LES CONFESSIONS

 

LIVRE PREMIER

1712 - 1728

 

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont

l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes

semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet

homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne

suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être

fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux,

au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser

le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut

juger qu'après m'avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle

voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le

souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce

que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la

même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon;

et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce

n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut

de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu

l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel

que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux,

sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu

l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi

l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes

confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils

rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour

son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis

qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.

Je suis né à Genève, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et

de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager

entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de

mon père, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger,

dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du

ministre Bernard, était plus riche: elle avait de la sagesse et

de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon père l'avait

obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dès

l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les

soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter.

La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment

qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles,

n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la même

disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et

chacun d'eux jeta son cœur dans le premier qui s'ouvrit pour le

recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit

que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse se

consumait de douleur: elle lui conseilla de voyager pour

l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que

jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après

cette épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le

jurèrent, et le ciel bénit leur serment.

Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des

sœurs de mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère

qu'à condition que son frère épouserait la sœur. L'amour

arrangea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi

mon oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent

doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et

d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer.

Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla servir dans

l'Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au

siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance

de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était

appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la

beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des

hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus

empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive,

puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me

parlant d'elle. Ma mère avait plus que de la vertu pour s'en

défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de

revenir: il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce

retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la

vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.

Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais

je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il croyait la revoir en

moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne

m'embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives

étreintes, qu'un regret amer se mêlait à ses caresses: elles n'en

étaient que plus tendres. Quand il me disait: Jean-Jacques,

parlons de ta mère; je lui disais: Hé bien! mon père, nous allons

donc pleurer; et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. Ah!

disait-il en gémissant, rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis

le vide qu'elle a laissé dans mon âme. T'aimerais-je ainsi, si tu

n'étais que mon fils? Quarante ans après l'avoir perdue, il est

mort dans les bras d'une seconde femme, mais le nom de la

première à la bouche, et son image au fond du cœur.

Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que

le ciel leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu'ils

me laissèrent; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les

malheurs de ma vie.

J'étais né presque mourant; on espérait peu de me conserver.

J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée,

et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour

me laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. Une sœur

de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi

qu'elle me sauva. Au moment où j'écris ceci, elle est encore en

vie, soignant, à l'âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune

qu'elle, mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne

de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre

à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués

au commencement des miens! J'ai aussi ma mie Jacqueline encore

vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à

ma naissance pourront me les fermer à ma mort.

Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de

l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je

fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire;

je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet

sur moi: c'est le temps d'où je date sans interruption la

conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans; nous

nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était

question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres

amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions

tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette

occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du

volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles,

disait tout honteux: allons nous coucher; je suis plus enfant que

toi.

En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non

seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une

intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune

idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus.

Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses,

que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je

n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre

trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et

romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien

pu me guérir.

Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce

fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut

recours à la portion de celle de son père qui nous était échue.

Heureusement il s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait

guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un

Ministre, à la vérité, et savant même, car c'était la mode alors,

mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de

l'Empire par le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire

universelle, les Hommes illustres de Plutarque, L'Histoire de

Venise par Nani, les Métamorphoses d'Ovide, la Bruyère, les

Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes

de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je

les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un

goût rare, et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout

devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire

sans cesse me guérit un peu des romans, et je préférai bientôt

Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces

intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient

entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain,

ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de

servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les

situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse

occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs

grands hommes, né moi-même Citoyen d'une République, et fils d'un

père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je

m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je

devenais le personnage dont je lisais la vie: le récit des traits

de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les

yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à

table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et

tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.

J'avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait

la profession de mon père. L'extrême affection qu'on avait pour

moi le faisait un peu négliger; et ce n'est pas cela que

j'approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit

le train du libertinage, même avant l'âge d'être un vrai

libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il faisait des

escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne

le voyais presque point; à peine puis-je dire avoir fait

connaissance avec lui; mais je ne laissais pas de l'aimer

tendrement, et il m'aimait autant qu'un polisson peut aimer

quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le

châtiait rudement et avec colère, je me jetai impétueusement

entre eux deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de

mon corps, recevant les coups qui lui étaient portés; et je

m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que

mon père lui fît grâce, soit désarmé par mes cris et mes larmes,

soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère

tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout à fait. Quelque

temps après on sut qu'il était en Allemagne. Il n'écrivit pas une

seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là;

et voilà comment je suis demeuré fils unique.

Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas

ainsi de son frère; et les enfants des rois ne sauraient être

soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans,

idolâtré de tout ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est

bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté.

Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle,

on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfants;

jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces

fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent

toutes de la seule éducation. J'avais les défauts de mon âge;

j'étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurais volé

des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai

pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à

tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir

une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines, appelée

madame Clot, tandis qu'elle était au prêche. J'avoue même que ce

souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme

au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus

de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes

méfaits enfantins.

Comment serais-je devenu méchant, quand je n'avais sous les

yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les

meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes

parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnait ne

m'obéissait pas à la vérité, mais m'aimait; et moi je les aimais

de même. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu

contrariées qu'il ne me venait pas dans l'esprit d'en avoir. Je

puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maître, je

n'ai pas su ce que c'était qu'une fantaisie. Hors le temps que je

passais à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie

me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la voir

broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et

j'étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable,

m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son

air, son regard, son attitude: je me souviens de ses petits

propos caressants; je dirais comment elle était vêtue et coiffée,

sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient

sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là.

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la

passion pour la musique, qui ne s'est bien développée en moi que

longtemps après. Elle savait une quantité prodigieuse d'airs et

de chansons qu'elle chantait avec un filet de voix fort douce. La

sérénité d'âme de cette excellente fille éloignait d'elle et de

tout ce qui l'environnait la rêverie et la tristesse. L'attrait

que son chant avait pour moi fut tel, que non seulement plusieurs

de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais

qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui,

totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que

je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on

que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me

surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en marmottant

ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a

un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air; mais

la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous

mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne

confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu

me rappeler du reste:

 

Tircis, je n'ose

Ecouter ton chalumeau

Sous l'ormeau;

Car on en cause

Déjà dans notre hameau.

..........

..... un berger

..... s'engager

..... sans danger;

Et toujours l'épine est sous la rose.

 

Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur

trouve à cette chanson: c'est un caprice auquel je ne comprends

rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à

la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté

d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si

tant est que quelqu'un les connaisse encore. Mais je suis presque

sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air

s'évanouirait en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma

pauvre tante Suson l'ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la

vie; ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur

à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais

pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse

et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout

mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et

la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.

Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les

suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé

avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le

Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et,

pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans

la Ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait à

vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que

lui: n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et

s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où

l'honneur et la liberté lui paraissaient compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors

employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte,

mais il avait un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis

ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y

apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on

l'accompagne sous le nom d'éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté

romaine, et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne

m'imposait rien, j'aimais l'application, la lecture; c'était

presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les

jeux qui lui servaient de relâche. La campagne était pour moi si

nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour

elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir

des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour

et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a

ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans

négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs

extrêmes. La preuve qu'il s'y prenait bien est que, malgré mon

aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût

mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de

choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien

oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un

prix inestimable, en ouvrant mon cœur à l'amitié. Jusqu'alors je

n'avais connu que des sentiments élevés, mais imaginaires.

L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit

tendrement à mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui

des sentiments plus affectueux que ceux que j'avais eus pour mon

frère, et qui ne se sont jamais effacés. C'était un grand garçon

fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que faible de

corps, et qui n'abusait pas trop de la prédilection qu'on avait

pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux,

nos amusements, nos goûts étaient les mêmes: nous étions seuls,

nous étions de même âge, chacun des deux avait besoin d'un

camarade; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir.

Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre

attachement l'un pour l'autre, il était extrême; et non seulement

nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n'imaginions

pas que nous puissions jamais l'être. Tous deux d'un esprit

facile à céder aux caresses, complaisants quand on ne voulait pas

nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur tout. Si, par

la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque

ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avais un

sur lui qui rétablissait l'équilibre. Dans nos études, je lui

soufflais sa leçon quand il hésitait; quand mon thème était fait,

je lui aidais à faire le sien, et, dans nos amusements, mon goût

plus actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux

caractères s'accordaient si bien, et l'amitié qui nous unissait

était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes presque

inséparables, tant à Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes

souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer,

jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et

jamais nous ne portâmes l'un contre l'autre aucune accusation.

Ces remarques sont, si l'on veut, puériles, mais il en résulte

pourtant un exemple peut-être unique depuis qu'il existe des

enfants.

La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien,

qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer

absolument mon caractère. Les sentiments tendres, affectueux,

paisibles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de

notre espèce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je

m'élevais par élans à des mouvements sublimes, mais je retombais

aussitôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchait

était le plus vif de mes désirs. J'étais doux, mon cousin

l'était; ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mêmes. Pendant

deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment

violent. Tout nourrissait dans mon cœur les dispositions qu'il

reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi charmant que

de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me

souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien

ne me troublait plus, quand il m'arrivait d'hésiter, que de voir

sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude

et de peine. Cela seul m'affligeait plus que la honte de manquer

en public, qui m'affectait pourtant extrêmement: car, quoique peu

sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte; et

je puis dire ici que l'attente des réprimandes de mademoiselle

Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la

chagriner.

Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non

plus que son frère; mais comme cette sévérité, presque toujours

juste, n'était jamais emportée, je m'en affligeais et ne m'en

mutinais point. J'étais plus fâché de déplaire que d'être puni,

et le signe du mécontentement m'était plus cruel que la peine

afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais

cependant il le faut. Qu'on changerait de méthode avec la

jeunesse, si l'on voyait mieux les effets éloignés de celle qu'on

emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement! La

grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que

funeste me fait résoudre à le donner.

Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection

d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait

quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand

nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la

menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me

semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai

moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été: et ce

qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna

davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même

toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle

pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le

méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même,

un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de

crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que,

comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du

sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout

paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette

substitution n'était guère à craindre: et si je m'abstenais de

mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher

mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la

bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître,

qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.

Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva

sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en

profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette

seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier,

s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à

son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop.

Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver

quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher

dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me

serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par

la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes

désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela

précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre

naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes

désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais

éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec

un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me

conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les

tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent.

Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un œil

ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait

sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en

faire autant de demoiselles Lambercier.

Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours

persistant et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a

conservé les mœurs honnêtes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si

jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle

que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas seulement des

personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis

longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de

plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, près des

femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu

rougir; et jamais on n'a poussé plus loin que dans ma famille et

devant moi le respect qu'on doit aux enfants. Je ne trouvai pas

moins d'attention chez M. Lambercier sur le même article; et une

fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu

gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non seulement je

n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union

des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que

sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais pour les filles

publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée: je ne pouvais

voir un débauché sans dédain, sans effroi même; car mon aversion

pour la débauche allait jusque-là, depuis qu'allant un jour au

petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des

cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisaient

leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me

revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le

cœur me soulevait à ce seul souvenir.

Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à

retarder les premières explosions d'un tempérament combustible,

furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi

les premières pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que

j'avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes,

je ne savais porter mes désirs que vers l'espèce de volupté qui

m'était connue, sans aller jamais jusqu'à celle qu'on m'avait

rendue haïssable, et qui tenait de si près à l'autre sans que

j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans

mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles

me portaient quelquefois, j'empruntais imaginairement le secours

de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre

usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer.

Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très

ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l'âge de

puberté sans désirer, sans connaître d'autres plaisirs des sens

que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avait très innocemment

donné l'idée; mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait

homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me perdre me

conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir,

s'associa tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des

désirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité

naturelle, m'a toujours rendu très peu entreprenant près des

femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espèce

de jouissance dont l'autre n'était pour moi que le dernier terme

ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par

celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiter et

me taire auprès des personnes que j'aimais le plus. N'osant

jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports

qui m'en conservaient l'idée. Être aux genoux d'une maîtresse

impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander,

étaient pour moi de très douces jouissances; et plus ma vive

imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un amant

transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour n'amène pas

des progrès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu

de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais

je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à-dire

par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon

humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des

sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui,

peut-être avec un peu plus d'effronterie, m'auraient plongé dans

les plus brutales voluptés.

J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le

labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce

qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est

ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi; après ce

que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut

juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que,

dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles

que j'aimais par les fureurs d'une passion qui m'ôtait la faculté

de voir, d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement

convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi

de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus

intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela

ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant

de mon âge, encore fut-ce elle qui en fit la première

proposition.

En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être

sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois

incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec

force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui,

les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines

circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on

n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui

croirait, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de

mon âme fut trempé dans la même source d'où la luxure et la

mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je

viens de parler, on en va voir sortir une impression bien

différente.

J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à

la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes

de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il

s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en

prendre de ce dégât? personne autre que moi n'était entré dans la

chambre. On m'interroge: je nie d'avoir touché le peigne. M. et

mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent,

me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction

était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations,

quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace

à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être.

La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également

dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par

mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon

oncle Bernard: il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre

délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même

exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le

mal même, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on

n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos

pour longtemps.

On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à

plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus

inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il

fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un

enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je

sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure,

et je n'ai pas peur d'être puni derechef pour le même fait; hé

bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que

je n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas

approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on

ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et ne le

puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en

étais innocent.

Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie

ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un

enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours

traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même

l'idée de l'injustice, et qui pour la première fois en éprouve

une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et

qu'il respecte le plus: quel renversement d'idées! quel désordre

de sentiments! quel bouleversement dans son cœur, dans sa

cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis

qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne

me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce

qui se passait alors en moi.

Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien

les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des

autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais,

c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je

n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était

peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le

désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on

avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se

mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire,

à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions

avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos

jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous

nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à

crier cent fois de toute notre force: Carnifex! carnifex!carnifex!

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces

moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille

ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est

resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées

qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce

sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle

consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout

intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au spectacle ou au

récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en

quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait

sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les

subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers

pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr.

Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à

coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je

voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait

le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il

l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai

soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne

l'avoir pas beaucoup renforcé.

Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce

moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens

aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance

s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y

fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le

paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir: c'était en

apparence la même situation, et en effet une tout autre manière

d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne

liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions

plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs: nous étions

moins honteux de mal faire et plus craintifs d'être accusés: nous

commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les

vices de notre âge corrompaient notre innocence et enlaidissaient

nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de

douceur et de simplicité qui va au cœur: elle nous semblait

déserte et sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui

nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits

jardins, nos herbes, nos fleurs.

Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de

joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous

nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle

nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle

Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de

nous quitter.

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de

Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière

agréable par des souvenirs un peu liés: mais depuis qu'ayant

passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces

mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et

se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la

force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie

qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements.

Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul

qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les

circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la

servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle

entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis

que je récitais ma leçon: je vois tout l'arrangement de la

chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main

droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un

grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé

dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient

ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je

sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout

cela, mais j'ai besoin moi de le lui dire. Que n'osé-je lui

raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge,

qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle!

cinq ou six surtout... Composons. Je vous fais grâce des cinq;

mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter

le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon

plaisir.

Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle

du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse

culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de

Sardaigne à son passage: mais celle du noyer de la terrasse est

plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que

spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le

moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en

lui-même, m'alarmait pour une personne que j'aimais comme une

mère, et peut-être plus.

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de

la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de

frémir si vous pouvez!

Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche

en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir

l'après-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner,

M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre

se fit avec solennité: les deux pensionnaires en furent les

parrains; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions

l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit,

pour l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque

jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous

confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très naturelle qu'il

était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau

sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire

sans la partager avec qui que ce fût.

Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule,

et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de

l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux

autour de notre arbre: la difficulté était d'avoir de quoi le

remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait

pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait

absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de

ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela lui

réussit si bien, que nous le vîmes bourgeonner et pousser de

petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en

heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il

ne tarderait pas à nous ombrager.

Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait

incapables de toute application, de toute étude, que nous étions

comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous

tenait de plus court qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal où

l'eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l'attente

de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère

de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre

et nous d'une mort certaine: ce fut de faire par-dessous terre

une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l'eau

dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec

ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris

la pente, que l'eau ne coulait point; la terre s'éboulait et

bouchait la rigole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout

allait de travers. Rien ne nous rebuta: Labor omnia vincit

improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour

donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes

en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la

file, et d'autres posées en angle des deux côtés sur celles-là,

nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous

plantâmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à

claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de

crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le

passage à l'eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de

terre bien foulée; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes

dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de

l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint

enfin: M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à

l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière

lui pour cacher notre arbre, auquel très heureusement il tournait

le dos.

A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que

nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet

aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des

cris de joie qui firent retourner M. Lambercier: et ce fut

dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du

noyer était bonne, et buvait avidement son eau. Frappé de la voir

se partager en deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde,

aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche,

donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches,

et, criant à pleine tête: Un aqueduc! un aqueduc! frappe de

toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au

milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le

bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il

y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé,

sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse: Un aqueduc!

s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!

On croira que l'aventure finit mal pour les petits

architectes; on se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous

dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage

et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même un peu après

rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M.

Lambercier s'entendait de loin: et ce qu'il y eut de plus

étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous

ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un

autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du

premier, en répétant entre nous avec emphase: Un aqueduc! un

aqueduc! Jusque-là j'avais eu des accès d'orgueil par

intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus: ce fut ici mon

premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un

aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec

un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. A

dix ans j'en jugeais mieux que César à trente.

L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte

m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables

projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d'aller à

Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout

le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d'un siècle.

Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que

je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu

d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi:

cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espérance; et je

suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris,

j'y retrouvais mon cher noyer encore en être, je l'arroserais de

mes pleurs.

De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon

oncle, en attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi.

Comme il destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu

de dessin, et lui enseignait les Eléments d'Euclide. J'apprenais

tout cela par compagnie, et j'y pris goût, surtout au dessin.

Cependant on délibérait si l'on me ferait horloger, procureur ou

ministre. J'aimais mieux être ministre, car je trouvais bien beau

de prêcher; mais le petit revenu du bien de ma mère à partager

entre mon frère et moi ne suffisait pas pour pousser mes études.

Comme l'âge où j'étais ne rendait pas ce choix bien pressant

encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant à peu

près mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il était

juste, une assez forte pension.

Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savait

pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu

de soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui

aimait mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation.

On nous laissait presque une liberté entière, dont nous

n'abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions

l'un à l'autre; et, n'étant point tentés de fréquenter les

polissons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes

libertines que l'oisiveté nous pouvait inspirer. J'ai même tort

de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins; et

ce qu'il y avait d'heureux était que tous les amusements dont

nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble

occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de

descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des

volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalètes.

Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-père, pour faire

des montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de

préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver,

enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un

charlatan italien appelé Gamba-Corta; nous allâmes le voir une

fois, et puis nous n'y voulûmes plus aller: mais il avait des

marionnettes, et nous nous mîmes à faire des marionnettes: ses

marionnettes jouaient des manières de comédies, et nous fîmes des

comédies pour les nôtres. Faute de pratique, nous contrefaisions

du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes

comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir

et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la

famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les

comédies, et nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails

ne sont pas fort intéressants, je l'avoue; mais ils montrent à

quel point il fallait que notre première éducation eût été bien

dirigée, pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans

un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous

avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en

négligions même l'occasion. Quand nous allions nous promener,

nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans

songer même à y prendre part. L'amitié remplissait si bien nos

cœurs, qu'il nous suffisait d'être ensemble pour que les plus

simples goûts fissent nos délices.

A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant

plus que mon cousin étant très grand et moi très petit, cela

faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure

effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa

démarche nonchalante, excitaient les enfants à se moquer de lui.

Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna;

et sitôt que nous sortions nous n'entendions que Barnâ Bredanna

tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que

moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits

coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin

me soutenait de son mieux; mais il était faible, d'un coup de

poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant,

quoique j'attrapasse force horions, ce n'était pas à moi qu'on en

voulait, c'était à Barnâ Bredanna: mais j'augmentai tellement le

mal par ma mutine colère, que nous n'osions plus sortir qu'aux

heures où l'on était en classe, de peur d'être hués et suivis par

les écoliers.

Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin

dans les formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus

deux. J'allais de temps en temps voir mon père à Nyon, petite

ville du pays de Vaud, où il s'était établi. Mon père était fort

aimé, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le

peu de séjour que je faisais près de lui, c'était à qui me

fêterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses;

et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On

sent ce que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de

vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre

ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou

pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent rendre

attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de

disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout

mon coeur, ou plutôt de toute ma tête, car je n'étais guère

amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, et que mes

transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scènes à

pâmer de rire.

Je connais deux sortes d'amour très distincts, très réels,

et qui n'ont presque rien de commun, quoique très vifs l'un et

l'autre, et tous deux différents de la tendre amitié. Tout le

cours de ma vie s'est partagé entre ces deux amours de si

diverses natures, et je les ai même éprouvés tous deux à la fois;

car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je

m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si

tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme

approchât d'elle, j'avais avec une petite mademoiselle Goton des

tête-à-tête assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle

daignait faire la maîtresse d'école, et c'était tout: mais ce

tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur

suprême; et sentant déjà le prix du mystère, quoique je n'en

susse user qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui

ne s'en doutait guère, le soin qu'elle prenait de m'employer à

cacher d'autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut

découvert, ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtresse

d'école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer.

C'était en vérité une singulière personne que cette petite

mademoiselle Goton. Sans être belle, elle avait une figure

difficile à oublier, et que je me rappelle encore, souvent

beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout n'étaient pas

de son âge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit

air imposant et fier très propre à son rôle, et qui en avait

occasionné la première idée entre nous. Mais ce qu'elle avait de

plus bizarre était un mélange d'audace et de réserve difficile à

concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes

privautés, sans jamais m'en permettre aucune` avec elle; elle me

traitait exactement en enfant: ce qui me fait croire, ou qu'elle

avait déjà cessé de l'être, ou qu'au contraire elle l'était

encore assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril

auquel elle s'exposait.

J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux

personnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne

m'arrivait jamais de songer à l'autre. Mais du reste rien de

semblable en ce qu'elles me faisaient éprouver. J'aurais passé ma

vie entière avec mademoiselle de Vulson, sans songer à la

quitter; mais en l'abordant ma joie était tranquille et n'allait

pas à l'émotion. Je l'aimais surtout en grande compagnie; les

plaisanteries, les agaceries, les jalousies même m'attachaient,

m'intéressaient; je triomphais avec orgueil de ses préférences

près des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter. J'étais

tourmenté, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements, les

encouragements, les ris m'échauffaient, m'animaient. J'avais des

emportements, des saillies, j'étais transporté d'amour; dans un

cercle, tête à tête j'aurais été contraint, froid, peut-être

ennuyé. Cependant je m'intéressais tendrement à elle, je

souffrais quand elle était malade: j'aurais donné ma santé pour

rétablir la sienne; et notez que je savais très bien par

expérience ce que c'était que maladie, et ce que c'était que

santé. Absent d'elle, j'y pensais, elle me manquait; présent, ses

caresses m'étaient douces au cœur, non aux sens. J'étais

impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandait

que ce qu'elle m'accordait: cependant je n'aurais pu supporter de

lui en voir faire autant à d'autres. Je l'aimais en frère; mais

j'en étais jaloux en amant.

Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en

tigre, si j'avais seulement imaginé qu'elle pût faire à un autre

le même traitement qu'elle m'accordait; car cela même était une

grâce qu'il fallait demander à genoux. J'abordais mademoiselle de

Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble; au lieu qu'en

voyant mademoiselle Goton je ne voyais plus rien, tous mes sens

étaient bouleversés. J'étais familier avec la première sans avoir

de familiarité; au contraire, j'étais aussi tremblant qu'agité

devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je

crois que si j'étais resté trop longtemps avec elle, je n'aurais

pu vivre; les palpitations m'auraient étouffé. Je craignais

également de leur déplaire; mais j'étais plus complaisant pour

l'une et plus obéissant pour l'autre. Pour rien au monde je

n'aurais voulu fâcher mademoiselle de Vulson; mais si

mademoiselle Goton m'eût ordonné de me jeter dans les flammes, je

crois qu'à l'instant j'aurais obéi.

Mes amours, ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci,

durèrent peu, très heureusement pour elle et pour moi. Quoique

mes liaisons avec mademoiselle de Vulson n'eussent pas le même

danger, elles ne laissèrent pas d'avoir aussi leur catastrophe,

après avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de tout cela

devaient toujours avoir l'air un peu romanesque, et donner prise

aux exclamations. Quoique mon commerce avec mademoiselle de

Vulson fût moins vif, il était plus attachant peut-être. Nos

séparations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est

singulier dans quel vide accablant je me sentais plongé après

l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que d'elle, ni penser qu'à

elle: mes regrets étaient vrais et vifs; mais je crois qu'au fond

ces héroïques regrets n'étaient pas tous pour elle, et que, sans

que je m'en aperçusse, les amusements dont elle était le centre y

avaient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l'absence,

nous nous écrivions des lettres d'un pathétique à faire fendre

les rochers. Enfin, j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir,

et qu'elle vint me voir à Genève. Pour le coup la tête acheva de

me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta.

Quand elle partit, je voulais me jeter dans l'eau après elle, et

je fis longtemps retentir l'air de mes cris. Huit jours après,

elle m'envoya des bonbons et des gants; ce qui m'eût paru fort

galant, si je n'eusse appris en même temps qu'elle était mariée,

et que ce voyage dont il lui avait plu de me faire honneur était

pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur;

elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus

revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible

punition. Elle n'en mourut pas cependant; car vingt ans après,

étant allé voir mon père et me promenant avec lui sur le lac, je

demandai qui étaient des dames que je voyais dans un bateau peu

loin du nôtre. Comment! me dit mon père en souriant, le cœur ne

te le dit pas? ce sont tes anciennes amours: c'est madame

Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à ce nom

presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne

jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma

revanche, que ce fût la peine d'être parjure, et de renouveler

une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.

Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon

enfance avant qu'on eût décidé de ma destination. Après de

longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on

prit enfin le parti pour lequel j'en avais le moins, et l'on me

mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous

lui, comme disait M. Bernard, l'utile métier de grapignan. Ce

surnom me déplaisait souverainement; l'espoir de gagner force

écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine;

l'occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduité,

l'assujettissement, achevèrent de m'en rebuter, et je n'entrais

jamais au greffe qu'avec une horreur qui croissait de jour en

jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitait

avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma

bêtise; me répétant tous les jours que mon oncle l'avait assuré

que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne

savais rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne

lui avait donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe

ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les

clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime.

Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage,

non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains

du greffier m'avaient extrêmement humilié, et j'obéis sans

murmure. Mon maître, M. Ducommun, était un jeune homme rustre et

violent, qui vint à bout, en très peu de temps, de ternir tout

l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et

de me réduire, par l'esprit ainsi que par la fortune, à mon

véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon

histoire, tout fut pour longtemps oublié; je ne me souvenais pas

même qu'il y eût eu des Romains au monde. Mon père, quand je

l'allais voir, ne trouvait plus en moi son idole; je n'étais plus

pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentais si bien

moi-même que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus

reconnu en moi leur élève, que j'eus honte de me représenter à

eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus

vils, la plus basse polissonnerie succédèrent à mes aimables

amusements, sans m'en laisser même la moindre idée. Il faut que,

malgré l'éducation la plus honnête, j'eusse un grand penchant à

dégénérer; car cela se fit très rapidement sans la moindre peine,

et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.

Le métier ne me déplaisait pas en lui-même: j'avais un goût

vif pour le dessin, le jeu du burin m'amusait assez; et comme le

talent du graveur pour l'horlogerie est très borné, j'avais

l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu

peut-être, si la brutalité de mon maître et la gêne excessive ne

m'avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour

l'employer en occupations du même genre, mais qui avaient pour

moi l'attrait de la liberté. Je gravais des espèces de médailles

pour nous servir, à moi et à mes camarades, d'ordre de

chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande, et

me roua de coups, disant que je m'exerçais à faire de la fausse

monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la

République. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idée de la

fausse monnaie, et très peu de la véritable; je savais mieux

comment se faisaient les as romains que nos pièces de trois sous.

La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable

le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que

j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien

ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance

filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements

que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et

honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que

pour l'effronterie; mais j'avais joui d'une liberté honnête, qui

seulement s'était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit

enfin tout à fait. J'étais hardi chez mon père, libre chez M.

Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon

maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une

égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à

ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir

un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un désir que je ne

témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur

mes lèvres: qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison

où je n'osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table

au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n'y avais

rien à faire; où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais

qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi

seul; où l'image de la liberté du maître et des compagnons

augmentait le poids de mon assujettissement; où, dans les

disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la

bouche; où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon cœur un

objet de convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout.

Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis, souvent

dans mes fautes, m'avaient fait échapper au châtiment. Je ne puis

me rappeler sans rire qu'un soir chez mon père, étant condamné

pour quelque espièglerie à m'aller coucher sans souper, et

passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et

flairai le rôti tournant à la broche. On était autour du feu: il

fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite,

lorgnant du coin de l'œil ce rôti, qui avait si bonne mine et

qui sentait si bon, je ne pus m'abstenir de lui faire aussi la

révérence, et de lui dire d'un ton piteux: Adieu, rôti! Cette

saillie de naïveté parut si plaisante, qu'on me fit rester à

souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître,

mais il est sûr qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je

n'aurais osé m'y livrer.

Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à me cacher,

à dissimuler, à mentir, et à dérober enfin; fantaisie qui

jusqu'alors ne m'était pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors

bien me guérir. La convoitise et l'impuissance mènent toujours

là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi

tous les apprentis doivent l'être: mais dans un état égal et

tranquille, où tout ce qu'ils voient est à leur portée, ces

derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N'ayant pas

eu le même avantage, je n'en ai pu tirer le même profit.

Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui

font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les

privations et les tentations continuelles, j'avais demeuré plus

d'un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre,

pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de

complaisance, mais il ouvrit la porte à d'autres qui n'avaient

pas une si louable fin.

Il y avait chez mon maître un compagnon appelé M. Verrat,

dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné

qui produisait de très belles asperges. Il prit envie à M.

Verrat, qui n'avait pas beaucoup d'argent, de voler à sa mère des

asperges dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques

bons déjeuners. Comme il ne voulait pas s'exposer lui-même, et

qu'il n'était pas fort ingambe, il me choisit pour cette

expédition. Après quelques cajoleries préliminaires, qui me

gagnèrent d'autant mieux que je n'en voyais pas le but, il me la

proposa comme une idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai

beaucoup; il insista. Je n'ai jamais pu résister aux caresses; je

me rendis. J'allais tous les matins moissonner les plus belles

asperges: je les portais au Molard, où quelque bonne femme, qui

voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir à

meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenais ce qu'elle voulait

me donner; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait

promptement en un déjeuner dont j'étais le pourvoyeur, et qu'il

partageait avec un autre camarade; car pour moi, très content

d'en avoir quelques bribes, je ne touchais pas même à leur vin.

Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu'il me vînt même

à l'esprit de voler le voleur, et de dîmer sur M. Verrat le

produit de ses asperges. J'exécutais ma friponnerie avec la plus

grande fidélité; mon seul motif était de complaire à celui qui me

la faisait faire. Cependant si j'eusse été surpris, que de coups,

que d'injures, quels traitements cruels n'eussé-je point essuyés,

tandis que le misérable, en me démentant, eut été cru sur sa

parole, et moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu

qu'il était compagnon, et que je n'étais qu'apprenti! Voilà

comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du

faible innocent.

J'appris ainsi qu'il n'était pas si terrible de voler que je

l'avais cru; et je tirai bientôt si bon parti de ma science, que

rien de ce que je convoitais n'était à ma portée en sûreté. Je

n'étais pas absolument mal nourri chez mon maître, et la sobriété

ne m'était pénible qu'en la lui voyant si mal garder. L'usage de

faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les

tente le plus me paraît très bien entendu pour les rendre aussi

friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre;

et je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort

mal quand j'étais surpris.

Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la

fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces

pommes étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie

élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul

dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin

des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher.

J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait

atteindre: elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre

petite broche qui servait pour le menu gibier; car mon maître

aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès; enfin je

sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai très

doucement: déjà la pomme touchait à la jalousie, j'étais prêt à

la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme était trop grosse, elle

ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en

usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la

broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une

latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins

à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l'une après

l'autre: mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombèrent

toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon

affliction.

Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de

temps. Je craignais d'être surpris; je renvoie au lendemain une

tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi

tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux

témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.

Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un

nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je

l'ajuste; j'étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne

dormait pas: tout à coup la porte de la dépense s'ouvre; mon

maître en sort, croise les bras, me regarde, et me dit:

Courage!... La plume me tombe des mains.

Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y

devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de

compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au

lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition,

je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais

que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'être. Je

trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et

constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la

partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le

soin de l'autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler

plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais: Qu'en

arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait pour

l'être.

J'aime à manger, sans être avide; je suis sensuel, et non

pas gourmand. Trop d'autres goûts me distraient de celui-là. Je

ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon cœur était

oisif; et cela m'est si rarement arrivé dans ma vie, que je n'ai

guère eu le temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je

ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible; je

l'étendis bientôt à tout ce qui me tentait; et si je ne devins

pas un voleur en forme, c'est que je n'ai jamais été beaucoup

tenté d'argent. Dans le cabinet commun mon maître avait un autre

cabinet à part, qui fermait à clef: je trouvai le moyen d'en

ouvrir la porte et de la refermer sans qu'il y parût. Là je

mettais à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins,

ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu'il affectait

d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols étaient bien innocents,

puisqu'ils n'étaient faits que pour être employés à son service:

mais j'étais transporté de joie d'avoir ces bagatelles en mon

pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du

reste, il y avait dans des boîtes des recoupes d'or et d'argent,

de petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie. Quand

j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche, c'était beaucoup:

cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens

pas même d'y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise: je le

voyais avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette

horreur du vol de l'argent et de ce qui en produit me venait en

grande partie de l'éducation. Il se mêlait à cela des idées

secrètes d'infamie, de prison, de châtiment, de potence, qui

m'auraient fait frémir si j'avais été tenté; au lieu que mes

tours ne me semblaient que des espiègleries, et n'étaient pas

autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que d'être bien

étrillé par mon maître, et d'avance je m'arrangeais là-dessus.

Mais, encore une fois, je ne convoitais pas même assez pour

avoir à m'abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule

feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l'argent

pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des

singularités de mon caractère; elle a eu tant d'influence sur ma

conduite qu'il importe de l'expliquer.

J'ai des passions très ardentes, et tandis qu'elles

m'agitent rien n'égale mon impétuosité; je ne connais plus ni

ménagements, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je suis

cynique, effronté, violent, intrépide: il n'y a ni honte qui

m'arrête, ni danger qui m'effraie: hors le seul objet qui

m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne

dure qu'un moment, et le moment qui suit me jette dans

l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence

et la timidité mêmes; tout m'effarouche, tout me rebute; une

mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire,

épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel

point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels.

S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne

sais que dire; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je

me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire;

mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du

tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé

de parler.

Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en

choses qui s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et

l'argent les empoisonne tous. J'aime, par exemple, ceux de la

table; mais, ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie

ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami;

car seul, cela ne m'est pas possible: mon imagination s'occupe

alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon

sang allumé me demande des femmes, mon cœur ému me demande

encore plus de l'amour. Des femmes à prix d'argent perdraient

pour moi tous leurs charmes; je doute même s'il serait en moi

d'en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée;

s'ils ne sont gratuits, je les trouve insipides. J'aime les seuls

biens qui ne sont à personne qu'au premier qui sait les goûter.

Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on

la trouve. Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode: il

n'est bon à rien par lui-même, il faut le transformer pour en

jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien

payer, être mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa

qualité: avec mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise.

J'achète cher un œuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est

vert; une fille, elle est gâtée. J'aime le bon vin, mais où en

prendre? Chez un marchand de vin? comme que je fasse, il

m'empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi? que de soins,

que d'embarras! avoir des amis, des correspondants, donner des

commissions, écrire, aller, venir, attendre; et souvent au bout

être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains

plus que je n'aime le bon vin.

Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis

sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de

la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je

crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit

gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de

l'œil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois

jeunes gens tout près de là me regardent; un homme qui me connaît

est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille: n'est-ce

point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille

illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma

connaissance; partout je suis intimidé, retenu par quelque

obstacle; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme

un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la

satisfaire, et n'ayant osé rien acheter.

J'entrerais dans les plus insipides détails, si je suivais

dans l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres,

l'embarras, la honte, la répugnance, les inconvénients, les

dégoûts de toute espèce que j'ai toujours éprouvés. A mesure

qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon

humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui

dire.

Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues

contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec

le plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si

peu commode, que je ne m'avise pas même de désirer celui que je

n'ai pas, et que quand j'en ai je le garde longtemps sans le

dépenser, faute de savoir l'employer à ma fantaisie: mais

l'occasion commode et agréable se présente-t-elle, j'en profite

si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du

reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de

dépenser pour l'ostentation; tout au contraire, je dépense en

secret et pour le plaisir: loin de me faire gloire de dépenser,

je m'en cache. Je sens si bien que l'argent n'est pas à mon

usage, que je suis presque honteux d'en avoir, encore plus de

m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre

commodément, je n'aurais point été tenté d'être avare, j'en suis

très sûr; je dépenserais tout mon revenu sans chercher à

l'augmenter: mais ma situation précaire me tient en crainte.

J'adore la liberté; j'abhorre la gêne, la peine,

l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma

bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer

pour en trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur;

mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on

possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse

est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne

convoite rien.

Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir

d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir: et ma dissipation n'est

encore que paresse; quand l'occasion de dépenser agréablement se

présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté

de l'argent que des choses, parce qu'entre l'argent et la

possession désirée il y a toujours un intermédiaire; au lieu

qu'entre la chose même et sa jouissance il n'y en a point. Je

vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de

l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai donc été fripon, et

quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent, et

que j'aime mieux prendre que demander: mais, petit ou grand, je

ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à personne;

hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept

livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'être contée, car il

s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bêtise, que

j'aurais peine moi-même à croire s'il regardait un autre que moi.

C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au

Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde,

et me dit: Allons à l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il

prend deux billets d'amphithéâtre, m'en donne un, et passe le

premier avec l'autre: je le suis, il entre. En entrant après lui,

je trouve la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde

debout; je juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule,

ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis

perdu. Je sors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, et

je m'en vais, sans songer qu'à peine avais-je atteint la porte

que tout le monde était assis, et qu'alors M. de Francueil voyait

clairement que je n'y étais plus.

Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce

trait-là, je le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une

espèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs

actions. Ce n'était pas précisément voler cet argent; c'était en

voler l'emploi: moins c'était un vol, plus c'était une infamie.

Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes

les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de

la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant

en prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en

prendre tout à fait les goûts. Je m'ennuyais des amusements de

mes camarades; et quand la trop grande gêne m'eut aussi rebuté du

travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la

lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises

sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de

nouveaux châtiments. Ce goût irrité par la contrainte devint

passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres,

m'en fournissait de toute espèce. Bons et mauvais, tout passait;

je ne choisissais point: je lisais tout avec une égale avidité.

Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes messages, je

lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entières; la

tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon

maître m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes

livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les

fenêtres! que d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu!

Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui donnais mes

chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes

tous les dimanches lui étaient régulièrement portés.

Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est

vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité.

Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que

lire, je ne volais plus. C'est encore ici une de mes différences

caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être, un rien

me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne: et alors

tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui

m'occupe. Le cœur me battait d'impatience de feuilleter le

nouveau livre que j'avais dans la poche; je le tirais aussitôt

que j'étais seul, et ne songeais plus à fouiller le cabinet de

mon maître. J'ai même peine à croire que j'eusse volé, quand même

j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent,

il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour

l'avenir. La Tribu me faisait crédit: les avances étaient

petites; et quand j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus

à rien. L'argent qui me venait naturellement passait de même à

cette femme; et quand elle devenait pressante, rien n'était plus

tôt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance était

trop de prévoyance, et voler pour payer n'était pas même une

tentation.

A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal

choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête

commençait à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou.

Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et

fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux:

non que la Tribu, femme à tous égards très accommodante, se fît

un scrupule de m'en prêter; mais, pour les faire valoir, elle me

les nommait avec un air de mystère qui me forçait précisément à

les refuser, tant par dégoût que par honte; et le hasard seconda

si bien mon humeur pudique, que j'avais plus de trente ans avant

que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres

qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on

ne peut les lire que d'une main.

En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et

alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri

de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et

même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent

mauvaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus

nobles que ceux que m'avait donnés mon état; dégoûté de tout ce

qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui

m'aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon

cœur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une

jouissance dont je ne savais pas même imaginer l'objet. J'étais

aussi loin du véritable que si je n'avais point eu de sexe; et

déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies,

mais je ne voyais rien au delà. Dans cette étrange situation, mon

inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et

calma ma naissante sensualité: ce fut de se nourrir des

situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les

rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier

tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que

je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon

mon goût; enfin que l'état fictif où je venais à bout de me

mettre me fît oublier mon état réel, dont j'étais si mécontent.

Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en

occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m'entourait, et

déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté

depuis ce temps-là. On verra plus d'une fois dans la suite les

bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre

en apparence, mais qui vient en effet d'un cœur trop affectueux,

trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui

lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me

suffit, quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la première

cause d'un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui,

les contenant par elles-mêmes, m'a toujours rendu paresseux à

faire, par trop d'ardeur à désirer.

J'atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de

tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge,

dévoré de désirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de

larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement

mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les

dimanches, mes camarades venaient me chercher après le prêche

pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé

si j'avais pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'étais

plus ardent et j'allais plus loin qu'aucun autre; difficile à

ébranler et à retenir. Ce fut là de tout temps ma disposition

constante. Dans nos promenades hors de la ville, j'allais

toujours en avant sans songer au retour, à moins que d'autres n'y

songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent

fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité

comme on s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel

accueil pour la troisième, que je résolus de ne m'y pas exposer.

Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance

fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Minutoli,

qui fermait toujours la porte où il était de garde une demi-heure

avant les autres. Je revenais avec deux camarades. A demi-lieue

de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas;

j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes: j'arrive

essoufflé, tout en nage; le cœur me bat: je vois de loin les

soldats à leur poste; j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il

était trop tard. A vingt pas de l'avancée je vois lever le

premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles,

sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment

commençait pour moi.

Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur les

glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur,

prirent à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce

fut d'une autre manière. Sur le lieu même je jurai de ne

retourner jamais chez mon maître; et le lendemain, quand à

l'heure de la découverte ils rentrèrent en ville, je leur dis

adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon

cousin Bernard de la résolution que j'avais prise, et du lieu où

il pourrait me voir encore une fois.

A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je

le vis moins; toutefois, durant quelque temps nous nous

rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit

d'autres habitudes, et nous nous vîmes plus rarement. Je suis

persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il

était, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n'étais

plus qu'un enfant de Saint-Gervais. Il n'y avait plus entre nous

d'égalité, malgré la naissance; c'était déroger que de me

fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent point tout à fait

entre nous; et comme c'était un garçon d'un bon naturel, il

suivait quelquefois son cœur malgré les leçons de sa mère.

Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader

ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque

agrément dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient

me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée,

dont j'étais fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin, où le

besoin m'en fit défaire, et où je me la passai, comme on dit, au

travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la manière dont il

se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis

persuadé qu'il suivit les instructions de sa mère, et peut-être

de son père, car il n'est pas possible que de lui-même il n'eût

fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eût tenté de me

suivre: mais point. Il m'encouragea dans mon dessein plutôt qu'il

ne m'en détourna: puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta

sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni

revus. C'est dommage: il était d'un caractère essentiellement

bon; nous étions faits pour nous aimer.

Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me

permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait

naturellement, si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur

maître. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre

à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon

artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à Genève

celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une

subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût

borné mon ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un

loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu

dans ma sphère sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une

imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les

états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à

mon gré de l'un à l'autre, il m'importait peu dans lequel je

fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j'étais

au premier château en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y

établir. De cela seul il suivait que l'état le plus simple, celui

qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait

l'esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux; et

c'était précisément le mien. J'aurais passé dans le sein de ma

religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie

paisible et douce, telle qu'il la fallait à mon caractère, dans

l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon

cœur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de

famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais

aimé mon état, je l'aurais honoré peut-être; et, après avoir

passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais

mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié sans

doute, j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se

serait souvenu de moi.

Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah!

n'anticipons point sur les misères de ma vie; je n'occuperai que

trop mes lecteurs de ce triste sujet.

 

LIVRE SECOND

 

1728-1731

 

Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir

m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut

charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes

appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait

sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux

horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans

l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les

tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux,

les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug

bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir;

c'était là ce que j'allais faire, c'était la perspective que

j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était

différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le

seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je

croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n'avais qu'à

m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec

sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite allait le

remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors,

des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses

empressées à me plaire: en me montrant j'allais occuper de moi

l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en

dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une

société charmante me suffisait, sans m'embarrasser du reste. Ma

modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais

délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul

château bornait mon ambition: favori du seigneur et de la dame,

amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins,

j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage.

En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours

autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance,

qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des

urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop

bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler

faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de la

supériorité.

A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à

Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé

s'appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la

République, me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment

étaient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller.

J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de

l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et

me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des

arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez

qui l'on dînait si bien valaient tout au moins nos ministres.

J'étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout

gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon convive pour être

si bon théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent,

argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de

fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je

ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont j'usais, on

m'aurait cru faux. On se fût trompé; je n'étais qu'honnête, cela

est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n'est pas

toujours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout dans

les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous

attache à lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est

pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le

bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me

bien traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien

propre. Mon jeune cœur se disait cela. J'étais touché de

reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma

supériorité, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son

hospitalité. Il n'y avait point de motif hypocrite à cette

conduite: je ne songeais point à changer de religion; et, bien

loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne

l'envisageais qu'avec une horreur qui devait l'écarter de moi

pour longtemps: je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me

caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur

bienveillance, et leur laisser l'espoir du succès, en paraissant

moins armé que je ne l'étais en effet. Ma faute en cela

ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes, qui

quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien

permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne

veulent tenir.

La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient

assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m'éloignât de ma

perte où je courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce

qu'aurait fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux.

Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'était

assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'était un dévot

qui ne connaissait d'autre vertu que d'adorer les images et de

dire le rosaire; une espèce de missionnaire qui n'imaginait rien

de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles

contre les ministres de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez

moi, il profita du désir que j'avais de m'en éloigner, pour me

mettre hors d'état d'y retourner quand même il m'en prendrait

envie. Il y avait tout à parier qu'il m'envoyait périr de misère,

ou devenir un vaurien. Ce n'était point là ce qu'il voyait. Il

voyait une âme ôtée à l'hérésie et rendue à l'Église. Honnête

homme ou vaurien, qu'importait cela, pourvu que j'allasse à la

messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser

soit particulière aux catholiques, elle est celle de toute

religion dogmatique où l'on fait l'essentiel, non de faire, mais

de croire.

Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre: allez à Annecy;

vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les

bienfaits du roi mettent en état de retirer d'autres âmes de

l'erreur dont elle est sortie elle-même. Il s'agissait de madame

de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçaient en effet

de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi, une

pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne.

Je me sentais fort humilié d'avoir besoin d'une bonne dame bien

charitable. J'aimais fort qu'on me donnât mon nécessaire, mais

non pas qu'on me fît la charité; et une dévote n'était pas pour

moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la

faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et

d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je

pars pour Annecy. J'y pouvais être aisément en un jour; mais je

ne me pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un château à

droite ou à gauche, sans aller chercher l'aventure que j'étais

sûr qui m'y attendait. Je n'osais entrer dans le château ni

heurter, car j'étais fort timide; mais je chantais sous la

fenêtre qui avait le plus d'apparence, fort surpris, après m'être

longtemps époumoné, de ne voir paraître ni dames ni demoiselles

qu'attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que

j'en savais d'admirables que mes camarades m'avaient apprises, et

que je chantais admirablement.

J'arrive enfin: je vois madame de Warens. Cette époque de ma

vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer

légèrement. J'étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce

qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite

taille, j'avais un joli pied, une jambe fine, l'air dégagé, la

physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les

cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui

lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé.

Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il

ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus

temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge

celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte

de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné,

n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières;

et mes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à

m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquais.

Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je

pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style

d'orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions

d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la

bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de

Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible

audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle

venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des

Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je

l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai

souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers.

Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place!

que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque

aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait

approcher qu'à genoux.

C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à

main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à

gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des

cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, madame de Warens se

retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m'étais figuré

une vieille dévote bien rechignée; la bonne dame de M. de

Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un

visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un

teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien

n'échappa au rapide coup d'œil du jeune prosélyte; car je devins

à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels

missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend

en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante,

l'ouvre, jette un coup d'œil sur celle de M. de Pontverre,

revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût

relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps

d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit

tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage

en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez

chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la

messe j'irai causer avec vous.

Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de

Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud.

Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys,

fils aîné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne

produisit point d'enfants, n'ayant pas trop réussi, madame de

Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que

le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se

jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa

famille et son pays par une étourderie assez semblable à la

mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi,

qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa

protection, lui donna une pension de quinze cents livres de

Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue;

et, voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il

l'envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où,

sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire

de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.

Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle

en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait

de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans

la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle

encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant

et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche

à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu

commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait

très piquante. Elle était petite de stature, courte même, et

ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité; mais il

était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein,

de plus belles mains et de plus beaux bras.

Son éducation avait été fort mêlée: elle avait ainsi que moi

perdu sa mère dès sa naissance; et, recevant indifféremment des

instructions comme elles s'étaient présentées, elle avait appris

un peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses

maîtres, et beaucoup de ses amants, surtout d'un M. de Tavel,

qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la personne

qu'il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns

aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit empêcha que ses

diverses études n'étendissent la justesse naturelle de son

esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques principes de philosophie

et de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son

père avait pour la médecine empirique et pour l'alchimie: elle

faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des magistères;

elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de

sa faiblesse, s'emparèrent d'elle, l'obsédèrent, la ruinèrent, et

consumèrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit,

ses talents et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices

des meilleures sociétés.

Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal

dirigée pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent

cœur fut à l'épreuve et demeura toujours le même: son caractère

aimant et doux, sa sensibilité pour les malheureux, son

inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche, ne

s'altérèrent jamais; et même, aux approches de la vieillesse,

dans le sein de l'indigence, des maux, des calamités diverses, la

sérénité de sa belle âme lui conserva jusqu'à la fin de sa vie

toute la gaieté de ses plus beaux jours.

Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable

qui voulait sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des

intrigues de femmes qu'il lui fallait, c'était des entreprises à

faire et à diriger. Elle était née pour les grandes affaires. A

sa place, madame de Longueville n'eût été qu'une tracassière; à

la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l'État. Ses

talents ont été déplacés; et ce qui eût fait sa gloire dans une

situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu.

Dans les choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours

son plan dans sa tête et voyait toujours son objet en grand. Cela

faisait qu'employant des moyens proportionnés à ses vues plus

qu'à ses forces, elle échouait par la faute des autres; et son

projet venant à manquer, elle était ruinée où d'autres n'auraient

presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de

maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique,

en l'empêchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle

en était tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur

petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un

esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de

nouveaux systèmes, avait besoin de liberté pour s'y livrer. Le

bon évêque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales,

lui ressemblait sur bien des points; et madame de Warens, qu'il

appelait sa fille, et qui ressemblait à madame de Chantal sur

beaucoup d'autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite,

si son goût ne l'eût détournée de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne

fut point manque de zèle si cette aimable femme ne se livra pas

aux menues pratiques de dévotion qui semblaient convenir à une

nouvelle convertie vivant sous la direction d'un prélat. Quel

qu'eût été le motif de son changement de religion, elle fut

sincère dans celle qu'elle avait embrassée. Elle a pu se repentir

d'avoir commis la faute, mais non pas désirer d'en revenir. Elle

n'est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de

bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond

de son âme, que c'était uniquement par aversion pour les

simagrées qu'elle ne faisait point en public la dévote. Elle

avait une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce

n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai

d'autres occasions d'en parler.

Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s'ils

peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du

premier regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus

vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s'est

jamais démentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût

véritablement de l'amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à

qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion

fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu'elle

inspire le moins, la paix du cœur, le calme, la sérénité, la

sécurité, l'assurance? Comment, en approchant pour la première

fois d'une femme aimable, polie, éblouissante, d'une dame d'un

état supérieur au mien, dont je n'avais jamais abordé la

pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par

l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendrait; comment,

dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l'instant aussi libre,

aussi à mon aise que si j'eusse été parfaitement sûr de lui

plaire. Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timidité,

de gêne. Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu

le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier

instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier

que j'avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l'eut

rendu naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en

avais; mais sans inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au

moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé? C'est une

question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'esprit de lui faire

une fois en ma vie que de me demander à moi-même si je m'aimais;

et jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut

certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour

cette charmante femme, et l'on y trouvera dans la suite des

bizarreries auxquelles on ne s'attend pas.

Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer

plus à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de

ma vie où j'eusse manqué d'appétit; et sa femme de chambre, qui

nous servait, dit aussi que j'étais le premier voyageur de mon

âge et de mon étoffe qu'elle en eût vu manquer. Cette remarque,

qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa maîtresse, tombait un

peu à plomb sur un gros manant qui dînait avec nous, et qui

dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour

moi, j'étais dans un ravissement qui ne me permettait pas de

manger. Mon cœur se nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont

il occupait tout mon être; il ne me laissait des esprits pour

nulle autre fonction.

Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite

histoire: je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais

perdu chez mon maître. Plus j'intéressais cette excellente âme en

ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j'allais m'exposer.

Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard,

dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter à retourner à Genève;

dans sa position c'eût été un crime de lèse-catholicité, et elle

n'ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses

discours étaient pesés. Mais elle me parlait d'un ton si touchant

de l'affliction de mon père, qu'on voyait bien qu'elle eût

approuvé que j'allasse le consoler. Elle ne savait pas combien

sans y songer elle plaidait contre elle-même. Outre que ma

résolution était prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la

trouvais éloquente, persuasive, plus ses discours m'allaient au

cœur, et moins je pouvais me résoudre à me détacher d'elle. Je

sentais que retourner à Genève était mettre entre elle et moi une

barrière presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche

que j'avais faite, et à laquelle mieux valait me tenir tout d'un

coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, voyant ses efforts

inutiles, ne les poussa pas jusqu'à se compromettre; mais elle me

dit avec un regard de commisération: Pauvre petit, tu dois aller

où Dieu t'appelle; mais quand tu seras grand, tu te souviendras

de moi. Je crois qu'elle ne pensait pas elle-même que cette

prédiction s'accomplirait si cruellement.

La difficulté restait tout entière. Comment subsister si

jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage,

j'étais bien loin de savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je

n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des

arts. Le manant qui dînait pour nous, forcé de faire une pause

pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du

ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté

contraire: c'était que j'allasse à Turin, où, dans un hospice

établi pour l'instruction des catéchumènes, j'aurais, dit-il, la

vie temporelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein

de l'Église je trouvasse, par la charité des bonnes âmes, une

place qui me convînt. A l'égard des frais du voyage, continua mon

homme, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque ne manquera pas, si

madame lui propose cette sainte œuvre, de vouloir charitablement

y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il

en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sûrement d'y

contribuer aussi.

Je trouvais toutes ces charités bien dures: j'avais le cœur

serré, je ne disais rien; et madame de Warens, sans saisir ce

projet avec autant d'ardeur qu'il était offert, se contenta de

répondre que chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir,

et qu'elle en parlerait à monseigneur: mais mon diable d'homme,

qui craignait qu'elle n'en parlât pas à son gré, et qui avait son

petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumôniers,

et emboucha si bien les bons prêtres, que quand madame de Warens,

qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler à l'évêque,

elle trouva que c'était une affaire arrangée, et il lui remit à

l'instant l'argent destiné pour mon petit viatique. Elle n'osa

insister pour me faire rester: j'approchais d'un âge où une femme

du sien ne pouvait décemment vouloir retenir un jeune homme

auprès d'elle.

Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenaient soin de

moi, il fallut bien me soumettre, et c'est même ce que je fis

sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que

Genève, je jugeai qu'étant la capitale, elle avait avec Annecy

des relations plus étroites qu'une ville étrangère d'État et de

Religion: et puis, partant pour obéir à madame de Warens, je me

regardais comme vivant toujours sous sa direction: c'était plus

que vivre à son voisinage. Enfin l'idée d'un grand voyage

flattait ma manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer.

Il me paraissait beau de passer les monts à mon âge, et de

m'élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des

Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne résiste

guère: je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir

dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confié et recommandé.

Ma bourse leur fut remise, renforcée par madame de Warens, qui de

plus me donna secrètement un petit pécule auquel elle joignit

d'amples instructions; et nous partîmes le mercredi saint.

Le lendemain de mon départ d'Annecy, mon père y arriva,

courant à ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui,

homme d'esprit, bel esprit même, qui faisait des vers mieux que

la Motte, et parlait presque aussi bien que lui; de plus,

parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée

n'aboutit qu'à faire un de ses fils comédien.

Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentèrent de

pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de

m'atteindre, comme ils l'auraient pu facilement, étant à cheval

et moi à pied. La même chose était arrivée à mon oncle Bernard.

Il était venu à Confignon; et de là, sachant que j'étais à

Annecy, il s'en retourna à Genève. Il semblait que mes proches

conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui

m'attendait. Mon frère s'était perdu par une semblable

négligence, et si bien perdu, qu'on n'a jamais su ce qu'il était

devenu.

Mon père n'était pas seulement un homme d'honneur, c'était

un homme d'une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes

qui font les grandes vertus; de plus, il était bon père, surtout

pour moi. Il m'aimait très tendrement; mais il aimait aussi ses

plaisirs, et d'autres goûts avaient un peu attiédi l'affection

paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s'était remarié à

Nyon; et quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des

frères, elle avait des parents: cela faisait une autre famille,

d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si

souvent mon souvenir. Mon père vieillissait, et n'avait aucun

bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frère et moi,

quelque bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon

père durant notre éloignement. Cette idée ne s'offrait pas à lui

directement, et ne l'empêchait pas de faire son devoir; mais elle

agissait sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-même, et

ralentissait quelquefois son zèle, qu'il eût poussé plus loin

sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur

mes traces, il ne me suivit pas jusqu'à Chambéri, où il était

moralement sûr de m'atteindre. Voilà pourquoi encore, l'étant

allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des

caresses de père, mais sans grands efforts pour me retenir.

Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu la

tendresse et la vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-même

qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J'en ai

tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage

dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs

en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien

dans le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque

sincère amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tôt ou tard

sans s'en apercevoir; et l'on devient injuste et méchant dans le

fait, sans avoir cessé d'être juste et bon dans l'âme.

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et

mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est

une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus

fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a

imputé de vouloir être original et faire autrement que les

autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les

autres ni autrement qu'eux. Je désirais sincèrement de faire ce

qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations

qui me donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre

homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire,

du mal de cet homme-là.

Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans

son testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai

que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament

de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit:

maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne m'y

oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement:

cela peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j'ai le

malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout à

perdre, et que je n'ai rien à gagner.

C'est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment

assortie au cœur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de

sa profonde solidité, et je l'ai retournée de différentes

manières dans tous mes derniers écrits; mais le public, qui est

frivole, ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette

entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose

de donner dans la suite de l'Émile un exemple si charmant et si

frappant de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d'y

faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur;

il est temps de reprendre ma route.

Je la fis plus agréablement que je n'aurais dû m'y attendre,

et mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était

un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs

grisonnants, l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant

bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers,

faute d'en savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d'établir à

Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n'avait

pas manqué de donner dans le projet, et c'était pour tâcher de le

faire agréer au ministre, qu'il faisait, bien défrayé, le voyage

de Turin. Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant

toujours avec les prêtres; et, faisant l'empressé pour les

servir, il avait pris à leur école un certain jargon dévot dont

il usait sans cesse, se piquant d'être un grand prédicateur. Il

savait même un passage latin de la Bible; et c'était comme s'il

en avait su mille, parce qu'il le répétait mille fois le jour. Du

reste, manquant rarement d'argent quand il en savait dans la

bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui,

débitant d'un ton de racoleur ses capucinades, ressemblait à

l'ermite Pierre, prêchant la croisade le sabre au côté.

Pour madame Sabran son épouse, c'était une assez bonne

femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais

toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m'éveillaient

souvent, et m'auraient éveillé bien davantage si j'en avais

compris le sujet. Mais je ne m'en doutais pas même, et j'étais

sur ce chapitre d'une bêtise qui a laissé à la seule nature tout

le soin de mon instruction.

Je m'acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa

sémillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage: j'étais

dans la plus heureuse situation de corps et d'esprit où j'aie été

de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de

confiance en moi et aux autres, j'étais dans ce court mais

précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour

ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à

nos yeux la nature entière du charme de notre existence. Ma douce

inquiétude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait

mon imagination. Je me regardais comme l'ouvrage, l'élève, l'ami,

presque l'amant de madame de Warens. Les choses obligeantes

qu'elle m'avait dites, les petites caresses qu'elle m'avait

faites, l'intérêt si tendre qu'elle avait paru prendre à moi, ses

regards charmants, qui me semblaient pleins d'amour parce qu'ils

m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes idées durant la

marche, et me faisait rêver délicieusement. Nulle crainte, nul

doute sur mon sort ne troublait ces rêveries. M'envoyer à Turin,

c'était, selon moi, s'engager à m'y faire vivre, à m'y placer

convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-même; d'autres

s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais légèrement,

allégé de ce poids; les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les

brillants projets remplissaient mon âme. Tous les objets que je

voyais me semblaient les garants de ma prochaine félicité. Dans

les maisons j'imaginais des festins rustiques; dans les prés, de

folâtres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la

pêche; sur les arbres, des fruits délicieux; sous leur ombre, de

voluptueux tête-à-tête; sur les montagnes, des cuves de lait et

de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le

plaisir d'aller sans savoir où. Enfin rien ne frappait mes yeux

sans porter à mon cœur quelque attrait de jouissance. La

grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendaient cet

attrait digne de la raison; la vanité même y mêlait sa pointe. Si

jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal

à travers les monts me paraissait une gloire au-dessus de mon

âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un

grand appétit et de quoi le contenter; car en vérité ce n'était

pas la peine de m'en faire faute, et sur le dîner de M. Sabran,

le mien ne paraissait pas.

Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma

vie d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine

que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage; car

le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre,

n'en fit qu'une longue promenade. Ce souvenir m'a laissé le goût

le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les

montagnes et les voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied que

dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les

devoirs, les affaires, un bagage à porter, m'ont forcé de faire

le monsieur et de prendre des voitures; les soucis rongeants, les

embarras, la gêne y sont montés avec moi; et dès lors, au lieu

qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir

d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver. J'ai cherché

longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui

voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an

de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l'Italie, sans

autre équipage qu'un garçon qui portât avec nous un sac de nuit.

Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce projet en

apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur château en

Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l'exécuter en

effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet avec

Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus

une fois l'affaire faite: le tout se réduisit à vouloir faire un

voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si

plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d'impiétés, et de

me faire fourrer à l'inquisition à sa place.

Mon regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré par le

plaisir de voir une grande ville, et par l'espoir d'y faire

bientôt une figure digne de moi; car déjà les fumées de

l'ambition me montaient à la tête; déjà je me regardais comme

infiniment au-dessus de mon ancien état d'apprenti: j'étais bien

loin de prévoir que dans peu j'allais être fort au-dessous.

Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse

ou ma justification tant sur les menus détails où je viens

d'entrer que sur ceux où j'entrerai dans la suite, et qui n'ont

rien d'intéressant à ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite

de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne

lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment

sous ses yeux; qu'il me suive dans tous les égarements de mon

cœur, dans tous les recoins de ma vie; qu'il ne me perde pas de

vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la

moindre lacune, le moindre vide, et se demandant: Qu'a-t-il fait

durant ce temps-là? il ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout

dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes

récits, sans lui en donner encore par mon silence.

Mon petit pécule était parti: j'avais jasé, et mon

indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame

Sabran trouva le moyen de m'arracher jusqu'à un petit ruban glacé

d'argent que madame de Warens m'avait donné pour ma petite épée,

et que je regrettai plus que tout le reste; l'épée même eût resté

dans leurs mains si je m'étais moins obstiné. Ils m'avaient

fidèlement défrayé dans la route; mais ils ne m'avaient rien

laissé. J'arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et

laissant très exactement à mon seul mérite tout l'honneur de la

fortune que j'allais faire.

J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus

mené à l'hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la

religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant

je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus

passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut

plus imposant qu'agréable, et commençait à me donner à penser,

quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J'y vis pour

tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond

de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois,

qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient

luisantes à force de s'en servir et de les frotter. Dans cette

salle d'assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes

camarades d'instruction, et qui semblaient plutôt des archers du

diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces

coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et

qui, comme ils me l'avouèrent, passaient leur vie à courir

l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant

baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une

autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant

sur la cour. Par cette porte entrèrent nos sœurs les

catéchumènes, qui comme moi s'allaient régénérer, non par le

baptême, mais par une solennelle abjuration. C'étaient bien les

plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais

aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie

et assez intéressante. Elle était à peu près de mon âge,

peut-être un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui

rencontraient quelquefois les miens. Cela m'inspira quelque désir

de faire connaissance avec elle: mais, pendant près de deux mois

qu'elle demeura encore dans cette maison, où elle était depuis

trois, il me fut absolument impossible de l'accoster, tant elle

était recommandée à notre vieille geôlière, et obsédée par le

saint missionnaire qui travaillait à sa conversion avec plus de

zèle que de diligence. Il fallait qu'elle fût extrêmement

stupide, quoiqu'elle n'en eût pas l'air, car jamais instruction

ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point

en état d'abjurer. Mais elle s'ennuya de sa clôture, et dit

qu'elle voulait sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre

au mot tandis qu'elle consentait encore à l'être, de peur qu'elle

ne se mutinât et qu'elle ne le voulût plus.

La petite communauté fut assemblée en l'honneur du nouveau

venu. On nous fit une courte exhortation: à moi, pour m'engager à

répondre à la grâce que Dieu me faisait; aux autres, pour les

inviter à m'accorder leurs prières et à m'édifier par leurs

exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur

clôture, j'eus le temps de m'étonner tout à mon aise de celle où

je me trouvais.

Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour

l'instruction; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour

la première fois sur le pas que j'allais faire, et sur les

démarches qui m'y avaient entraîné.

J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une

chose dont je suis tous les jours plus pénétré: c'est que si

jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été

moi. Né dans une famille que ses mœurs distinguaient du peuple,

je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples

d'honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de

plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de

religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans

l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments

dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et

vertueuses, les deux aînées étaient dévotes; et la troisième,

fille à la fois pleine de grâce, d'esprit et de sens, l'était

peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation.

Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier,

qui, bien qu'homme d'Église et prédicateur, était croyant en

dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa sœur et

lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les

principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon cœur. Ces dignes

gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si

raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais

jamais sans être intérieurement touché et sans faire des

résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y

pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m'ennuyait un peu

plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez mon maître je n'y

pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je ne

trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins

polisson, mais non libertin.

J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où

j'étais en pouvait avoir. J'en avais même davantage, car pourquoi

déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je

sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant

que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j'en

étais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un

prodige. Soit: mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant

qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au

point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité

ridicule, et je conviendrai que j'ai tort.

Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux

enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et

qu'ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre

manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma

propre expérience: je savais qu'elle ne concluait rien pour les

autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et

parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez

aucun risque.

On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant,

et même pour un homme, c'est suivre celle où il est né.

Quelquefois on en ôte; rarement on y ajoute: la foi dogmatique

est un fruit de l'éducation. Outre ce principe commun qui

m'attachait au culte de mes pères, j'avais l'aversion

particulière à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous

donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le

clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin

chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans

d'une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je

n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un

frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientôt dans

les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de

campagne, plus semblables à celles où je l'avais d'abord éprouvé.

Il est vrai que cette impression était singulièrement contrastée

par le souvenir des caresses que les curés des environs de Genève

font volontiers aux enfants de la ville. En même temps que la

sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de

vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des

fruits, du laitage. Le bon dîner de M. de Pontverre avait produit

encore un grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout

cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les

amusements et la gourmandise, je m'étais apprivoisé sans peine

avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne

s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir éloigné.

Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change: je vis

avec l'horreur la plus vive l'espèce d'engagement que j'avais

pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais

autour de moi n'étaient pas propres à soutenir mon courage par

leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte œuvre que

j'allais faire n'était au fond que l'action d'un bandit. Tout

jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie,

j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais bien,

j'allais au fond de mon cœur mentir au Saint-Esprit et mériter

le mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais

contre moi-même; et je gémissais du sort qui m'avait amené là,

comme si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments

où ces réflexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant

trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé: mais il

ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus

bien fortement.

Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas

vaincre. D'ailleurs l'obstination du dessein formé de ne pas

retourner à Genève, la honte, la difficulté même de repasser les

monts, l'embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans

ressources; tout cela concourait à me faire regarder comme un

repentir tardif les remords de ma conscience: j'affectais de me

reprocher ce que j'avais fait, pour excuser ce que j'allais

faire. En aggravant les torts du passé, j'en regardais l'avenir

comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas: Rien n'est fait

encore, et tu peux être innocent si tu veux; mais je me disais:

Gémis du crime dont tu t'es rendu coupable, et que tu t'es mis

dans la nécessité d'achever.

En effet, quelle rare force d'âme ne me fallait-il point à

mon âge pour révoquer tout ce que jusque-là j'avais pu promettre

ou laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m'étais

données, pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester

dans la religion de mes pères, au risque de tout ce qui en

pouvait arriver? Cette vigueur n'était pas de mon âge, et il est

peu probable qu'elle eût eu un heureux succès Les choses étaient

trop avancées pour qu'on voulût en avoir le démenti; et plus ma

résistance eût été grande, plus, de manière ou d'autre, on se fût

fait une loi de la surmonter.

Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des

hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà

trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre

faute; et si nous voulions être toujours sages, rarement

aurions-nous besoin d'être vertueux. Mais des penchants faciles à

surmonter nous entraînent sans résistance; nous cédons à des

tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement

nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions

aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer

sans des efforts héroïques qui nous effrayent; et nous tombons

enfin dans l'abîme, en disant à Dieu: Pourquoi m'as-tu fait si

faible? Mais malgré nous il répond à nos consciences: Je t'ai

fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t'ai fait

assez fort pour n'y pas tomber.

Je ne pris pas précisément la résolution de me faire

catholique; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le

temps de m'apprivoiser à cette idée; et en attendant je me

figurais quelque événement imprévu qui me tirerait d'embarras. Je

résolus, pour gagner du temps, de faire la plus belle défense

qu'il me serait possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer

à ma résolution; et dès que je m'aperçus que j'embarrassais

quelquefois ceux qui voulaient m'instruire, il ne m'en fallut pas

davantage pour chercher à les terrasser tout à fait. Je mis même

à cette entreprise un zèle bien ridicule; car, tandis qu'ils

travaillaient sur moi, je voulus travailler sur eux. Je croyais

bonnement qu'il ne fallait que les convaincre pour les engager à

se faire protestants.

Ils ne trouvèrent donc pas en moi tout à fait autant de

facilité qu'ils en attendaient ni du côté des lumières, ni du

côté de la volonté. Les protestants sont généralement mieux

instruits que les catholiques. Cela doit être: la doctrine des

uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le

catholique doit adopter la décision qu'on lui donne; le

protestant doit apprendre à se décider. On savait cela; mais on

n'attendait ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés

pour des gens exercés. D'ailleurs je n'avais point fait encore ma

première communion, ni reçu les instructions qui s'y rapportent:

on le savait encore; mais on ne savait pas qu'en revanche j'avais

été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j'avais par

devers moi un petit magasin fort incommode à ces messieurs dans

l'Histoire de l'Église et de l'Empire, que j'avais apprise

presque par cœur chez mon père, et depuis à peu près oubliée,

mais qui me revint à mesure que la dispute s'échauffait.

Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en

commun la première conférence. Cette conférence était pour mes

camarades un catéchisme plutôt qu'une controverse, et il avait

plus à faire à les instruire qu'à résoudre leurs objections. Il

n'en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l'arrêtai

sur tout; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui

faire. Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse

pour les assistants. Mon vieux prêtre parlait beaucoup,

s'échauffait, battait la campagne, et se tirait d'affaire en

disant qu'il n'entendait pas bien le français. Le lendemain, de

peur que mes indiscrètes objections ne scandalisassent mes

camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre

prêtre, plus jeune, beau parleur, c'est-à-dire faiseur de longues

phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me

laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante; et,

sentant qu'après tout je faisais ma tâche, je me mis à lui

répondre avec assez d'assurance, et à le bourrer par-ci par-là du

mieux que je pus. Il croyait m'assommer avec saint Augustin,

saint Grégoire et les autres Pères, et il trouvait, avec une

surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque

aussi légèrement que lui: ce n'était pas que je les eusse jamais

lus, ni lui peut-être; mais j'en avais retenu beaucoup de

passages tirés de mon Le Sueur; et sitôt qu'il m'en citait un,

sans disputer sur la citation, je lui ripostais par un autre du

même Père, et qui souvent l'embarrassait beaucoup. Il l'emportait

pourtant à la fin, par deux raisons: l'une, qu'il était le plus

fort, et que, me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais

très bien, quelque jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le

pousser à bout; car je voyais assez que le vieux petit prêtre

n'avait pris en amitié ni mon érudition ni moi. L'autre raison

était que le jeune avait de l'étude et que je n'en avais point.

Cela faisait qu'il mettait dans sa manière d'argumenter une

méthode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitôt qu'il se

sentait pressé d'une objection imprévue, il la remettait au

lendemain, disant que je sortais du sujet présent. Il rejetait

même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu'elles étaient

fausses et, s'offrant à m'aller chercher le livre, me défiait de

les y trouver. Il sentait qu'il ne risquait pas grand'chose, et

qu'avec toute mon érudition d'emprunt, j'étais trop peu exercé à

manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage

dans un gros volume quand même je serais assuré qu'il y est. Je

le soupçonne même d'avoir usé de l'infidélité dont il accusait

les ministres, et d'avoir fabriqué quelquefois des passages pour

se tirer d'une objection qui l'incommodait.

Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours

se passaient à disputer, à marmotter des prières, et à faire le

vaurien, il m'arriva une petite vilaine aventure assez

dégoûtante, et qui faillit même à tourner fort mal pour moi.

Il n'y a point d'âme si vile et de cœur si barbare qui ne

soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux

bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il

m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin

franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois

de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers

avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que

j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une

longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt

furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en

moi-même: Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive;

j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières

plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos,

que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut

venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était

trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai

encore: car ce misérable était si malpropre et puait si fort le

tabac mâché, qu'il me faisait mal au cœur.

Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls

dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec

des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il

voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me

forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me

dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en

arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je

n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai

ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa

là: mais tandis qu'il achevait de se démener, je vis partir vers

la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de

blanchâtre qui me fit soulever le cœur. Je m'élançai sur le

balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne

l'avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal.

Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le

crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore

plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à

voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale

maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale

concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état;

mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il

faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous

prendre en horreur.

Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le

monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit

de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort

affectée, et je l'entendais grommeler entre ses dents: Can

maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je

devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et

je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de

bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de

commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de

bruit pour peu de mal.

Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses

que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé

que je m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y

voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'était une œuvre

défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention

n'était pas plus offensante pour la personne qui en était

l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour

avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même,

dans sa jeunesse, avait eu le même honneur, et qu'ayant été

surpris hors d'état de faire résistance, il n'avait rien trouvé

là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des

propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma résistance

était la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte

était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien.

J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand

qu'il ne parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire

que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il

n'avait pas même cherché le secret du tête-à-tête; et nous avions

en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus

que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins à

croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde, et

dont je n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela

fit que je l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image

de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu,

restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant

le cœur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage,

l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me

contraindre assez pour qu'il ne vît pas le mauvais effet de ses

leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il

n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable.

Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une

seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je

m'étais efforcé de l'éloigner.

Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des

entreprises des chevaliers de la manchette; et la vue des gens

qui passaient pour en être me rappelant l'air et les gestes de

mon effroyable More, m'a toujours inspiré tant d'horreur, que

j'avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent

beaucoup dans mon esprit à cette comparaison: il me semblait que

je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma

personne, la réparation des offenses de mon sexe; et la plus

laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le

souvenir de ce faux Africain.

Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut

pas que, excepté la dame Lorenza, personne le vit de plus mauvais

œil qu'auparavant. Cependant il ne m'accosta ni ne me parla

plus. Huit jours après, il fut baptisé en grande cérémonie, et

habillé de blanc de la tête aux pieds, pour représenter la

candeur de son âme régénérée. Le lendemain il sortit de

l'hospice, et je ne l'ai jamais revu.

Mon tour vint un mois après; car il fallut tout ce temps-là

pour donner à mes directeurs l'honneur d'une conversion

difficile, et l'on me fit passer en revue tous les dogmes, pour

triompher de ma nouvelle docilité.

Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré

de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l'église

métropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration

solennelle et recevoir les accessoires du baptême, quoiqu'on ne

me baptisât pas réellement: mais comme ce sont à peu près les

mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple que les

protestants ne sont pas chrétiens. J'étais revêtu d'une certaine

robe grise garnie de brandebourgs blancs, et destinée pour ces

sortes d'occasions. Deux hommes portaient, devant et derrière

moi, des bassins de cuivre sur lesquels ils frappaient avec une

clef, et où chacun mettait son aumône au gré de sa dévotion ou de

l'intérêt qu'il prenait au nouveau converti. Enfin rien du faste

catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante

pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y eut que

l'habit blanc qui m'eût été fort utile, et qu'on ne me donna pas

comme au More, attendu que je n'avais pas l'honneur d'être Juif.

Ce ne fut pas tout: il fallut ensuite aller à l'Inquisition

recevoir l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein

de l'Église avec la même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis

par son ambassadeur. L'air et les manières du très révérend père

inquisiteur n'étaient pas propres à dissiper la terreur secrète

qui m'avait saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs

questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda

brusquement si ma mère était damnée. L'effroi me fit réprimer le

premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre

que je voulais espérer qu'elle ne l'était pas, et que Dieu avait

pu l'éclairer à sa dernière heure. Le moine se tut, mais il fit

une grimace qui ne me parut point du tout un signe d'approbation.

Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé

selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de

vingt francs, en petite monnaie qu'avait produit ma quête. On me

recommanda de vivre en bon chrétien, d'être fidèle à la grâce; on

me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout

disparut.

Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes grandes

espérances, et il ne me resta de la démarche intéressée que je

venais de faire que le souvenir d'avoir été apostat et dupe tout

à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se

faire dans mes idées, lorsque de mes brillants projets de fortune

je me vis tomber dans la plus complète misère, et qu'après avoir

délibéré le matin sur le choix du palais que j'habiterais, je me

vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je

commençai par me livrer à un désespoir d'autant plus cruel que le

regret de mes fautes devait s'irriter, en me reprochant que tout

mon malheur était mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venais pour

la première fois de ma vie d'être enfermé pendant plus de deux

mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté

que j'avais recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maître

de moi-même et de mes actions, je me voyais au milieu d'une

grande ville abondante en ressources, pleine de gens de

condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient manquer de

me faire accueillir sitôt que j'en serais connu. J'avais, de

plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que j'avais dans

ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s'épuiser. J'en

pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne.

C'était la première fois que je m'étais vu si riche. Loin de me

livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que changer

d'espérances, et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me

sentis tant de confiance et de sécurité: je croyais déjà ma

fortune faite, et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation

qu'à moi seul.

La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité

en parcourant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire

un acte de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les

instruments militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des

processions; j'aimais le faux-bourdon des prêtres. J'allai voir

le palais du roi: j'en approchais avec crainte; mais voyant

d'autres gens entrer je fis comme eux; on me laissa faire.

Peut-être dus-je cette grâce au petit paquet que j'avais sous le

bras. Quoi qu'il en soit, je conçus une grande opinion de

moi-même en me trouvant dans ce palais; déjà je m'en regardais

presque comme un habitant. Enfin, à force d'aller et venir, je me

lassai; j'avais faim, il faisait chaud: j'entrai chez une

marchande de laitage; on me donna de la giuncà, du lait caillé;

et avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont, que j'aime

plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons

dîners que j'aie faits de mes jours.

Il fallut chercher un gîte. Comme je savais déjà assez de

piémontais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à

trouver, et j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse

que selon mon goût. On m'enseigna dans la rue du Pô la femme d'un

soldat qui retirait à un sou par nuit des domestiques hors de

service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m'y établis.

Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu'elle eût déjà

cinq ou six enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la

mère, les enfants, les hôtes; et cela dura de cette façon tant

que je restai chez elle. Au demeurant c'était une bonne femme,

jurant comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée,

mais douce de cœur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui

même me fut utile.

Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir

de l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et

dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait

curieux et nouveau; et tout l'était pour un jeune homme sortant

de sa niche, qui n'avait jamais vu de capitale. J'étais surtout

fort exact à faire ma cour, et j'assistais régulièrement tous les

matins à la messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la

même chapelle avec ce prince et sa suite: mais ma passion pour la

musique, qui commençait à se déclarer, avait plus de part à mon

assiduité que la pompe de la cour, qui, bientôt vue, et toujours

la même, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors

la meilleure symphonie de l'Europe. Somis, Desjardins, les

Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n'en fallait pas tant

pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument,

pourvu qu'il fût juste, transportait d'aise. Du reste, je n'avais

pour la magnificence qui frappait mes yeux qu'une admiration

stupide et sans convoitise. La seule chose qui m'intéressât dans

tout l'éclat de la cour était de voir s'il n'y aurait point là

quelque jeune princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle

je pusse faire un roman.

Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais

où, si je l'eusse mis à fin, j'aurais trouvé des plaisirs mille

fois plus délicieux.

Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse

insensiblement s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins

l'effet de la prudence que d'une simplicité de goût que même

aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a point altérée. Je ne

connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chère

que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des

herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est

toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste

quand un maître d'hôtel et des laquais autour de moi ne me

rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de

beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense, que je

ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J'étais donc sobre,

faute d'être tenté de ne pas l'être: encore ai-je tort d'appeler

tout cela sobriété, car j'y mettais toute la sensualité possible.

Mes poires, ma giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques

verres d'un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me

rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout

cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C'était ce que

j'apercevais plus sensiblement de jour en jour; et, malgré

l'étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l'avenir alla bientôt

jusqu'à l'effroi. De tous mes châteaux en Espagne il ne me resta

que celui de trouver une occupation qui me fit vivre; encore

n'était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier;

mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un

maître, et les maîtres même n'abondaient pas à Turin. Je pris

donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'offrir de boutique

en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la

vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché, en me

mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux.

Je fus presque partout éconduit; et ce que je trouvais à faire

était si peu de chose, qu'à peine y gagnai-je quelques repas. Un

jour cependant, passant d'assez bon matin dans la Contrà nova, je

vis, à travers les vitres d'un comptoir, une jeune marchande de

si bonne grâce et d'un air si attirant, que, malgré ma timidité

près des dames, je n'hésitai pas d'entrer, et de lui offrir mon

petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma

petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir bon courage, et que

les bons chrétiens ne m'abandonneraient pas; puis, tandis qu'elle

envoyait chercher chez un orfèvre du voisinage les outils dont

j'avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et

m'apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure;

la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit

travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu

rassuré: car elle était brillante et parée; et, malgré son air

gracieux, cet éclat m'en avait imposé. Mais son accueil plein de

bonté, son ton compatissant, ses manières douces et caressantes,

me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je réussissais, et cela

me fit réussir davantage. Mais quoique Italienne, et trop jolie

pour n'être pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste,

et moi si timide, qu'il était difficile que cela vînt sitôt à

bien. On ne nous laissa pas le temps d'achever l'aventure. Je ne

m'en rappelle qu'avec plus de charmes les courts moments que j'ai

passés auprès d'elle: et je puis dire y avoir goûté dans leurs

prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de

l'amour.

C'était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon

naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante.

Elle s'appelait madame Basile. Son mari, plus âgé qu'elle et

passablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la

garde d'un commis trop maussade pour être séduisant, et qui ne

laissait pas d'avoir pour son compte des prétentions, qu'il ne

montrait guère que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup

contre moi, quoique j'aimasse à l'entendre jouer de la flûte,

dont il jouait assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours

quand il me voyait entrer chez sa dame: il me traitait avec un

dédain qu'elle lui rendait bien. Il semblait même qu'elle se

plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa présence; et cette

sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été bien plus

dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussait pas jusque-là, ou

du moins ce n'était pas de la même manière. Soit qu'elle me

trouvât trop jeune, soit qu'elle ne sût point faire les avances,

soit qu'elle voulût sérieusement être sage, elle avait alors une

sorte de réserve qui n'était pas repoussante, mais qui

m'intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me

sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que

j'avais pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et

bien moins de familiarité. J'étais embarrassé, tremblant; je

n'osais la regarder, je n'osais respirer auprès d'elle; cependant

je craignais plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorais d'un

œil avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu, les

fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l'intervalle d'un

bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa

manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de

gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'impression des

autres. A force de regarder ce que je pouvais voir et même au

delà, mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait; ma

respiration, d'instant en instant plus embarrassée, me donnait

beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire

était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le

silence où nous étions assez souvent. Heureusement madame Basile,

occupée à son ouvrage, ne s'en apercevait pas, à ce qu'il me

semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de

sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux

spectacle achevait de me perdre; et quand j'étais prêt à céder à

mon transport, elle m'adressait quelque mot d'un ton tranquille,

qui me faisait rentrer en moi-même à l'instant.

Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que

jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif, marquât

entre nous la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant

pour moi, faisait cependant mes délices, et à peine dans la

simplicité de mon cœur pouvais-je imaginer pourquoi j'étais si

tourmenté. Il paraissait que ces petits tête-à-tête ne lui

déplaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions

assez fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part, pour

l'usage qu'elle en faisait et qu'elle m'en laissait faire.

Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis, elle avait

monté dans sa chambre, je me hâtai, dans l'arrière-boutique où

j'étais, d'achever ma petite tâche, et je la suivis. Sa chambre

était entr'ouverte; j'y entrai sans être aperçu. Elle brodait

près d'une fenêtre, ayant en face le côté de la chambre opposé à

la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre, à cause

du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait

toujours bien: ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie.

Son attitude était gracieuse; sa tête un peu baissée laissait

voir la blancheur de son cou; ses cheveux, relevés avec élégance,

étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un

charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de

moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant

les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne

pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir: mais

il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel

effet ce transport fit sur elle: elle ne me regarda point, ne me

parla point; mais tournant à demi la tête, d'un simple mouvement

de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir,

pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée ne

fut pour moi qu'une même chose: mais ce qu'on aurait peine à

croire est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà,

ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher

même, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un

instant sur ses genoux. J'étais muet, immobile, mais non pas

tranquille assurément: tout marquait en moi l'agitation, la joie,

la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet,

et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune

cœur ne pouvait se rassurer.

Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que

moi. Troublée de me voir là, interdite de m'y avoir attiré, et

commençant à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans

doute avant la réflexion, elle ne m'accueillait ni ne me

repoussait; elle n'ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle

tâchait de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds: mais

toute ma bêtise ne m'empêchait pas de juger qu'elle partageait

mon embarras, peut-être mes désirs, et qu'elle était retenue par

une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force

de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi

devaient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse; et je

me disais que puisqu'elle ne faisait rien pour exciter la mienne,

elle ne voulait pas que j'en eusse. Même encore aujourd'hui je

trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop d'esprit

pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non

seulement d'être encouragé, mais d'être instruit.

Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni

combien de temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule

et délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort

des mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui

touchait la chambre où nous étions, et madame Basile alarmée me

dit vivement de la voix et du geste: Levez-vous, voici Rosina. En

me levant en hâte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y

appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis

cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes

jours je n'eus un si doux moment: mais l'occasion que j'avais

perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.

C'est peut-être pour cela même que l'image de cette aimable

femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si

charmants. Elle s'y est même embellie à mesure que j'ai mieux

connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle eût eu

d'expérience, elle s'y fût prise autrement pour animer un petit

garçon: mais si son cœur était faible, il était honnête; elle

cédait involontairement au penchant qui l'entraînait: c'était,

selon toute apparence, sa première infidélité, et j'aurais

peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans

en être venu là, j'ai goûté près d'elle des douceurs

inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession

des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds

sans même oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de

jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme

qu'on aime; tout est faveur auprès d'elle. Un petit signe du

doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les

seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le

souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y

pensant.

Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau

tête-à-tête, il me fut impossible d'en trouver le moment, et je

n'aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le

maintien, non plus froid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire; et

je crois qu'elle évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez

gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que

jamais: il devint même railleur, goguenard; il me dit que je

ferais mon chemin près des dames. Je tremblais d'avoir commis

quelque indiscrétion; et, me regardant déjà comme d'intelligence

avec elle, je voulus couvrir du mystère un goût qui jusqu'alors

n'en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à

saisir les occasions de le satisfaire; et à force de les vouloir

sûres, je n'en trouvai plus du tout.

Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai

pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup

démenti les prédictions du commis. J'aimais trop sincèrement,

trop parfaitement, j'ose dire, pour pouvoir aisément être

heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et

plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus

vrai, plus désintéressé. J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur

à celui de la personne que j'aimais; sa réputation m'était plus

chère que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la

jouissance, je n'aurais voulu compromettre un moment son repos.

Cela m'a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de

précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n'a pu

réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de

les trop aimer.

Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu'il y avait de

singulier était qu'en devenant plus insupportable, le traître

semblait devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa

dame m'avait pris en affection, elle avait songé à me rendre

utile dans le magasin. Je savais passablement l'arithmétique;

elle lui avait proposé de m'apprendre à tenir les livres: mais

mon bourru reçut très mal la proposition, craignant peut-être

d'être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, était

de transcrire quelques comptes et mémoires, de mettre au net

quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce

d'italien en français. Tout d'un coup mon homme s'avisa de

revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il

m'apprendrait les comptes à parties doubles, et qu'il voulait me

mettre en état d'offrir mes services à M. Basile quand il serait

de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi

de faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnait pas de la

confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit

sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu'elle espérait

que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait

grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse qu'un commis.

Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire

faire une connaissance qui pourrait m'être utile. Elle pensait

assez sagement pour sentir qu'il était temps de me détacher

d'elle. Nos muettes déclarations s'étaient faites le jeudi. Le

dimanche elle donna un dîner où je me trouvai, et où se trouva

aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le moine

me traita très affectueusement, me félicita sur ma conversion, et

me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle

la lui avait détaillée; puis, me donnant deux petits coups d'un

revers de main sur la joue, il me dit d'être sage, d'avoir bon

courage, et de l'aller voir; que nous causerions plus à loisir

ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour

lui, que c'était un homme de considération; et par le ton

paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il était son

confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité

était mêlée de marques d'estime et même de respect pour sa

pénitente, qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne

m'en font aujourd'hui. Si j'avais eu plus d'intelligence, combien

j'eusse été touché d'avoir pu rendre sensible une jeune femme

respectée par son confesseur!

La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que

nous étions: il en fallut une petite, où j'eus l'agréable

tête-à-tête de monsieur le commis. Je n'y perdis rien du côté des

attentions et de la bonne chère; il y eut bien des assiettes

envoyées à la petite table, dont l'intention n'était sûrement pas

pour lui. Tout allait très bien jusque-là: les femmes étaient

fort gaies, les hommes fort galants; madame Basile faisait les

honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l'on

entend arrêter une chaise à la porte; quelqu'un monte, c'est M.

Basile. Je le vois comme s'il entrait actuellement, en habit

d'écarlate à boutons d'or, couleur que j'ai prise en aversion

depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme, qui se

présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l'air de

quelqu'un qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses

amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait

mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la

compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avait-on

commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la

petite table, il demande d'un ton sévère ce que c'est que ce

petit garçon qu'il aperçoit là. Madame Basile le lui dit tout

naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que

non. Pourquoi non? reprend-il grossièrement: puisqu'il s'y tient

le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole;

et après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien

en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de

sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puisque rien

n'y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'un

ton d'humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence

du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avait des

instructions sur mon compte, et que le commis m'avait servi de sa

façon.

A peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par

son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir

à l'instant de chez lui, et de n'y remettre les pieds de ma vie.

Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre

insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur

navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en

proie à la brutalité de son mari. Il avait raison sans doute de

ne vouloir pas qu'elle fût infidèle; mais, quoique sage et bien

née, elle était Italienne, c'est-à-dire sensible et vindicative;

et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens

les plus propres à s'attirer le malheur qu'il craignait.

Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer

de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins

celle que mon cœur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je

ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu,

me fit, avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif

qu'attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage, et n'y

passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle

m'avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je

rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tâcher de

le rencontrer. Enfin d'autres événements m'ôtèrent les charmants

souvenirs de madame Basile, et dans peu je l'oubliai si bien,

qu'aussi simple et aussi novice qu'auparavant, je ne restai pas

même affriandé de jolies femmes.

Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit

équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d'une

femme prudente qui regardait plus à la propreté qu'à la parure,

et qui voulait m'empêcher de souffrir, et non pas me faire

briller. Mon habit, que j'avais apporté de Genève, était bon et

portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque

linge. Je n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en

donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me

mettre en état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne

fallut pas me recommander tant que je parus devant elle.

Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme

j'ai dit, m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait

peut-être trouvé une place, et qu'une dame de condition voulait

me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes

aventures: car j'en revenais toujours là. Celle-ci ne se trouva

pas aussi brillante que je me l'étais figurée. Je fus chez cette

dame avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle

m'interrogea, m'examina: je ne lui déplus pas; et tout de suite

j'entrai à son service, non pas tout à fait en qualité de favori,

mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses

gens; la seule distinction fut qu'ils portaient l'aiguillette, et

qu'on ne me la donna pas: comme il n'y avait point de galons à sa

livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois. Voilà le

terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes

espérances.

Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, était

veuve et sans enfants: son mari était piémontais; pour elle, je

l'ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une

Piémontaise parlât si bien français et eût un accent si pur. Elle

était entre deux âges, d'une figure fort noble, d'un esprit orné,

aimant la littérature française, et s'y connaissant. Elle

écrivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient

le tour et presque la grâce de celles de madame de Sévigné; on

aurait pu s'y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et

qui ne me déplaisait pas, était de les écrire sous sa dictée, un

cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui

permettant plus d'écrire elle-même.

Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit,

mais une âme élevée et forte. J'ai suivi sa dernière maladie; je

l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de

faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans

sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela

de la philosophie: mot qui n'était pas encore à la mode, et

qu'elle ne connaissait même pas dans le sens qu'il porte

aujourd'hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu'à

la sécheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour

autrui que pour elle-même; et quand elle faisait du bien aux

malheureux, c'était pour faire ce qui était bien en soi, plutôt

que par une véritable commisération. J'ai un peu éprouvé cette

insensibilité pendant les trois mois que j'ai passés auprès

d'elle. Il était naturel qu'elle prît en affection un jeune homme

de quelque espérance, qu'elle avait incessamment sous les yeux,

et qu'elle songeât, se sentant mourir, qu'après elle il aurait

besoin de secours et d'appui: cependant, soit qu'elle ne me

jugeât pas digne d'une attention particulière, soit que les gens

qui l'obsédaient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne

fit rien pour moi.

Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marqué

quelque curiosité de me connaître. Elle m'interrogeait

quelquefois; elle était bien aise que je lui montrasse les

lettres que j'écrivais à madame de Warens, que je lui rendisse

compte de mes sentiments; mais elle ne s'y prenait assurément pas

bien pour les connaître, en ne me montrant jamais les siens. Mon

cœur aimait à s'épancher, pourvu qu'il sentît que c'était dans

un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe

d'approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient

aucune confiance. Quand rien ne m'apprenait si mon babil plaisait

ou déplaisait, j'étais toujours en crainte, et je cherchais moins

à montrer ce que je pensais qu'à ne rien dire qui pût me nuire.

J'ai remarqué depuis que cette manière sèche d'interroger les

gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes

qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant

point paraître leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer

le vôtre: mais elles ne voient pas qu'elles ôtent par là le

courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela

seul à se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre à lui

un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou

se tait, ou redouble d'attention sur lui-même, et aime encore

mieux passer pour un sot que d'être dupe de votre curiosité.

Enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des

autres que d'affecter de cacher le sien.

Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentît

l'affection, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeait

froidement; je répondais avec réserve. Mes réponses étaient si

timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin

elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que pour son

service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce

qu'elle m'avait fait; et à force de ne voir en moi qu'un laquais,

elle m'empêcha de lui paraître autre chose.

Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts

cachés qui m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une

aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit.

Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfants, avait pour héritier

son neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidûment sa

cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient

tirer à sa fin, ne s'oubliaient pas; et il y avait tant

d'empressés autour d'elle, qu'il était difficile qu'elle eût du

temps pour penser à moi. A la tête de sa maison était un nommé M.

Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite,

s'était tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa

maîtresse, qu'elle était plutôt chez elle sur le pied d'une amie

que d'une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de

chambre une nièce à elle, appelée mademoiselle Pontal, fine

mouche, qui se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait

sa tante à obséder si bien leur maîtresse, qu'elle ne voyait que

par leurs yeux et n'agissait que par leurs mains. Je n'eus pas le

bonheur d'agréer à ces trois personnes: je leur obéissais, mais

je ne les servais pas; je n'imaginais pas qu'outre le service de

notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses

valets. J'étais d'ailleurs une espèce de personnage inquiétant

pour eux. Ils voyaient bien que je n'étais pas à ma place; ils

craignaient que madame ne le vît aussi, et que ce qu'elle ferait

pour m'y mettre ne diminuât leurs portions: car ces sortes de

gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui

sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se

réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire

des lettres; c'était un amusement pour elle dans son état: ils

l'en dégoûtèrent et l'en firent détourner par le médecin, en la

persuadant que cela la fatiguait. Sous prétexte que je

n'entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros

manants de porteurs de chaise autour d'elle: enfin l'on fit si

bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours

que je n'étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela

j'y entrai comme auparavant, et j'y fus même plus assidu que

personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiraient;

la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait

extrêmement respectable et chère, et j'ai bien versé, dans sa

chambre, des larmes sincères, sans qu'elle ni personne s'en

aperçût.

Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été

celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un

sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique

aimable, par la sérénité d'âme avec laquelle elle en remplit les

devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était

naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une

sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n'était qu'un

contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son

état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne

cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne

parlant plus, et déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un

gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pète n'est

pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça.

Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques;

mais, n'étant point couché sur l'état de sa maison, je n'eus

rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres,

et me laissa l'habit neuf que j'avais sur le corps, et que M.

Lorenzi voulait m'ôter. Il promit même de chercher à me placer,

et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois, sans

pouvoir lui parler. J'étais facile à rebuter, je n'y retournai

plus. On verra bientôt que j'eus tort.

Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour

chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation

demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étais

entré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et

l'insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans,

ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin

de s'affaiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait

que la faute d'un enfant pût avoir des suites aussi cruelles?

C'est de ces suites plus que probables que mon cœur ne saurait

se consoler. J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et dans la

misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement

valait beaucoup mieux que moi.

Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage

n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne

s'égare bien des choses: cependant, telle était la fidélité des

domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que

rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule

mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et

argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à

ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le

cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je

l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en

rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une

jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa

cuisinière quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé

la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts

fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une

fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et

surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne

pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et

d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la

nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle,

et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon

des deux. On la fit venir: l'assemblée était nombreuse, le comte

de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban: je la

charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un

regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare cœur

résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement,

m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas

déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et

moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et

lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille

se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots: Ah! Rousseau, je

vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse,

mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle

continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté,

mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective.

Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne

semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi

diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne

parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour

moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps

d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous

renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du

coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été

vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir.

J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il

n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à

se bien placer: elle emportait une imputation cruelle à son

honneur de toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais

enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune

garçon: enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à

espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne

regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand

danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le

découragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le

remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on

juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi!

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse

au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me

reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier. Tant

que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu

d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des

innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois

avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un

destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai

jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans

le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait

faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j'ai

pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action

atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids

est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience;

et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a

beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes

confessions.

J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et

l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de

mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je

n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je

craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité.

Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel

moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est

bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la

cause. Elle était présente à ma pensée; je m'excusai sur le

premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je

voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon

intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître

ensuite, mon cœur fut déchiré; mais la présence de tant de monde

fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je

ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort,

plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu

m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre: l'invincible

honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et

plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait

intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré

publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un

trouble universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût

laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré.

Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit: Ne perdez

pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi; je

me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement

sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner

du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de

faire; à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étais

encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus

criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'est que

faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était guère

autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du

mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a

même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout

acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée

du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon

aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret

d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse

être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de

malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de

droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre

Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande

qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter

la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à dire sur cet article.

Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais.

 

LIVRE TROISIÈME

 

1728-1731

 

Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étais

entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j'y restai cinq

ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et

l'oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J'étais

inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais

un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais la

privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes même le

peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette

plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans

l'ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon

sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de

femmes; mais n'en sentant pas le véritable usage, je les occupais

bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire

de plus; et ces idées tenaient mes sens dans une activité très

incommode, dont, par bonheur, elles ne m'apprenaient point à me

délivrer. J'aurais donné ma vie pour retrouver un quart d'heure

une demoiselle Goton. Mais ce n'était plus le temps où les jeux

de l'enfance allaient là comme d'eux-mêmes. La honte, compagne de

la conscience du mal, était venue avec les années; elle avait

accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible; et

jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n'ai pu parvenir à

faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne

m'y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique

sachant qu'elle n'était pas scrupuleuse, et presque assuré d'être

pris au mot.

Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes

désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres.

J'allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je

pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état où

j'aurais voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était

pas l'objet obscène, je n'y songeais même pas; c'était l'objet

ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne

peut se décrire. Il n'y avait de là plus qu'un pas à faire pour

sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque

résolue ne m'en eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu

l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près

aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi.

Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle

était un puits où les filles de la maison venaient souvent

chercher de l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente

qui menait à des caves par plusieurs communications. Je sondai

dans l'obscurité ces allées souterraines, et les trouvant longues

et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point, et que, si

j'étais vu et surpris, j'y trouverais un refuge assuré. Dans

cette confiance, j'offrais aux filles qui venaient au puits un

spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent

de ne rien voir; d'autres se mirent à rire; d'autres se crurent

insultées, et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite: j'y

fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je n'avais

pas compté, et qui m'alarma. Je m'enfonçais dans les souterrains,

au risque de m'y perdre: le bruit, les voix, la voix d'homme me

suivaient toujours. J'avais compté sur l'obscurité, je vis de la

lumière. Je frémis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrêta, et,

ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En

un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une

grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de

quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un manche à

balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait

décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage.

L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda

rudement ce que je faisais là. On conçoit que ma réponse n'était

pas prête. Je me remis cependant; et, m'évertuant dans ce moment

critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me

réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitié de mon âge

et de mon état; que j'étais un jeune étranger de grande

naissance, dont le cerveau s'était dérangé; que je m'étais

échappé de la maison paternelle, parce qu'on voulait m'enfermer;

que j'étais perdu s'il me faisait connaître; mais que s'il

voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-être un jour

reconnaître cette grâce. Contre toute attente, mon discours et

mon air firent effet: l'homme terrible en fut touché, et après

une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me

questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me

virent partir, je jugeai que l'homme que j'avais tant craint

m'était fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurais pas

été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais

quoi dont je ne me souciais guère; car, pourvu que le sabre et

l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étais bien sûr, leste et

vigoureux comme j'étais, de me délivrer de leurs tricots et

d'elles.

Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune

abbé, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre.

Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur: "Je suis

prince, me dit-il, je suis prince; et moi je suis un coïon: mais

que son altesse n'y revienne pas!" Il n'ajouta rien de plus, et

je m'esquivai en baissant la tête, et le remerciant dans mon

cœur de sa discrétion. J'ai jugé que ces mauvaises vieilles lui

avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout

Piémontais qu'il était, c'était un bon homme, et jamais je ne

pense à lui sans un mouvement de reconnaissance: car l'histoire

était si plaisante, que, pour le seul désir de faire rire, tout

autre à sa place m'eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les

suites que j'en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage

pour longtemps.

Mon séjour chez madame de Vercellis m'avait procuré quelques

connaissances, que j'entretenais dans l'espoir qu'elles

pourraient m'être utiles. J'allais voir quelquefois entre autres

un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte

de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de

bon sens, de probité, de lumières, et l'un des plus honnêtes

hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour

l'objet qui m'attirait chez lui, il n'avait pas assez de crédit

pour me placer; mais je trouvai près de lui des avantages plus

précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine

morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre

successif de mes goûts et de mes idées, j'avais toujours été trop

haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt

vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me

montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. Il me parla

très honorablement de mon naturel et de mes talents: mais il

ajouta qu'il en voyait naître les obstacles qui m'empêcheraient

d'en tirer parti; de sorte qu'ils devaient, selon lui, bien moins

me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources

pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine,

dont je n'avais que de fausses idées; il me montra comment, dans

un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur

et courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n'y a

point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de

tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la

grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres

n'étaient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une

chose qui m'est souvent revenue à la mémoire: c'est que si chaque

homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y

aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui

voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui

n'a rien d'outré, m'a été d'un grand usage dans le cours de ma

vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les

premières vraies idées de l'honnête, que mon génie ampoulé

n'avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que

l'enthousiasme des vertus sublimes était peu d'usage dans la

société; qu'en s'élançant trop haut on était sujet aux chutes;

que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne

demandait pas moins de force que les actions héroïques; qu'on en

tirait meilleur parti pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il

valait infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes, que

quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l'homme il fallait bien remonter

à leur principe. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et

dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de

religion. L'on conçoit déjà que l'honnête M. Gaime est, du moins

en grande partie, l'original du vicaire savoyard. Seulement la

prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve, il s'expliqua

moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes,

ses sentiments, ses avis furent les mêmes, et, jusqu'au conseil

de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis

au public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun

peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais

d'abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de

religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendait pour

fructifier que les soins d'une main plus chérie.

Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais

pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris

goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d'un

certain intérêt de cœur dont je sentais qu'ils étaient pleins.

J'ai l'âme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins

à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont

voulu; et c'est sur quoi mon tact ne se trompe guère. Aussi je

m'affectionnais véritablement à M. Gaime; j'étais pour ainsi dire

son second disciple; et cela me fit pour le moment même

l'inestimable bien de me détourner de la pente au vice où

m'entraînait mon oisiveté.

Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher

de la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne

pouvoir lui parler, je m'étais ennuyé, et je n'y allais plus: je

crus qu'il m'avait oublié, ou qu'il lui était resté de mauvaises

impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus

d'une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir

auprès de sa tante; il le lui avait même dit, et il m'en reparla

quand moi-même je n'y songeais plus. Il me reçut bien, me dit

que, sans m'amuser de promesses vagues, il avait cherché à me

placer; qu'il avait réussi, qu'il me mettait en chemin de devenir

quelque chose, que c'était à moi de faire le reste; que la maison

où il me faisait entrer était puissante et considérée; que je

n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer; et que

quoique traité d'abord en simple domestique, comme je venais de

l'être, je pouvais être assuré que, si l'on me jugeait par mes

sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était

disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit

cruellement les brillantes espérances que le commencement m'avait

données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même avec un

dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais trop

peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissât.

Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la

reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de

ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilité de

son accueil. Il m'interrogea avec intérêt, et je lui répondis

avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j'avais une

physionomie agréable, et qui promettait de l'esprit; qu'il lui

paraissait qu'en effet je n'en manquais pas, mais que ce n'était

pas là tout, et qu'il fallait voir le reste: puis, se tournant

vers moi: Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les

commencements sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas

beaucoup. Soyez sage, et cherchez à plaire ici à tout le monde;

voilà, quant à présent, votre unique emploi: du reste, ayez bon

courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa

chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle,

puis à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon

augure. J'en savais assez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant

de façons à la réception d'un laquais. En effet, on ne me traita

pas comme tel. J'eus la table de l'office, on ne me donna point

d'habit de livrée; et le comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant

voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit

que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse

personne hors de la maison. Cependant je servais à table, et je

faisais à peu près au dedans le service d'un laquais; mais je le

faisais en quelque façon librement, sans être attaché nommément à

personne. Hors quelques lettres qu'on me dictait, et des images

que le comte de Favria me faisait découper, j'étais presque le

maître de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je

ne m'apercevais pas, était assurément très dangereuse: elle

n'était pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvait

me faire contracter des vices que je n'aurais pas eus sans cela.

Mais c'est ce qui très heureusement n'arriva point. Les

leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon cœur, et j'y

pris tant de goût que je m'échappais quelquefois pour aller les

entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi

furtivement ne devinaient guère où j'allais. Il ne se peut rien

de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite. Mes

commencements furent admirables; j'étais d'une assiduité, d'une

attention, d'un zèle qui charmaient tout le monde. L'abbé Gaime

m'avait sagement averti de modérer cette première ferveur, de

peur qu'elle ne vînt à se relâcher et qu'on n'y prît garde. Votre

début, me dit-il, est la règle de ce qu'on exigera de vous:

tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais

gardez-vous de faire jamais moins.

Comme on ne m'avait guère examiné sur mes petits talents, et

qu'on ne me supposait que ceux que m'avait donnés la nature, il

ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avait pu

dire, qu'on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à

la traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil,

fils du comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il

survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la

famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui

ne laissait guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là

je m'étais peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en

m'éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant

un peu plus distrait sur mes devoirs.

Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de

mon âge, bien faite, assez belle, très blanche, avec des cheveux

très noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de

douceur des blondes auquel mon cœur n'a jamais résisté. L'habit

de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie

taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son

teint encore plus éblouissant par le deuil qu'on portait alors.

On dira que ce n'est pas à un domestique de s'apercevoir de ces

choses-là. J'avais tort sans doute; mais je m'en apercevais

toutefois, et même je n'étais pas le seul. Le maître d'hôtel et

les valets de chambre en parlaient quelquefois à table avec une

grossièreté qui me faisait cruellement souffrir. La tête ne me

tournait pourtant pas au point d'être amoureux tout de bon. Je ne

m'oubliais point; je me tenais à ma place, et mes désirs mêmes ne

s'émancipaient pas. J'aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui

entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens,

de l'honnêteté: mon ambition, bornée au plaisir de la servir,

n'allait point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à

chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait

un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyait établi: hors de là

je me tenais vis-à-vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce

qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son

assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât

m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais

point: j'avais la mortification d'être nul pour elle; elle ne

s'apercevait pas même que j'étais là. Cependant son frère, qui

m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais

quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien

tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce

coup d'œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le

lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en

profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner, où pour la

première fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel

servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on

vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur

la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme

les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la

langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute

d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t.

Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté

les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire: il

m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t

fût de trop; que fiert était un vieux mot français qui ne venait

pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe,

il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel

menace, mais Tel frappe qui ne tue pas.

Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire.

On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta

davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de

Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse

daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le

premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle

semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me

devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un

air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce

moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces

moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre

naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune.

Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef

les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide

qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas

attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement,

qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau

sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment

pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me

rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des

yeux.

Ici finit le roman, où l'on remarquera, comme avec madame

Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas

heureux dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai

inutilement à l'antichambre de madame de Breil: je n'obtins plus

une seule marque d'attention de la part de sa fille. Elle sortait

et entrait sans me regarder, et moi j'osais à peine jeter les

yeux sur elle. J'étais même si bête et si maladroit, qu'un jour

qu'elle avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de

m'élancer sur ce gant que j'aurais voulu couvrir de baisers, je

n'osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un

gros butor de valet que j'aurais volontiers écrasé. Pour achever

de m'intimider, je m'aperçus que je n'avais pas le bonheur

d'agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m'ordonnait

rien, mais elle n'acceptait jamais mon service; et deux fois, me

trouvant dans son antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec

si je n'avais rien à faire. Il fallut renoncer à cette chère

antichambre. J'en eus d'abord du regret; mais les distractions

vinrent à la traverse, et bientôt je n'y pensai plus.

J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par

les bontés de son beau-père, qui s'aperçut enfin que j'étais là.

Le soir du dîner dont j'ai parlé, il eut avec moi un entretien

d'une demi-heure, dont il parut content et dont je fus enchanté.

Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit, en avait moins que

madame de Vercellis; mais il avait plus d'entrailles, et je

réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de

Gouvon son fils, qui m'avait pris en affection; que cette

affection, si j'en profitais, pouvait m'être utile, et me faire

acquérir ce qui me manquait pour les vues qu'on avait sur moi.

Dès le lendemain matin je volai chez M. l'abbé. Il ne me reçut

point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu, et,

m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que

mon éducation, commencée sur tant de choses, n'était achevée sur

aucune. Trouvant surtout que j'avais peu de latin, il entreprit

de m'en enseigner davantage. Nous convînmes que je me rendrais

chez lui tous les matins, et je commençai dès le lendemain.

Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera souvent dans le

cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon

état, j'étais disciple et valet dans la même maison, et dans ma

servitude j'avais cependant un précepteur d'une naissance à ne

l'être que des enfants des rois.

M. l'abbé de Gouvon était un cadet destiné par sa famille à

l'épiscopat, et dont par cette raison on avait poussé les études

plus qu'il n'est ordinaire aux enfants de qualité. On l'avait

envoyé à l'université de Sienne, où il avait resté plusieurs

années, et dont il avait rapporté une assez forte dose de

cruscantisme pour être à peu près à Turin ce qu'était jadis à

Paris l'abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l'avait jeté

dans les belles-lettres; ce qui est très ordinaire en Italie à

ceux qui courent la carrière de la prélature. Il avait bien lu

les poètes, il faisait passablement des vers latins et italiens.

En un mot, il avait le goût qu'il fallait pour former le mien, et

mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étais farci la

tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur

mon savoir, soit qu'il ne pût supporter l'ennui du latin

élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et à peine

m'eut-il fait traduire quelques fables de Phèdre, qu'il me jeta

dans Virgile, où je n'entendais presque rien. J'étais destiné,

comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à

ne le savoir jamais. Cependant je travaillais avec assez de zèle,

et monsieur l'abbé me prodiguait ses soins avec une bonté dont le

souvenir m'attendrit encore. Je passais avec lui une partie de la

matinée, tant pour mon instruction que pour son service; non pour

celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en

rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée et pour copier;

et ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle

d'écolier. Non seulement j'appris ainsi l'italien dans sa pureté,

mais je pris du goût pour la littérature et quelque discernement

des bons livres, qui ne s'acquérait pas chez la Tribu, et qui me

servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul.

Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques,

je pouvais le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de

parvenir. Monsieur l'abbé, très content de moi, le disait à tout

le monde; et son père m'avait pris dans une affection si

singulière, que le comte de Favria m'apprit qu'il avait parlé de

moi au roi. Madame de Breil elle-même avait quitté pour moi son

air méprisant. Enfin je devins une espèce de favori dans la

maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me

voyant honoré des instructions du fils de leur maître, sentaient

bien que ce n'était pas pour rester longtemps leur égal.

Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par

quelques mots lâchés à la volée, et auxquels je n'ai réfléchi

qu'après coup, il m'a paru que la maison de Solar, voulant courir

la carrière des ambassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle

du ministère, aurait été bien aise de se former d'avance un sujet

qui eût du mérite et des talents, et qui, dépendant uniquement

d'elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir

utilement. Ce projet du comte de Gouvon était noble, judicieux,

magnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et

prévoyant: mais outre que je n'en voyais pas alors toute

l'étendue, il était trop sensé pour ma tête, et demandait un trop

long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchait la fortune

qu'à travers les aventures: et, ne voyant point de femme à tout

cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible et

triste; tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus honorable

et sûre que les femmes ne s'en mêlaient pas, l'espèce de mérite

qu'elles protègent ne valant assurément pas celui qu'on me

supposait.

Tout allait à merveille. J'avais obtenu, presque arraché

l'estime de tout le monde: les épreuves étaient finies, et l'on

me regardait généralement dans la maison comme un jeune homme de

la plus grande espérance, qui n'était pas à sa place et qu'on

s'attendait d'y voir arriver. Mais ma place n'était pas celle qui

m'était assignée par les hommes, et j'y devais parvenir par des

chemins bien différents. Je touche à un de ces traits

caractéristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de

présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion.

Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de

mon espèce, je ne les aimais pas, et je n'en avais jamais voulu

voir aucun. Mais j'avais vu quelques Genevois qui ne l'étaient

pas, entre autres un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en

miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure

chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois

appelé Bâcle, dont j'avais été camarade durant mon apprentissage.

Ce Bâcle était un garçon très amusant, très gai, plein de

saillies bouffonnes que son âge rendait agréables. Me voilà tout

d'un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir

le quitter. Il allait partir bientôt pour s'en retourner à

Genève. Quelle perte j'allais faire! J'en sentis bien toute la

grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m'était

laissé, je ne le quittais plus: ou plutôt il ne me quittait pas

lui-même, car la tête ne me tourna pas d'abord au point d'aller

hors de l'hôtel passer la journée avec lui sans congé; mais

bientôt, voyant qu'il m'obsédait entièrement, on lui défendit la

porte; et je m'échauffai si bien, qu'oubliant tout, hors mon ami

Bâcle, je n'allais ni chez M. l'abbé ni chez M. le comte, et l'on

ne me voyait plus dans la maison. On me fit des réprimandes, que

je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut

ma perte: elle me fit entrevoir qu'il était possible que Bâcle ne

s'en allât pas seul. Dès lors je ne vis plus d'autre plaisir,

d'autre sort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil

voyage, et je ne voyais à cela que l'ineffable félicité du

voyage, au bout duquel pour surcroît j'entrevoyais madame de

Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à

Genève, c'est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés,

les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et

sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet

semblait devoir absorber ma vie entière. Je me rappelais avec

délices combien ce même voyage m'avait paru charmant en venant.

Que devait-ce être lorsqu'à tout l'attrait de l'indépendance se

joindrait celui de faire route avec un camarade de mon âge, de

mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans

contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous

plairait? Il fallait être fou pour sacrifier une pareille fortune

à des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile,

incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient

pas dans tout leur éclat un quart d'heure de vrai plaisir et de

liberté dans la jeunesse.

Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que

je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas

sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maître d'hôtel me

signifia mon congé de la part de Monsieur le comte. C'était

précisément ce que je demandais; car, sentant malgré moi

l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutais, pour m'excuser,

l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans

leur tort, et me justifier à moi-même un parti pris par

nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d'aller lui

parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyait

que, la tête m'ayant tourné, j'étais capable de n'en rien faire,

le maître d'hôtel remit après cette visite à me donner quelque

argent qu'on m'avait destiné, et qu'assurément j'avais fort mal

gagné; car, ne voulant pas me laisser dans l'état de valet, on ne

m'avait pas fixé de gages.

Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il était,

me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et

j'oserais presque dire les plus tendres, tant il m'exposa d'une

manière flatteuse et touchante les soins de son oncle et les

intentions de son grand-père. Enfin, après m'avoir mis vivement

devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte,

il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que

je ne visse plus ce petit malheureux qui m'avait séduit.

Il était si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-même,

que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de

mon vieux maître, et j'en fus touché: mais ce cher voyage était

trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer

le charme. J'étais tout à fait hors de sens: je me raffermis, je

m'endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que

puisqu'on m'avait donné mon congé, je l'avais pris; qu'il n'était

plus temps de s'en dédire, et que, quoi qu'il pût m'arriver en ma

vie, j'étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois

d'une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna

les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les

épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi je sortis

triomphant, comme si je venais d'emporter la plus grande

victoire; et, de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus

l'indignité de partir sans aller remercier Monsieur l'abbé de ses

bontés.

Pour concevoir jusqu'où mon délire allait dans ce moment, il

faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s'échauffer

sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans

l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit

quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus

enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et

me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croirait-on qu'à

près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la

subsistance du reste de ses jours? Or écoutez.

L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques

semaines, d'une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont

j'étais transporté. A force de faire jouer cette fontaine et de

parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que

l'une pourrait bien servir à l'autre, et le prolonger. Qu'y

avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de Héron?

Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l'édifice de

notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les

paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne

chère devaient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que

nous étions persuadés l'un et l'autre que les vivres ne coûtent

rien à ceux qui les recueillent, et que, quand ils n'en gorgent

pas les passants, c'est pure mauvaise volonté de leur part. Nous

n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans

rien débourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre

fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en

France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage

qui ne finissaient point, et nous dirigions d'abord notre course

au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la

nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne,

abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes

études, mes espérances et l'attente d'une fortune presque

assurée, pour commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la

capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanité, l'amour, les

belles, et toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avait

amené l'année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami

Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie,

et ne songeant qu'à jouir de cette ambulante félicité à laquelle

j'avais tout à coup borné mes brillants projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement

toutefois que je m'y étais attendu, mais non pas tout à fait de

la même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques

moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il

n'en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous

troublait guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de

cette ressource que quand l'argent viendrait à nous manquer. Un

accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa près de

Bramant: et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous

le dire, qu'elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous

rendit plus gais qu'auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre

étourderie d'avoir oublié que nos habits et nos souliers

s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre

fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que

nous l'avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le

terme, où notre bourse tarissante nous faisait une nécessité

d'arriver.

A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je

venais de faire: jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti

sur le passé, mais sur l'accueil qui m'attendait chez madame de

Warens; car j'envisageais exactement sa maison comme ma maison

paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de

Gouvon; elle savait sur quel pied j'y étais; et en m'en

félicitant, elle m'avait donné des leçons très sages sur la

manière dont je devais correspondre aux bontés qu'on avait pour

moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la

détruisais pas par ma faute. Qu'allait-elle dire en me voyant

arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit qu'elle pût me fermer

sa porte: mais je craignais le chagrin que j'allais lui donner,

je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misère. Je

résolus de tout endurer en silence, et de tout faire pour

l'apaiser. Je ne voyais plus dans l'univers qu'elle seule: vivre

dans sa disgrâce était une chose qui ne se pouvait pas.

Ce qui m'inquiétait le plus était mon compagnon de voyage,

dont je ne voulais pas lui donner le surcroît, et dont je

craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai

cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière

journée. Le drôle me comprit; il était plus fou que sot. Je crus

qu'il s'affecterait de mon inconstance; j'eus tort, mon ami Bâcle

ne s'affectait de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous

mis le pied dans la ville, qu'il me dit: Te voilà chez toi,

m'embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai

jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre

amitié durèrent en tout environ six semaines; mais les suites en

dureront autant que moi.

Que le cœur me battit en approchant de la maison de madame

de Warens! mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se

couvraient d'un voile; je ne voyais rien, je n'entendais rien, je

n'aurais reconnu personne: je fus contraint de m'arrêter

plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la

crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avais besoin qui me

troublait à ce point? A l'âge où j'étais, la peur de mourir de

faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec

autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie

il n'appartint à l'intérêt ni à l'indigence de m'épanouir ou de

me serrer le cœur. Dans le cours d'une vie inégale et mémorable

par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai

toujours vu du même œil l'opulence et la misère. Au besoin,

j'aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me

troubler pour en être réduit là. Peu d'hommes ont autant gémi que

moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la

pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir

ni répandre une larme. Mon âme, à l'épreuve de la fortune, n'a

connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent

pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire

que je me suis senti le plus malheureux des mortels.

A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me

rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me

précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive

joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle

avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son

visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle

d'un ton caressant, te revoilà donc? Je savais bien que tu étais

trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait

pas aussi mal tourné que j'avais craint. Ensuite elle me fit

conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis

très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais

au reste sans m'épargner ni m'excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de

chambre. Je n'osais respirer durant cette délibération; mais

quand j'entendis que je coucherais dans la maison, j'eus peine à

me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre

qui m'était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa

chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroît le plaisir

d'apprendre que cette faveur ne serait pas passagère; et dans un

moment où l'on me croyait attentif à tout autre chose, j'entendis

qu'elle disait: On dira ce qu'on voudra; mais puisque la

Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas

l'abandonner.

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne

fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de

ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité

de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l'ouvrage de

la nature, et peut-être un produit de l'organisation, elle a

besoin de situations qui la développent. Sans ces causes

occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et

mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j'avais été

jusqu'alors, et tel j'aurais toujours été peut-être, si je

n'avais jamais connu madame de Warens, ou si, même l'ayant

connue, je n'avais pas vécu assez longtemps auprès d'elle pour

contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle

m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas

ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre

sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille

fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui souvent en est

séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule; il est

plus voluptueux, plus tendre: je n'imagine pas qu'il puisse agir

pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme

le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci

n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les

sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets.

Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour

avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de

parade, et qui fut celle où l'on me logea. Cette chambre était

sur le passage dont j'ai parlé, où se fit notre première

entrevue; et au delà du ruisseau et des jardins on découvrait la

campagne. Cet aspect n'était pas pour le jeune habitant une chose

indifférente. C'était depuis Bossey la première fois que j'avais

du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je

n'avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues.

Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle augmenta

beaucoup mes dispositions à l'attendrissement. Je faisais de ce

charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne: il

me semblait qu'elle l'avait mis là tout exprès pour moi; je m'y

plaçais paisiblement auprès d'elle; je la voyais partout entre

les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se

confondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu'alors comprimé, se

trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs

s'exhalaient plus librement parmi ces vergers.

On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que

j'avais vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence,

et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie

jamais. Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de

porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de

vins étrangers; mais l'une et l'autre étaient bien garnies au

service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle

donnait d'excellent café. Quiconque la venait voir était invité à

dîner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou

passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique était

composé d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée

Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera

question dans la suite, d'une cuisinière, et de deux porteurs de

louage quand elle allait en visite, ce qu'elle faisait rarement.

Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant

son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un

pays où la terre est très bonne et l'argent très rare.

Malheureusement l'économie ne fut jamais sa vertu favorite: elle

s'endettait, elle payait; l'argent faisait la navette, et tout

allait.

La manière dont son ménage était monté était précisément

celle que j'aurais choisie: on peut croire que j'en profitais

avec plaisir. Ce qui m'en plaisait moins était qu'il fallait

rester très longtemps à table. Elle supportait avec peine la

première odeur du potage et des mets; cette odeur la faisait

presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps.

Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce

n'était qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayait le premier

morceau. J'aurais dîné trois fois dans cet intervalle; mon repas

était fait longtemps avant qu'elle eût commencé le sien. Je

recommençais de compagnie; aussi je mangeais pour deux, et ne

m'en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d'autant plus au

doux sentiment du bien-être que j'éprouvais auprès d'elle, que ce

bien-être dont je jouissais n'était mêlé d'aucune inquiétude sur

les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans l'étroite

confidence de ses affaires, je les supposais en état d'aller

toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agréments dans

sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation

réelle, et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les

ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté

chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai

jamais pu l'éviter.

Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit

entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa

vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous

demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut

presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux

noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de

nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour

moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir,

mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon

attachement pour elle, ce n'était pas pour en changer la nature

mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du

charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'était délicieux

de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais

elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus tendres

caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon cœur d'en

abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations

d'une autre espèce; j'en conviens, mais il faut attendre; je ne

puis tout dire à la fois.

Le coup d'œil de notre première entrevue fut le seul moment

vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce

moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets

n'allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint

mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avais

ni transports ni désirs auprès d'elle; j'étais dans un calme

ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passé ma

vie et l'éternité même sans m'ennuyer un instant. Elle est la

seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de

conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir.

Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu'un babil

intarissable, qui pour finir avait besoin d'être interrompu. Loin

de me faire une loi de parler, il fallait plutôt m'en faire une

de me taire. A force de méditer ses projets, elle tombait souvent

dans la rêverie. Eh bien! je la laissais rêver; je me taisais, je

la contemplais, et j'étais le plus heureux des hommes. J'avais

encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du

tête-à-tête, je le recherchais sans cesse, et j'en jouissais avec

une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient

le troubler. Sitôt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il

n'importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de

rester en tiers auprès d'elle. J'allais compter les minutes dans

son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et

ne pouvant concevoir ce qu'ils avaient tant à dire, parce que

j'avais à dire encore plus.

Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle

que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que

content; mais mon inquiétude en son absence allait au point

d'être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des

élans d'attendrissement, qui souvent allaient jusqu'aux larmes.

Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fête, tandis

qu'elle était à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le

cœur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours

auprès d'elle. J'avais assez de sens pour voir que quant à

présent cela n'était pas possible, et qu'un bonheur que je

goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rêverie une

tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre, et qu'un espoir

flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m'a toujours

singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour,

la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans

lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure; tout cela me

frappait tellement d'une impression vive, tendre, triste et

touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet

heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant

toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des

ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des

sens. Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans l'avenir

avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a

frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle

s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels exactement

que je les avais imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut

l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je

n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les

ans, et la vie entière, s'y passaient dans une inaltérable

tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un

moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe: son

accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil.

Je ne finirais pas si j'entrais dans le détail de toutes les

folies que le souvenir de cette chère maman me faisait faire

quand je n'étais plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé

mon lit en songeant qu'elle y avait couché; mes rideaux, tous les

meubles de ma chambre, en songeant qu'ils étaient à elle, que sa

belle main les avait touchés; le plancher même, sur lequel je me

prosternais en songeant qu'elle y avait marché! Quelquefois même

en sa présence il m'échappait des extravagances que le plus

violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au

moment qu'elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie

que j'y vois un cheveu: elle rejette le morceau sur son assiette;

je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi à l'amant

le plus passionné il n'y avait qu'une différence unique, mais

essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la

raison.

J'étais revenu d'Italie non tout à fait comme j'y étais

allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu.

J'en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avais

senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'était enfin

déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m'avait

donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre

chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt

rassuré, j'appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature,

et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au

prix de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie.

Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de

plus un grand attrait pour les imaginations vives: c'est de

disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de

faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir

besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je

travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait rétablie en

moi la nature, et à qui j'avais donné le temps de se bien former.

Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situation

présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond

de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir

entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je

sais qu'elle a couché. Que de stimulants! tel lecteur qui se les

représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire,

ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins

pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du désir

ardent d'y passer mes jours, absente ou présente, je voyais

toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une

délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi,

toujours la même, et ne voyais jamais qu'elle. Son image,

toujours présente à mon cœur, n'y laissait place à nulle autre;

elle était pour moi la seule femme qui fût au monde; et l'extrême

douceur des sentiments qu'elle m'inspirait, ne laissant pas à mes

sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me garantissait d'elle

et de tout son sexe. En un mot, j'étais sage, parce que je

l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de

quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce

que j'en puis dire est que s'il paraît déjà fort extraordinaire,

dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.

Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé

des choses qui me plaisaient le moins. C'étaient des projets à

rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire;

c'étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à

gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de

passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait

entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine,

une belle dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je

jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour

elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire

aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus était de me

voir d'autant plus furieux que je ne pouvais moi-même m'empêcher

de rire. Ces petits intervalles où j'avais le plaisir de grogner

étaient charmants; et s'il survenait un nouvel importun durant la

querelle, elle en savait encore tirer parti pour l'amusement en

prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups

d'œil pour lesquels je l'aurais volontiers battue. Elle avait

peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et retenu

par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au

fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvais tout cela

très comique.

Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusait pourtant, parce

qu'il faisait partie d'une manière d'être qui m'était charmante.

Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on me

faisait faire n'était selon mon goût, mais tout était selon mon

cœur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon

dégoût pour elle n'eût fourni des scènes folâtres qui nous

égayaient sans cesse: c'est peut-être la première fois que cet

art a produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l'odeur

un livre de médecine; et, ce qu'il y a de plaisant, est que je

m'y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus

détestables drogues. J'avais beau fuir ou vouloir me défendre;

malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes

dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s'approcher

de ma bouche, il fallait finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout

son petit ménage était rassemblé dans la même chambre, à nous

entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru

qu'on y jouait quelque farce, et non pas qu'on y faisait de

l'opiat ou de l'élixir.

Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces

polissonneries. J'avais trouvé quelques livres dans la chambre

que j'occupais: le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la

Henriade.

Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par

désœuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur

surtout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon

m'avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion;

la lecture me profitait mieux. Je m'accoutumais à réfléchir sur

l'élocution, sur les constructions élégantes; je m'exerçais à

discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par

exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisais

avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade:

 

Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres

Parlât encore pour lui dans le cœur de ces traîtres.

 

Ce mot parlât qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un t à la

troisième personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je

l'écrivais et prononçais parla comme le présent de l'indicatif.

Quelquefois je causais avec maman de mes lectures,

quelquefois je lisais auprès d'elle: j'y prenais grand plaisir;

je m'exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit

qu'elle avait l'esprit orné. Il était alors dans toute sa fleur.

Plusieurs gens de lettres s'étaient empressés à lui plaire, et

lui avaient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avait, si

je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait

que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Évremond, qui depuis

longtemps était mort en France. Mais cela n'empêchait pas qu'elle

connût la bonne littérature, et qu'elle n'en parlât fort bien.

Elle avait été élevée dans des sociétés choisies; et, venue en

Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant

de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les

femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne

savent parler que par épigrammes.

Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avait

jeté un coup d'œil rapide qui lui avait suffi pour la connaître.

Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgré de secrètes

jalousies, malgré les murmures qu'excitaient sa conduite et ses

dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avait l'expérience

du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette

expérience. C'était le sujet favori de ses conversations, et

c'était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte

d'instruction dont j'avais le plus grand besoin. Nous lisions

ensemble la Bruyère: il lui plaisait plus que la Rochefoucauld,

livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où

l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle

moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces;

mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je

prenais patience, et ses longueurs ne m'ennuyaient pas.

Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le

sentais, et l'inquiétude de la voir finir était la seule chose

qui en troublait la jouissance. Tout en folâtrant, maman

m'étudiait, m'observait, m'interrogeait, et bâtissait pour ma

fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement

que ce n'était pas le tout de connaître mes penchants, mes goûts,

mes petits talents; il fallait trouver ou faire naître les

occasions d'en tirer parti, et tout cela n'était pas l'affaire

d'un jour. Les préjugés même qu'avait conçus la pauvre femme en

faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en

œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens.

Enfin tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne opinion

qu'elle avait de moi: mais il en fallut rabattre, et dès lors

adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d'Aubonne, la

vint voir. C'était un homme de beaucoup d'esprit, intrigant,

génie à projets comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas, une

espèce d'aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury

un plan de loterie très composée, qui n'avait pas été goûté. Il

allait le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en

exécution. Il s'arrêta quelque temps à Annecy, et y devint

amoureux de madame l'intendante, qui était une personne fort

aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir

chez maman. M. d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il

se chargea de m'examiner, de voir à quoi j'étais propre, et, s'il

me trouvait de l'étoffe, de chercher à me placer.

Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de

suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir

de rien. Il s'y prit très bien pour me faire jaser, se

familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu'il était

possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets,

le tout sans paraître m'observer, sans la moindre affectation, et

comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gêne.

J'étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que,

malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie

animée, j'étais, sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de

peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un

mot à tous égards, et que l'honneur de devenir quelque jour curé

de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse

aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi à madame de

Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi

jugé: ce ne fut pas la dernière, et l'arrêt de M. Masseron a

souvent été confirmé.

La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour

n'avoir pas ici besoin d'explication; car en conscience on sent

bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu'avec toute

l'impartialité possible, quoi qu'aient pu dire messieurs

Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne les saurais

prendre au mot.

Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que

j'en puisse concevoir la manière: un tempérament très ardent, des

passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître,

embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On

dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même

individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir

mon âme; mais, au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit.

Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide;

il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a

d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la

pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende: je fais

d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai

jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez jolie

conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent

aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se

retourna, faisant route, pour crier: A votre gorge, marchand de

Paris, je dis: Me voilà.

Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir,

je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul

et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la

plus incroyable difficulté: elles y circulent sourdement, elles y

fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me donner des

palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois

rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot; il faut que

j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos

se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais

lentement, et après une longue et confuse agitation. N'avez-vous

point vu quelquefois l'opéra en Italie? Dans les changements de

scène, il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable

et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont

entremêlées, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait

peine, on croit que tout va renverser; cependant peu à peu tout

s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir

succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette

manœuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand

je veux écrire. Si j'avais su premièrement attendre, et puis

rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes,

peu d'auteurs m'auraient surpassé.

De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes

manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables,

attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il

ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner

à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main

vis-à-vis d'une table et de mon papier; c'est à la promenade, au

milieu des rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et

durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau: l'on peut

juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument

dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six

vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée et

retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu'elle fût en

état d'être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis

mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent

être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres; genre

dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me

met au supplice. Je n'écris point de lettres sur les moindres

sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux

écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni

finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à peine

m'entend-on quand on la lit.

Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me

coûtent même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois

assez bon observateur: cependant je ne sais rien voir de ce que

je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de

l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce

qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens

rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me

frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le

lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance;

rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve

ce qu'on a pensé; et il est rare que je me trompe.

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge

de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à

propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses.

La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier

au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas

même comment on ose parler dans un cercle; car à chaque mot il

faudrait passer en revue tous les gens qui sont là; il faudrait

connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour

être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un.

Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage:

sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce

qu'ils disent; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises.

Qu'on juge de celui qui tombe là des nues: il lui est presque

impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête

il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de

parler toujours: quand on vous parle, il faut répondre; et si

l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette

insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société. Je ne

trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler

sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle

aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il

faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise

infailliblement.

Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire

quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt

ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de

balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand

elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher

mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille

exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de

ma jeunesse, mais d'un temps où, ayant vécu plusieurs années dans

le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût

été possible. J'étais un soir entre deux grandes dames et un

homme qu'on peut nommer; c'était M. le duc de Gontaut. Il n'y

avait personne autre dans la chambre, et je m'efforçais de

fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation entre

quatre personnes, dont trois n'avaient assurément pas besoin de

mon supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter un

opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son

estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant:

Est-ce de l'opiate de M. Tronchin? Je ne crois pas, répondit sur

le même ton la première. Je crois qu'elle ne vaut guère mieux,

ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta

interdit; il n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire,

et l'instant d'après la conversation prit un autre tour.

Vis-à-vis d'une autre la balourdise eût pu n'être que plaisante;

mais adressée à une femme trop aimable pour n'avoir pas un peu

fait parler d'elle, et qu'assurément je n'avais pas dessein

d'offenser, elle était terrible; et je crois que les deux

témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s'empêcher

d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'échappent pour

vouloir parler sans avoir rien à dire. J'oublierai difficilement

celui-là; car, outre qu'il est par lui-même très mémorable, j'ai

dans la tête qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent que

trop souvent.

Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment,

n'étant pas un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'être,

même chez des gens en état de bien juger: d'autant plus

malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage,

et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma

stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naître,

n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de

bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on

attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la

société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non

seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le

parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément

celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que

je valais, on ne l'aurait pas soupçonné même; et c'est ce qui est

arrivé à madame Dupin, quoique femme d'esprit, et quoique j'aie

vécu dans sa maison plusieurs années, elle me l'a dit bien des

fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste, tout ceci souffre

des exceptions, et j'y reviendrai dans la suite.

La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me

convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde

fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je

n'avais pas fait mes études, et que je ne savais pas même assez

de latin pour être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire

instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au

supérieur. C'était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme,

à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins

pédant lazariste que j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire

à la vérité.

Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le

caressait, l'agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par

lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu'il

était en fonction, elle courait par la chambre de côté et

d'autre, faisait tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet,

monsieur le supérieur suivait en grondant, et disant à tout

moment: Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet

assez pittoresque.

M. Gros se prêta de bon cœur au projet de maman. Il se

contenta d'une pension très modique, et se chargea de

l'instruction. Il ne fut question que du consentement de

l'évêque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut payer la

pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu'à

ce qu'on pût juger, par un essai, du succès qu'on devait espérer.

Quel changement! Il fallut m'y soumettre. J'allai au

séminaire comme j'aurais été au supplice. La triste maison qu'un

séminaire, surtout pour qui sort de celle d'une aimable femme!

J'y portai un seul livre, que j'avais prié maman de me prêter, et

qui me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas quelle

sorte de livre: c'était un livre de musique. Parmi les talents

qu'elle avait cultivés, la musique n'avait pas été oubliée. Elle

avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du

clavecin: elle avait eu la complaisance de me donner quelques

leçons de chant; et il fallut commencer de loin, car à peine

savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme,

et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne

m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant

j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de

m'exercer seul. Le livre que j'emportai n'était pas même des plus

faciles; c'étaient les cantates de Clérambault. On concevra

quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai

que, sans connaître ni transposition ni quantité, je parvins à

déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le

premier air de la cantate d'Alphée et Aréthuse; et il est vrai

que cet air est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les

vers avec leur mesure pour y mettre celle de l'air.

Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit,

et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait

m'enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage

de pain d'épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des

crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique;

ses membres jouaient comme les poulies d'un mannequin. J'ai

oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse

m'est restée, et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je

crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant

gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe

d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un cachot.

Qu'on juge du contraste d'un pareil maître pour le disciple d'un

abbé de cour!

Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis

persuadé que ma tête n'y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros,

qui s'aperçut que j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je

maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'était pas

difficile. Il m'ôta des griffes de ma bête, et, par un autre

contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes:

c'était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait

son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois

par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il

donnait à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie

plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa

barbe tirait sur le roux: il avait le maintien ordinaire aux gens

de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous

beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était

une âme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses

grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de

tristesse, qui faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intéresser

à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit

qu'il prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait né pour être

malheureux.

Son caractère ne démentait pas sa physionomie: plein de

patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi

que m'instruire. Il n'en fallait pas tant pour me le faire aimer,

son prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré

tout le temps qu'il me donnait, malgré toute la bonne volonté que

nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prît très bien,

j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec

assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des

maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de

plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit,

impatient de toute espèce de joug, ne peut s'asservir à la loi du

moment; la crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être

attentif: de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins

d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit veut

marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui.

Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna

diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement,

ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été

plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques

années après j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse, il

avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur

très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale

effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les

prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu'à des

femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il

fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s'il aura pu dans

la suite rétablir ses affaires: mais le sentiment de son

infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand

j'écrivis l'Émile; et, réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis

de ces deux dignes prêtres l'original du vicaire savoyard. Je me

flatte que l'imitation n'a pas déshonoré ses modèles.

Pendant que j'étais au séminaire, M. d'Aubonne fut obligé de

quitter Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais

qu'il fît l'amour à sa femme. C'était faire comme le chien du

jardinier; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivait

fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient

inutile, et il la traitait si brutalement qu'il fut question de

séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une

taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations

finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se

vengent de leurs ennemis par des chansons: M. d'Aubonne se vengea

du sien par une comédie; il envoya cette pièce à madame de

Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la

fantaisie d'en faire une, pour essayer si j'étais en effet aussi

bête que l'auteur l'avait prononcé: mais ce ne fut qu'à Chambéri

que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de lui-même. Ainsi

quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que je l'avais

écrite à dix-huit ans, j'ai menti de quelques années.

C'est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement

peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et

qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avais oublié. Toutes

les semaines j'avais une fois la permission de sortir; je n'ai

pas besoin de dire quel usage j'en faisais. Un dimanche que

j'étais chez maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers

attenant à la maison qu'elle occupait. Ce bâtiment, où était leur

four, était plein jusqu'au comble de fascines sèches. Tout fut

embrasé en très peu de temps: la maison était en grand péril, et

couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en

devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le

jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes fenêtres, et au delà du

ruisseau dont j'ai parlé. J'étais si troublé que je jetais

indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la

main, jusqu'à un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps

j'aurais eu peine à soulever; j'étais prêt à y jeter de même une

grande glace, si quelqu'un ne m'eût retenu. Le bon Evêque, qui

était venu voir maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif. Il

l'emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et

tous ceux qui étaient là; en sorte qu'arrivant quelque temps

après, je vis tout le monde à genoux et m'y mis comme les autres.

Durant la prière du saint homme le vent changea, mais si

brusquement et si à propos, que les flammes, qui couvraient la

maison et entraient déjà par les fenêtres, furent portées de

l'autre côté de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans

après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens

confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient

servir à sa béatification. A la prière du P. Boudet, je joignis à

ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en

quoi je fis bien: mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce

fait pour un miracle. J'avais vu l'Evêque en prière, et durant sa

prière j'avais vu le vent changer, et même très à propos; voilà

ce que je pouvais dire et certifier: mais qu'une de ces deux

choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devais pas

attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant

que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique,

j'étais de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au cœur

humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret

d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me

séduire; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été

l'effet des plus ardentes prières, j'aurais bien pu m'en

attribuer ma part.

Plus de trente ans après, lorsque j'eus publié les Lettres

de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat je ne sais

comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la

découverte était heureuse, et l'à-propos me parut à moi-même très

plaisant.

J'étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique

M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable

qu'il lui fût possible, on voyait qu'ils n'étaient pas

proportionnés à mon travail, et cela n'était pas encourageant

pour me faire pousser mes études. Aussi l'évêque et le supérieur

se rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un

sujet qui n'était pas même bon pour être prêtre; au reste, assez

bon garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré

tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna

pas.

Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique,

dont j'avais tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse

était à peu près tout ce que j'avais appris au séminaire. Mon

goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire

musicien: l'occasion était commode; on faisait chez elle, au

moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique

de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir

très souvent. C'était un Parisien nommé M. le Maître, bon

compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait,

peu d'esprit, mais au demeurant très bon homme. Maman me fit

faire sa connaissance: je m'attachais à lui, je ne lui déplaisais

pas: on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez

lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréablement que la

maîtrise n'étant qu'à vingt pas de la maison de maman, nous

étions chez elle en un moment, et nous y soupions très souvent

ensemble.

On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante

et gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait

plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare.

Cependant cette vie, pour être plus libre, n'en était pas moins

égale et réglée. J'étais fait pour aimer l'indépendance et pour

n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une

seule fois que pour aller chez maman ou à l'église, et je n'en

fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu

dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus

de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé,

quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être,

qu'en les remémorant j'en suis affecté comme si j'y étais encore.

Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes,

mais tous les objets environnants, la température de l'air, son

odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est

fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de

nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétait à la maîtrise, tout

ce qu'on chantait au chœur, tout ce qu'on y faisait, le bel et

noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres

des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier

boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui

jouait du violon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son

épée M. le Maître endossait par-dessous son habit laïque, et le

beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au

chœur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant ma petite flûte à

bec, m'établir dans l'orchestre à la tribune pour un petit bout

de récit que M. le Maître avait fait exprès pour moi, le bon

dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu'on y portait;

ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans

ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé

toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor

alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un dimanche de

l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour

sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là.

Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu

de musique: je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M.

le Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait

avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante

Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de chœur

faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de

bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et m'attrister.

Je vivais à Annecy depuis près d'un an sans le moindre

reproche; tout le monde était content de moi. Depuis mon départ

de Turin je n'avais point fait de sottise, et je n'en fis point

tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisait, et me

conduisait toujours bien: mon attachement pour elle était devenu

ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'était pas une passion

folle, c'est que mon cœur formait ma raison. Il est vrai qu'un

seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me

mettait hors d'état de rien apprendre, pas même la musique, bien

que j'y fisse tous mes efforts. Mais il n'y avait point de ma

faute; la bonne volonté y était tout entière, l'assiduité y

était. J'étais distrait, rêveur, je soupirais: qu'y pouvais-je

faire? Il ne manquait à mes progrès rien qui dépendît de moi;

mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu'un

sujet qui vînt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard

arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma

mauvaise tête en tira parti.

Un soir du mois de février qu'il faisait bien froid, comme

nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la

porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre: un

jeune homme entre avec elle, monte, se présente d'un air aisé, et

fait à M. le Maître un compliment court et bien tourné, se

donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses

finances forçait de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de

musicien français, le cœur tressaillit au bon le Maître: il

aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune

passager, lui offrit le gîte dont il paraissait avoir grand

besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je l'examinai

tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en attendant le souper.

Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne

sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité

particulière; c'était pour ainsi dire un bossu à épaules plates,

mais je crois qu'il boitait un peu; il avait un habit noir plutôt

usé que vieux, et qui tombait par pièces, une chemise très fine

et très sale, de belles manchettes d'effilé, des guêtres dans

lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir de

la neige, un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique

équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son

maintien ne démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et

de l'agrément; il parlait facilement et bien, mais très peu

modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu

de l'éducation, et qui n'allait pas gueusant comme un gueux, mais

comme un fou. Il nous dit qu'il s'appelait Venture de Villeneuve,

qu'il venait de Paris, qu'il s'était égaré dans sa route; et,

oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu'il allait à

Grenoble voir un parent qu'il avait dans le parlement.

Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien.

Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages

célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les

jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on

disait il paraissait au fait; mais à peine un sujet était-il

entamé, qu'il brouillait l'entretien par quelque polissonnerie

qui faisait rire, et oublier ce que l'on avait dit. C'était un

samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale. M. le

Maître lui propose d'y chanter; très volontiers; lui demande

quelle est sa partie; la haute-contre; et il parle d'autre chose.

Avant d'aller à l'église on lui offrit sa partie à prévoir; il

n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maître: Vous

verrez, me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une note de

musique. J'en ai grand'peur, lui répondis-je. Je les suivis très

inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d'une terrible

force, car je m'intéressais beaucoup à lui.

J'eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits

avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus

est, avec une très jolie voix. Je n'ai guère eu de plus agréable

surprise. Après la messe, M. Venture reçut des compliments à

perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il

répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce.

M. le Maître l'embrassa de bon cœur; j'en fis autant: il vit que

j'étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir.

On conviendra, je m'assure, qu'après m'être engoué de M.

Bâcle, qui tout compté n'était qu'un manant, je pouvais m'engouer

de M. Venture, qui avait de l'éducation, des talents, de

l'esprit, de l'usage du monde, et qui pouvait passer pour un

aimable débauché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui serait

arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d'autant

plus facilement encore qu'il aurait eu un meilleur tact pour

sentir le mérite, et un meilleur goût pour s'y attacher: car

Venture en avait sans contredit, et il en avait surtout un bien

rare à son âge, celui de n'être point pressé de montrer son

acquis. Il est vrai qu'il se vantait de beaucoup de choses qu'il

ne savait point; mais pour celles qu'il savait, et qui étaient en

assez grand nombre, il n'en disait rien: il attendait l'occasion

de les montrer; il s'en prévalait alors sans empressement, et

cela faisait le plus grand effet. Comme il s'arrêtait après

chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il

aurait tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans

la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait

du ton le plus élégant les choses les plus grossières, et les

faisait passer. Les femmes même les plus modestes s'étonnaient de

ce qu'elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu'il

fallait se fâcher, elles n'en avaient pas la force. Il ne lui

fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait

pour avoir de bonnes fortunes; mais il était fait pour mettre un

agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était

difficile qu'avec tant de talents agréables, dans un pays où l'on

s'y connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à la

sphère des musiciens.

Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause,

fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et

plus durable que celui que j'avais pris pour M. Bâcle. J'aimais à

le voir, à l'entendre; tout ce qu'il faisait me paraissait

charmant, tout ce qu'il disait me semblait des oracles: mais mon

engouement n'allait pas jusqu'à ne pouvoir me séparer de lui.

J'avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès.

D'ailleurs, trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais

qu'elles n'étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte

de volupté, dont il n'avait pas l'idée, et dont je n'osais même

lui parler, bien sûr qu'il se serait moqué de moi. Cependant

j'aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait.

J'en parlais à maman avec transport; le Maître lui en parlait

avec éloges. Elle consentit qu'on le lui amenât. Mais cette

entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse, elle

le trouva libertin; et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise

connaissance, non seulement elle me défendit de le lui ramener,

mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec

ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m'y

livrer; et, très heureusement pour mes mœurs et pour ma tête,

nous fûmes bientôt séparés.

M. le Maître avait les goûts de son art; il aimait le vin. A

table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son

cabinet il fallait qu'il bût. Sa servante le savait si bien, que,

sitôt qu'il préparait son papier pour composer et qu'il prenait

son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l'instant

d'après, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais

être absolument ivre, il était toujours pris de vin; et en vérité

c'était dommage, car c'était un garçon essentiellement bon, et si

gai que maman ne l'appelait que petit chat. Malheureusement il

aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de même. Cela

prit sur sa santé et enfin sur son humeur: il était quelquefois

ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté,

incapable de manquer à qui que ce fût, il n'a jamais dit une

mauvaise parole, même à un de ses enfants de chœur; mais il ne

fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal

était qu'ayant peu d'esprit, il ne discernait pas les tons et les

caractères, et prenait souvent la mouche sur rien.

L'ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et

d'évêques se faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil

son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour

pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou

docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable après

celui qui se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de

la naissance. D'ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à

leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est

ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le Maître.

Le chantre surtout, appelé M. l'abbé de Vidonne, qui du reste

était un très galant homme, mais trop plein de sa noblesse,

n'avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses

talents; et l'autre n'endurait pas volontiers ces dédains. Cette

année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu'à

l'ordinaire dans un dîner de règle que l'évêque donnait aux

chanoines, et où le Maître était toujours invité. Le chantre lui

fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que

celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de

s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre,

quoique madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux,

n'épargnât rien pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de

se venger de ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fêtes

de Pâques, temps où l'on avait le plus grand besoin de lui. Mais

ce qui l'embarrassait lui-même était sa musique qu'il voulait

emporter, ce qui n'était pas facile: elle formait une caisse

assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportait pas sous le bras.

Maman fit ce que j'aurais fait et ce que je ferais encore à

sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le

voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de

l'aider en tout ce qui dépendait d'elle. J'ose dire qu'elle le

devait. Le Maître s'était consacré, pour ainsi dire, à son

service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à

ses soins, il était entièrement à ses ordres; et le cœur avec

lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix.

Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion

essentielle, ce qu'il faisait pour elle en détail depuis trois ou

quatre ans: mais elle avait une âme qui, pour remplir de pareils

devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en étaient pour elle.

Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. le Maître, au moins

jusqu'à Lyon, et de m'attacher à lui aussi longtemps qu'il aurait

besoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner

de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle

consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de

la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre à Annecy une bête

de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait,

quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu'à une

certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour

la transporter jusqu'à Seyssel, où, étant sur terres de France,

nous n'aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi: nous

partîmes le même soir à sept heures; et maman, sous prétexte de

payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat

d'un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le

jardinier et moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu'au

premier village, où un âne nous relaya; et la même nuit nous nous

rendîmes à Seyssel.

Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps où je suis

si peu semblable à moi-même, qu'on me prendrait pour un autre

homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M.

Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par

conséquent de la connaissance de M. le Maître, et l'un des hommes

dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire

d'aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque

prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le

Maître goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et

plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui

nous reçut très bien. Le Maître lui dit qu'il allait à Bellay, à

la prière de l'évêque, diriger sa musique aux fêtes de Pâques,

qu'il comptait repasser dans peu de jours; et moi, à l'appui de

ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M.

Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit

mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M.

Reydelet ne savait quelle chère nous faire; et nous nous

séparâmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous

arrêter plus longtemps au retour. A peine pûmes-nous attendre que

nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire; et j'avoue

qu'ils me reprennent encore en y pensant; car on ne saurait

imaginer une espièglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle

nous eût égayés durant toute la route, si M. le Maître, qui ne

cessait de boire et de battre la campagne, n'eût été attaqué deux

ou trois fois d'une atteinte à laquelle il devenait très sujet,

et qui ressemblait fort à l'épilepsie. Cela me jeta dans des

embarras qui m'effrayèrent, et dont je pensai bientôt à me tirer

comme je pourrais.

Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques, comme nous

l'avions dit à M. Reydelet; et, quoique nous n'y fussions point

attendus, nous fûmes reçus du maître de musique et accueillis de

tout le monde avec grand plaisir. M. le Maître avait de la

considération dans son art, et la méritait. Le maître de musique

de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages, et tâcha

d'obtenir l'approbation d'un si bon juge; car outre que le Maître

était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point

flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maîtres de musique

de province, et ils le sentaient si bien eux-mêmes, qu'ils le

regardaient moins comme leur confrère que comme leur chef.

Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à

Bellay, nous en repartîmes, et continuâmes notre route sans aucun

accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous

fûmes loger à Notre-Dame de Pitié; et, en attendant la caisse,

qu'à la faveur d'un autre mensonge nous avions embarquée sur le

Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le Maître

alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier,

dont il sera parlé dans la suite, et l'abbé Dortan, comte de

Lyon. L'un et l'autre le reçurent bien; mais ils le trahirent,

comme on verra tout à l'heure; son bonheur s'était épuisé chez M.

Reydelet.

Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions

dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut

surpris d'une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que

j'en fus saisi d'effroi. Je fis des cris, appelai du secours,

nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fît porter; puis,

tandis qu'on s'assemblait et s'empressait autour d'un homme tombé

sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du

seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l'instant où

personne ne songeait à moi; je tournai le coin de la rue, et je

disparus. Grâce au ciel, j'ai fini ce troisième aveu pénible.

S'il m'en restait beaucoup de pareils à faire, j'abandonnerais le

travail que j'ai commencé.

De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est resté

quelques traces dans les lieux où j'ai vécu; mais ce que j'ai à

dire dans le livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce

sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux

qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton

d'un instrument étranger, était hors de son diapason: elle y

revint d'elle-même; et alors je cessai mes folies, ou du moins

j'en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma

jeunesse est celle dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque

ne s'y est passé d'assez intéressant à mon cœur pour m'en

retracer vivement le souvenir; et il est difficile que dans tant

d'allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne

fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J'écris

absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui

puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me

sont aussi présents que s'ils venaient d'arriver; mais il y a des

lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits

aussi confus que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu

faire des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur

des bagatelles, jusqu'au temps où j'ai de moi des renseignements

plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis

assuré d'être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de

l'être en tout: voilà sur quoi l'on peut compter.

Sitôt que j'eus quitté M. le Maître, ma résolution fut

prise, et je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de

notre départ m'avaient donné un grand intérêt pour la sûreté de

notre retraite; et cet intérêt, m'occupant tout entier, avait

fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappelait en

arrière: mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le

sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne

me tentait, je n'avais de désir que pour retourner auprès de

maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle

avait déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes

les folies de l'ambition. Je ne voyais plus d'autre bonheur que

celui de vivre auprès d'elle, et je ne faisais pas un pas sans

sentir que je m'éloignais de ce bonheur. J'y revins donc aussitôt

que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit

si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir

tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de

celui-là. Je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon départ de

Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu'on juge surtout si cette

dernière époque a dû sortir de ma mémoire! En arrivant je ne

trouvai plus madame de Warens; elle était partie pour Paris.

Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me

l'aurait dit, j'en suis très sûr, si je l'en avais pressée; mais

jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis:

mon cœur, uniquement occupé du présent, en remplit toute sa

capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés, qui font

désormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de

vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans

le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la révolution causée à

Turin par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'être

oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d'Aubonne,

chercher le même avantage à la cour de France, où elle m'a

souvent dit qu'elle l'eût préféré, parce que la multitude des

grandes affaires fait qu'on n'y est pas si désagréablement

surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son retour on

ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours

joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont

cru qu'elle avait été chargée de quelque commission secrète, soit

de la part de l'évêque, qui avait alors des affaires à la cour de

France, où il fut lui-même obligé d'aller, soit de la part de

quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux

retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que l'ambassadrice

n'était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle

avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une

négociation.

 

LIVRE QUATRIÈME

 

1731 - 1732

 

J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise

et de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lâchement

abandonné M. le Maître commença de se faire sentir. Il fut plus

vif encore quand j'appris le malheur qui lui était arrivé. Sa

caisse de musique, qui contenait toute sa fortune, cette

précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie

en arrivant à Lyon, par les soins du comte Dortan, à qui le

chapitre avait fait écrire pour le prévenir de cet enlèvement

furtif. Le Maître avait en vain réclamé son bien, son gagne-pain,

le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse était

tout au moins sujette à litige: il n'y en eut point. L'affaire

fut décidée à l'instant même par la loi du plus fort, et le

pauvre le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage

de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours.

Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre

accablant. Mais j'étais dans un âge où les grands chagrins ont

peu de prise, et je me forgeai bientôt des consolations. Je

comptais avoir dans peu des nouvelles de madame de Warens,

quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorât que

j'étais de retour: et quant à ma désertion, tout bien compté, je

ne la trouvais pas si coupable. J'avais été utile à M. le Maître

dans sa retraite; c'était le seul service qui dépendît de moi. Si

j'avais resté avec lui en France, je ne l'aurais pas guéri de son

mal, je n'aurais pas sauvé sa caisse, je n'aurais fait que

doubler sa dépense sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà

comment alors je voyais la chose: je la vois autrement

aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être

faite qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps après on se

la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point.

Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles

de maman était d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris, et

avec quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr

qu'Annecy pour savoir tôt ou tard où elle était. J'y restai donc:

mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque

qui m'avait protégé et qui me pouvait protéger encore: je n'avais

plus ma patronne auprès de lui, et je craignais les réprimandes

sur notre évasion. J'allai moins encore au séminaire: M. Gros n'y

était plus. Je ne vis personne de ma connaissance: j'aurais

pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je

n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela: je retrouvai M.

Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n'avais pas même

pensé depuis mon départ. Je le trouvai brillant et fêté dans tout

Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succès acheva de me

tourner la tête; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit

presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons

plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte;

il y consentit. Il était logé chez un cordonnier, plaisant et

bouffon personnage, qui dans son patois n'appelait pas sa femme

autrement que salopière, nom qu'elle méritait assez. Il avait

avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en

paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton

froid, et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le

plus grand effet; c'étaient des scènes à pâmer de rire. Les

matinées se passaient ainsi sans qu'on y songeât: à deux ou trois

heures nous mangions un morceau; Venture s'en allait dans ses

sociétés, où il soupait; et moi j'allais me promener seul,

méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares

talents, et maudissant ma malheureuse étoile qui ne m'appelait

point à cette heureuse vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la

mienne eût été cent fois plus charmante, si j'avais été moins

bête, et si j'en avais su mieux jouir.

Madame de Warens n'avait emmené qu'Anet avec elle; elle

avait laissé Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlé: je la

trouvai occupant encore l'appartement de sa maîtresse.

Mademoiselle Merceret était une fille un peu plus âgée que moi,

non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans

malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être

quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l'allais voir

assez souvent: c'était une ancienne connaissance, et sa vue m'en

rappelait une plus chère, qui me la faisait aimer. Elle avait

plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise,

qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût pour moi. Elle

pressait toujours Merceret de m'amener chez elle: je m'y laissais

mener, parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait là

d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour

mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on

ne peut rien ajouter à l'aversion que j'avais pour elle. Quand

elle approchait de mon visage son museau sec et noir barbouillé

de tabac d'Espagne, j'avais peine à m'abstenir d'y cracher. Mais

je prenais patience: à cela près, je me plaisais fort au milieu

de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à

mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtaient à

l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé

depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage: mais je ne

m'en avisais pas, je n'y pensais pas.

D'ailleurs des couturières, des filles de chambre, de

petites marchandes ne me tentaient guère: il me fallait des

demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç'a toujours été la mienne,

et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n'est

pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang qui m'attire;

c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure

plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la

personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de

s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus

mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés.

Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela.

Je trouve moi-même cette préférence très ridicule; mais mon cœur

la donne malgré moi.

Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint

encore qu'à moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en

temps sur les moments agréables de ma jeunesse! Ils m'étaient si

doux; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si

bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une

volupté pure, dont j'ai besoin pour animer mon courage et

soutenir les ennuis du reste de mes ans.

L'aurore un matin me parut si belle, que m'étant habillé

précipitamment je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever

le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c'était la

semaine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande

parure, était couverte d'herbe et de fleurs; les rossignols,

presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le

renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au

printemps, chantaient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de

ces jours qu'on ne voit plus à mon âge, et qu'on n'a jamais vus

dans le triste sol que j'habite aujourd'hui.

Je m'étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur

augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon

le long d'un ruisseau. J'entends derrière moi des pas de chevaux

et des voix de filles, qui semblaient embarrassées, mais qui n'en

riaient pas de moins bon cœur. Je me retourne; on m'appelle par

mon nom; j'approche, je trouve deux jeunes personnes de ma

connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley,

qui, n'étant pas d'excellentes cavalières, ne savaient comment

forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de

Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable, qui, par

quelque folie de son âge ayant été jetée hors de son pays, avait

imité madame de Warens, chez qui je l'avais vue quelquefois; mais

n'ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop

heureuse de s'attacher à mademoiselle Galley, qui, l'ayant prise

en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour compagne

jusqu'à ce qu'on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle

Galley, d'un an plus jeune qu'elle, était encore plus jolie; elle

avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle était en

même temps très mignonne et très formée, ce qui est pour une

fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient tendrement, et

leur bon caractère à l'une et à l'autre ne pouvait qu'entretenir

longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la

déranger. Elles me dirent qu'elles allaient à Toune, vieux

château appartenant à madame Galley; elles implorèrent mon

secours pour faire passer leurs chevaux, n'en pouvant venir à

bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles

craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps.

J'eus recours à un autre expédient; je pris par la bride le

cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant après moi, je

traversai le ruisseau ayant de l'eau jusqu'à mi-jambes, et

l'autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus

saluer ces demoiselles et m'en aller comme un benêt: elles se

dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Graffenried

s'adressant à moi: Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous

échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre

service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sécher:

il faut, s'il vous plaît, venir avec nous, nous vous arrêtons

prisonnier. Le cœur me battait; je regardais mademoiselle

Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée,

prisonnier de guerre; montez en croupe derrière elle, nous

voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n'ai point

l'honneur d'être connu de madame votre mère; que dira-t-elle en

me voyant arriver? Sa mère, reprit mademoiselle de Graffenried,

n'est pas à Toune, nous sommes seules: nous revenons ce soir, et

vous reviendrez avec nous.

L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que celui que

ces mots firent sur moi. En m'élançant sur le cheval de

mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie; et quand il

fallut l'embrasser pour me tenir, le cœur me battait si fort

qu'elle s'en aperçut: elle me dit que le sien lui battait aussi,

par la frayeur de tomber; c'était presque, dans ma posture, une

invitation de vérifier la chose: je n'osai jamais; et durant tout

le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, très serrée à

la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira

ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort.

La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent

tellement le mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fûmes

ensemble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m'avaient mis

si bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux,

quoiqu'elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques instants

seulement, quand je me trouvais tête à tête avec l'une ou

l'autre, l'entretien s'embarrassait un peu; mais l'absente

revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d'éclaircir

cet embarras.

Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite

il fallut procéder à l'importante affaire de préparer le dîner.

Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en

temps les enfants de la grangère; et le pauvre marmiton regardait

faire en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la

ville, et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout en

friandises: mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet

oubli n'était pas étonnant pour des filles qui n'en buvaient

guère; mais j'en fus fâché, car j'avais un peu compté sur ce

secours pour m'enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la

même raison peut-être; mais je n'en crois rien. Leur gaieté vive

et charmante était l'innocence même; et d'ailleurs

qu'eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyèrent

chercher du vin partout aux environs: on n'en trouva point, tant

les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m'en

marquaient leur chagrin, je leur dis de n'en pas être si fort en

peine, et qu'elles n'avaient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce

fut la seule galanterie que j'osai leur dire de la journée; mais

je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie

était une vérité.

Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies

assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur

hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel

dîner! quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu

de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en

rechercher d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris

n'approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté,

pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité.

Après le dîner nous fîmes une économie: au lieu de prendre

le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le

goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés;

et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le

verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur

l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me

rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois

mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se

présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un

bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-même: Que

mes lèvres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterais

ainsi de bon cœur!

La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus

grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un

seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée: et cette

décence nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute

seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos cœurs. Enfin

ma modestie (d'autres diront ma sottise) fut telle, que la plus

grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la

main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance

donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je

respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés: ma bouche,

au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main,

qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me

regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que

j'aurais pu lui dire: son amie entra, et me parut laide en ce

moment.

Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la

nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il

fallait pour y arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en

nous distribuant comme nous étions venus. Si j'avais osé,

j'aurais transposé cet ordre; car le regard de mademoiselle

Galley m'avait vivement ému le cœur; mais je n'osai rien dire,

et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions

que la journée avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre

qu'elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le

secret de la faire longue par tous les amusements dont nous

avions su la remplir.

Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient

pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir

nous projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble

nous valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de

cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles; la tendre

union qui régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs,

et n'eût pu subsister avec eux: nous nous aimions sans mystère et

sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi.

L'innocence des mœurs a sa volupté, qui vaut bien l'autre, parce

qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement.

Pour moi, je sais que la mémoire d'un si beau jour me touche

plus, me charme plus, me revient plus au cœur que celle d'aucuns

plaisirs que j'aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop ce que

je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles

m'intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si

j'eusse été le maître de mes arrangements, mon cœur se serait

partagé; j'y sentais un peu de préférence. J'aurais fait mon

bonheur d'avoir pour maîtresse mademoiselle de Graffenried; mais

à choix, je crois que je l'aurais mieux aimée pour confidente.

Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne

pouvais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que

je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères

amours?

Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes

aventures galantes, en remarquant qu'après beaucoup de

préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O

mes lecteurs, ne vous y trompez pas. J'ai peut-être eu plus de

plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que

vous n'en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au

moins par là.

Venture, qui s'était couché fort tard la veille, rentra peu

de temps après moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le même

plaisir qu'à l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment

j'avais passé ma journée. Ces demoiselles m'avaient parlé de lui

avec peu d'estime, et m'avaient paru mécontentes de me savoir en

si mauvaises mains: cela lui fit tort dans mon esprit; d'ailleurs

tout ce qui me distrayait d'elles ne pouvait que m'être

désagréable. Cependant il me rappela bientôt à lui et à moi en me

parlant de ma situation. Elle était trop critique pour pouvoir

durer. Quoique je dépensasse très peu de chose, mon petit pécule

achevait de s'épuiser; j'étais sans ressource. Point de nouvelles

de maman; je ne savais que devenir, et je sentais un cruel

serrement de cœur de voir l'ami de mademoiselle Galley réduit à

l'aumône.

Venture me dit qu'il avait parlé de moi à monsieur le

juge-mage, qu'il voulait m'y mener dîner le lendemain; que

c'était un homme en état de me rendre service par ses amis;

d'ailleurs une bonne connaissance à faire, un homme d'esprit et

de lettres, d'un commerce fort agréable, qui avait des talents et

qui les aimait: puis mêlant, à son ordinaire, aux choses les plus

sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli

couplet, venu de Paris, sur un air d'un opéra de Mouret qu'on

jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon (c'était le

nom du juge-mage), qu'il voulait en faire un autre en réponse sur

le même air; il avait dit à Venture d'en faire aussi un; et la

folie prit à celui-ci de m'en faire faire un troisième, afin,

disait-il, qu'on vît les couplets arriver le lendemain comme les

brancards du Roman comique.

La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet.

Pour les premiers vers que j'eusse faits ils étaient passables,

meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu'ils

n'auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort

tendre, à laquelle mon cœur était déjà tout disposé. Je montrai

le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit

dans sa poche sans me dire s'il avait fait le sien. Nous allâmes

chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable:

elle ne pouvait manquer de l'être entre deux hommes d'esprit, à

qui la lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rôle,

j'écoutais et je me taisais. Ils ne parlèrent de couplet ni l'un

ni l'autre; je n'en parlai point non plus, et jamais, que je

sache, il n'a été question du mien.

M. Simon parut content de mon maintien: c'est à peu près

tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. Il m'avait déjà vu

plusieurs fois chez madame de Warens, sans faire une grande

attention à moi. Ainsi c'est depuis ce dîner que je puis dater sa

connaissance, qui ne me servit de rien pour l'objet qui me

l'avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d'autres

avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir.

J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa

qualité de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on

n'imaginerait pas si je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon

n'avait assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites,

menues et même assez longues, l'auraient agrandi si elles eussent

été verticales; mais elles posaient de biais comme celles d'un

compas très ouvert. Son corps était non seulement court, mais

mince, et en tout sens d'une petitesse inconcevable. Il devait

paraître une sauterelle quand il était nu. Sa tête, de grandeur

naturelle, avec un visage bien formé, l'air noble, d'assez beaux

yeux, semblait une tête postiche qu'on aurait plantée sur un

moignon. Il eût pu s'exempter de faire de la dépense en parure,

car sa grande perruque seule l'habillait parfaitement de pied en

cap.

Il avait deux voix toutes différentes, qui s'entremêlaient

sans cesse dans sa conversation avec un contraste d'abord très

plaisant, mais bientôt très désagréable. L'une était grave et

sonore; c'était, si j'ose ainsi parler, la voix de sa tête.

L'autre, claire, aiguë et perçante, était la voix de son corps.

Quand il s'écoutait beaucoup, qu'il parlait très posément, qu'il

ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse

voix; mais pour peu qu'il s'animât et qu'un accent plus vif vînt

se présenter, cet accent devenait comme le sifflement d'une clef,

et il avait toute la peine du monde à reprendre sa basse.

Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point

chargée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et

poussait jusqu'à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme

il cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses

audiences du matin dans son lit; car quand on voyait sur

l'oreiller une belle tête, personne n'allait s'imaginer que

c'était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scènes dont

je suis sûr que tout Annecy se souvient encore.

Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutôt sur ce lit,

les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche,

ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un

paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie.

Monsieur le juge-mage, entendant redoubler, crie: Entrez; et

cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë.

L'homme entre, il cherche d'où vient cette voix de femme; et

voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir

en faisant à madame de grandes excuses. M. Simon se fâche et n'en

crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée et se

croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu'apparemment elle

n'est qu'une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne donne

guère bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour

toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tête de

ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva.

Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en

avait été dédommagé du côté de l'esprit: il l'avait naturellement

agréable, et il avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fût à ce

qu'on disait assez bon jurisconsulte, il n'aimait pas son métier.

Il s'était jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi.

Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur

qui jette de l'agrément dans le commerce, même avec les femmes.

Il savait par cœur tous les petits traits des ana et autres

semblables: il avait l'art de les faire valoir, en contant avec

intérêt, avec mystère, et comme une anecdote de la veille, ce qui

s'était passé il y avait soixante ans. Il savait la musique, et

chantait agréablement de sa voix d'homme: enfin il avait beaucoup

de jolis talents pour un magistrat. A force de cajoler les dames

d'Annecy, il s'était mis à la mode parmi elles: elles l'avaient à

leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait même à de bonnes

fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame d'Épagny

disait que pour lui la dernière faveur était de baiser une femme

au genou.

Comme il connaissait les bons livres, et qu'il en parlait

volontiers, sa conversation était non seulement amusante, mais

instructive. Dans la suite, lorsque j'eus pris du goût pour

l'étude, je cultivai sa connaissance, et je m'en trouvai très

bien. J'allais quelquefois le voir de Chambéri, où j'étais alors.

Il louait, animait mon émulation, et me donnait pour mes lectures

de bons avis, dont j'ai souvent fait mon profit. Malheureusement

dans ce corps si fluet logeait une âme très sensible. Quelques

années après il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le

chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage; c'était assurément un

bon petit homme, dont on commençait par rire, et qu'on finissait

par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme

j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir, par

reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir.

Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de

mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir

quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat

ne parut, et tout le temps que je fus là, la maison demeura aussi

close que si elle n'eût point été habitée. La rue était petite et

déserte, un homme s'y remarquait: de temps en temps quelqu'un

passait, entrait ou sortait au voisinage. J'étais fort embarrassé

de ma figure: il me semblait qu'on devinait pourquoi j'étais là;

et cette idée me mettait au supplice, car j'ai toujours préféré à

mes plaisirs l'honneur et le repos de celles qui m'étaient

chères.

Enfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de

guitare, je pris le parti d'aller écrire à mademoiselle de

Graffenried. J'aurais préféré d'écrire à son amie; mais je

n'osais, et il convenait de commencer par celle à qui je devais

la connaissance de l'autre, et avec qui j'étais plus familier. Ma

lettre faite, j'allai la porter à mademoiselle Giraud, comme j'en

étais convenu avec ces demoiselles en nous séparant. Ce furent

elles qui me donnèrent cet expédient. Mademoiselle Giraud était

contre-pointière, et travaillant quelquefois chez madame Galley,

elle avait l'entrée de sa maison. La messagère ne me parut

pourtant pas trop bien choisie; mais j'avais peur, si je faisais

des difficultés sur celle-là, qu'on ne m'en proposât point

d'autre. De plus, je n'osai dire qu'elle voulait travailler pour

son compte. Je me sentais humilié qu'elle osât se croire pour moi

du même sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet

entrepôt-là que point, et je m'y tins à tout risque.

Au premier mot la Giraud me devina: cela n'était pas

difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n'aurait

pas parlé d'elle-même, mon air sot et embarrassé m'aurait seul

décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas

grand plaisir à faire: elle s'en chargea toutefois, et l'exécuta

fidèlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j'y

trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l'aller

lire et baiser à mon aise! Cela n'a pas besoin d'être dit; mais

ce qui en a besoin davantage, c'est le parti que prit

mademoiselle Giraud, et où j'ai trouvé plus de délicatesse et de

modération que je n'en aurais attendu d'elle. Ayant assez de bon

sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses yeux de lièvre,

son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle n'avait

pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grâces et

dans tout l'éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni

les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles.

Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n'ayant

aucune nouvelle de sa maîtresse, songeait à s'en retourner à

Fribourg: elle l'y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui

fit entendre qu'il serait bien que quelqu'un la conduisît chez

son père, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne

déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter.

Elles m'en parlèrent dès le même jour comme d'une affaire

arrangée; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette

manière de disposer de moi, j'y consentis, regardant ce voyage

comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne

pensait pas de même, arrangea tout. Il fallut bien avouer l'état

de mes finances. On y pourvut: la Merceret se chargea de me

défrayer; et, pour regagner d'un côté ce qu'elle dépensait de

l'autre, à ma prière on décida qu'elle enverrait devant son petit

bagage, et que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut

fait.

Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi:

mais comme il n'y a pas de quoi être bien vain du parti que j'ai

tiré de toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité

sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la

Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle

imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi

les attentions que j'aurais dû avoir pour elle, et prenait

toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous

couchassions dans la même chambre; identité qui se borne rarement

là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de

vingt-cinq.

Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle

que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint

pas même à l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la

moindre tentation galante, mais même la moindre idée qui s'y

rapportât; et quand cette idée me serait venue, j'étais trop sot

pour en savoir profiter. Je n'imaginais pas comment une fille et

un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu'il

fallait des siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la

pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque

équivalent, elle en fut la dupe; et nous arrivâmes à Fribourg

exactement comme nous étions partis d'Annecy.

En passant à Genève je n'allai voir personne, mais je fus

prêt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs

de cette heureuse ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir

une certaine défaillance de cœur qui venait d'un excès

d'attendrissement. En même temps que la noble image de la liberté

m'élevait l'âme, celles de l'égalité, de l'union, de la douceur

des mœurs me touchaient jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un

vif regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur

j'étais, mais qu'elle était naturelle! Je croyais voir tout cela

dans ma patrie, parce que je le portais dans mon cœur.

Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si

j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la

Merceret à l'auberge, et je l'allai voir à tout risque. Eh! que

j'avais tort de le craindre! Son âme, à mon abord, s'ouvrit aux

sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous

versâmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je revenais à

lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la

combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je

m'exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les

meilleures. Du reste, il n'eut pas même la tentation de me

retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut raison: mais il

est certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il

aurait pu faire, soit qu'après le pas que j'avais fait il jugeât

lui-même que je n'en devais pas revenir, soit qu'il fût

embarrassé peut-être à savoir ce qu'à mon âge il pourrait faire

de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une

opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste

assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse,

fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point,

mais je leur dis que je comptais m'arrêter avec eux plus

longtemps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit

paquet, que j'avais fait venir par le bateau, et dont j'étais

embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content

d'avoir vu mon père et d'avoir osé faire mon devoir.

Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du

voyage, les empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un

peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la

froideur; et son père, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me

fit pas non plus un bien grand accueil: j'allai loger au cabaret.

Je les fus voir le lendemain; ils m'offrirent à dîner; je

l'acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs; je retournai le soir

à ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivée,

sans trop savoir où j'avais dessein d'aller.

Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence

m'offrait précisément ce qu'il me fallait pour couler des jours

heureux. La Merceret était une très bonne fille, point brillante,

point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort

raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à

pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un

vrai goût pour moi; j'aurais pu l'épouser sans peine, et suivre

le métier de son père. Mon goût pour la musique me l'aurait fait

aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie,

mais peuplée de bonnes gens. J'aurais perdu sans doute de grands

plaisirs, mais j'aurais vécu en paix jusqu'à ma dernière heure;

et je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avait pas à

balancer sur ce marché.

Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me

rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus

grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants

n'ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez

de force pour me faire agir. L'incertitude de l'avenir m'a

toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des

leurres de dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu

qu'il ne me coûte rien à nourrir; mais s'il faut prendre

longtemps de la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit

plaisir qui s'offre à ma portée me tente plus que les joies du

paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre:

celui-là ne me tente pas, parce que je n'aime que des jouissances

pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on

s'apprête un repentir.

J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût et

le plus proche était le mieux; car, m'étant égaré dans ma route,

je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me

restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la

dînée: et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne,

j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et

sans savoir que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne

contenance, et je demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi

bien payer. J'allai me coucher sans songer à rien, je dormis

tranquillement; et, après avoir déjeuné le matin et compté avec

l'hôte, je voulus pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui

laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que

grâce au ciel il n'avait jamais dépouillé personne; qu'il ne

voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste,

et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa

bonté, mais moins que je ne devais l'être, et que je ne l'ai été

depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer son

argent avec des remerciements par un homme sûr; mais quinze ans

après, repassant par Lausanne, à mon retour d'Italie, j'eus un

vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et de l'hôte. Je

l'aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui

rappeler sa bonne œuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait pas

été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais

rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de

reconnaissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnête

homme.

En approchant de Lausanne je rêvais à la détresse où je me

trouvais, au moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misère à

ma belle-mère; et je me comparais, dans ce pèlerinage pédestre, à

mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de

cette idée, que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni

ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit

Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me

dire de Paris, où je n'avais jamais été. En conséquence de ce

beau projet, comme il n'y avait point là de maîtrise où je pusse

vicarier, et que d'ailleurs je n'avais garde d'aller me fourrer

parmi les gens de l'art, je commençai par m'informer d'une petite

auberge où l'on pût être assez bien et à bon marché. On

m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce

Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut

fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais

arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tâcher de me

procurer des écoliers; il me dit qu'il ne me demanderait de

l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa pension était de cinq

écus blancs; ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour

moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à la

demi-pension, qui consistait pour le dîner en une bonne soupe, et

rien de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis. Ce

pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur cœur du

monde, et n'épargnait rien pour m'être utile.

Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma

jeunesse, j'en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race

est-elle épuisée? Non; mais l'ordre où j'ai besoin de les

chercher aujourd'hui n'est plus le même où je les trouvais alors.

Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par

intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent

entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés

absolument, et, sous le masque du sentiment, il n'y a jamais que

l'intérêt ou la vanité qui parle.

J'écrivis de Lausanne à mon père, qui m'envoya mon paquet,

et me marqua d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux

profiter. J'ai déjà noté des moments de délire inconcevables où

je n'étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués.

Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel

point je m'étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir

combien tout à la fois j'accumulai d'extravagances. Me voilà

maître à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six

mois que j'avais passés avec le Maître m'auraient profité, jamais

ils n'auraient pu suffire: mais outre cela j'apprenais d'un

maître; c'en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève,

et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom,

ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais toujours de

mon grand modèle autant qu'il m'était possible. Il s'était appelé

Venture de Villeneuve; moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau

dans celui de Vaussore, et je m'appelai Vaussore de Villeneuve.

Venture savait la composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi,

sans la savoir, je m'en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir

noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce

n'est pas tout: ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur

en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui,

je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à

composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si

j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travailler

pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en

tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance

que si c'eût été un chef-d'œuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on

aura peine à croire et qui est très vrai, pour couronner

dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli

menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle

peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues:

 

Quel caprice!

Quelle injustice!

Quoi! ta Clarice

Trahirait tes feux! etc.

 

Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres

paroles infâmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis

donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en

supprimant les paroles, et je le donnai pour être de moi, tout

aussi résolument que si j'avais parlé à des habitants de la lune.

On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique à chacun le

genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des

parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou six

minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin tout

étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon

pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous.

On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on

commence... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la

vie on n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de

mon prétendu talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait

attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs

ouvraient de grands yeux et auraient bien voulu fermer les

oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de

symphonistes, qui voulaient s'égayer, raclaient à percer le

tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon

train, suant il est vrai à grosses gouttes, mais retenu par la

honte, n'osant m'enfuir et tout planter là. Pour ma consolation,

j'entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille,

ou plutôt à la mienne, l'un, il n'y a rien là de supportable; un

autre, quelle musique enragée! un autre, quel diable de sabbat!

Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérais guère

qu'un jour, devant le roi de France et toute sa cour, tes sons

exciteraient des murmures de surprise et d'applaudissement, et

que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables

femmes se diraient à demi-voix: quels sons charmants! quelle

musique enchanteresse! tous ces chants-là vont au cœur!

Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet.

A peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de

toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon

joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de

moi, et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin

de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien.

Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint

me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon

succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret,

le désespoir de l'état où j'étais réduit, l'impossibilité de

tenir mon cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à

lui: je lâchai la bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter

de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le

secret, qu'il me promit, et qu'il me garda comme on peut le

croire. Dès le même soir, tout Lausanne sut qui j'étais; et, ce

qui est remarquable, personne ne m'en fit semblant, pas même le

bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et

de me nourrir.

Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil

début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable.

Les écoliers ne se présentaient pas en foule; pas une seule

écolière, et personne de la ville. J'eus en tout deux ou trois

gros Teutches, aussi stupides que j'étais ignorant, qui

m'ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas

de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, où

un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer

beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note, et qu'elle

eut la malice de chanter ensuite devant monsieur le maître, pour

lui montrer comment cela s'exécutait. J'étais si peu en état de

lire un air de première vue, que, dans le brillant concert dont

j'ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment

l'exécution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais sous

les yeux, et que j'avais composé moi-même.

Au milieu de tant d'humiliations j'avais des consolations

très douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps

des deux charmantes amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une

grande vertu consolatrice; et rien n'adoucit plus mes afflictions

dans mes disgrâces que de sentir qu'une personne aimable y prend

intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après, et ne

fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je

négligeai de leur donner mon adresse; et, forcé par la nécessité

de songer continuellement à moi-même, je les oubliai bientôt

entièrement.

Il y a longtemps que je n'ai parlé de ma pauvre maman; mais

si l'on croit que je l'oubliais aussi, l'on se trompe fort. Je ne

cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non

seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour

le besoin de mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif,

quelque tendre qu'il fût, ne m'empêchait pas d'en aimer d'autres;

mais ce n'était pas de la même façon. Toutes devaient également

ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux

des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que maman pouvait

devenir vieille et laide sans que je l'aimasse moins tendrement.

Mon cœur avait pleinement transmis à sa personne l'hommage qu'il

fit d'abord à sa beauté; et, quelque changement qu'elle éprouvât,

pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient

changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance;

mais, en vérité, je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eût fait ou

n'eût pas fait pour moi, c'eût été toujours la même chose. Je ne

l'aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance; je

l'aimais parce que j'étais né pour l'aimer. Quand je devenais

amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l'avoue,

et je pensais moins souvent à elle; mais j'y pensais avec le même

plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d'elle

sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur

dans la vie tant que j'en serais séparé.

