un jeune Genevois, appelé
Coindet, bon garçon, ce me semblait, soigneux, officieux, zélé;
mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m'était venu
voir dès le commencement de ma demeure à l'Ermitage, et, sans
autre introducteur que lui-même, s'était bientôt établi chez moi,
malgré moi. Il avait quelque goût pour le dessin, et connaissait
les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie; il
se chargea de la direction des dessins et des planches, et
s'acquitta bien de cette commission.
J'avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que
durant les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'être
encore, par le mérite des maîtres et par le choix du monde qui
s'y rassemblait, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne
leur avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour
vivre libre, ils n'avaient point cessé de me voir avec amitié, et
j'étais sûr d'être en tout temps bien reçu de madame Dupin. Je la
pouvais même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis
qu'ils s'étaient fait un établissement à Clichy, où j'allais
quelquefois passer un jour ou deux, et où j'aurais été davantage,
si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient vécu de
meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la
même maison entre deux femmes qui ne sympathisaient pas me rendit
Clichy trop gênant. Attaché à madame de Chenonceaux d'une amitié
plus égale et plus familière, j'avais le plaisir de la voir plus
à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une
petite maison, et même chez moi, où elle me venait voir assez
souvent.
J'avais madame de Créqui, qui, s'étant jetée dans la haute
dévotion, avait cessé de voir les d'Alembert, les Marmontel, et
la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l'abbé
Trublet, manière alors de demi-cafard, dont elle était même assez
ennuyée. Pour moi, qu'elle avait recherché, je ne perdis pas sa
bienveillance ni sa correspondance. Elle m'envoya des poulardes
du Mans aux étrennes; et sa partie était faite pour venir me voir
l'année suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa
le sien. Je lui dois ici une place à part; elle en aura toujours
une distinguée dans mes souvenirs.
J'avais un homme qu'excepté Roguin, j'aurais dû mettre le
premier en compte: mon ancien confrère et ami de Carrio,
ci-devant secrétaire titulaire de l'ambassade d'Espagne à Venise,
puis en Suède, où il fut, par sa cour, chargé des affaires, et
enfin nommé réellement secrétaire d'ambassade à Paris. Il me vint
surprendre à Montmorency, lorsque je m'y attendais le moins. Il
était décoré d'un ordre d'Espagne, dont j'ai oublié le nom, avec
une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses
preuves, d'ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait
celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le
même excellent cœur, l'esprit de jour en jour plus aimable.
J'aurais repris avec lui la même intimité qu'auparavant, si
Coindet, s'interposant entre nous à son ordinaire, n'eût profité
de mon éloignement pour s'insinuer à ma place et en mon nom dans
sa confiance, et me supplanter, à force de zèle à me servir.
La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins
de campagne, dont j'aurais d'autant plus de tort de ne pas
parler, que j'en ai à confesser un bien inexcusable envers lui.
C'était l'honnête M. le Blond, qui m'avait rendu service à
Venise, et qui, étant venu faire un voyage en France avec sa
famille, avait loué une maison de campagne à la Briche, non loin
de Montmorency. Sitôt que j'appris qu'il était mon voisin, j'en
fus dans la joie de mon cœur, et me fis encore plus une fête
qu'un devoir d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès
le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venaient voir
moi-même, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après,
je pars encore; il avait dîné à Paris avec toute sa famille. Une
troisième fois il était chez lui; j'entendis des voix de femmes,
je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du
moins, pour la première fois, le voir à mon aise, et causer avec
lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite
de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir
fit que je ne le remplis point du tout. Après avoir osé tant
attendre, je n'osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le
Blond ne put qu'être justement indigné, donna vis-à-vis de lui
l'air de l'ingratitude à ma paresse; et cependant je sentais mon
cœur si peu coupable, que si j'avais pu faire à M, le Blond
quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu'il ne
m'eût pas trouvé paresseux. Mais l'indolence, la négligence et
les délais dans les petits devoirs à remplir m'ont fait plus de
tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d'omission:
j'ai rarement fait ce qu'il ne fallait pas faire, et
malheureusement j'ai plus rarement encore fait ce qu'il fallait.
Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je
n'en dois pas oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais
interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de
temps. C'est celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis
son retour de Gênes, à me faire beaucoup d'amitiés. Il aimait
fort à me voir, et à causer avec moi des affaires d'Italie et des
folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son côté, bien des
traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il
avait beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir aussi de revoir chez
lui mon ancien camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans
sa province, et dont les affaires le ramenaient quelquefois à
Paris. M. de Jonville devint peu à peu si empressé de m'avoir,
qu'il en était même gênant; et quoique nous logeassions dans des
quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand je
passais une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il
allait à Jonville, il m'y voulait toujours emmener; mais y étant
une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je
n'y voulus plus retourner. M. de Jonville était assurément un
honnête et galant homme, aimable même à certains égards; mais il
avait peu d'esprit: il était beau, tant soit peu Narcisse, et
passablement ennuyeux. Il avait un recueil singulier, et
peut-être unique au monde, dont il s'occupait beaucoup, et dont
il occupait aussi ses hôtes, qui quelquefois s'en amusaient moins
que lui. C'était une collection très complète de tous les
vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de cinquante ans,
où l'on trouvait beaucoup d'anecdotes, qu'on aurait inutilement
cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l'histoire de France,
dont on ne s'aviserait guère chez toute autre nation.
Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit
un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire,
qu'après lui avoir donné occasion de s'expliquer, et même l'en
avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j'ai
tenue, de n'y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guère
où j'ai été une fois mal reçu, et il n'y avait point ici de
Diderot qui plaidât pour M. de Jonville. Je cherchai vainement
dans ma tête quel tort je pouvais avoir avec lui: je ne trouvai
guère. J'étais sûr de n'avoir jamais parlé de lui ni des siens
que de la façon la plus honorable; car je lui étais sincèrement
attaché; et, outre que je n'en avais que du bien à dire, ma plus
inviolable maxime a toujours été de ne parler qu'avec honneur des
maisons que je fréquentais.
Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La
dernière fois que nous nous étions vus, il m'avait donné à souper
chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des
affaires étrangères, gens très aimables, et qui n'avaient point
du tout l'air ni le ton libertin; et je puis jurer que de mon
côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le
malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce
que M. de Jonville nous donnait à souper; et je ne donnai rien à
ces filles, parce que je ne leur fis point gagner, comme à la
Padoana, le payement que j'aurais pu leur offrir. Nous sortîmes
tous assez gais, et de très bonne intelligence. Sans être
retourné chez ces filles, j'allai trois ou quatre jours après
dîner chez M. de Jonville, que je n'avais pas revu depuis lors,
et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer
d'autre cause que quelque malentendu relatif à ce souper, et
voyant qu'il ne voulait pas s'expliquer, je pris mon parti et
cessai de le voir; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages:
il me fit faire souvent des compliments; et l'ayant un jour
rencontré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que je
n'allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y
ramenèrent pas. Ainsi cette affaire avait plus l'air d'une
bouderie que d'une rupture. Toutefois ne l'ayant pas revu, et
n'ayant plus ouï parler de lui depuis lors, il eût été trop tard
pour y retourner au bout d'une interruption de plusieurs années.
Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre point ici dans ma liste,
quoique j'eusse assez longtemps fréquenté sa maison.
Je n'enflerai point la même liste de beaucoup d'autres
connaissances moins familières, ou qui, par mon absence, avaient
cessé de l'être, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en
campagne, tant chez moi qu'à mon voisinage, telles, par exemple,
que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive,
de Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d'autres qu'il serait trop
long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de
Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la
coterie holbachique, qu'il avait quittée ainsi que moi, et ancien
ami de madame d'Épinay, dont il s'était détaché ainsi que moi; ni
sur celle de son ami Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère, de
la comédie de l'Impertinent. Le premier était mon voisin de
campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorency. Nous
étions d'anciennes connaissances; mais le voisinage et une
certaine conformité d'expériences nous rapprochèrent davantage.
Le second mourut peu après. Il avait du mérite et de l'esprit;
mais il était un peu l'original de sa comédie, un peu fat auprès
des femmes, et n'en fut pas extrêmement regretté.
Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce
temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je
néglige d'en marquer le commencement. Il s'agit de M. de
Lamoignon de Malesherbes, premier président de la cour des aides,
chargé pour lors de la librairie, qu'il gouvernait avec autant de
lumières que de douceur et à la grande satisfaction des gens de
lettres. Je ne l'avais pas été voir à Paris une seule fois;
cependant j'avais toujours éprouvé de sa part les facilités les
plus obligeantes, quant à la censure; et je savais qu'en plus
d'une occasion il avait fort malmené ceux qui écrivaient contre
moi. J'eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de
l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si grand ouvrage
étant fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam par la poste, il
permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées;
et il me les envoyait franches aussi, sous le contre-seing de M.
le chancelier son père. Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en
permit le débit dans le royaume qu'ensuite d'une édition qu'il en
fit faire à mon profit, malgré moi-même: comme ce profit eût été
de ma part un vol fait à Rey, à qui j'avais vendu mon manuscrit,
non seulement je ne voulus point accepter le présent qui m'était
destiné pour cela, sans son aveu, qu'il accorda très
généreusement; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles
à quoi monta ce présent, et dont il ne voulut rien. Pour ces cent
pistoles, j'eus le désagrément dont M. de Malesherbes ne m'avait
pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, et
empêcher le débit de la bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise
fût écoulée.
J'ai toujours regardé M. Malesherbes comme un homme d'une
droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne
m'a fait douter un moment de sa probité: mais aussi faible
qu'honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il
s'intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il
fit retrancher plus de cent pages dans l'édition de Paris, mais
il fit un retranchement qui pouvait porter le nom d'infidélité
dans l'exemplaire de la bonne édition qu'il envoya à madame de
Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la
femme d'un charbonnier est plus digne de respect que la maîtresse
d'un prince. Cette phrase m'était venue dans la chaleur de la
composition, sans aucune application, je le jure. En relisant
l'ouvrage, je vis qu'on ferait cette application. Cependant, par
la très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux
applications qu'on pouvait faire, quand j'avais dans ma
conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant,
je ne voulus point ôter cette phrase, et je me contentai de
substituer le mot prince au mot roi, que j'avais d'abord mis. Cet
adoucissement ne parut pas suffisant à M. de Malesherbes: il
retrancha la phrase entière, dans un carton qu'il fit imprimer
exprès, et coller aussi proprement qu'il fut possible dans
l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce tour de
passe-passe: il se trouva de bonnes âmes qui l'en instruisirent.
Pour moi, je ne l'appris que longtemps après, lorsque je
commençais d'en sentir les suites.
N'est-ce point encore ici la première origine de la haine
couverte, mais implacable, d'une autre dame qui était dans un cas
pareil, sans que j'en susse rien, ni même que je la connusse
quand j'écrivis ce passage? Quand le livre se publia, la
connaissance était faite, et j'étais très inquiet. Je le dis au
chevalier de Lorenzi, qui se moqua de moi, et m'assura que cette
dame en était si peu offensée qu'elle n'y avait pas même fait
attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être et je me
tranquillisai fort mal à propos.
Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des
bontés de M. de Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible,
quoique je ne jugeasse pas à propos d'en profiter. Il y avait une
place vacante dans le Journal des savants. Margency m'écrivit
pour me la proposer, comme de lui-même. Mais il me fut aisé de
comprendre, par le tour de sa lettre (liasse C, no 33), qu'il
était instruit et autorisé; et lui-même me marqua dans la suite
(liasse C, no 47) qu'il avait été chargé de me faire cette offre.
Le travail de cette place était peu de chose. Il ne s'agissait
que de deux extraits par mois, dont on m'apporterait les livres,
sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas même pour
faire au magistrat une visite de remerciement. J'entrais par là
dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de
Mairan, Clairaut, de Guignes et l'abbé Barthélemy, dont la
connaissance était déjà faite avec les deux premiers, et très
bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu
pénible, et que je pouvais faire si commodément, il y avait un
honoraire de huit cents francs attaché à cette place. Je
délibérai quelques heures avant que de me déterminer, et je puis
jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency et de
déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insupportable de
ne pouvoir travailler à mon heure et d'être commandé par le
temps, bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions
dont il fallait me charger, l'emportèrent sur tout, et me
déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n'étais pas
propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d'une
certaine chaleur d'âme sur les matières que j'avais à traiter, et
qu'il n'y avait que l'amour du grand, du vrai, du beau, qui pût
animer mon génie. Et que m'auraient importé les sujets de la
plupart des livres que j'aurais à extraire, et les livres mêmes?
Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon
esprit. On s'imaginait que je pouvais écrire par métier, comme
tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais
écrire que par passion. Ce n'était assurément pas là ce qu'il
fallait au Journal des savants. J'écrivis donc à Margency une
lettre de remerciement, tournée avec toute l'honnêteté possible,
dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu'il
ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu'il
entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi
l'approuvèrent-ils l'un et l'autre, sans m'en faire moins bon
visage; et le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le
public n'en a jamais eu le moindre vent.
Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable
pour me la faire agréer; car depuis quelque temps je formais le
projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le
métier d'auteur. Tout ce qui venait de m'arriver m'avait
absolument dégoûté des gens de lettres, et j'avais éprouvé qu'il
était impossible de courir la même carrière, sans avoir quelques
liaisons avec eux. Je ne l'étais guère moins des gens du monde,
et en général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à
moi-même, et moitié à des sociétés pour lesquelles je n'étais
point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante
expérience, que toute association inégale est toujours
désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et
d'un autre état que celui que j'avais choisi, sans tenir maison
comme eux, j'étais obligé de les imiter en bien des choses; et
des menues dépenses, qui n'étaient rien pour eux, étaient pour
moi non moins ruineuses qu'indispensables. Qu'un autre homme
aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais,
tant à table que dans sa chambre: il l'envoie chercher tout ce
dont il a besoin; n'ayant rien à faire directement avec les gens
de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des
étrennes que quand et comme il lui plaît: mais moi, seul, sans
domestique, j'étais à la merci de ceux de la maison, dont il
fallait nécessairement capter les bonnes grâces, pour n'avoir pas
beaucoup à souffrir; et, traité comme l'égal de leur maître, il
en fallait aussi traiter les gens comme tel, et même faire pour
eux plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en avais bien plus
besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans
les maisons où j'allais il y en avait beaucoup, tous très rogues,
très fripons, très alertes, j'entends pour leur intérêt; et les
coquins savaient faire en sorte que j'avais successivement besoin
de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d'esprit, n'ont aucune
idée juste sur cet article; et, à force de vouloir économiser ma
bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de
chez moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre,
la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener;
elle était fort aise de m'épargner les vingt-quatre sous du
fiacre: quant à l'écu que je donnais au laquais et au cocher,
elle n'y songeait pas. Une femme m'écrivait-elle de Paris à
l'Ermitage, ou à Montmorency: ayant regret aux quatre sous de
port que sa lettre m'aurait coûté, elle me l'envoyait par un de
ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à
dîner, et un écu qu'il avait assurément bien gagné. Me
proposait-elle d'aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa
campagne, elle se disait en elle-même: Ce sera toujours une
économie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-là, sa
nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi,
durant ce temps-là, je ne travaillais point; que mon ménage, et
mon loyer, et mon linge, et mes habits, n'en allaient pas moins;
que je payais mon barbier à double, et qu'il ne laissait pas de
m'en coûter chez elle plus qu'il ne m'en aurait coûté chez moi.
Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons où
je vivais d'habitude, elles ne laissaient pas de m'être
ruineuses. Je puis assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus
chez madame d'Houdetot à Eaubonne, où je n'ai couché que quatre
ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu'à la
Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j'y fus le plus
assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon
humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s'ingénier sur rien,
ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous sert en
rechignant. Chez madame Dupin même, où j'étais de la maison, et
où je rendais mille services aux domestiques, je n'ai jamais reçu
les leurs qu'à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu
renoncer tout à fait à ces petites libéralités, que ma situation
ne m'a plus permis de faire; et c'est alors qu'on m'a fait sentir
bien plus durement encore l'inconvénient de fréquenter des gens
d'un autre état que le sien.
Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais
consolé d'une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs: mais se
ruiner pour s'ennuyer est trop insupportable; et j'avais si bien
senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l'intervalle
de liberté où je me trouvais pour lors, j'étais déterminé à le
perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la
composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me
renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphère étroite et
paisible pour laquelle je me sentais né.
Le produit de la Lettre à d'Alembert et de la Nouvelle
Héloïse avait un peu remonté mes finances, qui s'étaient fort
épuisées à l'Ermitage. Je me voyais environ mille écus devant
moi. L'Émile, auquel je m'étais mis tout de bon quand j'eus
achevé l'Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au
moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds
de manière à me faire une petite rente viagère, qui pût, avec ma
copie, me faire subsister sans plus écrire. J'avais encore deux
ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions
politiques. J'examinai l'état de ce livre, et je trouvai qu'il
demandait encore plusieurs années de travail. Je n'eus pas le
courage de le poursuivre et d'attendre qu'il fût achevé, pour
exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je
résolus d'en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de
brûler tout le reste; et, poussant ce travail avec zèle, sans
interrompre celui de l'Émile, je mis, en moins de deux ans, la
dernière main au Contrat social.
