L'AVARE
MAGNIFICENCE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU
Michel Schmouchkovitch
L'oxymore
doit-il retenir notre attention ? On peut y voir un éclair poétique, peut-être
un mot d'esprit, un witz, et respecter alors le conseil d'un des frères
Schlegel qui se méfiait des trop longues analyses de ce que la pensée
romantique avait quant à elle exprimé dans des aphorismes, donc, selon sa
formule, de ne pas faire une conférence anatomique à propos d'un rôti. C'est
pourtant ce que nous avons fait. Dans ce texte nous nous proposons d'étudier le
réseau sémantique d'un oxymore ou plus exactement de cerner les contraintes
interprétatives liées au texte aussi bien qu'au contexte. Quel est le sens de
l'oxymore avare magnificence, ou quels parcours interprétatifs pouvons
nous proposer ?
Cet
oxymore dont nous allons maintenant préciser le contexte se trouve dans un
fragment que Rousseau écrit à l'époque où il termine la Nouvelle Héloïse
(NH) et qu'il insérera quelques années après à la fin du Livre IV de l'Emile
(E). Ce texte apparaît à la fois comme une évocation nostalgique de l'état
de nature, une réminiscence de la Nouvelle Héloïse, et une
mise en scène fictive du moi. Une lecture attentive au texte découvre
qu'au-delà de l'épiphanie d'un paradis sur terre ce fragment est une illustration
du modèle socio-économique cher à Rousseau, et est aussi une contribution au
dossier toujours ouvert quant au point de vue de Rousseau sur la question de la
propriété. Selon nous, c'est ce que nous voudrions démontrer, l'oxymore "
avare magnificence " introduit un modèle utopique de propriété.
1.
PRESENTATION DU TEXTE DE L'EMILE
Le
sujet de cette longue digression (environ treize pages dans l'édition de la
Pléiade (E, IV, 678-691) [le chiffre romain fait référence au volume et le
chiffre arabe à la page de l'édition des œuvres complètes de Rousseau dans la
bibliothèque de la Pléiade]) est ainsi posé : " il y a des états qui
semblent changer la nature ". Quel serait-il, lui Rousseau, s'il était
riche ? Il ne serait pas ce riche égoïste dont il brosse le portrait mais
resterait le roturier qu'il est de par sa naissance. Bref un riche dont la
pauvreté - mais laquelle ? - serait sa vraie richesse :
Je n'irois pas me bâtir une ville en campagne et mettre au fond
d'une province les Tuilleries devant mon appartement.
Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée j'aurois
une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verds, et quoiqu'une couverture de chaume soit en toute
saison la meilleure, je préférerois magnifiquement,
non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus
gai que le chaume, qu'on ne trouve pas autrement les maisons dans mon pays, et
que cela me rappelleroit un peu l'heureux tems de ma
jeunesse. J'aurois pour cour une basse-cour, et pour
écurie une étable avec des vaches pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurois un potager pour jardin et pour parc un joli verger
semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des
promeneurs, ne seroient ni comptés, ni cueillis par
mon jardinier, et mon avare magnificence n'étaleroit
point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osa toucher. Or cette
petite prodigalité seroit peu coûteuse parce que j'aurois choisi mon azile dans
quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et
où règnent l'abondance et la pauvreté. (E, IV, 687)
Ce
passage est annoncé par une rupture dans le dispositif énonciatif d'Emile.
Le narrateur n'est plus Jean-Jacques, le gouverneur-précepteur d'Emile, mais
déjà le " Je " des œuvres autobiographiques à venir. Le narrateur
introduit une nuance entre Emile et lui-même, le premier dont le cœur serait
pur et le second qui serait plus averti de l'opinion des hommes, " un
exemple plus sensible, et plus rapproché des mœurs du lecteur " (E, IV,
678). Mais ce Rousseau fictif, fictivement riche, qu'imagine-t-il ? Est-ce le
souvenir idéalisé des Charmettes ? Est-ce quelque rêverie sur l'état de
nature ? Certes, les Confessions (C) ont été rédigées plusieurs années
après l'Emile, mais dans son récit autobiographique J.-J. Rousseau se
regarde dans le miroir des temps heureux, de l'amour de soi,
c'est-à-dire avant son entrée dans le monde de l'opinion, dans ce monde régi
par les lois de l'amour propre.
2.
METHODOLOGIE
Ce
fragment rajouté à l'Emile peut être comparé à d'autres passages de
l'œuvre où Rousseau met en scène le thème du bonheur. En effet, certaines
lettres de la Nouvelle Héloïse et certaines descriptions des Confessions
abordent ce thème d'une façon récurrente. Quoique chacune de ces œuvres
correspondent à une pratique discursive particulière, celle d'un récit
autobiographique, d'un roman, d'un traité d'éducation, une analyse comparative
peut être proposée.