N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne

crus jamais que je l'eusse tout à fait perdue, ni qu'elle eût pu

m'oublier. Je me disais: elle saura tôt ou tard que je suis

errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai,

j'en suis certain. En attendant, c'était une douceur pour moi

d'habiter son pays, de passer dans les rues où elle avait passé,

devant les maisons où elle avait demeuré; et le tout par

conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n'oser

m'informer d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue

nécessité. Il me semblait qu'en la nommant je disais tout ce

qu'elle m'inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon

cœur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même

qu'il se mêlait à cela quelque frayeur qu'on ne me dît du mal

d'elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa

conduite. De peur qu'on n'en dît pas ce que je voulais entendre,

j'aimais mieux qu'on n'en parlât point du tout.

Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa

ville natale n'était qu'à quatre lieues de Lausanne, j'y fis une

promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce

émotion ne me quitta point. L'aspect du lac de Genève et de ses

admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier

que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la

beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant

qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du

pays de Vaud, j'éprouve une impression composée du souvenir de

madame de Warens, qui y est née, de mon père, qui y vivait, de

mademoiselle de Vulson, qui y eut les prémices de mon cœur, de

plusieurs voyages de plaisir que j'y fis dans mon enfance, et, ce

me semble, de quelque autre cause encore plus secrète et plus

forte que tout cela. Quand l'ardent désir de cette vie heureuse

et douce qui me fuit et pour laquelle j'étais né vient enflammer

mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, près du lac,

dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut

absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il

me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit

bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait sur la terre que quand

j'aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis

allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce

bonheur imaginaire. J'étais toujours surpris d'y trouver les

habitants, surtout les femmes, d'un tout autre caractère que

celui que j'y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le

pays et le peuple dont il est couvert ne m'ont jamais paru faits

l'un pour l'autre.

Dans ce voyage de Vevay, je me livrais, en suivant ce beau

rivage, à la plus douce mélancolie: mon cœur s'élançait avec

ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissais, je

soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois,

m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre,

je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau!

J'allai à Vevay loger à la Clef; et, pendant deux jours que

j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour

qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir

enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont

du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevay, visitez le pays,

examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la

nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire

et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à

mon histoire.

Comme j'étais catholique et que je me donnais pour tel, je

suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j'avais

embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j'allais à la

messe à Assens, à deux lieues de Lausanne. Je faisais

ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout

avec un brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'était pas

un Parisien comme moi, c'était un vrai Parisien de Paris, un

archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il

aimait si fort son pays, qu'il ne voulut jamais douter que j'en

fusse, de peur de perdre cette occasion d'en parler. M. de

Crouzas, lieutenant baillival, avait un jardinier de Paris aussi,

mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays

compromise à ce qu'on osât se donner pour en être lorsqu'on

n'avait pas cet honneur. Il me questionnait de l'air d'un homme

sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me

demanda une fois ce qu'il y avait de remarquable au Marché-Neuf.

Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé

vingt ans à Paris, je dois à présent connaître cette ville;

cependant, si l'on me faisait aujourd'hui pareille question, je

ne serais pas moins embarrassé d'y répondre, et de cet embarras

on pourrait aussi bien conclure que je n'ai jamais été à Paris:

tant, lors même qu'on rencontre la vérité, l'on est sujet à se

fonder sur des principes trompeurs!

Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à

Lausanne. Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien

rappelants. Je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre,

j'allai de là à Neuchâtel, et que j'y passai l'hiver. Je réussis

mieux dans cette dernière ville; j'y eus des écoliers, et j'y

gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avait

fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez

d'argent.

J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant. Ma

vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en

contenter: mais mon cœur inquiet me demandait autre chose. Les

dimanches et les jours où j'étais libre, j'allais courir les

campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant,

soupirant; et quand j'étais une fois sorti de la ville, je n'y

rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j'entrai pour

dîner dans un cabaret: j'y vis un homme à grande barbe avec un

habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l'équipage et l'air

assez noble, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne

parlant qu'un jargon presque indéchiffrable, mais plus

ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue. J'entendais

presque tout ce qu'il disait, et j'étais le seul; il ne pouvait

s'énoncer que par signes avec l'hôte et les gens du pays. Je lui

dis quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement: il se

leva, et vint m'embrasser avec transport. La liaison fut bientôt

faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîner

était bon, le mien était moins que médiocre; il m'invita de

prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant et

baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin

du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu'il était

prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu'il était chargé de

faire une quête en Europe pour le rétablissement du saint

sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de

l'empereur; il en avait de beaucoup d'autres souverains. Il était

assez content de ce qu'il avait amassé jusqu'alors; mais il avait

eu des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot

d'allemand, de latin, ni de français, et réduit à son grec, au

turc et à la langue franque pour toute ressource, ce qui ne lui

en procurait pas beaucoup dans le pays où il s'était enfourné. Il

me proposa de l'accompagner pour lui servir de secrétaire et

d'interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté,

et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air

si peu étoffé qu'il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne

se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais

rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans

connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me

voilà parti pour Jérusalem.

Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où

il ne fit pas grand'chose. La dignité épiscopale ne permettait

pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais

nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite

somme. De là nous fûmes à Berne. Nous logeâmes au Faucon, bonne

auberge alors, où l'on trouvait bonne compagnie. La table était

nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais

mauvaise chère; j'avais grand besoin de me refaire, j'en avais

l'occasion, et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite était

lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table,

gai, parlant bien pour ceux qui l'entendaient, ne manquant pas de

certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec

assez d'agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il

se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec

abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant:

Mirate, signori: questo è sangue pelasgo.

A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne

m'en tirai pas aussi mal que j'avais craint. J'étais bien plus

hardi et mieux parlant que je n'aurais été pour moi-même. Les

choses ne se passèrent pas aussi simplement qu'à Fribourg: il

fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de

l'Etat, et l'examen de ses titres ne fut pas l'affaire d'un jour.

Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l'audience du sénat.

J'entrai avec lui comme son interprète, et l'on me dit de parler.

Je ne m'attendais à rien moins, et il ne m'était pas venu dans

l'esprit qu'après avoir longtemps conféré avec les membres, il

fallût s'adresser au corps comme si rien n'eût été dit. Qu'on

juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non

seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler

impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y

avait là de quoi m'anéantir. Je ne fus pas même intimidé.

J'exposai succinctement et nettement la commission de

l'archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient

contribué à la collecte qu'il était venu faire. Piquant

d'émulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait

pas moins à espérer de leur munificence accoutumée; et puis,

tâchant de prouver que cette bonne œuvre en était également une

pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par

promettre les bénédictions du ciel à ceux qui voudraient y

prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet, mais il

est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience

l'archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur

l'esprit de son secrétaire, des compliments dont j'eus l'agréable

emploi d'être le truchement, mais que je n'osai lui rendre à la

lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j'aie parlé en public

et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j'ai

parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions

du même homme! Il y a trois ans qu'étant allé voir à Yverdun mon

vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de

quelques livres que j'avais donnés à la bibliothèque de cette

ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me

haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je

m'embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tête se brouilla

si bien, que je restai court, et me fis moquer de moi. Quoique

timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma

jeunesse; jamais dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde,

moins j'ai pu me faire à son ton.

Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de

l'archimandrite était de reprendre la route d'Allemagne, et de

s'en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait

une route immense: mais comme chemin faisant sa bourse

s'emplissait plus qu'elle ne se vidait, il craignait peu les

détours. Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu'à

pied, je n'aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma

vie: mais il était écrit que je n'irais pas si loin.

La première chose que nous fîmes arrivant à Soleure fut

d'aller saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement

pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui

avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de

tout ce qui regardait le saint sépulcre. L'archimandrite eut une

audience d'un quart d'heure, où je ne fus pas admis, parce que

monsieur l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait

l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je

voulus le suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné

pour Parisien, j'étais comme tel sous la juridiction de son

Excellence. Elle me demanda qui j'étais, m'exhorta de lui dire la

vérité: je le lui promis, en lui demandant une audience

particulière qui me fut accordée. Monsieur l'ambassadeur m'emmena

dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et là, me

jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurais pas moins dit

quand je n'aurais rien promis, car un continuel besoin

d'épanchement met à tout moment mon cœur sur mes lèvres; et,

après m'être ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n'avais

garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si

content de ma petite histoire et de l'effusion de cœur avec

laquelle il vit que je l'avais contée, qu'il me prit par la main,

entra chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui

faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec

bonté, et dit qu'il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine

grec. Il fut résolu que je resterais à l'hôtel, en attendant

qu'on vît ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire

mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu

de l'attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier

mes arrêts, et un quart d'heure après, je vis arriver mon petit

sac. M. de la Martinière, secrétaire d'ambassade, fut en quelque

façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'était

destinée, il me dit: Cette chambre a été occupée sous le comte du

Luc par un homme célèbre du même nom que vous: il ne tient qu'à

vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un

jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité,

qu'alors je n'espérais guère, eût moins flatté mes désirs si

j'avais pu prévoir à quel prix je l'achèterais un jour.

Ce que m'avait dit M. de la Martinière me donna de la

curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupais la

chambre; et, sur le compliment qu'on m'avait fait, croyant avoir

du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d'essai une cantate

à la louange de madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai

fait de temps en temps de médiocres vers: c'est un exercice assez

bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux

écrire en prose; mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie

française assez d'attrait pour m'y livrer tout à fait.

M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda

par écrit le même détail que j'avais fait à monsieur

l'ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j'apprends

avoir été conservée par M. de Marianne, qui était attaché depuis

longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la

Martinière sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de

Malesherbes de tâcher de me procurer une copie de cette lettre.

Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans

le recueil qui doit accompagner mes Confessions.

L'expérience que je commençais d'avoir modérait peu à peu

mes projets romanesques; et, par exemple, non seulement je ne

devins point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord

que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son

mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi

dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune

qu'un emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas

infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je

voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris.

Monsieur l'ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à

le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète

de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au

service de France, cherchait quelqu'un pour mettre auprès de son

neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je

pourrais lui convenir. Sur cette idée, assez légèrement prise,

mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et

Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon cœur. On me donna

quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de

force bonnes leçons, et je partis.

Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux

compter parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais

bien, j'avais assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais

à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter

un pareil avantage, si déjà l'on n'avait dû se familiariser avec

mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais

la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques.

Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que

quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser

la fortune dont je bâtissais l'édifice en marchant. Cette fois

mes idées étaient martiales. J'allais m'attacher à un militaire

et devenir militaire moi-même; car on avait arrangé que je

commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit

d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon cœur s'enflait à

cette noble idée. J'avais quelque teinture de géométrie et de

fortifications; j'avais un oncle ingénieur; j'étais en quelque

sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu

d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait pas; et je comptais bien,

à force de sang-froid et d'intrépidité, suppléer à ce défaut.

J'avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très courte;

pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas? Je m'échauffais

tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes,

remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la

fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main.

Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je

voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me

faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que

mon cœur n'était pas fait pour tant de fracas, et bientôt, sans

savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères

bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars.

Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La

décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des

rues, la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient

chercher, à Paris, autre chose encore. Je m'étais figuré une

ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où

l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et

d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de

petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air

de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des

charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux

chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce

que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire

cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un

secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire

que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé

qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre

éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui

exagère par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours

plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me

l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais

peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que

je m'en suis fait. La même chose m'arriva à l'Opéra, où je me

pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la même chose

m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en

voyant la mer; et la même chose m'arrivera toujours en voyant des

spectacles qu'on m'aura trop annoncés: car il est impossible aux

hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse

mon imagination.

A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais

des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le

plus recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck,

retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je

fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m'offrit un verre

d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-sœur

de l'interprète, et de son neveu, officier aux gardes: non

seulement la mère et le fils me reçurent bien, mais ils

m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon

séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle;

ses cheveux étaient d'un beau noir, et faisaient, à la vieille

mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne périt

point avec les attraits, un esprit très agréable. Elle me parut

goûter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me rendre

service; mais personne ne la seconda, et je fus bientôt désabusé

de tout ce grand intérêt qu'on avait paru prendre à moi. Il faut

pourtant rendre justice aux Français: ils ne s'épuisent point

autant qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont

presque toujours sincères; mais ils ont une manière de paraître

s'intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros

compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'à des sots. Les

manières des Français sont plus séduisantes en cela même qu'elles

sont plus simples: on croirait qu'ils ne vous disent pas tout ce

qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je

dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils

sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et même,

quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune autre nation: mais ils

sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous

témoignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous

parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils

vous oublient. Rien n'est permanent dans leur cœur: tout est

chez eux l'œuvre du moment.

Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard,

au neveu duquel on m'avait donné, se trouva être un vilain vieux

avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma détresse, me

voulut avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son

neveu une espèce de valet sans gages plutôt qu'un vrai

gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là dispensé du

service, il fallait que je vécusse de ma paye de cadet,

c'est-à-dire de soldat; et à peine consentait-il à me donner

l'uniforme; il aurait voulu que je me contentasse de celui du

régiment. Madame de Merveilleux, indignée de ses propositions, me

détourna elle-même de les accepter; son fils fut du même

sentiment. On cherchait autre chose, et l'on ne trouvait rien.

Cependant je commençais d'être pressé, et cent francs sur

lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin.

Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore

une petite remise qui me fit grand bien; et je crois qu'il ne

m'aurait pas abandonné si j'eusse eu plus de patience: mais

languir, attendre, solliciter sont pour moi choses impossibles.

Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n'avais pas

oublié ma pauvre maman; mais comment la trouver? où la chercher?

Madame de Merveilleux, qui savait mon histoire, m'avait aidé dans

cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m'apprit

que madame de Warens était repartie il y avait plus de deux mois,

mais qu'on ne savait si elle était allée en Savoie ou à Turin, et

que quelques personnes la disaient retournée en Suisse. Il ne

m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien

sûr qu'en quelque lieu qu'elle fût je la trouverais plus aisément

en province que je n'avais pu faire à Paris.

Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poétique dans

une épître au colonel Godard, où je le drapai de mon mieux. Je

montrai ce barbouillage à madame de Merveilleux, qui, au lieu de

me censurer comme elle aurait dû faire, rit beaucoup de mes

sarcasmes, de même que son fils, qui, je crois, n'aimait pas M.

Godard; et il faut avouer qu'il n'était pas aimable. J'étais

tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragèrent: j'en fis un

paquet à son adresse, et comme il n'y avait point alors à Paris

de petite poste, je le mis dans ma poche, et le lui envoyai

d'Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux

grimaces qu'il dut faire en lisant ce panégyrique, où il était

peint trait pour trait. Il commençait ainsi:

 

Tu croyais, vieux penard, qu'une folle manie

D'élever ton neveu m'inspirerait l'envie.

 

Cette petite pièce, mal faite à la vérité, mais qui ne

manquait pas de sel et qui annonçait du talent pour la satire,

est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume.

J'ai le cœur trop peu haineux pour me prévaloir d'un pareil

talent: mais je crois qu'on peut juger, par quelques écrits

polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que si j'avais

été d'humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les

rieurs de leur côté.

La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie

dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux

de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant

vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai

faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive

mes idées: je ne puis presque penser quand je reste en place; il

faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La

vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand

air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant,

la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait

sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation,

tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de

penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres pour

les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne

et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon

cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le

flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments

délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en

moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris,

quelle énergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé

de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de

mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux

que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que

je n'ai jamais écrits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas

écrire? Et pourquoi les écrire? vous répondrai-je: pourquoi

m'ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres

que j'avais joui? Que m'importaient des lecteurs, un public, et

toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D'ailleurs,

portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avais pensé à

tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que

j'aurais des idées; elles viennent quand il leur plaît, non quand

il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule;

elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes

par jour n'auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les

écrire? En arrivant je ne songeais qu'à bien dîner; en partant je

ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis

m'attendait à la porte; je ne songeais qu'à l'aller chercher.

Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour

dont je parle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées

relatives à ce que j'y allais faire. Je m'étais élancé dans la

carrière où j'allais entrer, et je l'avais parcourue avec assez

de gloire: mais cette carrière n'était pas celle où mon cœur

m'appelait, et les êtres réels nuisaient aux êtres imaginaires.

Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel

que moi. Grâce au ciel, j'étais maintenant délivré de tous ces

obstacles: je pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays des

chimères, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y

égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route;

et j'eusse été fort fâché d'aller plus droit, car sentant qu'à

Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y

jamais arriver.

Un jour entre autres, m'étant à dessein détourné pour voir

de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et

j'y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout à fait. Après

plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de

faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas belle

apparence; mais c'était la seule que je visse aux environs. Je

croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse, où tous les

habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je

priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit du

lait écrémé et de gros pain d'orge, en me disant que c'était tout

ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce

pain, paille et tout; mais cela n'était pas fort restaurant pour

un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinait, jugea de

la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de

suite, après m'avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon

jeune honnête homme qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit

une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un

moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très

appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont

l'aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste; on joignit à

cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu'autre

qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son

inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point

de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire;

et ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer

de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots

terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il

cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause

de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se

douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce

sujet, et dont je n'avais pas la moindre idée, me fit une

impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette

haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre

les vexations qu'éprouve le malheureux peuple, et contre ses

oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain

qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter

sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui.

Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le

sort de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses

dons que pour en faire la proie des barbares publicains.

Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui

m'est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore

qu'en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour

aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avais

lus avec mon père, l'Astrée n'avait pas été oubliée, et c'était

celui qui me revenait au cœur le plus fréquemment. Je demandai

la route du Forez; et tout en causant avec une hôtesse, elle

m'apprit que c'était un bon pays de ressource pour les ouvriers,

qu'il y avait beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort

bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque,

et je ne jugeai pas à propos d'aller chercher des Dianes et des

Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui

m'encourageait de la sorte m'avait sûrement pris pour un garçon

serrurier.

Je n'allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant,

j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du Châtelet, amie de

madame de Warens, et pour laquelle elle m'avait donné une lettre

quand je vins avec M. le Maître: ainsi c'était une connaissance

déjà faite. Mademoiselle du Châtelet m'apprit qu'en effet son

amie avait passé à Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait

poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle était incertaine

elle-même en partant si elle ne s'arrêterait pas en Savoie; que

si je voulais elle écrirait pour en avoir des nouvelles, et que

le meilleur parti que j'eusse à prendre était de les attendre à

Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai dire à mademoiselle du

Châtelet que j'étais pressé de la réponse, et que ma petite

bourse épuisée ne me laissait pas en état de l'attendre

longtemps. Ce qui me retint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu;

au contraire, elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me

traitait sur un pied d'égalité qui m'ôtait le courage de lui

laisser voir mon état, et de descendre du rôle de bonne compagnie

à celui d'un malheureux mendiant.

Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce

que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler,

dans le même intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis

marquer la place, et où je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une

petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de

l'oublier. J'étais un soir assis en Bellecour après un très mince

souper, rêvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme

en bonnet vint s'asseoir à côté de moi. Cet homme avait l'air

d'un de ces ouvriers en soie qu'on appelle, à Lyon, des

taffetatiers. Il m'adresse la parole; je lui réponds. A peine

avions-nous causé un quart d'heure, que, toujours avec le même

sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser

de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquât quel était cet

amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en

donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'était

pas assez obscure pour m'empêcher de voir à quel exercice il se

préparait. Il n'en voulait point à ma personne; du moins rien

n'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée:

il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit, que s'amuser

et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et cela lui

paraissait si simple, qu'il n'avait pas même supposé qu'il ne me

le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence,

que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à

fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses.

J'étais si troublé, qu'au lieu de gagner mon logis par la rue

Saint-Dominique, je courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au

delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de

commettre un crime. J'étais sujet au même vice: ce souvenir m'en

guérit pour longtemps.

A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu près du même genre,

mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espèces tirer à

leur fin, j'en ménageais le chétif reste. Je prenais moins

souvent des repas à mon auberge, et bientôt je n'en pris plus du

tout, pouvant pour cinq ou six sous, à la taverne, me rassasier

tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N'y

mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y

dusse grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans

rien faire gagner à mon hôtesse. La saison était belle. Un soir

qu'il faisait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans

la place; et déjà je m'étais établi sur un banc, quand un abbé

qui passait, me voyant ainsi couché, s'approcha, et me demanda si

je n'avais point de gîte. Je lui avouai mon cas, il en parut

touché. Il s'assit à côté de moi, et nous causâmes. Il parlait

agréablement: tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure

opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu'il

n'était pas logé fort au large; qu'il n'avait qu'une seule

chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas coucher ainsi

dans la place; qu'il était tard pour me trouver un gîte, et qu'il

m'offrait, pour cette nuit, la moitié de son lit. J'accepte

l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'être utile.

Nous allons. Il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa

petitesse: il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'une

armoire un pot de verre où étaient des cerises à l'eau-de-vie;

nous en mangeâmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher.

Cet homme avait les mêmes goûts que mon Juif de l'hospice,

mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant

que je pouvais être entendu, il craignît de me forcer à me

défendre, soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses

projets, il n'osa m'en proposer ouvertement l'exécution, et

cherchait à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la

première fois, je compris bientôt son dessein, et j'en frémis. Ne

sachant ni dans quelle maison ni entre les mains de qui j'étais,

je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je

feignis d'ignorer ce qu'il me voulait; mais, paraissant très

importuné de ses caresses et très décidé à n'en pas endurer le

progrès, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir. Alors je

lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étais

capable; et, sans paraître rien soupçonner, je m'excusai de

l'inquiétude que je lui avais montrée sur mon ancienne aventure,

que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et

d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à lui-même, et

qu'il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passâmes

tranquillement le reste de la nuit: il me dit même beaucoup de

choses très bonnes, très sensées; et ce n'était assurément pas un

homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain.

Le matin, monsieur l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air

mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son

hôtesse, qui était jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit

qu'elle n'avait pas le temps. Il s'adressa à sa sœur qui ne

daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours; point de

déjeuner. Enfin nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles.

Elles reçurent monsieur l'abbé d'un air très peu caressant. J'eus

encore moins à me louer de leur accueil. L'aînée, en se

retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pied, où un

cor fort douloureux m'avait forcé de couper mon soulier; l'autre

vint ôter brusquement de derrière moi une chaise sur laquelle

j'étais prêt à m'asseoir; leur mère, en jetant de l'eau par la

fenêtre, m'en aspergea le visage; en quelque place que je me

misse, on m'en faisait ôter pour y chercher quelque chose; je

n'avais été de ma vie à pareille fête. Je voyais dans leurs

regards insultants et moqueurs une fureur cachée à laquelle

j'avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait,

prêt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à

m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisait semblant de voir ni

d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avait point de déjeuner à

espérer, prit le parti de sortir, et je me hâtai de le suivre,

fort content d'échapper à ces trois furies. En marchant, il me

proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand faim, je

n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas

beaucoup non plus, et nous nous séparâmes au trois ou quatrième

coin de rue; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait

à cette maudite maison; et lui, fort aise, à ce que je crois, de

m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût pas aisée à

reconnaître. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais

rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m'en

est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et

j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe où

règne la plus affreuse corruption.

Le souvenir des extrémités où j'y fus réduit ne contribue

pas non plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais

été fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et

de m'endetter dans mon cabaret, je me serais aisément tiré

d'affaire: mais c'est à quoi mon inaptitude égalait ma

répugnance; et, pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre,

il suffit de savoir qu'après avoir passé presque toute ma vie

dans le mal-être, et souvent prêt à manquer de pain, il ne m'est

jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l'argent par

un créancier sans lui en donner à l'instant même. Je n'ai jamais

su faire des dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimé

souffrir que devoir.

C'était souffrir assurément que d'être réduit à passer la

nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à

Lyon. J'aimais mieux employer quelques sous qui me restaient à

payer mon pain que mon gîte, parce qu'après tout je risquais

moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant,

c'est que, dans ce cruel état, je n'étais ni inquiet ni triste.

Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les

réponses que devait recevoir mademoiselle du Châtelet, couchant à

la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc,

aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même

d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un

chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle

pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le

chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là; la

soirée était charmante; la rosée humectait l'herbe flétrie; point

de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans être froid;

le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des

vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose;

les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se

répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte

d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout

cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul.

Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la

nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en

aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette

d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de

terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des

arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi: je

m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut

davantage. Il était grand jour: mes yeux, en s'ouvrant, virent

l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai:

la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville, résolu de

mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me

restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais

chantant tout le long du chemin; et je me souviens même que je

chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thoméry,

que je savais par cœur. Que béni soit le bon Batistin et sa

bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur

lequel je comptais, et un dîner bien meilleur encore, sur lequel

je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller

et de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi: je me retourne;

je vois un Antonin qui me suivait, et qui paraissait m'écouter

avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la

musique. Je réponds Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il

continue à me questionner: je lui conte une partie de mon

histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique.

Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai, ma meilleure manière de

l'apprendre était d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec

moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien

ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de

la chambre. J'acquiesçai très volontiers, et je le suivis.

Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il

la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec

ses amis. Il n'y avait rien là que d'innocent et d'honnête; mais

ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de

cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que

j'occupai, et où je trouvai beaucoup de musique qu'il avait

copiée. Il m'en donna d'autre à copier, particulièrement la

cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter lui-même

dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier

tout le temps où je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si

affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-même de leur

cuisine; et il fallait qu'elle fût bonne, si leur ordinaire

valait le mien. De mes jours, je n'eus tant de plaisir à manger;

et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à

propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais presque

d'aussi bon cœur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il

est vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques

jours après, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit

que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles

s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de

transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi là dans la suite

le métier du monde auquel j'étais le moins propre: non que ma

note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais

l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes,

que je passe plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je

n'apporte la plus grande attention à collationner mes parties,

elles font toujours manquer l'exécution. Je fis donc très mal, en

voulant bien faire, et, pour aller vite, j'allais tout de

travers. Cela n'empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter

jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu

que je ne méritais guère, et qui me remit tout à fait en pied;

car peu de jours après je reçus des nouvelles de maman, qui était

à Chambéri, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis

avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent été fort

courtes, mais jamais assez pour être obligé de jeûner. Je marque

cette époque avec un cœur sensible aux soins de la Providence.

C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti la misère et la

faim.

Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les

commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Châtelet, que

je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le

plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait

par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la

cacher. Mademoiselle du Châtelet n'était ni jeune ni jolie, mais

elle ne manquait pas de grâce; elle était liante et familière, et

son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce

goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et

c'est d'elle, en première origine, que ce même goût m'est venu.

Elle aimait les romans de Le Sage, et particulièrement Gil Blas:

elle m'en parla, me le prêta; je le lus avec plaisir; mais je

n'étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures: il me fallait

des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la

grille de mademoiselle du Châtelet avec autant de plaisir que de

profit; et il est certain que les entretiens intéressants et

sensés d'une femme de mérite sont plus propres à former un jeune

homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis

connaissance aux Chasottes avec d'autres pensionnaires et de

leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze

ans, appelée mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis pas alors

une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans

après, et avec raison, car c'était une charmante fille.

Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne maman, je fis

un peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui

m'attendait me dispensa d'en chercher dans mes visions. Non

seulement je la retrouvais, mais je retrouvais près d'elle et par

elle un état agréable; car elle marquait m'avoir trouvé une

occupation qu'elle espérait qui me conviendrait, et qui ne

m'éloignerait pas d'elle. Je m'épuisais en conjectures pour

deviner quelle pouvait être cette occupation, et il aurait fallu

deviner en effet pour rencontrer juste. J'avais suffisamment

d'argent pour faire commodément la route. Mademoiselle du

Châtelet voulait que je prisse un cheval: je n'y pus consentir,

et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du dernier voyage

pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom

aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage tandis que

je demeurais à Motiers.

C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se

monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins

agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout

rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux

choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets

réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait

parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le

printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux décrire un

beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j'ai dit cent

fois que si jamais j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le

tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un

avenir agréable: j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de

l'être, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je

n'eus point, durant ce voyage, ces rêveries délicieuses qui

m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le cœur serein, mais

c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de

l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais

sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle: je m'y étais

toujours attendu; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de

nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela

eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces,

non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais

frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je

remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais

aux croisées des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me

perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais

tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin.

Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les

faisant: je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en

approchant de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite.

J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La

vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un

beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour

terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les

manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on

sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de

plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me

faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des

montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des

précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce

plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de

Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de

l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à

l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres

affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des

milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour

prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au

fond, et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de

plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font

tourner la tête; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que

je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez,

et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en

temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le

mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de

proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en

broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits

où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour

laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi

gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet

en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à

les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que

d'atteindre le fond du précipice.

Plus près de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens

contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que

je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau

se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse

passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être

mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est

aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême

hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière; et lorsqu'on

approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on

se mouille, à l'instant on est tout trempé.

J'arrive enfin; je la revois. Elle n'était pas seule.

Monsieur l'intendant général était chez elle au moment que

j'entrai. Sans me parler elle me prend la main et me présente à

lui avec cette grâce qui lui ouvrait tous les cœurs: Le voilà,

monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi

longtemps qu'il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour

le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole: Mon enfant, me

dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant,

qui vous donne du pain. J'ouvrais de grands yeux sans rien dire,

sans savoir trop qu'imaginer: il s'en fallut peu que l'ambition

naissante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déjà le petit

intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début

je ne l'avais imaginée; mais quant à présent c'était assez pour

vivre, et pour moi c'était beaucoup. Voici de quoi il s'agissait.

Le roi Victor-Amédée, jugeant, par le sort des guerres

précédentes et par la position de l'ancien patrimoine de ses

pères, qu'il lui échapperait quelque jour, ne cherchait qu'à

l'épuiser. Il y avait peu d'années qu'ayant résolu d'en mettre la

noblesse à la taille, il avait ordonné un cadastre général de

tout le pays, afin que, rendant l'imposition réelle, on pût la

répartir avec plus d'équité. Ce travail, commencé sous le père,

fut achevé sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant

arpenteurs qu'on appelait géomètres, qu'écrivains qu'on appelait

secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et c'était parmi ces

derniers que maman m'avait fait inscrire. Le poste, sans être

fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le

mal était que cet emploi n'était qu'à temps, mais il mettait en

état de chercher et d'attendre, et c'était par prévoyance qu'elle

tâchait de m'obtenir de l'intendant une protection particulière,

pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le temps

de celui-là serait fini.

J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n'y

avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait.

C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et

de souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la

première fois de gagner mon pain avec honneur.

Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien

puérils et j'en suis fâché: quoique né homme à certains égards,

j'ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup

d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand

personnage: j'ai promis de me peindre tel que je suis; et pour me

connaître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma

jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur

moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images,

les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont

demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont

plutôt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une

certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles

qui les suivent, et qu'il faut connaître pour en bien juger. Je

m'applique à bien développer partout les premières causes, pour

faire sentir l'enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en

quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur; et

pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de

vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne

s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse

juger par lui-même du principe qui les produit.

Si je me chargeais du résultat et que je lui disse: tel est

mon caractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au

moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité

tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai pensé, tout ce que

j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le

veuille; encore, même en le voulant, n'y parviendrais-je pas

aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments, et

de déterminer l'être qu'ils composent: le résultat doit être son

ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son

fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient

fidèles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi

de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui

laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué

jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la

suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs

que ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par tirer de

ceux-ci le meilleur parti qu'il m'était possible. Si les autres

me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients

s'ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon

travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise:

ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est de

ne pas tout dire et de taire des vérités.

 

LIVRE CINQUIÈME

 

1732-1736

 

Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéri,

comme je viens de le dire, et que je commençai d'être employé au

cadastre pour le service du roi. J'avais vingt ans passés, près

de vingt et un. J'étais assez formé pour mon âge du côté de

l'esprit; mais le jugement ne l'était guère, et j'avais grand

besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me

conduire. Car quelques années d'expérience n'avaient pu me guérir

encore radicalement de mes visions romanesques; et, malgré tous

les maux que j'avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde

et les hommes que si je n'avais pas acheté ces instructions.

Je logeai chez moi, c'est-à-dire chez maman; mais je ne

retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de

ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupait était

sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus

triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu

d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des

planches pourries; tout cela ne faisait pas une plaisante

habitation. Mais j'étais chez elle, auprès d'elle; sans cesse à

mon bureau ou dans sa chambre, je m'apercevais peu de la laideur

de la mienne; je n'avais pas le temps d'y rêver. Il paraîtra

bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout exprès pour habiter

cette vilaine maison: cela même fut un trait d'habileté de sa

part que je ne dois pas taire. Elle allait à Turin avec

répugnance, sentant bien qu'après des révolutions toutes récentes

et dans l'agitation où l'on était encore à la cour, ce n'était

pas le moment de s'y présenter. Cependant ses affaires

demandaient qu'elle s'y montrât: elle craignait d'être oubliée ou

desservie; elle savait surtout que le comte de Saint-Laurent,

intendant général des finances, ne la favorisait pas. Il avait à

Chambéri une maison vieille, mal bâtie, et dans une si vilaine

position qu'elle restait toujours vide; elle la loua et s'y

établit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut

point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut

toujours de ses amis.

J'y trouvai son ménage à peu près monté comme auparavant, et

le fidèle Claude Anet toujours avec elle. C'était, comme je crois

l'avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance,

herborisait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu'elle

avait pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode

d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien

pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût,

qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune,

il se serait fait un nom dans cette science, comme il en méritait

un parmi les honnêtes gens. Comme il était sérieux, même grave,

et que j'étais plus jeune que lui, il devint pour moi une espèce

de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies; car il m'en

imposait, et je n'osais m'oublier devant lui. Il en imposait même

à sa maîtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture, son

inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien.

Claude Anet était sans contredit un homme rare, et le seul même

de son espèce que j'aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi,

circonspect dans sa conduite, froid dans ses manières, laconique

et sentencieux dans ses propos, il était, dans ses passions,

d'une impétuosité qu'il ne laissait jamais paraître, mais qui le

dévorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une

sottise, mais terrible, c'est de s'être empoisonné. Cette scène

tragique se passa peu après mon arrivée: et il la fallait pour

m'apprendre l'intimité de ce garçon avec sa maîtresse; car si

elle ne me l'eût dite elle-même, jamais je ne m'en serais douté.

Assurément si l'attachement, le zèle et la fidélité peuvent

mériter une pareille récompense, elle lui était bien due; et ce

qui prouve qu'il en était digne, il n'en abusa jamais. Ils

avaient rarement des querelles, et elles finissaient toujours

bien. Il en vint pourtant une qui finit mal: sa maîtresse lui dit

dans la colère un mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne

consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main une fiole de

laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement,

comptant ne se réveiller jamais. Heureusement madame de Warens,

inquiète, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la

fiole vide, et devina le reste. En volant à son secours, elle

poussa des cris qui m'attirèrent. Elle m'avoua tout, implora mon

assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir

l'opium. Témoin de cette scène, j'admirai ma bêtise de n'avoir

jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait.

Mais Claude Anet était si discret, que de plus clairvoyants que

moi auraient pu s'y méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en

fus vivement touché moi-même; et depuis ce temps, ajoutant pour

lui le respect à l'estime, je devins en quelque façon son élève,

et ne m'en trouvai pas plus mal.

Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait

vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avais

pas songé même à désirer pour moi cette place; mais il m'était

dur de la voir remplir par un autre, cela était fort naturel.

Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait

soufflée, je sentis réellement s'étendre à lui l'attachement que

j'avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût

heureuse; et, puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être,

j'étais content qu'il fût heureux aussi. De son côté, il entrait

parfaitement dans les vues de sa maîtresse, et prit en sincère

amitié l'ami qu'elle s'était choisi. Sans affecter avec moi

l'autorité que son poste le mettait en droit de prendre, il prit

naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je

n'osais rien faire qu'il parût désapprouver, et il ne

désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une

union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu

détruire. Une des preuves de l'excellence du caractère de cette

aimable femme est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entre

eux. La jalousie, la rivalité même cédait au sentiment dominant

qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui

l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux qui me

lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge; et s'ils

trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en

dire autant, qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie

(fût-elle au reste la dernière des catins).

Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu'à mon

départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans,

durant lequel j'aurai peu d'événements à dire, parce que ma vie a

été aussi simple que douce; et cette uniformité était précisément

ce dont j'avais le plus grand besoin pour achever de former mon

caractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer.

C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et

sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai

plus cessé d'être à travers les orages qui m'attendaient. Ce

progrès fut insensible et lent, chargé de peu d'événements

mémorables; mais il mérite cependant d'être suivi et développé.

Au commencement je n'étais guère occupé que de mon travail;

la gêne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu

de temps que j'avais de libre se passait auprès de la bonne

maman; et n'ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m'en

prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de

routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la

lecture me redevint nécessaire; et, comme si ce goût se fût

toujours irrité par la difficulté de m'y livrer, il serait

redevenu passion comme chez mon maître, si d'autres goûts venus à

la traverse n'eussent fait diversion à celui-là.

Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique

bien transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser

quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres

d'arithmétique; et je l'appris bien, car je l'appris seul.

L'arithmétique pratique s'étend plus loin qu'on ne pense quand on

y veut mettre l'exacte précision. Il y a des opérations d'une

longueur extrême, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois de

bons géomètres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage donne des

idées nettes; et alors on trouve des méthodes abrégées, dont

l'invention frappe l'amour-propre, dont la justesse satisfait

l'esprit, et qui font faire avec plaisir un travail ingrat par

lui-même. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y avait point de

question soluble par les seuls chiffres qui m'embarrassât: et

maintenant que tout ce que j'ai su s'efface journellement de ma

mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente

ans d'interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que

j'ai fait à Davenport, chez mon hôte, assistant à la leçon

d'arithmétique de ses enfants, j'ai fait sans faute, avec un

plaisir incroyable, une opération des plus composées. Il me

semblait, en posant mes chiffres, que j'étais encore à Chambéri

dans mes heureux jours. C'était revenir de loin sur mes pas.

Le lavis des mappes de nos géomètres m'avait aussi rendu le

goût du dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis à faire des

fleurs et des paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu

de talent pour cet art, l'inclination y était tout entière. Au

milieu de mes crayons et de mes pinceaux j'aurais passé des mois

entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop

attachante, on était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de

tous les goûts auxquels je commence à me livrer; ils augmentent,

deviennent passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que

l'amusement dont je suis occupé. L'âge ne m'a pas guéri de ce

défaut, il ne l'a pas diminué même; et maintenant que j'écris

ceci, me voilà comme un vieux radoteur engoué d'une autre étude

inutile où je n'entends rien, et que ceux même qui s'y sont

livrés dans leur jeunesse sont forcés d'abandonner à l'âge où je

la veux commencer.

C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'occasion était

belle, et j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement

que je voyais dans les yeux d'Anet, revenant chargé de plantes

nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d'aller

herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j'y avais été

une seule fois, cela m'aurait gagné; et je serais peut-être

aujourd'hui un grand botaniste; car je ne connais point d'étude

au monde qui s'associe mieux avec mes goûts naturels que celle

des plantes; et la vie que je mène depuis dix ans à la campagne

n'est guère qu'une herborisation continuelle, à la vérité sans

objet et sans progrès; mais n'ayant alors aucune idée de la

botanique, je l'avais prise en une sorte de mépris et même de

dégoût; je ne la regardais que comme une étude d'apothicaire.

Maman, qui l'aimait, n'en faisait pas elle-même un autre usage;

elle ne recherchait que les plantes usuelles, pour les appliquer

à ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie et l'anatomie,

confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servaient

qu'à me fournir des sarcasmes plaisants toute la journée, et à

m'attirer des soufflets de temps en temps. D'ailleurs un goût

différent et trop contraire à celui-là croissait par degrés, et

bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut

assurément que je sois né pour cet art, puisque j'ai commencé de

l'aimer dès mon enfance, et qu'il est le seul que j'aie aimé

constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est

qu'un art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins tant coûté de

peine à apprendre, et avec des succès si lents, qu'après une

pratique de toute ma vie, jamais je n'ai pu parvenir à chanter

sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors

cette étude agréable était que je la pouvais faire avec maman.

Ayant des goûts d'ailleurs fort différents, la musique était pour

nous un point de réunion dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y

refusait pas: j'étais alors à peu près aussi avancé qu'elle, en

deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois, la

voyant empressée autour d'un fourneau, je lui disais: Maman,

voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir

l'empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me disait-elle, si tu

me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant, je

l'entraînais à son clavecin: on s'y oubliait; l'extrait de

genièvre ou d'absinthe était calciné: elle m'en barbouillait le

visage, et tout cela était délicieux.

On voit qu'avec peu de temps de reste j'avais beaucoup de

choses à quoi l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement

de plus qui fit bien valoir tous les autres.

Nous occupions un cachot si étouffé, qu'on avait besoin

quelquefois d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea

maman à louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des

plantes. A ce jardin était jointe une guinguette assez jolie,

qu'on meubla suivant l'ordonnance: on y mit un lit. Nous allions

souvent y dîner, et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je

m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres,

beaucoup d'estampes; je passais une partie de mon temps à

l'orner, et à y préparer à maman quelque surprise agréable

lorsqu'elle s'y venait promener. Je la quittais pour venir

m'occuper d'elle, pour y penser avec plus de plaisir: autre

caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue parce que

la chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois madame de

Luxembourg me parlait en raillant d'un homme qui quittait sa

maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j'aurais bien été cet

homme-là, et j'aurais pu ajouter que je l'avais été quelquefois.

Je n'ai pourtant jamais senti près de maman ce besoin de

m'éloigner d'elle pour l'aimer davantage; car tête à tête avec

elle j'étais aussi parfaitement à mon aise que si j'eusse été

seul; et cela ne m'est jamais arrivé près de personne autre, ni

homme ni femme, quelque attachement que j'aie eu pour eux. Mais

elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si

peu, que le dépit et l'ennui me chassaient dans mon asile, où je

l'avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns

vinssent nous y suivre.

Tandis qu'ainsi partagé entre le travail, le plaisir et

l'instruction, je vivais dans le plus doux repos, l'Europe

n'était pas si tranquille que moi. La France et l'empereur

venaient de s'entre-déclarer la guerre: le roi de Sardaigne était

entré dans la querelle, et l'armée française filait en Piémont

pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par

Chambéri, et entre autres le régiment de Champagne, dont était

colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui

me promit beaucoup de choses, et qui sûrement n'a jamais repensé

à moi. Notre petit jardin était précisément au haut du faubourg

par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais

du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le

succès de cette guerre comme s'il m'eût beaucoup intéressé.

Jusque-là je ne m'étais pas encore avisé de songer aux affaires

publiques; et je me mis à lire les gazettes pour la première

fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le cœur

me battait de joie à ses moindres avantages, et que ses revers

m'affligeaient comme s'ils fussent tombés sur moi. Si cette folie

n'eût été que passagère, je ne daignerais pas en parler; mais

elle s'est tellement enracinée dans mon cœur sans aucune raison,

que lorsque j'ai fait dans la suite, à Paris, l'antidespote et le

fier républicain, je sentais en dépit de moi-même une

prédilection secrète pour cette même nation que je trouvais

servile, et pour ce gouvernement que j'affectais de fronder. Ce

qu'il y avait de plaisant était qu'ayant honte d'un penchant si

contraire à mes maximes, je n'osais l'avouer à personne, et je

raillais les Français de leurs défaites, tandis que le cœur m'en

saignait plus qu'à eux. Je suis sûrement le seul qui, vivant chez

une nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait

chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s'est

trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si

invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le

gouvernement, les magistrats, les auteurs s'y sont à l'envi

déchaînés contre moi, depuis qu'il est devenu du bon air de

m'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma

folie. Je les aime en dépit de moi quoiqu'ils me maltraitent.

J'ai cherché longtemps la cause de cette partialité, et je

n'ai pu la trouver que dans l'occasion qui la vit naître. Un goût

croissant pour la littérature m'attachait aux livres français,

aux auteurs de ces livres, au pays de ces auteurs. Au moment même

que défilait sous mes yeux l'armée française, je lisais les

grands capitaines de Brantôme. J'avais la tête pleine des

Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency,

des la Trimouille, et je m'affectionnais à leurs descendants

comme aux héritiers de leur mérite et de leur courage. A chaque

régiment qui passait, je croyais revoir ces fameuses bandes

noires qui jadis avaient fait tant d'exploits en Piémont. Enfin

j'appliquais à ce que je voyais les idées que je puisais dans les

livres: mes lectures continuées et toujours tirées de la même

nation nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent une

passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai eu dans la suite

occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne

m'était pas particulière, et qu'agissant plus ou moins dans tous

les pays sur la partie de la nation qui aimait la lecture et qui

cultivait les lettres, elle balançait la haine générale

qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les

hommes leur attachent les femmes de tous les pays; leurs

chefs-d'œuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs

théâtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules

d'étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l'excellent

goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont;

et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j'ai vu leurs

auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom français

ternie par leurs guerriers.

J'étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste.

J'allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place

l'arrivée des courriers; et, plus bête que l'âne de la fable, je

m'inquiétais beaucoup pour savoir de quel maître j'aurais

l'honneur de porter le bât: car on prétendait alors que nous

appartiendrions à la France, et l'on faisait de la Savoie un

échange pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j'avais

quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné

pour les alliés, la pension de maman courait un grand risque.

Mais j'étais plein de confiance dans mes bons amis; et pour le

coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut

pas trompée, grâces au roi de Sardaigne, à qui je n'avais pas

pensé.

Tandis qu'on se battait en Italie, on chantait en France.

Les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent

ses ouvrages théoriques, que leur obscurité laissait à la portée

de peu de gens. Par hasard j'entendis parler de son Traité de

l'harmonie; et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce

livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie était

inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut

longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce temps

j'ébauchai, je dévorai mon Traité de l'harmonie; mais il était si

long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu'il me fallait

un temps considérable pour l'étudier et le débrouiller. Je

suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la

musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m'exerçai, ne

me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par cœur quatre ou

cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai pas

revue depuis ce temps-là, et que je sais encore presque tout

entière, de même que l'Amour piqué par une abeille, très jolie

cantate de Clérambault, que j'appris à peu près dans le même

temps.

Pour m'achever, il arriva de la Val d'Aoste un jeune

organiste appelé l'abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui

accompagnait très bien du clavecin. Je fais connaissance avec

lui; nous voilà inséparables. Il était l'élève d'un moine

italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes: je les

comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tête

d'accompagnements, d'accords, d'harmonie. Il fallait se former

l'oreille à tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous

les mois: elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que

ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et réellement

cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les

concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman

chantait, le P. Caton, dont j'ai parlé et dont j'ai à parler

encore, chantait aussi; un maître à danser, appelé Roche, et son

fils, jouaient du violon; Canavas, musicien piémontais, qui

travaillait au cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris,

jouait du violoncelle; l'abbé Palais accompagnait du clavecin;

j'avais l'honneur de conduire la musique, sans oublier le bâton

du bûcheron. On peut juger combien tout cela était beau! pas tout

à fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait

guère.

Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et

vivant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la

séquelle dévote; mais c'était un amusement agréable pour

plusieurs honnêtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur

tête en cette occasion: un moine, mais un moine homme de mérite,

et même aimable, dont les infortunes m'ont dans la suite bien

vivement affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux

jours, m'est encore chère. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui,

conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la

musique du pauvre petit-chat; ce qui n'est pas le plus beau trait

de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne; il avait vécu

longtemps à Paris dans le plus grand monde, et très faufilé

surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de

Sardaigne. C'était un grand homme, bien fait, le visage plein,

les yeux à fleur de tête, des cheveux noirs qui faisaient sans

affectation le crochet à côté du front, l'air à la fois noble,

ouvert, modeste, se présentant simplement et bien, n'ayant ni le

maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier d'un

homme à la mode, quoiqu'il le fût; mais l'assurance d'un honnête

homme qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-même et se sent

toujours à sa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton

n'eût pas beaucoup d'étude pour un docteur, il en avait beaucoup

pour un homme du monde; et n'étant point pressé de montrer son

acquis, il le plaçait si à propos qu'il en paraissait davantage.

Ayant beaucoup vécu dans la société, il s'était plus attaché aux

talents agréables qu'à un solide savoir. Il avait de l'esprit,

faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix

belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant

pour être recherché: aussi l'était-il; mais cela lui fit si peu

négliger les soins de son état, qu'il parvint, malgré des

concurrents très jaloux, à être élu définiteur de sa province,

ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre.

Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis

d'Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en

être; il en fut, et les rendit brillants. Nous fûmes bientôt liés

par notre goût commun pour la musique, qui, chez l'un et chez

l'autre, était une passion très vive; avec cette différence qu'il

était vraiment musicien, et que je n'étais qu'un barbouillon.

Nous allions avec Canavas et l'abbé Palais faire de la musique

dans sa chambre, et quelquefois à son orgue les jours de fête.

Nous dînions souvent à son petit couvert; car ce qu'il y avait

encore d'étonnant pour un moine est qu'il était généreux,

magnifique, et sensuel sans grossièreté. Les jours de nos

concerts, il soupait chez maman. Ces soupers étaient très gais,

très agréables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des

duos; j'étais à mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le

P. Caton était charmant, maman était adorable; l'abbé Palais,

avec sa voix de bœuf, était le plastron. Moments si doux de la

folâtre jeunesse, qu'il y a de temps que vous êtes partis!

Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que

j'achève ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines,

jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite, une élégance de

mœurs qui n'avait rien de la crapule monastique, le prirent en

haine, parce qu'il n'était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs

se liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons envieux de

sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit

mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre, qu'il

avait meublée avec goût quoique avec simplicité; on le relégua je

ne sais où; enfin, ces misérables l'accablèrent de tant

d'outrages, que son âme honnête, et fière avec justice, n'y put

résister; et, après avoir fait les délices des sociétés les plus

aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque

fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les

honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre

défaut que d'être moine.

Avec ce petit train de vie, je fis si bien en très peu de

temps, qu'absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors

d'état de penser à autre chose. Je n'allais plus à mon bureau

qu'à contrecœur; la gêne et l'assiduité au travail m'en firent

un supplice insupportable, et j'en vins enfin à vouloir quitter

mon emploi, pour me livrer totalement à la musique. On peut

croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un

poste honnête et d'un revenu fixe pour courir après des écoliers

incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à maman.

Même en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me les

figurais, c'était borner bien modestement mon ambition que de me

réduire pour la vie à l'état de musicien. Elle, qui ne formait

que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout à

fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupé

sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me

répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à

Paris, que qui bien chante et bien danse, fait un métier qui peu

avance. Elle me voyait d'un autre côté entraîné par un goût

irrésistible; ma passion de musique devenait une fureur, et il

était à craindre que mon travail, se sentant de mes distractions,

ne m'attirât un congé qu'il valait beaucoup mieux prendre de

moi-même. Je lui représentais encore que cet emploi n'avait pas

longtemps à durer, qu'il me fallait un talent pour vivre, et

qu'il était plus sûr d'achever d'acquérir par la pratique celui

auquel mon goût me portait, et qu'elle m'avait choisi, que de me

mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais

qui pouvaient mal réussir, et me laisser, après avoir passé l'âge

d'apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin

j'extorquai son consentement plus à force d'importunités et de

caresses, que de raisons dont elle se contentât. Aussitôt je

courus remercier fièrement M. Coccelli, directeur général du

cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je

quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans

prétexte, avec autant et plus de joie que je n'en avais eu à le

prendre il n'y avait pas deux ans.

Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira, dans le

pays, une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me

supposèrent des ressources que je n'avais pas; d'autres, me

voyant livré tout à fait à la musique, jugèrent de mon talent par

mon sacrifice, et crurent qu'avec tant de passion pour cet art je

devais le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles

les borgnes sont rois: je passai là pour un bon maître, parce

qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste,

d'un certain goût de chant, favorisé d'ailleurs par mon âge et

par ma figure, j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne m'en

fallait pour remplacer ma paye de secrétaire.

Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait

passer plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre,

occupé huit heures par jour du plus maussade travail, avec des

gens encore plus maussades; enfermé dans un triste bureau

empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces manants, la

plupart fort mal peignés et fort malpropres, je me sentais

quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la

gêne et l'ennui. Au lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi

le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons;

partout un accueil gracieux, caressant, un air de fête:

d'aimables demoiselles bien parées m'attendent, me reçoivent avec

empressement, je ne vois que des objets charmants, je ne sens que

la rose et la fleur d'orange; on chante, on cause, on rit, on

s'amuse; je ne sors de là que pour aller ailleurs en faire

autant. On conviendra qu'à égalité dans les avantages, il n'y

avait pas à balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien

du mien, qu'il ne m'est arrivé jamais de m'en repentir; et je ne

m'en repens pas même en ce moment, où je pèse, au poids de la

raison, les actions de ma vie, et où je suis délivré des motifs

peu sensés qui m'ont entraîné.

Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes

penchants je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé,

l'esprit liant, l'humeur facile des habitants du pays me rendit

le commerce du monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a

bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est

moins ma faute que la leur.

C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou

peut-être serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils

sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je

connaisse. S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la

douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est

Chambéri. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que

ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour

parvenir; et, ne pouvant se livrer à l'ambition, elle suit, par

nécessité, le conseil de Cinéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état

militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur

et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et

pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire

valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé

par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle

pas d'en avoir vu, à Chambéri, une seule qui ne fût pas

charmante. On dira que j'étais disposé à les trouver telles, et

l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du

mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir

le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant

ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à

l'âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux

qu'innocents que j'ai passés auprès d'elles! La première fut

mademoiselle de Mellarède, ma voisine, sœur de l'élève de M.

Gaime. C'était une brune très vive, mais d'une vivacité

caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était un

peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses

yeux brillants, sa taille fine, son air attirant n'avaient pas

besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle

était encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux

négligemment relevés, ornés de quelques fleurs qu'on mettait à

mon arrivée, et qu'on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne

crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en

déshabillé; je la redouterais cent fois moins parée. Mademoiselle

de Menthon, chez qui j'allais l'après-midi, l'était toujours, et

me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses

cheveux était d'un blond cendré: elle était très mignonne, très

timide et très blanche, une voix nette, juste et flûtée, mais qui

n'osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une

brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue ne

cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce

côté mon attention, qui bientôt n'était plus pour la cicatrice.

Mademoiselle de Challes, une autre de mes voisines, était une

fille faite; grande, belle carrure, de l'embonpoint: elle avait

été très bien. Ce n'était plus une beauté, mais c'était une

personne à citer pour la bonne grâce, pour l'humeur égale, pour

le bon naturel. Sa sœur, madame de Charly, la plus belle femme

de Chambéri, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait

apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté

naissante eût promis d'égaler celle de sa mère, si

malheureusement elle n'eût été un peu rousse. J'avais à la

Visitation une petite demoiselle française dont j'ai oublié le

nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences.

Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur

ce ton traînant elle disait des choses très saillantes, qui ne

semblaient point aller avec son maintien. Au reste elle était

paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de montrer son

esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le

monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de

négligence qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus

assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me

plaisais à mes leçons quand j'y étais, mais je n'aimais pas être

obligé de m'y rendre, ni que l'heure me commandât: en toute chose

la gêne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me

feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les

mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour

ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais

un mauvais Turc à ces heures-là.

J'avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une

entre autres qui fut la cause indirecte d'un changement de

relation, dont j'ai à parler, puisque enfin je dois tout dire.

Elle était fille d'un épicier, et se nommait mademoiselle Lard,

vrai modèle d'une statue grecque, et que je citerais pour la plus

belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque véritable

beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son

insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également

impossible de lui plaire et de la fâcher: et je suis persuadé que

si l'on eût fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissé

faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mère, qui n'en

voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d'un pas. En lui

faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle

faisait tout de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne

réussit point. Tandis que le maître agaçait la fille, la mère

agaçait le maître, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux.

Madame Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa

fille aurait dû avoir. C'était un petit minois éveillé,

chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux

très ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque

toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prêt

mon café à la crème; et la mère ne manquait jamais de

m'accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche, et que

par curiosité j'aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir

comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se faisait si

simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était

là, les agaceries et les baisers n'en allaient pas moins leur

train. C'était une bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille,

et que sa femme ne trompait pas parce qu'il n'en était pas

besoin.

Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise

ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure

amitié. J'en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive

madame Lard ne laissait pas d'être exigeante; et si dans la

journée j'avais passé devant la boutique sans m'arrêter, il y

aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais pressé, que je

prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien

qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y

entrer.

Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne

m'occupasse point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup.

J'en parlais à maman comme d'une chose sans mystère: et quand il

y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé; car lui

taire un secret de quoi que ce fût ne m'eût pas été possible; mon

cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit

pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle

vit des avances où je n'avais vu que des amitiés; elle jugea que

madame Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins

sot qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de manière ou d'autre

à se faire entendre; et, outre qu'il n'était pas juste qu'une

autre femme se chargeât de l'instruction de son élève, elle avait

des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des pièges

auxquels mon âge et mon état m'exposaient. Dans le même temps on

m'en tendit un d'une espèce plus dangereuse, auquel j'échappai,

mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans

cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu'elle y

pouvait apporter.

Madame la comtesse de Menthon, mère d'une de mes écolières,

était une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas

moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de

bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des

suites fatales à la maison d'Antremont. Maman avait été assez

liée avec elle pour connaître son caractère: ayant très

innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur qui madame de Menthon

avait des prétentions, elle resta chargée auprès d'elle du crime

de cette préférence, quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni

acceptée; et madame de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa

rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J'en rapporterai

un des plus comiques, par manière d'échantillon. Elles étaient

ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage,

et entre autres l'aspirant en question. Madame de Menthon dit un

jour à un de ces messieurs que madame de Warens n'était qu'une

précieuse, qu'elle n'avait point de goût, qu'elle se mettait mal,

qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce

dernier article, lui dit l'homme, qui était un plaisant, elle a

ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain rat empreint sur

le sein, mais si ressemblant, qu'on dirait qu'il court. La haine

ainsi que l'amour rend crédule. Madame de Menthon résolut de

tirer parti de cette découverte; et un jour que maman était au

jeu avec l'ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour

passer derrière sa rivale, puis renversant à demi sa chaise elle

découvrit adroitement son mouchoir: mais, au lieu du gros rat, le

monsieur ne vit qu'un objet fort différent, qu'il n'était pas

plus aisé d'oublier que de voir; et cela ne fit pas le compte de

la dame.

Je n'étais pas un personnage à occuper madame de Menthon,

qui ne voulait que des gens brillants autour d'elle: cependant

elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure, dont

assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit

qu'on me supposait, et qui m'eût pu rendre utile à ses goûts.

Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire

des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si

elle m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses

vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi

nous aurions bientôt mis Chambéri sens dessus dessous. On serait

remonté à la source de ces libelles; madame de Menthon se serait

tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été enfermé pour le

reste de mes jours peut-être, pour m'apprendre à faire le Phébus

avec les dames.

Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon

me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et

trouva que je n'étais qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en

gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que

j'aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait.

Je demeurai pour madame de Menthon le maître à chanter de sa

fille, et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien

voulu dans Chambéri. Cela valait mieux que d'être un bel esprit

pour elle et un serpent pour le reste du pays.

Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril

de ma jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce

qu'elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais

femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l'air

plus grave et le propos plus moral qu'à son ordinaire. A la

gaieté folâtre dont elle entremêlait ordinairement ses

instructions, succéda tout à coup un ton toujours soutenu, qui

n'était ni familier ni sévère, mais qui semblait préparer une

explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison

de ce changement, je la lui demandai; c'était ce qu'elle

attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le

lendemain: nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses mesures

pour qu'on nous laissât seuls toute la journée: elle l'employa à

me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme

une autre femme, par du manège et des agaceries, mais par des

entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits pour

m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon

cœur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que

fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent

rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute

l'attention qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma

mémoire comme j'aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet

air de préparatif m'avait donné de l'inquiétude: tandis qu'elle

parlait, rêveur et distrait malgré moi, j'étais moins occupé de

ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir;

et sitôt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la

nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d'elle

ne m'était pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant

alors tout entier, ne me laissa plus le maître de penser à ce

qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais

pas.

Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur

veut dire, en leur montrant au bout un objet très intéressant

pour eux, est un contresens très ordinaire aux instituteurs, et

que je n'ai pas évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme,

frappé de l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et

saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour

aller d'abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on

veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer

d'avance; et c'est en quoi maman fut maladroite. Par une

singularité qui tenait à son esprit systématique, elle prit la

précaution très vaine de faire ses conditions; mais sitôt que

j'en vis le prix, je ne les écoutai pas même, et je me dépêchai

de consentir à tout. Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur

la terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour

oser marchander, et une seule femme qui pût pardonner de l'avoir

fait. Par suite de la même bizarrerie, elle mit à cet accord les

formalités les plus graves, et me donna pour y penser huit jours,

dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin: car, pour

comble de singularité, je fus très aise de les avoir, tant la

nouveauté de ces idées m'avait frappé, et tant je sentais un

bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour

les arranger!

On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles: tout

au contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durés en effet.

Je ne sais comment décrire l'état où je me trouvais, plein d'un

certain effroi mêlé d'impatience, redoutant ce que je désirais,

jusqu'à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque

honnête moyen d'éviter d'être heureux. Qu'on se représente mon

tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon cœur enivré

d'amour, ma vigueur, ma santé, mon âge. Qu'on pense que dans cet

état, altéré de la soif des femmes, je n'avais encore approché

d'aucune; que l'imagination, le besoin, la vanité, la curiosité

se réunissaient pour me dévorer de l'ardent désir d'être homme et

de le paraître. Qu'on ajoute surtout (car c'est ce qu'il ne faut

pas qu'on oublie) que mon vif et tendre attachement pour elle,

loin de s'attiédir, n'avait fait qu'augmenter de jour en jour;

que je n'étais bien qu'auprès d'elle; que je ne m'en éloignais

que pour y penser; que j'avais le cœur plein, non seulement de

ses bontés, de son caractère aimable, mais de son sexe, de sa

figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par tous les rapports

sous lesquels elle pouvait m'être chère. Et qu'on n'imagine pas

que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle, elle fût

vieillie ou me parût l'être. Depuis cinq ou six ans que j'avais

éprouvé des transports si doux à sa première vue, elle était

réellement très peu changée, et ne me le paraissait point du

tout. Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était encore

pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de

rondeur. Du reste, c'était le même œil, le même teint, le même

sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même

gaieté, tout jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la

jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore

aujourd'hui je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie

voix de fille.

Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la

possession d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de

ne pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour

rester maître de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la

seule idée de quelques légères faveurs qui m'attendaient près de

la personne aimée allumait mon sang à tel point qu'il m'était

impossible de faire impunément le court trajet qui me séparait

d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse,

eus-je si peu d'empressement pour la première jouissance? Comment

pus-je en voir approcher l'heure avec plus de peine que de

plaisir? Comment, au lieu des délices qui devaient m'enivrer,

sentais-je presque de la répugnance et des craintes? Il n'y a

point à douter que si j'avais pu me dérober à mon bonheur avec

bienséance, je ne l'eusse fait de tout mon cœur. J'ai promis des

bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en

voilà sûrement une à laquelle on ne s'attendait pas.

Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un

autre homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et

qu'un sentiment de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait

inspirés: il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une

cruelle peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce

qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi; mais quant

à mes sentiments pour elle il ne les altérait point, et je peux

jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je

désirais si peu la posséder. Je connaissais trop son cœur chaste

et son tempérament de glace pour croire un moment que le plaisir

des sens eût aucune part à cet abandon d'elle-même: j'étais

parfaitement sûr que le seul soin de m'arracher à des dangers

autrement presque inévitables, et de me conserver tout entier à

moi et à mes devoirs, lui en faisait enfreindre un qu'elle ne

regardait pas du même œil que les autres femmes, comme il sera

dit ci-après. Je la plaignais et je me plaignais. J'aurais voulu

lui dire, non, maman, il n'est pas nécessaire; je vous réponds de

moi sans cela. Mais je n'osais, premièrement parce que ce n'était

pas une chose à dire, et puis parce qu'au fond je sentais que

cela n'était pas vrai, et qu'en effet il n'y avait qu'une femme

qui pût me garantir des autres femmes et me mettre à l'épreuve

des tentations. Sans désirer de la posséder, j'étais bien aise

qu'elle m'ôtât le désir d'en posséder d'autres; tant je regardais

tout ce qui pouvait me distraire d'elle comme un malheur.

La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre

innocemment, loin d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait

renforcés, mais leur avait en même temps donné une autre tournure

qui les rendait plus affectueux, plus tendres peut-être, mais

moins sensuels. A force de l'appeler maman, à force d'user avec

elle de la familiarité d'un fils, je m'étais accoutumé à me

regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu

d'empressement que j'eus de la posséder, quoiqu'elle me fût si

chère. Je me souviens très bien que mes premiers sentiments, sans

être plus vifs, étaient plus voluptueux. A Annecy, j'étais dans

l'ivresse; à Chambéri, je n'y étais plus. Je l'aimais toujours

aussi passionnément qu'il fût possible; mais je l'aimais plus

pour elle et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon

bonheur que mon plaisir auprès d'elle: elle était pour moi plus

qu'une sœur, plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus même

qu'une maîtresse; et c'était pour cela qu'elle n'était pas une

maîtresse. Enfin, je l'aimais trop pour la convoiter: voilà ce

qu'il y a de plus clair dans mes idées.

Ce jour, plutôt redouté qu'attendu, vint enfin. Je promis

tout, et je ne mentis pas. Mon cœur confirmait mes engagements

sans en désirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me vis pour la

première fois dans les bras d'une femme, et d'une femme que

j'adorais. Fus-je heureux? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais

quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme: j'étais

comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la

pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de mes

larmes. Pour elle, elle n'était ni triste ni vive; elle était

caressante et tranquille. Comme elle était peu sensuelle et

n'avait point recherché la volupté, elle n'en eut pas les délices

et n'en a jamais eu les remords.

Je le répète, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs,

jamais de ses passions. Elle était bien née, son cœur était pur,

elle aimait les choses honnêtes, ses penchants étaient droits et

vertueux, son goût était délicat; elle était faite pour une

élégance de mœurs qu'elle a toujours aimée et qu'elle n'a jamais

suivie, parce qu'au lieu d'écouter son cœur qui la menait bien,

elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des principes faux

l'ont égarée, ses vrais sentiments les ont toujours démentis:

mais malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale

qu'elle s'était faite gâta celle que son cœur lui dictait.

M. de Tavel, son premier amant, fut son maître de

philosophie, et les principes qu'il lui donna furent ceux dont il

avait besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à

ses devoirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par

les sens, il l'attaqua par des sophismes, et parvint à lui

montrer ses devoirs auxquels elle était si attachée comme un

bavardage de catéchismes fait uniquement pour amuser les enfants;

l'union des sexes, comme l'acte le plus indifférent en soi; la

fidélité conjugale, comme une apparence obligatoire dont toute la

moralité regardait l'opinion; le repos des maris, comme la seule

règle du devoir des femmes; en sorte que des infidélités

ignorées, nulles pour celui qu'elles offensaient, l'étaient aussi

pour la conscience: enfin il lui persuada que la chose en

elle-même n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le

scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul

l'était en effet. C'est ainsi que le malheureux parvint à son but

en corrompant la raison d'un enfant dont il n'avait pu corrompre

le cœur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé

qu'elle le traitait lui-même comme il lui avait appris à traiter

son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre

Perret passa pour son successeur. Ce que je sais, c'est que le

tempérament froid de cette jeune femme, qui l'aurait dû garantir

de ce système, fut ce qui l'empêcha dans la suite d'y renoncer.

Elle ne pouvait concevoir qu'on donnât tant d'importance à ce qui

n'en avait point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu

une abstinence qui lui coûtait si peu.

Elle n'eût donc guère abusé de ce faux principe pour

elle-même; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre

maxime presque aussi fausse, mais plus d'accord avec la bonté de

son cœur. Elle a toujours cru que rien n'attachait tant un homme

à une femme que la possession; et quoiqu'elle n'aimât ses amis

que d'amitié, c'était d'une amitié si tendre qu'elle employait

tous les moyens qui dépendaient d'elle pour se les attacher plus

fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire est qu'elle a presque

toujours réussi. Elle était si réellement aimable que plus

l'intimité dans laquelle on vivait avec elle était grande, plus

on y trouvait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre chose

digne de remarque est qu'après sa première faiblesse elle n'a

guère favorisé que des malheureux; les gens brillants ont tous

perdu leur peine auprès d'elle: mais il fallait qu'un homme

qu'elle commençait par plaindre fût bien peu aimable si elle ne

finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes

d'elle, bien loin que ce fût par des inclinations basses, qui

n'approchèrent jamais de son noble cœur, ce fut uniquement par

son caractère trop généreux, trop humain, trop compatissant, trop

sensible, qu'elle ne gouverna pas toujours avec assez de

discernement.

Si quelques principes faux l'ont égarée, combien n'en

avait-elle pas d'admirables dont elle ne se départait jamais! Par

combien de vertu ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l'on

peut appeler de ce nom des erreurs où les sens avaient si peu de

part! Ce même homme qui la trompa sur un point l'instruisit

excellemment sur mille autres; et ses passions, qui n'étaient pas

fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumières, elle

allait bien quand ses sophismes ne l'égaraient pas. Ses motifs

étaient louables jusque dans ses fautes: en s'abusant elle

pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal.

Elle abhorrait la duplicité, le mensonge: elle était juste,

équitable, humaine, désintéressée, fidèle à sa parole, à ses

amis, à ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de

vengeance et de haine, et ne concevant pas même qu'il y eût le

moindre mérite à pardonner. Enfin, pour revenir à ce qu'elle

avait de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles

valaient, elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les

prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoiqu'elle fût sans

cesse aux expédients pour vivre; et j'ose dire que si Socrate put

estimer Aspasie, il eût respecté madame de Warens.

Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractère sensible et

un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à

l'ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature

ait eu tort, et que cette combinaison n'ait pas dû être; je sais

seulement qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu madame de

Warens, et dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir

qu'elle était ainsi. J'ose même ajouter qu'elle n'a connu qu'un

seul vrai plaisir au monde, c'était d'en faire à ceux qu'elle

aimait. Toutefois, permis à chacun d'argumenter là-dessus tout à

son aise, et de prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma

fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire.

J'appris peu à peu tout ce que je viens de dire dans les

entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent

délicieuse. Elle avait eu raison d'espérer que sa complaisance me

serait utile; j'en tirai pour mon instruction de grands

avantages. Elle m'avait jusqu'alors parlé de moi seul comme à un

enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d'elle.

Tout ce qu'elle me disait m'était si intéressant, je m'en sentais

si touché, que, me repliant sur moi-même, j'appliquais à mon

profit ses confidences plus que je n'avais fait ses leçons. Quand

on sent vraiment que le cœur parle, le nôtre s'ouvre pour

recevoir ses épanchements; et jamais toute la morale d'un

pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme

sensée, pour qui l'on a de l'attachement.

L'intimité dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise à

portée de m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait,

elle jugea que, malgré mon air gauche, je valais la peine d'être

cultivé pour le monde, et que si je m'y montrais un jour sur un

certain pied, je serais en état d'y faire mon chemin. Sur cette

idée, elle s'attachait non seulement à former mon jugement, mais

mon extérieur, mes manières, à me rendre aimable autant

qu'estimable; et s'il est vrai qu'on puisse allier les succès

dans le monde avec la vertu (ce que pour moi je ne crois pas), je

suis sûr au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle

qu'elle avait prise, et qu'elle voulait m'enseigner. Car madame

de Warens connaissait les hommes, et savait supérieurement l'art

de traiter avec eux sans mensonge et sans imprudence, sans les

tromper et sans les fâcher. Mais cet art était dans son caractère

bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en

pratique que l'enseigner, et j'étais l'homme du monde le moins

propre à l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard

fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de même que le soin qu'elle

prit de me donner des maîtres pour la danse et pour les armes.

Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à

danser un menuet. J'avais tellement pris, à cause de mes cors,

l'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire

perdre; et jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sauter un

médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d'armes. Après trois

mois de leçon, je tirais encore à la muraille, hors d'état de

faire assaut, et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le

bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au

maître de me le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dégoût

mortel pour cet exercice, et pour le maître qui tâchait de me

l'enseigner. Je n'aurais jamais cru qu'on pût être si fier de

l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée,

il ne s'exprimait que par des comparaisons tirées de la musique,

qu'il ne savait point. Il trouvait des analogies frappantes entre

les bottes de tierce et de quarte et les intervalles musicaux du

même nom. Quand il voulait faire une feinte, il me disait de

prendre garde à ce dièse, parce qu'anciennement les dièses

s'appelaient des feintes; quand il m'avait fait sauter de la main

mon fleuret, il disait en ricanant que c'était une pause. Enfin

je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre

homme avec son plumet et son plastron.

Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je

quittai bientôt par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un

art plus utile, celui d'être content de mon sort, et de n'en pas

désirer un plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que

je n'étais pas né. Livré tout entier au désir de rendre à maman

la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d'elle; et

quand il fallait m'en éloigner pour courir en ville, malgré ma

passion pour la musique, je commençais à sentir la gêne de mes

leçons.

J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimité de notre

commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était

un garçon très clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait

jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans

me faire le moindre semblant qu'il fût instruit, par sa conduite,

il paraissait l'être; et cette conduite ne venait sûrement pas de

bassesse d'âme, mais de ce qu'étant entré dans les principes de

sa maîtresse, il ne pouvait désapprouver qu'elle agît

conséquemment. Quoique aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si

grave, qu'il nous regardait presque comme deux enfants dignes

d'indulgence, et nous le regardions l'un et l'autre comme un

homme respectable, dont nous avions l'estime à ménager. Ce ne fut

qu'après qu'elle lui fut infidèle que je connus bien tout

l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne

pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait

combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de même; et elle

appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime,

parce que c'était le sentiment que je pouvais partager le plus

pleinement. Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit

embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires

tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmes qui liront ceci

ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle avait,

ce besoin n'était pas équivoque: c'était uniquement celui de son

cœur.

Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre

exemple peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos

cœurs étaient en commun; rien n'en passait au delà de ce petit

cercle. L'habitude de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement

devint si grande, que si, dans nos repas, un des trois manquait

ou qu'il vînt un quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos

liaisons particulières, les tête-à-tête nous étaient moins doux

que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une

extrême confiance réciproque, et ce qui prévenait l'ennui était

que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et

toujours agissante, ne nous laissait guère oisifs ni l'un ni

l'autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi

bien remplir notre temps. Selon moi, le désœuvrement n'est pas

moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne

rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de

rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d'être

éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une

chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller

continuellement. Quand tout le monde est occupé, l'on ne parle

que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien,

il faut absolument parler toujours; et voilà de toutes les gênes

la plus incommode et la plus dangereuse. J'ose même aller plus

loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment

agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose,

mais quelque chose qui demande un peu d'attention. Faire des

nœuds, c'est ne rien faire; et il faut tout autant de soin pour

amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras

croisés. Mais quand elle brode, c'est autre chose: elle s'occupe

assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu'il y a de

choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine

de flandrins se lever, s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur

leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la

cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable

flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là, quoi qu'ils

fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes.

Quand j'étais à Motiers, j'allais faire des lacets chez mes

voisines; si je retournais dans le monde, j'aurais toujours dans

ma poche un bilboquet, et j'en jouerais toute la journée pour me

dispenser de parler quand je n'aurais rien à dire. Si chacun en

faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur

commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin,

que les plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la

seule morale à la portée du présent siècle est la morale du

bilboquet.

Au reste, on ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui

par nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur

affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls.

L'impatience qu'ils m'avaient donnée autrefois n'était pas

diminuée, et toute la différence était que j'avais moins de temps

pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne

fantaisie d'entreprises et de système: au contraire, plus ses

besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir

elle se livrait à ses visions; moins elle avait de ressources

présentes, plus elle s'en forgeait dans l'avenir. Le progrès des

ans ne faisait qu'augmenter en elle cette manie; et à mesure

qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse,

elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La

maison ne désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de

souffleurs, d'entrepreneurs de toute espèce, qui, distribuant par

millions la fortune, finissaient par avoir besoin d'un écu. Aucun

ne sortait de chez elle à vide, et l'un de mes étonnements est

qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à tant de profusions sans

en épuiser la source et sans lasser ses créanciers.

Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je

parle, et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût

formé, était de faire établir à Chambéri un jardin royal de

plantes, avec un démonstrateur appointé; et l'on comprend

d'avance à qui cette place était destinée. La position de cette

ville, au milieu des Alpes, était très favorable à la botanique;

et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y

joignit celui d'un collège de pharmacie, qui véritablement

paraissait très utile dans un pays aussi pauvre, où les

apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du

proto-médecin Grossi à Chambéri, après la mort du roi Victor, lui

parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra peut-être.

Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant

n'était pas trop cajolable; car c'était bien le plus caustique et

le plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par

deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon.

Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un

entre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le

médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore malappris

pour un médecin, osa n'être pas de l'avis de monsieur le proto.

Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand il s'en

retournait, par où il passait, et quelle voiture il prenait.

L'autre, après l'avoir satisfait, lui demande à son tour s'il y a

quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que

je veux m'aller mettre à une fenêtre sur votre passage, pour

avoir le plaisir de voir passer un âne à cheval. Il était aussi

avare que riche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour

emprunter de l'argent avec de bonnes sûretés: Mon ami, lui dit-il

en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre

descendrait du ciel pour m'emprunter dix pistoles, et qu'il me

donnerait la Trinité pour caution, je ne les lui prêterais pas.

Un jour, invité à dîner chez M. le comte Picon, gouverneur de

Savoie, et très dévot, il arrive avant l'heure; et S. Exc., alors

occupée à dire le rosaire, lui en propose l'amusement. Ne sachant

trop que répondre, il fait une grimace affreuse et se met à

genoux; mais à peine avait-il récité deux Ave, que, n'y pouvant

plus tenir, il se lève brusquement, prend sa canne, et s'en va

sans mot dire. Le comte Picon court après lui, et lui crie:

Monsieur Grossi! monsieur Grossi! restez donc; vous avez là-bas à

la broche une excellente bartavelle. Monsieur le comte, lui

répond l'autre en se retournant, vous me donneriez un ange rôti

que je ne resterais pas. Voilà quel était M. le proto-médecin

Grossi, que maman entreprit et vint à bout d'apprivoiser. Quoique

extrêmement occupé, il s'accoutuma à venir très souvent chez

elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connaissances,

en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aurait pas attendu d'un

pareil ours, affectait de le traiter avec considération pour

effacer les impressions du passé. Car, quoique Anet ne fût plus

sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait été, et il

ne fallait pas moins que l'exemple et l'autorité de monsieur le

proto-médecin pour donner à son égard le ton qu'on n'aurait pas

pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque

bien peignée, un maintien grave et décent, une conduite sage et

circonspecte, des connaissances assez étendues en matière

médicale et en botanique, et la faveur d'un chef de la Faculté,

pouvait raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement

la place de démonstrateur royal des plantes, si l'établissement

projeté avait lieu; et réellement Grossi en avait goûté le plan,

l'avait adopté, et n'attendait pour le proposer à la cour que le

moment où la paix permettrait de songer aux choses utiles, et

laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir.

Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté

dans la botanique, pour laquelle il me semble que j'étais né,

manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins

les mieux concertés. J'étais destiné à devenir par degrés un

exemple des misères humaines. On dirait que la Providence, qui

m'appelait à ces grandes épreuves, écartait de sa main tout ce

qui m'eût empêché d'y arriver. Dans une course qu'Anet avait fait

au haut des montagnes pour aller chercher du génépi, plante rare

qui ne croît que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin,

ce pauvre garçon s'échauffa tellement qu'il gagna une pleurésie

dont le génépi ne put le sauver, quoiqu'il y soit, dit-on,

spécifique; et, malgré tout l'art de Grossi, qui certainement

était un très habile homme, malgré les soins infinis que nous

prîmes de lui, sa bonne maîtresse et moi, il mourut le cinquième

jour entre nos mains, après la plus cruelle agonie, durant

laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes; et je

les lui prodiguai avec des élans de douleur et de zèle qui, s'il

était en état de m'entendre, devaient être de quelque consolation

pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j'eus en

toute ma vie: homme estimable et rare en qui la nature tint lieu

d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des

grands hommes, et à qui peut-être il ne manqua, pour se montrer

tel à tout le monde, que de vivre et d'être placé.

Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la

plus vive et la plus sincère, et, tout d'un coup, au milieu de

l'entretien, j'eus la vile et indigne pensée que j'héritais de

ses nippes, et surtout d'un bel habit noir qui m'avait donné dans

la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car près d'elle

c'était pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la

perte qu'elle avait faite que ce lâche et odieux mot, le

désintéressement et la noblesse d'âme étant des qualités que le

défunt avait éminemment possédées. La pauvre femme, sans rien

répondre, se tourna de l'autre côté et se mit à pleurer. Chères

et précieuses larmes! elles furent entendues et coulèrent toutes

dans mon cœur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières traces d'un

sentiment bas et malhonnête. Il n'y en est jamais entré depuis ce

temps-là.

Cette perte causa à maman autant de préjudice que de

douleur. Depuis ce moment, ses affaires ne cessèrent d'aller en

décadence. Anet était un garçon exact et rangé, qui maintenait

l'ordre dans la maison de sa maîtresse. On craignait sa

vigilance, et le gaspillage était moindre. Elle-même craignait sa

censure, et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce

n'était pas assez pour elle de son attachement, elle voulait

conserver son estime, et elle redoutait le juste reproche qu'il

osait quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le bien d'autrui

autant que le sien. Je pensais comme lui, je le disais même; mais

je n'avais pas le même ascendant sur elle, et mes discours n'en

imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien

forcé de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu

d'aptitude que de goût; je la remplis mal. J'étais peu soigneux,

j'étais fort timide; tout en grondant à part moi, je laissais

tout aller comme il allait. D'ailleurs, j'avais bien obtenu la

même confiance, mais non pas la même autorité. Je voyais le

désordre, j'en gémissais, je m'en plaignais, et je n'étais pas

écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir le droit d'être

raisonnable; et quand je voulais me mêler de faire le censeur,

maman me donnait de petits soufflets de caresses, m'appelait son

petit Mentor, et me forçait à reprendre le rôle qui me convenait.

Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu

mesurées devaient nécessairement la jeter tôt ou tard me fit une

impression d'autant plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de

sa maison, je jugeais par moi-même de l'inégalité de la balance

entre le doit et l'avoir. Je date de cette époque le penchant à

l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce temps-là. Je

n'ai jamais été follement prodigue que par bourrasques; mais

jusqu'alors je ne m'étais jamais beaucoup inquiété si j'avais peu

ou beaucoup d'argent. Je commençai à faire cette attention, et à

prendre du souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif

très noble; car, en vérité, je ne songeais qu'à ménager à maman

quelque ressource dans la catastrophe que je prévoyais. Je

craignais que ses créanciers ne fissent saisir sa pension,

qu'elle ne fût tout à fait supprimée, et je m'imaginais, selon

mes vues étroites, que mon petit magot lui serait alors d'un

grand secours. Mais pour le faire, et surtout pour le conserver,

il fallait me cacher d'elle; car il n'eût pas convenu, tandis

qu'elle était aux expédients, qu'elle eût su que j'avais de

l'argent mignon. J'allais donc cherchant par-ci par-là de petites

caches où je fourrais quelques louis en dépôt, comptant augmenter

ce dépôt sans cesse jusqu'au moment de le mettre à ses pieds.

Mais j'étais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle

les éventait toujours; puis, pour m'apprendre qu'elle les avait

trouvées, elle ôtait l'or que j'y avais mis, et en mettait

davantage en autres espèces. Je venais tout honteux rapporter à

la bourse commune mon petit trésor, et jamais elle ne manquait de

l'employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée

d'argent, montre ou autre chose pareille.

Bien convaincu qu'accumuler ne me réussirait jamais et

serait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en

avais point d'autre contre le malheur que je craignais que de me

mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand,

cessant de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prêt à lui

manquer. Malheureusement, jetant mes projets du côté de mes

goûts, je m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la

musique; et, sentant naître des idées et des chants dans ma tête,

je crus qu'aussitôt que je serais en état d'en tirer parti,

j'allais devenir un homme célèbre, un Orphée moderne, dont les

sons devaient attirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il

s'agissait pour moi, commençant à lire passablement la musique,

était d'apprendre la composition. La difficulté était de trouver

quelqu'un pour me l'enseigner; car, avec mon Rameau seul, je

n'espérais pas y parvenir par moi-même; et depuis le départ de M.

le Maître, il n'y avait personne en Savoie qui entendît rien à

l'harmonie.

Ici l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma

vie est remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon

but, lors même que j'y pensais tendre directement. Venture

m'avait beaucoup parlé de l'abbé Blanchard, son maître de

composition, homme de mérite et d'un grand talent, qui pour lors

était maître de musique de la cathédrale de Besançon, et qui

l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête

d'aller à Besançon prendre leçon de l'abbé Blanchard; et cette

idée me parut si raisonnable, que je parvins à la faire trouver

telle à maman. La voilà travaillant à mon petit équipage, et cela

avec la profusion qu'elle mettait à toute chose. Ainsi, toujours

avec le projet de prévenir une banqueroute et de réparer dans

l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment

même par lui causer une dépense de huit cents francs:

j'accélérais sa ruine pour me mettre en état d'y remédier.

Quelque folle que fût cette conduite, l'illusion était entière de

ma part, et même de la sienne. Nous étions persuadés l'un et

l'autre, moi que je travaillais utilement pour elle; elle que je

travaillais utilement pour moi.

J'avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui

demander une lettre pour l'abbé Blanchard. Il n'y était plus. Il

fallut, pour tout renseignement, me contenter d'une messe à

quatre parties, de sa composition et de sa main, qu'il m'avait

laissée. Avec cette recommandation, je vais à Besançon, passant

par Genève, où je fus voir mes parents, et par Nyon, où je fus

voir mon père, qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea

de me faire parvenir ma malle, qui ne venait qu'après moi, parce

que j'étais à cheval. J'arrive à Besançon. L'abbé Blanchard me

reçoit bien, me promet ses instructions et m'offre ses services.

Nous étions prêts à commencer, quand j'apprends par une lettre de

mon père que ma malle a été saisie et confisquée aux Rousses,

bureau de France sur les frontières de Suisse. Effrayé de cette

nouvelle, j'emploie les connaissances que je m'étais faites à

Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car, bien

sûr de n'avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur

quel prétexte on l'avait pu fonder. Je l'apprends enfin: il faut

le dire, car c'est un fait curieux.

Je voyais à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme,

appelé M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence,

et qui, faute d'emploi, était venu travailler au cadastre. Il

avait vécu dans le monde; il avait des talents, quelque savoir,

de la douceur, de la politesse; il savait la musique: et comme

j'étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence

au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à

Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens,

ces nouveautés éphémères qui courent on ne sait pourquoi, qui

meurent on ne sait comment, sans que jamais personne y repense

quand on a cessé d'en parler. Comme je le menais quelquefois

dîner chez maman, il me faisait sa cour en quelque sorte, et,

pour se rendre agréable, il tâchait de me faire aimer ces

fadaises, pour lesquelles j'eus toujours un tel dégoût, qu'il ne

m'est arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Malheureusement,

un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d'un habit

neuf que j'avais porté deux ou trois fois pour être en règle avec

les commis. Ce papier était une parodie janséniste assez plate de

la belle scène du Mithridate de Racine. Je n'en avais pas lu dix

vers, et l'avais laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit

confisquer mon équipage. Les commis firent à la tête de

l'inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où,

supposant que cet écrit venait de Genève pour être imprime et

distribué en France, ils s'étendaient en saintes invectives

contre les ennemis de Dieu et de l'Église, et en éloges de leur

pieuse vigilance, qui avait arrêté l'exécution de ce projet

infernal. Ils trouvèrent sans doute que mes chemises sentaient

aussi l'hérésie, car, en vertu de ce terrible papier, tout fut

confisqué sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma

pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa

demandaient tant d'instructions, de renseignements, de

certificats, de mémoires, que, me perdant mille fois dans ce

labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J'ai un vrai

regret de n'avoir pas conservé le procès-verbal du bureau des

Rousses: c'était une pièce à figurer avec distinction parmi

celles dont le recueil doit accompagner cet écrit.

Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite, sans

avoir rien fait avec l'abbé Blanchard; et, tout bien pesé, voyant

le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de

m'attacher uniquement à maman, de courir sa fortune, et de ne

plus m'inquiéter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais

rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté des trésors,

remonta peu à peu ma petite garde-robe; et mon malheur, assez

grand pour l'un et pour l'autre, fut presque aussitôt oublié

qu'arrivé.

Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de

musique, je ne laissais pas d'étudier toujours mon Rameau; et, à

force d'efforts, je parvins enfin à l'entendre et à faire

quelques petits essais de composition, dont le succès

m'encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis

d'Antremont, était revenu de Dresde après la mort du roi Auguste.

Il avait vécu longtemps à Paris: il aimait extrêmement la

musique, et avait pris en passion celle de Rameau. Son frère, le

comte de Nangis, jouait du violon, madame la comtesse de la Tour,

leur sœur, chantait un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique

à la mode, et l'on établit une manière de concert public, dont on

voulut d'abord me donner la direction: mais on s'aperçut bientôt

qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea autrement. Je ne

laissais pas d'y donner quelques petits morceaux de ma façon, et

entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'était pas une

pièce bien faite, mais elle était pleine de chants nouveaux et de

choses d'effet que l'on n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne

purent croire que, lisant si mal la musique, je fusse en état

d'en composer de passable, et ils ne doutèrent pas que je ne me

fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la chose,

un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de

Clérambault, qu'il avait transposée, disait-il, pour la commodité

de la voix, et à laquelle il fallait faire une autre basse, la

transposition rendant celle de Clérambault impraticable sur

l'instrument. Je répondis que c'était un travail considérable, et

qui ne pouvait être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais

une défaite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un

récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute

chose il me faut, pour bien faire, mes aises et ma liberté; mais

je la fis du moins dans les règles: et comme il était présent, il

ne put douter que je ne susse les éléments de la composition.

Ainsi je ne perdis pas mes écolières, mais je me refroidis un peu

sur la musique, voyant que l'on faisait un concert et que l'on

s'y passait de moi.

Ce fut à peu près dans ce temps-là que, la paix étant faite,

l'armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent

voir maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du

régiment d'Orléans, depuis plénipotentiaire à Genève, et enfin

maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui

dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi, et me promit beaucoup

de choses dont il ne s'est souvenu que la dernière année de sa

vie, lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de

Sennecterre, dont le père était alors ambassadeur à Turin, passa

dans le même temps à Chambéri. Il dîna chez madame de Menthon:

j'y dînais aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de

musique: il la savait très bien. L'opéra de Jephté était alors

dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit

frémir en me proposant d'exécuter à nous deux cet opéra; et, tout

en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau célèbre à deux

chœurs:

 

La terre, l'enfer, le ciel même,

Tout tremble devant le Seigneur.

 

Il me dit: Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma

part ces six-là. Je n'étais pas encore accoutumé à cette

pétulance française, et quoique j'eusse quelquefois ânonné des

partitions, je ne comprenais pas comment le même homme pouvait

faire en même temps six parties, ni même deux. Rien ne m'a plus

coûté dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi

légèrement d'une partie à l'autre, et d'avoir l'œil à la fois

sur toute une partition. A la manière dont je me tirai de cette

entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne

savais pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute

qu'il me proposa de noter une chanson qu'il voulait donner à

mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m'en défendre. Il chanta

la chanson; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il

la lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, qu'elle était

très correctement notée. Il avait vu mon embarras, il prit

plaisir à faire valoir ce petit succès. C'était pourtant une

chose très simple. Au fond, je savais fort bien la musique; je ne

manquais que de cette vivacité du premier coup d'œil que je

n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par

une pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à

l'honnête soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et

dans le mien la petite honte que j'avais eue; et douze ou quinze

ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de

Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette

anecdote, et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il

avait perdu les yeux depuis ce temps-là: je craignis de

renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avait su

faire, et je me tus.

Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée

avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées

jusqu'à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont

souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se

disaient mes amis l'étaient et m'aimaient pour moi, par pure

bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons avec un

homme connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus

d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma première

connaissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours

resté, malgré les efforts qu'on a faits pour me l'ôter. Toujours

resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de

m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitié n'a fini qu'avec

lui. M. de Gauffecourt était un des hommes les plus aimables qui

aient existé. Il était impossible de le voir sans l'aimer, et de

vivre avec lui sans s'y attacher tout à fait. Je n'ai vu de ma

vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus

de sérénité, qui marquât plus de sentiment et d'esprit, qui

inspirât plus de confiance. Quelque réservé qu'on pût être, on ne

pouvait, dès la première vue, se défendre d'être aussi familier

avec lui que si on l'eût connu depuis vingt ans: et moi, qui

avais tant de peine d'être à mon aise avec les nouveaux visages,

j'y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son

propos accompagnaient parfaitement sa physionomie. Le son de sa

voix était net, plein, bien timbré, une belle voix de basse

étoffée et mordante, qui remplissait l'oreille et sonnait au

cœur. Il est impossible d'avoir une gaieté plus égale et plus

douce, des grâces plus vraies et plus simples, des talents plus

naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un cœur

aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractère

officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zèle, ou

plutôt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et sachant

faire très adroitement ses propres affaires en faisant très

chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils d'un simple

horloger, et avait été horloger lui-même. Mais sa figure et son

mérite l'appelaient dans une autre sphère où il ne tarda pas

d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure, résident de

France à Genève, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris

d'autres connaissances qui lui furent utiles, et par lesquelles

il parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui

valait vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se

borna là du côté des hommes; mais du côté des femmes, la presse y

était: il eut à choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut

de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des

liaisons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de

tout le monde, sans jamais être envié ni haï de personne; et je

crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi.

Heureux homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix, où se

rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la

noblesse de Savoie, il venait d'Aix à Chambéri voir le comte de

Bellegarde et son père le marquis d'Antremont, chez qui maman fit

et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui

semblait devoir n'aboutir à rien, et fut nombre d'années

interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint

un véritable attachement. C'est assez pour m'autoriser à parler

d'un ami avec qui j'ai été si étroitement lié: mais quand je ne

prendrais aucun intérêt personnel à sa mémoire, c'était un homme

si aimable et si heureusement né, que, pour l'honneur de l'espèce

humaine, je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si

charmant avait pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme

on pourra voir ci-après: mais s'il ne les eût pas eus, peut-être

eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu'il

pouvait l'être, il fallait qu'on eût quelque chose à lui

pardonner.

Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me

leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si

difficilement dans le cœur de l'homme. M. de Conzié, gentilhomme

savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la

musique, ou plutôt de faire connaissance avec celui qui

l'enseignait. Avec de l'esprit et du goût pour les belles

connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le

rendait très liant, et je l'étais beaucoup moi-même pour les gens

en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de

littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma

tête, et qui n'attendait qu'un peu de culture et d'émulation pour

se développer tout à fait, les trouvait en lui. M. de Conzié

avait peu de disposition pour la musique: ce fut un bien pour

moi; les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu'à

solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques

nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de

Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors:

nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont

l'un, depuis peu sur le trône, s'annonçait déjà tel qu'il devait

dans peu se montrer; et dont l'autre, aussi décrié qu'il est

admiré maintenant, nous faisait plaindre sincèrement le malheur

qui semblait le poursuivre, et qu'on voit si souvent être

l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait été peu

heureux dans sa jeunesse; et Voltaire semblait fait pour ne

l'être jamais. L'intérêt que nous prenions à l'un et à l'autre

s'étendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce

qu'écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces

lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance,

et de tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étais

enchanté. Quelque temps après parurent ses Lettres

philosophiques. Quoiqu'elles ne soient pas assurément son

meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'étude,

et ce goût naissant ne s'éteignit plus depuis ce temps-là.

Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon.

Il me restait encore une humeur un peu volage, un désir d'aller

et venir qui s'était plutôt borné qu'éteint, et que nourrissait

le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon

humeur solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluaient

journellement de toutes parts, et la persuasion où j'étais que

ces gens-là ne cherchaient qu'à la duper chacun à sa manière, me

faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant

succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse, je

suivais de plus près l'état de ses affaires, j'y voyais un

progrès en mal dont j'étais effrayé. J'avais cent fois remontré,

prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement. Je m'étais jeté à

ses pieds; je lui avais fortement représenté la catastrophe qui

la menaçait; je l'avais vivement exhortée à réformer sa dépense,

à commencer par moi; à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle

était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses

créanciers, de s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et

à la misère. Sensible à la sincérité de mon zèle, elle

s'attendrissait avec moi et me promettait les plus belles choses

du monde. Un croquant arrivait-il, à l'instant tout était oublié.

Après mille épreuves de l'inutilité de mes remontrances, que me

restait-il à faire, que de détourner les yeux du mal que je ne

pouvais prévenir? Je m'éloignais de la maison dont je ne pouvais

garder la porte; je faisais de petits voyages à Nyon, à Genève, à

Lyon, qui, m'étourdissant sur ma peine secrète, en augmentaient

en même temps le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j'en

aurais souffert tous les retranchements avec joie, si maman eût

vraiment profité de cette épargne; mais certain que ce que je me

refusais passait à des fripons, j'abusais de sa facilité pour

partager avec eux, et, comme le chien qui revenait de la

boucherie, j'emportais mon lopin du morceau que je n'avais pu

sauver.

Les prétextes ne me manquaient pas pour tous ces voyages, et

maman seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait partout de

liaisons, de négociations, d'affaires, de commissions à donner à

quelqu'un de sûr. Elle ne demandait qu'à m'envoyer, je ne

demandais qu'à aller: cela ne pouvait manquer de faire une vie

assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques

bonnes connaissances, qui m'ont été dans la suite agréables ou

utiles; entre autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me

reproche de n'avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu'il a

eues pour moi; celle du bon Parisot, dont je parlerai dans son

temps; à Grenoble, celle de madame Deybens et de madame la

présidente de Bardonanche, femme de beaucoup d'esprit, et qui

m'eût pris en amitié si j'avais été à portée de la voir plus

souvent; à Genève, celle de M. de la Closure, résident de France,

qui me parlait souvent de ma mère, dont malgré la mort et le

temps son cœur n'avait pu se déprendre; celle des deux Barillot,

dont le père, qui m'appelait son petit-fils, était d'une société

très aimable, et l'un des plus dignes hommes que j'aie jamais

connus. Durant les troubles de la République, ces deux citoyens

se jetèrent dans les deux partis contraires, le fils, dans celui

de la bourgeoisie; le père, dans celui des magistrats: et

lorsqu'on prit les armes en 1737, je vis, étant à Genève, le père

et le fils sortir armés de la même maison, l'un pour monter à

l'hôtel de ville, l'autre pour se rendre à son quartier, sûrs de

se trouver deux heures après l'un vis-à-vis de l'autre exposés à

s'entr'égorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si

vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre

civile, et de ne soutenir jamais au dedans la liberté par les

armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais

dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d'avoir

tenu ce serment dans une occasion délicate; et l'on trouvera, du

moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.

Mais je n'en étais pas encore à cette première fermentation

de patriotisme que Genève en armes excita dans mon cœur. On

jugera combien j'en étais loin par un fait très grave à ma

charge, que j'ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas

être omis.

Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans

la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown, dont il

avait donné le plan: il y mourut peu après. Mon pauvre cousin

était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit

ainsi son fils et son mari presque en même temps. Ces pertes

réchauffèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui

lui restât, et qui était moi. Quand j'allais à Genève je logeais

chez elle, et je m'amusais à fureter et feuilleter les livres et

papiers que mon oncle avait laissés. J'y trouvai beaucoup de

pièces curieuses, et des lettres dont assurément on ne se

douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces

paperasses, m'eût laissé tout emporter si j'avais voulu. Je me

contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon

grand-père Bernard le ministre, et entre autres les Oeuvres

posthumes de Rohault, in-4°, dont les marges étaient pleines

d'excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce

livre est resté parmi ceux de madame de Warens; j'ai toujours été

fâché de ne l'avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou

six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux

Micheli Ducret, homme d'un grand talent, savant, éclairé, mais

trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de

Genève, et mort dernièrement dans la forteresse d'Arberg, où il

était enfermé depuis longues années, pour avoir, disait-on,

trempé dans la conspiration de Berne.

Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand

et ridicule plan de fortification qu'on a exécuté en partie à

Genève, à la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas

le but secret qu'avait le conseil dans l'exécution de cette

magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de la chambre

des fortifications pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme

membre des deux-cents et même comme citoyen, pouvoir en dire son

avis plus au long; et c'était ce qu'il avait fait par ce mémoire,

qu'il eut l'imprudence de faire imprimer, mais non pas publier,

car il n'en fit tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait

aux deux-cents, et qui furent tous interceptés à la poste par

ordre du petit conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers

de mon oncle, avec la réponse qu'il avait été chargé d'y faire,

et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu après

ma sortie du cadastre, et j'étais demeuré en quelque liaison avec

l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le

directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un

enfant, et me donna madame Coccelli pour commère. Les honneurs me

tournaient la tête; et, fier d'appartenir de si près à monsieur

l'avocat, je tâchais de faire l'important, pour me montrer digne

de cette gloire.

Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que

de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui

réellement était une pièce rare, pour lui prouver que

j'appartenais à des notables de Genève qui savaient les secrets

de l'Etat. Cependant, par une demi-réserve dont j'aurais peine à

rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à

ce mémoire, peut-être parce qu'elle était manuscrite et qu'il ne

fallait à monsieur l'avocat que du moulé. Il sentit pourtant si

bien le prix de l'écrit que j'eus la bêtise de lui confier, que

je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu

de l'inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose,

et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu'il

n'ait bien fait valoir à la cour de Turin cette pièce plus

curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin de se

faire rembourser de manière ou d'autre de l'argent qu'il lui en

avait dû coûter pour l'acquérir. Heureusement, de tous les futurs

contingents, un des moins probables est qu'un jour le roi de

Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n'y a pas

d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à reprocher à ma

sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette

place à son plus ancien ennemi.

Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique,

les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment

d'une chose à l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi,

mais entraîné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens

de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant

quelquefois d'en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des

livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de

Genève, j'allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon

ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par

des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres,

tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à

Chambéri un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine

dont j'ai oublié le nom, et qui faisait souvent de petites

expériences qui m'amusaient extrêmement. Je voulus, à son exemple

et aidé des Récréations mathématiques d'Ozanam, faire de l'encre

de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille

plus qu'à demi de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai

bien. L'effervescence commença presque à l'instant très

violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je

n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe.

J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je

restai aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi à ne pas

me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments.

Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui

depuis quelque temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'où

venait qu'étant bien conformé par le coffre, et ne faisant

d'excès d'aucune espèce, je déclinais à vue d'œil. J'ai une

assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y

jouer à l'aise; cependant j'avais la courte haleine, je me

sentais oppressé, je soupirais involontairement, j'avais des

palpitations, je crachais du sang, la fièvre lente survint, et je

n'en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet

état à la fleur de l'âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans

avoir rien fait pour détruire sa santé?

L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon

histoire. Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont

tué. Quelles passions? dira-t-on. Des riens, les choses du monde

les plus puériles, mais qui m'affectaient comme s'il se fût agi

de la possession d'Hélène ou du trône de l'univers. D'abord les

femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon

cœur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoraient au

sein de la jouissance. J'avais une tendre mère, une amie chérie;

mais il me fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place;

je me la créais de mille façons, pour me donner le change à

moi-même. Si j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y

tenais, mes étreintes n'auraient pas été moins vives, mais tous

mes désirs se seraient éteints; j'aurais sangloté de tendresse,

mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour

l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avais goûté

dans leur plénitude toutes les délices de l'amour, je n'imagine

pas que ma frêle existence eût pu suffire; je serais mort sur le

fait.

J'étais donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-être

ainsi qu'il épuise le plus. J'étais inquiet, tourmenté du mauvais

état des affaires de ma pauvre maman et de son imprudente

conduite, qui ne pouvait manquer d'opérer sa ruine totale en peu

de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des

malheurs, me montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et

dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcément séparé

par la misère de celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui

je n'en pouvais jouir. Voilà comment j'avais toujours l'âme

agitée. Les désirs et les craintes me dévoraient alternativement.

La musique était pour moi une autre passion moins fougueuse,

mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y

livrais, par l'étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par

mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui

s'y refusait toujours; par mes courses continuelles, par les

compilations immenses que j'entassais, passant très souvent à

copier les nuits entières. Et pourquoi m'arrêter aux choses

permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon

inconstante tête, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage,

un concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire,

une comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité

dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout

autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule

me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs

imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent

interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que

les miens.

Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été

employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus

vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus,

toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber

les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient

rien. Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procès au

sénat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de

zéros qu'il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus

pièce à pièce. Je ne l'aimais point: il le voyait; avec moi cela

n'est pas difficile: il n'y avait sorte de bassesse qu'il

n'employât pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre

les échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque malgré moi;

et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès

fut si rapide, qu'avant la fin de la première séance, je lui

donnai la tour qu'il m'avait donnée en commençant. Il ne m'en

fallut pas davantage: me voilà forcené des échecs. J'achète un

échiquier, j'achète le Calabrois: je m'enferme dans ma chambre,

j'y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur

toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à

jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de

ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café,

maigre, jaune, et presque hébété. Je m'essaye, je rejoue avec M.

Bagueret: il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de

combinaisons s'étaient brouillées dans ma tête, et mon

imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un

nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou

celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des parties, la

même chose m'est arrivée; et après m'être épuisé de fatigue, je

me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie

abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en

haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette première

séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j'étais

en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siècles que je

finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus.

Voilà du temps bien employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas

employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n'eus plus

la force de continuer. Quand j'allai me montrer sortant de ma

chambre, j'avais l'air d'un déterré, et, suivant le même train,

je n'aurais pas resté déterré longtemps. On conviendra qu'il est

difficile, et surtout dans l'ardeur de la jeunesse, qu'une

pareille tête laisse toujours le corps en santé.

L'altération de la mienne agit sur mon humeur et tempéra

l'ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus

tranquille, et perdis un peu la fureur des voyages. Plus

sédentaire, je fus pris, non de l'ennui, mais de la mélancolie;

les vapeurs succédèrent aux passions; ma langueur devint

tristesse; je pleurais et soupirais à propos de rien; je sentais

la vie m'échapper sans l'avoir goûtée; je gémissais sur l'état où

je laissais ma pauvre maman, sur celui où je la voyais prête à

tomber; je puis dire que la quitter et la laisser à plaindre

était mon unique regret. Enfin je tombai tout à fait malade. Elle

me soigna comme jamais mère n'a soigné son enfant; et cela lui

fit du bien à elle-même, en faisant diversion aux projets et

tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle

fût venue! Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en avais

peu senti les malheurs. Mon âme paisible pouvait partir sans le

sentiment cruel de l'injustice des hommes, qui empoisonne la vie

et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la

meilleure moitié de moi-même; c'était à peine mourir. Sans les

inquiétudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme

j'aurais pu m'endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient un objet

affectueux et tendre qui en tempérait l'amertume. Je lui disais:

Vous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu'il

soit heureux. Deux ou trois fois, quand j'étais le plus mal, il

m'arriva de me lever dans la nuit et de me traîner à sa chambre,

pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire pleins

de justesse et de sens, mais où l'intérêt que je prenais à son

sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs

étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que

je versais auprès d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant

ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces

entretiens nocturnes, et je m'en retournais en meilleur état que

je n'étais venu: content et calme dans les promesses qu'elle

m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait données, je

m'endormais là-dessus avec la paix du cœur et la résignation à

la Providence. Plaise à Dieu qu'après tant de sujets de haïr la

vie, après tant d'orages qui ont agité la mienne et qui ne m'en

font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit

aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été dans ce moment-là!

A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle

me sauva; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai

peu de foi à la médecine des médecins, mais j'en ai beaucoup à

celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se

font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S'il y a dans

la vie un sentiment délicieux, c'est celui que nous éprouvâmes

d'être rendus l'un à l'autre. Notre attachement mutuel n'en

augmenta pas, cela n'était pas possible; mais il prit je ne sais

quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité.

Je devenais tout à fait son œuvre, tout à fait son enfant, et

plus que si elle eût été ma vraie mère. Nous commençâmes, sans y

songer, à ne plus nous séparer l'un de l'autre, à mettre en

quelque sorte toute notre existence en commun; et, sentant que

réciproquement nous nous étions non seulement nécessaires, mais

suffisants, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien

d'étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos

désirs à cette possession mutuelle et peut-être unique parmi les

humains, qui n'était point, comme je l'ai dit, celle de l'amour,

mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens,

au sexe, à l'âge, à la figure, tenait à tout ce par quoi l'on est

soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'être.

A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenât le bonheur

du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m'en

rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du

moins à sa volonté. Il était écrit que bientôt l'invincible

naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit

pas tout d'un coup. Il y eut, grâce au ciel, un intervalle, court

et précieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je

ne me reprocherai pas d'avoir mal profité.

Quoique guéri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma

vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fièvre

durait toujours, et me tenait en langueur. Je n'avais plus de

goût à rien qu'à finir mes jours près de celle qui m'était chère,

à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en

quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, à rendre la

sienne telle, autant qu'il dépendait de moi. Mais je voyais, je

sentais même que, dans une maison sombre et triste, la

continuelle solitude du tête-à-tête deviendrait à la fin triste

aussi. Le remède à cela se présenta comme de lui-même. Maman

m'avait ordonné le lait, et voulait que j'allasse le prendre à la

campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vînt avec moi. Il n'en

fallut pas davantage pour la déterminer: il ne s'agit plus que du

choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas proprement à la

campagne: entouré de maisons et d'autres jardins, il n'avait

point les attraits d'une retraite champêtre. D'ailleurs, après la

mort d'Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d'économie,

n'ayant plus à cœur d'y tenir des plantes, et d'autres vues nous

faisant peu regretter ce réduit.

Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la

ville, je lui proposai de l'abandonner tout à fait, et de nous

établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison

assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et

ce parti que son bon ange et le mien me suggéraient nous eût

vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles

jusqu'au moment où la mort devait nous séparer. Mais cet état

n'était pas celui où nous étions appelés. Maman devait éprouver

toutes les peines de l'indigence et du mal-être, après avoir

passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec

moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute

espèce, je devais être un jour en exemple à quiconque, inspiré du

seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule

innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s'étayer

par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger.

Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa

vilaine maison, de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de

retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais

dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je

risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans

les bois, il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour

avoir moins besoin d'y venir, ne la quittons pas tout à fait.

Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu'il

me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la

ville pour vivre en paix et assez près pour y revenir toutes les

fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu

cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de

Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme

si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est

un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole

entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à

mi-côte, sont quelques maisons éparses, fort agréables pour

quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir

essayé deux ou trois fois de ces maisons, nous choisîmes enfin la

plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service,

appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant était

un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous;

vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée;

plus haut, dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail,

enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que

nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps

et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l'été de

1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchâmes. O

maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de

larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du

bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un

avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part.

 

LIVRE SIXIÈME

 

1736

 

Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus,

Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons;

Et paulum sylvae super his foret...

 

Je ne puis pas ajouter:

Auctius atque

Di melius fecere;

 

mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage; il ne m'en

fallait pas même la propriété: c'était assez pour moi de la

jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le

propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très

différentes, même en laissant à part les maris et les amants.

Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les

paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire

que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez

pour moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon

souvenir, s'il est possible, que vous ne fîtes réellement dans

votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon

gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les

mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant,

que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse?

Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles,

je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais

comment dire ce qui n'était ni dit ni fait, ni pensé même, mais

goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de

mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil,

et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je

voyais maman, et j'étais heureux; je la quittais, et j'étais

heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les

vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je

cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me

suivait partout: il n'était dans aucune chose assignable, il

était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.

Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie,

rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a

duré n'est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui

suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle

inégalement et confusément; mais je me rappelle celui-là tout

entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma

jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde,

compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais

perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls

retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si

vrais dans l'époque dont je parle me font souvent vivre heureux

malgré mes malheurs.

Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra

faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que

nous allâmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à

porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte: elle était

assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle

voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire le reste

à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie,

et me dit: Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais

jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner,

et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre des plantes de

ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'œil sur

celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j'aie

revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764,

étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une

petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il

appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser

un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un

cri de joie: Ah! voilà de la pervenche! et c'en était en effet.

Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause;

il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le

lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de

celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même

époque.

Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma

première santé. J'étais languissant; je le devins davantage. Je

ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C'était alors la

mode de l'eau pour tout remède; je me mis à l'eau, et si peu

discrètement, qu'elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de

la vie. Tous les matins en me levant, j'allais à la fontaine avec

un grand gobelet, et j'en buvais successivement en me promenant

la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes

repas. L'eau que je buvais était un peu crue et difficile à

passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je

fis si bien, qu'en moins de deux mois je me détruisis totalement

l'estomac, que j'avais eu très bon jusqu'alors. Ne digérant plus,

je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même

temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-même que

par ses suites, qui ne finiront qu'avec moi.

Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en

dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon

corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne

saurais mieux la comparer qu'à une espèce de tempête qui s'éleva

dans mon sang et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes

artères se mirent à battre d'une si grande force, que non

seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais

même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles

se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutôt quadruple,

savoir: un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair

comme d'une eau courante, un sifflement très aigu, et le

battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément

compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de

mes mains. Ce bruit interne était si grand, qu'il m'ôta la

finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit non tout à

fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce

temps-là.

On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus

mort; je me mis au lit: le médecin fut appelé; je lui contai mon

cas en frémissant, et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en

pensa de même; mais il fit son métier. Il m'enfila de longs

raisonnements où je ne compris rien du tout; puis, en conséquence

de sa sublime théorie, il commença in anima vili la cure

expérimentale qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si

dégoûtante et opérait si peu, que je m'en lassai bientôt; et au

bout de quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis,

je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement

d'artères et mes bourdonnements, qui depuis ce temps-là,

c'est-à-dire depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une minute.

J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation

du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a

constamment accompagnés jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il

me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa

pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie,

je résolus de tirer du peu qu'il m'en restait tout le parti qu'il

m'était possible; et cela se pouvait par une singulière faveur de

la nature, qui, dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs

qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit,

mais je n'en souffrais pas: il n'était accompagné d'aucune autre

incommodité habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en

tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'à

l'asthme, et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou

agir un peu fortement.

Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes

passions; et j'en bénis le ciel chaque jour, par l'heureux effet

qu'il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne

commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort.

Donnant leur véritable prix aux choses que j'allais quitter, je

commençai de m'occuper de soins plus nobles, comme par

anticipation sur ceux que j'aurais bientôt à remplir et que

j'avais fort négligés jusqu'alors. J'avais souvent travesti la

religion à ma mode, mais je n'avais jamais été tout à fait sans

religion. Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste

pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en fait un objet de

consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion,

beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l'auraient

été.

Elle, qui mettait toute chose en système, n'avait pas manqué

d'y mettre aussi la religion; et ce système était composé d'idées

très disparates, les unes très saines, les autres très folles, de

sentiments relatifs à son caractère et de préjugés venus de son

éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont

eux-mêmes; les bons le font bon, les méchants le font méchant;

les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce

qu'ils voudraient damner tout le monde; les âmes aimantes et

douces n'y croient guère; et l'un des étonnements dont je ne

reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son

Télémaque, comme s'il y croyait tout de bon: mais j'espère qu'il

mentait alors; car enfin, quelque véridique qu'on soit, il faut

bien mentir quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentait pas

avec moi; et cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu

vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et

miséricorde où les dévots ne voient que justice et punition. Elle

disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu d'être

juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu'il

faut pour l'être, ce serait redemander plus qu'il n'a donné. Ce

qu'il y avait de bizarre était que sans croire à l'enfer, elle ne

laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle

ne savait que faire des âmes des méchants, ne pouvant ni les

damner ni les mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent

devenus; et il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans

l'autre, les méchants sont toujours bien embarrassants.

Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché

originel et de la rédemption est détruite par ce système, que la

base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le

catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, était

bonne catholique, ou prétendait l'être, et il est sûr qu'elle le

prétendait de très bonne foi. Il lui semblait qu'on expliquait

trop littéralement et trop durement l'Écriture. Tout ce qu'on y

lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré.

La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité

vraiment divine, pour apprendre aux hommes à aimer Dieu et à

s'aimer entre eux de même. En un mot, fidèle à la religion

qu'elle avait embrassée, elle admettait sincèrement toute la

profession de foi; mais quand on venait à la discussion de chaque

article, il se trouvait qu'elle croyait tout autrement que

l'Église, toujours en s'y soumettant. Elle avait là-dessus une

simplicité de cœur, une franchise plus éloquente que des

ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu'à son confesseur;

car elle ne lui déguisait rien. Je suis bonne catholique, lui

disait-elle, je veux toujours l'être; j'adopte de toutes les

puissances de mon âme les décisions de la sainte mère Église. Je

ne suis pas maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté.

Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me

demandez-vous de plus?

Quand il n'y aurait point eu de morale chrétienne, je crois

qu'elle l'aurait suivie, tant elle s'adaptait bien à son

caractère. Elle faisait tout ce qui était ordonné; mais elle

l'eût fait de même quand il n'aurait pas été ordonné. Dans les

choses indifférentes, elle aimait à obéir; et s'il ne lui eût pas

été permis, prescrit même de faire gras, elle aurait fait maigre

entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin d'y entrer

pour rien. Mais toute cette morale était subordonnée aux

principes de M. de Tavel, ou plutôt elle prétendait n'y rien voir

de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en

repos de conscience, et sans même en avoir plus de scrupule que

de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas, sur ce point,

plus scrupuleuses; mais la différence est qu'elles sont séduites

par leurs passions, et qu'elle ne l'était que par ses sophismes.

Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les

plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans changer ni

d'air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-même.

Elle l'eût même interrompue au besoin pour le fait, et puis l'eût

reprise avec la même sérénité qu'auparavant; tant elle était

intimement persuadée que tout cela n'était qu'une maxime de

police sociale dont toute personne sensée pouvait faire

l'interprétation, l'application, l'exception, selon l'esprit de

la chose, sans le moindre risque d'offenser Dieu. Quoique sur ce

point je ne fusse assurément pas de son avis, j'avoue que je

n'osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu'il m'eût

fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché d'établir la règle

pour les autres, en tâchant de m'en excepter; mais, outre que son

tempérament prévenait assez l'abus de ses principes, je sais

qu'elle n'était pas femme à prendre le change, et que réclamer

l'exception pour moi c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il

lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette

inconséquence avec les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu

d'effet dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eût point du

tout: mais j'ai promis d'exposer fidèlement ses principes, et je

veux tenir cet engagement. Je reviens à moi.

Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour

garantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je

puisais avec sécurité dans cette source de confiance. Je

m'attachais à elle plus que je n'avais jamais fait; j'aurais

voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais prête à

m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle, de la

persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre, de ma profonde

sécurité sur mon sort à venir, résultait un état habituel très

calme, et sensuel même, en ce qu'amortissant toutes les passions

qui portent au loin nos craintes et nos espérances, il me

laissait jouir sans inquiétude et sans trouble du peu de jours

qui m'étaient laissés. Une chose contribuait à les rendre plus

agréables: c'était le soin de nourrir son goût pour la campagne

par tous les amusements que j'y pouvais rassembler. En lui

faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches,

je m'affectionnais moi-même à tout cela; et ces petites

occupations, qui remplissaient ma journée sans troubler ma

tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les remèdes

pour conserver ma pauvre machine et la rétablir même autant que

cela se pouvait.

Les vendanges, la récolte des fruits nous amusèrent le reste

de cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie

rustique, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés.

Nous vîmes arriver l'hiver avec grand regret, et nous retournâmes

à la ville comme nous serions allés en exil; moi surtout, qui,

doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours

aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les

arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant.

Ayant quitté depuis longtemps mes écolières, ayant perdu le goût

des amusements et des sociétés de la ville, je ne sortais plus,

je ne voyais plus personne, excepté maman et M. Salomon, devenu

depuis peu son médecin et le mien, honnête homme, homme d'esprit,

grand cartésien, qui parlait assez bien du système du monde, et

dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux

que toutes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu supporter ce sot et

niais remplissage des conversations ordinaires; mais des

conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand

plaisir, et je ne m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de

goût à celles de M. Salomon: il me semblait que j'anticipais avec

lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir

quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour

lui s'étendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de

rechercher les livres qui pouvaient m'aider à le mieux entendre.

Ceux qui mêlaient la dévotion aux sciences m'étaient les plus

convenables: tels étaient particulièrement ceux de l'Oratoire et

de Port-Royal. Je me mis à les lire, ou plutôt à les dévorer. Il

m'en tomba dans les mains un du P. Lamy, intitulé Entretiens sur

les sciences. C'était une espèce d'introduction à la connaissance

des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois; je

résolus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné peu à

peu, malgré mon état, ou plutôt par mon état, vers l'étude, avec

une force irrésistible; et tout en regardant chaque jour comme le

dernier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur que si

j'avais dû toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal:

je crois, moi, que cela me fit du bien, et non seulement à mon

âme, mais à mon corps; car cette application, pour laquelle je me

passionnais, me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes

maux, j'en étais beaucoup moins affecté. Il est pourtant vrai que

rien ne me procurait un soulagement réel; mais, n'ayant pas de

douleurs vives, je m'accoutumais à languir, à ne pas dormir, à

penser au lieu d'agir, et enfin à regarder le dépérissement

successif et lent de ma machine comme un progrès inévitable que

la mort seule pouvait arrêter.

Non seulement cette opinion me détacha de tous les vains

soins de la vie, mais elle me délivra de l'importunité des

remèdes, auxquels on m'avait jusqu'alors soumis malgré moi.

Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m'en

épargna le déboire, et se contenta d'amuser la douleur de ma

pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes

qui leurrent l'espoir du malade et maintiennent le crédit du

médecin. Je quittai l'étroit régime: je repris l'usage du vin et

tout le train de vie d'un homme en santé, selon la mesure de mes

forces, sobre sur toute chose, mais ne m'abstenant de rien. Je

sortis même, et recommençai d'aller voir mes connaissances,

surtout M. de Conzié, dont le commerce me plaisait fort. Enfin,

soit qu'il me parût beau d'apprendre jusqu'à ma dernière heure,

soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachât au fond de mon

cœur, l'attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour

l'étude, semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu

d'acquis pour l'autre monde, comme si j'avais cru n'y avoir que

celui que j'aurais emporté. Je pris en affection la boutique d'un

libraire appelé Bouchard, où se rendaient quelques gens de

lettres; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir étant

proche, je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes, en

cas que j'eusse le bonheur d'y retourner.

J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie

avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable.

Revoir le printemps était pour moi ressusciter en paradis. A

peine les neiges commençaient à fondre, que nous quittâmes notre

cachot; et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les

prémices du rossignol. Dès lors je ne crus plus mourir; et

réellement il est singulier que je n'aie jamais fait de grandes

maladies à la campagne. J'y ai beaucoup souffert, mais je n'y ai

jamais été alité. Souvent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à

l'ordinaire: Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à

l'ombre d'un chêne, je vous promets que j'en reviendrai.

Quoique faible, je repris mes fonctions champêtres, mais

d'une manière proportionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin

de ne pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j'avais donné

six coups de bêche, j'étais hors d'haleine, la sueur me

ruisselait, je n'en pouvais plus. Quand j'étais baissé, mes

battements redoublaient, et le sang me montait à la tête avec

tant de force qu'il fallait bien vite me redresser. Contraint de

me borner à des soins moins fatigants, je pris entre autres celui

du colombier, et je m'y affectionnai si fort que j'y passais

souvent plusieurs heures de suite sans m'y ennuyer un moment. Le

pigeon est fort timide, et difficile à apprivoiser; cependant je

vins à bout d'inspirer aux miens tant de confiance, qu'ils me

suivaient partout et se laissaient prendre quand je voulais. Je

ne pouvais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à

l'instant deux ou trois sur les bras, sur la tête; et enfin,

malgré tout le plaisir j'y prenais, ce cortège me devint si

incommode, que je fus obligé de leur ôter cette familiarité. J'ai

toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux,

surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait

charmant de leur inspirer une confiance que je n'ai jamais

trompée: je voulais qu'ils m'aimassent en liberté.

J'ai dit que j'avais apporté des livres: j'en fis usage,

mais d'une manière moins propre à m'instruire qu'à m'accabler. La

fausse idée que j'avais des choses me persuadait que, pour lire

un livre avec fruit, il fallait avoir toutes les connaissances

qu'il supposait, bien éloigné de penser que souvent l'auteur ne

les avait pas lui-même, et qu'il les puisait dans d'autres livres

à mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idée, j'étais

arrêté à chaque instant, forcé de courir incessamment d'un livre

à l'autre; et quelquefois, avant d'être à la dixième page de

celui que je voulais étudier, il m'eût fallu épuiser des

bibliothèques. Cependant je m'obstinai si bien à cette

extravagante méthode, que j'y perdis un temps infini, et faillis

à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir

ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une

fausse route qui m'égarait dans un labyrinthe immense, et j'en

sortis avant d'y être tout à fait perdu.

Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences, la

première chose qu'on sent en s'y livrant c'est leur liaison, qui

fait qu'elles s'attirent, s'aident, s'éclairent mutuellement, et

que l'une ne peut se passer de l'autre. Quoique l'esprit humain

ne puisse suffire à toutes, et qu'il en faille toujours préférer

une comme la principale, si l'on n'a quelque notion des autres,

dans la sienne même on se trouve souvent dans l'obscurité. Je

sentis que ce que j'avais entrepris était bon et utile en

lui-même, qu'il n'y avait que la méthode à changer. Prenant

d'abord l'Encyclopédie, j'allais la divisant dans ses branches.

Je vis qu'il fallait faire tout le contraire, les prendre chacune

séparément, et les poursuivre chacune à part jusqu'au point où

elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthèse ordinaire;

mais j'y revins en homme qui sait ce qu'il fait. La méditation me

tenait en cela lieu de connaissances et une réflexion très

naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je

mourusse, je n'avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à

près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c'est

s'engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel

point le sort ou la mort pouvaient arrêter mon zèle, je voulais,

à tout événement, acquérir des idées de toutes choses, tant pour

sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de

ce qui méritait le mieux d'être cultivé.

Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre avantage

auquel je n'avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à

profit. Il faut que je ne sois pas né pour l'étude, car une

longue application me fatigue à tel point qu'il m'est impossible

de m'occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet,

surtout en suivant les idées d'autrui; car il m'est arrivé

quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et même avec

assez de succès. Quand j'ai suivi durant quelques pages un auteur

qu'il faut lire avec application, mon esprit l'abandonne et se

perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise inutilement,

les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien; mais que

des sujets différents se succèdent, même sans interruption, l'un

me délasse de l'autre, et, sans avoir besoin de relâche, je les

suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon

plan d'études, et je les entremêlai tellement que je m'occupais

tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les

soins champêtres et domestiques faisaient des diversions utiles;

mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen

d'en ménager encore le temps pour l'étude, et de m'occuper à la

fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins

bien.

Dans tant de menus détails qui me charment et dont j'excède

souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne

se douterait guère, si je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par

exemple, je me rappelle avec délices tous les différents essais

que je fis pour distribuer mon temps de façon que j'y trouvasse à

la fois autant d'agrément et d'utilité qu'il était possible; et

je puis dire que ce temps, où je vivais dans la retraite et

toujours malade, fut celui de ma vie où je fus le moins oisif et

le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à tâter la

pente de mon esprit, et à jouir, dans la belle saison de l'année

et dans un lieu qu'elle rendait enchanté, du charme de la vie

dont je sentais si bien le prix, de celui d'une société aussi

libre que douce, si l'on peut donner le nom de société à une

aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que je

me proposais d'acquérir; car c'était pour moi comme si je les

avais déjà possédées, ou plutôt c'était mieux encore, puisque le

plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur.

Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des

jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées.

Encore un coup, le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et

se sent d'autant mieux qu'il peut le moins se décrire, parce

qu'il ne résulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un

état permanent. Je me répète souvent; mais je me répéterais bien

davantage, si je disais la même chose autant de fois qu'elle me

vient dans l'esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé

eut pris un cours uniforme, voici à peu près quelle en fut la

distribution.

Je me levais tous les matins avant le soleil; je montais par

un verger voisin dans un très joli chemin qui était au-dessus de

la vigne et suivait la côte jusqu'à Chambéri. Là, tout en me

promenant, je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain

balbutiement de lèvres, mais dans une sincère élévation de cœur

à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous

mes yeux. Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre; il me

semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes

s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses

œuvres, tandis que mon cœur s'élève à lui. Mes prières étaient

pures, je puis le dire, et dignes par là d'être exaucées. Je ne

demandais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient

jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de

la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur

sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en

admiration et en contemplation qu'en demandes; et je savais

qu'auprès du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen

d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les

demander que de les mériter. Je revenais en me promenant par un

assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les

objets champêtres dont j'étais environné, les seuls dont l'œil

et le cœur ne se lassent jamais. Je regardais de loin s'il était

jour chez maman: quand je voyais son contrevent ouvert, je

tressaillais de joie et j'accourais; s'il était fermé, j'entrais

au jardin en attendant qu'elle fût réveillée, m'amusant à

repasser ce que j'avais appris la veille ou à jardiner. Le

contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent

encore à moitié endormie; et cet embrassement, aussi pur que

tendre, tirait de son innocence même un charme qui n'est jamais

joint à la volupté des sens.

Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était

le temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où

nous causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire

assez longues, m'ont laissé un goût vif pour les déjeuners; et je

préfère infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse, où le

déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui

de France, où chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus

souvent ne déjeune point du tout. Après une heure ou deux de

causerie, j'allais à mes livres jusqu'au dîner. Je commençais par

quelque livre de philosophie, comme la Logique de Port-Royal,

l'Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je

m'aperçus bientôt que tous ces auteurs étaient entre eux en

contradiction presque perpétuelle, et je formai le chimérique

projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre

bien du temps. Je me brouillais la tête et je n'avançais point.

Enfin, renonçant encore à cette méthode, j'en pris une infiniment

meilleure, et à laquelle j'attribue tout le progrès que je puis

avoir fait, malgré mon défaut de capacité; car il est certain que

j'en eus toujours fort peu pour l'étude. En lisant chaque auteur,

je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées sans y

mêler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer

avec lui. Je me dis: Commençons par me faire un magasin d'idées,

vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit

assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode

n'est pas sans inconvénient, je le sais; mais elle m'a réussi

dans l'objet de m'instruire. Au bout de quelques années passées à

ne penser exactement que d'après autrui, sans réfléchir pour

ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez

grand fonds d'acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans

le secours d'autrui. Alors, quand les voyages et les affaires

m'ont ôté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à

repasser et comparer ce que j'avais lu, à peser chaque chose à la

balance de la raison, et à juger quelquefois mes maîtres. Pour

avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire,

je n'ai pas trouvé qu'elle eût perdu sa vigueur; et quand j'ai

publié mes propres idées, on ne m'a pas accusé d'être un disciple

servile, et de jurer in verba magistri.

Je passais de là à la géométrie élémentaire; car je n'ai

jamais été plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de

mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de

recommencer incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle

d'Euclide, qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la

liaison des idées; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dès

lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore

avec plaisir les ouvrages. L'algèbre suivait, et ce fut toujours

le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je

pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse

démontrée, que je n'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais été

assez loin pour bien sentir l'application de l'algèbre à la

géométrie. Je n'aimais point cette manière d'opérer sans voir ce

qu'on fait; et il me semblait que résoudre un problème de

géométrie par les équations, c'était jouer un air en tournant une

manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le

carré d'un binôme était composé du carré de chacune de ses

parties et du double produit de l'une par l'autre, malgré la

justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien croire jusqu'à

ce que j'eusse fait la figure. Ce n'était pas que je n'eusse un

grand goût pour l'algèbre en n'y considérant que la quantité

abstraite; mais appliquée à l'étendue, je voulais voir

l'opération sur les lignes, autrement je n'y comprenais plus

rien.

Après cela venait le latin. C'était mon étude la plus

pénible, et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrès.

Je me mis d'abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans

fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne

pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules

de règles, et en apprenant la dernière j'oubliais tout ce qui

avait précédé. Une étude de mots n'est pas ce qu'il faut à un

homme sans mémoire; et c'était précisément pour forcer ma mémoire

à prendre de la capacité que je m'obstinais à cette étude. Il

fallut l'abandonner à la fin. J'entendais assez la construction

pour pouvoir lire un auteur facile, à l'aide d'un dictionnaire.

Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je m'appliquai à

la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m'en tins là. A

force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez

couramment les auteurs latins mais jamais à pouvoir ni parler ni

écrire dans cette langue: ce qui m'a souvent mis dans l'embarras

quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrôlé parmi les

gens de lettres. Un autre inconvénient, conséquent à cette

manière d'apprendre, est que jamais je n'ai su la prosodie,

encore moins les règles de la versification. Désirant pourtant de

sentir l'harmonie de la langue en vers et en prose, j'ai fait

bien des efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans

maître cela est presque impossible. Ayant appris la composition

du plus facile de tous les vers, qui est l'hexamètre, j'eus la

patience de scander presque tout Virgile, et d'y marquer les

pieds et la quantité; puis quand j'étais en doute si une syllabe

était longue ou brève, c'était mon Virgile que j'allais

consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, à

cause des altérations permises par les règles de la

versification. Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul, il y a

aussi de grands inconvénients, et surtout une peine incroyable.

Je sais cela mieux que qui que ce soit.

Avant midi je quittais mes livres, et si le dîner n'était

pas prêt, j'allais faire visite à mes amis les pigeons, ou

travailler au jardin en attendant l'heure. Quand je m'entendais

appeler, j'accourais fort content et muni d'un grand appétit; car

c'est encore une chose à noter que, quelque malade que je puisse

être, l'appétit ne me manque jamais. Nous dînions très

agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman

pût manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau,

nous allions derrière la maison prendre le café dans un cabinet

frais et touffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous

faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous passions là une

petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens

relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient mieux

goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du

jardin: c'étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent

maman avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intéressais

beaucoup à leur ouvrage; je m'amusais infiniment à les voir

revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si

chargées qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers jours, la

curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou

trois fois; mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que,

quelque près que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque

pleines que fussent les ruches, prêtes à jeter leur essaim, j'en

étais quelquefois entouré, j'en avais sur les mains, sur le

visage, sans qu'aucune me piquât jamais. Tous les animaux se

défient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sûrs une

fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si

grande qu'il faut être plus que barbare pour en abuser.

Je retournais à mes livres; mais mes occupations de

l'après-midi devaient moins porter le nom de travail et d'étude

que de récréation et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter

l'application du cabinet après mon dîner, et en général toute

peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant,

mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans étudier. La

chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la

géographie; et comme cela ne demandait point de contention

d'esprit, j'y fis autant de progrès que le permettait mon peu de

mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau, et je m'enfonçai dans les

ténèbres de la chronologie: mais je me dégoûtai de la partie

critique, qui n'a ni fond ni rive, et je m'affectionnai par

préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des corps

célestes. J'aurais même pris du goût pour l'astronomie, si

j'avais eu des instruments; mais il fallut me contenter de

quelques éléments pris dans les livres, et de quelques

observations grossières faites avec une lunette d'approche,

seulement pour connaître la situation générale du ciel: car ma

vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez

nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont

le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais acheté un planisphère

céleste pour étudier les constellations. J'avais attaché ce

planisphère sur un châssis; et les nuits où le ciel était serein,

j'allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de

ma hauteur, le planisphère tourné en dessous; et pour l'éclairer

sans que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à

terre entre les quatre piquets: puis, regardant alternativement

le planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je

m'exerçais à connaître les étoiles et à discerner les

constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret

était en terrasse; on voyait du chemin tout ce qui s'y faisait.

Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un

grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait

sur mon planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce

que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau,

ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce

cadre, et le jeu de ma lunette, qu'ils voyaient aller et venir,

donnaient à cet objet un tir de grimoire qui les effraya. Ma

parure n'était pas propre à les rassurer: un chapeau clabaud

par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouaté de maman qu'elle

m'avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux l'image d'un

vrai sorcier; et comme il était près de minuit, ils ne doutèrent

point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d'en

voir davantage, ils se sauvèrent très alarmés, éveillèrent leurs

voisins pour leur conter leur vision; et l'histoire courut si

bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le

sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit

enfin cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de mes

conjurations, n'en eût le même jour porté sa plainte à deux

jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il

s'agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous contèrent

l'histoire, je leur en dis la cause, et nous rîmes beaucoup.

Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais

désormais sans lumière, et que j'irais consulter le planisphère

dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne

ma magie de Venise, trouveront, je m'assure, que j'avais de

longue main une grande vocation pour être sorcier.

Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n'étais

occupé d'aucuns soins champêtres; car ils avaient toujours la

préférence, et dans ce qui n'excédait pas mes forces je

travaillais comme un paysan: mais il est vrai que mon extrême

faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article que le

mérite de la bonne volonté. D'ailleurs je voulais faire à la fois

deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisais bien aucun. Je

m'étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire; je

m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre par cœur. Pour cela je

portais toujours avec moi quelque livre, qu'avec une peine

incroyable j'étudiais et repassais tout en travaillant. Je ne

sais pas comment l'opiniâtreté de ces vains et continuels efforts

ne m'a pas enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et

rappris bien vingt fois les Églogues de Virgile, dont je ne sais

pas un seul mot. J'ai perdu ou dépareillé des multitudes de

livres, par l'habitude que j'avais d'en porter partout avec moi,

au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d'autre

chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie;

partout j'oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze

jours je le retrouvais pourri, ou rongé des fourmis et des

limaçons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me

rendait comme hébété, tout occupé que j'étais sans cesse à

marmotter quelque chose entre mes dents.

Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire étant ceux que je

lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste; et,

malgré toute ma confiance, leur dure théologie m'épouvantait

quelquefois. La terreur de l'enfer, que jusque-là j'avais très

peu craint, troublait peu à peu ma sécurité; et si maman ne m'eût

tranquillisé l'âme, cette effrayante doctrine m'eût tout à fait

bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien, contribuait

pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C'était le

P. Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera

toujours en vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité

d'un enfant; et sa morale, moins relâchée que douce, était

précisément ce qu'il me fallait pour balancer les tristes

impressions du jansénisme. Ce bonhomme et son compagnon, le P.

Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique le

chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur âge.

Leurs visites me faisaient grand bien: que Dieu veuille le rendre

à leurs âmes! car ils étaient trop vieux alors pour que je les

présume en vie encore aujourd'hui. J'allais aussi les voir à

Chambéri: je me familiarisais peu à peu avec leur maison; leur

bibliothèque était à mon service. Le souvenir de cet heureux

temps se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer

l'un par l'autre; et, quoique leur doctrine m'ait toujours paru

dangereuse, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les

haïr sincèrement.

Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les cœurs

des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent

quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d'une vie

innocente autant qu'on la puisse mener, et malgré tout ce qu'on

m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait encore souvent. Je

me demandais: En quel état suis-je? si je mourais à l'instant,

serais-je damné? Selon mes jansénistes la chose était

indubitable; mais selon ma conscience il me paraissait que non.

Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude,

j'avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus

risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme

si je lui en voyais faire autant. Un jour, rêvant à ce triste

sujet, je m'exerçais machinalement à lancer des pierres contre

les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire,

c'est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce

bel exercice, je m'avisai de m'en faire une espèce de pronostic

pour calmer mon inquiétude. Je me dis: Je m'en vais jeter cette

pierre contre l'arbre qui est vis-à-vis de moi; si je le touche,

signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en

disant ainsi, je jette ma pierre d'une main tremblante et avec un

horrible battement de cœur, mais si heureusement qu'elle va

frapper au beau milieu de l'arbre; ce qui véritablement n'était

pas difficile, car j'avais eu soin de le choisir fort gros et

fort près. Depuis lors je n'ai plus douté de mon salut. Je ne

sais, en me rappelant ce fait, si je dois rire ou gémir sur

moi-même. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement,

félicitez-vous; mais n'insultez pas à ma misère, car je vous jure

que je la sens bien.

Au reste, ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être

de la dévotion, n'étaient pas un état permanent. Communément

j'étais assez tranquille, et l'impression que l'idée d'une mort

prochaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu'une

langueur paisible et qui même avait ses douceurs. Je viens de

retrouver parmi de vieux papiers une espèce d'exhortation que je

me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir à l'âge

où l'on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et

sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d'esprit durant

ma vie. Que j'avais bien raison! un pressentiment me faisait

craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le

sort qui m'attendait sur mes vieux jours. Je n'ai jamais été si

près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands

remords sur le passé, délivré des soucis de l'avenir, le

sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du

présent. Les dévots ont pour l'ordinaire une petite sensualité

très vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs

innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un

crime, je ne sais pourquoi; ou plutôt je le sais bien: c'est

qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont

eux-mêmes ont perdu le goût. Je l'avais, ce goût, et je trouvais

charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon cœur,

neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d'enfant, ou

plutôt, si j'ose le dire, avec une volupté d'ange; car en vérité

ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis.

Des dîners faits sur l'herbe à Montagnole, des soupers sous le

berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à

teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de

fêtes auxquelles maman prenait le même plaisir que moi. Des

promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore,

parce que le cœur s'épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une

entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint

Louis, dont maman portait le nom. Nous partîmes ensemble et seuls

de bon matin, après la messe qu'un carme était venu nous dire, au

point du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J'avais

proposé d'aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions,

et que nous n'avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos

provisions d'avance, car la course devait durer tout le jour.

Maman, quoiqu'un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal: nous

allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au

soleil et souvent à l'ombre, nous reposant de temps en temps et

nous oubliant des heures entières; causant de nous, de notre

union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des

vœux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au

bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu; point de

poussière, et des ruisseaux bien courants; un petit vent frais

agitait les feuilles, l'air était pur, l'horizon sans nuage; la

sérénité régnait au ciel comme dans nos cœurs. Notre dîner fut

fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous

bénissait de bon cœur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes

gens! Après le dîner nous gagnâmes l'ombre sous les grands

arbres, où, tandis que j'amassais des brins de bois sec pour

faire notre café, maman s'amusait à herboriser parmi les

broussailles; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je

lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure

mille choses curieuses qui m'amusèrent beaucoup et qui devaient

me donner du goût pour la botanique: mais le moment n'était pas

venu, j'étais distrait par trop d'autres études. Une idée qui

vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La

situation d'âme où je me trouvais, tout ce que nous avions dit et

fait ce jour-là, tous les objets qui m'avaient frappé, me

rappelèrent l'espèce de rêve que tout éveillé j'avais fait à

Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte en

son lieu. Les rapports en étaient si frappants, qu'en y pensant

j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un transport

d'attendrissement j'embrassai cette chère amie: Maman, maman, lui

dis-je avec passion, ce jour m'a été promis depuis longtemps, et

je ne vois rien au delà. Mon bonheur, grâce à vous, est à son

comble: puisse-t-il ne pas décliner désormais! puisse-t-il durer

aussi longtemps que j'en conserverai le goût! il ne finira

qu'avec moi.

Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d'autant plus heureux

que, n'apercevant rien qui les dût troubler, je n'envisageais en

effet leur fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de

mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un

autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles,

afin qu'elle portât son remède avec elle. Maman aimait

naturellement la campagne, et ce goût ne s'attiédissait pas avec

moi. Peu à peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimait

à faire valoir les terres, et elle avait sur cela des

connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente

de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait prise, elle louait

tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur

entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester

oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt

une grosse fermière. Je n'aimais pas trop à la voir ainsi

s'étendre, et je m'y opposais tant que je pouvais, bien sûr

qu'elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et

prodigue porterait toujours la dépense au delà du produit.

Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne

serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les

entreprises qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait la

moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de

profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la

garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette

idée, je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de

santé qu'il m'en fallait pour veiller à ses affaires, pour être

piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier; et naturellement

l'exercice que cela me faisait faire, m'arrachant souvent à mes

livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur.

L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'apporta

quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per

musica du père Banchieri, qui me donnèrent du goût pour

l'histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce

bel art. Barillot resta quelque temps avec nous; et comme j'étais

majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le

printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du

moins la part qui m'en revenait, en attendant qu'on sût ce que

mon frère était devenu. Cela s'exécuta comme il avait été résolu.

J'allai à Genève; mon père y vint de son côté. Depuis longtemps

il y revenait sans qu'on lui cherchât querelle, quoiqu'il n'eût

jamais purgé son décret: mais comme on avait de l'estime pour son

courage et du respect pour sa probité, on feignait d'avoir oublié

son affaire; et les magistrats, occupés du grand projet qui

éclata peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la

bourgeoisie, en lui rappelant mal à propos leur ancienne

partialité.

Je craignais qu'on ne me fît des difficultés sur mon

changement de religion; l'on n'en fit aucune. Les lois de Genève

sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque

change de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le

mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais

comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu'on fût à peu près sûr

que mon frère était mort, on n'en avait point de preuve

juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa

part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon père,

qui en a joui tant qu'il a vécu. Sitôt que les formalités de

justice furent faites et que j'eus reçu mon argent, j'en mis

quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds

de maman. Le cœur me battait de joie durant la route, et le

moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois

plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut

avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là

sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé

presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale

simplicité. L'emploi en eût exactement été le même s'il lui fût

venu d'autre part.

Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais

au contraire à vue d'œil; j'étais pâle comme un mort et maigre

comme un squelette; mes battements d'artères étaient terribles,

mes palpitations plus fréquentes; j'étais continuellement

oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j'avais peine à

me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne

pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais

soulever le plus léger fardeau; j'étais réduit à l'inaction la

plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est

certain qu'il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les

vapeurs sont les maladies des gens heureux, c'était la mienne:

les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les

frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau, l'inégalité

d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait

cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la

sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas,

qu'il faut nécessairement que l'âme ou le corps souffre quand ils

ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l'un fait

presque toujours tort à l'autre. Quand j'aurais pu jouir

délicieusement de la vie, ma machine en décadence m'en empêchait,

sans qu'on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège. Dans

la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et

très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux

sentir mes malheurs; et maintenant que j'écris ceci, infirme et

presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me

sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n'en eus

pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai

bonheur.

Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans

mes lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en

revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma

machine, je m'attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois

le jour: loin d'être étonné de me trouver mourant, je l'étais que

je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une

maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je

n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale

étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne,

je croyais les avoir toutes; et j'en gagnai par-dessus une plus

cruelle encore dont je m'étais cru délivré, la fantaisie de

guérir: c'en est une difficile à éviter quand on se met à lire

des livres de médecine. A force de chercher, de réfléchir, de

comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal était un

polype au cœur; et Salomon lui-même parut frappé de cette idée.

Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me

confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi.

Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment

on pouvait guérir d'un polype au cœur, résolu d'entreprendre

cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait fait à

Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le

démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait

guéri un pareil polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en

fallut pas davantage pour m'inspirer le désir d'aller consulter

M. Fizes. L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et des

forces pour entreprendre ce voyage. L'argent venu de Genève en

fournit le moyen. Maman, loin de m'en détourner, m'y exhorte; et

me voilà parti pour Montpellier.

Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le médecin

qu'il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une

chaise à Grenoble. A Moirans, cinq ou six autres chaises

arrivèrent à la file après la mienne. Pour le coup c'était

vraiment l'aventure des brancards. La plupart de ces chaises

étaient le cortège d'une nouvelle mariée appelée madame du

Colombier. Avec elle était une autre femme appelée madame de

Larnage, moins jeune et moins belle que madame du Colombier, mais

non moins aimable, et qui de Romans, où s'arrêtait celle-ci,

devait poursuivre sa route jusqu'au bourg Saint-Andiol, près le

Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me connaît, on s'attend

que la connaissance ne fut pas sitôt faite avec des femmes

brillantes et la suite qui les entourait: mais enfin, suivant la

même route, logeant dans les mêmes auberges, et, sous peine de

passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la même table,

il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc,

et même plus tôt que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne

convenait guère à un malade, et surtout à un malade de mon

humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si

insinuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles

commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi.

Madame du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n'avait

guère le temps de m'agacer, et d'ailleurs ce n'en était pas la

peine, puisque nous allions nous quitter; mais madame de Larnage,

moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route: voilà

madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre

Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype;

tout part auprès d'elle, hors certaines palpitations qui me

restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état

de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait

que j'étais malade, on savait que j'allais à Montpellier; et il

faut que mon air et mes manières n'annonçassent pas un débauché,

car il fut clair dans la suite qu'on ne m'avait pas soupçonné

d'aller y faire un tour de casserole. Quoique l'état de maladie

ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des

dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le

matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m'inviter à

prendre le chocolat avec elles; elles s'informaient comment

j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de

parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette

réponse leur fit croire que j'étais fou: elles m'examinèrent

davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois

madame du Colombier dire à son amie: Il manque de monde, mais il

est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins

en effet.

En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'où l'on

venait, qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais très

bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes,

ce mot de nouveau converti m'allait tuer. Je ne sais par quelle

bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais; je me donnai pour

jacobite, on me prit pour tel; je m'appelai Dudding, et l'on

m'appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là,

malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mauvaise

humeur, s'avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla

du roi Jacques, du prétendant, de l'ancienne cour de

Saint-Germain. J'étais sur les épines: je ne savais de tout cela

que le peu que j'en avais lu dans le comte Hamilton et dans les

gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me

tirai d'affaire: heureux qu'on ne se fût pas avisé de me

questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul

mot.

Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le

moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous

nous trouvâmes un dimanche à Saint-Marcellin. Madame de Larnage

voulut aller à la messe, j'y fus avec elle: cela faillit à gâter

mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours fait. Sur ma

contenance modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de

moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua deux

jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour

effacer cette mauvaise impression; ou plutôt madame de Larnage,

en femme d'expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut

bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m'en

tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de telles que, bien éloigné

de présumer de ma figure, je crus qu'elle se moquait de moi. Sur

cette folie il n'y eut sorte de bêtise que je ne fisse; c'était

pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit

tant d'agaceries et me dit des choses si tendres, qu'un homme

beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela

sérieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans

mon idée; et ce qui me tourmentait davantage était qu'à bon

compte je me prenais d'amour tout de bon. Je me disais, et je lui

disais en soupirant: Ah! que tout cela n'est-il vrai! je serais

le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice

ne fit qu'irriter sa fantaisie; elle n'en voulut pas avoir le

démenti.

Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite.

Nous continuions notre route le plus lentement et le plus

agréablement du monde, madame de Larnage, le marquis de Torignan,

et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur, était un assez

bon homme, mais qui n'aimait pas trop à manger son pain à la

fumée du rôti. Madame de Larnage cachait si peu le goût qu'elle

avait pour moi, qu'il s'en aperçut plus tôt que moi-même; et ses

sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que

je n'osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers

d'esprit dont moi seul étais capable, je ne m'étais imaginé

qu'ils s'entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva

de me renverser la tête et me fit faire le plus plat personnage

dans une situation où mon cœur, étant réellement pris, m'en

pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment

madame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me

congédia pas avec le dernier mépris. Mais c'était une femme

d'esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu'il

y avait plus de bêtise que de tiédeur dans mes procédés.

Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas

sans peine. A Valence, nous étions arrivés pour dîner, et, selon

notre louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous

étions logés hors de la ville à Saint-Jacques; je me souviendrai

toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de

Larnage y occupait. Après le dîner elle voulut se promener: elle

savait que le marquis n'était pas allant; c'était le moyen de se

ménager un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer

parti, car il n'y avait plus de temps à perdre pour en avoir à

mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long

des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes,

auxquelles elle répondait d'un ton si tendre, me pressant

quelquefois contre son cœur le bras qu'elle tenait, qu'il

fallait une stupidité pareille à la mienne pour m'empêcher de

vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait

d'impayable était que j'étais moi-même excessivement ému. J'ai

dit qu'elle était aimable: l'amour la rendait charmante; il lui

rendait tout l'éclat de la première jeunesse, et elle ménageait

ses agaceries avec tant d'art, qu'elle aurait séduit un homme à

l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le

point de m'émanciper; mais la crainte d'offenser ou de déplaire,

la frayeur plus grande encore d'être hué, sifflé, berné, de

fournir une histoire à table et d'être complimenté sur mes

entreprises par l'impitoyable marquis, me retinrent au point

d'être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir

vaincre en me la reprochant. J'étais au supplice: j'avais déjà

quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en

si beau chemin: ne sachant plus quelle contenance tenir ni que

dire, je me taisais; j'avais l'air boudeur, enfin je faisais tout

ce qu'il fallait pour m'attirer le traitement que j'avais

redouté. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus

humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un

bras autour de mon cou, et dans l'instant sa bouche parla trop

clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne

pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était

temps. Elle m'avait donné cette confiance dont le défaut m'a

presque toujours empêché d'être moi. Je le fus alors. Jamais mes

yeux, mes sens, mon cœur et ma bouche n'ont si bien parlé;

jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts; et si cette petite

conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j'eus lieu de

croire qu'elle n'y avait pas de regret.

Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans

plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante,

quoiqu'elle ne fût ni belle ni jeune; mais, n'étant non plus ni

laide ni vieille, elle n'avait rien dans sa figure qui empêchât

son esprit et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au

contraire des autres femmes, ce qu'elle avait de moins frais

était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle

avait ses raisons pour être facile, c'était le moyen de valoir

tout son prix. On pouvait la voir sans l'aimer, mais non pas la

posséder sans l'adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu'elle

n'était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu'elle le fut

avec moi. Elle s'était prise d'un goût trop prompt et trop vif

pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins autant que

les sens; et durant le temps court et délicieux que je passai

auprès d'elle, j'eus lieu de croire, aux ménagements forcés

qu'elle m'imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle

aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.

Notre intelligence n'échappa pas au marquis. Il n'en tirait

pas moins sur moi: au contraire, il me traitait plus que jamais

en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne

lui échappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pût me faire

soupçonner qu'il nous eût devinés; et je l'aurais cru notre dupe,

si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m'eût dit

qu'il ne l'était pas, mais qu'il était galant homme; et en effet,

on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter

plus poliment qu'il fit toujours, même envers moi, sauf ses

plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m'en attribuait

l'honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l'avais

paru. Il se trompait, comme on a vu: mais n'importe, je profitais

de son erreur; et il est vrai qu'alors les rieurs étant pour moi,

je prêtais le flanc de bon cœur et d'assez bonne grâce à ses

épigrammes, et j'y ripostais quelquefois, même assez

heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de madame de

Larnage de l'esprit qu'elle m'avait donné. Je n'étais plus le

même homme.

Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère;

nous la faisions partout excellente, grâce aux bons soins du

marquis. Je me serais pourtant passé qu'il les étendît jusqu'à

nos chambres; mais il envoyait devant son laquais pour les

retenir; et le coquin, soit de son chef, soit par l'ordre de son

maître, le logeait toujours à côté de madame de Larnage, et me

fourrait à l'autre bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait

guère, et nos rendez-vous n'en étaient que plus piquants. Cette

vie délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je

m'enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives,

sans aucun mélange de peines: ce sont les premières et les seules

que j'aie ainsi goûtées; et je puis dire que je dois à madame de

Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.

Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de

l'amour, c'était du moins un retour si tendre pour celui qu'elle

me témoignait, c'était une sensualité si brûlante dans le

plaisir, et une intimité si douce dans les entretiens, qu'elle

avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire, qui

tourne la tête et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai jamais

senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas

auprès d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimé et

comme j'aimais madame de Warens; mais c'était pour cela même que

je la possédais cent fois mieux. Près de maman mon plaisir était

toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret

serrement de cœur que je ne surmontais pas sans peine; au lieu

de me féliciter de la posséder, je me reprochais de l'avilir.

Près de madame de Larnage, au contraire, fier d'être homme et

d'être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec

confiance; je partageais l'impression que je faisais sur les

siens; j'étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité

que de volupté mon triomphe, et pour tirer de là de quoi le

redoubler.

Je ne me souviens pas de l'endroit où nous quitta le

marquis, qui était du pays; mais nous nous trouvâmes seuls avant

d'arriver à Montélimar, et dès lors madame de Larnage établit sa

femme de chambre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec

elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette

manière, et j'aurais eu bien de la peine à dire comment le pays

que nous parcourions était fait. A Montélimar, elle eut des

affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne

me quitta pourtant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui

attira des importunités désolantes et des invitations qu'elle

n'eut garde d'accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne

nous empêchèrent pourtant pas d'aller nous promener tous les

jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau

ciel du monde. Oh! ces trois jours! j'ai dû les regretter

quelquefois; il n'en est plus revenu de semblables.

Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut

nous séparer, et j'avoue qu'il en était temps, non que je fusse

rassasié ni prêt à l'être, je m'attachais chaque jour davantage;

mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait

guère que la bonne volonté. Nous donnâmes le change à nos regrets

par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce

régime me faisait du bien, j'en userais, et que j'irais passer

l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de

Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six

semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de

manière à prévenir les caquets. Elle me donna d'amples

instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais

dire, sur la manière dont je devais me comporter. En attendant,

nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement

du soin de ma santé; m'exhorta de consulter d'habiles gens,

d'être très attentif à tout ce qu'ils me prescriraient, et se

chargea, quelque sévère que pût être leur ordonnance, de me la

faire exécuter tandis que je serais auprès d'elle. Je crois

qu'elle parlait sincèrement, car elle m'aimait: elle m'en donna

mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon

équipage que je ne nageais pas dans l'opulence; quoiqu'elle ne

fût pas riche elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer

de partager sa bourse, qu'elle apportait de Grenoble assez bien

garnie, et j'eus beaucoup de peine à m'en défendre. Enfin, je la

quittai le cœur tout plein d'elle, en lui laissant, ce me

semble, un véritable attachement pour moi.

J'achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs,

et pour le coup très content d'être dans une bonne chaise pour y

rêver plus à mon aise aux plaisirs que j'avais goûtés et à ceux

qui m'étaient promis. Je ne pensais qu'au bourg Saint-Andiol et à

la charmante vie qui m'y attendait; je ne voyais que madame de

Larnage et ses entours: tout le reste de l'univers n'était rien

pour moi, maman même était oubliée. Je m'occupais à combiner dans

ma tête tous les détails dans lesquels madame de Larnage était

entrée, pour me faire d'avance une idée de sa demeure, de son

voisinage, de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle

avait une fille dont elle m'avait parlé très souvent en mère

idolâtre. Cette fille avait quinze ans passés; elle était vive,

charmante et d'un caractère aimable. On m'avait promis que j'en

serais caressé: je n'avais pas oublié cette promesse, et j'étais

fort curieux d'imaginer comment mademoiselle de Larnage

traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes

rêveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu'à Remoulin. On m'avait

dit d'aller voir le pont du Gard; je n'y manquai pas. Après un

déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai voir

le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que

j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains qui

l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et

ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains

de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me

frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert où le

silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et

l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un

aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres

énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de

milliers d'hommes dans un lieu où il n'en habite aucun. Je

parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect

m'empêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le

retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait

croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je

me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais,

tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme; et

je me disais en soupirant: Que ne suis-je né Romain! Je restai là

plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m'en

revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable

à madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre

les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard.

On ne s'avise jamais de tout.

A Nîmes, j'allai voir les Arènes: c'est un ouvrage beaucoup

plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins

d'impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le

premier objet, soit que la situation de l'autre au milieu d'une

ville fût moins propre à l'exciter. Ce vaste et superbe cirque

est entouré de vilaines petites maisons, et d'autres maisons plus

petites et plus vilaines encore en remplissent l'arène; de sorte

que le tout ne produit qu'un effet disparate et confus, où le

regret et l'indignation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai

vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins

beau que celui de Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la

décence et la propreté possibles, et qui par cela même me fit une

impression plus forte et plus agréable. Les Français n'ont soin

de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour

entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir.

J'étais changé à tel point, et ma sensualité mise en

exercice s'était si bien éveillée, que je m'arrêtai un jour au

pont de Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui

s'y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l'Europe, méritait

alors de l'être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de

son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et

avec choix. C'était réellement une chose curieuse de trouver,

dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne, une

table fournie en poisson de mer et d'eau douce, en gibier

excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins

qu'on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela

pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas

longtemps sur ce pied, et à force d'user sa réputation, il la

perdit enfin tout à fait.

J'avais oublié, durant ma route, que j'étais malade; je m'en

souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien

guéries, mais tous mes autres maux me restaient; et, quoique

l'habitude m'y rendît moins sensible, c'en était assez pour se

croire mort à qui s'en trouverait attaqué tout d'un coup. En

effet, ils étaient moins douloureux qu'effrayants, et faisaient

plus souffrir l'esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer

la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions

vives, je ne songeais plus à mon état; mais comme il n'était pas

imaginaire, je le sentais sitôt que j'étais de sang-froid. Je

songeai donc sérieusement aux conseils de madame de Larnage et au

but de mon voyage. J'allai consulter les praticiens les plus

illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de précaution,

je me mis en pension chez un médecin. C'était un Irlandais appelé

Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d'étudiants en

médecine; et il y avait cela de commode pour un malade à s'y

mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d'une pension honnête

pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour

ses soins comme médecin. Il se chargea de l'exécution des

ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta

fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait pas

d'indigestions à cette pension-là; et, quoique je ne sois pas

fort sensible aux privations de cette espèce, les objets de

comparaison étaient si proches, que je ne pouvais m'empêcher de

trouver quelquefois en moi-même que M. de Torignan était un

meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne

mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse était

fort gaie, cette manière de vivre me fit du bien réellement, et

m'empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à

prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois

les eaux de Vals, et à écrire à madame de Larnage; car la

correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de

retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j'allais faire un

tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes commensaux, qui

tous étaient de très bons enfants: on se rassemblait, on allait

dîner. Après dîner une importante affaire occupait la plupart

d'entre nous jusqu'au soir, c'était d'aller hors de la ville

jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais

pas, je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais: et

suivant, avec l'intérêt du pari, nos joueurs et leurs boules à

travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un

exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On

goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n'ai pas besoin de

dire que ces goûters étaient gais; mais j'ajouterai qu'ils

étaient assez décents, quoique les filles du cabaret fussent

jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, était notre

président; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des

étudiants, que je trouvai plus de mœurs et d'honnêteté parmi

toute cette jeunesse qu'il ne serait aisé d'en trouver dans le

même nombre d'hommes faits. Ils étaient plus bruyants que

crapuleux, plus gais que libertins; et je me monte si aisément à

un train de vie quand il est volontaire, que je n'aurais pas

mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait

parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tâchais

d'apprendre quelques mots d'anglais par précaution pour le bourg

Saint-Andiol; car le temps approchait de m'y rendre. Madame de

Larnage m'en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui

obéir. Il était clair que mes médecins, qui n'avaient rien

compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et

me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur

petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et

les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent

expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles.

Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal; donc je n'étais

pas malade: car comment supposer que des docteurs ne sussent pas

tout? Je vis qu'ils ne cherchaient qu'à m'amuser et me faire

manger mon argent; et jugeant que leur substitut du bourg

Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus

agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je

quittai Montpellier dans cette sage intention.

Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou

deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine

de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction,

si ce n'est un cours d'anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et

que je fus obligé d'abandonner par l'horrible puanteur des

cadavres qu'on disséquait, et qu'il me fut impossible de

supporter.

Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que

j'avais prise, j'y réfléchissais en m'avançant toujours vers le

Pont-Saint-Esprit, qui était également la route du bourg

Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs de maman, et ses

lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de

Larnage, réveillaient dans mon cœur des remords que j'avais

étouffés durant ma première route. Ils devinrent si vifs au

retour, que, balançant l'amour du plaisir, ils me mirent en état

d'écouter la raison seule. D'abord, dans le rôle d'aventurier que

j'allais recommencer, je pouvais être moins heureux que la

première fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol,

qu'une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les

Anglais, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de

madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre

moi, et me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré

moi je pensais plus qu'il n'eût fallu, m'inquiétait encore: je

tremblais d'en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la

moitié de l'ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la

mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable

commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et

l'enfer dans sa maison? Cette idée me fit horreur: je pris bien

la ferme résolution de me combattre et de me vaincre, si ce

malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m'exposer

à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je

serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer

mon cœur! Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et

m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des

plaisirs dont j'avais d'avance épuisé le plus grand charme? car

il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité.

Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n'y était

plus. A cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation,

à mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà

chargée de dettes l'était encore de mes folles dépenses, qui

s'épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce

reproche devint si vif, qu'il l'emporta à la fin. En approchant

du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l'étape du bourg

Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l'exécutai

courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi

avec cette satisfaction intérieure, que je goûtais pour la

première fois de ma vie, de me dire: Je mérite ma propre estime,

je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première

obligation véritable que j'aie à l'étude: c'était elle qui

m'avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si

purs que j'avais adoptés il y avait peu de temps, après les

règles de sagesse et de vertu que je m'étais faites et que je

m'étais senti si fier de suivre, la honte d'être si peu

conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes propres

maximes, l'emporta sur la volupté. L'orgueil eut peut-être autant

de part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n'est

pas la vertu même, il a des effets si semblables qu'il est

pardonnable de s'y tromper.

L'un des avantages des bonnes actions est d'élever l'âme, et

de la disposer à en faire de meilleures: car telle est la

faiblesse humaine, qu'on doit mettre au nombre des bonnes actions

l'abstinence du mal qu'on est tenté de commettre. Sitôt que j'eus

pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je

redevins ce que j'étais auparavant, et que ce moment d'ivresse

avait fait disparaître. Plein de bons sentiments et de bonnes

dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention

d'expier ma faute, ne pensant qu'à régler désormais ma conduite

sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve au service

de la meilleure des mères, à lui vouer autant de fidélité que

j'avais d'attachement pour elle, et à n'écouter plus d'autre

amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de mon retour

au bien semblait me promettre une autre destinée: mais la mienne

était écrite et déjà commencée; et quand mon cœur, plein d'amour

pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu'innocence

et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait

traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs.

L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que

je n'avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et

l'heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon

calcul, je restai autant de temps à Chaparillan, afin d'arriver

juste au moment que j'avais marqué. Je voulais goûter dans tout

son charme le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le différer un

peu, pour y joindre celui d'être attendu. Cette précaution

m'avait toujours réussi. J'avais vu toujours marquer mon arrivée

par une espèce de petite fête: je n'en attendais pas moins cette

fois; et ces empressements, qui m'étaient si sensibles, valaient

bien la peine d'être ménagés.

J'arrivai donc exactement à l'heure. De tout loin je

regardais si je ne la verrais pas sur le chemin; le cœur me

battait de plus en plus à mesure que j'approchais. J'arrive

essoufflé, car j'avais quitté ma voiture en ville: je ne vois

personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre; je commence à

me troubler, je redoute quelque accident. J'entre; tout est

tranquille; des ouvriers goûtaient dans la cuisine: du reste,

aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir; elle

ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette

chère maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée;

j'accours, je m'élance à ses pieds. Ah! te voilà! petit, me

dit-elle en m'embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te

portes-tu? Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai si elle

n'avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J'aurais cru que

non, lui dis-je; et l'éclaircissement finit là. Un jeune homme

était avec elle. Je le connaissais pour l'avoir vu déjà dans la

maison avant mon départ; mais cette fois il y paraissait établi,

il l'était. Bref, je trouvai ma place prise.

Ce jeune homme était du pays de Vaud; son père, appelé

Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château

de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier,

et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à

madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les

passants, et surtout ceux de son pays. C'était un grand fade

blondin, assez bien fait, le visage plat, l'esprit de même,

parlant comme le beau Léandre; mêlant tous les tons, tous les

goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes;

ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait

couché, et prétendant n'avoir point coiffé de jolies femmes dont

il n'eût aussi coiffé les maris; vain, sot, ignorant, insolent;

au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui

me fut donné pendant mon absence, et l'associé qui me fut offert

après mon retour.

Oh! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient

encore du sein de l'éternelle lumière ce qui se passe chez les

mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas

plus de grâce à vos fautes qu'aux miennes, si je dévoile

également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois,

je veux être vrai pour vous comme pour moi-même: vous y perdrez

toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et

doux caractère, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise

et toutes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de

faiblesses, si l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule

raison! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices; votre

conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur.

Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent, exact pour

toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand

nombre; il s'était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant

que je l'étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la

fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l'écurie, à la

basse-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il négligeait, parce

que c'était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de

bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier

ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche à

la main; on l'entendait courir, cogner, crier à pleine tête. Je

ne sais de combien d'hommes il faisait le travail, mais il

faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en

imposa à ma pauvre maman; elle crut ce jeune homme un trésor pour

ses affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous

les moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur

lequel elle comptait le plus.

On a dû connaître mon cœur, ses sentiments les plus

constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce

moment auprès d'elle. Quel prompt et plein bouleversement dans

tout mon être! qu'on se mette à ma place pour en juger. En un

moment je vis évanouir pour jamais tout l'avenir de félicité que

je m'étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si

affectueusement disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne

savais voir mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour

la première fois. Ce moment fut affreux: ceux qui le suivirent

furent toujours sombres. J'étais jeune encore, mais ce doux

sentiment de jouissance et d'espérance qui vivifie la jeunesse me

quitta pour jamais. Dès lors l'être sensible fut mort à demi. Je

ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide;

et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes

désirs, ce bonheur n'était plus celui qui m'était propre; je

sentais qu'en l'obtenant je ne serais pas vraiment heureux.

J'étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré

le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet

de cette facilité de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le

monde d'elle, je ne me serais pas avisé d'en soupçonner la

véritable cause si elle ne me l'eût dite elle-même: mais elle se

pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter

à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là; trouvant

quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence

dans la maison, et m'alléguant mes absences, comme si elle eût

été d'un tempérament fort pressé d'en remplir les vides. Ah!

maman, lui dis-je le cœur serré de douleur, qu'osez-vous

m'apprendre! quel prix d'un attachement pareil au mien! Ne

m'avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m'ôter tout ce

qui me la rendait chère! J'en mourrai, mais vous me regretterez.

Elle me répondit d'un ton tranquille à me rendre fou, que j'étais

un enfant, qu'on ne mourait point de ces choses-là; que je ne

perdrais rien; que nous n'en serions pas moins bons amis, pas

moins intimes dans tous les sens; que son tendre attachement pour

moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit

entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes,

et qu'en les partageant avec un autre je n'en étais pas privé

pour cela.

Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour

elle, jamais la sincérité, l'honnêteté de mon âme ne se firent

mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses

pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes.

Non, maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour

vous avilir; votre possession m'est trop chère pour la partager;

les regrets qui l'accompagnèrent quand je l'acquis se sont accrus

avec mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous

aurez toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est

plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder.

C'est à vous, ô maman, que je vous cède; c'est à l'union de nos

cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille

fois avant d'en goûter qui dégradent ce que j'aime!

Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le

dire, du sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment je

ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable

fils; et il est à noter que, bien que ma résolution n'eût point

son approbation secrète, comme je m'en suis trop aperçu, elle

n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni propos insinuants, ni

caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes

savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur

réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d'elle, et n'en

pouvant même imaginer, je passai bientôt à l'autre extrémité, et

le cherchai tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je

parvins à m'oublier moi-même. L'ardent désir de la voir heureuse,

à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections: elle

avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en

dépit d'elle.

Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus

dont la semence était au fond de mon âme, que l'étude avaient

cultivées, et qui n'attendaient pour éclore que le ferment de

l'adversité. Le premier fruit de cette disposition si

désintéressée fut d'écarter de mon cœur tout sentiment de haine

et d'envie contre celui qui m'avait supplanté: je voulus, au

contraire, et je voulus sincèrement m'attacher à ce jeune homme,

le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son

bonheur, l'en rendre digne s'il était possible, et faire en un

mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans une

occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes.

Avec plus de douceur et de lumières, je n'avais pas le sang-froid

et la fermeté d'Anet, ni cette force de caractère qui en

imposait, et dont j'aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai

encore moins dans le jeune homme les qualités qu'Anet avait

trouvées en moi: la docilité, l'attachement, la reconnaissance,

surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses soins, et

l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici.

Celui que je voulais former ne voyait en moi qu'un pédant

importun qui n'avait que du babil. Au contraire, il s'admirait

lui-même comme un homme important dans la maison; et, mesurant

les services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il y faisait,

il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus

utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avait pas

tort, mais il partait de là pour se donner des airs à faire

mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme

campagnard; bientôt il en fit autant avec moi, et enfin avec

maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas

assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles; et

c'est sous ce dernier nom qu'il a été connu depuis à Chambéri, et

en Maurienne, où il s'est marié.

Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la

maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui

déplaire, c'était maman et non pas moi qu'il grondait, la crainte

de l'exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu'il

désirait; et chaque fois qu'il fendait du bois, emploi qu'il

remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse

là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce

garçon n'était pourtant pas absolument d'un mauvais naturel: il

aimait maman parce qu'il était impossible de ne la pas aimer; il

n'avait même pas pour moi de l'aversion; et quand les intervalles

de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait

quelquefois assez docilement, convenant franchement qu'il n'était

qu'un sot: après quoi il n'en faisait pas moins de nouvelles

sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des

goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et

presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une

femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d'une femme de

chambre vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience

d'endurer le dégoûtant service, quoiqu'elle lui fît mal au cœur.

Je m'aperçus de ce nouveau manège, et j'en fus outré

d'indignation: mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta

bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond

découragement que tout ce qui s'était passé jusqu'alors; ce fut

le refroidissement de maman envers moi.

La privation que je m'étais imposée et qu'elle avait fait

semblant d'approuver est une de ces choses que les femmes ne

pardonnent point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la

privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l'indifférence

qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus

sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens; le

crime le plus irrémissible que l'homme, dont au reste elle se

soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir

jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans

exception, puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut

altérée en elle par une abstinence qui n'avait que des motifs de

vertu, d'attachement et d'estime. Dès lors je cessai de trouver

en elle cette intimité des cœurs qui fut toujours la plus douce

jouissance du mien. Elle ne s'épanchait plus avec moi que quand

elle avait à se plaindre du nouveau venu: quand ils étaient bien

ensemble, j'entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait

peu à peu une manière d'être dont je ne faisais plus partie. Ma

présence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait

plus besoin; et j'aurais passé des jours entiers sans la voir,

qu'elle ne s'en serait pas aperçue.

Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même

maison dont auparavant j'étais l'âme, et où je vivais pour ainsi

dire à double. Je m'accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce

qui s'y faisait, de ceux même qui l'habitaient; et, pour

m'épargner de continuels déchirements, je m'enfermais avec mes

livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu

des bois. Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable.

Je sentis que la présence personnelle et l'éloignement de cœur

d'une femme qui m'était si chère irritaient ma douleur, et qu'en

cessant de la voir je m'en sentirais moins cruellement séparé. Je

formai le projet de quitter sa maison, je le lui dis; et, loin de

s'y opposer, elle le favorisa. Elle avait à Grenoble une amie

appelée madame Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably,

grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l'éducation des

enfants de M. de Mably: j'acceptai, et je partis pour Lyon sans

laisser ni presque sentir le moindre regret d'une séparation dont

auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.

J'avais à peu près les connaissances nécessaires pour un

précepteur, et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je

passai chez M. de Mably, j'eus le temps de me désabuser. La

douceur de mon naturel m'eût rendu très propre à ce métier, si

l'emportement n'y eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien

et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu'alors je

n'épargnais point, j'étais un ange; j'étais un diable quand les

choses allaient de travers. Quand mes élèves ne m'entendaient

pas, j'extravaguais; et quand ils marquaient de la méchanceté, je

les aurais tués: ce n'était pas le moyen de les rendre savants et

sages. J'en avais deux; ils étaient d'humeurs très différentes.

L'un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une jolie

figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin,

mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait

presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvait rien

apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas

besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être

aurais-je pu réussir; mais faute de l'une et de l'autre je ne fis

rien qui vaille, et mes élèves tournaient très mal. Je ne

manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de

prudence. Je ne savais employer auprès d'eux que trois

instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des

enfants: le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je

m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer; je voulais

l'attendrir lui-même, comme si l'enfant était susceptible d'une

véritable émotion de cœur: tantôt je m'épuisais à lui parler

raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait

quelquefois des arguments très subtils, je le prenais tout de bon

pour raisonnable, parce qu'il était raisonneur. Le petit

Condillac était encore plus embarrassant, parce que n'entendant

rien, ne répondant rien, ne s'émouvant de rien, et d'une

opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi

que quand il m'avait mis en fureur; alors c'était lui qui était

le sage, et c'était moi qui était l'enfant. Je voyais toutes mes

fautes, je les sentais; j'étudiais l'esprit de mes élèves, je les

pénétrais très bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois

j'aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le

mal sans savoir appliquer le remède? En pénétrant tout je

n'empêchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je

faisais était précisément ce qu'il ne fallait pas faire.

Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves.

J'avais été recommandé par madame Deybens à madame de Mably. Elle

l'avait priée de former mes manières et de me donner le ton du

monde. Elle y prit quelque soin, et voulut que j'apprisse à faire

les honneurs de sa maison; mais je m'y pris si gauchement,

j'étais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me planta là.

Cela ne m'empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux

d'elle. J'en fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai

jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur à faire les

avances, et j'en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont

même je m'ennuyai bientôt, voyant qu'ils n'aboutissaient à rien.

J'avais tout à fait perdu chez maman le goût des petites

friponneries, parce que tout étant à moi, je n'avais rien à

voler. D'ailleurs les principes élevés que je m'étais faits

devaient me rendre désormais bien supérieur à de telles

bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire

été: mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations

que pour en avoir coupé la racine; et j'aurais grand'peur de

voler comme dans mon enfance, si j'étais sujet aux mêmes désirs.

J'eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites

choses volables que je ne regardais même pas, je m'avisai de

convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois très joli, dont

quelques verres que par-ci, par-là je buvais à table m'avaient

fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien

coller le vin, je m'en vantai: on me confia celui-là: je le

collai et le gâtai, mais aux yeux seulement; il resta toujours

agréable à boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai de

temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en

mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire

sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'était

impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les

laquais, c'était me déceler, et presque insulter le maître de la

maison. En acheter moi-même, je n'osai jamais. Un beau monsieur

l'épée au côté aller chez un boulanger acheter un morceau de

pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une

grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas

de pain, et qui répondit: Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai

de la brioche. Encore que de façons pour en venir là! Sorti seul

à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et

passais devant trente pâtissiers avant d'entrer chez aucun. Il

fallait qu'il n'y eût qu'une seule personne dans la boutique, et

que sa physionomie m'attirât beaucoup, pour que j'osasse franchir

le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite

brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver

ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites

buvettes je faisais là tout seul en lisant quelques pages de

roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut

d'un tête-à-tête: c'est le supplément de la société qui me

manque. Je dévore alternativement une page et un morceau: c'est

comme si mon livre dînait avec moi.

Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis

enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort

indiscrets: cependant ils se découvrirent; les bouteilles me

décelèrent. On ne m'en fit pas semblant, mais je n'eus plus la

direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit

honnêtement et prudemment. C'était un très galant homme, qui,

sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur

de caractère et une rare bonté du cœur. Il était judicieux,

équitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de

maréchaussée, même très humain. En sentant son indulgence, je lui

en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans

sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin dégoûté

d'un métier auquel je n'étais pas propre et d'une situation très

gênante, qui n'avait rien d'agréable pour moi, après un an

d'essai, durant lequel je n'épargnai point mes soins, je me

déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne

parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même

voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu'il

n'eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse

épargné la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas

n'est assurément pas ce que j'approuve.

Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la

comparaison continuelle que j'en faisais avec celui que j'avais

quitté; c'était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon

jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout

de celle pour qui j'étais né, qui donnait de l'âme à tout cela.

En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me

prenait des serrements de cœur, des étouffements qui m'ôtaient

le courage de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de

partir à l'instant et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu

que je la revisse encore une fois, j'aurais été content de mourir

à l'instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si

tendres, qui me rappelaient auprès d'elle à quelque prix que ce

fût. Je me disais que je n'avais pas été assez patient, assez

complaisant, assez caressant; que je pouvais encore vivre heureux

dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je

n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle

de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je

vole, j'arrive dans tous les mêmes transports de ma première

jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah! j'y serais mort de

joie si j'avais retrouvé dans son accueil, dans ses yeux, dans

ses caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j'y

retrouvais autrefois, et que j'y reportais encore.

Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut

toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu'avec

elle; mais je venais rechercher le passé qui n'était plus, et qui

ne pouvait renaître A peine eus-je resté une demi-heure avec

elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me

retrouvai dans la même situation désolante que j'avais été forcé

de fuir, et cela sans que je pusse dire qu'il y eût de la faute

de personne; car au fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut

me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me

souffrir surnuméraire près de celle pour qui j'avais été tout, et

qui ne pouvait cesser d'être tout pour moi? Comment vivre

étranger dans la maison dont j'étais l'enfant? L'aspect des

objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison

plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre habitation.

Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs,

c'était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains

regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de

rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres,

j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant le péril

imminent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais

derechef à chercher en moi-même les moyens d'y pourvoir quand

maman n'aurait plus de ressources. J'avais mis les choses dans sa

maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi tout

était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait

briller; bon cheval, bon équipage; il aimait à s'étaler noblement

aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en

choses où il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance,

les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et

les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne

tarderait pas d'être saisie, peut-être supprimée. Enfin je

n'envisageais que ruine et désastres; et le moment m'en semblait

si proche que j'en sentais d'avance toutes les horreurs.

Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y

chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m'avisai

d'y en chercher contre les maux que je prévoyais; et revenant à

mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en

Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où

je la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et

ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la république

des lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle

idée qui se présenta m'inspira la confiance que la médiocrité de

mes talents ne pouvait me donner. Je n'avais pas abandonné la

musique en cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez

étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant

dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avais eue

d'apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j'avais encore

de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté

pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout

qu'en général apprendre la musique n'était pour personne chose

aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais

souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j'avais pensé

à noter l'échelle par chiffres pour éviter d'avoir toujours à

tracer des lignes et portées lorsqu'il fallait noter le moindre

petit air. J'avais été arrêté par les difficultés des octaves et

par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me

revint dans l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces

difficultés n'étaient pas insurmontables. J'y rêvai avec succès,

et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres

avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus

grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite; et,

dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je

ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en

présentant mon projet à l'Académie je ne fisse une révolution.

J'avais rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En

quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin plein des

idées magnifiques qui me l'avaient inspirée, et toujours le même

dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système de

musique, comme autrefois j'étais parti de Turin avec ma fontaine

de Héron.

Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse.

J'en ai narré l'histoire avec une fidélité dont mon cœur est

content. Si dans la suite j'honorai mon âge mûr de quelques

vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c'était

mon dessein; mais il faut m'arrêter ici. Le temps peut lever bien

des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un

jour elle apprendra ce que j'avais à dire. Alors on saura

pourquoi je me tais.

 

LIVRE SEPTIÈME

 

1741

 

Après deux ans de silence et de patience, malgré mes

résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre

jugement sur les raisons qui m'y forcent: vous n'en pouvez juger

qu'après m'avoir lu.

On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale,

assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités.

Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel

ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que

facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y

rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours,

loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie

oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a

jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.

Quel tableau différent j'aurai bientôt à développer! Le sort

qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria

pendant trente autres; et, de cette opposition continuelle entre

ma situation et mes inclinations, on verra naître des fautes

énormes, des malheurs inouïs et toutes les vertus, excepté la

force, qui peuvent honorer l'adversité.

Ma première partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû

faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire

aussi, j'y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux

souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité

que d'innocence, m'ont laissé mille impressions charmantes que

j'aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont

différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en

renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par

ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est possible;

et souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver

au besoin. Cette facilité d'oublier les maux est une consolation

que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un jour

accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les

objets agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination

effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs.

Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma

mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d'autres

mains, ne rentreront plus dans les miennes.

Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter,

c'est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de

mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause

ou l'effet. J'oublie aisément mes malheurs, mais je ne puis

oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentiments.

Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon cœur.

Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions,

des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai

senti, ni sur ce que mes sentiments m'ont fait faire: et voilà de

quoi principalement il s'agit. L'objet propre de mes Confessions

est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les

situations de ma vie. C'est l'histoire de mon âme que j'ai

promise: et pour l'écrire fidèlement je n'ai pas besoin d'autres

mémoires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au

dedans de moi.

Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six

à sept ans dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil

transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M.

du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps

de mon séjour à l'Ermitage, et de ma grande brouillerie avec mes

soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie, et qui fut la

source de tous mes autres malheurs. A l'égard des lettres

originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en

très petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du

recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les

soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans

cet écrit même, lorsqu'elles me paraîtront fournir quelque

éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge: car je

n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes

confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit

pas s'attendre non plus que je taise la vérité lorsqu'elle parle

en ma faveur.

Au reste, cette seconde partie n'a que cette même vérité de

commune avec la première, ni d'avantage sur elle que par

l'importance des choses. A cela près, elle ne peut que lui être

inférieure en tout. J'écrivais la première avec plaisir, avec

complaisance, à mon aise, à Wooton ou dans le château de Trye;

tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de

nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau

plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à

ce que j'en fusse content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tête

affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne

m'occupe de celui-ci que par force, et le cœur serré de

détresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que

souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au

monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à

dire; et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me

cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m'avilir aux

choses pour lesquelles j'étais le moins né. Les planchers sous

lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent ont des

oreilles: environné d'espions et de surveillants malveillants et

vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier

quelques mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire,

encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières

immenses qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint

toujours que la vérité ne s'échappe par quelque fissure. Comment

m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir

de succès. Qu'on juge si c'est là de quoi faire des tableaux

agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis

donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la

poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si ce n'est le

désir d'achever de connaître un homme, et l'amour sincère de la

justice et de la vérité.

Je me suis laissé, dans ma première partie, partant à regret

pour Paris, déposant mon cœur aux Charmettes, y fondant mon

dernier château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux

pieds de maman, rendue à elle-même, les trésors que j'aurais

acquis, et comptant sur mon système de musique comme sur une

fortune assurée.

Je m'arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes

connaissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour

Paris, et pour vendre mes livres de géométrie, que j'avais

apportés avec moi. Tout le monde m'y fit accueil. Monsieur et

madame de Mably marquèrent du plaisir à me revoir, et me

donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance

avec l'abbé de Mably, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de

Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frère. L'abbé de

Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M.

de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et

l'autre me furent des connaissances très agréables, surtout le

premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de

l'amitié, et de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont

j'aurais dû mieux profiter.

Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps

fait connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand cœur

et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai

toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il

me donna par lui-même ou me procura de bonnes recommandations

pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais la

connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de

Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me

présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de

l'aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant

que cette haute connaissance, dont j'aurai souvent à parler dans

la suite, m'ait été jamais utile à rien.

Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans

ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m'avait prêté ou

donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et

qu'il ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus

souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite

un présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il

s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai

fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.

Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas

sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le

même cadeau qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me

défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien

Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa

chère Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la

douceur de caractère et la bonté de cœur faisaient à peu près

tout le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt ni

quitter sans attendrissement; car elle était au dernier terme

d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les

vrais penchants d'un homme que l'espèce de ses attachements.

Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon

Parisot.

J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite

je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par

cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais

le sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur: mais il

m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la

leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été

au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me relâcher, la

honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et

je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence et j'ai paru

les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait

attention, et je les ai trouvés toujours les mêmes: mais on verra

vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre d'un bel

esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé.

Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable

personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui

laissa dans mon cœur des souvenirs bien tendres; c'est

mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma première partie, et

avec laquelle j'avais renouvelé connaissance tandis que j'étais

chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis

davantage; mon cœur se prit, et très vivement. J'eus quelque

lieu de penser que le sien ne m'était pas contraire; mais elle

m'accorda une confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle

n'avait rien, ni moi non plus; nos situations étaient trop

semblables pour que nous pussions nous unir; et, dans les vues

qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de songer au mariage. Elle

m'apprit qu'un jeune négociant, appelé M. Genève, paraissait

vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux;

il me parut honnête homme, il passait pour l'être. Persuadé

qu'elle serait heureuse avec lui, je désirai qu'il l'épousât,

comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs

innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur

de cette charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés

ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans

la suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de

mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je

sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si

les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à

faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent

au fond du cœur.

Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté

défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant;

non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que

m'avait donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin,

rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel,

vilaine chambre, mais où cependant avaient logé des hommes de

mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de

Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y

trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau

boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la

connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et

par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à

parler dans la suite.