Restait le Dictionnaire de musique. C'était un travail de
manœuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait
pour objet qu'un produit pécuniaire. Je me réservai de
l'abandonner, ou de l'achever à mon aise, selon que mes autres
ressources rassemblées me rendraient celle-là nécessaire ou
superflue. A l'égard de la Morale sensitive, dont l'entreprise
était restée en esquisse, je l'abandonnai totalement.
Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer
tout à fait de la copie, celui de m'éloigner de Paris, où
l'affluence des survenants rendait ma subsistance coûteuse, et
m'ôtait le temps d'y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite
l'ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté
la plume, je me réservais une occupation qui pût remplir le vide
de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon
vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis
longtemps d'écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu'ils ne fussent
pas jusqu'alors fort intéressants par les faits, je sentis qu'ils
pouvaient le devenir par la franchise que j'étais capable d'y
mettre; et je résolus d'en faire un ouvrage unique, par une
véracité sans exemple, afin qu'au moins une fois on pût voir un
homme tel qu'il était en dedans. J'avais toujours ri de la fausse
naïveté de Montaigne, qui, faisant semblant d'avouer ses défauts,
a grand soin de ne s'en donner que d'aimables; tandis que je
sentais, moi qui me suis cru toujours, et qui me crois encore, à
tout prendre, le meilleur des hommes, qu'il n'y a point
d'intérieur humain, si pur qu'il puisse être, qui ne recèle
quelque vice odieux. Je savais qu'on me peignait dans le public
sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si
difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je
ne pouvais que gagner encore à me montrer tel que j'étais.
D'ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi
d'autres gens tels qu'ils étaient, et par conséquent cet ouvrage
ne pouvant paraître qu'après ma mort et celle de beaucoup
d'autres, cela m'enhardissait davantage à faire mes Confessions,
dont jamais je n'aurais à rougir devant personne. Je résolus donc
de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je
me mis à recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider
ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j'avais
déchiré, brûlé, perdu jusqu'alors.
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que
j'eusse jamais faits, était fortement empreint dans mon esprit;
et déjà je travaillais à son exécution, quand le ciel, qui me
préparait une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.
Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre
maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation.
Il a passé, par la sœur du duc Henri, dans la maison de Condé,
qui a changé le nom de Montmorency en celui d'Enghien; et ce
duché n'a d'autre château qu'une vieille tour, où l'on tient les
archives, et où l'on reçoit les hommages des vassaux. Mais on
voit à Montmorency ou Enghien une maison particulière bâtie par
Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus
superbes châteaux, en mérite et en porte le nom. L'aspect
imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti,
sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d'une
excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout
cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne
sais quoi de simple, qui soutient et nourrit l'admiration. M. le
maréchal duc de Luxembourg, qui occupait alors cette maison,
venait tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étaient les
maîtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple
habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait point de
l'ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu'il y fit
depuis mon établissement à Montmorency, monsieur et madame la
maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de
leur part, et m'inviter à souper chez eux toutes les fois que
cela me ferait plaisir. A chaque fois qu'ils revinrent, ils ne
manquèrent point de réitérer le même compliment et la même
invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m'envoyant
dîner à l'office. Les temps étaient changés, mais j'étais demeuré
le même. Je ne voulais point qu'on m'envoyât dîner à l'office, et
je me souciais peu de la table des grands. J'aurais mieux aimé
qu'ils me laissassent pour ce que j'étais, sans me fêter et sans
m'avilir. Je répondis honnêtement et respectueusement aux
politesses de monsieur et de madame de Luxembourg, mais je
n'acceptai point leurs offres; et, tant mes incommodités que mon
humeur timide et mon embarras à parler, me faisant frémir à la
seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la
cour, je n'allai pas même au château faire une visite de
remerciement, quoique je comprisse assez que c'était ce qu'on
cherchait, et que tout cet empressement était plutôt une affaire
de curiosité que de bienveillance.
Cependant les avances continuèrent et allèrent même en
augmentant. Madame la comtesse de Boufflers, qui était fort liée
avec madame la maréchale, étant venue à Montmorency, envoya
savoir de mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je
répondis comme je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de
Pâques de l'année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui
était de la cour de M. le prince de Conti et de la société de
madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois: nous fîmes
connaissance; il me pressa d'aller au château: je n'en fis rien.
Enfin, une après-midi que je ne songeais à rien moins, je vis
arriver M. le maréchal de Luxembourg, suivi de cinq ou six
personnes. Pour lors il n'y eut plus moyen de m'en dédire; et je
ne pus éviter, sous peine d'être un arrogant et un malappris, de
lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour à madame la
maréchale, de la part de laquelle il m'avait comblé des choses
les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes
auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me défendre,
mais qu'un pressentiment trop bien fondé me fit redouter jusqu'à
ce que j'y fusse engagé.
Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais
qu'elle était aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au
spectacle, et chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans,
lorsqu'elle était duchesse de Boufflers, et qu'elle brillait
encore de sa première beauté. Mais elle passait pour méchante;
et, dans une aussi grande dame, cette réputation me faisait
trembler. A peine l'eus-je vue, que je fus subjugué. Je la
trouvai charmante, de ce charme à l'épreuve du temps, le plus
fait pour agir sur mon cœur. Je m'attendais à lui trouver un
entretien mordant et plein d'épigrammes. Ce n'était point cela,
c'était beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxembourg
ne pétille pas d'esprit; ce ne sont pas des saillies, et ce n'est
pas même proprement de la finesse: mais c'est une délicatesse
exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaît toujours. Ses
flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus
simples; on dirait qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense,
et que c'est son cœur qui s'épanche, uniquement parce qu'il est
trop rempli. Je crus m'apercevoir, dès la première visite, que,
malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui
déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous
persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes
ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous rendre cette
persuasion si douce qu'on ne s'avise plus d'en vouloir douter.
Dès le premier jour, ma confiance en elle eût été aussi entière
qu'elle ne tarda pas à le devenir, si madame la duchesse de
Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je
pense, un peu tracassière, ne se fût avisée de m'entreprendre,
et, tout au travers de force éloges de sa maman et de feintes
agaceries pour son propre compte, ne m'eût mis en doute si je
n'étais pas persiflé.
Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette
crainte auprès des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le
maréchal ne m'eussent confirmé que les leurs étaient sérieuses.
Rien de plus surprenant, vu mon caractère timide, que la
promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d'égalité
où il voulut se mettre avec moi, si ce n'est peut-être celle avec
laquelle il me prit au mot lui-même sur l'indépendance absolue
avec laquelle je voulais vivre. Persuadés l'un et l'autre que
j'avais raison d'être content de mon état et de n'en vouloir pas
changer, ni lui ni madame de Luxembourg n'ont paru vouloir
s'occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune: quoique je ne
pusse douter du tendre intérêt qu'ils prenaient à moi tous les
deux, jamais ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont offert
leur crédit, si ce n'est une seule fois, que madame de Luxembourg
parut désirer que je voulusse entrer à l'Académie française.
J'alléguai ma religion: elle me dit que ce n'était pas un
obstacle, ou qu'elle s'engageait à le lever. Je répondis que,
quelque honneur que ce fût pour moi d'être membre d'un corps si
illustre, ayant refusé à M. de Tressan, et en quelque sorte au
roi de Pologne, d'entrer dans l'Académie de Nanci, je ne pouvais
plus honnêtement entrer dans aucune. Madame de Luxembourg
n'insista pas, et il n'en fut plus reparlé. Cette simplicité de
commerce avec de si grands seigneurs, et qui pouvaient tout en ma
faveur, M. de Luxembourg étant et méritant bien d'être l'ami
particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les
continuels soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis
protecteurs que je venais de quitter, et qui cherchaient moins à
me servir qu'à m'avilir.
Quand M. le maréchal m'était venu voir à Mont-Louis, je
l'avais reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique
chambre, non parce que je fus obligé de le faire asseoir au
milieu de mes assiettes sales et de mes pots cassés, mais parce
que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je craignais que
le poids de sa suite ne l'effondrât tout à fait. Moins occupé de
mon propre danger que de celui que l'affabilité de ce bon
seigneur lui faisait courir, je me hâtai de le tirer de là pour
le mener, malgré le froid qu'il faisait encore, à mon donjon,
tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la
raison qui m'avait engagé à l'y conduire: il la redit à madame la
maréchale, et l'un et l'autre me pressèrent, en attendant qu'on
referait mon plancher, d'accepter un logement au château, où, si
je l'aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du
parc, et qu'on appelait le petit château. Cette demeure enchantée
mérite qu'on en parle.
Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme
celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines
et d'enfoncements, dont l'habile artiste a tiré parti pour varier
les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et
multiplier pour ainsi dire, à force d'art et de génie, un espace
en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par
la terrasse et le château; dans le bas il forme une gorge qui
s'ouvre et s'élargit vers la vallée, et dont l'angle est rempli
par une grande pièce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet
élargissement, et cette pièce d'eau entourée de coteaux bien
décorés de bosquets et d'arbres, est le petit château dont j'ai
parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure appartenaient
jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer
avec ce goût exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand
peintre s'était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais
toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple,
mais élégant. Comme il est dans un fond entre le bassin de
l'orangerie et la grande pièce d'eau, par conséquent sujet à
l'humidité, on l'a percé dans son milieu d'un péristyle à jour,
entre deux étages de colonnes, par lequel l'air jouant dans tout
l'édifice le maintient sec, malgré sa situation. Quand on regarde
ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il
paraît absolument environné d'eau, et l'on croit voir une île
enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée
Isola bella, dans le lac Majeur.
Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix
d'un des quatre appartements complets qu'il contient, outre le
rez-de-chaussée, composé d'une salle de bal, d'une salle de
billard et d'une cuisine. Je pris le plus petit et le plus
simple, au-dessus de la cuisine, que j'eus aussi. Il était d'une
propreté charmante; l'ameublement en était blanc et bleu. C'est
dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu des bois
et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum
de la fleur d'orange, je composai dans une continuelle extase le
cinquième livre de l'Émile, dont je dus en grande partie le
coloris assez frais à la vive impression du local où je
l'écrivais.
Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever
du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon
café au lait j'y prenais tête à tête avec ma Thérèse! Ma chatte
et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m'eût
suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d'ennui.
J'étais là dans le paradis terrestre; j'y vivais avec autant
d'innocence, et j'y goûtais le même bonheur.
Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me
marquèrent tant d'attentions et me firent tant de caresses, que,
logé chez eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire
que d'y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais
presque point: j'allais le matin faire ma cour à madame la
maréchale; j'y dînais; j'allais l'après-midi me promener avec M.
le maréchal, mais je n'y soupais pas, à cause du grand monde, et
qu'on y soupait trop tard pour moi. Jusqu'alors tout était
convenable, et il n'y avait point de mal encore, si j'avais su
m'en tenir là. Mais je n'ai jamais su garder un milieu dans mes
attachements, et remplir simplement des devoirs de société. J'ai
toujours été tout ou rien; bientôt je fus tout; et me voyant
fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai
les bornes, et me pris pour eux d'une amitié qu'il n'est permis
d'avoir que pour ses égaux. J'en mis toute la familiarité dans
mes manières, tandis qu'ils ne se relâchèrent jamais dans les
leurs de la politesse à laquelle ils m'avaient accoutumé. Je n'ai
pourtant jamais été très à mon aise avec madame la maréchale.
Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractère,
je le redoutais moins que son esprit. C'était par là surtout
qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle était difficile en
conversations, et qu'elle avait droit de l'être. Je savais que
les femmes, et surtout les grandes dames, veulent absolument être
amusées, qu'il vaudrait mieux les offenser que les ennuyer; et je
jugeais, par ses commentaires sur ce qu'avaient dit les gens qui
venaient de partir, de ce qu'elle devait penser de mes
balourdises. Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver auprès
d'elle l'embarras de parler: ce fut de lire. Elle avait ouï
parler de la Julie; elle savait qu'on l'imprimait; elle marqua de
l'empressement de voir cet ouvrage; j'offris de le lui lire, elle
accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix
heures; M. de Luxembourg y venait: on fermait la porte. Je lisais
à côté de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu'il y
en aurait eu pour tout le voyage, quand même il n'aurait pas été
interrompu. Le succès de cet expédient passa mon attente. Madame
de Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle ne
parlait que de moi, ne s'occupait que de moi, me disait des
douceurs toute la journée, m'embrassait dix fois le jour. Elle
voulut que j'eusse toujours ma place à table à côté d'elle; et
quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur
disait que c'était la mienne, et les faisait mettre ailleurs. On
peut juger de l'impression que ces manières charmantes faisaient
sur moi, que les moindres marques d'affection subjuguent. Je
m'attachais réellement à elle, à proportion de l'attachement
qu'elle me témoignait. Toute ma crainte, en voyant cet
engouement, et me sentant si peu d'agrément dans l'esprit pour le
soutenir, était qu'il ne se changeât en dégoût, et
malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien
fondée.
Il fallait qu'il y eût une opposition naturelle entre son
tour d'esprit et le mien, puisque indépendamment des foules de
balourdises qui m'échappaient à chaque instant dans la
conversation, dans mes lettres même, et lorsque j'étais le mieux
avec elle, il se trouvait des choses qui lui déplaisaient, sans
que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai qu'un exemple, et
j'en pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame
d'Houdetot une copie de l'Héloïse, à tant la page. Elle en voulut
avoir une sur le même pied. Je la lui promis; et la mettant par
là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose
d'obligeant et d'honnête à ce sujet; du moins telle était mon
intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues:
"A Versailles, ce mardi. (Liasse C, no 43.)
Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un
plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous
en remercier.
Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soyez
sûrement une très bonne pratique, je me fais quelque peine de
prendre votre argent; régulièrement, ce serait à moi de payer le
plaisir que j'aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis
pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de
votre santé. Rien ne m'intéresse davantage. Je vous aime de tout
mon cœur; et c'est, je vous assure, bien tristement que je vous
le mande, car j'aurais bien du plaisir à vous le dire moi-même.
M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son cœur."
En recevant cette lettre, je me hâtai d'y répondre, en
attendant plus ample examen, pour protester contre toute
interprétation désobligeante; et après m'être occupé quelques
jours à cet examen avec l'inquiétude qu'on peut concevoir, et
toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma
dernière réponse à ce sujet:
"A Montmorency, le 8 décembre 1759.
Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné cent et cent fois le
passage en question. Je l'ai considéré par son sens propre et
naturel, je l'ai considéré par tous les sens qu'on peut lui
donner, et je vous avoue, madame la maréchale, que je ne sais
plus si c'est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n'est point
vous qui m'en devez."
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites.
J'y ai souvent repensé depuis ce temps-là; et telle est encore
aujourd'hui ma stupidité sur cet article, que je n'ai pu parvenir
à sentir ce qu'elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis
pas d'offensant, mais même qui pût lui déplaire.
A propos de cet exemplaire manuscrit de l'Héloïse que voulut
avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai
pour lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout
autre. J'avais écrit à part les aventures de milord Édouard, et
j'avais balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par
extrait, dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je
me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que,
n'étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la
touchante simplicité. J'eus une autre raison bien plus forte,
quand je connus madame de Luxembourg. C'est qu'il y avait dans
ces aventures une marquise romaine d'un caractère très odieux,
dont quelques traits, sans lui être applicables, auraient pu lui
être appliqués par ceux qui ne la connaissaient que de
réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j'avais
pris, et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent désir d'enrichir son
exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre,
n'allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, et former le
projet d'en faire l'extrait, pour l'y ajouter. Projet insensé,
dont on ne peut expliquer l'extravagance que par l'aveugle
fatalité qui m'entraînait à ma perte!
Quos vult perdere Jupiter dementat.
J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin,
bien du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle
chose du monde; en la prévenant toutefois, comme il était vrai,
que j'avais brûlé l'original, que l'extrait était pour elle
seule, et ne serait jamais vu de personne, à moins qu'elle ne le
montrât elle-même: ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma
discrétion, comme je croyais faire, n'était que l'avertir du
jugement que je portais moi-même sur l'application des traits
dont elle aurait pu s'offenser. Mon imbécillité fut telle, que je
ne doutais pas qu'elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne
me fit pas là-dessus les grands compliments que j'en attendais,
et jamais, à ma très grande surprise, elle ne me parla du cahier
que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite
dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai,
sur d'autres indices, l'effet qu'elle avait produit.