L'analyse
comparative de sémèmes dans des textes ayant une thématique similaire permet de
valider la présence de certains sèmes qui ne sont qu'afférents en langue mais
qui sont associés de façon récurrente à tel ou tel sémantème dans l'univers
personnel de Rousseau (Up). Pour faire une telle comparaison il faut
procéder par rapprochement de mots, ce qui ne va pas de soi si l'on considère
d'une part l'univers auquel ils appartiennent, Up ou Us (univers
social), et d'autre part le réseau d'oppositions sémiques dont la trame, d'un
texte à l'autre, n'est jamais strictement superposable. De plus, les divers
emplois d'un même mot dans les différents livres de Rousseau, voire à
l'intérieur d'un seul de ses ouvrages, peuvent évoluer. Il faut également
rapprocher non plus des mots mais des sémèmes appartenant à des textes
différents. D'autre part, pour déterminer l'appartenance d'un sémème à tel ou
tel univers il est nécessaire de connaître l'ensemble des variations du terme
considéré dans la doxa. Nous étudierons successivement les mots "
magnificence " et " avare " en se basant sur des données
philologiques, plus généralement l'histoire du mot et ses emplois dans tel ou
tel domaine et à telle ou telle époque. Nous mettrons donc en place un faisceau
d'arguments à propos d'avare et de magnifique.
Ainsi
l'étude du terme " magnifique ", en contexte et dans la doxa,
est un préalable nécessaire à celle de l'oxymore. Si dans les divers emplois
répertoriés par les dictionnaires de la fin du XVIIe et dans ceux du
XVIIIe siècles l'acception de magnifique, ou de magnificence,
est univoque, il n'en va pas de même dans l'usage que Rousseau a pu en faire.
Certes, chaque locuteur, et a fortiori tout auteur, s'approprie de
manière plus ou moins idiomatique certains mots et plus encore certains
concepts. La magnificence appartient, entre autres, au domaine
sémantique de l'économie qui, chez Rousseau, concerne un questionnement
théorique fondamental dans lequel l'auteur s'implique d'une façon presque
sensible en se mettant lui-même en scène. L'économie, au sens de l'économie
politique, est un concept très large qui englobe les divers modes
d'interactions sociales en fonction des rapports socio-économiques établis qui
les déterminent. Il ne faut pas non plus méconnaître la valeur éthique de magnifique
qui, autant dans la doxa que chez Rousseau, définit la référence au bien,
même si, en contexte, la notion peut être inversée. Aussi peut-on trouver au
fil de l'œuvre, pour un même terme, des emplois ayant des acceptions
différentes. Les diverses possibilités de variation sémantique sont nombreuses.
A côté de la conformité à la doxa, un emploi paradoxal est possible, en
particulier dans le cas où le mot ressortit à un univers personnel, ou lorsque
le sens d'un mot est modifié par les opérations d'actualisation ou de
neutralisation de ses sèmes nucléaires. L'analyse des autres occurrences de magnifique
montrerait que l'évaluation du terme dépend du contexte. L'évaluation
positive qui est celle de la doxa, au XVIIIe siècle comme de
nos jours, est inversée dans le système qui régit habituellement l'univers
personnel de Rousseau et plus encore dans l'univers contrefactuel qui nous
intéresse. Nous distinguerons donc deux univers : Up et Us. D
ans l'univers personnel de J.J. Rousseau - Up - les éléments qui
sont caractéristiques sinon définitoires de leur signification dans la doxa,
de l'univers social - Us - sont sujets à de plus ou moins grands
remaniements sémantiques.
Dans
l'extrait de l'Emile cité plus haut, l'argumentation de Rousseau suit
une progression qui, partant d'un point de vue doxal aboutit à un paradoxe,
transformant une opposition convenue entre un Palais et une maison
rustique en une opposition plus complexe mêlant la question de la propriété
et l'effacement des interactions sociales entre les êtres. L'oxymore étudié est
ici précédé et suivi d'autres formes d'opposition telles que des comparaisons
antithétiques, et même d'un autre oxymore " les magnifiques ordures
" qui anticipe, comme dans un jeu de miroir déformant, "
l'avare magnificence ".
3.