J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis

d'argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de

musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de

temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de

faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à

Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talents,

est toujours sûr d'être accueilli. Je le fus; cela me procura des

agréments sans me mener à grand'chose. De toutes les personnes à

qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin,

gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de

madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrétaire de

l'Académie des inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du

roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire.

Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me

venaient de l'abbé de Mably.

M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances

qu'il me procura: l'une, de M. de Gasc, président à mortier au

parlement de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon;

l'autre, de M. l'abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne,

jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge,

après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de

chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie

d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de

leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de

Léon me prit en amitié, et voulait m'avoir pour son secrétaire;

mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit

cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient

suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.

M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en

avait; mais il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa

fille; elle était brillante et petite-maîtresse. J'y dînais

quelquefois. On ne saurait avoir l'air plus gauche et plus sot

que je l'avais vis-à-vis d'elle. Son maintien dégagé

m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me

présentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer

modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de sorte

qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle m'avait

destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle

ne se doutait guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne

laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à

M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les

vendredis, jours d'Académie des sciences. Il lui parla de mon

projet, et du désir que j'avais de le soumettre à l'examen de

l'Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut

agréée. Le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de

Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur de lire à

l'Académie le Mémoire que j'avais préparé pour cela. Quoique

cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j'y fus

bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai

passablement de mes lectures et de mes réponses. Le Mémoire

réussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent autant

qu'ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie

quiconque n'en était pas pût avoir le sens commun. Les

commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de

Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne

savait la musique, assez du moins pour être en état de juger de

mon projet.

Durant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis,

avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les

savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils

tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont.

Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs

objections, et quoique j'y répondisse timidement, je l'avoue, et

en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins

pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les

contenter. J'étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à

l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans

m'avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu'un moine,

appelé le P. Souhaitti, avait jadis imaginé la gamme par

chiffres. C'en fut assez pour prétendre que mon système n'était

pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais ouï

parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d'écrire les sept

notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en

aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma simple et commode

invention pour noter aisément par chiffres toute musique

imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps et valeurs

des notes, choses auxquelles Souhaitti n'avait pas même songé, il

était néanmoins très vrai de dire que, quant à l'élémentaire

expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais

outre qu'ils donnèrent à cette invention primitive plus

d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en tinrent pas là: et

sitôt qu'ils voulurent parler du fond du système ils ne firent

plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était

d'abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même

morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton

qu'on voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre

initiale à la tête de l'air. Ces messieurs avaient ouï dire aux

croque-sol de Paris que la méthode d'exécuter par transposition

ne valait rien: ils partirent de là pour tourner en invincible

objection, contre mon système, son avantage le plus marqué; et

ils décidèrent que ma note était bonne pour la vocale, et

mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'Académie

m'accorda un certificat plein de très beaux compliments, à

travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait

mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une

pareille pièce l'ouvrage intitulé: Dissertation sur la musique

moderne, par lequel j'en appelais au public.

J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec

un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la

chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières

que donne la culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint

l'étude particulière de celle dont il s'agit. La seule objection

solide qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau.

A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit le côté faible. Vos

signes, me dit-il, sont très bons en ce qu'ils déterminent

simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils représentent

nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le

redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais

ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une opération de l'esprit

qui ne peut toujours suivre la rapidité de l'exécution. La

position de nos notes, continua-t-il, se peint à l'œil sans le

concours de cette opération. Si deux notes, l'une très haute,

l'autre très basse, sont jointes par une tirade de notes

intermédiaires, je vois du premier coup d'œil le progrès de

l'une à l'autre par degrés conjoints; mais, pour m'assurer chez

vous de cette tirade, il faut nécessairement que j'épelle tous

vos chiffres l'un après l'autre; le coup d'œil ne peut suppléer

à rien. L'objection me parut sans réplique, et j'en convins à

l'instant: quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une

grande pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas

étonnant qu'elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l'est

que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent

si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.

Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d'autres

académiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout

ce qu'il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature;

et par là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me

vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi eux. Quant à

présent, concentré dans mon système de musique, je m'obstinai à

vouloir par là faire une révolution dans cet art, et parvenir de

la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint

toujours à Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma chambre

et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable à

refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le Mémoire que

j'avais lu à l'Académie. La difficulté fut de trouver un libraire

qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il y avait quelque

dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires

ne jettent pas leurs écus à la tête des débutants, et qu'il me

semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain

que j'avais mangé en l'écrivant.

Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un

traité à moitié profit, sans compter le privilège que je payai

seul. Tant fut opéré par ledit Quillau, que j'en fus pour mon

privilège, et n'ai jamais tiré un liard de cette édition, qui

vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l'abbé

Desfontaines m'eût promis de la faire aller, et que les autres

journalistes en eussent dit assez de bien.

Le plus grand obstacle à l'essai de mon système était la

crainte que, s'il n'était pas admis, on ne perdît le temps qu'on

mettrait à l'apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma

note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique

par les caractères ordinaires on gagnerait encore du temps à

commencer par les miens. Pour en donner la preuve par

l'expérience, j'enseignai gratuitement la musique à une jeune

Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin

m'avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état

de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et même de

chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle qui n'était

pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais ignoré.

Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec quelque talent

pour trouver des choses utiles je n'en eus jamais pour les faire

valoir.

Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée: mais

cette seconde fois j'avais trente ans, et je me trouvais sur le

pavé de Paris, où l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris

dans cette extrémité n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu

la première partie de ces Mémoires. Je venais de me donner des

mouvements aussi grands qu'inutiles; j'avais besoin de reprendre

haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai

tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence; et,

pour lui donner le temps de faire son œuvre, je me mis à manger,

sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant

la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher,

n'allant plus au café que de deux jours l'un, et au spectacle que

deux fois la semaine. A l'égard de la dépense des filles, je

n'eus aucune réforme à y faire, n'ayant de ma vie mis un sou à

cet usage, si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientôt à

parler.

La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me

livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de

quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie

et une des bizarreries de mon humeur. L'extrême besoin que

j'avais qu'on pensât à moi était précisément ce qui m'ôtait le

courage de me montrer; et la nécessité de faire des visites me

les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir

les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j'étais

déjà faufilé. Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle furent

presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelquefois. Je

montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut, et

il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune

qu'eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique, il en

savait la théorie; nous en parlions ensemble: il me parlait aussi

de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des

liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui

probablement dureraient encore, si malheureusement, et bien par

sa faute, je n'eusse été jeté dans son même métier.

On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux

intervalle qui me restait encore avant d'être forcé de mendier

mon pain: à étudier par cœur des passages de poètes, que j'avais

appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers

les dix heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou

un Rousseau dans ma poche; et là, jusqu'à l'heure du dîner, je

remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me

rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas

d'oublier celle de la veille. Je me rappelais qu'après la défaite

de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à

réciter les poèmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait

d'érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d'exercer mon

heureuse mémoire à retenir tous les poètes par cœur.

J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs,

auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi

des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là

connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor,

avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là, et n'en

devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne

devinsse à la fin plus fort qu'eux tous; et c'en était assez,

selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je

m'engouasse, j'y portais toujours la même manière de raisonner.

Je me disais: Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr

d'être recherché. Primons donc, n'importe en quoi; je serai

recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le

reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison,

c'était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides

efforts qu'il aurait fallu faire pour m'évertuer, je tâchais de

flatter ma paresse, et je m'en voilais la honte par des arguments

dignes d'elle.

J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je

crois que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir

davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en

allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel

était fou, mais bon homme au demeurant: il était fâché de me voir

consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il,

puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de

corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce

côté-là. J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval; allez la voir

de ma part. C'est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays

de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle madame de

Broglie sa fille, qui est une femme d'esprit. Madame Dupin en est

une autre à qui j'ai aussi parlé de vous: portez-lui votre

ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne

fait rien dans Paris que par les femmes: ce sont comme des

courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s'en approchent

sans cesse, mais ils n'y touchent jamais.

Après avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées,

je pris enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle

me reçut avec bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa

chambre, elle lui dit: Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P.

Castel nous a parlé. Madame de Broglie me fit compliment sur mon

ouvrage, et, me menant à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en

était occupée. Voyant à sa pendule qu'il était près d'une heure,

je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval me dit: Vous êtes bien

loin de votre quartier, restez; vous dînerez ici. Je ne me fis

pas prier. Un quart d'heure après je compris par quelques mots

que le dîner auquel elle m'invitait était celui de son office.

Madame de Beuzenval était une très bonne femme, mais bornée, et

trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu

d'idées des égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait même

en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage,

qui, quoique très simple, était fort propre, et n'annonçait point

du tout un homme fait pour dîner à l'office. J'en avais oublié le

chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans

laisser voir tout mon dépit, je dis à madame de Beuzenval qu'une

petite affaire qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon

quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa

mère, et lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet.

Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dit: Je compte

que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je

crus que faire le fier serait faire le sot, et je restai.

D'ailleurs la bonté de madame de Broglie m'avait touché, et me la

rendait intéressante. Je fus fort aise de dîner avec elle, et

j'espérai qu'en me connaissant davantage elle n'aurait pas regret

à m'avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon,

grand ami de la maison, y dîna aussi. Il avait, ainsi que madame

de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout

en petites allusions fines. Il n'y avait pas là de quoi briller

pour le pauvre Jean-Jacques. J'eus le bon sens de ne vouloir pas

faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j'eusse

été toujours aussi sage! je ne serais pas dans l'abîme où je suis

aujourd'hui.

J'étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier

aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur.

Après le dîner, je m'avisai de ma ressource ordinaire. J'avais

dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon

séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j'en mis

dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois.

Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir

que les regards de madame de Broglie disaient à sa mère: Hé bien,

maman, avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait

pour dîner avec vous qu'avec vos femmes? Jusqu'à ce moment

j'avais eu le cœur un peu gros; mais après m'être ainsi vengé je

fus content. Madame de Broglie, poussant un peu trop loin le

jugement avantageux qu'elle avait porté de moi, crut que j'allais

faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes

fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les

Confessions du comte de***. Ce livre, me dit-elle, est un Mentor

dont vous aurez besoin dans le monde: vous ferez bien de le

consulter quelquefois. J'ai gardé plus de vingt ans cet

exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait,

mais en riant souvent de l'opinion que paraissait avoir cette

dame de mon mérite galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage, je

désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon penchant m'inspirait

très bien: c'est le seul ami vrai que j'aie eu parmi les gens de

lettres.

Dès lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval

et madame la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me

laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai

pas. Parlons maintenant de mon entrée chez madame Dupin, qui a eu

de plus longues suites.

Madame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard

et de madame Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu'on pouvait

appeler les trois Grâces. Madame de la Touche, qui fit une

escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; madame d'Arty, la

maîtresse, et, bien plus, l'amie, l'unique et sincère amie de M.

le prince de Conti; femme adorable autant par la douceur, par la

bonté de son charmant caractère, que par l'agrément de son esprit

et par l'inaltérable gaieté de son humeur; enfin madame Dupin, la

plus belle des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché

d'écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M.

Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général

et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu'il

lui avait fait dans sa province. Elle était encore, quand je la

vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris.

Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux

épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m'était très nouveau;

ma pauvre tête n'y tint pas; je me trouble, je m'égare; et bref,

me voilà épris de madame Dupin.

Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle; elle ne

s'en aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me

parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'accompagna

du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à table à côté

d'elle. Il n'en fallait pas tant pour me rendre fou; je le

devins. Elle me permit de la venir voir: j'usai, j'abusai de la

permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dînais deux ou

trois fois la semaine. Je mourais d'envie de parler; je n'osai

jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle.

L'entrée d'une maison opulente est une porte ouverte à la

fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la

fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle était, était sérieuse

et froide; je ne trouvais rien dans ses manières d'assez agaçant

pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre

dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait

que d'être un peu moins nombreuses pour être d'élite dans tous

les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de

l'éclat: les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On

ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame

la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame

de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer

pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé

Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de

Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien

réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société,

d'autant mieux composée, n'en était que plus imposante; et le

pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller

beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne

pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma

lettre sans m'en parler. Le troisième jour, elle me la rendit,

m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton

froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes

lèvres: ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et, après

une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle

comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.

Je crus ma sottise oubliée: je me trompai. M. de Francueil,

fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son

âge et du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait

avoir des prétentions; on disait qu'il en avait auprès d'elle,

uniquement peut-être parce qu'elle lui avait donné une femme bien

laide, bien douce, et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous

les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La

musique, qu'il savait fort bien, fut entre nous un moyen de

liaison. Je le vis beaucoup; je m'attachais à lui: tout d'un coup

il me fit entendre que madame Dupin trouvait mes visites trop

fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment

aurait pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais

huit ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il venait,

ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d'autant

plus bizarre, que je n'en étais pas moins bien venu qu'auparavant

chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus

rarement; et j'aurais cessé d'y aller tout à fait, si, par un

autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait fait prier de

veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de

gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces

huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin

pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux

avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa

famille, et qui l'a fait mourir dans l'île de Bourbon. Pendant

que je fus auprès de lui, je l'empêchai de faire du mal à

lui-même ou à d'autres, et voilà tout: encore ne fut-ce pas une

médiocre peine, et je ne m'en serais pas chargé huit autres jours

de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour

récompense.

M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec

lui: nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle.

Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et

vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans

la rue Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là, par suite d'un rhume

négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis

mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies

inflammatoires, des pleurésies, et surtout des esquinancies

auxquelles j'étais très sujet, dont je ne tiens pas ici le

registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez près pour

me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j'eus le

temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité, ma

faiblesse et mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentais

embrasé, me laissait languir dans l'oisiveté d'esprit toujours à

la porte de la misère. La veille du jour où j'étais tombé malade,

j'étais allé à un opéra de Royer, qu'on donnait alors, et dont

j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des

autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvais

m'empêcher de trouver cette musique faible, sans chaleur, sans

invention. J'osais quelquefois me dire: Il me semble que je

ferais mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avais de la

composition d'un opéra, et l'importance que j'entendais donner

par les gens de l'art à cette entreprise, m'en rebutaient à

l'instant même, et me faisaient rougir d'oser y penser.

D'ailleurs où trouver quelqu'un qui voulût me fournir les paroles

et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de

musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le

transport de ma fièvre je composais des chants, des duos, des

chœurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di

prima intenzione dignes peut-être de l'admiration des maîtres

s'ils avaient pu les entendre exécuter. Oh! si l'on pouvait tenir

registre des rêves d'un fiévreux, quelles grandes et sublimes

choses on verrait sortir quelquefois de son délire!

Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent encore pendant

ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser,

et même malgré moi, je voulus en avoir le cœur net, et tenter de

faire à moi seul un opéra, paroles et musiques. Ce n'était pas

tout à fait mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri un

opéra-tragédie, intitulé Iphis et Anaxarète, que j'avais eu le

bon sens de jeter au feu. J'en avais fait à Lyon un autre,

intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, après l'avoir lu à

M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet et à d'autres,

j'avais fini par faire le même usage, quoique j'eusse déjà fait

la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eût

dit, en voyant cette musique, qu'il y avait des morceaux dignes

de Buononcini.

Cette fois, avant de mettre la main à l'œuvre, je me donnai

le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque

trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un

différent caractère de musique; et, prenant pour chaque sujet les

amours d'un poète, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon

premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le

second, en genre de musique tendre, était Ovide; et le troisième,

intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je

m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une

ardeur qui, pour la première fois, me fit goûter les délices de

la verve dans la composition. Un soir, près d'entrer à l'Opéra,

me sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets mon

argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi; je me mets au

lit, après avoir bien fermé mes rideaux pour empêcher le jour d'y

pénétrer; et là, me livrant à tout l'oestre poétique et musical,

je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie

de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de

Ferrare (car j'étais le Tasse pour lors), et mes nobles et fiers

sentiments vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit

cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans les

bras de la princesse elle-même. Il ne resta le matin dans ma tête

qu'une bien petite partie de ce que j'avais fait; mais ce peu,

presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de

marquer encore l'énergie des morceaux dont il offrait les débris.

Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en

ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je

m'attachais à la maison Dupin, madame de Beuzenval et madame de

Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avaient pas

oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait

d'être nommé ambassadeur à Venise. C'était un ambassadeur de la

façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour. Son frère,

le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur

le Dauphin, était de la connaissance de ces deux dames, et de

celle de l'abbé Alary de l'Académie française, que je voyais

aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'ambassadeur

cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en pourparler.

Je demandais cinquante louis d'appointement, ce qui était bien

peu dans une place où l'on est obligé de figurer. Il ne voulait

me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes

frais. La proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous

accorder. M. de Francueil, qui faisait ses efforts pour me

retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant

un autre secrétaire appelé M. Follau, qu'on lui avait donné au

bureau des affaires étrangères. A peine furent-ils arrivés à

Venise, qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il avait

affaire à un fou, le planta là; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un

jeune abbé appelé M. de Binis, qui écrivait sous le secrétaire et

n'était pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le

chevalier son frère, homme d'esprit, me tourna si bien, me

faisant entendre qu'il y avait des droits attachés à la place de

secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt

louis pour mon voyage, et je partis.

A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis,

pour voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône

et fus m'embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et par

raison d'économie, que pour prendre un passeport de M. de

Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui j'étais

adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivait

lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le

retarda.

C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise

y avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela

nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible

traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix

aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on

nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce

qu'on n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous

choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit,

l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le

lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à

deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table,

ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une

botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon

sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes

à grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à mon

aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant partout

la même solitude et la même nudité.

Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret

plutôt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis

à m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour

toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux

poux que j'avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de

changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je

procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étais choisie. Je

me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des

draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de

ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis

un siège d'une malle posée à plat, et une table de l'autre posée

de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en

manière de bibliothèque une douzaine de livres que j'avais. Bref,

je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des

fenêtres j'étais presque aussi commodément à ce lazaret

absolument nu qu'à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas

étaient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la

baïonnette au bout du fusil, les escortaient; l'escalier était ma

salle à manger, le palier me servait de table, la marche

inférieure me servait de siège; et quand mon dîner était servi,

l'on sonnait en se retirant une clochette, pour m'avertir de me

mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni

n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement,

j'allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me

servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur

le port, et d'où je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je

passai de la sorte quatorze jours; et j'aurais passé la vingtaine

entière sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de

France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et

demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de huit jours: je les

allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du

gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force

caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me

mena, tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons où

l'on s'amusait assez; et je liai avec lui connaissance et

correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je

poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis

Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin à Venise,

impatiemment attendu par M. l'ambassadeur.

Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des

autres ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui était

chiffré, quoiqu'il eût tous les chiffres nécessaires pour cela.

N'ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un

chiffre de ministre, je craignis d'abord d'être embarrassé; mais

je trouvai que rien n'était plus simple, et en moins de huit

jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valait pas la

peine; car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez

oisive, ce n'était pas à un pareil homme qu'on eût voulu confier

la moindre négociation. Il s'était trouvé dans un grand embarras

jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement.

Je lui étais très utile; il le sentait, et me traita bien. Un

autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay, son

prédécesseur, dont la tête s'était dérangée, le consul de France,

appelé M. Le Blond, était resté chargé des affaires de

l'ambassade; et depuis l'arrivée de M. de Montaigu, il continuait

de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au fait. M. de Montaigu,

jaloux qu'un autre fit son métier, quoique lui-même en fût

incapable, prit en guignon le consul; et sitôt que je fus arrivé,

il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour me les

donner. Elles étaient inséparables du titre; il me dit de le

prendre. Tant que je restai près de lui, jamais il n'envoya que

moi sous ce titre au sénat et à son conférent; et dans le fond il

était fort naturel qu'il aimât mieux avoir pour secrétaire

d'ambassade un homme à lui, qu'un consul ou un commis des bureaux

nommé par la cour.

Cela me rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses

gentilshommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la

plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison.

Je me servis avec succès de l'autorité qui y était attachée pour

maintenir son droit de liste, c'est-à-dire la franchise de son

quartier contre les tentatives qu'on fit plusieurs fois pour

l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens n'avaient

garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y

réfugiât des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages

dont S. Exc. n'aurait pas dédaigné sa part.

Elle osa même réclamer sur les droits du secrétariat qu'on

appelait la chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas

d'y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces

passeports payait un sequin au secrétaire qui l'expédiait et le

contresignait. Tous mes prédécesseurs s'étaient fait payer ce

sequin indistinctement tant des Français que des étrangers. Je

trouvai cet usage injuste; et, sans être Français, je l'abrogeai

pour les Français; mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de

tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de la reine

d'Espagne, m'ayant fait demander un passeport sans m'envoyer le

sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif

Italien n'oublia pas. Dès qu'on sut la réforme que j'avais faite

dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en

avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des

baragouins abominables, se disaient l'un Provençal, l'autre

Picard, l'autre Bourguignon. Comme j'ai l'oreille assez fine, je

n'en fus guère la dupe, et je doute qu'un seul Italien m'ait

soufflé mon sequin et qu'un seul Français l'ait payé. J'eus la

bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien de rien, ce

que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles;

et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des

Français, il prétendit que j'entrasse en compte avec lui sur les

autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de

cette bassesse qu'affecté pour mon propre intérêt, je rejetai

hautement sa proposition. Il insista, je m'échauffai: Non,

monsieur, lui dis-je très vivement, que Votre Excellence garde ce

qui est à elle, et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en

céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette

voie, il en prit une autre. Il n'eut pas honte de me dire que,

puisque j'avais des profits à sa chancellerie, il était juste que

j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article;

et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire,

bougie, nonpareille, jusqu'au sceau que je fis refaire, sans

qu'il m'en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m'empêcha pas

de faire une petite part du produit des passeports à l'abbé de

Binis, bon garçon, et bien éloigné de prétendre à rien de

semblable. S'il était complaisant envers moi, je n'étais pas

moins honnête envers lui et nous avons toujours bien vécu

ensemble.

Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante

que je n'avais craint pour un homme sans expérience, auprès d'un

ambassadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroît,

l'ignorance et l'entêtement contrariaient comme à plaisir tout ce

que le bon sens et quelques lumières m'inspiraient de bien pour

son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut

de se lier avec le marquis de Mari, ambassadeur d'Espagne, homme

adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il l'eût voulu; mais

qui, vu l'union d'intérêt des deux couronnes, le conseillait

d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût gâté ses conseils en

fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose

qu'ils eussent à faire de concert était d'engager les Vénitiens à

maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester

de leur fidélité à l'observer, tandis qu'ils fournissaient

publiquement des munitions aux troupes autrichiennes, et même des

recrues sous prétexte de désertion. M. de Montaigu, qui, je

crois, voulait plaire à la république, ne manquait pas aussi,

malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses

dépêches qu'elle n'enfreindrait jamais la neutralité.

L'entêtement et la stupidité de ce pauvre homme me faisaient

écrire et faire à tout moment des extravagances dont j'étais bien

forcé d'être l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me rendaient

quelquefois mon métier insupportable, et même presque

impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus

grande partie de sa dépêche au roi et de celle au ministre fût en

chiffres, quoique l'une et l'autre ne contînt absolument rien qui

demandât cette précaution. Je lui représentai qu'entre le

vendredi qu'arrivaient les dépêches de la cour, et le samedi que

partaient les nôtres, il n'y avait pas assez de temps pour

l'employer à tant de chiffres, et à la forte correspondance dont

j'étais chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un

expédient admirable: ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux

dépêches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut

même si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur

l'impossibilité, sur l'absurdité de son exécution, qu'il en

fallut passer par là; et tout le temps que j'ai demeuré chez lui,

après avoir tenu note de quelques mots qu'il me disait dans la

semaine à la volée, et de quelques nouvelles triviales que

j'allais écumant par-ci par-là, muni de ces uniques matériaux, je

ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des

dépêches qui devaient partir le samedi, sauf quelques additions

ou corrections que je faisais à la hâte sur celles qui devaient

venir le vendredi, et auxquelles les nôtres servaient de

réponses. Il avait un autre tic fort plaisant, et qui donnait à

sa correspondance un ridicule difficile à imaginer: c'était de

renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre

son cours. Il marquait à M. Amelot les nouvelles de la cour, à M.

de Maurepas celles de Paris, à M. d'Havrincourt celles de Suède,

à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg, et quelquefois à

chacun celles qui venaient de lui-même, et que j'habillais en

termes un peu différents. Comme de tout ce que je lui portais à

signer il ne parcourait que les dépêches de la cour, il signait

celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un

peu plus le maître de tourner ces dernières à ma mode, et j'y fis

au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de

donner un tour raisonnable aux dépêches essentielles: heureux

encore quand il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques

lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en

hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à

laquelle il fallait donner l'honneur du chiffre, sans quoi il ne

l'aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l'amour de sa

gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit; mais

sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je

le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec

franchise, et de remplir au moins mon devoir auprès de lui.

C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle et

un courage qui méritaient de sa part une autre récompense que

celle que j'en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une

fois ce que le ciel, qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce

que l'éducation que j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce

que celle que je m'étais donnée à moi-même, m'avait fait être; et

je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseil, sans

expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au

milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour

écarter le scandale du bon exemple, m'excitaient à les imiter;

loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne

devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en

tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en

vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république, celle de

tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et

l'affection de tous les Français établis à Venise, sans en

excepter le consul même, que je supplantais à regret dans les

fonctions que je savais lui être dues, et qui me donnaient plus

d'embarras que de plaisir.

M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis Mari, qui

n'entrait pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel

point que sans moi les Français qui étaient à Venise ne se

seraient pas aperçus qu'il y eût un ambassadeur de leur nation.

Toujours éconduits sans qu'il voulût les entendre lorsqu'ils

avaient besoin de sa protection, ils se rebutèrent, et l'on n'en

voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, où il ne les

invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu'il aurait dû

faire: je rendis aux Français qui avaient recours à lui et à moi

tous les services qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays,

j'aurais fait davantage; mais ne pouvant voir personne en place à

cause de la mienne, j'étais forcé de recourir souvent au consul:

et le consul, établi dans le pays où il avait sa famille, avait

des ménagements à garder qui l'empêchaient de faire ce qu'il

aurait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'oser

parler, je m'aventurais à des démarches hasardeuses, dont

plusieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le souvenir me

fait encore rire: on ne se douterait guère que c'est à moi que

les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline et sa sœur

Camille: rien cependant n'est plus vrai. Véronèse, leur père,

s'était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne; et

après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de

partir, il s'était tranquillement mis à Venise au théâtre de

Saint-Luc, où Coralline, tout enfant qu'elle était encore,

attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier

gentilhomme de la chambre, écrivit à l'ambassadeur pour réclamer

le père et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me dit

pour toute instruction: Voyez cela. J'allai chez M. le Blond le

prier de parler au patricien à qui appartenait le théâtre de

Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani, afin qu'il

renvoyât Véronèse, qui était engagé au service du roi. Le Blond,

qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal.

Zustiniani battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé.

J'étais piqué. L'on était en carnaval: ayant pris la bahute et le

masque, je me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui

virent entrer ma gondole avec la livrée de l'ambassadeur furent

frappés; Venise n'avait jamais vu pareille chose. J'entre, je me

fais annoncer sous le nom d'una siora maschera. Sitôt que je fus

introduit, j'ôte mon masque et je me nomme. Le sénateur pâlit et

reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c'est à regret

que j'importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez à

votre théâtre de Saint-Luc un homme, nommé Véronèse, qui est

engagé au service du roi, et qu'on vous a fait demander

inutilement: je viens le réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte

harangue fit effet. A peine étais-je parti, que mon homme courut

rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'État, qui lui

lavèrent la tête. Véronèse fut congédié le jour même. Je lui fis

dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrêter;

et il partit.

Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de

vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le concours de

personne. Il s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai

oublié le nom du vaisseau. Son équipage avait pris querelle avec

des Esclavons au service de la république: il y avait eu des

voies de fait, et le vaisseau avait été mis aux arrêts avec une

telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n'y

pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à

l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul, qui lui

dit que ce n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne

pouvait s'en mêler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi.

Je représentai à M. de Montaigu qu'il devait me permettre de

donner sur cette affaire un mémoire au sénat. Je ne me rappelle

pas s'il y consentit et si je présentai le mémoire; mais je me

rappelle bien que, mes démarches n'aboutissant à rien, et

l'embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit.

J'insérai la relation de cette affaire dans une dépêche à M. de

Maurepas et j'eus même assez de peine à faire consentir M. de

Montaigu à passer cet article. Je savais que nos dépêches, sans

valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étaient à Venise; j'en

avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot

dans la gazette: infidélité dont j'avais inutilement voulu porter

l'ambassadeur à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette

vexation dans la dépêche, était de tirer parti de leur curiosité,

pour leur faire peur et les engager à délivrer le vaisseau; car

s'il eût fallu attendre pour cela la réponse de la cour, le

capitaine était ruiné avant qu'elle ne fût venue. Je fis plus, je

me rendis au vaisseau pour interroger l'équipage. Je pris avec

moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à

contrecœur; tant tous ces pauvres gens craignaient de déplaire

au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je

restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbal, interrogeant à

haute voix et successivement tous les gens de l'équipage, et

dirigeant mes questions de manière à tirer des réponses qui leur

fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les

interrogations et le verbal lui-même, ce qui en effet était plus

de son métier que du mien. Il n'y voulut jamais consentir, ne dit

pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal après moi.

Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès, et

le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre.

Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui

dis, en lui frappant sur l'épaule: Capitaine Olivet, crois-tu que

celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu'il

trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi? Il

voulut au moins me donner sur son bord un dîner, que j'acceptai,

et où je menai le secrétaire d'ambassade d'Espagne, nommé Carrio,

homme d'esprit et très aimable, qu'on a vu depuis secrétaire

d'ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je

m'étais intimement lié, à l'exemple de nos ambassadeurs.

Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait

désintéressement tout le bien que je pouvais faire, j'avais su

mettre assez d'ordre et d'attention dans tous ces menus détails

pour n'en pas être la dupe et servir les autres à mes dépens!

Mais dans les places comme celles que j'occupais, où les moindres

fautes ne sont pas sans conséquence, j'épuisais toute mon

attention pour n'en point faire contre mon service. Je fus

jusqu'à la fin du plus grand ordre et de la plus grande

exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors

quelques erreurs qu'une précipitation forcée me fit faire en

chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une

fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais à me reprocher

une seule négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à

noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi que moi:

mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans les affaires

particulières dont je me chargeais; et l'amour de la justice m'en

a toujours fait supporter le préjudice de mon propre mouvement,

avant que personne songeât à se plaindre. Je n'en citerai qu'un

seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j'ai

senti le contrecoup dans la suite à Paris.

Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France

un ancien billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses

amis avait d'un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour

fourniture de perruques. Rousselot m'apporta ce billet, en me

priant de tâcher d'en tirer quelque chose par accommodement. Je

savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles vénitiens

est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes

qu'ils ont contractées en pays étranger: quand on les y veut

contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le

malheureux créancier, qu'il se rebute, et finit par tout

abandonner, ou s'accommoder presque pour rien. Je priai M. le

Blond de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet, non du

payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins.

Quand le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se

trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente

survint ma querelle avec l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui.

Je laissai les papiers de l'ambassade dans le plus grand ordre,

mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond

m'assura me l'avoir rendu. Je le connaissais trop honnête homme

pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce

qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je

priai M. le Blond de tâcher de tirer les trois sequins sur un

reçu, ou de l'engager à renouveler le billet par duplicata.

Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni

l'autre. J'offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour

l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je

m'accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna

l'adresse. Le perruquier, sachant ce qui s'était passé, voulut

son billet ou son argent en entier. Que n'aurais-je point donné

dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet? Je payai

les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse.

Voilà comment la perte du billet valut au créancier le payement

de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce

billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix

écus promis par Son Excellence Zanetto Nani.

Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit

remplir avec goût; et hors la société de mon ami Carrio, celle du

vertueux Altuna, dont j'aurai bientôt à parler, hors les

récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle

et de quelques visites que nous faisions presque toujours

ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon

travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l'aide de l'abbé de

Binis, comme la correspondance était très étendue et qu'on était

en temps de guerre, je ne laissais pas d'être occupé

raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie

de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu'à

minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier que

je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de

mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En

effet, il n'y avait qu'une voix sur mon compte, à commencer par

celle de l'ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui

ne s'en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans

la suite que de ce que, m'étant plaint inutilement moi-même, je

voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et ministres du

roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur

le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le

flatter, et qui, dans sa mauvaise tête, produisaient un effet

tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance

essentielle, qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine

d'être expliqué.

Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de

presque tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir

que le travail fût achevé; et me talonnant sans cesse pour

expédier les dépêches du roi et des ministres, il les signait en

hâte, et puis courait je ne sais où, laissant la plupart des

autres lettres sans signature: ce qui me forçait, quand ce

n'était que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais

lorsqu'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du

roi, il fallait bien que quelqu'un signât, et je signais. J'en

usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de

M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C'était dans le

temps que le prince de Lobkowitz marchait à Naples, et que le

comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle

manœuvre de guerre de tout le siècle, et dont l'Europe a trop

peu parlé. L'avis portait qu'un homme, dont M. Vincent nous

envoyait le signalement, partait de Vienne, et devait passer à

Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargé d'y faire

soulever le peuple à l'approche des Autrichiens. En l'absence de

M. le comte de Montaigu, qui ne s'intéressait à rien, je fis

passer à M. le marquis de l'Hôpital cet avis si à propos, que

c'est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison

de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples.

Le marquis de l'Hôpital, en remerciant son collègue comme il

était juste, lui parla de son secrétaire, et du service qu'il

venait de rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu, qui

avait à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut

entrevoir dans ce compliment un reproche, et m'en parla avec

humeur. J'avais été dans le cas d'en user avec le comte de

Castellane, ambassadeur à Constantinople, comme avec le marquis

de l'Hôpital, quoiqu'en chose moins importante. Comme il n'y

avait point d'autre poste pour Constantinople que les courriers

que le sénat envoyait de temps en temps à son bayle, on donnait

avis du départ de ces courriers à l'ambassadeur de France, pour

qu'il pût écrire par cette voie à son collègue, s'il le jugeait à

propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou deux à l'avance:

mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se

contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux

avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le

cas de faire la dépêche en son absence. M. de Castellane, en y

répondant, faisait mention de moi en termes honnêtes; autant en

faisait à Gênes M. de Jonville: autant de nouveaux griefs.

J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire

connaître, mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos;

et il me paraissait fort juste, en servant bien, d'aspirer au

prix naturel des bons services, qui est l'estime de ceux qui sont

en état d'en juger et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon

exactitude à remplir mes fonctions était de la part de

l'ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien

que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre

séparation.

Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sur un bon pied, se

remplissait de canaille: les Français y étaient maltraités, les

Italiens y prenaient l'ascendant; et même parmi eux les bons

serviteurs attachés depuis longtemps à l'ambassade furent tous

malhonnêtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui

l'avait été du comte de Froulay, et qu'on appelait, je crois, le

comte Peati, ou d'un nom très approchant. Le second gentilhomme,

du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé

Dominique Vitali, à qui l'ambassadeur confia le soin de sa

maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint

sa confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu

d'honnêtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était

à leur tête. L'œil intègre d'un honnête homme est toujours

inquiétant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu davantage

pour que celui-ci me prît en haine; mais cette haine avait une

autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire

cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais tort.

L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des

cinq spectacles. Tous les jours à dîner il nommait le théâtre où

il voulait aller ce jour-là; je choisissais après lui, et les

gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant

la clef de la loge que j'avais choisie. Un jour, Vitali n'étant

pas là, je chargeai le valet de pied qui me servait de m'apporter

la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de

m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait disposé. J'étais d'autant

plus outré, que le valet de pied m'avait rendu compte de ma

commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire

quelques mots d'excuse que je ne reçus point: Demain, monsieur,

lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la

maison où j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en ont été

les témoins; ou après-demain, quoi qu'il arrive, je vous déclare

que vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il

vint au lieu et à l'heure me faire des excuses publiques avec une

bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures, et,

tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement

à l'italienne, que, ne pouvant porter l'ambassadeur à me donner

mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre.

Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me

connaître; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues;

il me connaissait bon et doux à l'excès pour supporter des torts

involontaires, fier et peu endurant pour des offenses

préméditées, aimant la décence et la dignité dans les choses

convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'était dû

qu'attentif à rendre celui que je devais aux autres. C'est par là

qu'il entreprit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison

sens dessus dessous; il en ôta ce que j'avais tâché d'y maintenir

de règle, de subordination, de propreté, d'ordre. Une maison sans

femme a besoin d'une discipline un peu sévère, pour y faire

régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientôt de

la nôtre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fripons

et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E., à la

place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme

lui, qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux

coquins bien d'accord étaient d'une indécence égale à leur

insolence. Hors la seule chambre de l'ambassadeur, qui même

n'était pas trop en règle, il n'y avait pas un seul coin dans la

maison souffrable pour un honnête homme.

Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les

gentilshommes et moi, une table particulière, où mangeaient aussi

l'abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on

est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale,

et l'on a mieux à manger. On nous donnait une seule petite

chandelle bien noire, des assiettes d'étain, des fourchettes de

fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret: mais on m'ôta

ma gondole; seul de tous les secrétaires d'ambassadeur, j'étais

forcé d'en louer une ou d'aller à pied; et je n'avais plus la

livrée de S. E. que quand j'allais au sénat. D'ailleurs, rien de

ce qui se passait au dedans n'était ignoré dans la ville. Tous

les officiers de l'ambassadeur jetaient des hauts cris.

Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant

bien que l'indécence avec laquelle nous étions traités m'était

plus sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je ne

disais rien au dehors; mais je me plaignais vivement à

l'ambassadeur et du reste et de lui-même, qui, secrètement excité

par son âme damnée, me faisait chaque jour quelque nouvel

affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec

mes confrères et convenablement à mon poste, je ne pouvais

arracher un sou de mes appointements; et quand je lui demandais

de l'argent, il me parlait de son estime et de sa confiance,

comme si elle eût dû remplir ma bourse et pourvoir à tout.

Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la

tête à leur maître, qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le

ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe,

qu'ils lui persuadaient être des marchés d'escroc. Ils lui firent

louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils

partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartements en

étaient incrustés en mosaïques, et garnis de colonnes et de

pilastres de très beaux marbres à la mode du pays. M. de Montaigu

fit superbement masquer tout cela d'une boiserie de sapin, par

l'unique raison qu'à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce

fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs

qui étaient à Venise, il ôta l'épée à ses pages et la canne à ses

valets de pied. Voilà quel était l'homme qui, toujours par le

même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je

le servais fidèlement.

J'endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais

traitements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas

voir de la haine; mais dès que je vis le dessein formé de me

priver de l'honneur que je méritais par mon bon service, je

résolus d'y renoncer. La première marque que je reçus de sa

mauvaise volonté fut à l'occasion d'un dîner qu'il devait donner

à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise, et

dans lequel il me signifia que je n'aurais pas place à sa table.

Je lui répondis, piqué, mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur

d'y dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeait que je

m'en abstinsse quand il y viendrait, il était de la dignité de

Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir. Comment!

dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n'est pas

gentilhomme, prétend dîner avec un souverain, quand mes

gentilshommes n'y dînent pas! Oui, monsieur, lui répliquai-je, le

poste dont m'a honoré Votre Excellence m'ennoblit si bien tant

que je le remplis, que j'ai même le pas sur vos gentilshommes ou

soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent l'être. Vous

n'ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique,

je suis appelé par l'étiquette, et par un usage immémorial, à

vous y suivre en habit de cérémonie, et à l'honneur d'y dîner

avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un

homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat

de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc

de Modène. Quoique l'argument fût sans réplique, l'ambassadeur ne

s'y rendit point: mais nous n'eûmes pas occasion de renouveler la

dispute, M. le duc de Modène n'étant point venu dîner chez lui.

Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me

faire des passe-droits, s'efforçant de m'ôter les petites

prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son

cher Vitali; et je suis sûr que s'il eût osé l'envoyer au sénat à

ma place, il l'aurait fait. Il employait ordinairement l'abbé de

Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières: il

se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de

l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire

aucune mention de moi qui seul m'en étais mêlé, il m'ôtait même

l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour

l'attribuer à Patizel, qui n'avait pas dit un seul mot. Il

voulait me mortifier et complaire à son favori, mais non pas se

défaire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisé de

me trouver un successeur qu'à M. Follau, qui l'avait déjà fait

connaître. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût

l'italien, à cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses

dépêches, toutes ses affaires sans qu'il se mêlât de rien; qui

joignît au mérite de bien servir la bassesse d'être le

complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait

donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du

sien, sans argent pour y retourner; et il aurait réussi

peut-être, s'il s'y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avait

d'autres vues et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en

vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines, que

l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de

m'en savoir gré, que je n'avais plus à espérer chez lui que

désagréments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le

décri général où il s'était mis, ses mauvais offices pouvaient me

nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et

lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d'un

secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son

train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en

devoir de chercher personne, j'écrivis à son frère, et, lui

détaillant mes motifs, je le priai d'obtenir mon congé de Son

Excellence, ajoutant que de manière ou d'autre il m'était

impossible de rester. J'attendis longtemps, et n'eus point de

réponse. Je commençais d'être fort embarrassé; mais l'ambassadeur

reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu'elle fût vive,

car, quoiqu'il fût sujet à des emportements très féroces, je ne

lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d'injures

abominables, ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu

ses chiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d'un ton moqueur

s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour

en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit

mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la

fenêtre. Jusque-là j'avais été fort tranquille; mais à cette

menace, la colère et l'indignation me transportèrent à mon tour.

Je m'élançai vers la porte, et après avoir tiré le bouton qui la

fermait en dedans: Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en

revenant à lui d'un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de

cette affaire; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon

action, mon air le calmèrent à l'instant même; la surprise et

l'effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu

de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans

attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte, je sortis, et

passai posément dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se

levèrent à l'ordinaire, et qui, je crois, m'auraient plutôt prêté

main-forte contre lui, qu'à lui contre moi. Sans remonter chez

moi, je descendis l'escalier tout de suite, et sortis

sur-le-champ du palais pour n'y plus rentrer.

J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en

fut peu surpris; il connaissait l'homme. Il me retint à dîner. Ce

dîner, quoique impromptu, fut brillant; tous les Français de

considération qui étaient à Venise s'y trouvèrent: l'ambassadeur

n'eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce

récit il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en faveur de Son

Excellence. Elle n'avait point réglé mon compte, ne m'avait pas

donné un sou; et, réduit pour toute ressource à quelques louis

que j'avais sur moi, j'étais dans l'embarras pour mon retour.

Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de

sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de

Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j'avais le plus de liaison. Je

remerciai tous les autres, et en attendant mon départ, j'allai

loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public

que la nation n'était pas complice des injustices de

l'ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon

infortune et lui délaissé, tout ambassadeur qu'il était, perdit

tout à fait la tête, et se comporta comme un forcené. Il s'oublia

jusqu'à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur

l'avis que m'en donna l'abbé de Binis, je résolus de rester

encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme

j'avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite; j'étais

universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre

à l'extravagant mémoire de l'ambassadeur, et me fit dire par le

consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu'il me

plairait, sans m'inquiéter des démarches d'un fou. Je continuai

de voir mes amis: j'allai prendre congé de M. l'ambassadeur

d'Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti,

ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j'écrivis,

et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je

partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d'autres dettes

que les emprunts dont je viens de parler, et une cinquante d'écus

chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer et

que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent

revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux emprunts dont j'ai

parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me

fut possible.

Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres

amusements de cette ville, ou du moins de la très petite part que

j'y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse

combien peu j'ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux

qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes

occupations, qui d'ailleurs m'en auraient empêché, rendirent plus

piquantes les récréations simples que je me permettais. La

première et la plus douce était la société des gens de mérite,

MM. le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna, et un gentilhomme

forlan dont j'ai grand regret d'avoir oublié le nom, et dont je

ne me rappelle point sans émotion l'aimable souvenir: c'était, de

tous les hommes que j'ai connus dans ma vie, celui dont le cœur

ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou

trois Anglais pleins d'esprit et de connaissances, passionnés de

la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs

femmes, ou leurs amies, ou leurs maîtresses, ces dernières

presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la

musique ou des bals. On y jouait aussi, mais très peu; les goûts

vifs, les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement

insipide. Le jeu n'est que la ressource des gens ennuyés. J'avais

apporté de Paris le préjugé qu'on a dans ce pays-là contre la

musique italienne: mais j'avais aussi reçu de la nature cette

sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas.

J'eus bientôt pour cette musique la passion qu'elle inspire à

ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant les barcarolles,

je trouvais que je n'avais pas ouï chanter jusqu'alors; et

bientôt je m'engouai tellement de l'Opéra, qu'ennuyé de babiller,

manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais voulu

qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d'un

autre côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais,

malgré la longueur du spectacle, au plaisir d'en jouir à mon aise

jusqu'à la fin. Un jour, au théâtre de Saint-Chrysostome, je

m'endormis, et bien plus profondément que je n'aurais fait dans

mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillèrent point;

mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent

la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me

réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand

j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux! Ma première

idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me

rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie, commençait

ainsi:

 

Conservami la bella

Che si m'accende il cor.

 

Je voulus avoir ce morceau: je l'eus, et je l'ai gardé

longtemps; mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma

mémoire. C'était bien la même note, mais ce n'était pas la même

chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma

tête, comme il le fut le jour qu'il me réveilla.

Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et

qui n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde,

est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité

établies pour donner l'éducation à des jeunes filles sans bien,

et que la république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour

le cloître. Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes

filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à

l'église de ces quatre scuole, on a durant les vêpres des motets

à grand chœur et en grand orchestre, composés et dirigés par les

plus grands maîtres de l'Italie, exécutés dans des tribunes

grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas

vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi

touchant que cette musique: les richesses de l'art, le goût

exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de

l'exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire

une impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont

je doute qu'aucun cœur d'homme soit à l'abri. Jamais Carrio ni

moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti, et nous n'étions pas

les seuls. L'église était toujours pleine d'amateurs; les acteurs

même de l'Opéra venaient se former au vrai goût du chant sur ces

excellents modèles. Ce qui me désolait était ces maudites grilles

qui ne laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges

de beauté dont ils étaient dignes. Je ne parlais d'autre chose.

Un jour que j'en parlais chez M. le Blond: Si vous êtes si

curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de

vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je

veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en

repos qu'il ne m'eût tenu parole. En entrant dans le salon qui

renfermait ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement

d'amour que je n'avais jamais éprouvé. M. le Blond me présenta

l'une après l'autre ces chanteuses célèbres dont la voix et le

nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez, Sophie... Elle

était horrible. Venez, Cattina... Elle était borgne. Venez,

Bettina... La petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une

n'était sans quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma

cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables;

elles ne chantaient que dans les chœurs. J'étais désolé. Durant

le goûter, on les agaça, elles s'égayèrent. La laideur n'exclut

pas les grâces; je leur en trouvai. Je me disais: on ne chante

pas ainsi sans âme; elles en ont. Enfin ma façon de les voir

changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces

laiderons. J'osais à peine retourner à leurs vêpres. J'eus de

quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux

et leurs voix fardaient si bien leurs visages, que tant qu'elles

chantaient je m'obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver

belles.

La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas

la peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je

louai un clavecin, et pour un petit écu j'avais chez moi quatre

ou cinq symphonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la

semaine à exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de

plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques symphonies de

mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulût

cajoler, le maître des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit

demander deux que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet

admirable orchestre, et qui furent dansées par une petite

Bettina, jolie et surtout aimable fille, entretenue par un

Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et chez laquelle nous

allions passer la soirée assez souvent.

Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme

Venise qu'on s'en abstient: n'avez-vous rien, pourrait-on me

dire, à confesser sur cet article? Oui, j'ai quelque chose à dire

en effet, et je vais procéder à cette confession avec la même

naïveté que j'ai mise à toutes les autres.

J'ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques, et je

n'avais pas à Venise autre chose à ma portée, l'entrée de la

plupart des maisons du pays m'étant interdite à cause de ma

place. Les filles de M. le Blond étaient très aimables, mais d'un

difficile abord; et je considérais trop le père et la mère pour

penser même à les convoiter.

J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée

mademoiselle de Catanéo, fille de l'agent du roi de Prusse; mais

Carrio était amoureux d'elle, il a même été question de mariage.

Il était à son aise, et je n'avais rien; il avait cent louis

d'appointements, je n'avais que cent pistoles; et outre que je ne

voulais pas aller sur les brisées d'un ami, je savais que

partout, et surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie,

on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n'avais pas perdu

la funeste habitude de donner le change à mes besoins; et, trop

occupé pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vécus

près d'un an dans cette ville aussi sage que j'avais fait à

Paris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir

approché du sexe que deux seules fois, par les singulières

occasions que je vais dire.

La première me fut procurée par l'honnête gentilhomme

Vitali, quelque temps après l'excuse que je l'obligeai de me

demander dans toutes les formes. On parlait à table des

amusements de Venise. Ces messieurs me reprochaient mon

indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse

des courtisanes vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point

au monde qui les valussent. Dominique dit qu'il fallait que je

fisse connaissance avec la plus aimable de toutes; qu'il voulait

m'y mener et que j'en serais content. Je me mis à rire de cette

offre obligeante, et le comte Peati, homme déjà vieux et

vénérable, dit, avec plus de franchise que je n'en aurais attendu

d'un Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser mener

chez des filles par mon ennemi. Je n'en avais en effet ni

l'intention ni la tentation; et malgré cela, par une de ces

inconséquences que j'ai peine à comprendre moi-même, je finis par

me laisser entraîner contre mon goût, mon cœur, ma raison, ma

volonté même, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de

la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là, per non parer

troppo coglione. La Padoana chez qui nous allâmes était d'une

assez jolie figure, belle même, mais non pas d'une beauté qui me

plût. Dominique me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti,

je la fis chanter, et au bout d'une demi-heure, je voulus m'en

aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le

singulier scrupule de n'en vouloir point qu'elle ne l'eût gagné

et moi la singulière bêtise de lever son scrupule. Je m'en revins

au palais, si persuadé que j'étais poivré, que la première chose

que je fis en arrivant fut d'envoyer chercher le chirurgien pour

lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d'esprit

que je souffris durant trois semaines, sans qu'aucune incommodité

réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je ne pouvais

concevoir qu'on pût sortir impunément des bras de la Padoana. Le

chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer.

Il n'en put venir à bout qu'en me persuadant que j'étais conformé

d'une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté;

et quoique je me sois moins exposé peut-être qu'aucun autre homme

à cette expérience, ma santé, de ce côté, n'ayant jamais reçu

d'atteinte, m'est une preuve que le chirurgien avait raison.

Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire; et si je

tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je

n'en ai pas abusé.

Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d'une

espèce bien différente, et quant à son origine et quant à ses

effets. J'ai dit que le capitaine Olivet m'avait donné à dîner

sur son bord, et que j'y avais mené le secrétaire d'Espagne. Je

m'attendais au salut du canon. L'équipage nous reçut en haie,

mais il n'y eut pas une amorce brûlée, ce qui me mortifia

beaucoup à cause de Carrio, que je vis en être un peu piqué; et

il était vrai que sur les vaisseaux marchands on accordait le

salut du canon à des gens qui ne nous valaient certainement pas;

d'ailleurs, je croyais avoir mérité quelque distinction du

capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m'est toujours

impossible; et quoique le dîner fût très bon, et qu'Olivet en fît

très bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur,

mangeant peu et parlant encore moins.

A la première santé, du moins, j'attendais une salve: rien.

Carrio, qui me lisait dans l'âme, riait de me voir grogner comme

un enfant. Au tiers du dîner, je vois approcher une gondole. Ma

foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici

l'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire: il répond en

plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune

personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui

dans trois sauts fut dans la chambre; et je la vis établie à côté

de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert.

Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au

plus. Elle ne parlait qu'italien; son accent seul eût suffi pour

me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me

regarde, me fixe un moment, puis s'écriant: Bonne Vierge! ah! mon

cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette

entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à

m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans

mon cœur des traits de feu; et quoique la surprise fît d'abord

quelque diversion, la volupté me gagna très rapidement, au point

que, malgré les spectateurs il fallut bientôt que cette belle me

contînt elle-même; car j'étais ivre ou plutôt furieux. Quand elle

me vit au point où elle me voulait, elle mit plus de modération

dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; et quand il lui

plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette

pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s'y tromper, à M.

de Brémond, directeur des douanes de Toscane; qu'elle avait

raffolé de ce M. de Brémond; qu'elle en raffolait encore; qu'elle

l'avait quitté, parce qu'elle était une sotte; qu'elle me prenait

à sa place; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait;

qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela

lui conviendrait; et que, quand elle me planterait là, je

prendrais patience comme avait fait son cher Brémond. Ce qui fut

dit fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un homme à

elle, me donnait à garder ses gants, son éventail, son cinda, sa

coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou là, de faire ceci ou cela et

j'obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce

qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit

de m'ôter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce

qu'elle avait à lui parler, et je le fis. Ils causèrent très

longtemps ensemble et tout bas; je les laissai faire. Elle

m'appela, je revins. Écoute, Zanetto, me dit-elle, je ne veux

point être aimée à la française, et même il n'y ferait pas bon:

au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne reste pas à demi, je

t'en avertis. Nous allâmes après le dîner voir la verrerie à

Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques, qu'elle nous

laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes

beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par

l'indifférence avec laquelle elle jetait son argent et nous

laissait jeter le nôtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix

pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c'était par

vanité plus que par avarice: elle s'applaudissait du prix qu'on

mettait à ses faveurs.

Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je

vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant

un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique; pourrait-on

savoir quel en est l'usage? Je vous connais d'autres armes qui

font feu mieux que celles-là. Après quelques plaisanteries sur le

même ton, elle nous dit, avec une naïve fierté qui la rendait

encore plus charmante: Quand j'ai des bontés pour des gens que je

n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien

n'est plus juste: mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas

endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me

manquera.

En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je

ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza:

dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaît que dans les

pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique

je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses

manchettes et son tour de gorge étaient bordés d'un fil de soie

garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort

belle peau. Je vis ensuite que c'était la mode à Venise; et

l'effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode

n'ait jamais passé en France. Je n'avais point d'idée des

voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de Larnage, dans

les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais

qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta!

Ne tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille

enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité; les jeunes

vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail

sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes.

Jamais si douce jouissance ne s'offrit au cœur et aux sens d'un

mortel. Ah! du moins, si je l'avais su goûter pleine et entière

un seul moment!... Je la goûtai, mais sans charme; j'en émoussai

toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature

ne m'a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le

poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appétit dans

mon cœur.

S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon

naturel, c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle

je me rappelle en ce moment l'objet de mon livre me fera mépriser

ici la fausse bienséance qui m'empêcherait de le remplir. Qui que

vous soyez, qui voulez connaître un homme, osez lire les deux ou

trois pages suivantes: vous allez connaître à plein Jean-Jacques

Rousseau.

J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le

sanctuaire de l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité

dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et

sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit

éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités,

le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en

perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout

à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid

mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prêt

à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant.

Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me

passait par la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je

dispose est le chef-d'œuvre de la nature et de l'amour;

l'esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne et

généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes

devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être à ses

pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public;

un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se

jeter à ma tête, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à moi dont le

mérite, qu'elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là

quelque chose d'inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine mes

sens et me rend la dupe d'une indigne salope, ou il faut que

quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses

charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer.

Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit

singulière, et il ne me vint pas même à l'esprit que la v... pût

y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l'éclat de son coloris,

la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de

propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si

parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis

la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez

sain pour elle; et je suis très persuadé qu'en cela ma confiance

ne me trompait pas.

Ces réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point d'en

pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle

tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite; mais,

ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle

comprit et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n'avait pas de

part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en guérir et

d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'étais prêt à

me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois

souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle

avait un téton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que

ce téton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant

dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne; et, persuadé

que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de

tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que

dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image,

je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut de

la nature, des hommes et de l'amour. Je poussai la stupidité

jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d'abord la chose

en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des

choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds

d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se

rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre

à sa fenêtre. Je voulus m'y mettre à côté d'elle; elle s'en ôta,

fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'après; et,

se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid

et dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un

autre rendez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant,

avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je

passai ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et

de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant,

regrettant les moments si mal employés, qu'il n'avait tenu qu'à

moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus

vive impatience celui d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet

encore, malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de

cette adorable fille avec l'indignité de son état. Je courus, je

volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si son tempérament

ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l'eût

été du moins, et je me faisais d'avance une jouissance délicieuse

de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes

torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant

j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était partie la veille

pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la

possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon

regret insensé ne m'a point quitté. Tout aimable, toute charmante

qu'elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre;

mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle

n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant.

Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés

à Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout

au plus. Carrio était galant: ennuyé de n'aller toujours que chez

des filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir

une à son tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa

l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y

consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha tant,

qu'il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son

indigne mère cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes

entrailles s'émurent en voyant cette enfant: elle était blonde et

douce comme un agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On

vit pour très peu de chose à Venise: nous donnâmes quelque argent

à la mère, et pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de

la voix: pour lui procurer un talent de ressource, nous lui

donnâmes une épinette et un maître à chanter. Tout cela nous

coûtait à peine à chacun deux sequins par mois, et nous en

épargnait davantage en autres dépenses; mais comme il fallait

attendre qu'elle fût mûre, c'était semer beaucoup avant que de

recueillir. Cependant, contents d'aller là passer les soirées,

causer et jouer très innocemment avec cette enfant, nous nous

amusions plus agréablement peut-être que si nous l'avions

possédée: tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux

femmes est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre

auprès d'elles! Insensiblement mon cœur s'attachait à la petite

Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens

avaient si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait il m'aurait

été moins possible de les y faire entrer; et je sentais que

j'aurais eu horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme

d'un inceste abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio

prendre, à son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y

penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différents de ceux

dont nous avions d'abord eu l'idée; et je suis certain que,

quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d'être

jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les

protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps après, ne me

laissa pas celui d'avoir part à cette bonne œuvre; et je n'ai à

me louer dans cette affaire que du penchant de mon cœur.

Revenons à mon voyage.

Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu était

de me retirer à Genève, en attendant qu'un meilleur sort,

écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais

l'éclat qu'avait fait notre querelle, et la sottise qu'il fit

d'en écrire à la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-même y

rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle d'un

forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé

par intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot.

Je partis aussitôt que ma lettre: je pris ma route par Bergame,

Côme et Domo d'Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de

Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés; à

Genève, M. de la Closure m'en fit autant. J'y renouvelai

connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque argent

à recevoir. J'avais traversé Nyon sans voir mon père: non qu'il

ne m'en coûtât extrêmement, mais je n'avais pu me résoudre à me

montrer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu'elle me

jugerait sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien

ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la

cause; et, pour le réparer sans m'exposer à voir ma belle-mère,

je pris une chaise, et nous fûmes ensemble à Nyon descendre au

cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre père, qui vint

tout courant m'embrasser. Nous soupâmes ensemble, et, après avoir

passé une soirée bien douce à mon cœur, je retournai le

lendemain matin à Genève avec Duvillard, pour qui j'ai toujours

conservé de la reconnaissance du bien qu'il me fit en cette

occasion.

Mon plus court chemin n'était pas par Lyon, mais j'y voulus

passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de

Montaigu. J'avais fait venir de Paris une petite caisse contenant

une veste brodée en or, quelques paires de manchettes et six

paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition

qu'il m'en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt

cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il

voulut me donner en payement de mes appointements, et qu'il avait

écrit de sa main, il avait mis que cette boîte, qu'il appelait

ballot, pesait onze quintaux, et il m'en avait passé le port à un

prix énorme. Par les soins de M. Boy de la Tour, auquel j'étais

recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié, sur les

registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot

ne pesait que quarante-cinq livres, et n'avait payé le port qu'à

raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire

de M. de Montaigu; et, muni de ces pièces et de plusieurs autres

de la même force, je me rendis à Paris, très impatient d'en faire

usage. J'eus, durant toute cette longue route, de petites

aventures à Côme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses,

entre autres les îles Borromées, qui mériteraient d'être

décrites; mais le temps me gagne, les espions m'obsèdent; je suis

forcé de faire à la hâte et mal un travail qui demanderait le

loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la

Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours

plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage,

ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu'il a grand

besoin.

Le bruit de mon histoire m'avait devancé, et en arrivant je

trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde

était scandalisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré

le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que

j'exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni

satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de

l'ambassadeur pour mes appointements, et cela par l'unique raison

que n'étant pas Français, je n'avais pas droit à la protection

nationale, et que c'était une affaire particulière entre lui et

moi. Tout le monde convint avec moi que j'étais offensé, lésé,

malheureux; que l'ambassadeur était un extravagant cruel, inique,

et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi! Il

était l'ambassadeur; je n'étais, moi, que le secrétaire. Le bon

ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse

aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à

force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le

méritait, on me dirait à la fin de me taire; et c'était ce que

j'attendais, bien résolu de n'obéir qu'après qu'on aurait

prononcé. Mais il n'y avait point alors de ministre des affaires

étrangères. On me laissa clabauder, on m'encouragea même, on

faisait chorus; mais l'affaire en resta toujours là, jusqu'à ce

que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis

enfin courage, et plantai là tout.

La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le

moins attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute

pleine des prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put

jamais se mettre dans la tête qu'un ambassadeur pût avoir tort

avec son secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme à ce

préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui

écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être

écrites, et n'y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut

mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre

assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui est

d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif

sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me

laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de

voir le P. Castel, et par là d'aller aux Jésuites, où je ne

connaissais que lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et

intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon P.

Hemet, me donnait tant d'éloignement pour leur commerce, que je

n'en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n'est le P. Berthier,

que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il

travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.

Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de

M. de Montaigu. Je lui avais dit dans nos démêlés qu'il ne lui

fallait pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit

cet avis, et me donna réellement pour successeur un vrai

procureur, qui dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille

livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses

gentilshommes avec esclandre et scandale, se fit partout des

querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait pas, et

finit, à force de folies, par se faire rappeler et renvoyer

planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il

reçut à la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du

moins, peu de temps après son retour, il m'envoya son maître

d'hôtel pour solder mon compte et me donner de l'argent. J'en

manquais dans ce moment-là; mes dettes de Venise, dettes

d'honneur si jamais il en fut, me pesaient sur le cœur. Je

saisis le moyen qui se présentait de les acquitter, de même que

le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me donner; je

payai toutes mes dettes, et je restai sans un sou, comme

auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'était insupportable.

Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à

sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à

ce pauvre homme! Il était aussi propre au métier d'ambassadeur

que je l'avais été dans mon enfance à celui de grapignan.

Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir honorablement

par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l'état

auquel le comte de Gouvon m'avait destiné dans ma jeunesse, et

dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un âge plus

avancé.

La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissèrent dans

l'âme un germe d'indignation contre nos sottes institutions

civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont

toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur

en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de

l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du

fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors

comme il a fait dans la suite: l'une qu'il s'agissait de moi dans

cette affaire, et que l'intérêt privé, qui n'a jamais rien

produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon cœur les

divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et

du beau d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitié, qui

tempérait et calmait ma colère par l'ascendant d'un sentiment

plus doux. J'avais fait connaissance à Venise avec un Biscayen,

ami de mon ami Carrio, et digne de l'être de tout homme de bien.

Cet aimable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes

les vertus, venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le

goût des beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il

voulait s'en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que

les arts n'étaient que le délassement d'un génie comme le sien,

fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai, pour en

prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me

crut, et fut à Paris. Il y était et m'attendait quand j'y

arrivai. Son logement était trop grand pour lui; il m'en offrit

la moitié; je l'acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des

hautes connaissances. Rien n'était au-dessus de sa portée; il

dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il

me remercia d'avoir procuré cet aliment à son esprit, que le

besoin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât lui-même!

Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme

forte! Je sentis que c'était l'ami qu'il me fallait: nous

devînmes intimes. Nos goûts n'étaient pas les mêmes; nous

disputions toujours. Tous deux opiniâtres, nous n'étions jamais

d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et

tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu

que l'autre fût autrement.

Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que

l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa

gloire. Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes

dans son pays; l'idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer

dans son esprit que le désir dans son cœur. Il était trop fier

pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup

de sang-froid qu'un mortel ne pouvait pas offenser son âme. Il

était galant sans être tendre. Il jouait avec les femmes comme

avec de jolis enfants. Il se plaisait avec les maîtresses de ses

amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en

avoir. Les flammes de la vertu dont son cœur était dévoré ne

permirent jamais à celles de ses sens de naître.

Après ses voyages il s'est marié; il est mort jeune; il a

laissé des enfants; et je suis persuadé, comme de mon existence,

que sa femme est la première et la seule qui lui ait fait

connaître les plaisirs de l'amour. A l'extérieur, il était dévot

comme un Espagnol, mais en dedans, c'était la piété d'un ange.

Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis que

j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il

pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant,

Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu'il fût honnête

homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu'il

s'agissait de religion, même de morale, il se recueillait, se

taisait, ou disait simplement: Je ne suis chargé que de moi. Il

est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme

avec un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait

et fixait d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts

d'heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel

scrupule, que si l'heure eût sonné tandis qu'il lisait sa phrase,

il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de

temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en

avait pour telle autre; il y en avait pour la réflexion, pour la

conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour

les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait

ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet

ordre; un devoir à remplir seul l'aurait pu. Quand il me faisait

la liste de ses distributions afin que je m'y conformasse, je

commençais par rire, et je finissais par pleurer d'admiration.

Jamais il ne gênait personne, ni ne supportait la gêne; il

brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gêner. Il

était emporté sans être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère,

mais je ne l'ai jamais vu fâché. Rien n'était si gai que son

humeur: il entendait la raillerie et il aimait à railler; il y

brillait même, et il avait le talent de l'épigramme. Quand on

l'animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix

s'entendait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait

sourire, et tout à travers ses emportements, il lui venait

quelques mots plaisants qui faisaient éclater tout le monde. Il

n'avait pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la

peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un châtain

presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé

pour loger son âme.

Ce sage de cœur ainsi que de tête se connaissait en hommes,

et fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas.

Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos

jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia

pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce

projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il

n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets

les mieux concertés. Les événements postérieurs, mes désastres,

son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours.

On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des méchants

qui réussissent; les projets innocents des bons n'ont presque

jamais d'accomplissement.

Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis

bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur

naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avait fait

former, rebuté de rentrer dans la carrière que j'avais si bien

commencée, et dont néanmoins je venais d'être expulsé, je résolus

de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans

l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je

commençais à sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement

pensé jusqu'alors. Je repris le travail de mon opéra, que j'avais

interrompu pour aller à Venise; et, pour m'y livrer plus

tranquillement, après le départ d'Altuna, je retournai loger à

mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire

et peu loin du Luxembourg, m'était plus commode pour travailler à

mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la

seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma

misère, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une

connaissance passagère; je dois entrer dans quelques détails sur

la manière dont elle se fit.

Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle

prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ

vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que

l'hôtesse. Cette fille, appelée Thérèse le Vasseur, était de

bonne famille: son père était officier de la monnaie d'Orléans,

sa mère était marchande. Ils avaient beaucoup d'enfants. La

monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se trouva sur le pavé;

la mère, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires,

quitta le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille,

qui les nourrissait tous trois de son travail.

La première fois que je vis paraître cette fille à table, je

fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard

vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table

était composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés

irlandais, gascons, et autres gens de pareille étoffe. Notre

hôtesse elle-même avait rôti le balai: il n'y avait là que moi

seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite; je

pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je

n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la

compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours

aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout

avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis

sensible à mes soins; et ses regards, animés par la

reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en

devenaient que plus pénétrants.

Elle était très timide; je l'étais aussi. La liaison, que

cette disposition commune semblait éloigner, se fit pourtant très

rapidement. L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses

brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite,

qui, n'ayant que moi seul d'appui dans la maison, me voyait

sortir avec peine et soupirait après le retour de son protecteur.

Le rapport de nos cœurs, le concours de nos dispositions eut

bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête

homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille

sensible, simple et sans coquetterie; je ne me trompai pas non

plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne

l'épouserais jamais. L'amour, l'estime, la sincérité naïve furent

les ministres de mon triomphe; et c'était parce que son cœur

était tendre et honnête que je fus heureux sans être

entreprenant.

La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne pas

trouver en elle ce qu'elle croyait que j'y cherchais recula mon

bonheur plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et

confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre, et n'oser

s'expliquer. Loin d'imaginer la véritable cause de son embarras,

j'en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses mœurs;

et, croyant qu'elle m'avertissait que ma santé courait des

risques, je tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas,

mais qui durant plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Comme

nous ne nous entendions pas l'un l'autre, nos entretiens à ce

sujet étaient autant d'énigmes et d'amphigouris plus que

risibles. Elle fut prête à me croire absolument fou; je fus prêt

à ne savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquâmes:

elle me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de

l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur.

Sitôt que je la compris, je fis un cri de joie: Pucelage!

m'écriai-je: c'est bien à Paris, c'est bien à vingt ans qu'on en

cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder sage

et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas.

Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je

vis que j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne.

Un peu d'habitude avec cette excellente fille, un peu de

réflexion sur ma situation me firent sentir qu'en ne songeant

qu'à mes plaisirs, j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me

fallait, à la place de l'ambition éteinte, un sentiment vif qui

remplît mon cœur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à

maman: puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait

quelqu'un qui vécût avec son élève, et en qui je trouvasse la

simplicité, la docilité de cœur qu'elle avait trouvée en moi. Il

fallait que la douceur de la vie privée et domestique me

dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand j'étais

absolument seul, mon cœur était vide; mais il n'en fallait qu'un

pour le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait aliéné, du moins en

partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. Dès lors

j'étais seul; car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire

entre tout et rien. Je trouvais dans Thérèse le supplément dont

j'avais besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvais

l'être selon le cours des événements.

Je voulus d'abord former son esprit: j'y perdis ma peine.

Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins

n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais

bien su lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai

loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de

Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je

m'efforçai durant plus d'un mois à lui faire connaître les

heures. A peine les connaît-elle encore à présent. Elle n'a

jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaît

pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les

lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix

d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent

l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un

dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et

ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai

vécu. Mais cette personne si bornée, et, si l'on veut, si

stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions

difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les

catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas

moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle

m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément; et devant

les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes,

ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui

ont attiré l'estime universelle; et à moi, sur son mérite, des

compliments dont je sentais la sincérité.

Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit

l'esprit ainsi que le cœur, et l'on a peu besoin de chercher

ailleurs des idées. Je vivais avec ma Thérèse aussi agréablement

qu'avec le plus beau génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir

été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faisait le

bel esprit, voulait diriger le sien, et gâtait, par son astuce,

la simplicité de notre commerce. L'ennui de cette importunité me

fit un peu surmonter la sotte honte de n'oser me montrer avec

Thérèse en public, et nous faisions tête-à-tête de petites

promenades champêtres et de petits goûters qui m'étaient

délicieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincèrement, et cela

redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de

tout: l'avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme

le présent prolongé: je ne désirais rien que d'en assurer la

durée.

Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue

et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse; sa

demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si

avantageuse à mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra

tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement

quelques accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de

manœuvre m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s'en

charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et

fit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide; mais il ne put se

captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné et même

incertain. Il ne revint plus, et j'achevai ma besogne moi-même.

Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'était un autre

opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris

quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la

Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m'avait

introduit. M. de la Poplinière était le Mécène de Rameau: madame

de la Poplinière était sa très humble écolière. Rameau faisait,

comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison.

Jugeant qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses

disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir,

disant qu'il ne pouvait lire des partitions, et que cela le

fatiguait trop. La Poplinière dit là-dessus qu'on pouvait le lui

faire entendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour en

exécuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau

consentit en grommelant, et répétant sans cesse que ce devait

être une belle chose que la composition d'un homme qui n'était

pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul.

Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On

me donna une dizaine de symphonistes, et pour chanteurs, Albert,

Bérard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dès

l'ouverture à faire entendre, par ses éloges outrés, qu'elle ne

pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans

donner des signes d'impatience; mais à un air de haute-contre,

dont le chant était mâle et sonore, et l'accompagnement très

brillant, il ne put se contenir; il m'apostropha avec une

brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie

de ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans

l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas même la

musique. Et il est vrai que mon travail, inégal et sans règle,

était tantôt sublime et tantôt très plat, comme doit être celui

de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie, et que

la science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir en moi

qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assistants, et

surtout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même. M. de

Richelieu, qui dans ce temps-là voyait beaucoup monsieur et,

comme on sait, madame de la Poplinière, ouït parler de mon

ouvrage, et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le

faire donner à la cour s'il en était content. Il fut exécuté à

grand chœur et à grand orchestre, aux frais du roi, chez M.

Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeait l'exécution.

L'effet en fut surprenant: M. le duc ne cessait de s'écrier et

d'applaudir; et à la fin d'un chœur, dans l'acte du Tasse, il se

leva, vint à moi, et me serrant la main, Monsieur Rousseau, me

dit-il, voilà de l'harmonie qui transporte; je n'ai jamais rien

entendu de plus beau: je veux faire donner cet ouvrage à

Versailles. Madame de la Poplinière, qui était là, ne dit pas un

mot. Rameau, quoique invité, n'y avait pas voulu venir. Le

lendemain, madame de la Poplinière me fit à sa toilette un

accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma pièce, et me dit

que, quoiqu'un peu de clinquant eût d'abord ébloui M. de

Richelieu, il en était bien revenu, et qu'elle ne me conseillait

pas de compter sur mon opéra. Monsieur le duc arriva peu après,

et me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses

sur mes talents, et me parut toujours disposé à faire donner ma

pièce devant le roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne

peut passer à la cour: il en faut faire un autre. Sur ce seul mot

j'allai m'enfermer chez moi; et dans trois semaines j'eus fait, à

la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet était Hésiode

inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans

cet acte une partie de l'histoire de mes talents, et de la

jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce

nouvel acte une élévation moins gigantesque et mieux soutenue que

celle du Tasse; la musique en était aussi noble et beaucoup mieux

faite; et si les deux autres actes avaient valu celui-là, la

pièce entière eût avantageusement soutenu la représentation: mais

tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre entreprise

suspendit l'exécution de celle-là.

L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup

de fêtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre

des Petites-Écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire,

intitulé la Princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la

musique, et qui venait d'être changé et réformé sous le nom des

Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements

aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la

musique. Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pût remplir ce

double objet. Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous deux

occupés pour lors à l'opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant

donner des soins à celui-là, M. de Richelieu pensa à moi, me fit

proposer de m'en charger: et pour que je pusse examiner mieux ce

qu'il y avait à faire, il m'envoya séparément le poème et la

musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que

de l'aveu de l'auteur; et je lui écrivis à ce sujet une lettre

très honnête, et même respectueuse, comme il convenait. Voici sa

réponse, dont l'original est dans la liasse A, no I.

 

"15 décembre 1745.

 

Vous réunissez, monsieur, deux talents qui ont toujours été

séparés jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi

de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour

vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n'en

est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de

Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'œil une

petite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et

tronquées, qui devaient s'ajuster à des divertissements qui ne

sont point faits pour elles. J'obéis avec la plus grande

exactitude; je fis très vite et très mal. J'envoyai ce misérable

croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne servirait

pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos

mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai perdu entièrement tout

cela de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifié toutes les

fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide

d'une simple esquisse, que vous n'ayez suppléé à tout.

Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas

dit, dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la

princesse Grenadine passe tout d'un coup d'une prison dans un

jardin ou dans un palais. Comme ce n'est point un magicien qui

lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que

rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur,

de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée

confuse. Voyez s'il est nécessaire que la prison s'ouvre, et

qu'on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau

palais doré et verni, préparé pour elle. Je sais très bien que

tout cela est fort misérable, et qu'il est au-dessous d'un être

pensant de faire une affaire sérieuse de ces bagatelles; mais

enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourra, il

faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un mauvais

divertissement d'opéra.

Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte

avoir bientôt l'honneur de vous faire mes remerciements, et de

vous assurer, monsieur, à quel point j'ai celui d'être, etc."

Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette

lettre, comparée aux autres lettres demi-cavalières qu'il m'a

écrites depuis ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de

M. de Richelieu; et la souplesse courtisane qu'on lui connaît

l'obligeait à beaucoup d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à ce

qu'il connût mieux la mesure de son crédit.

Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour

Rameau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et

en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers,

à très peu de chose. Je tâchai seulement qu'on n'y sentît pas la

différence des styles; et j'eus la présomption de croire avoir

réussi. Mon travail en musique fut plus long et plus pénible:

outre que j'eus à faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre

autres l'ouverture, tout le récitatif dont j'étais chargé se

trouva d'une difficulté extrême, en ce qu'il fallait lier,

souvent en peu de vers et par des modulations très rapides, des

symphonies et des chœurs dans des tons fort éloignés: car, pour

que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré ses airs, je n'en

voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il

était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment

modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait

m'associer m'avait élevé le génie; et je puis dire que, dans ce

travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même

être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles.

La pièce, dans l'état où je l'avais mise, fut répétée au

grand théâtre de l'Opéra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul.

Voltaire était absent, et Rameau n'y vint pas, ou se cacha.

Les paroles du premier monologue étaient très lugubres; en

voici le début:

 

O mort! viens terminer les malheurs de ma vie.

 

Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut

pourtant là-dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure,

en m'accusant, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique

d'enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par

s'informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui

présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui faisait foi

qu'ils étaient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire

seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui était de moi

fut successivement improuvé par madame de la Poplinière, et

justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j'avais affaire à trop

forte partie, et il me fut signifié qu'il y avait à refaire à mon

travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M.

Rameau. Navré d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que

j'attendais, et qui certainement m'étaient dus, je rentrai chez

moi la mort dans le cœur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue,

dévoré de chagrin; et de six semaines je ne fus en état de

sortir.

Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par madame

de la Poplinière, m'envoya demander l'ouverture de mon grand

opéra, pour la substituer à celle que je venais de faire.

Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme

il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'à la

représentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il

fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un style

très nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée et

j'appris par M. de Valmalette, maître d'hôtel du roi, et gendre

de M. Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient

été très contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas

distingué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec

madame de la Poplinière, prit des mesures pour qu'on ne sût pas

même que j'y avais travaillé. Sur les livres qu'on distribue aux

spectateurs, et où les auteurs sont toujours nommés, il n'y eut

de nommé que Voltaire; et Rameau aima mieux que son nom fût

supprimé que d'y voir associer le mien.

Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M.

de Richelieu. Il n'était plus temps; il venait de partir pour

Dunkerque, où il devait commander le débarquement destiné pour

l'Écosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse,

qu'il était trop tard. Ne l'ayant plus revu depuis lors, j'ai

perdu l'honneur que méritait mon ouvrage, l'honoraire qu'il

devait me produire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma

maladie et l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais,

sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutôt de dédommagement. Il

m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avait

naturellement de l'inclination pour moi, et pensait

avantageusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la

Poplinière empêchèrent tout l'effet de sa bonne volonté.

Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, à

qui je m'étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez

régulièrement ma cour. Gauffecourt m'en expliqua les causes:

D'abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la

prôneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun concurrent; et

de plus un péché originel qui vous damne auprès d'elle, et

qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être Genevois.

Là-dessus il m'expliqua que l'abbé Hubert, qui l'était, et

sincère ami de M. de la Poplinière, avait fait ses efforts pour

l'empêcher d'épouser cette femme, qu'il connaissait bien; et

qu'après le mariage elle lui avait voué une haine implacable,

ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique la Poplinière, ajouta-t-il,

ait de l'amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur

son appui. Il est amoureux de sa femme: elle vous hait; elle est

méchante, elle est adroite: vous ne ferez jamais rien dans cette

maison. Je me le tins pour dit.

Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans le même temps

un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon

vertueux père, âgé d'environ soixante ans. Je sentis moins cette

perte que je n'aurais fait en d'autres temps, où les embarras de

ma situation m'auraient moins occupé. Je n'avais point voulu

réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mère, et dont

il tirait le petit revenu: je n'eus plus là-dessus de scrupule

après sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de

mon frère faisait une difficulté que Gauffecourt se chargea de

lever, et qu'il leva en effet par les bons offices de l'avocat de

Lorme. Comme j'avais le plus grand besoin de cette petite

ressource, et que l'événement était douteux, j'en attendais la

nouvelle définitive avec le plus vif empressement. Un soir, en

rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir cette

nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement

d'impatience dont j'eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me

dis-je avec dédain, Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer à ce

point par l'intérêt et par la curiosité? Je remis sur-le-champ la

lettre sur ma cheminée; je me déshabillai, me couchai

tranquillement, dormis mieux qu'à mon ordinaire, et me levai le

lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. En m'habillant

je l'aperçus; je l'ouvris sans me presser; j'y trouvai une lettre

de change. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer

que le plus vif fut celui d'avoir su me vaincre. J'aurais vingt

traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour

pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent à ma

pauvre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps où j'aurais

mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa

détresse. Elle m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont

elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le

sentiment de sa misère lui resserrait le cœur et lui

rétrécissait l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des

fripons qui l'obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela me

dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, surtout

après l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme

il sera dit ci-après.

Le temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux,

même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car,

quoique Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples,

sa mère n'était pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu

remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en

partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout

vint, hors sa fille aînée, mariée au directeur des carrosses

d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par

sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas affaire à

une personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une

passion folle, je ne faisais pas des folies. Content de tenir

Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à l'abri des pressants

besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait par son travail fût

tout entier au profit de sa mère, et je ne me bornais pas à cela;

mais, par une fatalité qui me poursuivait, tandis que maman était

en proie à ses croquants, Thérèse était en proie à sa famille, et

je ne pouvais rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour

qui je l'avais destiné. Il était singulier que la cadette des

enfants de madame le Vasseur, la seule qui n'eût pas été dotée,

était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu'après

avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même

par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée,

sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs

coups. Une seule de ses nièces, appelée Gothon Leduc, était assez

aimable et d'un caractère assez doux, quoique gâtée par l'exemple

et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble,

je leur donnais les noms qu'elles s'entre-donnaient; j'appelais

la nièce ma nièce, et la tante ma tante. Toutes deux m'appelaient

leur oncle. De là le nom de tante duquel j'ai continué d'appeler

Thérèse, et que mes amis répétaient quelquefois en plaisantant.

On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un

moment à perdre pour tâcher de m'en tirer. Jugeant que M. de

Richelieu m'avait oublié, et n'espérant plus rien du côté de la

cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon

opéra: mais j'éprouvai des difficultés qui demandaient bien du

temps pour les vaincre, et j'étais de jour en jour plus pressé.

Je m'avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux

Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me firent

grand plaisir: mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à

faire jouer ma pièce; et, ennuyé de faire ma cour à des

comédiens, je les plantai là. Je revins enfin au dernier

expédient qui me restait, et le seul que j'aurais dû prendre. En

fréquentant la maison de M. de la Poplinière je m'étais éloigné

de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, étaient

mal ensemble et ne se voyaient point; il n'y avait aucune société

entre les deux maisons, et Thieriot seul vivait dans l'une et

dans l'autre. Il fut chargé de tâcher de me ramener chez M.

Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire naturelle et la

chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il aspirait à

l'Académie des sciences; il voulait pour cela faire un livre, et

il jugeait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame

Dupin, qui de son côté méditait un autre livre, avait sur moi des

vues à peu près semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun

pour une espèce de secrétaire, et c'était là l'objet des semonces

de Thieriot. J'exigeais préalablement que M. de Francueil

emploierait son crédit avec celui de Jelyotte pour faire répéter

mon ouvrage à l'Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent

répétées d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand

théâtre. Il y avait beaucoup de monde à la grande répétition, et

plusieurs morceaux furent très applaudis. Cependant je sentis

moi-même durant l'exécution, fort mal conduite par Rebel, que la

pièce ne passerait pas, et même qu'elle n'était pas en état de

paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans

mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par

plusieurs indices que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas

passé. M. de Francueil m'avait bien promis de le faire répéter,

mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole.

J'ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup

d'autres, que ni lui ni madame Dupin ne se souciaient de me

laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur

peut-être qu'on en supposât, en voyant leurs livres, qu'ils

avaient greffé leurs talents sur les miens. Cependant, comme

madame Dupin m'en a toujours supposé de très médiocres, et

qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dictée, ou à

des recherches de pure érudition, ce reproche, surtout à son

égard, eût été bien injuste.

Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager.

J'abandonnai tout projet d'avancement et de gloire; et, sans plus

songer à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu,

je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance

et celle de ma Thérèse, comme il plairait à ceux qui se

chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout à fait à

madame Dupin et à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une

grande opulence; car, avec huit à neuf cents francs par an que

j'eus les deux premières années, à peine avais-je de quoi fournir

à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en

chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre

loyer à l'extrémité de Paris, tout en haut de la rue

Saint-Jacques, où, quelque temps qu'il fît, j'allais souper

presque tous les soirs. Je pris bientôt le train et même le goût

de mes nouvelles occupations. Je m'attachai à la chimie; j'en fis

plusieurs cours avec M. de Francueil chez M. Rouelle; et nous

nous mîmes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette

science, dont nous possédions à peine les éléments. En 1747, nous

allâmes passer l'automne en Touraine, au château de Chenonceaux,

maison royale sur le Cher, bâtie par Henri second pour Diane de

Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant

possédée par M. Dupin, fermier général. On s'amusa beaucoup dans

ce beau lieu; on y faisait très bonne chère; j'y devins gras

comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J'y composai

plusieurs trios à chanter pleins d'une assez forte harmonie, et

dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j'en

fais un. On y joua la comédie. J'y en fis, en quinze jours, une

en trois actes, intitulée l'Engagement téméraire qu'on trouvera

parmi mes papiers, et qui n'a d'autre mérite que beaucoup de

gaieté. J'y composai d'autres petits ouvrages, entre autres une

pièce en vers intitulée l'Allée de Sylvie, nom d'une allée du

parc qui bordait le Cher; et tout cela se fit sans discontinuer

mon travail sur la chimie, et celui que je faisais auprès de

madame Dupin.

Tandis que j'engraissais à Chenonceaux, ma pauvre Thérèse

engraissait à Paris d'une autre manière; et quand j'y revins, je

trouvai l'ouvrage que j'avais mis sur le métier plus avancé que

je ne l'avais cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un

embarras extrême, si des camarades de table ne m'eussent fourni

la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est un de ces récits

essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce

qu'il faudrait, en les commentant, m'excuser ou me charger, et

que je ne dois faire ici ni l'un ni l'autre.

Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger

chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre

voisinage, presque vis-à-vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une

madame la Selle, femme d'un tailleur, qui donnait assez mal à

manger, mais dont la table ne laissait pas d'être recherchée, à

cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trouvait; car on n'y

recevait aucun inconnu, et il fallait être introduit par

quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de

Graville, vieux débauché, plein de politesse et d'esprit, mais

ordurier, y logeait, et y attirait une folle et brillante

jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le commandeur

de Nonant, chevalier de toutes les filles de l'Opéra, y apportait

journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis,

lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard, et Ancelet,

officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi

ces jeunes gens. Il y venait aussi des commerçants, des

financiers, des ouvriers, mais polis, honnêtes, et de ceux qu'on

distinguait dans leur métier; M. de Besse, M. de Forcade, et

d'autres dont j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyait des gens

de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe,

que je n'y ai jamais vus; et c'était une convention de n'y en

point introduire. Cette table, assez nombreuse, était très gaie

sans être bruyante, et l'on y polissonnait beaucoup sans

grossièreté. Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras quant

à la substance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille

cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche qui ne

fût si plaisant que des femmes l'auraient pardonné. Son ton

servait de règle à toute la table: tous ces jeunes gens contaient

leurs aventures galantes avec autant de licence que de grâce: et

les contes de filles manquaient d'autant moins que le magasin

était à la porte; car l'allée par où l'on allait chez madame la

Selle était la même où donnait la boutique de la Duchapt, célèbre

marchande de modes, qui avait alors de très jolies filles avec

lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou après dîner. Je

m'y serais amusé comme les autres, si j'eusse été plus hardi. Il

ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai jamais. Quant à madame

la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent après le

départ d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdotes très

amusantes, et j'y pris aussi peu à peu, non, grâces au ciel,

jamais les mœurs, mais les maximes que j'y vis établies.

D'honnêtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes

séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes

les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les

Enfants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna;

je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne

chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens;

et je me dis: Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on

peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y

déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; et le seul

que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j'eus toutes les

peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son

honneur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de

marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On

choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée mademoiselle

Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui confier

ce dépôt; et quand le temps fut venu, Thérèse fut menée par sa

mère chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir

plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait à

double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de

l'enfant; et il fut déposé par la sage-femme au bureau des

Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année suivante, même

inconvénient et même expédient, au chiffre près, qui fut négligé.

Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle

de la mère: elle obéit en gémissant. On verra successivement

toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites

dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à

présent, tenons-nous à cette première époque. Ses suites, aussi

cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop d'y revenir.

Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame

d'Épinay, dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires: elle

s'appelait mademoiselle d'Esclavelles, et venait d'épouser M.

d'Épinay, fils de M. Lalive de Bellegarde, fermier général. Son

mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était

musicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois

personnes une grande intimité. M. de Francueil m'introduisit chez

madame d'Épinay; j'y soupais quelquefois avec lui. Elle était

aimable, avait de l'esprit, des talents; c'était assurément une

bonne connaissance à faire. Mais elle avait une amie, appelée

mademoiselle d'Ette, qui passait pour méchante, et qui vivait

avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas pour bon. Je

crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à madame

d'Épinay, à qui la nature avait donné, avec un tempérament très

exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les

écarts. M. de Francueil lui communiqua une partie de l'amitié

qu'il avait pour moi, et m'avoua ses liaisons avec elle, dont,

par cette raison, je ne parlerais pas ici si elles ne fussent

devenues publiques au point de n'être pas même cachées à M.

d'Épinay. M. de Francueil me fit même sur cette dame des

confidences bien singulières, qu'elle ne m'a jamais faites à

moi-même, et dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en

ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à qui

que ce soit. Toute cette confiance de part et d'autre rendait ma

situation très embarrassante surtout avec madame de Francueil,

qui me connaissait assez pour ne pas se défier de moi, quoique en

liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre

femme, à qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle

avait pour lui. J'écoutais séparément ces trois personnes; je

gardais leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans

qu'aucune des trois m'en arrachât jamais aucun de ceux des deux

autres, et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon

attachement pour sa rivale. Madame de Francueil, qui voulait se

servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; et

madame d'Épinay, m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour

Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais encore une

déclaration très nette que si elle voulait me chasser pour jamais

de chez elle, elle n'avait qu'à me faire une seconde fois

pareille proposition. Il faut rendre justice à madame d'Épinay:

loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil

avec éloge, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que,

dans des relations orageuses entre trois personnes que j'avais à

ménager, dont je dépendais en quelque sorte, et pour qui j'avais

de l'attachement, je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur

estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur et

complaisance, mais toujours avec droiture et fermeté. Malgré ma

bêtise et ma gaucherie, madame d'Épinay voulut me mettre des

amusements de la Chevrette, château près de Saint-Denis,

appartenant à M. de Bellegarde. Il y avait un théâtre où l'on

jouait souvent des pièces. On me chargea d'un rôle que j'étudiai

six mois sans relâche, et qu'il fallut me souffler d'un bout à

l'autre à la représentation. Après cette épreuve on ne me proposa

plus de rôle.

En faisant la connaissance de madame d'Épinay, je fis aussi

celle de sa belle-sœur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint

bientôt comtesse de Houdetot. La première fois que je la vis,

elle était à la veille de son mariage: elle me causa longtemps

avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la

trouvai très aimable; mais j'étais bien éloigné de prévoir que

cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et

m'entraînerait, quoique bien innocemment, dans l'abîme où je suis

aujourd'hui.

Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de

Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant

négligé ni l'un ni l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en

jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi

que j'avais une Thérèse: c'était entre nous une conformité de

plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de

figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère

aimable, fait pour attacher un honnête homme; au lieu que la

sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des

autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l'épousa

toutefois. Ce fut fort bien fait, s'il l'avait promis. Pour moi,

qui n'avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de

l'imiter.

Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était

rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait

pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier

peut-être qui ai vu sa portée, et qui l'ai estimé ce qu'il

valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi; et tandis

qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l'Opéra,

je faisais mon acte d'Hésiode, il venait quelquefois dîner avec

moi tête à tête en pique-nique. Il travaillait alors à l'Essai

sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier

ouvrage. Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un

libraire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont

arrogants et durs pour tout homme qui commence; et la

métaphysique, alors très peu à la mode, n'offrait pas un sujet

bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son

ouvrage; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour

se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire

Durant à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand

métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce,

cent écus, qu'il n'aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme

nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des

autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au

Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à l'hôtel du

Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires

plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquait presque à

tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je

formai là le projet d'une feuille périodique, intitulée le

Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et

moi. J'en esquissai la première feuille, et cela me fit faire

connaissance avec d'Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des

événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.

Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire

encyclopédique, qui ne devait d'abord être qu'une espèce de

traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du

Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d'achever.

Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette

seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que

j'acceptai, et que j'exécutai très à la hâte et très mal, dans

les trois mois qu'il m'avait donnés, comme à tous les auteurs qui

devaient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui

fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que

j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil,

appelé Dupont, qui écrivait très bien, et à qui je payai dix écus

tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été remboursés. Diderot

m'avait promis, de la part des libraires, une rétribution, dont

il ne m'a jamais reparlé, ni moi à lui.

Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa

détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques

chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de même de

la Lettre sur les aveugles, qui n'avait rien de répréhensible que

quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M.

de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon

de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit

sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte

toujours le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste

de sa vie. La tête faillit m'en tourner. J'écrivis à madame de

Pompadour pour la conjurer de le faire relâcher, ou d'obtenir

qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre:

elle était trop peu raisonnable pour être efficace; et je ne me

flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucissements qu'on mit

quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si

elle eût duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois

que je serais mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon.

Au reste, si ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en suis pas

non plus beaucoup fait valoir; car je n'en parlai qu'à très peu

de gens, et jamais à Diderot lui-même.

 

LIVRE HUITIÈME

 

1749

 

J'ai dû faire une pause à la fin du précédent Livre. Avec

celui-ci commence, dans sa première origine, la longue chaîne de

mes malheurs.

Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris,

je n'avais pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire

quelques connaissances. J'avais fait entre autres, chez madame

Dupin, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du

baron de Thun, son gouverneur. J'avais fait, chez M. de la

Poplinière, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu

dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le

baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou

deux à Fontenay-sous-Bois, où le prince avait une maison. Nous y

fûmes. En passant devant Vincennes je sentis, à la vue du donjon,

un déchirement de cœur dont le baron remarqua l'effet sur mon

visage. A souper, le prince parla de la détention de Diderot. Le

baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence:

j'en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L'on

pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire un ami malheureux,

et l'on parla d'autre chose. Il y avait là deux Allemands

attachés au prince: l'un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup

d'esprit, était son chapelain, et devint ensuite son gouverneur,

après avoir supplanté le baron; l'autre était un jeune homme,

appelé M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant qu'il

trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince annonçait le

pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi

commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le

sieur Grimm n'alla pas tout à fait si vite: il ne se mettait

guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la

prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dîner l'on

parla de musique: il en parla bien. Je fus transporté d'aise en

apprenant qu'il accompagnait du clavecin. Après le dîner on fit

apporter de la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin

du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si

douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais.

En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que

Diderot était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le

château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec

permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir

courir à l'instant même! Mais retenu deux ou trois jours chez

madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre

siècles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment

inexprimable! Il n'était pas seul; d'Alembert et le trésorier de

la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que

lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le

sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par

mes pleurs et mes sanglots; j'étouffais de tendresse et de joie.

Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers

l'ecclésiastique, et de lui dire: Vous voyez, monsieur, comment

m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas

alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant

quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place

de Diderot ce n'eût pas été là la première idée qui me serait

venue.

Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avait

fait une impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au

château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est pas

même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis

pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étais

assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus

aussi être celui dont la vue lui serait la plus consolante; et

tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très

exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec

lui les après-midi.

Cette année 1749, l'été fut d'une chaleur excessive. On

compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des

fiacres, à deux heures après midi j'allais à pied quand j'étais

seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la

route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque

aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je

m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour

modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le

Mercure de France; et tout en marchant et le parcourant, je

tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour

le prix de l'année suivante, Si le progrès des sciences et des

arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je

devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de

l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés

depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M.

de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui

mérite d'être dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je

me suis reposé sur elle: sitôt que j'en confie le dépôt au

papier, elle m'abandonne; et dès qu'une fois j'ai écrit une

chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me

suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre, je savais par

cœur des multitudes de chansons: sitôt que j'ai su chanter des

airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux

que j'ai le plus aimés j'en puisse aujourd'hui redire un seul

tout entier.

Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette

occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes, j'étais dans une

agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut; je lui en dis

la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en

crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées,

et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus

perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet

inévitable de cet instant d'égarement.

Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable

rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent

étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la

vertu; et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette

effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou

cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle ait jamais été

dans le cœur d'aucun autre homme.

Je travaillai ce discours d'une façon bien singulière, et

que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui

consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à

yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma

tête avec des peines incroyables; puis, quand j'étais parvenu à

en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu'à ce que

je pusse les mettre sur le papier: mais le temps de me lever et

de m'habiller me faisait tout perdre; et quand je m'étais mis à

mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j'avais

composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire madame le

Vasseur. Je l'avais logée avec sa fille et son mari plus près de

moi; et c'était elle qui, pour m'épargner un domestique, venait

tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son

arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit; et

cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé bien des

oublis.

Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en

fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet

ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de

logique et d'ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume

c'est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre

et d'harmonie: mais avec quelque talent qu'on puisse être né,

l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup.

Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre,

si ce n'est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée

chez le comte de Frièse, je commençais à vivre dans la plus

grande intimité. Il avait un clavecin qui nous servait de point

de réunion, et autour duquel je passais avec lui tous les moments

que j'avais de libres, à chanter des airs italiens et des

barcarolles sans trêve et sans relâche du matin au soir, ou

plutôt du soir au matin; et, sitôt qu'on ne me trouvait pas chez

madame Dupin, on était sûr de me trouver chez M. Grimm, ou du

moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai

d'aller à la Comédie italienne, où j'avais mes entrées, mais

qu'il n'aimait pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie

française, dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant

me liait à ce jeune homme, et j'en devins tellement inséparable,

que la pauvre tante elle-même en était négligée; c'est-à-dire que

je la voyais moins, car jamais un moment de ma vie mon

attachement pour elle ne s'est affaibli.

Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de

temps que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le

désir que j'avais depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec

Thérèse: mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le

défaut d'argent pour acheter des meubles, m'avaient jusqu'alors

retenu. L'occasion de faire un effort se présenta, et j'en

profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien que huit

ou neuf cents francs par an ne pouvaient me suffire, portèrent de

leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'à cinquante

louis; et, de plus, madame Dupin, apprenant que je cherchais à me

mettre dans mes meubles, m'aida de quelque secours pour cela.

Avec les meubles qu'avait déjà Thérèse, nous mîmes tout en

commun, et ayant loué un petit appartement à l'hôtel de

Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de très bonnes

gens, nous nous y arrangeâmes comme nous pûmes; et nous y avons

demeuré paisiblement et agréablement pendant sept ans, jusqu'à

mon délogement pour l'Ermitage.

Le père de Thérèse était un vieux bonhomme très doux, qui

craignait extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela

le surnom de lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie,

transporta dans la suite à la fille. Madame le Vasseur ne

manquait pas d'esprit, c'est-à-dire d'adresse; elle se piquait

même de politesse et d'airs du grand monde: mais elle avait un

patelinage mystérieux qui m'était insupportable, donnant d'assez

mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée

avec moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des

autres et aux miens; du reste assez bonne mère parce qu'elle

trouvait son compte à l'être, et couvrant les fautes de sa fille

parce qu'elle en profitait. Cette femme, que je comblais

d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais

extrêmement à cœur de me faire aimer, était, par l'impossibilité

que j'éprouvais d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse

dans mon petit ménage; et du reste je puis dire avoir goûté,

durant ces six ou sept ans le plus parfait bonheur domestique que

la faiblesse humaine puisse comporter. Le cœur de ma Thérèse

était celui d'un ange; notre attachement croissait avec notre

intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous

étions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se

décrire, ils feraient rire par leur simplicité: nos promenades

tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit

ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée

de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées

sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette

situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions

l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique

au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui

décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour

tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un

petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous

buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme,

que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions

là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure,

si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces

détails, qui paraîtront insipides ou risibles: je l'ai toujours

dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point.

J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière,

la dernière de cette espèce que j'aie eue à me reprocher. J'ai

dit que le ministre Klupffell était aimable: mes liaisons avec

lui n'étaient guère moins étroites qu'avec Grimm, et devinrent

aussi familières; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas,

un peu plus que simples, étaient égayés par les fines et folles

polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de

Grimm, qui n'était pas encore devenu puriste. La sensualité ne

présidait pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléait, et

nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous

quitter. Klupffell avait mis dans ses meubles une petite fille,

qui ne laissait pas d'être à tout le monde, parce qu'il ne

pouvait pas l'entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au

café, nous le trouvâmes qui en sortait pour aller souper avec

elle. Nous le raillâmes: il s'en vengea galamment en nous mettant

du même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre

créature me parut d'un assez bon naturel, très douce, et peu

faite à son métier, auquel une sorcière qu'elle avait avec elle

la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au

point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas

faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous trois

successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui

ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours

affirmé qu'il ne l'avait pas touchée: c'était donc pour s'amuser

à nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et s'il

s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule,

puisque, avant d'entrer chez le comte de Frièse, il logeait chez

des filles au même quartier Saint-Roch.

Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille,

aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avait

enivré, et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la

sienne. Thérèse s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air

confus, que j'avais quelque reproche à me faire; j'en allégeai le

poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dès

le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en

l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en

rappeler malignement le souvenir: en cela d'autant plus coupable

que, l'ayant mis librement et volontairement dans ma confidence,

j'avais droit d'attendre de lui qu'il ne m'en ferait pas

repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté

de cœur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de

Grimm qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa part

que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je

n'aperçus jamais la moindre trace de dépit.

La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa

bonté de cœur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente

mérite pourtant d'être ajouté. Je lui avais dit que Klupffell

était ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha: Un ministre

était pour elle un homme si singulier, que, confondant

comiquement les idées les plus disparates, elle s'avisa de

prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la première fois

qu'elle me dit, comme je rentrais, que le pape m'était venu voir.

Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus pressé que d'aller

conter cette histoire à Grimm et à Klupffell, à qui le nom de

pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des

Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'étaient des rires

inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il

leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que

deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce temps-là ni dans

ma jeunesse; car assurément cette idée n'aurait jamais pu leur

venir.

L'année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon

Discours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette

nouvelle réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté, les

anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation

dans mon cœur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon

père, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon enfance.

Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'être libre et

vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se

suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des

sifflets m'empêchassent de me conduire d'abord sur ces principes,

et de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle,

j'en eus dès lors la volonté décidée, et je ne tardai à

l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradictions

pour l'irriter et la rendre triomphante.

Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un

événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse

devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop

fière en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes

œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et

mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la

justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure,

sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée

en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait,

par leurs formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte

peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le

pratiquer.

Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus

étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si

j'étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la

nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et

d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout

simple; mais cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive,

cette facilité à former des attachements, cette force avec

laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les

faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet

amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur

du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et

même de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et douce

émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux,

généreux, aimable: tout cela peut-il jamais s'accorder dans la

même âme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans

scrupule le plus doux des devoirs? Non, je le sens et le dis

hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul instant de sa

vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans sentiment, sans

entrailles, un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non

m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop.

Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien

d'autres: je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient

me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai

de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants à

l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en

les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu'aventuriers

et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de

père, et je me regardai comme un membre de la république de

Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur

m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison

m'ait donné le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de

les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui

les menaçait quand j'aurais été forcé de les abandonner. Si je

les avais laissés à madame d'Épinay ou à madame de Luxembourg,

qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre

motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils été

plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens?

Je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les aurait portés à haïr,

peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu'ils

ne les aient point connus.

Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi

que les premiers, et il en fut de même des deux suivants, car

j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si

sensé, si légitime, que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce

fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux

à qui j'avais déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à Grimm;

je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite

encore à madame de Luxembourg, et cela librement, franchement,

sans aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à

tout le monde; car la Gouin était une honnête femme, très

discrète, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de

mes amis à qui j'eus quelque intérêt de m'ouvrir fut le médecin

Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où

elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma

conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à

mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout

pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus

l'être. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et

nourri comme ils l'ont été.

Tandis que je faisais ainsi mes confidences, madame le

Vasseur les faisait aussi de son côté, mais dans des vues moins

désintéressées. Je les avais introduites, elle et sa fille, chez

madame Dupin, qui, par amitié pour moi, avait mille bontés pour

elles. La mère la mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin,

qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne disait pas combien,

malgré la modicité de mes ressources, j'étais attentif à pourvoir

à tout, y pourvoyait de son côté avec une libéralité que, par

l'ordre de la mère, la fille m'a toujours cachée durant mon

séjour à Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'à l'Ermitage, à

la suite de plusieurs autres épanchements de cœur. J'ignorais

que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre semblant,

fût si bien instruite; j'ignore encore si madame de Chenonceaux,

sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa belle-fille,

le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'année suivante,

lorsque j'avais déjà quitté leur maison. Cela m'engagea à lui

écrire à ce sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et

dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pouvais dire

sans compromettre madame le Vasseur et sa famille; car les plus

déterminantes venaient de là, et je les tus.

Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amitié

de madame de Chenonceaux; je l'étais de celle de madame de

Francueil, qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret

fût ébruité. Jamais il n'a pu l'être que par les gens mêmes à qui

je l'avais confié, et ne l'a été en effet qu'après ma rupture

avec eux. Par ce seul fait ils sont jugés: sans vouloir me

disculper du blâme que je mérite, j'aime mieux en être chargé que

de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais

c'est une erreur: j'ai négligé mes devoirs, mais le désir de

nuire n'est pas entré dans mon cœur, et les entrailles de père

ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu'on n'a

jamais vus: mais trahir la confiance de l'amitié, violer le plus

saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre

sein, déshonorer à plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui nous

respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes,

ce sont des bassesses d'âmes et des noirceurs.

J'ai promis ma confession, non ma justification; aussi je

m'arrête ici sur ce point. C'est à moi d'être vrai, c'est au

lecteur d'être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.

Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa

mère encore plus agréable, par le mérite et l'esprit de la

nouvelle mariée, jeune personne très aimable, et qui parut me

distinguer parmi les scribes de M. Dupin. Elle était fille unique

de madame la vicomtesse de Rochechouart, grande amie du comte de

Frièse, et par contrecoup de Grimm, qui lui était attaché. Ce fut

pourtant moi qui l'introduisis chez sa fille: mais leurs humeurs

ne se convenant pas, cette liaison n'eut point de suite; et

Grimm, qui dès lors visait au solide, préféra la mère, femme du

grand monde, à la fille, qui voulait des amis sûrs et qui lui

convinssent, sans se mêler d'aucune intrigue ni chercher du

crédit parmi les grands. Madame Dupin, ne trouvant pas dans

madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle en attendait, lui

rendit sa maison fort triste; et madame de Chenonceaux, fière de

son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux renoncer aux

agréments de la société, et rester presque seule dans son

appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentait

pas faite. Cette espèce d'exil augmenta mon attachement pour

elle, par cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux.

Je lui trouvai l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois

un peu sophistique. Sa conversation, qui n'était point du tout

celle d'une jeune femme qui sort du couvent, était pour moi très

attrayante. Cependant elle n'avait pas vingt ans, son teint était

d'une blancheur éblouissante; sa taille eût été grande et belle,

si elle se fût mieux tenue; ses cheveux, d'un blond cendré et

d'une beauté peu commune, me rappelaient ceux de ma pauvre maman

dans son bel âge, et m'agitaient vivement le cœur. Mais les

principes sévères que je venais de me faire, et que j'étais

résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle et de ses

charmes. J'ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par

jour tête à tête avec elle, à lui montrer gravement

l'arithmétique, et à l'ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui

dire un seul mot galant ni lui jeter une œillade. Cinq ou six

ans plus tard je n'aurais pas été si sage ou si fou; mais il

était écrit que je ne devais aimer d'amour qu'une fois en ma vie;

et qu'une autre qu'elle aurait les premiers et les derniers

soupirs de mon cœur.

Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours

contenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir

améliorer. L'augmentation qu'elle avait faite à mes honoraires,

conjointement avec M. de Francueil, était venue uniquement de

leur propre mouvement. Cette année, M. de Francueil, qui me

prenait de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu

plus au large et dans une situation moins précaire. Il était

receveur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, était

vieux, riche, et voulait se retirer. M. de Francueil m'offrit

cette place; et pour me mettre en état de la remplir, j'allai

pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les

instructions nécessaires. Mais soit que j'eusse peu de talent

pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se donner

un autre successeur, ne m'instruisît pas de bonne foi, j'acquis

lentement et mal les connaissances dont j'avais besoin, et tout

cet ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien

m'entrer dans la tête. Cependant, sans avoir saisi le fin du

métier, je ne laissai pas d'en prendre la marche courante assez

pour pouvoir l'exercer rondement. J'en commençai même les

fonctions. Je tenais les registres et la caisse; je donnais et

recevais de l'argent, des récépissés; et quoique j'eusse aussi

peu de goût que de talent pour ce métier, la maturité des ans

commençant à me rendre sage, j'étais déterminé à vaincre ma

répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi.

Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train, M. de

Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de

sa caisse, où il n'y avait cependant pour lors que vingt-cinq à

trente mille francs. Les soucis, l'inquiétude d'esprit que me

donna ce dépôt me firent sentir que je n'étais point fait pour

être caissier; et je ne doute point que le mauvais sang que je

fis durant cette absence n'ait contribué à la maladie où je

tombai après son retour.

J'ai dit dans ma première partie que j'étais né mourant. Un

vice de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes

premières années, une rétention d'urine presque continuelle; et

ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables

à me conserver. Elle en vint à bout cependant; ma robuste

constitution prit enfin le dessus, et ma santé s'affermit

tellement durant ma jeunesse, qu'excepté la maladie de langueur

dont j'ai raconté l'histoire, et de fréquents besoins d'uriner

que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je

parvins jusqu'à l'âge de trente ans sans presque me sentir de ma

première infirmité. Le premier ressentiment que j'en eus fut à

mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage et les terribles

chaleurs que j'avais souffertes me donnèrent une ardeur d'urine

et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver.

Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la

moindre incommodité. Après m'être épuisé plus d'imagination que

de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne

fut qu'après la détention de Diderot que l'échauffement contracté

dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs

qu'il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis

laquelle je n'ai jamais recouvré ma première santé.

Au moment dont je parle, m'étant peut-être un peu fatigué au

maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas

qu'auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines

dans le plus triste état que l'on puisse imaginer. Madame Dupin

m'envoya le célèbre Morand, qui, malgré son habileté et la

délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et

ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de

recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en

effet à s'insinuer: mais, en rendant compte à madame Dupin de mon

état, Morand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en

vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses

réflexions sur mon état, et sur la bêtise de sacrifier le repos

et l'agrément du peu de jours qui me restaient à vivre, à

l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentais que

du dégoût. D'ailleurs, comment accorder les sévères principes que

je venais d'adopter avec un état qui s'y rapportait si peu? et

n'aurais-je pas bonne grâce, caissier d'un receveur général des

finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté? Ces idées

fermentèrent si bien dans ma tête avec la fièvre, elles s'y

combinèrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en

put arracher; et durant ma convalescence, je me confirmai de

sang-froid dans les résolutions que j'avais prises dans mon

délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et

d'avancement. Déterminé à passer dans l'indépendance et la

pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j'appliquai

toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion, et à

faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans

m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles

que j'eus à combattre, et les efforts que je fis pour en

triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu'il était

possible, et plus que je n'avais espéré moi-même. Si j'avais

aussi bien secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je

venais à bout de mon dessein, le plus grand peut-être, ou du

moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais,

tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la

tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je

me laissais subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant

amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route

nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup à me rendre

heureux, ne s'occupaient en effet qu'à me rendre ridicule, et

commencèrent par travailler à m'avilir, pour parvenir dans la

suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma

réforme personnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira

leur jalousie: ils m'auraient pardonné peut-être de briller dans

l'art d'écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma

conduite un exemple qui semblait les importuner. J'étais né pour

l'amitié; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine.

Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui

me connurent, et je n'eus pas un seul ennemi; mais sitôt que

j'eus un nom, je n'eus plus d'amis. Ce fut un très grand malheur;

un plus grand encore fut d'être environné de gens qui prenaient

ce nom, et qui n'usèrent des droits qu'il leur donnait que pour

m'entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera

cette odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine: on en

verra bientôt former le premier nœud.

Dans l'indépendance où je voulais vivre, il fallait

cependant subsister. J'en imaginai un moyen très simple, ce fut

de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation

plus solide eût rempli le même but, je l'aurais prise; mais ce

talent étant de mon goût, et le seul qui, sans assujettissement

personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m'y tins.

Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la

vanité, de caissier d'un financier je me fis copiste de musique.

Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix; et je m'en suis si peu

repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force, pour le

reprendre aussitôt que je pourrai.

Le succès de mon premier Discours me rendit l'exécution de

cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix,

Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j'étais dans

mon lit, il m'écrivit un billet pour m'en annoncer la publication

et l'effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues;

il n'y a pas d'exemple d'un succès pareil. Cette faveur du

public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la

première assurance véritable de mon talent, dont, malgré le

sentiment interne, j'avais toujours douté jusqu'alors. Je compris

tout l'avantage que j'en pouvais tirer pour le parti que j'étais

prêt à prendre, et je jugeai qu'un copiste de quelque célébrité

dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail.

Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée,

j'écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part,

pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs

bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne

comprenant rien à ce billet, et me croyant encore dans le

transport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma

résolution si bien prise qu'il ne put parvenir à l'ébranler. Il

alla dire à madame Dupin et à tout le monde que j'étais devenu

fou; je laissai dire, et j'allai mon train. Je commençai ma

réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs; je

pris une perruque ronde; je posai l'épée; je vendis ma montre en

me disant avec une joie incroyable: Grâce au ciel, je n'aurai

plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut

l'honnêteté d'attendre assez longtemps encore avant de disposer

de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M.

d'Alibard, jadis gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans

la botanique par sa Flora parisiensis.

Quelque austère que fût ma réforme somptuaire, je ne

l'étendis pas d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en

quantité, reste de mon équipage de Venise, et pour lequel j'avais

un attachement particulier. A force d'en faire un objet de

propreté, j'en avais fait un objet de luxe, qui ne laissait pas

de m'être coûteux. Quelqu'un me rendit le bon office de me

délivrer de cette servitude. La veille de Noël, tandis que les

gouverneuses étaient à vêpres et que j'étais au concert

spirituel, on força la porte d'un grenier où était étendu tout

notre linge, après une lessive qu'on venait de faire. On vola

tout, et entre autres quarante-deux chemises à moi, de très belle

toile, et qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la

façon dont les voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu

sortir de l'hôtel, portant des paquets à la même heure, Thérèse

et moi soupçonnâmes son frère, qu'on savait être un très mauvais

sujet. La mère repoussa vivement ce soupçon; mais tant d'indices

le confirmèrent qu'il nous resta, malgré qu'elle en eût. Je

n'osai faire d'exactes recherches, de peur de trouver plus que je

n'aurais voulu. Ce frère ne se montra plus chez moi, et disparut

enfin tout à fait. Je déplorai le sort de Thérèse et le mien de

tenir à une famille si mêlée, et je l'exhortai plus que jamais de

secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guérit de la

passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis que de très

commun, plus assortissant au reste de mon équipage.

Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'à la

rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon cœur

tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui

pouvait me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui était

bon et raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisait mon

ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi, et m'attira des

pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de

succès. Plusieurs causes cependant m'empêchèrent d'y réussir

comme j'aurais pu faire en d'autres circonstances. D'abord, ma

mauvaise santé. L'attaque que je venais d'essuyer eut des suites

qui ne m'ont laissé jamais aussi bien portant qu'auparavant; et

je crois que les médecins auxquels je me livrai me firent bien

autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand,

Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous très savants, tous

mes amis, me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent

point, et m'affaiblirent considérablement. Plus je m'asservissais

à leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon

imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon état sur l'effet

de leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite de

souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui

soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait

mes maux. M'étant aperçu que les sondes de Daran, qui seules me

faisaient quelque effet, et sans lesquelles je ne croyais plus

pouvoir vivre, ne me donnaient cependant qu'un soulagement

momentané, je me mis à faire, à grands frais, d'immenses

provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, même

au cas que Daran vînt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je

m'en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m'en reste,

que j'en aie acheté pour cinquante louis. On sent qu'un

traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me laissait

pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne met pas une

ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.

Les occupations littéraires firent une autre distraction non

moins préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon

discours eut-il paru que les défenseurs des lettres fondirent sur

moi comme de concert. Indigné de voir tant de petits messieurs

Josse, qui n'entendaient pas même la question, vouloir en décider

en maîtres, je pris la plume, et j'en traitai quelques-uns de

manière à ne pas laisser les rieurs de leur côté. Un certain M.

Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut

rudement malmené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi

Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec

moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de ton pour lui

répondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort; et, sans

manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement l'ouvrage.

Je savais qu'un jésuite, appelé le P. Menou, y avait mis la main:

je me fiai à mon tact pour démêler ce qui était du prince et ce

qui était du moine; et, tombant sans ménagement sur toutes les

phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme

que je crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette pièce, qui,

je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits,

est jusqu'à présent un ouvrage unique dans son espèce. J'y saisis

l'occasion qui m'était offerte d'apprendre au public comment un

particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un

souverain même. Il est difficile de prendre en même temps un ton

plus fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui

répondre. J'avais le bonheur d'avoir affaire à un adversaire pour

lequel mon cœur plein d'estime pouvait, sans adulation, la lui

témoigner; c'est ce que je fis avec assez de succès, mais

toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyaient

déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul

moment, et j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma

réponse, dit: J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis

lors, je reçus de lui diverses marques d'estime et de

bienveillance, dont j'aurai quelques-unes à citer; et mon écrit

courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y

trouvât rien à blâmer.

J'eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne

m'étais pas attendu, ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans

auparavant m'avait fait beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs

services. Je ne l'avais pas oublié, mais je l'avais négligé par

paresse; et je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute

d'occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J'avais donc

tort; et il m'attaqua, honnêtement toutefois, et je répondis de

même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma

dernière réponse, après laquelle il ne dit plus rien; mais il

devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs

pour faire contre moi d'affreux libelles, et fit un voyage à

Londres exprès pour m'y nuire.

Toute cette polémique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de

perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et

peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me

donnait toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien

du tout, et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier

Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre

longtemps, et tirer sou à sou le peu qu'il me donnait. Cependant

la copie n'allait point. Je faisais deux métiers, c'était le

moyen de faire mal l'un et l'autre.

Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les

diverses manières de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le

succès de mes premiers écrits m'avait mis à la mode. L'état que

j'avais pris excitait la curiosité; l'on voulait connaître cet

homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de

rien que de vivre libre et heureux à sa manière: c'en était assez

pour qu'il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de

gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps.

Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir à dîner. Plus je

brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Je ne pouvais refuser

tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'étais

incessamment subjugué par ma complaisance, et de quelque façon

que je m'y prisse, je n'avais pas par jour une heure de temps à

moi.

Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se

l'imagine d'être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon

métier; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits

moyens de me dédommager du temps qu'on me faisait perdre. Bientôt

il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par

personne. Je ne connais pas d'assujettissement plus avilissant et

plus cruel que celui-là. Je n'y vis de remède que de refuser les

cadeaux grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce

fût. Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient

avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur

être obligé malgré moi. Tel qui ne m'aurait pas donné un écu si

je l'avais demandé, ne cessait de m'importuner de ses offres, et,

pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d'arrogance

et d'ostentation.

On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le système

que je voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le

Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l'empêchait pas

de suivre les directions de sa mère; et les gouverneuses, comme

les appelait Gauffecourt, n'étaient pas toujours aussi fermes que

moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachât bien des choses, j'en

vis assez pour juger que je ne voyais pas tout; et cela me

tourmenta, moins par l'accusation de connivence qu'il m'était

aisé de prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais être

maître chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me

fâchais, le tout sans succès; la maman me faisait passer pour un

grondeur éternel, pour un bourru; c'étaient, avec mes amis, des

chuchotteries continuelles; tout était mystère et secret pour moi

dans mon ménage; et, pour ne pas m'exposer sans cesse à des

orages, je n'osais plus m'informer de ce qui s'y passait. Il

aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont

je n'étais pas capable. Je savais crier, et non pas agir; on me

laissait dire, et l'on allait son train.

Ces tiraillements continuels, et les importunités

journalières auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma

demeure et le séjour de Paris désagréables. Quand mes

incommodités me permettaient de sortir, et que je ne me laissais

pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j'allais me

promener seul; je rêvais à mon grand système, j'en jetais quelque

chose sur le papier, à l'aide d'un livret blanc et d'un crayon

que j'avais toujours dans ma poche. Voilà comment les

désagréments imprévus d'un état de mon choix me jetèrent par

diversion tout à fait dans la littérature, et voilà comment je

portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui

m'en faisaient occuper.

Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans

le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et

de m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui

m'en dispensât. Ma sotte et maussade timidité, que je ne pouvais

vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux

bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux

pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'affectai de

mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai

que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes,

s'ennoblissait dans mon âme, y prenait l'intrépidité de la vertu;

et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base qu'elle s'est

soutenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre

d'un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la

réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots

heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le

particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis

et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un

agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais

générales, je n'ai jamais su dire un mot désobligeant à qui que

ce fût.

Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et

bientôt il n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris.

L'histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des

liaisons que j'avais pour lors. C'est un détail dans lequel je

dois entrer pour l'intelligence de ce qui doit suivre.

J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux

seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que

j'ai de rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de

tous les deux pour qu'ils ne le fussent pas bientôt l'un de

l'autre. Je les liai; ils se convinrent, et s'unirent encore plus

étroitement entre eux qu'avec moi. Diderot avait des

connaissances sans nombre; mais Grimm, étranger et nouveau venu,

avait besoin d'en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en

procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt.

Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d'Épinay,

chez le baron d'Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque

malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout

simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce

qui l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de Frièse,

il nous donnait souvent à dîner chez lui; mais jamais je n'ai

reçu aucun témoignage d'amitié ni de bienveillance du comte de

Frièse ni du comte de Schomberg, son parent, très familier avec

Grimm, ni d'aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec

lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul abbé

Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit

dans l'occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais

je connaissais l'abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût

lui-même, et je lui avais toujours été attaché depuis un procédé

plein de délicatesse et d'honnêteté qu'il eut pour moi dans une

occasion bien légère, mais que je n'oublierai jamais.

Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la

preuve à peu près dans le temps dont je parle envers le même

Grimm, avec lequel il était étroitement lié. Grimm, après avoir

vu quelque temps de bonne amitié mademoiselle Fel, s'avisa tout

d'un coup d'en devenir éperdument amoureux, et de vouloir

supplanter Cahusac. La belle, se piquant de constance, éconduisit

ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et

s'avisa d'en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la

plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait ouï parler. Il

passait les jours et les nuits dans une continuelle léthargie,

les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler,

sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais

ne répondant jamais, pas même par signe; et du reste sans

agitation, sans douleur, sans fièvre, et restant là comme s'il

eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde;

l'abbé, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits, moi

les jours, sans le quitter, jamais ensemble; et l'un ne partait

jamais sans que l'autre ne fût arrivé. Le comte de Frièse,

alarmé, lui amena Senac, qui, après l'avoir bien examiné, dit que

ce ne serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me

fit observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis

sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours

immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des

cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur la

langue, et qu'il avalait fort bien. Un beau matin il se leva,

s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais

il m'ait reparlé, ni, que je sache, à l'abbé Raynal, ni à

personne, de cette singulière léthargie, ni des soins que nous

lui avions rendus tandis qu'elle avait duré.

Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit; et c'eût été

réellement une anecdote merveilleuse que la cruauté d'une fille

d'Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle

passion mit Grimm à la mode; bientôt il passa pour un prodige

d'amour, d'amitié, d'attachement de toute espèce. Cette opinion

le fit rechercher et fêter dans le grand monde, et par là

l'éloigna de moi, qui jamais n'avais été pour lui qu'un

pis-aller. Je le vis prêt à m'échapper tout à fait. J'en fus

navré, car tous les sentiments vifs dont il faisait parade

étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'étais

bien aise qu'il réussît dans le monde; mais je n'aurais pas voulu

que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour: Grimm, vous

me négligez; je vous le pardonne: quand la première ivresse des

succès bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le

vide, j'espère que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez

toujours: quant à présent, ne vous gênez point; je vous laisse

libre, et je vous attends. Il me dit que j'avais raison,

s'arrangea en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je

ne le vis plus qu'avec nos amis communs.

Notre principal point de réunion, avant qu'il fût aussi lié

avec madame d'Épinay qu'il le fut dans la suite, était la maison

du baron d'Holbach. Cedit baron était un fils de parvenu, qui

jouissait d'une assez grande fortune, dont il usait noblement,

recevant chez lui des gens de lettres et de mérite, et, par son

savoir et ses lumières, tenant bien sa place au milieu d'eux. Lié

depuis longtemps avec Diderot, il m'avait recherché par son

entremise, même avant que mon nom fût connu. Une répugnance

naturelle m'empêcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour

qu'il m'en demanda la raison, je lui dis: Vous êtes trop riche.

Il s'obstina, et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut

toujours de ne pouvoir résister aux caresses: je ne me suis

jamais bien trouvé d'y avoir cédé.

Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j'eus un

titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait

plusieurs années que je l'avais vu pour la première fois à la

Chevrette, chez madame d'Épinay, avec laquelle il était très

bien. Nous ne fîmes que dîner ensemble, il repartit le même jour;

mais nous causâmes quelques moments après le dîner. Madame

d'Épinay lui avait parlé de moi et de mon opéra des Muses

galantes. Duclos, doué de trop grands talents pour ne pas aimer

ceux qui en avaient, s'était prévenu pour moi, m'avait invité à

l'aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la

connaissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je

n'eus aucun passeport auprès de lui que sa complaisance: mais,

encouragé par mon premier succès et par ses éloges qui me

revinrent, je fus le voir, il vint me voir; et ainsi commencèrent

entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et à

qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre cœur,

que la droiture et la probité peuvent s'allier quelquefois avec

la culture des lettres.

Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne fais

pas ici mention, furent l'effet de mes premiers succès, et

durèrent jusqu'à ce que la curiosité fût satisfaite. J'étais un

homme sitôt vu, qu'il n'y avait rien à voir de nouveau dès le

lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce

temps-là, tint plus solidement que toutes les autres: ce fut

madame la marquise de Créqui, nièce de M. le bailli de Froulay,

ambassadeur de Malte, dont le frère avait précédé M. de Montaigu

dans l'ambassade de Venise, et que j'avais été voir à mon retour

de ce pays-là. Madame de Créqui m'écrivit; j'allai chez elle:

elle me prit en amitié. J'y dînais quelquefois, j'y vis plusieurs

gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l'auteur de

Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon très cruel

ennemi sans que j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je

porte le nom d'un homme que son père a bien vilainement

persécuté.

On voit que, pour un copiste qui devait être occupé de son

métier du matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne

rendaient pas ma journée fort lucrative, et qui m'empêchaient

d'être aussi attentif à ce que je faisais pour le bien faire;

aussi perdais-je à effacer ou gratter mes fautes, ou à

recommencer ma feuille, plus de la moitié du temps qu'on me

laissait. Cette importunité me rendait de jour en jour Paris plus

insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur.

J'allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont

madame le Vasseur connaissait le vicaire, chez lequel nous nous

arrangions tous de façon qu'il ne s'en trouvait pas mal. Grimm y

vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chantait

bien, et, quoiqu'il ne sût pas la musique, il apprenait sa partie

avec beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le

temps à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en fis deux ou

trois nouveaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire

bâtissaient tant bien que mal. Je ne puis m'empêcher de regretter

ces trios faits et chantés dans des moments de bien pure joie, et

que j'ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mademoiselle

Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils

méritaient d'être conservés, et sont pour la plupart d'un très

bon contrepoint. Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages, où

j'avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et où

je m'égayais fort aussi, que j'écrivis au vicaire, fort

rapidement et fort mal, une épître en vers qu'on trouvera parmi

mes papiers.

J'avais, plus près de Paris, une autre station fort de mon

goût chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui

s'était fait à Passy une retraite charmante où j'ai coulé de bien

paisibles moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon

sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune

honnête, et avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils

d'un agent de change et maître d'hôtel du roi, prit le sage parti

de quitter le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle

de repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort.

Le bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans

souci, dans une maison très agréable qu'il s'était bâtie, et dans

un très joli jardin qu'il avait planté de ses mains. En fouillant

à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des

coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que

son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature,

et qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que

coquilles, débris de coquilles, et que la terre n'était que du

cron. Toujours occupé de cet objet de ses singulières

découvertes, il s'échauffa si bien sur ces idées, qu'elles se

seraient enfin tournées dans sa tête en système, c'est-à-dire en

folie, si, très heureusement pour sa raison, mais bien

malheureusement pour ses amis, auxquels il était cher, et qui

trouvaient chez lui l'asile le plus agréable, la mort ne fût

venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle maladie:

c'était une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui

l'empêchait de manger, sans que durant très longtemps on en

trouvât la cause, et qui finit, après plusieurs années de

souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler,

sans des serrements de cœur, les derniers temps de ce pauvre et

digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir,

Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il

souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa dernière heure, qui,

dis-je, était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous

faisait servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un

thé bien léger, qu'il fallait rejeter un moment après. Mais avant

ces temps de douleur, combien j'en ai passé chez lui d'agréables

avec les amis d'élite qu'il s'était faits! A leur tête je mets

l'abbé Prevost, homme très aimable et très simple, dont le cœur

vivifiait ses écrits, dignes de l'immortalité, et qui n'avait

rien dans l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il

donnait à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes

fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme

oriental, et qui, je crois, étendait les systèmes de Mussard sur

la durée du monde: en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire,

qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du

bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais

charmante, qui chantait comme un ange; madame de Valmalette

elle-même, qui chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût

été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle

était à peu près la société de M. Mussard, qui m'aurait assez plu

si son tête-à-tête avec sa conchyliomanie ne m'avait plu

davantage; et je puis dire que pendant plus de six mois j'ai

travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-même.

Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les

eaux de Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les

venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue,

je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix

jours, qui me firent plus de bien parce que j'étais à la

campagne, que parce que j'y prenais les eaux. Mussard jouait du

violoncelle, et aimait passionnément la musique italienne. Un

soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous coucher et surtout

des opere buffe que nous avions vus l'un et l'autre en Italie, et

dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas,

j'allai rêver comment on pourrait faire pour donner en France

l'idée d'un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n'y

ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et prenant

des eaux, je fis quelques manières de vers très à la hâte, et j'y

adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je

barbouillai le tout dans une espèce de salon voûté qui était au

haut du jardin; et au thé, je ne pus m'empêcher de montrer ces

airs à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa gouvernante, qui

était en vérité une très bonne et aimable fille. Les trois

morceaux que j'avais esquissés étaient le premier monologue, J'ai

perdu mon serviteur; l'air du Devin, L'amour croît s'il

s'inquiète, et le dernier duo, A jamais, Colin, je t'engage, etc.

J'imaginais si peu que cela valût la peine d'être suivi, que,

sans les applaudissements et les encouragements de l'un et de

l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser,

comme j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi

bonnes: mais ils m'excitèrent si bien, qu'en six jours mon drame

fut écrit, à quelques vers près, et toute ma musique esquissée,

tellement que je n'eus plus à faire à Paris qu'un peu de

récitatif et tout le remplissage; et j'achevai le tout avec une

telle rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent mises au

net et en état d'être représentées. Il n'y manquait que le

divertissement, qui ne fut fait que longtemps après.

Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avais une

grande passion de l'entendre, et j'aurais donné tout au monde

pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme

on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme

il ne m'était pas possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public,

il fallait nécessairement, pour jouir de ma pièce, la faire

passer à l'Opéra. Malheureusement elle était dans un genre

absolument neuf, auquel les oreilles n'étaient point accoutumées;

et d'ailleurs, le mauvais succès des Muses galantes me faisait

prévoir celui du Devin, si je le présentais sous mon nom. Duclos

me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en

laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me

trouvai point à cette répétition; et les petits violons, qui la

dirigèrent, ne surent eux-mêmes quel en était l'auteur, qu'après

qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage.

Tous ceux qui l'entendirent en étaient enchantés, au point que

dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parlait d'autre

chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avait assisté à la

répétition, demanda l'ouvrage pour être donné à la cour. Duclos,

qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le maître

de ma pièce à la cour qu'à Paris, la refusa. Cury la réclama

d'autorité. Duclos tint bon; et le débat entre eux devint si vif,

qu'un jour à l'Opéra ils allaient sortir ensemble, si on ne les

eût séparés. On voulut s'adresser à moi; je renvoyai la décision

de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc

d'Aumont s'en mêla. Duclos crut enfin devoir céder à l'autorité,

et la pièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau.

La partie à laquelle je m'étais le plus attaché, et où je

m'éloignais le plus de la route commune, était le récitatif. Le

mien était accentué d'une façon toute nouvelle, marchait avec le

débit de la parole. On n'osa laisser cette terrible innovation;

l'on craignait qu'elle ne révoltât les oreilles moutonnières. Je

consentis que Francueil et Jelyotte fissent un autre récitatif,

mais je ne voulus pas m'en mêler.

Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation,

l'on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la

dernière répétition. J'y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je

crois, l'abbé Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition

fut passable; j'en fus plus content que je ne m'y étais attendu.

L'orchestre était nombreux, composé de ceux de l'Opéra et de la

Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin; mademoiselle Fel,

Colette; Cuvilier, le Devin; les chœurs étaient ceux de l'Opéra.

Je dis peu de chose: c'était Jelyotte qui avait tout dirigé; je

ne voulus pas contrôler ce qu'il avait fait; et, malgré mon ton

romain, j'étais honteux comme un écolier au milieu de tout ce

monde.

Le lendemain, jour de la représentation, j'allai déjeuner au

café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait

de la répétition de la veille, et de la difficulté qu'il y avait

eu d'y entrer. Un officier qui était là dit qu'il était entré

sans peine, conta au long ce qui s'y était passé, dépeignit

l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait, ce qu'il avait dit; mais

ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant

d'assurance que de simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas un

seul mot de vrai. Il m'était très clair que celui qui parlait si

savamment de cette répétition n'y avait point été, puisqu'il

avait devant les yeux, sans le connaître, cet auteur qu'il disait

avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scène

fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme était d'un certain

âge; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux; sa

physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis

annonçait un ancien officier. Il m'intéressait, malgré son

impudence et malgré moi. Tandis qu'il débitait ses mensonges, je

rougissais, je baissais les yeux, j'étais sur les épines; je

cherchais quelquefois en moi-même s'il n'y aurait pas moyen de le

croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que

quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hâtai

d'achever mon chocolat sans rien dire; et, baissant la tête en

passant devant lui, je sortis le plus tôt qu'il me fut possible,

tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je

m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur; et je suis sûr que si

quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on m'aurait vu

la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la

peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était

reconnu.

Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il

est difficile de ne faire que narrer, parce qu'il est presque

impossible que la narration même ne porte empreinte de censure ou

d'apologie. J'essayerai toutefois de rapporter comment et sur

quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni

blâme.

J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était

ordinaire: grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce

défaut de décence pour un acte de courage, j'entrai de cette

façon dans la même salle où devaient arriver, peu de temps après,

le roi, la reine, la famille royale et toute la cour. J'allai

m'établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était

la sienne: c'était une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une

petite loge plus élevée, où se plaça le roi avec madame de

Pompadour. Environné de dames, et seul d'homme sur le devant de

la loge, je ne pus douter qu'on ne m'eût mis là précisément pour

être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au

milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d'être mal

à mon aise: je me demandai si j'étais à ma place, si j'y étais

mis convenablement; et après quelques minutes d'inquiétude, je me

répondis, Oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de

l'impossibilité de m'en dédire, que de la force de mes raisons.

Je me dis: Je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que

j'y suis invité, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'après

tout personne n'a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de

mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni

mieux, ni pis: si je recommence à m'asservir à l'opinion dans

quelque chose, m'y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour

être toujours moi-même, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce

soit, d'être mis selon l'état que j'ai choisi; mon extérieur est

simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre: la barbe ne

l'est point en elle-même, puisque c'est la nature qui nous la

donne, et que, selon les temps et les modes, elle est quelquefois

un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que

m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu

qu'ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me

raffermis si bien que j'aurais été intrépide, si j'eusse eu

besoin de l'être. Mais, soit effet de la présence du maître, soit

naturelle disposition des cœurs, je n'aperçus rien que

d'obligeant et d'honnête dans la curiosité dont j'étais l'objet.

J'en fus touché jusqu'à recommencer d'être inquiet sur moi-même

et sur le sort de ma pièce, craignant d'effacer des préjugés si

favorables, qui semblaient ne chercher qu'à m'applaudir. J'étais

armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne

m'étais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme

un enfant quand on commença.

J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal

jouée quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant

à la musique. Dès la première scène, qui véritablement est d'une

naïveté touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure

de surprise et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce genre

de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point

d'être sensible dans toute l'assemblée, et, pour parler à la

Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet même. A la scène

des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne

claque point devant le roi, cela fit qu'on entendit tout; la

pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendais autour de moi un

chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges,

et qui s'entredisaient à demi-voix: Cela est charmant, cela est

ravissant; il n'y a pas un son là qui ne parle au cœur. Le

plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut

moi-même jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier

duo, en remarquant que je n'étais pas seul à pleurer. J'eus un

moment de retour sur moi-même, en me rappelant le concert de M.

de Treitorens. Cette réminiscence eut l'effet de l'esclave qui

tenait la couronne sur la tête, des triomphateurs; mais elle fut

courte, et je me livrai bientôt pleinement et sans distraction au

plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu'en ce

moment la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité

d'auteur; et sûrement s'il n'y eût eu là que des hommes, je

n'aurais pas été dévoré, comme je l'étais sans cesse, du désir de

recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je faisais

couler. J'ai vu des pièces exciter de plus vifs transports

d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce,

aussi touchante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la

cour, un jour de première représentation. Ceux qui ont vu

celle-là doivent s'en souvenir; car l'effet en fut unique.

Le même soir, M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver

au château le lendemain sur les onze heures, et qu'il me

présenterait au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta

qu'on croyait qu'il s'agissait d'une pension, et que le roi

voulait me l'annoncer lui-même.

Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante

journée fut une nuit d'angoisse et de perplexité pour moi? Ma

première idée, après celle de cette représentation, se porta sur

un fréquent besoin de sortir, qui m'avait fait beaucoup souffrir

le soir même au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le

lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les

appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage

de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me

tenait écarté des cercles, et qui m'empêchait d'aller m'enfermer

chez des femmes. L'idée seule de l'état où ce besoin pouvait me

mettre était capable de me le donner au point de m'en trouver

mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais préféré la mort. Il

n'y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de

l'effroi d'en courir le risque.

Je me figurais ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté,

qui daignait s'arrêter et m'adresser la parole. C'était là qu'il

fallait de la justesse et de la présence d'esprit pour répondre.

Ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu,

m'aurait-elle quitté devant le roi de France, ou m'aurait-elle

permis de bien choisir à l'instant ce qu'il fallait dire! Je

voulais, sans quitter l'air et le ton sévère que j'avais pris, me

montrer sensible à l'honneur que me faisait un si grand monarque.

Il fallait envelopper quelque grande et utile vérité dans une

louange belle et méritée. Pour préparer d'avance une réponse

heureuse, il aurait fallu prévoir juste ce qu'il pourrait me

dire; et j'étais sûr après cela de ne pas retrouver en sa

présence un mot de ce que j'aurais médité. Que deviendrais-je en

ce moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait

m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises

ordinaires? Ce danger m'alarma, m'effraya, me fit frémir au point

de me déterminer, à tout risque à ne m'y pas exposer.

Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en

quelque sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût

imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser

désormais parler d'indépendance et de désintéressement? Il ne

fallait plus que flatter ou me taire en recevant cette pension:

encore qui m'assurait qu'elle me serait payée? Que de pas à

faire, que de gens à solliciter! Il m'en coûterait plus de soins,

et bien plus désagréables pour la conserver, que pour m'en

passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti très

conséquent à mes principes, et sacrifier l'apparence à la

réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y opposa rien. Aux

autres j'alléguai ma santé, et je partis le matin même.

Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé. Mes

raisons ne pouvaient être senties par tout le monde: m'accuser

d'un sot orgueil était bien plus tôt fait, et contentait mieux la

jalousie de quiconque sentait en lui-même qu'il ne se serait pas

conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m'écrivit un billet, où il

me détailla les succès de ma pièce et l'engouement où le roi

lui-même en était. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté

ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume:

J'ai perdu mon serviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il

ajoutait que dans la quinzaine on devait donner une seconde

représentation du Devin, qui constaterait aux yeux de tout le

public le plein succès de la première.

Deux jours après, comme j'entrais le soir sur les neuf

heures chez madame d'Épinay, où j'allais souper, je me vis croisé

par un fiacre à la porte. Quelqu'un qui était dans ce fiacre me

fit signe d'y monter; j'y monte: c'était Diderot. Il me parla de

la pension avec un feu que, sur pareil sujet, je n'aurais pas

attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas

voulu être présenté au roi; mais il m'en fit un terrible de mon

indifférence pour la pension. Il me dit que si j'étais

désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas permis de l'être

pour celui de madame le Vasseur et de sa fille; que je leur

devais de n'omettre aucun moyen possible et honnête de leur

donner du pain; et comme on ne pouvait pas dire après tout que

j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on avait

paru disposé à me l'accorder, je devais la solliciter et

l'obtenir, à quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de

son zèle, je ne pus goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet

une dispute très vive, la première que j'aie eue avec lui; et

nous n'en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant

ce qu'il prétendait que je devais faire, et moi m'en défendant

parce que je croyais ne le devoir pas.

Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener

souper chez madame d'Épinay, il ne le voulut point; et, quelque

effort que le désir d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire

en divers temps pour l'engager à la voir, jusqu'à la mener à sa

porte qu'il nous tint fermée, il s'en est toujours défendu, ne

parlant d'elle qu'en termes très méprisants. Ce ne fut qu'après

ma brouillerie avec elle et avec lui qu'ils se lièrent et qu'il

commença d'en parler avec honneur.

Depuis lors Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche

d'aliéner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si

elles n'étaient pas plus à leur aise, c'était mauvaise volonté de

ma part, et qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils

tâchaient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat

de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le

crédit de madame d'Épinay. Ils voulurent même entraîner Duclos

ainsi que d'Holbach dans leur ligue; mais le premier s'y refusa

toujours. J'eus alors quelque vent de tout ce manège; mais je ne

l'appris bien distinctement que longtemps après, et j'eus souvent

à déplorer le zèle aveugle et peu discret de mes amis, qui,

cherchant à me réduire, incommodé comme j'étais, à la plus triste

solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux par

les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable.

Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et

j'eus le temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le

divertissement. Ce divertissement, tel qu'il est gravé, devait

être en action d'un bout à l'autre et dans un sujet suivi, qui,

selon moi, fournissait des tableaux très agréables. Mais quand je

proposai cette idée à l'Opéra, on ne m'entendit seulement pas, et

il fallut coudre des chants et des danses à l'ordinaire: cela fit

que ce divertissement, quoique plein d'idées charmantes, qui ne

déparent point les scènes, réussit très médiocrement. J'ôtai le

récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que je l'avais

fait d'abord et qu'il est gravé; et ce récitatif, un peu

francisé, je l'avoue, c'est-à-dire traîné par les acteurs, loin

de choquer personne, n'a pas moins réussi que les airs, et a

paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je

dédiai ma pièce à M. Duclos qui l'avait protégée, et je déclarai

que ce serait ma seule dédicace. J'en ai pourtant fait une

seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus

honoré de cette exception, que si je n'en avais fait aucune.

J'ai sur cette pièce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles

des choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir

de m'étendre ici. J'y reviendrai peut-être un jour dans le

supplément. Je n'en saurais pourtant omettre une, qui peut avoir

trait à tout ce qui suit. Je visitais un jour dans le cabinet du

baron d'Holbach sa musique; après en avoir parcouru de beaucoup

d'espèces, il me dit, en me montrant un recueil de pièces de

clavecin: Voilà des pièces qui ont été composées pour moi; elles

sont pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaît ni

ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu'une

pour l'insérer dans votre divertissement. Ayant dans la tête des

sujets d'airs et des symphonies beaucoup plus que je n'en pouvais

employer, je me souciais très peu des siens. Cependant il me

pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que

j'abrégeai, et que je mis en trio pour l'entrée des compagnes de

Colette. Quelques mois après, et tandis qu'on représentait le

Devin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de

son clavecin, d'où il se leva brusquement à mon arrivée. En

regardant machinalement sur son pupitre, j'y vis ce même recueil

du baron d'Holbach, ouvert précisément à cette même pièce qu'il

m'avait pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait

jamais de ses mains. Quelque temps après je vis encore ce même

recueil ouvert sur le clavecin de M. d'Épinay, un jour qu'il

avait musique chez lui. Grimm ni personne n'a jamais parlé de cet

air, et je n'en parle ici moi-même que parce qu'il se répandit

quelque temps après un bruit que je n'étais pas l'auteur du Devin

du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis

persuadé que sans mon Dictionnaire de musique on aurait dit à la

fin que je ne la savais pas.

Quelque temps avant qu'on donnât le Devin du village, il

était arrivé à Paris des bouffons italiens, qu'on fit jouer sur

le théâtre de l'Opéra, sans prévoir l'effet qu'ils y allaient

faire. Quoiqu'ils fussent détestables, et que l'orchestre, alors

très ignorant, estropiât à plaisir les pièces qu'ils donnèrent,

elles ne laissèrent pas de faire à l'Opéra français un tort qu'il

n'a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues

le même jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles

françaises; il n'y en eut point qui pût endurer la traînerie de

leur musique, après l'accent vif et marqué de l'italienne: sitôt

que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forcé de

changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin. On donnait

Églé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du

village soutint la comparaison, et plut encore après la Serva

padrona. Quand je composai mon intermède, j'avais l'esprit rempli

de ceux-là; ce furent eux qui m'en donnèrent l'idée, et j'étais

bien éloigné de prévoir qu'on les passerait en revue à côté de

lui. Si j'eusse été un pillard, que de vols seraient alors

devenus manifestes, et combien on eût pris soin de les faire

sentir! Mais rien: on a eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma

musique la moindre réminiscence d'aucune autre; et tous mes

chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi

neufs que le caractère de musique que j'avais créé. Si l'on eût

mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n'en seraient

sortis qu'en lambeaux.

Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs

très ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés

que s'il se fût agi d'une affaire d'État ou de religion. L'un

plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches et

des femmes, soutenait la musique française; l'autre, plus vif,

plus fier, plus enthousiaste, était composé des vrais

connaisseurs, des gens à talents, des hommes de génie. Son petit

peloton se rassemblait à l'Opéra, sous la loge de la reine.

L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la

salle; mais son foyer principal était sous la loge du roi. Voilà

d'où vinrent ces noms de partis célèbres dans ce temps-là, de

coin du roi et de coin de la reine. La dispute, en s'animant,

produisit des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut

moqué par le Petit Prophète: il voulut se mêler de raisonner; il

fut écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux

petits écrits, l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les seuls

qui survivent à cette querelle; tous les autres sont déjà morts.

Mais le Petit Prophète, qu'on s'obstina longtemps à

m'attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas

la moindre peine à son auteur, au lieu que la Lettre sur la

musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la

nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de

l'incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de

Tacite. C'était le temps de la grande querelle du parlement et du

clergé. Le parlement venait d'être exilé; la fermentation était

au comble: tout menaçait d'un prochain soulèvement. La brochure

parut; à l'instant toutes les autres querelles furent oubliées;

on ne songea qu'au péril de la musique française, et il n'y eut

plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel, que la nation

n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre

la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait être

expédiée, si M. de Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand

on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution

dans l'État, on croira rêver. C'est pourtant une vérité bien

réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu'il n'y a pas

aujourd'hui plus de quinze ans de cette singulière anecdote.

Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du

moins les insultes; ma vie même fut en danger. L'orchestre de

l'Opéra fit l'honnête complot de m'assassiner quand j'en

sortirais. On me le dit, je n'en fus que plus assidu à l'Opéra,

et je ne sus que longtemps après que M. Ancelet, officier des

mousquetaires, qui avait de l'amitié pour moi, avait détourné

l'effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie

du spectacle. La ville venait d'avoir la direction de l'Opéra. Le

premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes

entrées, et cela de la façon la plus malhonnête qu'il fût

possible, c'est-à-dire en me les faisant refuser publiquement à

mon passage; de sorte que je fus obligé de prendre un billet

d'amphithéâtre, pour n'avoir pas l'affront de m'en retourner ce

jour-là. L'injustice était d'autant plus criante, que le seul

prix que j'avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes

entrées à perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les

auteurs, et que j'eusse ce droit à double titre, je ne laissai

pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est

vrai qu'on m'envoya pour mes honoraires, par le caissier de

l'Opéra, cinquante louis que je n'avais pas demandés; mais outre

que ces cinquante louis ne faisaient pas même la somme qui me

revenait dans les règles, ce payement n'avait rien de commun avec

le droit d'entrées formellement stipulé, et qui en était

entièrement indépendant. Il y avait dans ce procédé une telle

complication d'iniquité et de brutalité, que le public, alors

dans sa plus grande animosité contre moi, ne laissa pas d'en être

unanimement choqué; et tel qui m'avait insulté la veille criait

le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il était honteux d'ôter

ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méritées et

qui pouvait même les réclamer pour deux. Tant est juste le

proverbe italien, qu'ognun ama la giustizia in casa d'altrui!

Je n'avais là-dessus qu'un parti à prendre, c'était de

réclamer mon ouvrage, puisqu'on m'en ôtait le prix convenu.

J'écrivis pour cet effet à M. d'Argenson qui avait le département

de l'Opéra; et je joignis à ma lettre un mémoire qui était sans

réplique, et qui demeura sans réponse et sans effet, ainsi que ma

lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le cœur, et

ne contribua pas à augmenter l'estime très médiocre que j'eus

toujours pour son caractère et pour ses talents. C'est ainsi

qu'on a gardé ma pièce à l'Opéra, en me frustrant du prix pour

lequel je l'avais cédée. Du faible au fort, ce serait voler; du

fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien d'autrui.

Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne

m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les

mains d'un autre, il ne laissa pas d'être assez grand pour me

mettre en état de subsister plusieurs années, et suppléer à la

copie, qui allait toujours assez mal. J'eus cent louis du roi,

cinquante de madame de Pompadour pour la représentation de

Belle-Vue, où elle fit elle-même le rôle de Colin, cinquante de

l'Opéra, et cinq cents francs de Pissot pour la gravure; en sorte

que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de

travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré mon malheur

et ma balourdise, que m'en a rapporté depuis l'Émile, qui m'avait

coûté vingt ans de méditation et trois ans de travail. Mais je

payai bien l'aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les

chagrins infinis qu'elle m'attira: elle fut le germe des secrètes

jalousies qui n'ont éclaté que longtemps après. Depuis son

succès, je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni

dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette

cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais

cru trouver en eux jusqu'alors. Dès que je paraissais chez le

baron, la conversation cessait d'être générale. On se rassemblait

par petits pelotons, on se chuchotait à l'oreille, et je restais

seul sans savoir à qui parler. J'endurai longtemps ce choquant

abandon; et voyant que madame d'Holbach, qui était douce et

aimable, me recevait toujours bien, je supportais les

grossièretés de son mari, tant qu'elles furent supportables: mais

un jour il m'entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une

telle brutalité, devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant

Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur

et la modération de mes réponses, qu'enfin chassé de chez lui par

ce traitement indigne, je sortis, résolu de n'y plus rentrer.

Cela ne m'empêcha pas de parler toujours honorablement de lui et

de sa maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte

qu'en termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement

que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler

aucun tort d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec

personne à qui il prît intérêt. Voilà comment il finit par

vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour moi, je crois que

mesdits amis m'auraient pardonné de faire des livres, et

d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas

étrangère; mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un

opéra, ni les succès brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun

d'eux n'était en état de courir la même carrière, ni d'aspirer

aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie,

parut même augmenter d'amitié pour moi, et m'introduisit chez

mademoiselle Quinault, où je trouvai autant d'attentions,

d'honnêtetés, de caresses, que j'avais peu trouvé tout cela chez

M. d'Holbach.

Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Opéra, il était

aussi question de son auteur à la Comédie française, mais un peu

moins heureusement. N'ayant pu, dans sept ou huit ans, faire

jouer mon Narcisse aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce

théâtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le français; et

j'aurais bien voulu avoir fait passer ma pièce aux Français,

plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue,

avec lequel j'avais fait connaissance, et qui, comme on sait,

était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea

de le faire jouer anonyme; et en attendant il me procura les

entrées, qui me furent d'un grand agrément, car j'ai toujours

préféré le Théâtre-Français aux deux autres. La pièce fut reçue

avec applaudissement, et représentée sans qu'on en nommât

l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comédiens et bien

d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval

jouaient les rôles d'amoureuses; et quoique l'intelligence du

tout fût manquée à mon avis, on ne pouvait pas appeler cela une

pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris et touché de

l'indulgence du public, qui eut la patience de l'entendre

tranquillement d'un bout à l'autre, et d'en souffrir même une

seconde représentation, sans donner le moindre signe

d'impatience. Pour moi, je m'ennuyai tellement à la première, que

je ne pus tenir jusqu'à la fin; et, sortant du spectacle,

j'entrai au café de Procope, où je trouvai Boissy et quelques

autres, qui probablement s'étaient ennuyés comme moi. Là, je dis

hautement mon peccavi, m'avouant humblement ou fièrement l'auteur

de la pièce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet

aveu public de l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort

admiré, et me parut très peu pénible. J'y trouvai même un

dédommagement d'amour-propre dans le courage avec lequel il fut

fait; et je crois qu'il y eut en cette occasion plus d'orgueil à

parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant,

comme il était sûr que la pièce, quoique glacée à la

représentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer; et dans

la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre

à découvert mes principes, un peu plus que je n'avais fait

jusqu'alors.

J'eus bientôt occasion de les développer tout à fait dans un

ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette

année 1753, que parut le programme de l'Académie de Dijon sur

l'Origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande

question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer;

mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui

de la traiter, et je l'entrepris.

Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à

Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse,

notre hôtesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je

compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il

faisait très beau; ces bonnes femmes se chargèrent des soins et

de la dépense; Thérèse s'amusait avec elles; et moi, sans souci

de rien, je venais m'égayer sans gêne aux heures des repas. Tout

le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y

trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement

l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des

hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du

temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de

l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son

perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon

âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de

la Divinité; et voyant de là mes semblables suivre, dans

l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de

leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix

qu'ils ne pouvaient entendre: Insensés, qui vous plaignez sans

cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de

vous!

De ces méditations résulta le Discours sur l'Inégalité,

ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres

écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles,

mais qui ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui

l'entendissent, et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il

avait été fait pour concourir au prix: je l'envoyai donc, mais

sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien que ce n'est

pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des

académies.

Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon

humeur et à ma santé. Il y avait déjà plusieurs années que,

tourmenté de ma rétention d'urine, je m'étais livré tout à fait

aux médecins, qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes

forces et détruit mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je

me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis

cette indication, et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et

sans remèdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre

au jour la journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et

marchant sitôt que j'en avais la force. Le train de Paris parmi

les gens à prétentions était si peu de mon goût; les cabales des

gens de lettres, leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi

dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde m'étaient

si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de douceur,

d'ouverture de cœur, de franchise dans le commerce même de mes

amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençais à

soupirer ardemment après le séjour de la campagne; et, ne voyant

pas que mon métier me permît de m'y établir, j'y courais du moins

passer les heures que j'avais de libres. Pendant plusieurs mois,

d'abord après mon dîner j'allais me promener seul au bois de

Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'à

la nuit.

Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se

voyant obligé d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce

voyage: j'y consentis. Je n'étais pas assez bien pour me passer

des soins de la gouverneuse: il fut décidé qu'elle serait du

voyage, que sa mère garderait la maison; et, tous nos

arrangements pris, nous partîmes tous trois ensemble le 1er juin

1754.

Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première

expérience qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'avais

alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec

lequel j'étais né, et auquel je m'étais toujours livré sans

réserve et sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois

qui nous menait, avec les mêmes chevaux, à très petites journées.

Je descendais et marchais souvent à pied. A peine étions-nous à

la moitié de notre route, que Thérèse marqua la plus grande

répugnance à rester seule dans la voiture avec Gauffecourt, et

que quand, malgré ses prières, je voulais descendre, elle

descendait et marchait aussi. Je la grondai longtemps de ce

caprice, et même je m'y opposai tout à fait, jusqu'à ce qu'elle

se vît forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rêver, je

tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt,

âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs

et de jouissances, travaillait depuis notre départ à corrompre

une personne qui n'était plus ni belle ni jeune, qui appartenait

à son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux,

jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émouvoir par

la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures

infâmes dont il était plein. Thérèse, indignée, lui lança une

fois son vilain livre par la portière; et j'appris que, le

premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher

sans souper, il avait employé tout le temps de ce tête-à-tête à

des tentatives et des manœuvres plus dignes d'un satyre et d'un

bouc que d'un honnête homme auquel j'avais confié ma compagne et

moi-même. Quelle surprise! quel serrement de cœur tout nouveau

pour moi! Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparable de

tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme,

pour la première fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au

dédain, et d'ôter ma confiance et mon estime à un homme que

j'aime et dont je me crois aimé! Le malheureux me cachait sa

turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui

cacher mon mépris, et de recéler au fond de mon cœur des

sentiments qu'il ne devait pas connaître. Douce et sainte

illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes

yeux. Que de mains cruelles l'ont empêché depuis lors de

retomber!

A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la

Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman

sans la revoir. Je la revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel

avilissement! Que lui restait-il de sa vertu première? Était-ce

la même madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé

Pontverre m'avait adressé? Que mon cœur fut navré! Je ne vis

plus pour elle d'autres ressources que de se dépayser. Je lui

réitérai vivement et vainement les instances que je lui avais

faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre

paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de

Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension, dont

cependant, quoique exactement payée, elle ne tirait plus rien

depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque

légère part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien

moins que je n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr

qu'elle n'en profiterait pas d'un sou. Durant mon séjour à Genève

elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir à Grange-Canal.

Elle manquait d'argent pour achever son voyage; je n'avais pas

sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai une heure

après par Thérèse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de

son cœur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une petite

bague; elle l'ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse,

qui la remit à l'instant au sien, en baisant cette noble main

qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'était alors le moment

d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre,

m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son

sort, quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre

attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir

de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis

pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus

vif et le plus permanent. Je méritai par là les châtiments

terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils

avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle

a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui

d'un ingrat.

Avant mon départ de Paris, j'avais esquissé la dédicace de

mon Discours sur l'Inégalité. Je l'achevai à Chambéri, et la

datai du même lieu, jugeant qu'il était mieux, pour éviter toute

chicane, de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans

cette ville, je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y

avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y

reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livrai tout

entier au zèle patriotique, et, honteux d'être exclu de mes

droits de citoyen par la profession d'un autre culte que celui de

mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je

pensais que l'Évangile étant le même pour tous les chrétiens, et

le fond du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se mêlait

d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en

chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme

inintelligible, et qu'il était par conséquent du devoir du

citoyen d'admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la

loi. La fréquentation des encyclopédistes, loin d'ébranler ma

foi, l'avait affermie par mon aversion naturelle pour la dispute

et pour les partis. L'étude de l'homme et de l'univers m'avait

montré partout les causes finales et l'intelligence qui les

dirigeait. La lecture de la Bible, et surtout de l'Évangile, à

laquelle je m'appliquais depuis quelques années, m'avait fait

mépriser les basses et sottes interprétations que donnaient à

Jésus-Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot,

la philosophie, en m'attachant à l'essentiel de la religion,

m'avait détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes

l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avait pas pour un homme

raisonnable deux manières d'être chrétien, je jugeais aussi que

tout ce qui est forme et discipline était, dans chaque pays, du

ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si

pacifique, qui m'a attiré de si cruelles persécutions, il

s'ensuivait que, voulant être citoyen, je devais être protestant,

et rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déterminai;

je me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où

je logeais, laquelle était hors de la ville. Je désirai seulement

de n'être pas obligé de paraître en consistoire. L'édit

ecclésiastique cependant y était formel; on voulut bien y déroger

en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou six membres

pour recevoir en particulier ma profession de foi.

Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec

qui j'étais lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissait de

m'entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente

m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour et nuit, pendant trois

semaines, un petit discours que j'avais préparé, je me troublai

lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir pas dire un

seul mot, et je fis dans cette conférence le rôle du plus sot

écolier. Les commissaires parlaient pour moi; je répondais

bêtement oui et non; ensuite je fus admis à la communion et

réintégré dans mes droits de citoyen: je fus inscrit comme tel

dans le rôle des gardes que payent les seuls citoyens et

bourgeois, et j'assistais à un conseil général extraordinaire,

pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des

bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil, le

consistoire, et des procédés obligeants et honnêtes de tous les

magistrats, ministres et citoyens, que, pressé par le bonhomme

Deluc, qui m'obsédait sans cesse, et encore plus par mon propre

penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre

mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer madame

le Vasseur et son mari, ou pourvoir à leur subsistance, et

revenir avec Thérèse m'établir à Genève pour le reste de mes

jours.

Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires sérieuses

pour m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon départ. De tous

ces amusements, celui qui me plut davantage fut une promenade

autour du lac, que je fis en bateau avec Deluc père, sa bru, ses

deux fils et ma Thérèse. Nous mîmes sept jours à cette tournée,

par le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des

sites qui m'avaient frappé à l'autre extrémité du lac, et dont je

fis la description quelques années après dans la Nouvelle

Héloïse.

Les principales liaisons que je fis à Genève, outre les

Deluc, dont j'ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que

j'avais déjà connu à Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a

valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne,

aujourd'hui professeur de belles-lettres, dont la société pleine

de douceur et d'aménité me sera toujours regrettable, quoiqu'il

ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors

professeur de physique, depuis conseiller et syndic, auquel je

lus mon Discours sur l'Inégalité, mais non pas la dédicace, et

qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec lequel,

jusqu'à sa mort, je suis resté en correspondance, et qui m'avait

même chargé d'emplettes de livres pour la Bibliothèque; le

professeur Vernet, qui me tourna le dos, comme tout le monde,

après que je lui eus donné des preuves d'attachement et de

confiance qui l'auraient dû toucher, si un théologien pouvait

être touché de quelque chose; Chappuis, commis et successeur de

Gauffecourt, qu'il voulut supplanter, et qui bientôt fut

supplanté lui-même; Marcet de Mézières, ancien ami de mon père,

et qui s'était montré le mien; mais qui, après avoir jadis bien

mérité de la patrie, s'étant fait auteur dramatique et prétendant

aux deux-cents, changea de maximes et devint ridicule avant sa

mort. Mais celui de tous dont j'attendis davantage fut Moultou,

jeune homme de la plus grande espérance par ses talents, par son

esprit plein de feu, que j'ai toujours aimé, quoique sa conduite

à mon égard ait été souvent équivoque, et qu'il ait des liaisons

avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela je ne puis

m'empêcher de regarder encore comme appelé à être un jour le

défenseur de ma mémoire, et le vengeur de son ami.

Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni

l'habitude de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent

d'assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête,

accoutumée au travail, ne demeurait pas oisive. Je digérais le

plan déjà formé de mes Institutions politiques, dont j'aurai

bientôt à parler; je méditais une Histoire du Valais, un plan de

tragédie en prose, dont le sujet, qui n'était pas moins que

Lucrèce, ne m'ôtait pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique

j'osasse laisser paraître encore cette infortunée, quand elle ne

le peut plus, sur aucun théâtre français. Je m'essayais en même

temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son

Histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers.

Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai au mois

d'octobre à Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me

retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes

arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je

repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la

principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur

l'Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire

Rey, dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet

ouvrage était dédié à la république, et que cette dédicace

pouvait ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l'effet

qu'elle ferait à Genève, avant que d'y retourner. Cet effet ne me

fut pas favorable; et cette dédicace, que le plus pur patriotisme

m'avait dictée, ne fit que m'attirer des ennemis dans le conseil,

et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier

syndic, m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on trouvera

dans mes recueils, liasse A, no 3. Je reçus des particuliers,

entre autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce

fut là tout: je ne vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré

du zèle de cœur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette

indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquèrent. Je me

souviens que, dînant un jour à Clichy chez madame Dupin, avec

Crommelin, résident de la république, et avec M. de Mairan,

celui-ci dit en pleine table que le conseil me devait un présent

et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu'il se déshonorait

s'il y manquait. Crommelin, qui était un petit homme noir et

bassement méchant, n'osa rien répondre en ma présence, mais il

fit une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul

avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d'avoir

satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné

par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j'ai

perdu dans la suite, pour l'avoir trop bien mérité.

Ce mauvais succès ne m'aurait pas détourné d'exécuter ma

retraite à Genève, si des motifs plus puissants sur mon cœur n'y

avaient pas concouru. M. d'Épinay, voulant ajouter une aile qui

manquait au château de la Chevrette, faisait une dépense immense

pour l'achever. Étant allé voir un jour, avec madame d'Épinay,

ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue

plus loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc, qui touchait la

forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une

petite loge fort délabrée, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu

solitaire et très agréable m'avait frappé quand je le vis pour la

première fois, avant mon voyage à Genève. Il m'était échappé de

dire dans mon transport: Ah! madame, quelle habitation

délicieuse! Voilà un asile tout fait pour moi. Madame d'Épinay ne

releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus

tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite

maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée, et très

logeable pour un petit ménage de trois personnes. Madame d'Épinay

avait fait faire cet ouvrage en silence et à très peu de frais,

en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du

château. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise:

Mon ours, voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est

l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle

idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes

jours plus vivement, plus délicieusement ému; je mouillai de

pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas

vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Madame

d'Épinay, qui ne voulait pas en avoir le démenti, devint si

pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me

circonvenir, jusqu'à gagner pour cela madame le Vasseur et sa

fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au

séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Ermitage;

et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d'en

préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le

printemps suivant.

Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut

l'établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet

homme y ferait révolution; que j'irais retrouver dans ma patrie

le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris; qu'il me

faudrait batailler sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix

dans ma conduite que celui d'être un pédant insupportable ou un

lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m'écrivit sur

mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans ma

réponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. Dès lors je tins

Genève perdue, et je ne me trompai pas. J'aurais dû peut-être

aller faire tête à l'orage, si je m'en étais senti le talent.

Mais qu'eussé-je fait seul, timide et parlant très mal, contre un

homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d'une

brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes gens?

Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage: je

n'écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui,

s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le même article.

En me retirant à Genève, j'aurais pu m'épargner de grands

malheurs à moi-même; mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent

et patriotique j'eusse fait rien de grand et d'utile pour mon

pays.

Tronchin, qui, dans le même temps à peu près, fut s'établir

à Genève, vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque,

et en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le

chevalier de Jaucourt. Madame d'Épinay souhaitait fort de le

consulter en particulier, mais la presse n'était pas facile à

percer. Elle eut recours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller

voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons

qu'ils resserrèrent ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma

destinée: sitôt que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que

j'avais séparément, ils n'ont jamais manqué de s'unir contre moi.

Quoique, dans le complot que formaient dès lors les Tronchin

d'asservir leur patrie, ils dussent tous me haïr mortellement, le

docteur pourtant continua longtemps à me témoigner de la

bienveillance. Il m'écrivit même après mon retour à Genève, pour

m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti

était pris, et cette offre ne m'ébranla pas.

Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion

en avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de

madame Francueil, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la

marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur

émut mon cœur. Je regrettais moi-même cette aimable femme.

J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach. Ce triste événement me fit

oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de Genève, et

qu'il fut de retour lui-même d'un tour de France qu'il avait fait

pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir,

et je continuai, jusqu'à mon départ pour l'Ermitage. Quand on sut

dans sa coterie que madame d'Épinay, qu'il ne voyait point

encore, m'y préparait un logement, les sarcasmes tombèrent sur

moi comme la grêle, fondés sur ce qu'ayant besoin de l'encens et

des amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude

seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en était, je

laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de

m'être utile pour placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait

plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentait

surchargée, ne cessait de me prier de la débarrasser. Il fut mis

dans une maison de charité, où l'âge et le regret de se voir loin

de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme

et ses autres enfants le regrettèrent peu; mais Thérèse, qui

l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et

d'avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d'elle

achever ses jours.

J'eus à peu près dans le même temps une visite à laquelle je

ne m'attendais guère, quoique ce fût une bien ancienne

connaissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre

un beau matin, lorsque je ne pensais à rien moins. Un autre homme

était avec lui. Qu'il me parût changé! Au lieu de ses anciennes

grâces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux qui m'empêcha

de m'épanouir avec lui. Ou mes yeux n'étaient plus les mêmes, ou

la débauche avait abruti son esprit, ou tout son premier éclat

tenait à celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis

presque avec indifférence, et nous nous séparâmes assez

froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes

liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si

doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique qui

maintenant n'était guère moins changée que lui, les petites

anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Toune,

passée avec tant d'innocence et de jouissance entre ces deux

charmantes filles dont une main baisée avait été l'unique faveur,

et qui, malgré cela, m'avait laissé des regrets si vifs, si

touchants, si durables; tous ces ravissants délires d'un jeune

cœur, que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je

croyais le temps passé pour jamais; toutes ces tendres

réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée

et sur ses transports désormais perdus pour moi. Ah! combien j'en

aurais versé sur leur retour tardif et funeste, si j'avais prévu

les maux qu'il m'allait coûter!

Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma

retraite, un plaisir bien selon mon cœur, et que je goûtai dans

toute sa pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par

quelques drames, venait d'en donner un à Lunéville, devant le roi

de Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce

drame, un homme qui avait osé se mesurer avec le roi la plume à

la main. Stanislas, qui était généreux et qui n'aimait pas la

satire, fut indigné qu'on osât ainsi personnaliser en sa

présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l'ordre de ce

prince, à d'Alembert et à moi, pour m'informer que l'intention de

Sa Majesté était que le sieur Palissot fût chassé de son

académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan

d'intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grâce du

sieur Palissot. La grâce fut accordée; et M. de Tressan, en me le

marquant au nom du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les

registres de l'académie. Je répliquai que c'était moins accorder

une grâce que perpétuer un châtiment. Enfin j'obtins, à force

d'instances, qu'il ne serait fait mention de rien dans les

registres, et qu'il ne resterait aucune trace publique de cette

affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de

celle de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de

considération dont je fus extrêmement flatté; et je sentis en

cette occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes

eux-mêmes produit dans l'âme un sentiment bien plus doux et plus

noble que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil les

lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera

les originaux dans la liasse A, nos 9, 10 et 11.

Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir

le jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d'un fait dont je

voulais effacer la trace; mais j'en transmets bien d'autres

malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à

mes yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute son

étendue, ne m'en laisseront point détourner par de plus faibles

considérations qui m'écarteraient de mon but. Dans l'étrange,

dans l'unique situation où je me trouve, je me dois trop à la

vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connaître,

il faut me connaître dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes

confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de

gens: je fais les unes et les autres avec la même franchise en

tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce

soit plus de ménagements que je n'en ai pour moi-même, et voulant

toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste et

vrai, dire d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire

jamais que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis

forcé. Qui est-ce qui, dans l'état où l'on m'a mis, a droit

d'exiger de moi davantage? Mes Confessions ne sont point faites

pour paraître de mon vivant, ni de celui des personnes

intéressées. Si j'étais le maître de ma destinée et de celle de

cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps après ma mort et

la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire

à mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces me forcent

à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit

le plus exact et la plus sévère justice. Si ma mémoire devait

s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je

souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure; mais

puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre

avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il

fut réellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent

sans relâche à le peindre.

 

LIVRE NEUVIÈME

 

1756

 

L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas

d'attendre le retour de la belle saison; et sitôt que mon

logement fut prêt, je me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées

de la coterie holbachique, qui prédisait hautement que je ne

supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans

peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour

moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près

d'y rentrer, je ne faisais pas même attention à leurs

plaisanteries. Depuis que je m'étais, malgré moi, jeté dans le

monde, je n'avais cessé de regretter mes chères Charmettes, et la

douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la

retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux

ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la

dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des

projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande

société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des

spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets,

mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur

souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et

des désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir,

tous les projets d'ambition, qui, par accès, avaient animé mon

zèle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour à ces

bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me

flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que

j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma

situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir

arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas

un sou de rente: mais j'avais un nom, des talents; j'étais sobre,

et je m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de

l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux

cependant quand je voulais l'être; et ma paresse était moins

celle d'un fainéant, que celle d'un homme indépendant, qui n'aime

à travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique

n'était ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait

gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais

compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me

suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me

restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits,

me faisaient une avance pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs

ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans

rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour

travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à

profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de

trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'était pas

d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées

à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me

promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon

inclination m'avait fait choisir.

J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif;

et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à

des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en

état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et

même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des

manœuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je

sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon

génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans

mon cœur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et

fière, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de

grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité,

l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le

besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût

fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des

choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que

je pouvais être, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier.

Non, non: j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne

pouvait être illustre et respectable, qu'autant qu'il n'était pas

un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne

pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes

vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes

livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le

bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était

rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour

moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon

métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et

voilà précisément ce qui les faisait vendre.

Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus

habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts

séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans

d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré

moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son

carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus

installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée

et meublée simplement, mais proprement, et même avec goût. La

main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes

yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'être

l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait

bâtie exprès pour moi.

Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige,

la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des

primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et

la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du

rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois

qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon

réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de

Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je

m'écriai dans mon transport: Enfin tous mes vœux sont accomplis.

Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets

champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à

m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour

mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas

un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse

parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante

retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire

plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il

avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des

villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on

n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.

Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je

songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je

destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie,

et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret

blanc et de mon crayon: car n'ayant jamais pu écrire et penser à

mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de méthode,

et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était

presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail.

J'avais plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais

assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville,

l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais

mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de

distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et,

pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à

Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de

curieux désœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à

la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans

les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorency,

l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant

cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.

Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que

je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de

goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait,

selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes

Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que

j'en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise,

j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce

gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup

étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout

tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon

qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de

son gouvernement le ferait être; ainsi cette grande question du

meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à

celle-ci: Quelle est la nature du gouvernement propre à former le

peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le

meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens?

J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette

autre-ci, si même elle en était différente: Quel est le

gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près

de la loi? De là, qu'est-ce que la loi? et une chaîne de

questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait

à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais

surtout à celui de ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le

voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la

liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru

cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à

ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner

d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.

Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à

cet ouvrage, il n'était encore guère avancé. Les livres de cette

espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité.

De plus, je faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et

je n'avais voulu communiquer mon projet à personne, pas même à

Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et

le pays où j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gênât

dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et

de manière à pouvoir paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir,

sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait;

bien sûr que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant

jamais chercher d'application, je serais toujours irrépréhensible

en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit

de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en

respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans

jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le

droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à

ses avantages.

J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma

position très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien

que, continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans

l'État sans permission, je n'y devais compte à personne de mes

maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été

bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes

livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur

leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me

faire céder aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au

projet d'aller m'établir à Genève. Je sentais, comme je l'ai dit

dans l'Émile, qu'à moins d'être homme d'intrigues, quand on veut

consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point

les composer dans son sein.

Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la

persuasion où j'étais que le gouvernement de France, sans

peut-être me voir de fort bon œil, se ferait un honneur, sinon

de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me

semblait, un trait de politique très simple, et cependant très

adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait

empêcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était

tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas

moins été faits, et peut-être avec moins de retenue; au lieu

qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de

ses ouvrages, et de plus, on effaçait des préjugés bien enracinés

dans le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un

respect éclairé pour le droit des gens.

Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a

trompé pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a

submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma

personne qu'on en voulait. On se souciait très peu de l'auteur,

mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on

ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils pouvaient me

faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystère,

qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux

yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes

manifestés avaient dû m'attirer les traitements que j'ai

soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en être la victime,

puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés

avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru

avoir fait son effet, même avant ma retraite à l'Ermitage, sans

que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle,

mais à empêcher seulement la publication de l'ouvrage en France,

où il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors

la Nouvelle Héloïse parut encore avec la même facilité, j'ose

dire avec le même applaudissement; et, ce qui semble presque

incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante

est exactement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce

qu'il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans

le Discours sur l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans

l'Émile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies

n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages;

donc ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.

Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le

projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment:

c'était l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont,

entraîné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici.

L'idée m'en avait été suggérée, depuis mon retour de Genève, par

l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l'entremise de

madame Dupin, qui avait une sorte d'intérêt à me la faire

adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de

Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gâté;

et si elle n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait

partagée au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour

la mémoire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient

honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté de voir

ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami.

Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes

choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à

soutenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui

regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlât

cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de

s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce

travail comme utile en lui-même, et comme très convenable à un

homme laborieux en manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui

trouvant la peine de penser très fatigante, aimait mieux, en

choses de son goût, éclaircir et pousser les idées d'un autre que

d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant pas à la fonction de

traducteur, il ne m'était pas défendu de penser quelquefois par

moi-même; et je pouvais donner telle forme à mon ouvrage, que

bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de

l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le

mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne

s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire

vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de

redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il

en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui

donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais

moi-même souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en

dédire, mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent

donnés par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation

de Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire

usage, et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en tirer parti.

C'était dans cette dernière intention que j'avais apporté ces

manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel

je comptais donner mes loisirs.

J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des

observations faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus

de courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire

un livre vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles

qu'on pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan

que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes

sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à

eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout

différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue

que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et même

plus important: c'était de chercher les causes de ces variations,

et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer

comment elles pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous

rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans

contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister à des

désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir,

changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s'il était

en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu'il

est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il

eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas succombé.

En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à

quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles

dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des

objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens

et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans

nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet

de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations

que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et

par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à

fournir un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances,

pouvait mettre ou maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à

la vertu. Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on

empêcherait de naître, si l'on savait forcer l'économie animale à

favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats,

les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les

éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le

repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme par

conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour

gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous

laissons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais

déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet

d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement

la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé

d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer.

J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre

était la Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Des

distractions dont on apprendra bientôt la cause m'empêchèrent de

m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon

esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait.

Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système

d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari

faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper.

L'autorité de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de

mon goût en lui-même, me tenait au cœur plus que tous les

autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler,

celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je

m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à

l'auteur, une autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce

triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la

suite de cet écrit.

Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation

pour mes promenades: car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis

méditer qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus,

et ma tête ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la

précaution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les

jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de musique, dont les

matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage

nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques

livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à

faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prêtait à la

bibliothèque du Roi, et dont on me permit même d'emporter

quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour compiler au

logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je

m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que

j'en tirai parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et même

ensuite à Motiers, où j'achevai ce travail tout en en faisant

d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un

véritable délassement.

Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la

distribution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très

bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment madame

d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui

d'abord ne me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne

de compte, dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà

dit que madame d'Épinay avait des qualités très aimables: elle

aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et,

n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait

assurément bien qu'en retour ils eussent des attentions pour

elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en

était un; mais enfin je compris que je m'étais chargé d'une

chaîne, dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le poids:

j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés

nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une

proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait

davantage: c'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle

serait seule, ou à peu près. J'y consentis, sans voir à quoi je

m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais plus de

visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr

de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra

beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir.

Je trouvai que cette liberté qu'elle m'avait tant promise ne

m'était donnée qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais; et

pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de

messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je vis

bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être à plat de lit qui pût me

dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à

ce joug; je le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand

ennemi de la dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour

elle m'empêchant en grande partie de sentir le lien qui s'y

joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que

l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements.

C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait

encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait

supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus

aisément depuis qu'elle avait voulu tâter de la littérature, et

qu'elle s'était fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des

romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres

fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de

les écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller

de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au

moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet

immense travail. Je n'avais guère l'honneur d'être au nombre des

élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque

toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement

dans la société de madame d'Épinay, mais dans celle de M.

d'Holbach, et partout où M. Grimm donnait le ton. Cette nullité

m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête, où

je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de

littérature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de

galanterie, étant trop timide, et craignant plus que la mort le

ridicule d'un vieux galant, outre que cette idée ne me vint

jamais près de madame d'Épinay, et ne m'y serait peut-être pas

venue une seule fois en ma vie, quand je l'aurais passée entière

auprès d'elle: non que j'eusse pour sa personne aucune

répugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop comme ami,

pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir à la

voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable

en cercle, était aride en particulier; la mienne, qui n'était pas

plus fleurie, n'était pas pour elle d'un grand secours. Honteux

d'un trop long silence, je m'évertuais pour relever l'entretien;

et quoiqu'il me fatiguât souvent, il ne m'ennuyait jamais.

J'étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de

petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus

sensuels pour elle: c'était là tout. Elle était fort maigre, fort

blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi

pour me glacer: jamais mon cœur ni mes sens n'ont su voir une

femme dans quelqu'un qui n'eût pas des tétons; et d'autres causes

inutiles à dire m'ont toujours fait oublier son sexe auprès

d'elle.

Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement

nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du

moins la première année, moins onéreux que je ne m'y serais

attendu. Madame d'Épinay, qui d'ordinaire passait l'été presque

entier à la campagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit

que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que

l'absence de Grimm lui rendît moins agréable le séjour de la

Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas,

ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir de

ma solitude avec ma bonne Thérèse et sa mère, de manière à m'en

bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années

j'allasse assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans

la goûter; et ces voyages, toujours faits avec des gens à

prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisaient qu'aiguiser

en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de

plus près l'image que pour mieux sentir leur privation. J'étais

si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets, de parterres, et

des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais si excédé de

brochures, de clavecin, de tri, de nœuds, de sots bons mots, de

fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que

quand je lorgnais du coin de l'œil un simple pauvre buisson

d'épines, une haie, une grange, un pré; quand je humais, en

traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil;

quand j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des

bisquières, je donnais au diable et le rouge, et les falbalas, et

l'ambre; et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru,

j'aurais de bon cœur paumé la gueule à monsieur le chef et à

monsieur le maître, qui me faisaient dîner à l'heure où je soupe,

souper à l'heure où je dors; mais surtout à messieurs les

laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de

mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maître dix

fois plus cher que je n'en aurais payé de meilleur au cabaret.

Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et

solitaire, maître d'y couler mes jours dans cette vie

indépendante, égale et paisible, pour laquelle je me sentais né.

Avant de dire l'effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur

mon cœur, il convient d'en récapituler les affections secrètes,

afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrès de ces

nouvelles modifications.

J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à Thérèse comme

celui qui fixa mon être moral. J'avais besoin d'un attachement,

puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si

cruellement rompu. La soif du bonheur ne s'éteint point dans le

cœur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait! Il m'était

prouvé qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à

chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de

jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d'idée en idée

et de projet en projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les

affaires publiques, si l'homme avec qui j'allai me fourrer avait

eu le sens commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les

entreprises pénibles et de longue haleine. Le mauvais succès de

celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant, selon mon

ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes,

je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant

plus rien dans la vie qui me tentât de m'évertuer.

Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le

doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au

mien, que je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps

et des torts, et que tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais

fait que l'augmenter. On connaîtra la force de cet attachement

dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures

dont elle a navré mon cœur dans le fort de mes misères, sans

que, jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé jamais

un seul mot de plainte à personne.

Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne

m'en point séparer, qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, en

dépit du sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par

l'épouser, sans attente et sans sollicitation de sa part, sans

engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour

forcené, m'ayant dès le premier jour tourné la tête, n'a fait que

m'amener par degrés à la dernière extravagance; et on le croira

bien plus encore, quand on saura les raisons particulières et

fortes qui devaient m'empêcher d'en jamais venir là. Que pensera

donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute la vérité qu'il

doit maintenant me connaître, que du premier moment que je la vis

jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle

d'amour pour elle; que je n'ai pas plus désiré de la posséder que

madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai

satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du

sexe, sans avoir rien de propre à l'individu? Il croira

qu'autrement constitué qu'un autre homme, je fus incapable de

sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les sentiments qui

m'attachaient aux femmes qui m'ont été les plus chères. Patience,

ô mon lecteur! le moment funeste approche, où vous ne serez que

trop bien désabusé.

Je me répète, on le sait; il le faut. Le premier de mes

besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible,

était tout entier dans mon cœur: c'était le besoin d'une société

intime, et aussi intime qu'elle pouvait l'être; c'était surtout

pour cela qu'il me fallait une femme plutôt qu'un homme, une amie

plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier était tel, que la plus

étroite union des corps ne pouvait encore y suffire: il m'aurait

fallu deux âmes dans le même corps; sans cela, je sentais

toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette

jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, et même

alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût

borné dans elle seule mon existence, si j'avais pu borner la

sienne en moi, comme je l'avais espéré. Je n'avais rien à

craindre de la part des hommes; je suis sûr d'être le seul

qu'elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en

ont guère demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en être un

pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille, elle en avait

une; et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du

sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là

fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné

pour me faire l'enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir,

et n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos

intérêts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un

différent du mien, contraire au mien, et même à celui de sa

fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses autres

enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le

moindre mal qu'ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre

fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait

dévaliser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur

qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle

dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mère; elle

y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l'en estimai

davantage: mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice

et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus

qu'à moi, plus qu'à elle-même; leur avidité lui fut moins

ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si,

grâce à son amour pour moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne

fut pas tout à fait subjuguée, c'en fut assez du moins pour

empêcher, en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je

m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque

façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continué

d'être deux.

Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où

j'avais mis toute la tendresse de mon cœur, le vide de ce cœur

ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il

l'eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à

cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal.

Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup

moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que

toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil,

fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux être

moins disculpé d'un blâme aussi grave, et ménager la famille

d'une personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les mœurs

de son malheureux frère, si jamais, quoi qu'on en pût dire, je

devais exposer mes enfants à recevoir une éducation semblable à

la sienne.

Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société

dont je sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en

remplissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins

sentir. Faute d'un ami qui fût à moi tout entier, il me fallait

des amis dont l'impulsion surmontât mon inertie: c'est ainsi que

je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec

l'abbé de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus

étroite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux

discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans y songer,

dans la littérature, dont je me croyais sorti pour toujours.

Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde

intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la

simple et fière économie. Bientôt, à force de m'en occuper, je ne

vis plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages,

qu'oppression et misère dans notre ordre social. Dans l'illusion

de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces

prestiges; et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait

mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure

singulière qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus

amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit

ridicule, et qui m'eût enfin rendu respectable, s'il m'eût été

possible d'y persévérer.

Jusque-là j'avais été bon; dès lors je devins vertueux, ou

du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma

tête, mais elle avait passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil

y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien;

je devins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au

moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de

grand et de beau ne peut entrer dans un cœur d'homme, dont je ne

fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'où naquit ma subite

éloquence, voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu

vraiment céleste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il

ne s'était pas échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était

pas encore allumé.

J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne

me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide et

plutôt honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni

parler, qu'un mot badin déconcertait, qu'un regard de femme

faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout

une assurance d'autant plus ferme qu'elle était simple, et

résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que

mes profondes méditations m'avaient inspiré pour les mœurs, les

maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux

railleries de ceux qui les avaient, et j'écrasais leurs petits

bons mots avec mes sentences, comme j'écraserais un insecte entre

mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétait les âcres et

mordants sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant et

dix ans après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire,

ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'état du monde le

plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là. Qu'on se

rappelle un de ces courts moments de ma vie où je devenais un

autre et cessais d'être moi; on le trouve encore dans le temps

dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il

dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans les

circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent

à la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever.

Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris, et que

le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir

l'indignation qu'il m'avait inspirée. Quand je ne vis plus les

hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les

méchants, je cessai de les haïr. Mon cœur, peu fait pour la

haine, ne fit plus que déplorer leur misère, et n'en distinguait

pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime,

amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui m'avait transporté si

longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en

apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide;

en un mot, le même Jean-Jacques que j'avais été auparavant.

Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même et

s'arrêter là, tout était bien; mais malheureusement elle alla

plus loin, et m'emporta rapidement à l'autre extrême. Dès lors

mon âme en branle n'a plus fait que passer par la ligne du repos,

et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis

d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution:

époque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez

les mortels.

N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la

solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C'est

aussi ce qu'ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à

tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n'avais

jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter

elle-même encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle

m'ouvrit son cœur sans réserve, et m'apprit de sa mère et de sa

famille des choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant

longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de madame Dupin des

multitudes de présents faits à mon intention, mais que la vieille

madrée, pour ne pas me fâcher, s'était appropriés pour elle et

pour ses autres enfants, sans en rien laisser à Thérèse, et avec

très sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille

avait suivi avec une obéissance incroyable.

Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut

d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et

Grimm avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les détacher

de moi, et qui n'avaient pas réussi par la résistance de Thérèse,

tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets

colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien savoir de ce qui

se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits

présents s'en étaient mêlés, et qu'il y avait de petites allées

et venues dont on tâchait de lui faire mystère, et dont elle

ignorait absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris, il y

avait déjà longtemps que madame le Vasseur était dans l'usage

d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y passer

quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquais

de Grimm était toujours renvoyé.

Je jugeai que ce motif n'était autre que le même projet dans

lequel on avait tâché de faire entrer la fille, en promettant de

leur procurer, par madame d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à

tabac, et les tentant, en un mot, par l'appât du gain. On leur

avait représenté qu'étant hors d'état de rien faire pour elles,

je ne pouvais pas même, à cause d'elles, parvenir à rien faire

pour moi. Comme je ne voyais à tout cela que de la bonne

intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais gré. Il

n'y avait que le mystère qui me révoltât, surtout de la part de

la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour plus

flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui ne l'empêchait pas

de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimait

trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bête, et

qu'elle en serait la dupe. Cette femme possédait au suprême degré

l'art de tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle

recevait de l'autre, et à moi ce qu'elle recevait de tous.

J'aurais pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvais lui

pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à

moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque

unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour

sa fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour

elle méritait de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait

dû savoir gré du moins à sa fille, et m'aimer pour l'amour

d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirée de la plus complète

misère; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes

les connaissances dont elle tirait si bon parti. Thérèse l'avait

longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de

mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle

n'avait rien fait; et ses autres enfants qu'elle avait dotés,

pour lesquels elle s'était ruinée, loin de lui aider à subsister,

dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que

dans une pareille situation elle devait me regarder comme son

unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un

secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans

ma propre maison, m'avertir fidèlement de tout ce qui pouvait

m'intéresser, quand elle l'apprenait plus tôt que moi. De quel

œil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse; Que

devais-je penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de

donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait être la

sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer?

Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon cœur de cette

femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant

je ne cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma

compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards

et la considération d'un fils; mais il est vrai que je n'aimais

pas à rester longtemps avec elle, et il n'est guère en moi de

savoir me gêner.

C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie où j'ai

vu le bonheur de bien près, sans pouvoir l'atteindre, et sans

qu'il y ait eu de ma faute à l'avoir manqué. Si cette femme se

fût trouvée d'un bon caractère, nous étions heureux tous les

trois jusqu'à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût

resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des

choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer.

Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur

le cœur de sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le

reprendre; et, au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me

l'aliéner tout à fait. Un des moyens qu'elle employa fut

d'appeler sa famille à son aide. J'avais prié Thérèse de n'en

faire venir personne à l'Ermitage; elle me le promit. On les fit

venir en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit

promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait, tout le

reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu'un qu'on aime

un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de

scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étais à la

Chevrette, l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait

assez bien. Une mère est toujours bien forte sur une fille d'un

bon naturel; cependant, de quelque façon que s'y prît la vieille,

elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et

l'engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans

retour: et voyant d'un côté sa fille et moi, chez qui l'on

pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre, Diderot, Grimm,

d'Holbach, madame d'Épinay, qui promettaient beaucoup et

donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on pût jamais avoir

tort dans le parti d'une fermière générale et d'un baron. Si

j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dès lors que je

nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance,

que rien encore n'avait altérée, était telle, que je n'imaginais

pas même qu'on pût vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer.

En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me

plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et

qui voulaient, selon moi, me forcer d'être heureux à leur mode,

plutôt qu'à la mienne.

Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère,

elle lui garda derechef le secret: son motif était louable; je ne

dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des

secrets aiment à babiller ensemble: cela les rapprochait; et

Thérèse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que

j'étais seul; car je ne pouvais plus compter pour société celle

que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis

vivement le tort que j'avais eu durant nos premières liaisons, de

ne pas profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour

l'orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus

rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement rempli son

temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du

tête-à-tête. Ce n'était pas que l'entretien tarît entre nous, et

qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous

n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire un grand

magasin: nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets,

bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se présentaient

m'inspiraient des réflexions qui n'étaient pas à sa portée. Un

attachement de douze ans n'avait plus besoin de paroles; nous

nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre.

Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des

quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage

de vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de

cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu

besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il

fallait avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune: sa

mère, qui m'était devenue importune, me forçait à les épier.

J'étais gêné chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gâtait

la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans

l'intimité.

Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des

prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je

cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas

s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui

dépende de la volonté. J'étais sûr de son cœur, ce m'était

assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais

avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son contentement

au mien.

Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une

vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne

qui m'était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé.

Ce qui me manquait m'empêchait de goûter ce que j'avais. En fait

de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On

verra pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je reprends à

présent le fil de mon récit.

Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait

donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce

n'était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son

oncle, annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres

petites pièces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par

ses écrits de morale, dans l'idée que m'avaient donnée quelques

lettres de lui, que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il

avait beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen

approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues

superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par

l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sortir, que les hommes se

conduisaient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La

haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait

fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de

tous les établissements qu'il proposait, et source de tous ses

sophismes politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siècle et

de son espèce, et le seul peut-être, depuis l'existence du genre

humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne fit

cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systèmes,

pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de

les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'être. Il

n'a travaillé que pour des êtres imaginaires, en pensant

travailler pour ses contemporains.

Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la

forme à donner à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions,

c'était ne rien faire d'utile; les réfuter à la rigueur était

faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits,

que j'avais accepté et même demandé, m'imposait l'obligation d'en

traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui me

parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile: ce fut

de donner séparément les idées de l'auteur et les miennes, et

pour cela, d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les

étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur

prix.

Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties

absolument séparées: l'une, destinée à exposer de la façon que je

viens de dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui

ne devait paraître qu'après que la première aurait fait son

effet, j'aurais porté mon jugement sur ces mêmes projets: ce qui,

je l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du

Misanthrope. A la tête de tout l'ouvrage devait être une vie de

l'auteur, pour laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux

que je me flattais de ne pas gâter en les employant. J'avais un

peu vu l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la

vénération que j'avais pour sa mémoire m'était garant qu'à tout

prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la manière dont

j'aurais traité son parent.

Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus

considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages qui

composaient ce recueil; et, avant de me livrer à mes réflexions,

j'eus le courage de lire absolument tout ce que l'abbé avait

écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs

et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai

rien à en dire. Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point

été imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en

même temps que l'extrait. Je passai de là à la Polysynodie, ou

pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour

favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit

chasser de l'Académie française l'abbé de Saint-Pierre, pour

quelques traits contre l'administration précédente, dont la

duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés.

J'achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que

l'extrait: mais je m'en tins là, sans vouloir continuer cette

entreprise, que je n'aurais pas dû commencer.

La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même,

et il était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La

plupart des écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou

contenaient des observations critiques sur quelques parties du

gouvernement de France, et il y en avait même de si libres, qu'il

était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans

les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé

de Saint-Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme

un vrai politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce

qu'on voyait bien que personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu

à le faire écouter, le cas eût été différent. Il était Français,

je ne l'étais pas; et en m'avisant de répéter ses censures,

quoique sous son nom, je m'exposais à me faire demander un peu

rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais.

Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que

j'allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que

vivant seul au milieu des hommes, et d'hommes tous plus puissants

que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m'y

prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils voudraient me faire. Il

n'y avait qu'une chose, en cela, qui dépendît de moi: c'était de

faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils

ne le pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner

l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer à des projets

beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours prompts à faire un crime

de l'adversité, seraient bien surpris s'ils savaient tous les

soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pût jamais me dire

avec vérité, dans mes malheurs: Tu les as mérités.

Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur

celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désœuvrement

fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même,

faute d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de projet

pour l'avenir qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas

même possible d'en faire, puisque la situation où j'étais était

précisément celle où s'étaient réunis tous mes désirs: je n'en

avais plus à former, et j'avais encore le cœur vide. Cet état

était d'autant plus cruel, que je n'en voyais point à lui

préférer. J'avais rassemblé mes plus tendres affections dans une

personne selon mon cœur, qui me les rendait.

Je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à

discrétion. Cependant un secret serrement de cœur ne me quittait

ni près ni loin d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me

manquait encore; et la seule idée que je n'étais pas tout pour

elle, faisait qu'elle n'était presque rien pour moi.

J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché

par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais

sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m'était pas même

venu dans l'esprit de douter une seule fois de leur sincérité.

Cependant cette amitié m'était plus tourmentante que douce, par

leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes

goûts, mes penchants, ma manière de vivre: tellement qu'il me

suffisait de paraître désirer une chose qui n'intéressait que moi

seul, et qui ne dépendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer

à l'instant même pour me contraindre d'y renoncer. Cette

obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d'autant

plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m'en

informais pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu'enfin

je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en

l'ouvrant, un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa

lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi,

et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons

qu'ils me prodiguaient, c'était aussi trop me traiter en enfant.

Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime; et, du reste, ne

vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres:

voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m'en

ont accordé une, ce n'a pas été du moins la dernière.

J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante:

maître chez moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne

eût à m'y contrôler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs

doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que

précaire; plus asservi que par des ordres, je devais l'être par

ma volonté: je n'avais pas un seul jour dont en me levant je

pusse dire: J'emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus,

outre ma dépendance des arrangements de madame d'Épinay, j'en

avais une autre bien plus importune, du public et des survenants.

La distance où j'étais de Paris n'empêchait pas qu'il ne me vînt

journellement des tas de désoeuvrés qui, ne sachant que faire de

leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y

pensais le moins, j'étais impitoyablement assailli; et rarement

j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser

par quelque arrivant.

Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne

trouvant point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours

sereins de ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant:

Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes!

Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à

réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur

le déclin de l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant

approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa

plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide,

sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en

réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette

enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et

qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir

s'exhaler autrement que par mes soupirs.

Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturellement

expansive, pour qui vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé

jusqu'alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me

sentais si bien fait pour l'être? Comment se pouvait-il qu'avec

des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d'amour, je

n'eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet

déterminé? Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien

satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse,

et mourir sans avoir vécu.

Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient

replier sur moi-même avec un regret qui n'était pas sans douceur.

Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu'elle ne

m'avait pas donné. A quoi bon m'avoir fait naître avec des

facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans emploi?

Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette

injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait

verser des larmes que j'aimais à laisser couler.

Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de

l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du

rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me

replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle

j'étais né, mais dont le ton dur et sévère, où venait de me

monter une longue effervescence, m'aurait dû délivrer pour

toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dîner du château

de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans

la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où

j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y

joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la

même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les

objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse,

mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de

Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et

jusqu'à la piquante Zulietta, que mon cœur ne peut oublier. Je

me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes

connaissances, pour qui le goût le plus vif ne m'était pas un

sentiment nouveau. Mon sang s'allume et pétille, la tête me

tourne malgré mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le brave

citoyen de Genève, voilà l'austère Jean-Jacques, à près de

quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extravagant.

L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut

si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en

guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs où elle

m'a précipité.

Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût portée, n'alla

pourtant pas jusqu'à me faire oublier mon âge et ma situation,

jusqu'à me flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à

tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont

depuis mon enfance je sentais en vain consumer mon cœur. Je ne

l'espérai point, et je ne le désirai pas même. Je savais que le

temps d'aimer était passé; je sentais trop le ridicule des

galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir

avantageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu

durant mes belles années. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais

craint les orages domestiques; et j'aimais trop sincèrement ma

Thérèse pour l'exposer au chagrin de me voir porter à d'autres

des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait.

Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné,

pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre

aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères; et ne voyant

rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans

un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé

d'êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à

propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases,

je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais

soient entrés dans un cœur d'homme. Oubliant tout à fait la race

humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi

célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs,

tendres, fidèles, tel que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je pris

un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu des objets

charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les heures,

les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre

chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je

brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand,

prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de

malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne

pouvais modérer ni cacher mon dépit; et, n'étant plus maître de

moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter

le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de

misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire,

si l'on eût mieux lu dans mon cœur.

Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout

d'un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma

place par la nature, à l'aide d'une attaque assez vive de mon

mal. J'employai le seul remède qui m'eût soulagé, savoir, les

bougies, et cela fit trêve à mes angéliques amours: car, outre

qu'on n'est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui

s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans

la chambre et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent

regretté qu'il n'existât pas de Dryades; c'eût infailliblement

été parmi elles que j'aurais fixé mon attachement.

D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter

mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux

compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle

pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui

m'apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs

dettes au nom de Thérèse, qui le savait, et qui ne m'en avait

rien dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le

secret qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus

jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on

dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime? La coterie

holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage à Paris,

commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la

campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là

commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me

rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se

montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui

j'avais procuré sa connaissance, lequel recevait et me

transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans

que lui Deleyre en vit le vrai but.

Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle

rêverie. Je n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un

exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai

m'être envoyé par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui

écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre

qui a été imprimée longtemps après sans mon aveu, comme il sera

dit ci-après.

Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de

prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les

misères de cette vie et trouver toujours que tout était mal, je

formai l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de

lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours

croire en Dieu, n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque

son dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne

prend plaisir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui

saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des

biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à

désespérer ses semblables par l'image affreuse et cruelle de

toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à

compter et à peser les maux de la vie humaine, j'en fis

l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il

n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui

n'eût sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés,

plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette

lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le

ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles.

Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable,

je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur

Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner

ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus convenable.

Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes,

qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre

temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin,

en m'envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquait peu

d'estime pour celui qui la lui avait remise.

Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres,

n'aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes;

mais elles sont en originaux dans mes recueils (liasse A, no 20

et 21). Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu'il

m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n'est autre

que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne

l'ai pas lu.

Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de

mes fantasques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel

m'offrait d'en prévenir les suites funestes: mais ma mauvaise

étoile fut la plus forte; et à peine recommençai-je à sortir, que

mon cœur, ma tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je

dis les mêmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins

exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix

si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout

genre, que cette élite n'était guère moins chimérique que le

monde imaginaire que j'avais abandonné.

Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon

cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner

de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adoré.

J'imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si

l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai

de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures,

non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la

bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre

blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre

faible, mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait

y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre fût la

tendre amie, et même quelque chose de plus; mais je n'admis ni

rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment

pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant

tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux

charmants modèles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami autant

qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui

donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.

Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt,

je passai successivement en revue les plus beaux lieux que

j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage

assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les

vallées de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais

vues; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque

lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire

illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je

songeai longtemps aux îles Borromées, dont l'aspect délicieux

m'avait transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art

pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis

par choisir celui autour duquel mon cœur n'a jamais cessé

d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à

laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans

le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de

ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilection.

Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites,

la magnificence, la majesté de l'ensemble qui ravit les sens,

émeut le cœur, élève l'âme, achevèrent de me déterminer, et

j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que

j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la

suite.

Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il

suffisait pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon

cœur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à

force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se

fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors

que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes

des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que

j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en

quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et

dont je me sentais dévoré.

Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses,

sans suite et sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir

coudre, j'y fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu

croyable et de très vrai est que les deux premières parties ont

été écrites presque en entier de cette manière, sans que j'eusse

aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un jour je serais

tenté d'en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux

parties, formées après coup de matériaux qui n'ont pas été

taillés pour la place qu'ils occupent, sont pleines d'un

remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les autres.

Au plus fort de mes rêveries, j'eus une visite de madame

d'Houdetot, la première qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui

malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après.

La comtesse d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde,

fermier général, sœur de M. d'Épinay et de MM. de Lalive et de

la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des

ambassadeurs. J'ai parlé de la connaissance que je fis avec elle

étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fêtes de la

Chevrette, chez madame d'Épinay, sa belle-sœur. Ayant souvent

passé plusieurs jours avec elle, tant à la Chevrette qu'à Épinay,

non seulement je la trouvai toujours très aimable, mais je crus

lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait assez à

se promener avec moi; nous étions marcheurs l'un et l'autre, et

l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai

jamais la voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et même

sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert,

avec qui je commençais d'en avoir, me la rendirent encore plus

intéressante; et c'était pour m'apporter des nouvelles de cet

ami, qui pour lors était, je crois, à Mahon, qu'elle vint me voir

à l'Ermitage.

Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle

s'égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui

tournait, voulut traverser en droiture, du moulin de Clairvaux à

l'Ermitage: son carrosse s'embourba dans le fond du vallon; elle

voulut descendre, et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne

chaussure fut bientôt percée; elle enfonçait dans la crotte; ses

gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin

elle arriva à l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'éclats de

rire, auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut

changer de tout; Thérèse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la

dignité, pour faire une collation rustique, dont elle se trouva

fort bien. Il était tard, elle resta peu; mais l'entrevue fut si

gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à revenir. Elle

n'exécuta pourtant ce projet que l'année suivante; mais, hélas!

ce retard ne me garantit de rien.

Je passai l'automne à une occupation dont on ne se douterait

pas, à la garde du fruit de M. d'Épinay. L'Ermitage était le

réservoir des eaux du parc de la Chevrette: il y avait un jardin

clos de murs, et garni d'espaliers et d'autres arbres, qui

donnaient plus de fruits à M. d'Épinay que son potager de la

Chevrette, quoiqu'on lui en volât les trois quarts. Pour n'être

pas un hôte absolument inutile, je me chargeai de la direction du

jardin et de l'inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au

temps des fruits; mais à mesure qu'ils mûrissaient, je les voyais

disparaître, sans savoir ce qu'ils étaient devenus. Le jardinier

m'assura que c'étaient les loirs qui mangeaient tout. Je fis la

guerre aux loirs, j'en détruisis beaucoup, et le fruit n'en

disparaissait pas moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai

que le jardinier lui-même était le grand loir. Il logeait à

Montmorency, d'où il venait les nuits, avec sa femme et ses

enfants, enlever les dépôts de fruits qu'il avait faits pendant

la journée, et qu'il faisait vendre à la halle de Paris, aussi

publiquement que s'il eût eu un jardin à lui. Ce misérable, que

je comblais de bienfaits, dont Thérèse habillait les enfants, et

dont je nourrissais presque le père, qui était mendiant, nous

dévalisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois

n'étant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule

nuit, il parvint à vider ma cave, où je ne trouvai rien le

lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'à moi, j'endurai

tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d'en

dénoncer le voleur. Madame d'Épinay me pria de le payer, de le

mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce

grand coquin rôdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé

d'un gros bâton ferré qui avait l'air d'une massue, et suivi

d'autres vauriens de son espèce; pour rassurer les gouverneuses,

que cet homme effrayait terriblement, je fis coucher son

successeur toutes les nuits à l'Ermitage; et cela ne les

tranquillisant pas encore, je fis demander à madame d'Épinay un

fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui

de ne s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la

porte ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'à poudre

uniquement pour effrayer les voleurs. C'était assurément la

moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté commune, un

homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu des bois, seul

avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit

chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'étant venu voir dans

ce temps-là, je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon

appareil militaire.

De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son tour;

et voilà comment la coterie holbachique apprit que je voulais

tout de bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils

n'avaient pu se figurer, les désorienta; et en attendant qu'ils

imaginassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour

déplaisant, ils me détachèrent, par Diderot, le même Deleyre, qui

d'abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par

les trouver inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules,

dans des lettres où il m'accablait de plaisanteries amères, et

assez piquantes pour m'offenser, si mon humeur eût été tournée de

ce côté-là. Mais alors saturé de sentiments affectueux et

tendres, et n'étant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dans

ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que

folâtre, où tout autre l'eût trouvé extravagant.

A force de vigilance et de soins, je parvins si bien à

garder le jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque

manqué cette année, le produit fut triple de celui des années

précédentes; et il est vrai que je ne m'épargnais point pour le

préserver, jusqu'à escorter les envois que je faisais à la

Chevrette et à Épinay, jusqu'à porter des paniers moi-même; et je

me souviens que nous en portâmes un si lourd, la tante et moi,

que, prêts à succomber sous le faix, nous fûmes contraints de

nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivâmes que tout en nage.

Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis,

je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas

possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que

leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets

créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus

un moment à moi-même, le délire ne me quittait plus. Après

beaucoup d'efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces

fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne

m'occupai plus qu'à tâcher d'y mettre quelque ordre et quelque

suite, pour en faire une espèce de roman.

Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi

moi-même si nettement et si hautement. Après les principes

sévères que je venais d'établir avec tant de fracas, après les

maximes austères que j'avais si fortement prêchées, après tant

d'invectives mordantes contre les livres efféminés qui

respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de

plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d'un coup

m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que

j'avais si durement censurés? Je sentais cette inconséquence dans

toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais, je m'en

dépitais: mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la

raison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à tout

risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on; sauf à

délibérer dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage

ou non car je ne supposais pas encore que j'en vinsse à le

publier.

Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes

rêveries; et à force de les tourner et retourner dans ma tête,

j'en forme enfin l'espèce de plan dont on a vu l'exécution.

C'était assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes

folies: l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon cœur, les

tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son

profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs

grâces, si le doux coloris de l'innocence y eût manqué. Une fille

faible est un objet de pitié que l'amour peut rendre intéressant,

et qui souvent n'est pas moins aimable: mais qui peut supporter

sans indignation le spectacle des mœurs à la mode? et qu'y

a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidèle, qui,

foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son

mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu'elle lui

accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait?

Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne

sont pas assez près de nous. Mais qu'une jeune personne, née avec

un cœur aussi tendre qu'honnête, se laisse vaincre à l'amour

étant fille, et retrouve étant femme des forces pour le vaincre à

son tour et redevenir vertueuse: quiconque vous dira que ce

tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas utile, est

un menteur et un hypocrite; ne l'écoutez pas.

Outre cet objet de mœurs et d'honnêteté conjugale, qui

tient radicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus

grand secret de concorde et de paix publique; objet plus grand,

plus important peut-être en lui-même, et du moins pour le moment

où l'on se trouvait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de

se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux

partis, déchaînés l'un contre l'autre avec la dernière fureur,

ressemblaient plutôt à des loups enragés, acharnés à

s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui

veulent réciproquement s'éclairer, se convaincre, et se ramener

dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l'un et à

l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit, pour

dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une

guerre civile de religion, où l'intolérance la plus cruelle était

au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de

parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités

dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre

expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable: c'était

d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et

de montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre,

dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce

projet peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes,

et par lequel je tombais dans le défaut que je reprochais à

l'abbé de Saint-Pierre, eut le succès qu'il devait avoir; il ne

rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour m'accabler.

En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y

livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me

l'inspirait, et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de

Julie, dans un ravissement qui me faisait espérer de les rendre

aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre.

Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins

aux situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement

que je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la

Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir

inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la

poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la

nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien

d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles

dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au

coin de mon feu, je lisais et relisais ces deux parties aux

gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait avec moi

d'attendrissement; la mère, qui ne trouvant point là de

compliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se

contentait, dans les moments de silence, de me répéter toujours:

Monsieur, cela est bien beau.

Madame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au

milieu des bois, dans une maison isolée, envoyait très souvent

savoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages

de son amitié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus

vivement. J'aurais tort de ne pas spécifier parmi ces

témoignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda

des instructions pour avoir le mien peint par Latour, et qui

avait été exposé au salon. Je ne dois pas non plus omettre une

autre de ses attentions, qui paraîtra risible, mais qui fait

trait à l'histoire de mon caractère, par l'impression qu'elle fit

sur moi. Un jour qu'il gelait très fort, en ouvrant un paquet

qu'elle m'envoyait de plusieurs commissions dont elle s'était

chargée, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle

d'Angleterre, qu'elle me marquait avoir porté, et dont elle

voulait que je me fisse un gilet. Le tour de son billet était

charmant, plein de caresse et de naïveté. Ce soin, plus

qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée

pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en

pleurant le billet et le jupon. Thérèse me croyait devenu fou. Il

est singulier que, de toutes les marques d'amitié que madame

d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché comme

celle-là; et que même, depuis notre rupture, je n'y ai jamais

repensé sans attendrissement. J'ai longtemps conservé son petit

billet; et je l'aurais encore, s'il n'eût eu le sort de mes

autres lettres du même temps.

Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche

en hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage

des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis

ma demeure en France j'ai passée avec le plus de douceur et de

tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me

tint davantage à l'abri des survenants, je savourai, plus que je

n'ai fait avant et depuis, cette vie indépendante, égale et

simple, dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le

prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en

réalité, et celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout

que je me félicitais chaque jour davantage du parti que j'avais

eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis,

fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris

l'attentat d'un forcené, quand Deleyre et madame d'Épinay me

parlaient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui

régnaient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir

éloigné de ces spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent

fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des

désordres publics m'avait donnée; tandis que, ne voyant plus

autour de ma retraite que des objets riants et doux, mon cœur ne

se livrait qu'à des sentiments aimables. Je note ici avec

complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m'ont

été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit

éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, et dans le

tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable, où j'aie

eu le loisir de respirer.

Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de

paix, et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à

fait tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita

quelque tracasserie, et je suis fort trompé si ce n'est durant

cet hiver que parut le Fils naturel, dont j'aurai bientôt à

parler. Outre que, par des causes qu'on saura dans la suite, il

m'est resté peu de monuments sûrs de cette époque, ceux même

qu'on m'a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot

ne datait jamais ses lettres. Madame d'Épinay, madame d'Houdetot

ne dataient guère les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre

faisait comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces

lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des

dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne

pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries,

j'aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce

que je m'en puis rappeler.

Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et

dans mes érotiques transports j'avais composé pour les dernières

parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du

ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre

autres celle de l'Élysée, et de la promenade sur le lac, qui, si

je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie.

Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir et

fondre son cœur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit

fermer le livre: il n'est pas fait pour juger des choses de

sentiment.

Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot

une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était

capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle

était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où

elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint

faire à l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle

était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de

mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour

cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et

l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais

mémorable et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis

d'entrer dans quelque détail sur cet article.

Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et

n'était point belle; son visage était marqué de petite vérole;

son teint manquait de finesse; elle avait la vue basse et les

yeux un peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et

sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante; elle

avait une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés,

qui lui tombaient au jarret; sa taille était mignonne, et elle

mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce

tout à la fois. Elle avait l'esprit très naturel et très

agréable; la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y mariaient

heureusement: elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne

recherchait point, et qui partaient quelquefois malgré elle. Elle

avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin, dansait

bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractère, il était

angélique; la douceur d'âme en faisait le fond; mais hors la

prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle

était surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une telle

fidélité dans la société, que ses ennemis même n'avaient pas

besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou

plutôt celles qui la haïssaient; car pour elle, elle n'avait pas

un cœur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua

beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la

plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des

absents, pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvait ni déguiser

ce qu'elle pensait à personne, ni même contraindre aucun de ses

sentiments; et je suis persuadé qu'elle parlait de son amant à

son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à ses

connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui

prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent

naturel, c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et

aux plus risibles étourderies, il lui en échappait souvent de

très imprudentes pour elle-même, mais jamais d'offensantes pour

qui que ce fût.

On l'avait mariée très jeune et malgré elle au comte

d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur,

chicaneur, très peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle

trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari,

avec les qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus, des

talents. S'il faut pardonner quelque chose aux mœurs du siècle,

c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses

effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par une estime

réciproque.

C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais

beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir.

Il l'y avait exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié

qui commençait à s'établir entre nous rendrait cette société

agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais instruit de

leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gêne, il était

naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j'étais

ivre d'amour sans objet: cette ivresse fascina mes yeux, cet

objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et

bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue de

toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon

cœur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante

passionnée. Force contagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me

sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux,

que je n'avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait,

et je me sentais ému; je croyais ne faire que m'intéresser à ses

sentiments, quand j'en prenais de semblables; j'avalais à longs

traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la

douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en

aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle exprimait

pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement

brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une

femme dont le cœur était plein d'un autre amour!

Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés

auprès d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était

arrivé: ce ne fut qu'après son départ que, voulant penser à

Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu'à madame

d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent; je sentis mon

malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites.

J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais

avec elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison

pour suivre des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand

elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit.

La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle;

je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux; j'étais dans un

trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vît pas.

Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner

la cause: c'était la lui dire assez clairement.

Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame

d'Houdetot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite; mais

tout cela n'étant pas, je ne puis que l'applaudir et l'admirer.

Le parti qu'elle prit était également celui de la générosité et

de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi

sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même

engagée à me voir: c'était exposer deux amis à une rupture, et

peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi

de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie;

sans la flatter, elle la plaignit, et tâcha de m'en guérir. Elle

était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami

dont elle faisait cas: elle ne me parlait de rien avec plus de

plaisir que de l'intime et douce société que nous pourrions

former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle

ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne

m'épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais

bien mérités.

Je me les épargnais encore moins moi-même; sitôt que je fus

seul, je revins à moi; j'étais plus calme après avoir parlé:

l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable.

La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû

guérir, si la chose eût été possible. Quels puissants motifs

n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer! Mes mœurs, mes

sentiments, mes principes, la honte, l'infidélité, le crime,

l'abus d'un dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin de

brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet

dont le cœur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni

me laisser aucun espoir: passion de plus, qui, loin d'avoir rien

à gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en

jour.

Qui croirait que cette dernière considération, qui devait

ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda?

Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à

moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour

madame d'Houdetot? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords,

que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire? Eh!

pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, et

ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert.

On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma

jeunesse. Cette façon de penser était dans mon tour d'esprit,

elle flattait ma passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans

réserve, et rire même de l'impertinent scrupule que je croyais

m'être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les

âmes honnêtes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais

qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de

quelque sophisme, et souvent de quelque vertu.

Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; et, de

grâce, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon

naturel, pour m'entraîner enfin dans l'abîme. D'abord elle prit

un air humble pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant,

elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame

d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison,

sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec

la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitié la

plus tendre. Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je

l'avais crue sincère; mais la trouvant trop vive pour être vraie,

n'allai-je pas me fourrer dans la tête que l'amour, désormais si

peu convenable à mon âge, à mon maintien, m'avait avili aux yeux

de madame d'Houdetot; que cette jeune folle ne voulait que se

divertir de moi et de mes douceurs surannées; qu'elle en avait

fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de mon

infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils

s'entendaient tous les deux pour achever de me faire tourner la

tête et me persifler? Cette bêtise, qui m'avait fait extravaguer,

à vingt-six ans, auprès de madame de Larnage, que je ne

connaissais pas, m'eût été pardonnable à quarante-cinq, auprès de

madame d'Houdetot, si j'eusse ignoré qu'elle et son amant étaient

trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi barbare

amusement.

Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je

ne tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi:

nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté.

Content d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus

douce situation, si mon extravagance n'en eût détruit tout le

charme. Elle ne comprit rien d'abord à la sotte humeur avec

laquelle je recevais ses caresses: mais mon cœur, incapable de

savoir jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas

longtemps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet

expédient ne réussit pas; des transports de rage en auraient été

l'effet: elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut

invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent; elle me

témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont

j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi.

Elle vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins

pressant; le pas était délicat. Il est étonnant, il est unique

peut-être qu'une femme ayant pu venir jusqu'à marchander, s'en

soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la

plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne m'accorda rien qui

pût la rendre infidèle, et j'eus l'humiliation de voir que

l'embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n'en

porta jamais aux siens la moindre étincelle.

J'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens

quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaître combien

cette maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien

elle eut raison de compter sur elle-même, il faudrait entrer dans

les détails de nos longs et fréquents tête-à-tête, et les suivre

dans toute leur vivacité durant quatre mois que nous passâmes

ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis

de différents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous

ne sortîmes jamais. Ah! si j'avais tardé si longtemps à sentir le

véritable amour, qu'alors mon cœur et mes sens lui payèrent bien

l'arrérage! et quels sont donc les transports qu'on doit éprouver

auprès d'un objet aimé qui nous aime, si même un amour non

partagé peut en inspirer de pareils!

Mais j'ai tort de dire un amour non partagé; le mien l'était

en quelque sorte; il était égal des deux côtés, quoiqu'il ne fût

pas réciproque. Nous étions ivres d'amour l'un et l'autre; elle

pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses

larmes se confondaient. Tendres confidents l'un de l'autre, nos

sentiments avaient tant de rapport qu'il était impossible qu'ils

ne se mêlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de

cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s'est oubliée un moment;

et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes

sens, j'ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l'ai

véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenait par

elle-même. Le devoir des privations avait exalté mon âme. L'éclat

de toutes les vertus ornait à mes yeux l'idole de mon cœur; en

souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurais pu

commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon cœur:

mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non,

je le lui ai cent fois dit à elle-même; eussé-je été le maître de

me satisfaire, sa propre volonté l'eût-elle mise à ma discrétion,

hors quelques courts moments de délire, j'aurais refusé d'être

heureux à ce prix. Je l'aimais trop pour vouloir la posséder.

Il y a près d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne; dans mes

fréquents voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un

soir, après avoir soupé tête à tête, nous allâmes nous promener

au jardin, par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin

était un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli

bosquet, orné d'une cascade dont je lui avais donné l'idée, et

qu'elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence et de

jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un

banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai,

pour rendre les mouvements de mon cœur, un langage vraiment

digne d'eux. Ce fut la première et l'unique fois de ma vie; mais

je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le

plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de

séduisant dans un cœur d'homme. Que d'enivrantes larmes je

versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgré elle!

Enfin, dans un transport involontaire, elle s'écria: Non, jamais

homme ne fut si aimable; et jamais amant n'aima comme vous! Mais

votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon cœur ne saurait

aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l'embrassai... Quel

embrassement! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle

vivait seule, c'est-à-dire loin de son amant et de son mari; il y

en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et

toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nous avions soupé

tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune;

et après deux heures de l'entretien le plus vif et le plus

tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des

bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de cœur

qu'elle y était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances,

je n'ajouterai rien de plus.

Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me

laissaient tranquille, comme auprès de Thérèse et de maman. Je

l'ai déjà dit, c'était de l'amour cette fois, et l'amour dans

toute son énergie et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni

les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les

mouvements convulsifs, ni les défaillances de cœur que

j'éprouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que

sa seule image faisait sur moi. J'ai dit qu'il y avait loin de

l'Ermitage à Eaubonne: je passais par les coteaux d'Andilly, qui

sont charmants. Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir,

à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui

m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste,

avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point, que

ma tête se troublait; un éblouissement m'aveuglait, mes genoux

tremblants ne pouvaient me soutenir; j'étais forcé de m'arrêter,

de m'asseoir; toute ma machine était dans un désordre

inconcevable: j'étais prêt à m'évanouir. Instruit du danger, je

tâchais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose.

Je n'avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous

les accidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans

qu'il me fût possible de m'en délivrer; et, de quelque façon que

je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivé de

faire seul ce trajet impunément. J'arrivais à Eaubonne, faible,

épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l'instant que je la

voyais, tout était réparé; je ne sentais plus auprès d'elle que

l'importunité d'une vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y

avait sur ma route, à la vue d'Eaubonne, une terrasse agréable,

appelée le mont Olympe, où nous nous rendions quelquefois, chacun

de notre côté. J'arrivais le premier: j'étais fait pour

l'attendre; mais que cette attente me coûtait cher! Pour me

distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que

j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang: je n'en ai jamais pu

achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la

niche dont nous étions convenus, elle n'y pouvait voir autre

chose que l'état vraiment déplorable où j'étais en l'écrivant.

Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois d'irritation

continuelle et de privations, me jeta dans un épuisement dont je

n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une

descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a

été la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempérament le

plus combustible, mais le plus timide en même temps, que

peut-être la nature ait jamais produit. Tels ont été les derniers

beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre: ici commence le

long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu

d'interruption.

On a vu dans tout le cours de ma vie que mon cœur,

transparent comme le cristal, n'a jamais su cacher, durant une

minute entière, un sentiment un peu vif qui s'y fût réfugié.

Qu'on juge s'il me fût possible de cacher longtemps mon amour

pour madame d'Houdetot. Notre intimité frappait tous les yeux,

nous n'y mettions ni secret ni mystère. Elle n'était pas de

nature à en avoir besoin; et comme madame d'Houdetot avait pour

moi l'amitié la plus tendre, qu'elle ne se reprochait point; que

j'avais pour elle une estime dont personne ne connaissait mieux

que moi toute la justice; elle, franche, distraite, étourdie;

moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emporté, nous donnions

encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de

prise que nous n'aurions fait, si nous eussions été coupables.

Nous allions l'un et l'autre à la Chevrette, nous nous y

trouvions souvent ensemble, quelquefois même par rendez-vous.

Nous y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours

tête à tête, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre

ami, de nos innocents projets, dans le parc, vis-à-vis

l'appartement de madame d'Épinay, sous ses fenêtres, d'où, ne

cessant de nous examiner, et se croyant bravée, elle assouvissait

son cœur par ses yeux, de rage et d'indignation.

Les femmes ont toutes l'art de cacher leur fureur, surtout

quand elle est vive; madame d'Épinay, violente, mais réfléchie,

possède surtout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir,

de ne rien soupçonner; et dans le même temps qu'elle redoublait

avec moi d'attentions, de soins, et presque d'agaceries, elle

affectait d'accabler sa belle-sœur de procédés malhonnêtes et de

marques d'un dédain qu'elle semblait vouloir me communiquer. On

juge bien qu'elle ne réussissait pas; mais j'étais au supplice.

Déchiré de sentiments contraires, en même temps que j'étais

touché de ses caresses, j'avais peine à contenir ma colère, quand

je la voyais manquer à madame d'Houdetot. La douceur angélique de

celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre, et même sans

lui en savoir plus mauvais gré. Elle était d'ailleurs souvent si

distraite, et toujours si peu sensible à ces choses-là, que la

moitié du temps elle ne s'en apercevait pas.

J'étais si préoccupé de ma passion, que, ne voyant rien que

Sophie (c'était un des noms de madame d'Houdetot), je ne

remarquais pas même que j'étais devenu la fable de toute la

maison et des survenants. Le baron d'Holbach, qui n'était jamais

venu, que je sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces

derniers. Si j'eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans

la suite, j'aurais fort soupçonné madame d'Épinay d'avoir arrangé

ce voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de voir le citoyen

amoureux. Mais j'étais alors si bête, que je ne voyais pas même

ce qui crevait les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne

m'empêcha pourtant pas de trouver au baron l'air plus content,

plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir

selon sa coutume, il me lâchait cent propos goguenards, auxquels

je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien

répondre; madame d'Épinay se tenait les côtés de rire; je ne

savais sur quelle herbe ils avaient marché. Comme rien ne passait

encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de

mieux à faire, si je m'en étais aperçu, eût été de m'y prêter.

Mais il est vrai qu'à travers la railleuse gaieté du baron l'on

voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui m'aurait

peut-être inquiété, si je l'eusse aussi bien remarquée alors, que

je me la rappelai dans la suite.

Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au

retour d'un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je

vis qu'elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce

que madame de Blainville, sœur de son mari, était là; mais sitôt

que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah!

me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me

coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal

instruit. Il me rend justice; mais il a de l'humeur, dont, qui

pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien

tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes

lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon cœur: je ne lui

ai caché que votre amour insensé, dont j'espérais vous guérir, et

dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous a

desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout à

fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien

avoir à cacher à mon amant.

Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de

me voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune

femme, dont j'éprouvais les justes reproches, et dont j'aurais dû

être le mentor. L'indignation que j'en ressentis contre moi-même

eût suffi peut-être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre

compassion que m'inspirait la victime n'eût encore amolli mon

cœur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il

était inondé par des larmes qui le pénétraient de toutes parts?

Cet attendrissement se changea bientôt en colère contre les vils

délateurs, qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel,

mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère

honnêteté de cœur qui le rachetait. Nous ne restâmes pas

longtemps en doute sur la main dont partait le coup.

Nous savions l'un et l'autre que madame d'Épinay était en

commerce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n'était pas le premier

orage qu'elle avait suscité à madame d'Houdetot, dont elle avait

fait mille efforts pour le détacher, et que les succès de

quelques-uns de ces efforts faisaient trembler pour la suite.

D'ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries

à l'armée, était en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert; ils

se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprès de madame

d'Houdetot, quelques tentatives qui n'avaient pas réussi; Grimm,

très piqué, cessa tout à fait de la voir. Qu'on juge du

sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu'il l'est, il lui

supposait des préférences pour un homme plus âgé que lui, et dont

lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les grands, ne parlait plus

que comme de son protégé.

Mes soupçons sur madame d'Épinay se changèrent en certitude,

quand j'appris ce qui s'était passé chez moi. Quand j'étais à la

Chevrette, Thérèse y venait souvent, soit pour m'apporter mes

lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise

santé. Madame d'Épinay lui avait demandé si nous ne nous

écrivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son aveu, madame

d'Épinay la pressa de lui remettre les lettres de madame

d'Houdetot, l'assurant qu'elle les recachetterait si bien qu'il

n'y paraîtrait pas. Thérèse, sans montrer combien cette

proposition la scandalisait, et même sans m'avertir, se contenta

de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportait: précaution très

heureuse; car madame d'Épinay la faisait guetter à son arrivée;

et, l'attendant au passage, poussa plusieurs fois l'audace

jusqu'à chercher dans sa bavette. Elle fit plus: s'étant un jour

invitée à venir, avec M. de Margency, dîner à l'Ermitage pour la

première fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je

me promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la

mère et la fille, et les presser de lui montrer les lettres de

madame d'Houdetot. Si la mère eût su où elles étaient, les

lettres étaient livrées; mais heureusement la fille seule le

savait, et nia que j'en eusse conservé aucune. Mensonge

assurément plein d'honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis

que la vérité n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Épinay, voyant

qu'elle ne pouvait la séduire, s'efforça de l'irriter par la

jalousie, en lui reprochant sa facilité et son aveuglement.

Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu'ils ont entre

eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux,

vous avez besoin d'autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu'il

faut faire pour les avoir: vous dites qu'il déchire les lettres

de madame d'Houdetot aussitôt qu'il les a lues. Eh bien!

recueillez avec soin les pièces, et donnez-les-moi; je me charge

de les rassembler. Telles étaient les leçons que mon amie donnait

à ma compagne.

Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes

ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée

à me tout dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je

prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu'on me

préparait. Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu

de dissimuler avec madame d'Épinay, à son exemple, et de me

servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l'impétuosité

de mon naturel, et, avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout

ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres

suivantes, qui montrent suffisamment la manière de procéder de

l'un et de l'autre en cette occasion.

 

Billet de madame d'Épinay, liasse A, no 44.

 

"Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis

inquiète de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller

et venir de l'Ermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre;

et, point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l'on ne

m'avait pas dit que vous étiez en bonne santé, je vous croirais

malade. Je vous attendais avant-hier ou hier, et je ne vous vois

point arriver. Mon Dieu! qu'avez-vous donc? Vous n'avez point

d'affaires; vous n'avez pas non plus de chagrins; car je me

flatte que vous seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous

êtes donc malade! tirez-moi d'inquiétude bien vite, je vous en

prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu me donne un bonjour de

vous."

 

RÉPONSE.

 

"Ce mercredi matin.

Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'être mieux

instruit, et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre

que l'innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour

donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient."

 

Second billet de la même, liasse A, no 45.

 

"Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle

veut donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité,

je n'y comprends rien. J'y vois seulement que vous êtes inquiet

et tourmenté, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour

m'en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions

convenus! Qu'est donc devenue cette amitié, cette confiance? et

comment l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous

êtes fâché? Quoi qu'il en soit, venez dès ce soir, je vous en

conjure; souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit

jours, de ne rien garder sur le cœur, et de me parler

sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez,

je viens encore de lire votre lettre: je n'y conçois pas

davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes

cruellement agité. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore

le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que

me voilà tout aussi malheureuse que vous, jusqu'à ce que je vous

aie vu. Si vous n'êtes pas ici ce soir à six heures, je pars

demain pour l'Ermitage, quelque temps qu'il fasse et dans quelque

état que je sois; car je ne saurais tenir à cette inquiétude.

Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire,

sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre

garde, et d'arrêter les progrès que fait l'inquiétude dans la

solitude. Une mouche devient un monstre, je l'ai souvent

éprouvé."

 

RÉPONSE.

 

"Ce mercredi soir.

Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant

que durera l'inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez

n'est plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne

vois à présent, dans votre empressement, que le désir de tirer

des aveux d'autrui quelque avantage qui convienne à vos vues; et

mon cœur, si prompt à s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour

le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais

votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à

comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que

vous ne l'ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos

subtilités à force de franchise. Je vais m'expliquer plus

clairement, afin que vous m'entendiez encore moins.

Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers: je

m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins

que je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tenté de les

désunir, et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la

jalousie à l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il

a paru commode à la méchanceté: et cette méchanceté, c'est vous

que j'en soupçonne. J'espère que ceci devient plus clair.

Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su,

l'infamie de partager son cœur et sa personne entre deux amants,

et moi celle d'être un de ces deux lâches? Si je savais qu'un

seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de

moi, je vous haïrais jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit,

et non de l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en

pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu nuire;

mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de

réussir. Je n'ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je

pense de certaines liaisons; mais je veux qu'elles finissent par

un moyen aussi honnête que sa cause, et qu'un amour illégitime se

change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à

personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je

ne vous le pardonnerais jamais, je deviendrais votre

irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient respectés; car

je ne serai jamais un homme sans foi.

Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent

durer bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis

trompé. Alors j'aurai peut-être de grands torts à réparer, et je

n'aurai rien fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous

comment je rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me

reste à passer près de vous! En faisant ce que nul autre ne fera

que moi; en vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans

le monde, et les brèches que vous avez à réparer à votre

réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent,

quand vous m'aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la

vérité; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise."

 

Troisième billet de la même, liasse A, no 46.

 

"Je n'entendais pas votre lettre de ce matin: je vous l'ai

dit, parce que cela était. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas

peur que j'y réponde jamais: je suis trop pressée de l'oublier;

et quoique vous me fassiez pitié, je n'ai pu me défendre de

l'amertume dont elle me remplit l'âme. Moi, user de ruses, de

finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies!

Adieu; je regrette que vous ayez la... Adieu: je ne sais ce que

je dis... adieu: je serai bien pressée de vous pardonner. Vous

viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne

l'exigeraient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous

mettre en peine de ma réputation. Peu m'importe celle qu'on me

donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus,

j'ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me

sont aussi chères qu'à vous."

 

Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, et me

replongea dans un autre qui n'était guère moindre. Quoique toutes

ces lettres et réponses fussent allées et venues dans l'espace

d'un jour avec une extrême rapidité, cet intervalle avait suffi

pour en mettre entre mes transports de fureur, et pour me laisser

réfléchir sur l'énormité de mon imprudence. Madame d'Houdetot ne

m'avait rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui

laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d'éviter,

surtout dans le moment même, toute rupture et tout éclat; et moi,

par les insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j'allais

achever de porter la rage dans le cœur d'une femme qui n'y était

déjà que trop disposée. Je ne devais naturellement attendre, de

sa part, qu'une réponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante,

que je n'aurais pu, sans la plus indigne lâcheté, m'abstenir de

quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore

que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa réponse, de

me réduire à cette extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou

l'aller voir sur-le-champ; l'alternative était inévitable. Je

pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans

l'explication que je prévoyais. Car comment m'en tirer, sans

compromettre ni madame d'Houdetot, ni Thérèse? Et malheur à celle

que j'aurais nommée! Il n'y avait rien que la vengeance d'une

femme implacable et intrigante ne me fît craindre pour celle qui

en serait l'objet. C'était pour prévenir ce malheur que je

n'avais parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d'être

dispensé d'énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendait mes

emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant

m'autoriser à traiter une femme, et surtout une amie, comme je

venais de traiter madame d'Épinay. Mais ici commence la grande et

noble tâche que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et

mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves,

dont j'étais incapable, et que je ne commis jamais.

Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avais redoutée, et

j'en fus quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Épinay me

sauta au cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de

la part d'une ancienne amie, m'émut extrêmement; je pleurai

beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n'avaient pas grand

sens; elle m'en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et

tout finit là. On avait servi; nous allâmes à table, où dans

l'attente de l'explication, que je croyais remise après le

souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjugué

par la moindre inquiétude qui m'occupe, que je ne saurais la

cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devait lui

donner du courage; cependant elle ne risqua point l'aventure: il

n'y eut pas plus d'explication après le souper qu'avant. Il n'y

en eut pas plus le lendemain; et nos silencieux tête-à-tête ne

furent remplis que de choses indifférentes ou de quelques propos

honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir

encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui

protestais avec bien de la vérité que s'ils se trouvaient mal

fondés, ma vie entière serait employée à réparer leur injustice.

Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément

quels étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient venus; et

tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne,

consista dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle était

seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce

n'était pas à moi de chercher un éclaircissement qu'elle ne

cherchait pas elle-même, et je m'en retournai comme j'étais venu.

Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai

bientôt presque entièrement cette querelle, et je crus bêtement

qu'elle l'oubliait elle-même, parce qu'elle paraissait ne s'en

plus souvenir.

Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin

que m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins

sensibles, que je ne m'étais point attirés, et qui n'avaient pour

cause que le désir de m'arracher de ma solitude, à force de m'y

tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des

holbachiens. Depuis mon établissement à l'Ermitage, Diderot

n'avait cessé de m'y harceler, soit par lui-même, soit par

Deleyre; et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes

courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti

l'ermite en galant berger. Mais il n'était pas question de cela

dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus

graves. Après la publication du Fils naturel, il m'en avait

envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérêt et

l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce

de poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même

un peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses

désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre

et dure sentence, sans aucun adoucissement: Il n'y a que le

méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente

deux sens, ce me semble: l'un très vrai, l'autre très faux

puisqu'il est même impossible qu'un homme qui est et veut être

seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il

soit un méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une

interprétation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un

auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami

retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et

malhonnête, ou d'avoir oublié en la publiant cet ami solitaire,

ou, s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en

maxime générale, l'honorable et juste exception qu'il devait non

seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans

tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite,

et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un

écrivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire

indistinctement autant de scélérats.

J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincèrement, et

je comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments

de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me

contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière

de vivre, sur tout ce qui n'intéressait que moi seul; révolté de

voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me

gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, et

de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et

manqués de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de

nouveaux, pour y manquer derechef; gêné de l'attendre inutilement

trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et

de dîner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu'à

Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journée: j'avais déjà le

cœur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus

grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre,

mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder

mon papier de mes larmes; et ma lettre était assez touchante pour

avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa

réponse sur cet article: la voici mot pour mot (liasse A, no 33):

"Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu'il vous ait

touché. Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en

tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont

j'en penserai: encore y aurait-il bien à dire là-dessus, si l'on

pouvait vous parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts

ans! etc. On m'a dit une phrase d'une lettre du fils de madame

d'Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le

fond de votre âme."

Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette

lettre.

Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le

Vasseur parut s'y déplaire, et trouver l'habitation trop seule.

Ses propos là-dessus m'étant revenus, je lui offris de la

renvoyer à Paris, si elle s'y plaisait davantage; d'y payer son

loyer, et d'y prendre le même soin d'elle que si elle était

encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle se

plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait

du bien; et l'on voyait que cela était vrai; car elle y

rajeunissait pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qu'à

Paris. Sa fille m'assura même qu'elle eût été dans le fond très

fâchée que nous quittassions l'Ermitage, qui réellement était un

séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin et des

fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit ce

qu'on lui avait fait dire, pour tâcher de m'engager à retourner à

Paris.

Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tâchèrent d'obtenir,

par le scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit,

et me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des

secours dont elle pouvait avoir besoin à son âge; sans songer

qu'elle et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent air

du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de

Montmorency, que j'avais à ma porte; et comme s'il n'y avait des

vieillards qu'à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors

d'état de vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec

une extrême voracité, était sujette à des débordements de bile et

à de fortes diarrhées, qui lui duraient quelques jours, et lui

servaient de remède. A Paris, elle n'y faisait jamais rien, et

laissait agir la nature. Elle en usait de même à l'Ermitage,

sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'importe;

parce qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la

campagne, c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle

s'y portât très bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il

n'est plus permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les

vieilles gens hors de Paris.

C'était là une des deux accusations atroces sur lesquelles

il ne m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le

méchant qui fût seul; et c'était ce que signifiait son

exclamation pathétique et l'et coetera qu'il y avait bénignement

ajouté: Une femme de quatre-vingts ans! etc.

Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en

rapportant à madame le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire

naturellement son sentiment à madame d'Épinay. Pour la mettre

plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui

montrai celle que je vais transcrire, et que j'écrivais à madame

d'Épinay, au sujet d'une réponse que j'avais voulu faire à une

autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu'elle m'avait

empêché d'envoyer.

 

"Ce jeudi.

 

Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je l'ai

priée de vous dire sincèrement ce qu'elle pense. Pour la mettre

bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa

lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle

contient.

Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez;

mais, me sentant très grièvement offensé, il y aurait, à convenir

que j'ai tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me

permettre. L'Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet

d'offrir l'autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous

souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant

des coups de bâton? Voilà le rôle du philosophe.

Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir par le mauvais

temps qu'il fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces

que l'amitié lui refuse, et ce sera la première fois de sa vie

qu'il sera venu le jour qu'il avait promis. Il s'excédera pour

venir me répéter de bouche les injures qu'il me dit dans ses

lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en

retournera être malade à Paris; et moi je serai, selon l'usage,

un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir.

Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait

me venir prendre à Saint-Denis en fiacre, y dîner, me ramener en

fiacre; et à qui, huit jours après (liasse A, no 34), sa fortune

ne permet plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'à pied? Il n'est

pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit

là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu'en huit

jours il soit arrivé d'étranges changements dans sa fortune.

Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de

madame votre mère; mais vous voyez que votre peine n'approche pas

de la mienne. On souffre moins encore à voir malades les

personnes qu'on aime, qu'injustes et cruelles.

Adieu, ma bonne amie: voici la dernière fois que je vous

parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à

Paris, avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps."

J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame

le Vasseur, sur la proposition de madame d'Épinay elle-même; et

madame le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de

rester à l'Ermitage, où elle se portait très bien, où elle avait

toujours compagnie, et où elle vivait très agréablement, Diderot,

ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette

précaution de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de

la continuation du séjour de madame le Vasseur à l'Ermitage,

quoique cette continuation fût de son choix, et qu'il n'eût tenu

et ne tînt toujours qu'à elle de retourner vivre à Paris, avec

les mêmes secours de ma part qu'elle avait auprès de moi.

Voilà l'explication du premier reproche de la lettre de

Diderot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le

Lettré (c'était un nom de plaisanterie donné par Grimm au fils de

madame d'Épinay), le Lettré a dû vous écrire qu'il y avait sur le

rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui

attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un échantillon

de notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous

amuserait comme cela."

Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot

paraissait si fier.

"Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à-dire au fils d'un

fermier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait

aperçus sur le rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les

en avait amplement dédommagés; que je l'établissais mon

substitut; que les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre

de cet échange; que je n'en trouverais pas aisément un aussi bon

pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin.

Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé

sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses

vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je

lui donne tous les lundis, que des cent liards que j'aurais

distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous

autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des

villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient.

C'est à la campagne qu'on apprend à aimer et à servir l'humanité;

on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes."

Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme

d'esprit avait l'imbécillité de me faire sérieusement un crime de

mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon

propre exemple, qu'on ne pouvait vivre hors de la capitale sans

être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment

j'eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui

rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame

d'Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient

tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais

généralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame

d'Houdetot elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que

j'allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les avances

d'un raccommodement qui, tout sincère et entier qu'il fût de ma

part, se trouva pourtant peu durable. L'argument victorieux sur

mon cœur, dont elle se servit, fut qu'en ce moment Diderot était

malheureux. Outre l'orage excité contre l'Encyclopédie, il en

essuyait alors un très violent au sujet de sa pièce, que, malgré

la petite histoire qu'il avait mise à la tête, on l'accusait

d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore

aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame de

Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit

que j'avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y

avait de la justice et de la générosité de prouver publiquement

le contraire; et j'allai passer deux jours, non seulement avec

lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à

l'Ermitage, mon second voyage à Paris. J'avais fait le premier

pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque

d'apoplexie dont il n'a jamais été bien remis, et durant laquelle

je ne quittai pas son chevet qu'il ne fût hors d'affaire.

Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut

effacer de torts! Quel ressentiment peut, après cela, rester dans

le cœur? Nous eûmes peu d'explications. Il n'en est pas besoin

pour des invectives réciproques. Il n'y a qu'une chose à faire,

savoir, de les oublier. Il n'y avait point eu de procédés

souterrains, du moins qui fussent à ma connaissance: ce n'était

pas comme avec madame d'Épinay. Il me montra le plan du Père de

famille. Voilà, lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel.

Gardez le silence, travaillez cette pièce avec soin, et puis

jetez-la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse.

Il le fit, et s'en trouva bien. Il y avait près de six mois que

je lui avais envoyé les deux premières parties de la Julie, pour

m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en

lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son

terme; c'est-à-dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais

déjà bien senti moi-même: mais c'était le bavardage de la fièvre;

je ne l'ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas

comme cela. La quatrième surtout, et la sixième, sont des

chefs-d'œuvre de diction.

Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener

souper chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte; car je

voulais même rompre l'accord du manuscrit de chimie, dont je

m'indignais d'avoir l'obligation à cet homme-là. Diderot

l'emporta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach m'aimait de tout

son cœur; qu'il fallait lui pardonner un ton qu'il prenait avec

tout le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que

personne. Il me représenta que refuser le produit de ce

manuscrit, après l'avoir accepté deux ans auparavant, était un

affront au donateur, qu'il n'avait pas mérité; et que ce refus

pourrait même être mésinterprété, comme un secret reproche

d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je vois

d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il; je connais mieux que vous

l'état de son âme. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content,

croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse?

Bref, avec ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et

nous allâmes souper chez le baron, qui me reçut à son ordinaire.

Mais sa femme me reçut froidement, et presque malhonnêtement. Je

ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait avoir pour

moi tant de bienveillance étant fille. J'avais cru sentir, dès

longtemps auparavant, que, depuis que Grimm fréquentait la maison

d'Aine, on ne m'y voyait plus d'aussi bon œil.

Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de

l'armée. Comme je n'en savais rien, je ne le vis qu'après mon

retour en campagne, d'abord à la Chevrette, et ensuite à

l'Ermitage, où il vint avec madame d'Houdetot me demander à

dîner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! Mais j'en pris

bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de

n'avoir pas troublé leur bonheur, j'en étais heureux moi-même; et

je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais surtout en

ce moment, quand j'aurais pu lui ôter madame d'Houdetot, je ne

l'aurais pas voulu faire, et je n'en aurais pas même été tenté.

Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert, que je

m'imaginais à peine qu'elle eût pu l'être autant en m'aimant

moi-même; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai

le plus véritablement désiré d'elle dans mon délire, était

qu'elle se laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que

j'aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d'être le confident

que l'objet de ses amours, et je n'ai jamais un moment regardé

son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira

que ce n'était pas encore là de l'amour: soit; mais c'était donc

plus.

Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et

judicieux: comme j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul

puni, et même avec indulgence. Il me traita durement, mais

amicalement; et je vis que j'avais perdu quelque chose dans son

estime, mais rien dans son amitié. Je m'en consolai, sachant que

l'une me serait bien plus facile à recouvrer que l'autre, et

qu'il était trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire

et passagère avec un vice de caractère. S'il y avait de ma faute

dans tout ce qui s'était passé, il y en avait bien peu. Était-ce

moi qui avais recherché sa maîtresse? N'était-ce pas lui qui me

l'avait envoyée? N'était-ce pas elle qui m'avait cherché?

Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls

avaient fait le mal, et c'était moi qui l'avais souffert. A ma

place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis: car enfin,

quelque fidèle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot, elle

était femme; il était absent, les occasions étaient fréquentes,

les tentations étaient vives, et il lui eût été bien difficile de

se défendre toujours avec le même succès contre un homme plus

entreprenant. C'était assurément beaucoup pour elle et pour moi,

dans une pareille situation, d'avoir pu poser des limites que

nous ne nous soyons jamais permis de passer.

Quoique je me rendisse, au fond de mon cœur, un témoignage

assez honorable, tant d'apparences étaient contre moi, que

l'invincible honte qui me domina toujours me donnait devant lui

tout l'air d'un coupable, et il en abusait souvent pour

m'humilier. Un seul trait peindra cette position réciproque. Je

lui lisais, après le dîner, la lettre que j'avais écrite l'année

précédente à Voltaire, et dont lui, Saint-Lambert, avait entendu

parler. Il s'endormit durant la lecture; et moi, jadis si fier,

aujourd'hui si sot, je n'osai jamais interrompre ma lecture, et

continuai de lire tandis qu'il continuait de ronfler. Telles

étaient mes indignités, et telles étaient ses vengeances; mais sa

générosité ne lui permit jamais de les exercer qu'entre nous

trois.

Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort

changée à mon égard. J'en fus surpris comme si je n'avais pas dû

m'y attendre; j'en fus touché plus que je n'aurais dû l'être, et

cela me fit beaucoup de mal. Il semblait que tout ce dont

j'attendais ma guérison ne fit qu'enfoncer dans mon cœur

davantage le trait qu'enfin j'ai plutôt brisé qu'arraché.

J'étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien

épargner pour changer ma folle passion en une amitié pure et

durable. J'avais fait pour cela les plus beaux projets du monde,

pour l'exécution desquels j'avais besoin du concours de madame

d'Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite,

embarrassée; je sentis qu'elle avait cessé de se plaire avec moi,

et je vis clairement qu'il s'était passé quelque chose qu'elle ne

voulait pas me dire, et que je n'ai jamais su. Ce changement,

dont il me fut impossible d'obtenir l'explication, me navra. Elle

me redemanda ses lettres; je les lui rendis toutes avec une

fidélité dont elle me fit l'injure de douter un moment. Ce doute

fut encore un déchirement inattendu pour mon cœur, qu'elle

devait si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut

pas sur-le-champ; je compris que l'examen du paquet que je lui

avais rendu lui avait fait sentir son tort: je vis même qu'elle

se le reprochait, et cela me fit regagner quelque chose. Elle ne

pouvait retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me

dit qu'elle les avait brûlées; j'en osai douter à mon tour, et

j'avoue que j'en doute encore. Non, l'on ne met point au feu de

pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie: eh

Dieu! qu'aurait-on donc dit de celles-là? Non, non, jamais celle

qui peut inspirer une pareille passion n'aura le courage d'en

brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu'elle en ait

abusé: je ne l'en crois pas capable; et de plus, j'y avais mis

bon ordre. La sotte, mais vive crainte d'être persiflé m'avait

fait commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes

lettres à l'abri des communications. Je portai jusqu'à la tutoyer

la familiarité que j'y pris dans mon ivresse: mais quel

tutoiement! elle n'en devait sûrement pas être offensée.

Cependant elle s'en plaignit plusieurs fois, mais sans succès:

ses plaintes ne faisaient que réveiller mes craintes, et

d'ailleurs je ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces

lettres sont encore en être, et qu'un jour elles soient vues, on

connaîtra comment j'ai aimé.

La douleur que me causa le refroidissement de madame

d'Houdetot, et la certitude de ne l'avoir pas mérité, me firent

prendre le singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert même.

En attendant l'effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet,

je me jetai dans les distractions que j'aurais dû chercher plus

tôt. Il y eut des fêtes à la Chevrette, pour lesquelles je fis de

la musique. Le plaisir de me faire honneur auprès de madame

d'Houdetot d'un talent qu'elle aimait excita ma verve; et un

autre objet contribuait encore à l'animer, savoir, le désir de

montrer que l'auteur du Devin du village savait la musique; car

je m'apercevais depuis longtemps que quelqu'un travaillait en

secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition.

Mon début à Paris, les épreuves où j'y avais été mis à diverses

fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière; quantité

de musique que j'y avais composée pendant quatorze ans au milieu

des plus célèbres artistes, et sous leurs yeux; enfin l'opéra des

Muses galantes, celui même du Devin, un motet que j'avais fait

pour mademoiselle Fel, et qu'elle avait chanté au Concert

spirituel; tant de conférences que j'avais eues sur ce bel art

avec les plus grands maîtres, tout semblait devoir prévenir ou

dissiper un pareil doute. Il existait cependant, même à la

Chevrette, et je voyais que M. d'Épinay n'en était pas exempt.

Sans paraître m'apercevoir de cela, je me chargeai de lui

composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la

Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix.

Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De

Linant arrangea des paroles convenables au sujet; et huit jours

après qu'elles m'eurent été données, le motet fut achevé. Pour

cette fois, le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus

étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces

mots: Ecce sedes hic tonantis. La pompe du début répond aux

paroles, et toute la suite du motet est d'une beauté de chant qui

frappa tout le monde. J'avais travaillé en grand orchestre.

D'Épinay rassembla les meilleurs symphonistes. Madame Bruna,

chanteuse italienne, chanta le motet, et fut bien accompagnée. Le

motet eut un si grand succès, qu'on l'a donné dans la suite au

Concert spirituel, où, malgré les sourdes cabales et l'indigne

exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je

donnai, pour la fête de M. d'Épinay, l'idée d'une espèce de

pièce, moitié drame, moitié pantomime, que madame d'Épinay

composa, et dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant,

entendit parler de mes succès harmoniques. Une heure après on

n'en parla plus: mais du moins on ne mit plus en question, que je

sache, si je savais la composition.

A peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me

plaisais pas trop, qu'il acheva de m'en rendre le séjour

insupportable, par des airs que je ne vis jamais à personne, et

dont je n'avais pas même l'idée. La veille de son arrivée, on me

délogea de la chambre de faveur que j'occupais, contiguë à celle

de madame d'Épinay; on la prépara pour M. Grimm, et on m'en donna

une autre plus éloignée. Voilà, dis-je en riant à madame

d'Épinay, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle

parut embarrassée. J'en compris mieux la raison dès le même soir,

en apprenant qu'il y avait entre sa chambre et celle que je

quittais une porte masquée de communication, qu'elle avait jugé

inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n'était ignoré de

personne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de son mari:

cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets qui

lui importaient beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre,

elle s'en défendit toujours très fortement. Je compris que cette

réserve venait de Grimm, qui, dépositaire de tous mes secrets, ne

voulait pas que je le fusse d'aucun des siens.

Quelques préventions que mes anciens sentiments, qui

n'étaient pas éteints, et le mérite réel de cet homme-là, me

donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu'il

prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de Tuffière;

à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m'adressa pas une

seule fois la parole, et me corrigea bientôt de la lui adresser,

en ne me répondant point du tout. Il passait partout le premier,

prenait partout la première place, sans jamais faire aucune

attention à moi. Passe pour cela, s'il n'y eût pas mis une

affectation choquante: mais on en jugera par un seul trait pris

entre mille. Un soir madame d'Épinay, se trouvant un peu

incommodée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa chambre, et

monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter

avec elle; je le fis. Grimm vint ensuite. La petite table était

déjà mise; il n'y avait que deux couverts. On sert: madame

d'Épinay prend sa place à l'un des coins du feu. M. Grimm prend

un fauteuil, s'établit à l'autre coin, tire la petite table entre

eux deux, déplie sa serviette, et se met en devoir de manger,

sans me dire un seul mot. Madame d'Épinay rougit, et, pour

l'engager à réparer sa grossièreté, m'offre sa propre place. Il

ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je

pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu'on

m'apportât un couvert. Il me laissa souper au bout de la table,

loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté, à moi incommodé,

son aîné, son ancien dans la maison, qui l'y avais introduit, et

à qui même, comme favori de la dame, il eût dû faire les

honneurs. Toutes ses manières avec moi répondaient fort bien à

cet échantillon. Il ne me traitait pas précisément comme son

inférieur; il me regardait comme nul. J'avais peine à reconnaître

là l'ancien cuistre qui, chez le prince de Saxe-Gotha, se tenait

honoré de mes regards. J'en avais encore plus à concilier ce

profond silence, et cette morgue insultante, avec la tendre

amitié qu'il se vantait d'avoir pour moi, près de tous ceux qu'il

savait en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu'il ne la témoignait

guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais

point, pour compatir à mon triste sort, dont j'étais content, et

pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins

bienfaisants qu'il disait vouloir me rendre. C'était avec cet art

qu'il faisait admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate

misanthropie, et qu'il accoutumait insensiblement tout le monde à

n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel

que moi, que des liaisons de bienfaits d'une part, et

d'obligations de l'autre, sans y supposer, même dans les

possibles, une amitié d'égal à égal. Pour moi, j'ai cherché

vainement en quoi je pouvais être obligé à ce nouveau patron. Je

lui avais prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais; je l'avais

gardé dans sa maladie; à peine me venait-il voir dans les

miennes; je lui avais donné tous mes amis, il ne m'en donna

jamais aucun des siens; je l'avais prôné de tout mon pouvoir, et

lui,... s'il m'a prôné, c'est moins publiquement, et c'est d'une

autre manière. Jamais il ne m'a rendu ni même offert aucun

service d'aucune espèce. Comment était-il donc mon Mécène?

Comment étais-je son protégé? Cela me passait et me passe encore.

Il est vrai que, du plus au moins, il était arrogant avec

tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi.

Je me souviens qu'une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son

assiette à la tête, sur une espèce de démenti qu'il lui donna en

pleine table, en lui disant grossièrement: Cela n'est pas vrai. A

son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d'un

parvenu, et devint même ridicule, à force d'être impertinent. Le

commerce des grands l'avait séduit au point de se donner à

lui-même des airs qu'on ne voit qu'aux moins sensés d'entre eux.

Il n'appelait jamais son laquais que par eh! comme si, sur le

nombre de ses gens, monseigneur n'eût pas su lequel était de

garde. Quand il lui donnait des commissions, il lui jetait

l'argent par terre, au lieu de le lui donner dans la main. Enfin,

oubliant tout à fait qu'il était homme, il le traitait avec un

mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce

pauvre garçon, qui était un fort bon sujet, que madame d'Épinay

lui avait donné, quitta son service, sans autre grief que

l'impossibilité d'endurer de pareils traitements: c'était le

Lafleur de ce nouveau Glorieux.

Aussi fat qu'il était vain, avec ses gros yeux troubles et

sa figure dégingandée, il avait des prétentions près des femmes;

et depuis sa farce avec mademoiselle Fel, il passait auprès de

plusieurs d'entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela

l'avait mis à la mode, et lui avait donné du goût pour la

propreté de femme; il se mit à faire le beau; sa toilette devint

une grande affaire; tout le monde sut qu'il mettait du blanc, et

moi, qui n'en croyais rien, je commençai de le croire, non

seulement par l'embellissement de son teint, et pour avoir trouvé

des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu'entrant un

matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une

petite vergette faite exprès; ouvrage qu'il continua fièrement

devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures tous les

matins à brosser ses ongles peut bien passer quelques instants à

remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauffecourt,

qui n'était pas sac à diable, l'avait assez plaisamment surnommé

Tiran le Blanc.

Tout cela n'était que des ridicules, mais bien antipathiques

à mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien.

J'eus peine à croire qu'un homme à qui la tête tournait de cette

façon pût conserver un cœur bien placé. Il ne se piquait de rien

tant que de sensibilité d'âme et d'énergie de sentiment. Comment

cela s'accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites

âmes? Comment les vifs et continuels élans que fait hors de

lui-même un cœur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans

cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon

Dieu, celui qui sent embraser son cœur de ce feu céleste cherche

à l'exhaler, et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son

cœur sur son visage; il n'imaginera jamais d'autre fard.

Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Épinay

m'avait dit, et qu'elle avait adopté. Ce sommaire consistait en

un seul article, savoir, que l'unique devoir de l'homme est de

suivre en tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je

l'appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse

alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis bientôt que ce

principe était réellement la règle de sa conduite, et je n'en eus

que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C'est la

doctrine intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne

m'a jamais expliquée.

Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avait donnés, il y

a plusieurs années, que cet homme était faux, qu'il jouait le

sentiment, et surtout qu'il ne m'aimait pas. Je me souvins de

plusieurs petites anecdotes que m'avaient là-dessus racontées M.

de Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne l'estimaient ni

l'un ni l'autre, et qui devaient le connaître, puisque madame de

Chenonceaux était fille de madame de Rochechouart, intime amie du

feu comte de Friese, et que M. de Francueil, très lié alors avec

le vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal,

précisément quand Grimm commençait à s'y introduire. Tout Paris

fut instruit de son désespoir après la mort du comte de Friese.

Il s'agissait de soutenir la réputation qu'il s'était donnée

après les rigueurs de mademoiselle de Fel, et dont j'aurais vu la

forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors été moins

aveuglé. Il fallut l'entraîner à l'hôtel de Castries, où il joua

dignement son rôle, livré à la plus mortelle affliction. Là, tous

les matins il allait dans le jardin pleurer à son aise, tenant

sur ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu'il était en

vue de l'hôtel; mais au détour d'une certaine allée, des gens

auxquels il ne songeait pas le virent mettre à l'instant son

mouchoir dans sa poche et tirer un livre. Cette observation,

qu'on répéta, fut bientôt publique dans tout Paris, et presque

aussitôt oubliée. Je l'avais oubliée moi-même: un fait qui me

regardait servit à me la rappeler. J'étais à l'extrémité dans mon

lit, rue de Grenelle: il était à la campagne; il vint un matin me

voir tout essoufflé, disant qu'il venait d'arriver à l'instant

même; je sus un moment après qu'il était arrivé de la veille, et

qu'on l'avait vu au spectacle le même jour.

Il me revint mille faits de cette espèce; mais une

observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus

que tout cela. J'avais donné à Grimm tous mes amis sans

exception; ils étaient tous devenus les siens. Je pouvais si peu

me séparer de lui, que j'aurais à peine voulu me conserver

l'entrée d'une maison où il ne l'aurait pas eue. Il n'y eut que

madame de Créqui qui refusa de l'admettre, et qu'aussi je cessai

presque de voir depuis ce temps-là. Grimm, de son côté, se fit

d'autres amis, tant de son estoc que de celui du comte de Friese.

De tous ces amis-là, jamais un seul n'est devenu le mien; jamais

il ne m'a dit un mot, pour m'engager de faire au moins leur

connaissance; et de tous ceux que j'ai quelquefois rencontrés

chez lui, jamais un seul ne m'a marqué la moindre bienveillance,

pas même le comte de Friese, chez lequel il demeurait, et avec

lequel il m'eût par conséquent été très agréable de former

quelque liaison; ni le comte de Schomberg, son parent, avec

lequel Grimm était encore plus familier.

Voici plus: mes propres amis, dont je fis les siens, et qui

tous m'étaient tendrement attachés avant sa connaissance,

changèrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m'a

jamais donné aucun des siens, je lui ai donné tous les miens, et

il a fini par me les tous ôter. Si ce sont là des effets de

l'amitié, quels seront donc ceux de la haine?

Diderot même, au commencement, m'avertit plusieurs fois que

Grimm, à qui je donnais tant de confiance, n'était pas mon ami.

Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut cessé

d'être le mien.

La manière dont j'avais disposé de mes enfants n'avait

besoin du concours de personne. J'en instruisis cependant mes

amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paraître à

leurs yeux meilleur que je n'étais. Ces amis étaient au nombre de

trois: Diderot, Grimm, madame d'Épinay; Duclos, le plus digne de

ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut

cependant; par qui? je l'ignore. Il n'est guère probable que

cette infidélité soit venue de madame d'Épinay, qui savait qu'en

l'imitant, si j'en eusse été capable, j'avais de quoi m'en venger

cruellement. Restent Grimm et Diderot, alors si unis en tant de

choses, surtout contre moi, qu'il est plus que probable que ce

crime leur fut commun. Je parierais que Duclos, à qui je n'ai pas

dit mon secret, et qui par conséquent en était le maître, est le

seul qui me l'ait gardé.

Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ôter les

gouverneuses, avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs

vues: il s'y refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la

suite que j'appris de lui tout ce qui s'était passé entre eux à

cet égard; mais j'en appris dès lors assez par Thérèse, pour voir

qu'il y avait à tout cela quelque dessein secret, et qu'on

voulait disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon

insu; ou bien qu'on voulait faire servir ces deux personnes

d'instrument à quelque dessein caché. Tout cela n'était

assurément pas de la droiture. L'opposition de Duclos le prouve

sans réplique. Croira qui voudra que c'était de l'amitié.

Cette prétendue amitié m'était aussi fatale au dedans qu'au

dehors. Les longs et fréquents entretiens avec madame le Vasseur

depuis plusieurs années avaient changé sensiblement cette femme à

mon égard, et ce changement ne m'était assurément pas favorable.

De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tête-à-tête?

Pourquoi ce profond mystère? La conversation de cette vieille

femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en

bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand

secret? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duraient,

ils m'avaient paru risibles; en y repensant alors, je commençai

de m'en étonner. Cet étonnement eût été jusqu'à l'inquiétude, si

j'avais su dès lors ce que cette femme me préparait.

Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se targuait au

dehors, et difficile à concilier avec le ton qu'il prenait

vis-à-vis de moi-même, il ne me revenait rien de lui d'aucun côté

qui fût à mon avantage, et la commisération qu'il feignait

d'avoir pour moi tendait bien moins à me servir qu'à m'avilir. Il

m'ôtait même, autant qu'il était en lui, la ressource du métier

que je m'étais choisi, en me décriant comme un mauvais copiste;

et je conviens qu'il disait en cela la vérité; mais ce n'était

pas à lui de la dire. Il prouvait que ce n'était pas

plaisanterie, en se servant d'un autre copiste et en ne me

laissant aucune des pratiques qu'il pouvait m'ôter. On eût dit

que son projet était de me faire dépendre de lui et de son crédit

pour ma subsistance, et d'en tarir la source jusqu'à ce que j'en

fusse réduit là.

Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon ancienne

prévention qui parlait encore. Je jugeai son caractère au moins

très suspect; et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis,

résolu de ne le plus voir, j'en avertis madame d'Épinay, appuyant

ma résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que j'ai

maintenant oubliés.

Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop

que dire aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne

s'était pas encore concertée avec lui; mais le lendemain, au lieu

de s'expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre

très adroite, qu'ils avaient minutée ensemble, et par laquelle,

sans entrer dans aucun détail des faits, elle le justifiait par

son caractère concentré, et, me faisant un crime de l'avoir

soupçonné de perfidie envers son ami, m'exhortait à me

raccommoder avec lui. Cette lettre m'ébranla. Dans une

conversation que nous eûmes ensuite, et où je la trouvai mieux

préparée qu'elle n'était la première fois, j'achevai de me

laisser vaincre: j'en vins à croire que je pouvais avoir mal

jugé, et qu'en ce cas j'avais réellement, envers un ami, des

torts graves que je devais réparer. Bref, comme j'avais déjà fait

plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d'Holbach, moitié gré,

moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j'avais droit

d'exiger; j'allai chez Grimm comme un autre George Dandin, lui

faire des excuses des offenses qu'il m'avait faites; toujours

dans cette fausse persuasion, qui m'a fait faire en ma vie mille

bassesses auprès de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine

qu'on ne désarme à force de douceur et de bons procédés; au lieu

qu'au contraire la haine des méchants ne fait que s'animer

davantage par l'impossibilité de trouver sur quoi la fonder; et

le sentiment de leur propre injustice n'est qu'un grief de plus

contre celui qui en est l'objet. J'ai, sans sortir de ma propre

histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et

dans Tronchin, devenus mes deux plus incapables ennemis par goût,

par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort

d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec aucun des deux, et dont

la rage s'accroît de jour en jour, comme celle des tigres, par la

facilité qu'ils trouvent à l'assouvir.

Je m'attendais que, confus de ma condescendance et de mes

avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus

tendre amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue

que je n'avais jamais vue à personne. Je n'étais point du tout

préparé à cet accueil. Quand, dans l'embarras d'un rôle si peu

fait pour moi, j'eus rempli en peu de mots et d'un air timide

l'objet qui m'amenait près de lui, avant de me recevoir en grâce,

il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu'il

avait préparée, et qui contenait la nombreuse énumération de ses

rares vertus, et surtout dans l'amitié. Il appuya sur une chose

qui d'abord me frappa beaucoup: c'est qu'on lui voyait toujours

conserver les mêmes amis. Tandis qu'il parlait, je me disais tout

bas qu'il serait bien cruel pour moi de faire seul exception à

cette règle. Il y revint si souvent et avec tant d'affectation,

qu'il me fit penser que, s'il ne suivait en cela que les

sentiments de son cœur, il serait moins frappé de cette maxime,

et qu'il s'en faisait un art utile à ses vues dans les moyens de

parvenir. Jusqu'alors j'avais été dans le même cas, j'avais

conservé toujours tous mes amis; depuis ma plus tendre enfance,

je n'en avais pas perdu un seul, si ce n'est par la mort, et

cependant je n'en avais pas fait jusqu'alors la réflexion: ce

n'était pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c'était

un avantage alors commun à l'un et à l'autre, pourquoi donc s'en

targuait-il par préférence, si ce n'est qu'il songeait d'avance à

me l'ôter. Il s'attacha ensuite à m'humilier par des preuves de

la préférence que nos amis communs lui donnaient sur moi. Je

connaissais aussi bien que lui cette préférence; la question

était à quel titre il l'avait obtenue; si c'était à force de

mérite ou d'adresse, en s'élevant lui-même, ou en cherchant à me

rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré, entre lui et moi,

toute la distance qui pouvait donner du prix à la grâce qu'il

m'allait faire, il m'accorda le baiser de paix dans un léger

embrassement qui ressemblait à l'accolade que le roi donne aux

nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j'étais ébahi, je ne

savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène eut

l'air de la réprimande qu'un précepteur fait à son disciple, en

lui faisant grâce du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir

combien sont trompeurs les jugements fondés sur l'apparence,

auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent

l'audace et la fierté sont du côté du coupable, la honte et

l'embarras du côté de l'innocent.

Nous étions réconciliés; c'était toujours un soulagement

pour mon cœur, que toute querelle jette dans des angoisses

mortelles. On se doute bien qu'une pareille réconciliation ne

changea pas ses manières; elle m'ôta seulement le droit de m'en

plaindre. Aussi pris-je le parti d'endurer tout, et de ne dire

plus rien.

Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un

accablement qui ne me laissait guère la force de reprendre

l'empire de moi-même. Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de

madame d'Houdetot, n'osant plus m'ouvrir à personne, je commençai

de craindre qu'en faisant de l'amitié l'idole de mon cœur, je

n'eusse employé ma vie qu'à sacrifier à des chimères. Épreuve

faite, il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui

eussent conservé toute mon estime, et à qui mon cœur pût donner

toute sa confiance: Duclos, que depuis ma retraite à l'Ermitage

j'avais perdu de vue, et Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien

réparer mes torts envers ce dernier qu'en lui déchargeant mon

cœur sans réserve, et je résolus de lui faire pleinement mes

confessions, en tout ce qui ne compromettait pas sa maîtresse. Je

ne doute pas que ce choix ne fût encore un piège de ma passion,

pour me tenir plus rapproché d'elle; mais il est certain que je

me serais jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je me

serais mis pleinement sous sa conduite, et que j'aurais poussé la

franchise aussi loin qu'elle pouvait aller. J'étais prêt à lui

écrire une seconde lettre, à laquelle j'étais sûr qu'il aurait

répondu, quand j'appris la triste cause de son silence sur la

première. Il n'avait pu soutenir jusqu'au bout les fatigues de

cette campagne. Madame d'Épinay m'apprit qu'il venait d'avoir une

attaque de paralysie; et madame d'Houdetot, que son affliction

finit par rendre malade elle-même, et qui fut hors d'état de

m'écrire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours après, de

Paris, où elle était alors, qu'il se faisait porter à

Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette

triste nouvelle m'affligea comme elle; mais je doute que le

serrement de cœur qu'elle me donna fût moins pénible que sa

douleur et ses larmes. Le chagrin de le savoir dans cet état,

augmenté par la crainte que l'inquiétude n'eût contribué à l'y

mettre, me toucha plus que tout ce qui m'était arrivé

jusqu'alors; et je sentis cruellement qu'il me manquait, dans ma

propre estime, la force dont j'avais besoin pour supporter tant

de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas

longtemps dans cet accablement; il ne m'oublia pas, malgré son

attaque, et je ne tardai pas d'apprendre par lui-même que j'avais

trop mal jugé de ses sentiments et de son état. Mais il est temps

d'en venir à la grande révolution de ma destinée, à la

catastrophe qui a partagé ma vie en deux parties si différentes,

et qui, d'une bien légère cause, a tiré de si terribles effets.

Un jour que je ne songeais à rien moins, madame d'Épinay

m'envoya chercher. En entrant, j'aperçus dans ses yeux et dans

toute sa contenance un air de trouble dont je fus d'autant plus

frappé que cet air ne lui était point ordinaire, personne au

monde ne sachant mieux qu'elle gouverner son visage et ses

mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour Genève; ma

poitrine est en mauvais état, ma santé se délabre au point que,

toute chose cessante, il faut que j'aille voir et consulter

Tronchin. Cette résolution, si brusquement prise, et à l'entrée

de la mauvaise saison, m'étonna d'autant plus que je l'avais

quittée trente-six heures auparavant sans qu'il en fût question.

Je lui demandai qui elle emmènerait avec elle. Elle me dit

qu'elle emmènerait son fils avec M. de Linant, et puis elle

ajouta négligemment: Et vous, mon ours, ne viendrez-vous pas

aussi? Comme je ne crus pas qu'elle parlât sérieusement, sachant

que dans la saison où nous entrions j'étais à peine en état de

sortir de ma chambre, je plaisantai sur l'utilité du cortège d'un

malade pour un autre malade; elle parut elle-même n'en avoir pas

fait tout de bon la proposition, et il n'en fut plus question.

Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de son voyage, dont

elle s'occupait avec beaucoup de vivacité, étant résolue à partir

dans quinze jours.

Je n'avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour

comprendre qu'il y avait à ce voyage un motif secret qu'on me

taisait. Ce secret, qui n'en était un dans toute la maison que

pour moi, fut découvert dès le lendemain par Thérèse, à qui

Teissier, le maître d'hôtel, qui le savait de la femme de

chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas ce secret à madame

d'Épinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il est trop lié avec

ceux que j'en tiens, pour que je puisse l'en séparer: ainsi je me

tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui jamais ne sont

sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont été sus

de trop de gens pour pouvoir être ignorés dans tous les entours

de madame d'Épinay.

Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurais reconnu la secrète

impulsion d'une main ennemie, dans la tentative de m'y faire le

chaperon de madame d'Épinay; mais elle avait si peu insisté, que

je persistai à ne point regarder cette tentative comme sérieuse,

et je ris seulement du beau personnage que j'aurais fait là, si

j'eusse eu la sottise de m'en charger. Au reste, elle gagna

beaucoup à mon refus, car elle vint à bout d'engager son mari

même à l'accompagner.

Quelques jours après je reçus de Diderot le billet que je

vais transcrire. Ce billet, seulement plié en deux, de manière

que tout le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez

madame d'Épinay, et recommandé à M. de Linant, le gouverneur du

fils et le confident de la mère.

 

Billet de Diderot, liasse A, no 52.

 

"Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du

chagrin. J'apprends que madame d'Épinay va à Genève, et je

n'entends point dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de

madame d'Épinay, il faut partir avec elle; mécontent, il faut

partir beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé du poids des

obligations que vous lui avez? Voilà une occasion de vous

acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre

occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnaissance?

Elle va dans un pays où elle sera comme tombée des nues. Elle est

malade: elle aura besoin d'amusement et de distraction. L'hiver!

voyez, mon ami. L'objection de votre santé peut être beaucoup

plus forte que je ne la crois. Mais êtes-vous plus mal

aujourd'hui que vous ne l'étiez il y a un mois, et que vous ne le

serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois

d'ici le voyage plus commodément qu'aujourd'hui? Pour moi, je

vous avoue que si je ne pouvais supporter la chaise, je prendrais

un bâton et je la suivrais. Et puis ne craignez-vous point qu'on

ne mésinterprète votre conduite? On vous soupçonnera, ou

d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je sais bien que, quoi

que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de

votre conscience; mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il

permis de négliger jusqu'à certain point celui des autres hommes?

Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter avec vous et avec moi

que je vous écris ce billet. S'il vous déplaît, jetez-le au feu,

et qu'il n'en soit non plus question que s'il n'eût jamais été

écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse."

Le tremblement de colère, l'éblouissement qui me gagnaient

en lisant ce billet, et qui me permirent à peine de l'achever, ne

m'empêchèrent pas d'y remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y

affectait un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que dans

toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au

plus de mon cher, sans daigner m'y donner le nom d'ami. Je vis

aisément le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la

suscription, la forme et la marche décelaient même assez

maladroitement le détour: car nous nous écrivions ordinairement

par la poste ou par le messager de Montmorency, et ce fut la

première et l'unique fois qu'il se servit de cette voie-là.

Quand le premier transport de mon indignation me permit

d'écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que

je portai sur-le-champ, de l'Ermitage où j'étais pour lors, à la

Chevrette, pour la montrer à madame d'Épinay, à qui, dans mon

aveugle colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet

de Diderot.

"Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des

obligations que je puis avoir à madame d'Épinay, ni jusqu'à quel

point elles me lient, ni, si elle a réellement besoin de moi dans

son voyage, ni si elle désire que je l'accompagne, ni s'il m'est

possible de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m'en

abstenir. Je ne refuse pas de discuter avec vous tous ces points;

mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement

ce que je dois faire, sans vous être mis en état d'en juger,

c'est, mon cher philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je

vois de pis à cela, est que votre avis ne vient pas de vous.

Outre que je suis peu d'humeur à me laisser mener sous votre nom

par le tiers et le quart, je trouve à ces ricochets certains

détours qui ne vont pas à votre franchise, et dont vous ferez

bien, pour vous et pour moi, de vous abstenir désormais.

Vous craignez qu'on n'interprète mal ma conduite; mais je

défie un cœur comme le vôtre d'oser mal penser du mien. D'autres

peut-être parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais

davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d'eux! que

les méchants m'épient et m'interprètent: Rousseau n'est pas fait

pour les craindre, ni Diderot pour les écouter.

Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette au

feu, et qu'il n'en soit plus question. Pensez-vous qu'on oublie

ainsi ce qui vient de vous? Mon cher, vous faites aussi bon

marché de mes larmes dans les peines que vous me donnez, que de

ma vie et de ma santé dans les soins que vous m'exhortez à

prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié m'en

serait plus douce, et j'en deviendrais moins à plaindre."

En entrant dans la chambre de madame d'Épinay, je trouvai

Grimm avec elle, et j'en fus charmé. Je leur lus à haute et

claire voix mes deux lettres avec une intrépidité dont je ne me

serais pas cru capable, et j'y ajoutai, en finissant, quelques

discours qui ne la démentaient pas. A cette audace inattendue

dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l'un et

l'autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un mot; je vis

surtout cet homme arrogant baisser les yeux à terre, et n'oser

soutenir les étincelles de mes regards; mais dans le même

instant, au fond de son cœur, il jurait ma perte, et je suis sûr

qu'ils la concertèrent avant de se séparer.

Ce fut à peu près dans ce temps-là que je reçus enfin, par

madame d'Houdetot, la réponse de Saint-Lambert (liasse A, no 57)

datée encore de Wolfenbuttel, peu de jours après son accident, à

ma lettre, qui avait tardé longtemps en route. Cette réponse

m'apporta des consolations, dont j'avais grand besoin dans ce

moment-là, par les témoignages d'estime et d'amitié dont elle

était pleine, et qui me donnèrent le courage et la force de les

mériter. Dès ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant

que si Saint-Lambert se fût trouvé moins sensé, moins généreux,

moins honnête homme, j'étais perdu sans retour.

La saison devenait mauvaise, et l'on commençait à quitter la

campagne. Madame d'Houdetot me marqua le jour où elle comptait

venir faire ses adieux à la vallée, et me donna rendez-vous à

Eaubonne. Ce jour se trouva, par hasard, le même où madame

d'Épinay quittait la Chevrette pour aller à Paris achever les

préparatifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin, et

j'eus le temps encore, en la quittant, d'aller dîner avec sa

belle-sœur. J'avais la lettre de Saint-Lambert dans ma poche; je

la lus plusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit d'égide

contre ma faiblesse. Je fis et tins la résolution de ne plus voir

en madame d'Houdetot que mon amie et la maîtresse de mon ami; et

je passai tête à tête avec elle quatre ou cinq heures dans un

calme délicieux, préférable infiniment, même quant à la

jouissance, à ces accès de fièvre ardente que jusqu'alors j'avais

eus auprès d'elle. Comme elle savait trop que mon cœur n'était

pas changé, elle fut sensible aux efforts que j'avais faits pour

me vaincre; elle m'en estima davantage, et j'eus le plaisir de

voir que son amitié pour moi n'était point éteinte. Elle

m'annonça le prochain retour de Saint-Lambert, qui, quoique assez

bien rétabli de son attaque, n'était plus en état de soutenir les

fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir vivre

paisiblement auprès d'elle. Nous formâmes le projet charmant

d'une étroite société entre nous trois, et nous pouvions espérer

que l'exécution de ce projet serait durable, vu que tous les

sentiments qui peuvent unir des cœurs sensibles et droits en

faisaient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de

talents et de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et

n'avoir besoin d'aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant

à l'espoir d'une si douce vie, je ne songeais guère à celle qui

m'attendait.

Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec madame

d'Épinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma réponse;

je lui détaillai tout ce qui s'était passé à ce sujet, et je lui

déclarai la résolution où j'étais de quitter l'Ermitage. Elle s'y

opposa vivement, et par des raisons toutes-puissantes sur mon

cœur. Elle me témoigna combien elle aurait désiré que j'eusse

fait le voyage de Genève, prévoyant qu'on ne manquerait pas de la

compromettre dans mon refus: ce que la lettre de Diderot semblait

annoncer d'avance. Cependant, comme elle savait mes raisons aussi

bien que moi-même, elle n'insista pas sur cet article, mais elle

me conjura d'éviter tout éclat à quelque prix que ce pût être, et

de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloigner

l'injuste soupçon qu'elle pût y avoir part. Je lui dis qu'elle ne

m'imposait pas une tâche aisée; mais que, résolu d'expier mes

torts au prix même de ma réputation, je voulais donner la

préférence à la sienne, en tout ce que l'honneur me permettrait

d'endurer. On connaîtra bientôt si j'ai su remplir cet

engagement.

Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien

perdu de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement,

aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut

l'impression que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le

sentiment du devoir et l'horreur de la perfidie, que, durant

toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix

auprès d'elle, et que je ne fus pas même tenté de lui baiser la

main. En partant, elle m'embrassa devant ses gens. Ce baiser, si

différent de ceux que je lui avais dérobés quelquefois sous les

feuillages, me fut garant que j'avais repris l'empire sur

moi-même: je suis presque assuré que si mon cœur avait eu le

temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois

mois pour être guéri radicalement.

Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame

d'Houdetot... liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences

selon les dispositions de son propre cœur, mais dans lesquelles

la passion que m'inspira cette aimable femme, passion la plus

vive peut-être qu'aucun homme ait jamais sentie, s'honorera

toujours, entre le ciel et nous, des rares et pénibles sacrifices

faits par tous deux au devoir, à l'honneur, à l'amour et à

l'amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l'un de l'autre,

pour pouvoir nous avilir aisément. Il faudrait être indigne de

toute estime, pour se résoudre à en perdre une de si haut prix;

et l'énergie même des sentiments qui pouvaient nous rendre

coupables fut ce qui nous empêcha de le devenir.

C'est ainsi qu'après une si longue amitié pour l'une de ces

deux femmes, et un si vif amour pour l'autre, je leur fis

séparément mes adieux en un même jour, à l'une pour ne la revoir

de ma vie, à l'autre pour ne la revoir que deux fois dans les

occasions que je dirai ci-après.

Après leur départ, je me trouvai dans un grand embarras pour

remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de

mes imprudences. Si j'eusse été dans mon état naturel, après la

proposition et le refus du voyage de Genève, je n'avais qu'à

rester tranquille, et tout était dit. Mais j'en avais sottement

fait une affaire qui ne pouvait rester dans l'état où elle était,

et je ne pouvais me dispenser de toute ultérieure explication

qu'en quittant l'Ermitage; ce que je venais de promettre à madame

d'Houdetot de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De

plus, elle avait exigé que j'excusasse auprès de mes soi-disant

amis le refus de ce voyage, afin qu'on ne lui imputât pas ce

refus. Cependant je n'en pouvais alléguer la véritable cause sans

outrager madame d'Épinay, à qui je devais certainement de la

reconnaissance, après tout ce qu'elle avait fait pour moi. Tout

bien considéré, je me trouvais dans la dure mais indispensable

alternative de manquer à madame d'Épinay, à madame d'Houdetot, ou

à moi-même, et je pris le dernier parti. Je le pris hautement,

pleinement, sans tergiverser, et avec une générosité digne

assurément de laver les fautes qui m'avaient réduit à cette

extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti, et

qu'ils attendaient peut-être, a fait la ruine de ma réputation,

et m'a ôté, par leurs soins, l'estime publique; mais il m'a rendu

la mienne, et m'a consolé dans mes malheurs. Ce n'est pas la

dernière fois, comme on verra, que j'ai fait de pareils

sacrifices, ni la dernière aussi qu'on s'en est prévalu pour

m'accabler.

Grimm était le seul qui parût n'avoir pris aucune part dans

cette affaire, et ce fut à lui que je résolus de m'adresser. Je

lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j'exposai le

ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de Genève,

l'inutilité, l'embarras même dont j'y aurais été à madame

d'Épinay, et les inconvénients qui en auraient résulté pour

moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation

de lui laisser voir que j'étais instruit, et qu'il me paraissait

singulier qu'on prétendît que c'était à moi de faire ce voyage,

tandis que lui-même s'en dispensait, et qu'on ne faisait pas

mention de lui. Cette lettre, où, faute de pouvoir dire nettement

mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne, m'aurait

donné dans le public l'apparence de bien des torts; mais elle

était un exemple de retenue et de discrétion pour les gens qui,

comme Grimm, étaient au fait des choses que j'y taisais, et qui

justifiaient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de

mettre un préjugé de plus contre moi, en prêtant l'avis de

Diderot à mes autres amis, pour insinuer que madame d'Houdetot

avait pensé de même, comme il était vrai, et taisant que, sur mes

raisons, elle avait changé d'avis. Je ne pouvais mieux la

disculper du soupçon de conniver avec moi, qu'en paraissant, sur

ce point, mécontent d'elle.

Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout

autre homme aurait été touché; car en exhortant Grimm à peser mes

raisons et à me marquer après cela son avis, je lui marquais que

cet avis serait suivi, quel qu'il pût être: et c'était mon

intention, eût-il même opiné pour mon départ; car M. d'Épinay

s'étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien

prenait alors un coup d'œil tout différent: au lieu que c'était

moi d'abord qu'on voulut charger de cet emploi, et qu'il ne fut

question de lui qu'après mon refus.

La réponse de Grimm se fit attendre; elle fut singulière. Je

vais la transcrire ici (voyez liasse A, no 59).

"Le départ de madame d'Épinay est reculé; son fils est

malade; il faut attendre qu'il soit rétabli. Je rêverai à votre

lettre. Tenez-vous tranquille à votre Ermitage. Je vous ferai

passer mon avis à temps. Comme elle ne partira sûrement pas de

quelques jours, rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à

propos, vous pouvez lui faire vos offres, quoique cela me

paraisse encore assez égal. Car, connaissant votre position aussi

bien que vous-même, je ne doute point qu'elle ne réponde à vos

offres comme elle le doit; et tout ce que je vois à gagner à

cela, c'est que vous pourrez dire à ceux qui vous pressent, que

si vous n'avez pas été, ce n'est pas faute de vous être offert.

Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez absolument que le

philosophe soit le porte-voix de tout le monde; et parce que son

avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous

vos amis prétendent la même chose. Si vous écrivez à madame

d'Épinay, sa réponse peut vous servir de réplique à tous ses

amis, puisqu'il vous tient tant à cœur de leur répliquer. Adieu:

je salue madame le Vasseur et le Criminel."

Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je cherchais

avec inquiétude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais

rien. Comment! au lieu de me répondre avec simplicité sur la

mienne, il prend du temps pour y rêver, comme si celui qu'il

avait déjà pris ne lui avait pas suffi! Il m'avertit même de la

suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s'il s'agissait

d'un problème à résoudre, ou comme s'il importait à ses vues de

m'ôter tout moyen de pénétrer son sentiment jusqu'au moment qu'il

voudrait me le déclarer! Que signifient donc ces précautions, ces

retardements, ces mystères? Est-ce ainsi qu'on répond à la

confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture et de la

bonne foi? Je cherchais en vain quelque interprétation favorable

à cette conduite; je n'en trouvais point. Quel que fût son

dessein, s'il m'était contraire, sa position en facilitait

l'exécution, sans que, par la mienne, il me fût possible d'y

mettre obstacle. En faveur dans la maison d'un grand prince,

répandu dans le monde, donnant le ton à nos communes sociétés,

dont il était l'oracle, il pouvait, avec son adresse ordinaire,

disposer à son aise de toutes ses machines; et moi, seul dans mon

Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune

communication, je n'avais d'autre parti que d'attendre et rester

en paix; seulement j'écrivis à madame d'Épinay, sur la maladie de

son fils, une lettre aussi honnête qu'elle pouvait l'être, mais

où je ne donnai pas dans le piège de lui offrir de partir avec

elle.

Après des siècles d'attente dans la cruelle incertitude où

cet homme barbare m'avait plongé, j'appris au bout de huit ou dix

jours que madame d'Épinay était partie, et je reçus de lui une

seconde lettre. Elle n'était que de sept à huit lignes, que je

n'achevai pas de lire.... C'était une rupture, mais dans des

termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, et qui

même devenaient bêtes à force de vouloir être offensants. Il me

défendait sa présence comme il m'aurait défendu ses États. Il ne

manquait à sa lettre, pour faire rire, que d'être lue avec plus

de sang-froid. Sans la transcrire, sans même en achever la

lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ avec celle-ci:

"Je me refusais à ma juste défiance, j'achève trop tard de

vous connaître.

Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de

méditer: je vous la renvoie; elle n'est pas pour moi. Vous pouvez

montrer la mienne à toute la terre, et me haïr ouvertement; ce

sera de votre part une fausseté de moins."

Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma précédente

lettre, se rapportait à un article de la sienne sur lequel on

pourra juger de la profonde adresse qu'il mit à toute cette

affaire.

J'ai dit que, pour des gens qui n'étaient pas au fait, ma

lettre pouvait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec

joie; mais comment se prévaloir de cet avantage sans se

compromettre? En montrant cette lettre, il s'exposait au reproche

d'abuser de la confiance de son ami.

Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi

de la façon la plus piquante qu'il fût possible, et de me faire

valoir dans sa lettre la grâce qu'il me faisait de ne pas montrer

la mienne. Il était bien sûr que, dans l'indignation de ma

colère, je me refuserais à sa feinte discrétion, et lui

permettrais de montrer ma lettre à tout le monde: c'était

précisément ce qu'il voulait, et tout arriva comme il l'avait

arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des

commentaires de sa façon, qui pourtant n'eurent pas tout le

succès qu'il s'en était promis. On ne trouva pas que la

permission de montrer ma lettre, qu'il avait su m'extorquer,

l'exemptât du blâme de m'avoir si légèrement pris au mot pour me

nuire. On demandait toujours quels torts personnels j'avais avec

lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin l'on trouvait

que, quand j'aurais eu de tels torts qui l'auraient obligé de

rompre, l'amitié, même éteinte, avait encore des droits qu'il

aurait dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole; ces

remarques du moment s'oublient; l'absent infortuné se néglige;

l'homme qui prospère en impose par sa présence; le jeu de

l'intrigue et de la méchanceté se soutient, se renouvelle, et

bientôt son effet, sans cesse renaissant, efface tout ce qui l'a

précédé.

Voilà comment, après m'avoir si longtemps trompé, cet homme

enfin quitta pour moi son masque, persuadé que, dans l'état où il

avait amené les choses, il cessait d'en avoir besoin. Soulagé de

la crainte d'être injuste envers ce misérable, je l'abandonnai à

son propre cœur, et cessai de penser à lui. Huit jours après

avoir reçu cette lettre, je reçus de madame d'Épinay sa réponse,

datée de Genève, à ma précédente (liasse B, no 10). Je compris,

au ton qu'elle y prenait pour la première fois de sa vie, que

l'un et l'autre, comptant sur le succès de leurs mesures,

agissaient de concert, et que, me regardant comme un homme perdu

sans ressource, ils se livraient désormais sans risque au plaisir

d'achever de m'écraser.

Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais

s'éloigner de moi tous mes amis, sans qu'il me fût possible de

savoir ni comment ni pourquoi. Diderot, qui se vantait de me

rester, de me rester seul, et qui depuis trois mois me promettait

une visite, ne venait point. L'hiver commençait à se faire

sentir, et avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon

tempérament, quoique vigoureux, n'avait pu soutenir les combats

de tant de passions contraires. J'étais dans un épuisement qui ne

me laissait ni force ni courage pour résister à rien; quand mes

engagements, quand les continuelles représentations de Diderot et

de madame d'Houdetot m'auraient permis en ce moment de quitter

l'Ermitage, je ne savais ni où aller ni comment me traîner. Je

restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser. La

seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire, d'un mot à

dire, me faisait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la

lettre de madame d'Épinay sans réplique, à moins de m'avouer

digne des traitements dont elle et son ami m'accablaient. Je pris

le parti de lui notifier mes sentiments et mes résolutions, ne

doutant pas un moment que, par humanité, par générosité, par

bienséance, par les bons sentiments que j'avais cru voir en elle

malgré les mauvais, elle ne s'empressât d'y souscrire. Voici ma

lettre.

 

"A l'Ermitage, le 23 novembre 1757.

 

Si l'on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. Mais

enfin j'ai pris mon parti. L'amitié est éteinte entre nous,

madame; mais celle qui n'est plus garde encore des droits que je

sais respecter. Je n'ai point oublié vos bontés pour moi, et vous

pouvez compter de ma part sur toute la reconnaissance qu'on peut

avoir pour quelqu'un qu'on ne doit plus aimer. Toute autre

explication serait inutile: j'ai pour moi ma conscience, et vous

renvoie à la vôtre.

J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le devais. Mais on

prétend qu'il faut que j'y reste jusqu'au printemps; et puisque

mes amis le veulent, j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y

consentez."

Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à me

tranquilliser à l'Ermitage, en y soignant ma santé, tâchant de

recouvrer des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au

printemps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce

n'était pas là le compte de monsieur Grimm et de madame d'Épinay,

comme on verra dans un moment.

Quelques jours après, j'eus enfin le plaisir de recevoir de

Diderot cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne

pouvait venir plus à propos; c'était mon plus ancien ami; c'était

presque le seul qui me restât: on peut juger du plaisir que j'eus

à le voir dans ces circonstances. J'avais le cœur plein, je

l'épanchai dans le sien. Je l'éclairai sur beaucoup de faits

qu'on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout

ce qui s'était passé, ce qui m'était permis de lui dire. Je

n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un

amour aussi malheureux qu'insensé avait été l'instrument de ma

perte; mais je ne convins jamais que madame d'Houdetot en fût

instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai

des indignes manœuvres de madame d'Épinay pour surprendre les

lettres très innocentes que sa belle-sœur m'écrivait. Je voulus

qu'il apprît ces détails de la bouche même des personnes qu'elle

avait tenté de séduire. Thérèse le lui fit exactement: mais que

devins-je quand ce fut le tour de la mère, et que je l'entendis

déclarer et soutenir que rien de cela n'était à sa connaissance!

Ce furent ses termes, et jamais elle ne s'en départit. Il n'y

avait pas quatre jours qu'elle m'en avait répété le récit à

moi-même, et elle me dément en face devant mon ami! Ce trait me

parut décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence d'avoir

gardé si longtemps une pareille femme auprès de moi. Je ne

m'étendis point en invectives contre elle; à peine daignai-je lui

dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devais à la

fille, dont l'inébranlable droiture contrastait avec l'indigne

lâcheté de la mère. Mais dès lors mon parti fut pris sur le

compte de la vieille, et je n'attendis que le moment de

l'exécuter.

Ce moment vint plus tôt que je ne l'avais attendu. Le 10

décembre, je reçus de madame d'Épinay réponse à ma précédente

lettre. En voici le contenu:

 

"A Genève, le 1er décembre 1757. (Liasse B, no 11.)

 

Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les

marques possibles d'amitié et d'intérêt, il ne me reste qu'à vous

plaindre. Vous êtes bien malheureux. Je désire que votre

conscience soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourrait

être nécessaire au repos de votre vie.

Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le

deviez, je suis étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi,

je ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n'ai plus

rien à vous dire sur les vôtres."

Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me

laissa pas un instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ,

quelque temps qu'il fît, en quelque état que je fusse, dussé-je

coucher dans les bois et sur la neige, dont la terre était alors

couverte, et quoi que pût dire et faire madame d'Houdetot; car je

voulais bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu'à

l'infamie.

Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j'aie été de

mes jours; mais ma résolution était prise: je jurai, quoi qu'il

arrivât, de ne pas coucher à l'Ermitage le huitième jour. Je me

mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en

plein champ, plutôt que de ne pas rendre les clefs dans la

huitaine; car je voulais surtout que tout fût fait avant qu'on

pût écrire à Genève, et recevoir réponse. J'étais d'un courage

que je ne m'étais jamais senti; toutes mes forces étaient

revenues. L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur

lesquelles madame d'Épinay n'avait pas compté. La fortune aida

mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé,

entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite

maison qu'il avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency.

J'acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut

bientôt fait; je fis en hâte acheter quelques meubles, avec ceux

que j'avais déjà, pour nous coucher Thérèse et moi. Je fis

charrier mes effets à grand'peine et à grands frais: malgré la

glace et la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours, et

le 15 décembre je rendis les clefs de l'Ermitage, après avoir

payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer.

Quant à madame le Vasseur, je lui déclarai qu'il fallait

nous séparer: sa fille voulut m'ébranler; je fus inflexible. Je

la fis partir pour Paris, dans là voiture du messager, avec tous

les effets et meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je

lui donnai quelque argent, et je m'engageai à lui payer son loyer

chez ses enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant

qu'il me serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de

pain, tant que j'en aurais moi-même.

Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis

à madame d'Épinay la lettre suivante:

 

"A Montmorency, le 17 décembre 1757.

 

Rien n'est si simple et si nécessaire, madame, que de

déloger de votre maison, quand vous n'approuvez pas que j'y

reste. Sur votre refus de consentir que je passasse à l'Ermitage

le reste de l'hiver, je l'ai donc quitté le 15 décembre. Ma

destinée était d'y entrer malgré moi, et d'en sortir de même. Je

vous remercie du séjour que vous m'avez engagé d'y faire, et je

vous en remercierais davantage si je l'avais payé moins cher. Au

reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au

monde ne sait mieux que vous combien je dois l'être. Si c'est un

malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c'en est un autre

non moins cruel de revenir d'une erreur si douce."

Tel est le narré fidèle de ma demeure à l'Ermitage, et des

raisons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et

il importait de le suivre avec la plus grande exactitude, cette

époque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui

s'étendra jusqu'à mon dernier jour.

 

LIVRE DIXIÈME

 

1758

 

La force extraordinaire qu'une effervescence passagère

m'avait donnée pour quitter l'Ermitage m'abandonna sitôt que j'en

fus dehors. A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que

de vives et fréquentes attaques de mes rétentions se

compliquèrent avec l'incommodité nouvelle d'une descente qui me

tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c'en

était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le

médecin Thierry, mon ancien ami, vint me voir, et m'éclaira sur

mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l'appareil

des infirmités de l'âge rassemblé autour de moi me fit durement

sentir qu'on n'a plus le cœur jeune impunément, quand le corps a

cessé de l'être. La belle saison ne me rendit point mes forces,

et je passai toute l'année 1758 dans un état de langueur qui me

fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. J'en voyais

approcher le terme avec une sorte d'empressement. Revenu des

chimères de l'amitié, détaché de tout ce qui m'avait fait aimer

la vie, je n'y voyais plus rien qui pût me la rendre agréable: je

n'y voyais plus que des maux et des misères qui m'empêchaient de

jouir de moi. J'aspirais au moment d'être libre et d'échapper à

mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.

Il paraît que ma retraite à Montmorency déconcerta madame

d'Épinay: vraisemblablement elle ne s'y était pas attendue. Mon

triste état, la rigueur de la saison, l'abandon général où je me

trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu'en me

poussant à la dernière extrémité ils me réduiraient à crier

merci, et à m'avilir aux dernières bassesses pour être laissé

dans l'asile dont l'honneur m'ordonnait de sortir. Je délogeai si

brusquement, qu'ils n'eurent pas le temps de prévenir le coup; et

il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double,

et d'achever de me perdre, ou de tâcher de me ramener. Grimm prit

le premier parti: mais je crois que madame d'Épinay eût préféré

l'autre; et j'en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où

elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avait pris dans les

précédentes, et où elle semblait ouvrir la porte à un

raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu'elle me fit

attendre un mois entier, indique assez l'embarras où elle se

trouvait pour lui donner un tour convenable, et les délibérations

dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait s'avancer plus loin

sans se commettre: mais après ses lettres précédentes, et après

ma brusque sortie de sa maison, l'on ne peut qu'être frappé du

soin qu'elle prend, dans cette lettre, de n'y pas laisser glisser

un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin

qu'on en juge.

 

"A Genève, le 17 janvier 1758 (Liasse B, no 23.)

 

Je n'ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu'hier.

On me l'a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses,

qui a été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu'à

l'apostille: quant à la lettre, je ne l'entends pas bien, et si

nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien

mettre tout ce qui s'est passé sur le compte d'un malentendu. Je

reviens à l'apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que

nous étions convenus que les gages du jardinier de l'Ermitage

passeraient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu'il

dépendait de vous, et pour vous éviter des scènes aussi ridicules

et indécentes qu'en avait fait son prédécesseur. La preuve en est

que les premiers quartiers de ses gages vous ont été remis, et

que j'étais convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de

vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fîtes

d'abord difficulté: mais ces avances, je vous avais prié de les

faire; il était simple de m'acquitter, et nous en convînmes.

Cahouet m'a marqué que vous n'avez point voulu recevoir cet

argent. Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre

qu'on vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez

payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au delà même du

terme que vous avez habité l'Ermitage. Je compte donc, monsieur,

que, vous rappelant tout ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous

ne refuserez pas d'être remboursé de l'avance que vous avez bien

voulu faire pour moi."

Après tout ce qui s'était passé, ne pouvant plus prendre de

confiance en madame d'Épinay, je ne voulus point renouer avec

elle; je ne répondis point à cette lettre, et notre

correspondance finit là. Voyant mon parti pris, elle prit le

sien; et entrant alors dans toutes les vues de Grimm et de la

coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me

couler à fond. Tandis qu'ils travaillaient à Paris, elle

travaillait à Genève. Grimm, qui dans la suite alla l'y joindre,

acheva ce qu'elle avait commencé. Tronchin, qu'ils n'eurent pas

de peine à gagner, les seconda puissamment, et devint le plus

furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non

plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord

semèrent sourdement dans Genève le germe qu'on y vit éclore

quatre ans après.

Ils eurent plus de peine à Paris où j'étais plus connu, et

où les cœurs, moins disposés à la haine, n'en reçurent pas si

aisément les impressions. Pour porter leurs coups avec plus

d'adresse, ils commencèrent par débiter que c'était moi qui les

avais quittés (Voyez la lettre de Deleyre, liasse B, no 30). De

là, feignant d'être toujours mes amis, ils semaient adroitement

leurs accusations malignes, comme des plaintes de l'injustice de

leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on était plus porté à

les écouter et à me blâmer. Les sourdes accusations de perfidie

et d'ingratitude se débitaient avec plus de précaution, et par là

même avec plus d'effet. Je sus qu'ils m'imputaient des noirceurs

atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient

consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut

qu'elle se réduisait à ces quatre crimes capitaux: 1°. ma

retraite à la campagne; 2°. mon amour pour madame d'Houdetot; 3°.

refus d'accompagner à Genève madame d'Épinay; 4°. sortie de

l'Ermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres griefs, ils prirent leurs

mesures si justes, qu'il m'a été parfaitement impossible

d'apprendre jamais quel en était le sujet.

C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'établissement

d'un système adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un

progrès et un succès si rapides, qu'il tiendrait du prodige, pour

qui ne saurait pas quelle facilité tout ce qui favorise la

malignité des hommes trouve à s'établir. Il faut tâcher

d'expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond système a

de visible à mes yeux.

Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l'Europe,

j'avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle

aversion pour tout ce qui s'appelait parti, faction, cabale,

m'avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les

attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui,

sans famille, ne tenant qu'à mes principes et à mes devoirs, je

suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant,

ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la

vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans

correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde,

sans être instruit ni curieux de rien, je vivais à quatre lieues

de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon incurie, que je

l'aurais été par les mers dans l'île de Tinian.

Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du

tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde, et s'en

partageaient presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux

esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de

concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l'avantage

que cette position donne à trois hommes bien unis contre un

quatrième, dans celle où je me trouvais. Il est vrai que Diderot

et d'Holbach n'étaient pas (du moins je ne puis le croire) gens à

tramer des complots bien noirs; l'un n'en avait pas la

méchanceté, ni l'autre l'habileté: mais c'était en cela même que

la partie était mieux liée. Grimm seul formait son plan dans sa

tête, et n'en montrait aux deux autres que ce qu'ils avaient

besoin de voir pour concourir à l'exécution. L'ascendant qu'il

avait pris sur eux rendait ce concours facile, et l'effet du tout

répondait à la supériorité de son talent.

Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l'avantage

qu'il pouvait tirer de nos positions respectives, il forma le

projet de renverser ma réputation de fond en comble, et de m'en

faire une tout opposée, sans se compromettre, en commençant par

élever autour de moi un édifice de ténèbres qu'il me fût

impossible de percer pour éclairer ses manœuvres, et pour le

démasquer.

Cette entreprise était difficile, en ce qu'il en fallait

pallier l'iniquité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il

fallait tromper les honnêtes gens; il fallait écarter de moi tout

le monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que

dis-je! il ne fallait pas laisser percer un seul mot de vérité

jusqu'à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire: Vous

faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, et

voilà sur quoi l'on vous juge: qu'avez-vous à dire? La vérité

triomphait, et Grimm était perdu. Il le savait; mais il a sondé

son propre cœur, et n'a estimé les hommes que ce qu'ils valent.

Je suis fâché, pour l'honneur de l'humanité, qu'il ait calculé si

juste.

En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour être sûrs,

devaient être lents. Il y a douze ans qu'il suit son plan, et le

plus difficile reste encore à faire: c'est d'abuser le public

entier. Il y reste des yeux qui l'ont suivi de plus près qu'il ne

pense. Il le craint, et n'ose encore exposer sa trame au grand

jour. Mais il a trouvé le peu difficile moyen d'y faire entrer la

puissance, et cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet

appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la

puissance se piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et

beaucoup moins de franchise, il n'a plus guère à craindre

l'indiscrétion de quelque homme de bien; car il a besoin surtout

que je sois environné de ténèbres impénétrables, et que son

complot me soit toujours caché, sachant bien qu'avec quelque art

qu'il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes

regards. Sa grande adresse est de paraître me ménager en me

diffamant, et de donner encore à sa perfidie l'air de la

générosité.

Je sentis les premiers effets de ce système par les sourdes

accusations de la coterie holbachique, sans qu'il me fût possible

de savoir ni de conjecturer même en quoi consistaient ces

accusations. Deleyre me disait dans ses lettres qu'on m'imputait

des noirceurs; Diderot me disait plus mystérieusement la même

chose; et quand j'entrais en explication avec l'un et l'autre,

tout se réduisait aux chefs d'accusation ci-devant notés. Je

sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame

d'Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidissement à

Saint-Lambert, qui continuait à m'écrire avec la même amitié, et

qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvais non plus

m'en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés très

contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'était rien passé de ma

part, depuis ce temps-là, que mon départ de l'Ermitage, dont elle

avait elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m'en

prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais

sur lequel mon cœur ne prenait pas le change, j'étais inquiet de

tout. Je savais qu'elle ménageait extrêmement sa belle-sœur et

Grimm, à cause de leurs liaisons avec Saint-Lambert; je craignais

leurs œuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma

correspondance orageuse, au point de l'en dégoûter tout à fait.

J'entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir

distinctement. J'étais dans la position la plus insupportable

pour un homme dont l'imagination s'allume aisément. Si j'eusse

été tout à fait isolé, si je n'avais rien su du tout, je serais

devenu plus tranquille; mais mon cœur tenait encore à des

attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille

prises; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne

servaient qu'à me laisser voir la noirceur des mystères qu'on me

cachait.

J'aurais succombé, je n'en doute point, à ce tourment trop

cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui, par

l'impossibilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre

de ceux qu'on me cache, si très heureusement il ne se fût

présenté des objets assez intéressants à mon cœur pour faire une

diversion salutaire à ceux qui m'occupaient malgré moi. Dans la

dernière visite que Diderot m'avait faite à l'Ermitage, il

m'avait parlé de l'article Genève, que d'Alembert avait mis dans

l'Encyclopédie: il m'avait appris que cet article, concerté avec

des Genevois du haut étage, avait pour but l'établissement de la

comédie à Genève; qu'en conséquence les mesures étaient prises,

et que cet établissement ne tarderait pas d'avoir lieu. Comme

Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutait

pas du succès, et que j'avais avec lui trop d'autres débats pour

disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais,

indigné de tout ce manège de séduction dans ma patrie,

j'attendais avec impatience le volume de l'Encyclopédie où était

cet article, pour voir s'il n'y aurait pas moyen d'y faire

quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le

volume peu après mon établissement à Mont-Louis, et je trouvai

l'article fait avec beaucoup d'adresse et d'art, et digne de la

plume dont il était parti. Cela ne me détourna pourtant pas de

vouloir y répondre; et, malgré l'abattement où j'étais, malgré

mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et

l'incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais

pas encore eu le temps de m'arranger, je me mis à l'ouvrage avec

un zèle qui surmonta tout.

Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans

l'état que j'ai décrit ci-devant, j'allais tous les jours passer

deux heures le matin, et autant l'après-dînée, dans un donjon

tout ouvert, que j'avais au bout du jardin où était mon

habitation. Ce donjon, qui terminait une allée en terrasse,

donnait sur la vallée et l'étang de Montmorency, et m'offrait,

pour terme de point de vue, le simple mais respectable château de

Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu,

pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et

sans autre feu que celui de mon cœur, je composai, dans l'espace

de trois semaines, ma lettre à d'Alembert sur les spectacles.

C'est ici (car la Julie n'était pas à moitié faite) le premier de

mes écrits où j'aie trouvé des charmes dans le travail.

Jusqu'alors l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu

d'Apollon; la tendresse et la douceur d'âme m'en tinrent lieu

cette fois. Les injustices dont je n'avais été que spectateur

m'avaient irrité; celles dont j'étais devenu l'objet

m'attristèrent; et cette tristesse sans fiel n'était que celle

d'un cœur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il

avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de

lui. Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant

de violents mouvements, le mien mêlait le sentiment de ses peines

aux idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon

travail se sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir, j'y

décrivis ma situation actuelle; j'y peignis Grimm, madame

d'Épinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En

l'écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent

trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir,

n'était pas encore sorti de mon cœur. A tout cela se mêlait un

certain attendrissement sur moi-même, qui me sentais mourant, et

qui croyais faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre

la mort, je la voyais approcher avec joie; mais j'avais regret de

quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce que je

valais, sans qu'ils sussent combien j'aurais mérité d'être aimé

d'eux s'ils m'avaient connu davantage. Voilà les secrètes causes

du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, et qui tranche si

prodigieusement avec celui du précédent.

Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me

disposais à la faire imprimer, quand, après un long silence, j'en

reçus une de madame d'Houdetot, qui me plongea dans une

affliction nouvelle, la plus sensible que j'eusse encore

éprouvée. Elle m'apprenait dans cette lettre (liasse B, no 34)

que ma passion pour elle était connue de tout Paris; que j'en

avais parlé à des gens qui l'avaient rendue publique; que ces

bruits, parvenus à son amant, avaient failli lui coûter la vie;

qu'enfin il lui rendait justice, et que leur paix était faite;

mais qu'elle lui devait, ainsi qu'à elle-même et au soin de sa

réputation, de rompre avec moi tout commerce: m'assurant, au

reste, qu'ils ne cesseraient jamais l'un et l'autre de

s'intéresser à moi, qu'ils me défendraient dans le public, et

qu'elle enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles.

Et toi aussi, Diderot! m'écriai-je. Indigne ami! Je ne pus

cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était

connue d'autres gens qui pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus

douter... mais bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu

après un acte digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant

assez mon âme, en quel état je devais être, trahi d'une partie de

mes amis, et délaissé des autres. Il vint me voir. La première

fois il avait peu de temps à me donner. Il revint.

Malheureusement, ne l'attendant pas, je ne me trouvai pas chez

moi. Thérèse, qui s'y trouva, eut avec lui un entretien de plus

de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup

de faits dont il m'importait que lui et moi fussions informés. La

surprise avec laquelle j'appris par lui que personne ne doutait

dans le monde que je n'eusse vécu avec madame d'Épinay comme

Grimm y vivait maintenant, ne peut être égalée que par celle

qu'il eut lui-même en apprenant combien ce bruit était faux.

Saint-Lambert, au grand déplaisir de la dame, était dans le même

cas que moi; et tous les éclaircissements qui résultèrent de cet

entretien achevèrent d'éteindre en moi tout regret d'avoir rompu

sans retour avec elle. Par rapport à madame d'Houdetot, il

détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui n'étaient connues

ni d'elle, ni même de madame d'Houdetot, que je savais seul, que

je n'avais dites qu'au seul Diderot sous le sceau de l'amitié; et

c'était précisément Saint-Lambert qu'il avait choisi pour lui en

faire la confidence. Ce dernier trait me décida; et, résolu de

rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la

manière; car je m'étais aperçu que les ruptures secrètes

tournaient à mon préjudice, en ce qu'elles laissaient le masque

de l'amitié à mes plus cruels ennemis.

Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet

article semblent dictées par l'esprit de mensonge et de trahison.

Paraître encore l'ami d'un homme dont on a cessé de l'être, c'est

se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes

gens. Je me rappelai que quand l'illustre Montesquieu rompit avec

le P. de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en

disant à tout le monde: N'écoutez ni le P. de Tournemine ni moi,

parlant l'un de l'autre; car nous avons cessé d'être amis. Cette

conduite fut très applaudie, et tout le monde en loua la

franchise et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le

même exemple: mais comment de ma retraite publier cette rupture

authentiquement, et pourtant sans scandale? Je m'avisai d'insérer

par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de

l'Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même le sujet

assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait

rien pour le reste du monde, m'attachant, au surplus, à ne

désigner dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais qu'avec

l'honneur qu'on doit toujours rendre à l'amitié même éteinte. On

peut voir tout cela dans l'ouvrage même.

Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde; et il semble que

tout acte de courage soit un crime dans l'adversité. Le même

trait qu'on avait admiré dans Montesquieu ne m'attira que blâme

et reproche. Sitôt que mon ouvrage fut imprimé et que j'en eus

des exemplaires, j'en envoyai un à Saint-Lambert, qui, la veille

même, m'avait écrit, au nom de madame d'Houdetot et au sien, un

billet plein de la plus tendre amitié (liasse B, no 37). Voici la

lettre qu'il m'écrivit, en me renvoyant mon exemplaire:

 

"Eaubonne, 10 octobre 1758. (Liasse B, no 38.)

 

En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous

venez de me faire. A l'endroit de votre préface où, à l'occasion

de Diderot, vous citez un passage de l'Ecclésiaste (Il se trompe,

c'est de l'Ecclésiastique), le livre m'est tombé des mains. Après

les conversations de cet été vous m'avez paru convaincu que

Diderot était innocent des prétendues indiscrétions que vous lui

imputiez. Il peut avoir des torts avec vous: je l'ignore; mais je

sais bien qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une

insulte publique. Vous n'ignorez pas les persécutions qu'il

essuie, et vous allez mêler la voix d'un ancien ami aux cris de

l'envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette

atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je

l'honore, et je sens vivement le chagrin que vous donnez à un

homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n'avez jamais

reproché qu'un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de

principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela

ne doit pas être difficile. Je n'ai jamais fait aux hommes ni le

bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets,

moi, monsieur, d'oublier votre personne, et de ne me souvenir que

de vos talents."

Je ne me sentis pas moins déchiré qu'indigné de cette

lettre, et dans l'excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté,

je lui répondis par le billet suivant:

 

"A Montmorency, le 11 octobre 1758.

 

Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l'honneur

d'en être surpris, et j'ai eu la bêtise d'en être ému; mais je

l'ai trouvée indigne de réponse.

Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot.

S'il ne lui convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut me le

renvoyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut

toujours qu'elle envoie chercher le reste de son papier et de son

argent. Je la prie de me rendre en même temps le prospectus dont

elle est dépositaire. Adieu, monsieur."

Le courage dans l'infortune irrite les cœurs lâches, mais

il plaît aux cœurs généreux. Il paraît que ce billet fit rentrer

Saint-Lambert en lui-même, et qu'il eut regret à ce qu'il avait

fait; mais, trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il

saisit, il prépara peut-être le moyen d'amortir le coup qu'il

m'avait porté. Quinze jours après, je reçus de M. d'Épinay la

lettre suivante:

 

"Ce jeudi, 26. (Liasse B, no 10.)

 

J'ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bonté de

m'envoyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C'est le

sentiment que j'ai toujours éprouvé à la lecture de tous les

ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes

remerciements. J'aurais été vous les faire moi-même, si mes

affaires m'eussent permis de demeurer quelque temps dans votre

voisinage; mais j'ai bien peu habité la Chevrette cette année.

Monsieur et madame Dupin viennent m'y demander à dîner dimanche

prochain. Je compte que MM. de Saint-Lambert, de Francueil et

madame d'Houdetot seront de la partie; vous me feriez un vrai

plaisir, monsieur, si vous vouliez être des nôtres. Toutes les

personnes que j'aurai chez moi vous désirent, et seront charmées

de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de

la journée. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite

considération, etc."

Cette lettre me donna d'horribles battements de cœur. Après

avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l'idée de m'aller

donner en spectacle vis-à-vis de madame d'Houdetot me faisait

trembler, et j'avais peine à trouver assez de courage pour

soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu'elle et Saint-Lambert

le voulaient bien, puisque d'Épinay parlait au nom de tous les

conviés, et qu'il n'en nommait aucun que je ne fusse bien aise de

voir, je ne crus point, après tout, me compromettre en acceptant

un dîner où j'étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je

promis donc. Le dimanche il fit mauvais: M. d'Épinay m'envoya son

carrosse, et j'allai.

Mon arrivée fit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil

plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien

j'avais besoin d'être rassuré. Il n'y a que les cœurs français

qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai

plus de monde que je ne m'y étais attendu; entre autres, le comte

d'Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa sœur,

madame de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle était

venue plusieurs fois l'année précédente à Eaubonne: et sa

belle-sœur, dans nos promenades solitaires, l'avait souvent

laissée s'ennuyer à garder le mulet. Elle avait nourri contre moi

un ressentiment qu'elle satisfit durant ce dîner tout à son aise;

car on sent que la présence du comte d'Houdetot et de

Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon côté, et qu'un

homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n'était pas

fort brillant dans celui-là. Je n'ai jamais tant souffert, ni

fait plus mauvaise contenance, ni reçu d'atteintes plus

imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m'éloignai de

cette mégère; j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame

d'Houdetot s'approcher de moi, et nous causâmes ensemble, une

partie de l'après-midi, de choses indifférentes, à la vérité,

mais avec la même familiarité qu'avant mon égarement. Ce procédé

ne fut pas perdu dans mon cœur; et si Saint-Lambert y eût pu

lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique

en arrivant, la vue de madame d'Houdetot m'eût donné des

palpitations jusqu'à la défaillance, en m'en retournant je ne

pensai presque pas à elle; je ne fus occupé que de Saint-Lambert.

Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce

dîner me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m'y être

pas refusé. J'y reconnus, non seulement que les intrigues de

Grimm et des holbachiens n'avaient point détaché de moi mes

anciennes connaissances; mais, ce qui me flatta davantage encore,

c'est que les sentiments de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert

étaient moins changés que je n'avais cru; et je compris enfin

qu'il y avait plus de jalousie que de mésestime dans

l'éloignement où il la tenait de moi. Cela me consola et me

tranquillisa. Sûr de n'être pas un objet de mépris pour ceux qui

l'étaient de mon estime, j'en travaillai sur mon propre cœur

avec plus de courage et de succès. Si je ne vins pas à bout d'y

éteindre entièrement une passion coupable et malheureuse, j'en

réglai du moins si bien les restes, qu'ils ne m'ont pas fait

faire une seule faute depuis ce temps-là. Les copies de madame

d'Houdetot, qu'elle m'engagea de reprendre; mes ouvrages que je

continuai de lui envoyer quand ils paraissaient, m'attirèrent

encore de sa part, de temps à autre, quelques messages et billets

indifférents, mais obligeants. Elle fit même plus, comme on verra

dans la suite: et la conduite réciproque de tous les trois, quand

notre commerce eut cessé, peut servir d'exemple de la manière

dont les honnêtes gens se séparent, quand il ne leur convient

plus de se voir.

Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu'on en parla

dans Paris, et qu'il servit de réfutation sans réplique au bruit

que répandaient partout mes ennemis, que j'étais brouillé

mortellement avec tous ceux qui s'y trouvèrent, et surtout avec

M. d'Épinay. En quittant l'Ermitage, je lui avais écrit une

lettre de remerciement très honnête, à laquelle il répondit non

moins honnêtement; et les attentions mutuelles ne cessèrent point

tant avec lui qu'avec M. de Lalive son frère, qui même vint me

voir à Montmorency, et m'envoya ses gravures. Hors les deux

belles-soeurs de madame d'Houdetot, je n'ai jamais été mal avec

personne de sa famille.

Ma lettre à d'Alembert eut un grand succès. Tous mes

ouvrages en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il

apprit au public à se défier des insinuations de la coterie

holbachique. Quand j'allai à l'Ermitage, elle prédit, avec sa

suffisance ordinaire, que je n'y tiendrais pas trois mois. Quand

elle vit que j'y en avais tenu vingt, et que, forcé d'en sortir,

je fixais encore ma demeure à la campagne, elle soutint que

c'était obstination pure; que je m'ennuyais à la mort dans ma

retraite; mais que, rongé d'orgueil, j'aimais mieux y périr

victime de mon opiniâtreté, que de m'en dédire et revenir à

Paris. La lettre à d'Alembert respirait une douceur d'âme qu'on

sentait n'être point jouée. Si j'eusse été rongé d'humeur dans ma

retraite, mon ton s'en serait senti. Il en régnait dans tous les

écrits que j'avais faits à Paris: il n'en régnait plus dans le

premier que j'avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent

observer, cette remarque était décisive. On vit que j'étais

rentré dans mon élément.

Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu'il

était, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur

ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais

fait connaissance avec Marmontel chez M. de la Poplinière, et

cette connaissance s'était entretenue chez le baron. Marmontel

faisait alors le Mercure de France. Comme j'avais la fierté de ne

point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je

voulais cependant lui envoyer celui-ci, sans qu'il crût que

c'était à ce titre, ni pour qu'il en parlât dans le Mercure,

j'écrivis sur son exemplaire que ce n'était point pour l'auteur

du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un très

beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, et devint

mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même

lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et

depuis lors il n'a manqué aucune occasion de me nuire dans la

société, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages:

tant le très irritable amour-propre des gens de lettres est

difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne rien

laisser, dans les compliments qu'on leur fait, qui puisse même

avoir la moindre apparence d'équivoque.

Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir

et de l'indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux

avec plus de suite. J'achevai cet hiver la Julie, et je l'envoyai

à Rey, qui la fit imprimer l'année suivante. Ce travail fut

cependant encore interrompu par une petite diversion, et même

assez désagréable. J'appris qu'on préparait à l'Opéra une

nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là

disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que

j'avais envoyé à M. d'Argenson, et qui était demeuré sans

réponse; et l'ayant retouché, je le fis remettre par M. Sellon,

résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se

charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacé M.

d'Argenson dans le département de l'Opéra. M. de Saint-Florentin

promit une réponse, et n'en fit aucune. Duclos, à qui j'écrivis

ce que j'avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent

de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais

plus profiter. Voyant que je n'avais d'aucun côté aucune justice

à espérer, j'abandonnai cette affaire; et la direction de

l'Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué

de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du

Devin du village, qui très incontestablement n'appartient qu'à

moi seul.

Depuis que j'avais secoué le joug de mes tyrans, je menais

une vie assez égale et paisible: privé du charme des attachements

trop vifs, j'étais libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté

des amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma

destinée et m'asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi,

j'étais résolu de m'en tenir désormais aux liaisons de simple

bienveillance, qui, sans gêner la liberté, font l'agrément de la

vie, et dont une mise d'égalité fait le fondement. J'en avais de

cette espèce autant qu'il m'en fallait pour goûter les douceurs

de la société, sans en souffrir la dépendance; et sitôt que j'eus

essayé de ce genre de vie, je sentis que c'était celui qui

convenait à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de

l'orage, des brouilleries et des tracasseries, où je venais

d'être à demi submergé.

Durant mon séjour à l'Ermitage, et depuis mon établissement

à Montmorency, j'avais fait à mon voisinage quelques

connaissances qui m'étaient agréables, et qui ne

m'assujettissaient à rien. A leur tête était le jeune Loyseau de

Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignorait quelle y serait

sa place. Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientôt

la carrière illustre qu'on le voit fournir aujourd'hui. Je lui

prédis que, s'il se rendait sévère sur le choix des causes, et

qu'il ne fût jamais que le défenseur de la justice et de la

vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égalerait celui

des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a

senti l'effet. Sa défense de M. de Portes est digne de

Démosthène. Il venait tous les ans à un quart de lieue de

l'Ermitage passer les vacances à Saint-Brice, dans le fief de

Mauléon, appartenant à sa mère, et où jadis avait logé le grand

Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maîtres

rendrait la noblesse difficile à soutenir.

J'avais, au même village de Saint-Brice, le libraire Guérin,

homme d'esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son

état. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean Néaulme,

libraire d'Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la

suite imprima l'Émile.

J'avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé

de Grosley, plus fait pour être homme d'État et ministre que curé

de village, et à qui l'on eût donné tout au moins un diocèse à

gouverner, si les talents décidaient des places. Il avait été

secrétaire du comte du Luc, et avait connu très particulièrement

Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d'estime pour la mémoire de

cet illustre banni que d'horreur pour celle du fourbe Saurin qui

l'avait perdu, il savait sur l'un et sur l'autre beaucoup

d'anecdotes curieuses, que Seguy n'avait pas mises dans la vie

encore manuscrite du premier; et il m'assurait que le comte du

Luc, loin d'avoir jamais eu à s'en plaindre, avait conservé

jusqu'à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M.

Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette retraite assez

bonne, après la mort de son patron, avait été employé jadis dans

beaucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire

encore présente, et dont il raisonnait très bien. Sa

conversation, non moins instructive qu'amusante, ne sentait point

son curé de village: il joignait le ton d'un homme du monde aux

connaissances d'un homme de cabinet. Il était, de tous mes

voisins permanents, celui dont la société m'était la plus

agréable, et que j'ai eu le plus de regret de quitter.

J'avais à Montmorency les oratoriens, et entre autres le P.

Berthier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger

vernis de pédanterie, je m'étais attaché par un certain air de

bonhomie que je lui trouvais. J'avais cependant peine à concilier

cette grande simplicité avec le désir et l'art qu'il avait de se

fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les

dévots, chez les philosophes. Il savait se faire tout à tous. Je

me plaisais fort avec lui. J'en parlais à tout le monde:

apparemment ce que j'en disais lui revint. Il me remerciait un

jour, en ricanant, de l'avoir trouvé bonhomme. Je trouvai dans

son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totalement

sa physionomie à mes yeux, et qui m'est souvent revenu depuis

lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris

qu'à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre

connaissance avait commencé peu de temps après mon arrivée à

l'Ermitage, où il me venait voir très souvent. J'étais déjà

établi à Montmorency, quand il en partit pour retourner demeurer

à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un jour que je ne

pensais à rien moins, il m'écrivit de la part de cette femme,

pour m'informer que M. Grimm offrait de se charger de son

entretien, et pour me demander la permission d'accepter cette

offre. J'appris qu'elle consistait en une pension de trois cents

livres, et que madame le Vasseur devait venir demeurer à Deuil,

entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas l'impression

que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins surprenante

si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation

plus facile à comprendre avec cette femme, et qu'on ne m'eût pas

fait un si grand crime de l'avoir amenée à la campagne, où

cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle

était rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne

vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait bien

pu se passer si je l'avais refusée, qu'afin de ne pas s'exposer à

perdre ce que je lui donnais de mon côté. Quoique cette charité

me parût très extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant

qu'elle a fait dans la suite. Mais quand j'aurais su tout ce que

j'ai pénétré depuis, je n'en aurais pas moins donné mon

consentement, comme je fis, et comme j'étais obligé de faire, à

moins de renchérir sur l'offre de M. Grimm. Depuis lors le P.

Berthier me guérit un peu de l'imputation de bonhomie qui lui

avait paru si plaisante, et dont je l'avais si étourdiment

chargé.

Ce même P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui

recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi: car il y

avait assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens.

C'étaient des enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni

le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient

jansénistes, et passaient pour des prêtres déguisés, peut-être à

cause de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles

ils étaient attachés. Le mystère prodigieux qu'ils mettaient à

toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et je

n'ai jamais douté qu'ils ne fissent la Gazette ecclésiastique.

L'un, grand, bénin, patelin, s'appelait M. Ferraud; l'autre,

petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s'appelait M. Minard. Ils se

traitaient de cousins. Ils logeaient à Paris, avec d'Alembert,

chez sa nourrice, appelée madame Rousseau; et ils avaient pris à

Montmorency un petit appartement pour y passer les étés. Ils

faisaient leur ménage eux-mêmes, sans domestique et sans

commissionnaire. Ils avaient alternativement chacun sa semaine

pour aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison.

D'ailleurs ils se tenaient assez bien; nous mangions quelquefois

les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se

souciaient de moi; pour moi, je ne me souciais d'eux que parce

qu'ils jouaient aux échecs; et, pour obtenir une pauvre petite

partie, j'endurais quatre heures d'ennui. Comme ils se fourraient

partout et voulaient se mêler de tout, Thérèse les appelait les

commères, et ce nom leur est demeuré à Montmorency.

Telles étaient, avec mon hôte M. Mathas, qui était un

bonhomme, mes principales connaissances de campagne. Il m'en

restait assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec

agrément, hors de la sphère des gens de lettres, où je ne

comptais que le seul Duclos pour ami: car Deleyre était encore

trop jeune; et quoique, après avoir vu de près les manœuvres de

la clique philosophique à mon égard, il s'en fût tout à fait

détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvais encore

oublier la facilité qu'il avait eue à se faire auprès de moi le

porte-voix de tous ces gens-là.

J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin.

C'était un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits,

mais à moi-même, et que pour cette raison j'ai toujours conservé.

J'avais le bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors

vivante, madame Lambert. J'avais un jeune Genevois, appelé

Coindet, bon garçon, ce me semblait, soigneux, officieux, zélé;

mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m'était venu

voir dès le commencement de ma demeure à l'Ermitage, et, sans

autre introducteur que lui-même, s'était bientôt établi chez moi,

malgré moi. Il avait quelque goût pour le dessin, et connaissait

les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie; il

se chargea de la direction des dessins et des planches, et

s'acquitta bien de cette commission.

J'avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que

durant les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'être

encore, par le mérite des maîtres et par le choix du monde qui

s'y rassemblait, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne

leur avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour

vivre libre, ils n'avaient point cessé de me voir avec amitié, et

j'étais sûr d'être en tout temps bien reçu de madame Dupin. Je la

pouvais même compter pour une de mes voisines de campagne, depuis

qu'ils s'étaient fait un établissement à Clichy, où j'allais

quelquefois passer un jour ou deux, et où j'aurais été davantage,

si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient vécu de

meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la

même maison entre deux femmes qui ne sympathisaient pas me rendit

Clichy trop gênant. Attaché à madame de Chenonceaux d'une amitié

plus égale et plus familière, j'avais le plaisir de la voir plus

à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loué une

petite maison, et même chez moi, où elle me venait voir assez

souvent.

J'avais madame de Créqui, qui, s'étant jetée dans la haute

dévotion, avait cessé de voir les d'Alembert, les Marmontel, et

la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l'abbé

Trublet, manière alors de demi-cafard, dont elle était même assez

ennuyée. Pour moi, qu'elle avait recherché, je ne perdis pas sa

bienveillance ni sa correspondance. Elle m'envoya des poulardes

du Mans aux étrennes; et sa partie était faite pour venir me voir

l'année suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa

le sien. Je lui dois ici une place à part; elle en aura toujours

une distinguée dans mes souvenirs.

J'avais un homme qu'excepté Roguin, j'aurais dû mettre le

premier en compte: mon ancien confrère et ami de Carrio,

ci-devant secrétaire titulaire de l'ambassade d'Espagne à Venise,

puis en Suède, où il fut, par sa cour, chargé des affaires, et

enfin nommé réellement secrétaire d'ambassade à Paris. Il me vint

surprendre à Montmorency, lorsque je m'y attendais le moins. Il

était décoré d'un ordre d'Espagne, dont j'ai oublié le nom, avec

une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses

preuves, d'ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait

celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le même, le

même excellent cœur, l'esprit de jour en jour plus aimable.

J'aurais repris avec lui la même intimité qu'auparavant, si

Coindet, s'interposant entre nous à son ordinaire, n'eût profité

de mon éloignement pour s'insinuer à ma place et en mon nom dans

sa confiance, et me supplanter, à force de zèle à me servir.

La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins

de campagne, dont j'aurais d'autant plus de tort de ne pas

parler, que j'en ai à confesser un bien inexcusable envers lui.

C'était l'honnête M. le Blond, qui m'avait rendu service à

Venise, et qui, étant venu faire un voyage en France avec sa

famille, avait loué une maison de campagne à la Briche, non loin

de Montmorency. Sitôt que j'appris qu'il était mon voisin, j'en

fus dans la joie de mon cœur, et me fis encore plus une fête

qu'un devoir d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès

le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venaient voir

moi-même, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après,

je pars encore; il avait dîné à Paris avec toute sa famille. Une

troisième fois il était chez lui; j'entendis des voix de femmes,

je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du

moins, pour la première fois, le voir à mon aise, et causer avec

lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite

de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir

fit que je ne le remplis point du tout. Après avoir osé tant

attendre, je n'osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le

Blond ne put qu'être justement indigné, donna vis-à-vis de lui

l'air de l'ingratitude à ma paresse; et cependant je sentais mon

cœur si peu coupable, que si j'avais pu faire à M, le Blond

quelque vrai plaisir, même à son insu, je suis bien sûr qu'il ne

m'eût pas trouvé paresseux. Mais l'indolence, la négligence et

les délais dans les petits devoirs à remplir m'ont fait plus de

tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d'omission:

j'ai rarement fait ce qu'il ne fallait pas faire, et

malheureusement j'ai plus rarement encore fait ce qu'il fallait.

Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je

n'en dois pas oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais

interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de

temps. C'est celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis

son retour de Gênes, à me faire beaucoup d'amitiés. Il aimait

fort à me voir, et à causer avec moi des affaires d'Italie et des

folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son côté, bien des

traits par les bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il

avait beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir aussi de revoir chez

lui mon ancien camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans

sa province, et dont les affaires le ramenaient quelquefois à

Paris. M. de Jonville devint peu à peu si empressé de m'avoir,

qu'il en était même gênant; et quoique nous logeassions dans des

quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand je

passais une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il

allait à Jonville, il m'y voulait toujours emmener; mais y étant

une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je

n'y voulus plus retourner. M. de Jonville était assurément un

honnête et galant homme, aimable même à certains égards; mais il

avait peu d'esprit: il était beau, tant soit peu Narcisse, et

passablement ennuyeux. Il avait un recueil singulier, et

peut-être unique au monde, dont il s'occupait beaucoup, et dont

il occupait aussi ses hôtes, qui quelquefois s'en amusaient moins

que lui. C'était une collection très complète de tous les

vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de cinquante ans,

où l'on trouvait beaucoup d'anecdotes, qu'on aurait inutilement

cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l'histoire de France,

dont on ne s'aviserait guère chez toute autre nation.

Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit

un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire,

qu'après lui avoir donné occasion de s'expliquer, et même l'en

avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j'ai

tenue, de n'y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guère

où j'ai été une fois mal reçu, et il n'y avait point ici de

Diderot qui plaidât pour M. de Jonville. Je cherchai vainement

dans ma tête quel tort je pouvais avoir avec lui: je ne trouvai

guère. J'étais sûr de n'avoir jamais parlé de lui ni des siens

que de la façon la plus honorable; car je lui étais sincèrement

attaché; et, outre que je n'en avais que du bien à dire, ma plus

inviolable maxime a toujours été de ne parler qu'avec honneur des

maisons que je fréquentais.

Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La

dernière fois que nous nous étions vus, il m'avait donné à souper

chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des

affaires étrangères, gens très aimables, et qui n'avaient point

du tout l'air ni le ton libertin; et je puis jurer que de mon

côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le

malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce

que M. de Jonville nous donnait à souper; et je ne donnai rien à

ces filles, parce que je ne leur fis point gagner, comme à la

Padoana, le payement que j'aurais pu leur offrir. Nous sortîmes

tous assez gais, et de très bonne intelligence. Sans être

retourné chez ces filles, j'allai trois ou quatre jours après

dîner chez M. de Jonville, que je n'avais pas revu depuis lors,

et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer

d'autre cause que quelque malentendu relatif à ce souper, et

voyant qu'il ne voulait pas s'expliquer, je pris mon parti et

cessai de le voir; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages:

il me fit faire souvent des compliments; et l'ayant un jour

rencontré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que je

n'allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y

ramenèrent pas. Ainsi cette affaire avait plus l'air d'une

bouderie que d'une rupture. Toutefois ne l'ayant pas revu, et

n'ayant plus ouï parler de lui depuis lors, il eût été trop tard

pour y retourner au bout d'une interruption de plusieurs années.

Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre point ici dans ma liste,

quoique j'eusse assez longtemps fréquenté sa maison.

Je n'enflerai point la même liste de beaucoup d'autres

connaissances moins familières, ou qui, par mon absence, avaient

cessé de l'être, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en

campagne, tant chez moi qu'à mon voisinage, telles, par exemple,

que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive,

de Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d'autres qu'il serait trop

long de nommer. Je passerai légèrement aussi sur celle de M. de

Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la

coterie holbachique, qu'il avait quittée ainsi que moi, et ancien

ami de madame d'Épinay, dont il s'était détaché ainsi que moi; ni

sur celle de son ami Desmahis, auteur célèbre, mais éphémère, de

la comédie de l'Impertinent. Le premier était mon voisin de

campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorency. Nous

étions d'anciennes connaissances; mais le voisinage et une

certaine conformité d'expériences nous rapprochèrent davantage.

Le second mourut peu après. Il avait du mérite et de l'esprit;

mais il était un peu l'original de sa comédie, un peu fat auprès

des femmes, et n'en fut pas extrêmement regretté.

Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce

temps-là, qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je

néglige d'en marquer le commencement. Il s'agit de M. de

Lamoignon de Malesherbes, premier président de la cour des aides,

chargé pour lors de la librairie, qu'il gouvernait avec autant de

lumières que de douceur et à la grande satisfaction des gens de

lettres. Je ne l'avais pas été voir à Paris une seule fois;

cependant j'avais toujours éprouvé de sa part les facilités les

plus obligeantes, quant à la censure; et je savais qu'en plus

d'une occasion il avait fort malmené ceux qui écrivaient contre

moi. J'eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de

l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si grand ouvrage

étant fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam par la poste, il

permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées;

et il me les envoyait franches aussi, sous le contre-seing de M.

le chancelier son père. Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en

permit le débit dans le royaume qu'ensuite d'une édition qu'il en

fit faire à mon profit, malgré moi-même: comme ce profit eût été

de ma part un vol fait à Rey, à qui j'avais vendu mon manuscrit,

non seulement je ne voulus point accepter le présent qui m'était

destiné pour cela, sans son aveu, qu'il accorda très

généreusement; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles

à quoi monta ce présent, et dont il ne voulut rien. Pour ces cent

pistoles, j'eus le désagrément dont M. de Malesherbes ne m'avait

pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, et

empêcher le débit de la bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise

fût écoulée.

J'ai toujours regardé M. Malesherbes comme un homme d'une

droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne

m'a fait douter un moment de sa probité: mais aussi faible

qu'honnête, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il

s'intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il

fit retrancher plus de cent pages dans l'édition de Paris, mais

il fit un retranchement qui pouvait porter le nom d'infidélité

dans l'exemplaire de la bonne édition qu'il envoya à madame de

Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la

femme d'un charbonnier est plus digne de respect que la maîtresse

d'un prince. Cette phrase m'était venue dans la chaleur de la

composition, sans aucune application, je le jure. En relisant

l'ouvrage, je vis qu'on ferait cette application. Cependant, par

la très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux

applications qu'on pouvait faire, quand j'avais dans ma

conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant,

je ne voulus point ôter cette phrase, et je me contentai de

substituer le mot prince au mot roi, que j'avais d'abord mis. Cet

adoucissement ne parut pas suffisant à M. de Malesherbes: il

retrancha la phrase entière, dans un carton qu'il fit imprimer

exprès, et coller aussi proprement qu'il fut possible dans

l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce tour de

passe-passe: il se trouva de bonnes âmes qui l'en instruisirent.

Pour moi, je ne l'appris que longtemps après, lorsque je

commençais d'en sentir les suites.

N'est-ce point encore ici la première origine de la haine

couverte, mais implacable, d'une autre dame qui était dans un cas

pareil, sans que j'en susse rien, ni même que je la connusse

quand j'écrivis ce passage? Quand le livre se publia, la

connaissance était faite, et j'étais très inquiet. Je le dis au

chevalier de Lorenzi, qui se moqua de moi, et m'assura que cette

dame en était si peu offensée qu'elle n'y avait pas même fait

attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être et je me

tranquillisai fort mal à propos.

Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des

bontés de M. de Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible,

quoique je ne jugeasse pas à propos d'en profiter. Il y avait une

place vacante dans le Journal des savants. Margency m'écrivit

pour me la proposer, comme de lui-même. Mais il me fut aisé de

comprendre, par le tour de sa lettre (liasse C, no 33), qu'il

était instruit et autorisé; et lui-même me marqua dans la suite

(liasse C, no 47) qu'il avait été chargé de me faire cette offre.

Le travail de cette place était peu de chose. Il ne s'agissait

que de deux extraits par mois, dont on m'apporterait les livres,

sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas même pour

faire au magistrat une visite de remerciement. J'entrais par là

dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de

Mairan, Clairaut, de Guignes et l'abbé Barthélemy, dont la

connaissance était déjà faite avec les deux premiers, et très

bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu

pénible, et que je pouvais faire si commodément, il y avait un

honoraire de huit cents francs attaché à cette place. Je

délibérai quelques heures avant que de me déterminer, et je puis

jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency et de

déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insupportable de

ne pouvoir travailler à mon heure et d'être commandé par le

temps, bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions

dont il fallait me charger, l'emportèrent sur tout, et me

déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n'étais pas

propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d'une

certaine chaleur d'âme sur les matières que j'avais à traiter, et

qu'il n'y avait que l'amour du grand, du vrai, du beau, qui pût

animer mon génie. Et que m'auraient importé les sujets de la

plupart des livres que j'aurais à extraire, et les livres mêmes?

Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon

esprit. On s'imaginait que je pouvais écrire par métier, comme

tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais

écrire que par passion. Ce n'était assurément pas là ce qu'il

fallait au Journal des savants. J'écrivis donc à Margency une

lettre de remerciement, tournée avec toute l'honnêteté possible,

dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu'il

ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu'il

entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi

l'approuvèrent-ils l'un et l'autre, sans m'en faire moins bon

visage; et le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le

public n'en a jamais eu le moindre vent.

Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable

pour me la faire agréer; car depuis quelque temps je formais le

projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le

métier d'auteur. Tout ce qui venait de m'arriver m'avait

absolument dégoûté des gens de lettres, et j'avais éprouvé qu'il

était impossible de courir la même carrière, sans avoir quelques

liaisons avec eux. Je ne l'étais guère moins des gens du monde,

et en général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à

moi-même, et moitié à des sociétés pour lesquelles je n'étais

point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante

expérience, que toute association inégale est toujours

désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et

d'un autre état que celui que j'avais choisi, sans tenir maison

comme eux, j'étais obligé de les imiter en bien des choses; et

des menues dépenses, qui n'étaient rien pour eux, étaient pour

moi non moins ruineuses qu'indispensables. Qu'un autre homme

aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais,

tant à table que dans sa chambre: il l'envoie chercher tout ce

dont il a besoin; n'ayant rien à faire directement avec les gens

de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des

étrennes que quand et comme il lui plaît: mais moi, seul, sans

domestique, j'étais à la merci de ceux de la maison, dont il

fallait nécessairement capter les bonnes grâces, pour n'avoir pas

beaucoup à souffrir; et, traité comme l'égal de leur maître, il

en fallait aussi traiter les gens comme tel, et même faire pour

eux plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en avais bien plus

besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans

les maisons où j'allais il y en avait beaucoup, tous très rogues,

très fripons, très alertes, j'entends pour leur intérêt; et les

coquins savaient faire en sorte que j'avais successivement besoin

de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d'esprit, n'ont aucune

idée juste sur cet article; et, à force de vouloir économiser ma

bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de

chez moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre,

la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener;

elle était fort aise de m'épargner les vingt-quatre sous du

fiacre: quant à l'écu que je donnais au laquais et au cocher,

elle n'y songeait pas. Une femme m'écrivait-elle de Paris à

l'Ermitage, ou à Montmorency: ayant regret aux quatre sous de

port que sa lettre m'aurait coûté, elle me l'envoyait par un de

ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à

dîner, et un écu qu'il avait assurément bien gagné. Me

proposait-elle d'aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa

campagne, elle se disait en elle-même: Ce sera toujours une

économie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-là, sa

nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi,

durant ce temps-là, je ne travaillais point; que mon ménage, et

mon loyer, et mon linge, et mes habits, n'en allaient pas moins;

que je payais mon barbier à double, et qu'il ne laissait pas de

m'en coûter chez elle plus qu'il ne m'en aurait coûté chez moi.

Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons où

je vivais d'habitude, elles ne laissaient pas de m'être

ruineuses. Je puis assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus

chez madame d'Houdetot à Eaubonne, où je n'ai couché que quatre

ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu'à la

Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j'y fus le plus

assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon

humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s'ingénier sur rien,

ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous sert en

rechignant. Chez madame Dupin même, où j'étais de la maison, et

où je rendais mille services aux domestiques, je n'ai jamais reçu

les leurs qu'à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu

renoncer tout à fait à ces petites libéralités, que ma situation

ne m'a plus permis de faire; et c'est alors qu'on m'a fait sentir

bien plus durement encore l'inconvénient de fréquenter des gens

d'un autre état que le sien.

Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais

consolé d'une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs: mais se

ruiner pour s'ennuyer est trop insupportable; et j'avais si bien

senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l'intervalle

de liberté où je me trouvais pour lors, j'étais déterminé à le

perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la

composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me

renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphère étroite et

paisible pour laquelle je me sentais né.

Le produit de la Lettre à d'Alembert et de la Nouvelle

Héloïse avait un peu remonté mes finances, qui s'étaient fort

épuisées à l'Ermitage. Je me voyais environ mille écus devant

moi. L'Émile, auquel je m'étais mis tout de bon quand j'eus

achevé l'Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au

moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds

de manière à me faire une petite rente viagère, qui pût, avec ma

copie, me faire subsister sans plus écrire. J'avais encore deux

ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions

politiques. J'examinai l'état de ce livre, et je trouvai qu'il

demandait encore plusieurs années de travail. Je n'eus pas le

courage de le poursuivre et d'attendre qu'il fût achevé, pour

exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je

résolus d'en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de

brûler tout le reste; et, poussant ce travail avec zèle, sans

interrompre celui de l'Émile, je mis, en moins de deux ans, la

dernière main au Contrat social.

Restait le Dictionnaire de musique. C'était un travail de

manœuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait

pour objet qu'un produit pécuniaire. Je me réservai de

l'abandonner, ou de l'achever à mon aise, selon que mes autres

ressources rassemblées me rendraient celle-là nécessaire ou

superflue. A l'égard de la Morale sensitive, dont l'entreprise

était restée en esquisse, je l'abandonnai totalement.

Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer

tout à fait de la copie, celui de m'éloigner de Paris, où

l'affluence des survenants rendait ma subsistance coûteuse, et

m'ôtait le temps d'y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite

l'ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté

la plume, je me réservais une occupation qui pût remplir le vide

de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon

vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis

longtemps d'écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu'ils ne fussent

pas jusqu'alors fort intéressants par les faits, je sentis qu'ils

pouvaient le devenir par la franchise que j'étais capable d'y

mettre; et je résolus d'en faire un ouvrage unique, par une

véracité sans exemple, afin qu'au moins une fois on pût voir un

homme tel qu'il était en dedans. J'avais toujours ri de la fausse

naïveté de Montaigne, qui, faisant semblant d'avouer ses défauts,

a grand soin de ne s'en donner que d'aimables; tandis que je

sentais, moi qui me suis cru toujours, et qui me crois encore, à

tout prendre, le meilleur des hommes, qu'il n'y a point

d'intérieur humain, si pur qu'il puisse être, qui ne recèle

quelque vice odieux. Je savais qu'on me peignait dans le public

sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si

difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je

ne pouvais que gagner encore à me montrer tel que j'étais.

D'ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi

d'autres gens tels qu'ils étaient, et par conséquent cet ouvrage

ne pouvant paraître qu'après ma mort et celle de beaucoup

d'autres, cela m'enhardissait davantage à faire mes Confessions,

dont jamais je n'aurais à rougir devant personne. Je résolus donc

de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je

me mis à recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider

ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j'avais

déchiré, brûlé, perdu jusqu'alors.

Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que

j'eusse jamais faits, était fortement empreint dans mon esprit;

et déjà je travaillais à son exécution, quand le ciel, qui me

préparait une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon.

Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre

maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation.

Il a passé, par la sœur du duc Henri, dans la maison de Condé,

qui a changé le nom de Montmorency en celui d'Enghien; et ce

duché n'a d'autre château qu'une vieille tour, où l'on tient les

archives, et où l'on reçoit les hommages des vassaux. Mais on

voit à Montmorency ou Enghien une maison particulière bâtie par

Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus

superbes châteaux, en mérite et en porte le nom. L'aspect

imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti,

sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d'une

excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout

cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne

sais quoi de simple, qui soutient et nourrit l'admiration. M. le

maréchal duc de Luxembourg, qui occupait alors cette maison,

venait tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étaient les

maîtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple

habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait point de

l'ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu'il y fit

depuis mon établissement à Montmorency, monsieur et madame la

maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de

leur part, et m'inviter à souper chez eux toutes les fois que

cela me ferait plaisir. A chaque fois qu'ils revinrent, ils ne

manquèrent point de réitérer le même compliment et la même

invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m'envoyant

dîner à l'office. Les temps étaient changés, mais j'étais demeuré

le même. Je ne voulais point qu'on m'envoyât dîner à l'office, et

je me souciais peu de la table des grands. J'aurais mieux aimé

qu'ils me laissassent pour ce que j'étais, sans me fêter et sans

m'avilir. Je répondis honnêtement et respectueusement aux

politesses de monsieur et de madame de Luxembourg, mais je

n'acceptai point leurs offres; et, tant mes incommodités que mon

humeur timide et mon embarras à parler, me faisant frémir à la

seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la

cour, je n'allai pas même au château faire une visite de

remerciement, quoique je comprisse assez que c'était ce qu'on

cherchait, et que tout cet empressement était plutôt une affaire

de curiosité que de bienveillance.

Cependant les avances continuèrent et allèrent même en

augmentant. Madame la comtesse de Boufflers, qui était fort liée

avec madame la maréchale, étant venue à Montmorency, envoya

savoir de mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je

répondis comme je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de

Pâques de l'année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui

était de la cour de M. le prince de Conti et de la société de

madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois: nous fîmes

connaissance; il me pressa d'aller au château: je n'en fis rien.

Enfin, une après-midi que je ne songeais à rien moins, je vis

arriver M. le maréchal de Luxembourg, suivi de cinq ou six

personnes. Pour lors il n'y eut plus moyen de m'en dédire; et je

ne pus éviter, sous peine d'être un arrogant et un malappris, de

lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour à madame la

maréchale, de la part de laquelle il m'avait comblé des choses

les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes

auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me défendre,

mais qu'un pressentiment trop bien fondé me fit redouter jusqu'à

ce que j'y fusse engagé.

Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais

qu'elle était aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au

spectacle, et chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans,

lorsqu'elle était duchesse de Boufflers, et qu'elle brillait

encore de sa première beauté. Mais elle passait pour méchante;

et, dans une aussi grande dame, cette réputation me faisait

trembler. A peine l'eus-je vue, que je fus subjugué. Je la

trouvai charmante, de ce charme à l'épreuve du temps, le plus

fait pour agir sur mon cœur. Je m'attendais à lui trouver un

entretien mordant et plein d'épigrammes. Ce n'était point cela,

c'était beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxembourg

ne pétille pas d'esprit; ce ne sont pas des saillies, et ce n'est

pas même proprement de la finesse: mais c'est une délicatesse

exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaît toujours. Ses

flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus

simples; on dirait qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense,

et que c'est son cœur qui s'épanche, uniquement parce qu'il est

trop rempli. Je crus m'apercevoir, dès la première visite, que,

malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui

déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous

persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes

ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous rendre cette

persuasion si douce qu'on ne s'avise plus d'en vouloir douter.

Dès le premier jour, ma confiance en elle eût été aussi entière

qu'elle ne tarda pas à le devenir, si madame la duchesse de

Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je

pense, un peu tracassière, ne se fût avisée de m'entreprendre,

et, tout au travers de force éloges de sa maman et de feintes

agaceries pour son propre compte, ne m'eût mis en doute si je

n'étais pas persiflé.

Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette

crainte auprès des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le

maréchal ne m'eussent confirmé que les leurs étaient sérieuses.

Rien de plus surprenant, vu mon caractère timide, que la

promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d'égalité

où il voulut se mettre avec moi, si ce n'est peut-être celle avec

laquelle il me prit au mot lui-même sur l'indépendance absolue

avec laquelle je voulais vivre. Persuadés l'un et l'autre que

j'avais raison d'être content de mon état et de n'en vouloir pas

changer, ni lui ni madame de Luxembourg n'ont paru vouloir

s'occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune: quoique je ne

pusse douter du tendre intérêt qu'ils prenaient à moi tous les

deux, jamais ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont offert

leur crédit, si ce n'est une seule fois, que madame de Luxembourg

parut désirer que je voulusse entrer à l'Académie française.

J'alléguai ma religion: elle me dit que ce n'était pas un

obstacle, ou qu'elle s'engageait à le lever. Je répondis que,

quelque honneur que ce fût pour moi d'être membre d'un corps si

illustre, ayant refusé à M. de Tressan, et en quelque sorte au

roi de Pologne, d'entrer dans l'Académie de Nanci, je ne pouvais

plus honnêtement entrer dans aucune. Madame de Luxembourg

n'insista pas, et il n'en fut plus reparlé. Cette simplicité de

commerce avec de si grands seigneurs, et qui pouvaient tout en ma

faveur, M. de Luxembourg étant et méritant bien d'être l'ami

particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les

continuels soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis

protecteurs que je venais de quitter, et qui cherchaient moins à

me servir qu'à m'avilir.

Quand M. le maréchal m'était venu voir à Mont-Louis, je

l'avais reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique

chambre, non parce que je fus obligé de le faire asseoir au

milieu de mes assiettes sales et de mes pots cassés, mais parce

que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je craignais que

le poids de sa suite ne l'effondrât tout à fait. Moins occupé de

mon propre danger que de celui que l'affabilité de ce bon

seigneur lui faisait courir, je me hâtai de le tirer de là pour

le mener, malgré le froid qu'il faisait encore, à mon donjon,

tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la

raison qui m'avait engagé à l'y conduire: il la redit à madame la

maréchale, et l'un et l'autre me pressèrent, en attendant qu'on

referait mon plancher, d'accepter un logement au château, où, si

je l'aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du

parc, et qu'on appelait le petit château. Cette demeure enchantée

mérite qu'on en parle.

Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme

celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines

et d'enfoncements, dont l'habile artiste a tiré parti pour varier

les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et

multiplier pour ainsi dire, à force d'art et de génie, un espace

en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par

la terrasse et le château; dans le bas il forme une gorge qui

s'ouvre et s'élargit vers la vallée, et dont l'angle est rempli

par une grande pièce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet

élargissement, et cette pièce d'eau entourée de coteaux bien

décorés de bosquets et d'arbres, est le petit château dont j'ai

parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure appartenaient

jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer

avec ce goût exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand

peintre s'était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais

toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple,

mais élégant. Comme il est dans un fond entre le bassin de

l'orangerie et la grande pièce d'eau, par conséquent sujet à

l'humidité, on l'a percé dans son milieu d'un péristyle à jour,

entre deux étages de colonnes, par lequel l'air jouant dans tout

l'édifice le maintient sec, malgré sa situation. Quand on regarde

ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il

paraît absolument environné d'eau, et l'on croit voir une île

enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée

Isola bella, dans le lac Majeur.

Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix

d'un des quatre appartements complets qu'il contient, outre le

rez-de-chaussée, composé d'une salle de bal, d'une salle de

billard et d'une cuisine. Je pris le plus petit et le plus

simple, au-dessus de la cuisine, que j'eus aussi. Il était d'une

propreté charmante; l'ameublement en était blanc et bleu. C'est

dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu des bois

et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum

de la fleur d'orange, je composai dans une continuelle extase le

cinquième livre de l'Émile, dont je dus en grande partie le

coloris assez frais à la vive impression du local où je

l'écrivais.

Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever

du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon

café au lait j'y prenais tête à tête avec ma Thérèse! Ma chatte

et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m'eût

suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d'ennui.

J'étais là dans le paradis terrestre; j'y vivais avec autant

d'innocence, et j'y goûtais le même bonheur.

Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me

marquèrent tant d'attentions et me firent tant de caresses, que,

logé chez eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire

que d'y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais

presque point: j'allais le matin faire ma cour à madame la

maréchale; j'y dînais; j'allais l'après-midi me promener avec M.

le maréchal, mais je n'y soupais pas, à cause du grand monde, et

qu'on y soupait trop tard pour moi. Jusqu'alors tout était

convenable, et il n'y avait point de mal encore, si j'avais su

m'en tenir là. Mais je n'ai jamais su garder un milieu dans mes

attachements, et remplir simplement des devoirs de société. J'ai

toujours été tout ou rien; bientôt je fus tout; et me voyant

fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai

les bornes, et me pris pour eux d'une amitié qu'il n'est permis

d'avoir que pour ses égaux. J'en mis toute la familiarité dans

mes manières, tandis qu'ils ne se relâchèrent jamais dans les

leurs de la politesse à laquelle ils m'avaient accoutumé. Je n'ai

pourtant jamais été très à mon aise avec madame la maréchale.

Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractère,

je le redoutais moins que son esprit. C'était par là surtout

qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle était difficile en

conversations, et qu'elle avait droit de l'être. Je savais que

les femmes, et surtout les grandes dames, veulent absolument être

amusées, qu'il vaudrait mieux les offenser que les ennuyer; et je

jugeais, par ses commentaires sur ce qu'avaient dit les gens qui

venaient de partir, de ce qu'elle devait penser de mes

balourdises. Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver auprès

d'elle l'embarras de parler: ce fut de lire. Elle avait ouï

parler de la Julie; elle savait qu'on l'imprimait; elle marqua de

l'empressement de voir cet ouvrage; j'offris de le lui lire, elle

accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix

heures; M. de Luxembourg y venait: on fermait la porte. Je lisais

à côté de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu'il y

en aurait eu pour tout le voyage, quand même il n'aurait pas été

interrompu. Le succès de cet expédient passa mon attente. Madame

de Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle ne

parlait que de moi, ne s'occupait que de moi, me disait des

douceurs toute la journée, m'embrassait dix fois le jour. Elle

voulut que j'eusse toujours ma place à table à côté d'elle; et

quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur

disait que c'était la mienne, et les faisait mettre ailleurs. On

peut juger de l'impression que ces manières charmantes faisaient

sur moi, que les moindres marques d'affection subjuguent. Je

m'attachais réellement à elle, à proportion de l'attachement

qu'elle me témoignait. Toute ma crainte, en voyant cet

engouement, et me sentant si peu d'agrément dans l'esprit pour le

soutenir, était qu'il ne se changeât en dégoût, et

malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien

fondée.

Il fallait qu'il y eût une opposition naturelle entre son

tour d'esprit et le mien, puisque indépendamment des foules de

balourdises qui m'échappaient à chaque instant dans la

conversation, dans mes lettres même, et lorsque j'étais le mieux

avec elle, il se trouvait des choses qui lui déplaisaient, sans

que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai qu'un exemple, et

j'en pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame

d'Houdetot une copie de l'Héloïse, à tant la page. Elle en voulut

avoir une sur le même pied. Je la lui promis; et la mettant par

là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose

d'obligeant et d'honnête à ce sujet; du moins telle était mon

intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues:

 

"A Versailles, ce mardi. (Liasse C, no 43.)

 

Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un

plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous

en remercier.

Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soyez

sûrement une très bonne pratique, je me fais quelque peine de

prendre votre argent; régulièrement, ce serait à moi de payer le

plaisir que j'aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis

pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de

votre santé. Rien ne m'intéresse davantage. Je vous aime de tout

mon cœur; et c'est, je vous assure, bien tristement que je vous

le mande, car j'aurais bien du plaisir à vous le dire moi-même.

M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son cœur."

En recevant cette lettre, je me hâtai d'y répondre, en

attendant plus ample examen, pour protester contre toute

interprétation désobligeante; et après m'être occupé quelques

jours à cet examen avec l'inquiétude qu'on peut concevoir, et

toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma

dernière réponse à ce sujet:

 

"A Montmorency, le 8 décembre 1759.

 

Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné cent et cent fois le

passage en question. Je l'ai considéré par son sens propre et

naturel, je l'ai considéré par tous les sens qu'on peut lui

donner, et je vous avoue, madame la maréchale, que je ne sais

plus si c'est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n'est point

vous qui m'en devez."

Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites.

J'y ai souvent repensé depuis ce temps-là; et telle est encore

aujourd'hui ma stupidité sur cet article, que je n'ai pu parvenir

à sentir ce qu'elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis

pas d'offensant, mais même qui pût lui déplaire.

A propos de cet exemplaire manuscrit de l'Héloïse que voulut

avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai

pour lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout

autre. J'avais écrit à part les aventures de milord Édouard, et

j'avais balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par

extrait, dans cet ouvrage, où elles me paraissaient manquer. Je

me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que,

n'étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gâté la

touchante simplicité. J'eus une autre raison bien plus forte,

quand je connus madame de Luxembourg. C'est qu'il y avait dans

ces aventures une marquise romaine d'un caractère très odieux,

dont quelques traits, sans lui être applicables, auraient pu lui

être appliqués par ceux qui ne la connaissaient que de

réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j'avais

pris, et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent désir d'enrichir son

exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre,

n'allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, et former le

projet d'en faire l'extrait, pour l'y ajouter. Projet insensé,

dont on ne peut expliquer l'extravagance que par l'aveugle

fatalité qui m'entraînait à ma perte!

 

Quos vult perdere Jupiter dementat.

 

J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin,

bien du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle

chose du monde; en la prévenant toutefois, comme il était vrai,

que j'avais brûlé l'original, que l'extrait était pour elle

seule, et ne serait jamais vu de personne, à moins qu'elle ne le

montrât elle-même: ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma

discrétion, comme je croyais faire, n'était que l'avertir du

jugement que je portais moi-même sur l'application des traits

dont elle aurait pu s'offenser. Mon imbécillité fut telle, que je

ne doutais pas qu'elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne

me fit pas là-dessus les grands compliments que j'en attendais,

et jamais, à ma très grande surprise, elle ne me parla du cahier

que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite

dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai,

sur d'autres indices, l'effet qu'elle avait produit.

J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée

plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a

guère été moins nuisible: tant tout concourt à l'œuvre de la

destinée, quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai

d'orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie,

lesquels dessins se trouvèrent être du même format que le

manuscrit. Je demandai à Coindet ces dessins, qui m'appartenaient

à toutes sortes de titres, et d'autant plus que je lui avais

abandonné le produit des planches, lesquelles eurent un grand

débit. Coindet est aussi rusé que je le suis peu. A force de se

faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce que j'en

voulais faire. Alors, sous prétexte d'ajouter quelques ornements

à ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les présenter

lui-même.

 

Ego versiculos feci, tulit alter honores.

 

Cela acheva de l'introduire à l'hôtel du Luxembourg sur un

certain pied. Depuis mon établissement au petit château, il m'y

venait voir très souvent, et toujours dès le matin, surtout quand

monsieur et madame de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela

faisait que, pour passer avec lui une journée, je n'allais point

au château. On me reprocha ces absences: j'en dis la raison. On

me pressa d'amener M. Coindet; je le fis. C'était ce que le drôle

avait cherché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu'on avait

pour moi, un commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner

quelquefois sa table quand il n'avait personne à dîner, se trouva

tout d'un coup admis à celle d'un maréchal de France, avec les

princes, les duchesses, et tout ce qu'il y avait de grand à la

cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il était obligé de

retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après le

dîner à la compagnie: Allons nous promener sur le chemin de

Saint-Denis; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n'y

tint pas; sa tête s'en alla tout à fait. Pour moi, j'avais le

cœur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par

derrière, pleurant comme un enfant, et mourant d'envie de baiser

les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette histoire de

copie m'a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans

leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra.

Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la

fis meubler proprement, simplement, et retournai m'y établir, ne

pouvant renoncer à cette loi que je m'étais faite, en quittant

l'Ermitage, d'avoir toujours mon logement à moi: mais je ne pus

me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit château.

J'en gardai la clef; et tenant beaucoup aux jolis déjeuners du

péristyle, j'allais souvent y coucher, et j'y passais quelquefois

deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J'étais

peut-être alors le particulier de l'Europe le mieux et le plus

agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui était le meilleur

homme du monde, m'avait absolument laissé la direction des

réparations de Mont-Louis, et voulut que je disposasse de ses

ouvriers, sans même qu'il s'en mêlât. Je trouvai donc le moyen de

me faire d'une seule chambre au premier un appartement complet,

composé d'une chambre, d'une antichambre et d'une garde-robe. Au

rez-de-chaussée étaient la cuisine et la chambre de Thérèse. Le

donjon me servait de cabinet, au moyen d'une bonne cloison vitrée

et d'une cheminée qu'on y fit faire. Je m'amusai, quand j'y fus,

à orner la terrasse, qu'ombrageaient déjà deux rangs de jeunes

tilleuls; j'y en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de

verdure; j'y fis poser une table et des bancs de pierre; je

l'entourai de lilas, de seringat, de chèvrefeuille; j'y fis faire

une belle plate-bande de fleurs, parallèle aux deux rangs

d'arbres; et cette terrasse plus élevée que celle du château,

dont la vue était du moins aussi belle, et sur laquelle j'avais

apprivoisé des multitudes d'oiseaux, me servait de salle de

compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, M. le

duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis

d'Armentières, madame la duchesse de Montmorency, madame la

duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame

la comtesse de Boufflers, et d'autres personnes de ce rang, qui,

du château, ne dédaignaient pas de faire, par une montée très

fatigante, le pèlerinage de Mont-Louis. Je devais à la faveur de

monsieur et madame de Luxembourg toutes ces visites; je le

sentais, et mon cœur leur en faisait bien l'hommage. C'est dans

un de ces transports d'attendrissement que je dis une fois à M.

de Luxembourg en l'embrassant: Ah! monsieur le maréchal, je

haïssais les grands avant que de vous connaître, et je les hais

davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien

il leur serait aisé de se faire adorer.

Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette

époque, s'ils se sont jamais aperçus que cet éclat m'ait un

instant ébloui, que la vapeur de cet encens m'ait porté à la

tête; s'ils m'ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple

dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier

avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde

quand je l'ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans

nombre, et souvent déraisonnables, dont j'étais sans cesse

accablé. Si mon cœur m'attirait au château de Montmorency par

mon sincère attachement pour les maîtres, il me ramenait de même

à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale et

simple, hors de laquelle il n'est point de bonheur pour moi.

Thérèse avait fait amitié avec la fille d'un maçon, mon voisin,

nommé Pilleu: je la fis de même avec le père; et après avoir le

matin dîné au château, non sans gêne, mais pour complaire à

madame la maréchale, avec quel empressement je revenais le soir

souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui,

tantôt chez moi!

Outre ces deux logements, j'en eus bientôt un troisième à

l'hôtel de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort

d'aller les y voir quelquefois, que j'y consentis, malgré mon

aversion pour Paris, où je n'avais été, depuis ma retraite à

l'Ermitage, que les deux seules fois dont j'ai parlé: encore n'y

allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m'en

retourner le lendemain matin. J'entrais et sortais par le jardin

qui donnait sur le boulevard; de sorte que je pouvais dire, avec

la plus exacte vérité, que je n'avais pas mis le pied sur le pavé

de Paris.

Au sein de cette prospérité passagère, se préparait de loin

la catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après

mon retour à Mont-Louis, j'y fis, et bien malgré moi, comme à

l'ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait époque dans mon

histoire. On jugera dans la suite si c'est en bien ou en mal.

C'est madame la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari

venait d'acheter une maison de campagne à Soisy, près de

Montmorency. Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de

condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid,

sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon

homme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt

mille livres de rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon,

jurant, criant, grondant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme

toute la journée, finissait par faire toujours ce qu'elle

voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait

lui persuader que c'était lui qui le voulait, et que c'était elle

qui ne le voulait pas. M. de Margency, dont j'ai parlé, était

l'ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques

années qu'il leur avait loué son château de Margency, près

d'Eaubonne et d'Andilly; et ils y étaient précisément durant mes

amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot et madame de

Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune

amie; et comme le jardin de Margency était sur le passage de

madame d'Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade

favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. A la

faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle; mais je

n'aimais point les rencontres imprévues; et quand madame de

Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les

laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours

devant. Ce procédé peu galant n'avait pas dû me mettre en bon

prédicament auprès d'elle. Cependant, quand elle fut à Soisy,

elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs

fois à Mont-Louis, sans me trouver; et voyant que je ne lui

rendais pas sa visite, elle s'avisa, pour m'y forcer, de

m'envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien

l'aller remercier: c'en fut assez. Nous voilà liés.

Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes

celles que je faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un

vrai calme. Le tour d'esprit de madame de Verdelin était par trop

antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes

partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut une

attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir

quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira

pour en juger. Son frère venait d'avoir le commandement d'une

frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la manière

d'armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle

d'un ton tout uni, l'on ne prend de canon que ce qu'il en faut

pour se battre. Je l'ai rarement ouï parler en bien de quelqu'un

de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce

qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son

ami Margency n'était pas excepté. Ce que je trouvais encore en

elle d'insupportable était la gêne continuelle de ses petits

envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il

fallait me battre les flancs pour répondre; et toujours nouveaux

embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la

voir, je finis par m'attacher à elle. Elle avait ses chagrins,

ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent

intéressants nos tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs que la

douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous

consoler, et ce besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup de

choses. J'avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle,

qu'après avoir montré quelquefois si peu d'estime pour son

caractère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire

qu'elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des

lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter

que jamais, dans aucune de ses réponses, elle n'a paru piquée en

aucune façon.

 

"A Montmorency, le 5 novembre 1760.

 

Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien

expliquée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me

parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne.

Vous vous vantez de n'être qu'une bonne femme, comme si vous

aviez peur d'être prise au mot, et vous me faites des excuses

pour m'apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais

bien; c'est moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore,

s'il est possible; c'est moi qui choisis mal mes termes, au gré

d'une belle dame française qui fait autant d'attention aux

paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je

les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou

en souci des honnêtes acceptions qu'on leur donne dans les

vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont

équivoques, je tâche que ma conduite en détermine le sens, etc."

Le reste de la lettre est à peu près sur le même ton. Voyez-en la

réponse (liasse D, no 41), et jugez de l'incroyable modération

d'un cœur de femme, qui peut n'avoir pas plus de ressentiment

d'une pareille lettre que cette réponse n'en laisse paraître, et

qu'elle ne m'en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant, hardi

jusqu'à l'effronterie, et qui se tenait à l'affût de tous mes

amis, ne tarda pas à s'introduire en mon nom chez madame de

Verdelin, et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que

moi-même. C'était un singulier corps que ce Coindet. Il se

présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s'y

établissait, y mangeait sans façon. Transporté de zèle pour mon

service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux;

mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence

sur toutes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir

m'intéresser. Au lieu de me dire ce qu'il avait appris, ou dit,

ou vu, qui m'intéressait, il m'écoutait, m'interrogeait même. Il

ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenais;

enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me

parlait de personne: il n'était secret et mystérieux qu'avec son

ami. Mais laissons quant à présent Coindet et madame de Verdelin;

nous y reviendrons dans la suite.

Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le

peintre, m'y vint voir, et m'apporta mon portrait en pastel,

qu'il avait exposé au salon, il y avait quelques années. Il vint la

veille de mon départ, et, loin de venir incognito, il

affecta même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse

avec son secrétaire, et m'apporta un passeport en son nom pour

traverser l'État de Berne à mon aise, et sans crainte d'être

inquiété. La visite me toucha plus que le passeport. Je n'y

aurais guère été moins sensible quand elle aurait eu pour objet

un autre que moi. Je ne connais rien de si puissant sur mon cœur

qu'un acte de courage fait à propos, en faveur du faible

injustement opprimé.

Enfin, après m'être avec peine procuré une chaise, je partis

le lendemain matin de cette terre homicide, avant l'arrivée de la

députation dont on devait m'honorer, avant même d'avoir pu revoir

Thérèse, à qui j'avais marqué de me venir joindre quand j'avais

cru m'arrêter à Bienne, et que j'eus à peine le temps de

contremander par un mot de lettre, en lui marquant mon nouveau

désastre; on verra dans ma troisième partie, si jamais j'ai la

force de l'écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis

en effet pour l'Angleterre, et comment les deux dames qui

voulaient disposer de moi, après m'avoir, à force d'intrigues,

chassé de la Suisse, où je n'étais pas assez en leur pouvoir,

parvinrent enfin à me livrer à leur ami.

J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis de cet

écrit à monsieur et madame la comtesse d'Egmont, à M. le prince

Pignatelli, à madame la marquise de Mesmes, et à M. le marquis de

Juigné.

J'ai dit la vérité: si quelqu'un sait des choses contraires

à ce que je viens d'exposer, fussent-elles mille fois prouvées,

il sait des mensonges et des impostures; et s'il refuse de les

approfondir et de les éclaircir avec moi tandis que je suis en

vie, il n'aime ni la justice ni la vérité. Pour moi, je le

déclare hautement et sans crainte: quiconque, même sans avoir lu

mes écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon

caractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes

habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même

un homme à étouffer.

J'achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se tut. Madame

d'Egmont fut la seule qui me parut émue: elle tressaillit

visiblement, mais elle se remit bien vite et garda le silence,

ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de

cette lecture et de ma déclaration.