J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée
plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a
guère été moins nuisible: tant tout concourt à l'œuvre de la
destinée, quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai
d'orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie,
lesquels dessins se trouvèrent être du même format que le
manuscrit. Je demandai à Coindet ces dessins, qui m'appartenaient
à toutes sortes de titres, et d'autant plus que je lui avais
abandonné le produit des planches, lesquelles eurent un grand
débit. Coindet est aussi rusé que je le suis peu. A force de se
faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce que j'en
voulais faire. Alors, sous prétexte d'ajouter quelques ornements
à ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les présenter
lui-même.
Ego versiculos feci, tulit alter honores.
Cela acheva de l'introduire à l'hôtel du Luxembourg sur un
certain pied. Depuis mon établissement au petit château, il m'y
venait voir très souvent, et toujours dès le matin, surtout quand
monsieur et madame de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela
faisait que, pour passer avec lui une journée, je n'allais point
au château. On me reprocha ces absences: j'en dis la raison. On
me pressa d'amener M. Coindet; je le fis. C'était ce que le drôle
avait cherché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu'on avait
pour moi, un commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner
quelquefois sa table quand il n'avait personne à dîner, se trouva
tout d'un coup admis à celle d'un maréchal de France, avec les
princes, les duchesses, et tout ce qu'il y avait de grand à la
cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il était obligé de
retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après le
dîner à la compagnie: Allons nous promener sur le chemin de
Saint-Denis; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n'y
tint pas; sa tête s'en alla tout à fait. Pour moi, j'avais le
cœur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par
derrière, pleurant comme un enfant, et mourant d'envie de baiser
les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette histoire de
copie m'a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans
leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.
Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la
fis meubler proprement, simplement, et retournai m'y établir, ne
pouvant renoncer à cette loi que je m'étais faite, en quittant
l'Ermitage, d'avoir toujours mon logement à moi: mais je ne pus
me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit château.
J'en gardai la clef; et tenant beaucoup aux jolis déjeuners du
péristyle, j'allais souvent y coucher, et j'y passais quelquefois
deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J'étais
peut-être alors le particulier de l'Europe le mieux et le plus
agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui était le meilleur
homme du monde, m'avait absolument laissé la direction des
réparations de Mont-Louis, et voulut que je disposasse de ses
ouvriers, sans même qu'il s'en mêlât. Je trouvai donc le moyen de
me faire d'une seule chambre au premier un appartement complet,
composé d'une chambre, d'une antichambre et d'une garde-robe. Au
rez-de-chaussée étaient la cuisine et la chambre de Thérèse. Le
donjon me servait de cabinet, au moyen d'une bonne cloison vitrée
et d'une cheminée qu'on y fit faire. Je m'amusai, quand j'y fus,
à orner la terrasse, qu'ombrageaient déjà deux rangs de jeunes
tilleuls; j'y en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de
verdure; j'y fis poser une table et des bancs de pierre; je
l'entourai de lilas, de seringat, de chèvrefeuille; j'y fis faire
une belle plate-bande de fleurs, parallèle aux deux rangs
d'arbres; et cette terrasse plus élevée que celle du château,
dont la vue était du moins aussi belle, et sur laquelle j'avais
apprivoisé des multitudes d'oiseaux, me servait de salle de
compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, M. le
duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis
d'Armentières, madame la duchesse de Montmorency, madame la
duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame
la comtesse de Boufflers, et d'autres personnes de ce rang, qui,
du château, ne dédaignaient pas de faire, par une montée très
fatigante, le pèlerinage de Mont-Louis. Je devais à la faveur de
monsieur et madame de Luxembourg toutes ces visites; je le
sentais, et mon cœur leur en faisait bien l'hommage. C'est dans
un de ces transports d'attendrissement que je dis une fois à M.
de Luxembourg en l'embrassant: Ah! monsieur le maréchal, je
haïssais les grands avant que de vous connaître, et je les hais
davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien
il leur serait aisé de se faire adorer.
Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette
époque, s'ils se sont jamais aperçus que cet éclat m'ait un
instant ébloui, que la vapeur de cet encens m'ait porté à la
tête; s'ils m'ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple
dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier
avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde
quand je l'ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans
nombre, et souvent déraisonnables, dont j'étais sans cesse
accablé. Si mon cœur m'attirait au château de Montmorency par
mon sincère attachement pour les maîtres, il me ramenait de même
à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale et
simple, hors de laquelle il n'est point de bonheur pour moi.
Thérèse avait fait amitié avec la fille d'un maçon, mon voisin,
nommé Pilleu: je la fis de même avec le père; et après avoir le
matin dîné au château, non sans gêne, mais pour complaire à
madame la maréchale, avec quel empressement je revenais le soir
souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui,
tantôt chez moi!
Outre ces deux logements, j'en eus bientôt un troisième à
l'hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort
d'aller les y voir quelquefois, que j'y consentis, malgré mon
aversion pour Paris, où je n'avais été, depuis ma retraite à
l'Ermitage, que les deux seules fois dont j'ai parlé: encore n'y
allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m'en
retourner le lendemain matin. J'entrais et sortais par le jardin
qui donnait sur le boulevard; de sorte que je pouvais dire, avec
la plus exacte vérité, que je n'avais pas mis le pied sur le pavé
de Paris.
Au sein de cette prospérité passagère, se préparait de loin
la catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après
mon retour à Mont-Louis, j'y fis, et bien malgré moi, comme à
l'ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait époque dans mon
histoire. On jugera dans la suite si c'est en bien ou en mal.
C'est madame la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari
venait d'acheter une maison de campagne à Soisy, près de
Montmorency. Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de
condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid,
sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon
homme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt
mille livres de rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon,
jurant, criant, grondant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme
toute la journée, finissait par faire toujours ce qu'elle
voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait
lui persuader que c'était lui qui le voulait, et que c'était elle
qui ne le voulait pas. M. de Margency, dont j'ai parlé, était
l'ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques
années qu'il leur avait loué son château de Margency, près
d'Eaubonne et d'Andilly; et ils y étaient précisément durant mes
amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot et madame de
Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune
amie; et comme le jardin de Margency était sur le passage de
madame d'Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade
favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. A la
faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle; mais je
n'aimais point les rencontres imprévues; et quand madame de
Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les
laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours
devant. Ce procédé peu galant n'avait pas dû me mettre en bon
prédicament auprès d'elle. Cependant, quand elle fut à Soisy,
elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs
fois à Mont-Louis, sans me trouver; et voyant que je ne lui
rendais pas sa visite, elle s'avisa, pour m'y forcer, de
m'envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien
l'aller remercier: c'en fut assez. Nous voilà liés.
Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes
celles que je faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un
vrai calme. Le tour d'esprit de madame de Verdelin était par trop
antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes
partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut une
attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir
quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira
pour en juger. Son frère venait d'avoir le commandement d'une
frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la manière
d'armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle
d'un ton tout uni, l'on ne prend de canon que ce qu'il en faut
pour se battre. Je l'ai rarement ouï parler en bien de quelqu'un
de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce
qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son
ami Margency n'était pas excepté. Ce que je trouvais encore en
elle d'insupportable était la gêne continuelle de ses petits
envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il
fallait me battre les flancs pour répondre; et toujours nouveaux
embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la
voir, je finis par m'attacher à elle. Elle avait ses chagrins,
ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent
intéressants nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs que la
douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous
consoler, et ce besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup de
choses. J'avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle,
qu'après avoir montré quelquefois si peu d'estime pour son
caractère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire
qu'elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des
lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter
que jamais, dans aucune de ses réponses, elle n'a paru piquée en
aucune façon.
"A Montmorency, le 5 novembre 1760.
Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien
expliquée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me
parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne.
Vous vous vantez de n'être qu'une bonne femme, comme si vous
aviez peur d'être prise au mot, et vous me faites des excuses
pour m'apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais
bien; c'est moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore,
s'il est possible; c'est moi qui choisis mal mes termes, au gré
d'une belle dame française qui fait autant d'attention aux
paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je
les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou
en souci des honnêtes acceptions qu'on leur donne dans les
vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont
équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens, etc."
Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton. Voyez-en la
réponse (liasse D, no 41), et jugez de l'incroyable modération
d'un cœur de femme, qui peut n'avoir pas plus de ressentiment
d'une pareille lettre que cette réponse n'en laisse paraître, et
qu'elle ne m'en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant, hardi
jusqu'à l'effronterie, et qui se tenait à l'affût de tous mes
amis, ne tarda pas à s'introduire en mon nom chez madame de
Verdelin, et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que
moi-même. C'était un singulier corps que ce Coindet. Il se
présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s'y
établissait, y mangeait sans façon. Transporté de zèle pour mon
service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux;
mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence
sur toutes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir
m'intéresser. Au lieu de me dire ce qu'il avait appris, ou dit,
ou vu, qui m'intéressait, il m'écoutait, m'interrogeait même. Il
ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenais;
enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me
parlait de personne: il n'était secret et mystérieux qu'avec son
ami. Mais laissons quant à présent Coindet et madame de Verdelin;
nous y reviendrons dans la suite.
Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le
peintre, m'y vint voir, et m'apporta mon portrait en pastel,
qu'il avait exposé au salon, il y avait quelques années. Il vint la
veille de mon départ, et, loin de venir incognito, il
affecta même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse
avec son secrétaire, et m'apporta un passeport en son nom pour
traverser l'État de Berne à mon aise, et sans crainte d'être
inquiété. La visite me toucha plus que le passeport. Je n'y
aurais guère été moins sensible quand elle aurait eu pour objet
un autre que moi. Je ne connais rien de si puissant sur mon cœur
qu'un acte de courage fait à propos, en faveur du faible
injustement opprimé.
Enfin, après m'être avec peine procuré une chaise, je partis
le lendemain matin de cette terre homicide, avant l'arrivée de la
députation dont on devait m'honorer, avant même d'avoir pu revoir
Thérèse, à qui j'avais marqué de me venir joindre quand j'avais
cru m'arrêter à Bienne, et que j'eus à peine le temps de
contremander par un mot de lettre, en lui marquant mon nouveau
désastre; on verra dans ma troisième partie, si jamais j'ai la
force de l'écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis
en effet pour l'Angleterre, et comment les deux dames qui
voulaient disposer de moi, après m'avoir, à force d'intrigues,
chassé de la Suisse, où je n'étais pas assez en leur pouvoir,
parvinrent enfin à me livrer à leur ami.
J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet
écrit à monsieur et madame la comtesse d'Egmont, à M. le prince
Pignatelli, à madame la marquise de Mesmes, et à M. le marquis de
Juigné.
J'ai dit la vérité: si quelqu'un sait des choses contraires
à ce que je viens d'exposer, fussent-elles mille fois prouvées,
il sait des mensonges et des impostures; et s'il refuse de les
approfondir et de les éclaircir avec moi tandis que je suis en
vie, il n'aime ni la justice ni la vérité. Pour moi, je le
déclare hautement et sans crainte: quiconque, même sans avoir lu
mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon
caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes
habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même
un homme à étouffer.
J'achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se tut. Madame
d'Egmont fut la seule qui me parut émue: elle tressaillit
visiblement, mais elle se remit bien vite et garda le silence,
ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de
cette lecture et de ma déclaration.