L'OXYMORE “MON AVARE MAGNIFICENCE ”
Dans
l'œuvre de J.-J. Rousseau, et plus particulièrement dans les écrits sur
l'économie politique, on relève certaines variations quant aux évaluations de
certains termes clefs du vocabulaire économique. L'" avare magnificence
" peut apparaître dès lors comme un commentaire paradoxal du droit de
propriété. Celui ci ne peut que s'inscrire dans le système propre à la pensée
de Rousseau qui se structure sur l'opposition de l'immédiateté - ici des dons
de la nature - versus les médiations - ici celles inhérentes à la
richesse. Quel est donc être le mode d'interrelation proposé par Rousseau dans
sa fiction d'un Jean-Jacques propriétaire terrien.
Rousseau
met en scène un étrange scénario muet où un promeneur se sert à l'envi des
fruits d'un verger appartenant à un propriétaire à la fois avare et prodigue.
Relisons ce rêve muet d'un état de nature en plein cœur du XVIIIe
siècle.
3.1.
Les indications scéniques
Avant
de faire une analyse de l'oxymore " mon avare magnificence ",
présentons le cadre et les personnages.
L'oxymore
" avare magnificence " apparaît au terme d'une série d'oppositions
qui permet de dresser le plan de la " maison rustique " sur les plans
d'une demeure noble.
3.1.1.
Plan et décor de la maison rustique. - La maison imaginaire dont
Rousseau fait la description dans l'Emile est dépeinte en regard d'une
pièce de comparaison à laquelle point par point elle s'oppose, mais aussi par
rapport à laquelle point par point elle se définit. Une caractéristique dans
l'une la maison rustique - impliquera le trait contraire dans l'autre -la
demeure noble. L'univers de référence devient un univers bipolaire qui
fonctionne comme un système de valeurs oppositives. L'opposition dans Up
de la maison rustique et du palais reflète une opposition similaire dans Us,
mais inversée du fait que dans Up et dans Us les évaluations
hiérarchiques sont inverses. Le plus prisé dans Us - le noble - est
alors systématiquement déprécié dans Up.
Dans
la comparaison de l'Emile les termes appartenant à une même classe
sémantique se répartissent en fonction d'une double polarité qui n'est pas
nécessairement celle qui structure le lexique. Ainsi, si la basse-cour
se définit par rapport à la cour (elles sont spatialement
complémentaires), l'étable et l'écurie n'ont pas toujours été
distinguées en fonction de l'animal qu'elles abritent, le jardin peut
également être potager, et le parc continuer le verger. En
juxtaposant dans une opposition binaire des termes appartenant à une même
classe sémantique, {cour, basse-cour} ; {écurie,
étable} ; {jardin, potager} ; {parc, verger},
Rousseau crée des antithèses là où la convention architecturale voit plutôt une
complémentarité. Les termes appartenant au registre rustique sont évalués
positivement, et corrélativement les termes de la comparaison appartenant au
registre noble sont évalués négativement.
Le cas
de l'opposition " jardin " vs " potager " est un
exemple explicite des variations évaluatives en contexte. Dans la doxa
des XVIIe et XVIIIe siècles le jardin se
différencie du potager, dans la mesure où il s'agit d'un jardin
d'agrément, c'est-à-dire non utilitaire. Il existe alors une évaluation
hiérarchique qui détermine l'organisation spatiale de la propriété. Ainsi, dans
une hiérarchie scalaire allant du plus noble au moins noble, jardin et cour
sont évalués positivement quand basse-cour et potager,
spatialement plus distants par rapport au logis, le sont négativement.
Remarquons
que la propriété des Charmettes, quoique respectant les règles de l'agencement
des divers espaces les uns par rapport aux autres, n'est pas décrite en
fonction d'une hiérarchie noble - non noble. Les divers lieux
composant la propriété où Jean-Jacques vécut quelques années forment un tout
évalué positivement en fonction des critères que sont le plaisir, l'isolement
ou la proximité d'une nature non corrompue. Il n'y a donc pas de
différenciation évaluative entre les éléments de l'énumération de ce que
Jean-Jacques veut faire aimer à Mme de Warens, que ce soit la "
basse-cour " ou les " vaches " (éléments non nobles), ou que ce
soit le " jardin " (élément noble si d'agrément). La hiérarchie doxale n'aurait donc pas de pertinence contextuelle dans la
description des Charmettes (C, I, 224 et 231-3).
La
stratégie évaluative est différente dans l'Emile. Ce qui est noble
suivant les critères de la bonne société du temps, et donc évalué positivement,
sera, du fait de l'inversion propre aux valeurs de l'Emile, évalué
négativement. Ainsi le sème /noble/ qui est évalué négativement dans la
comparaison de l'Emile, est actualisé dans " cour " lorsque
" cour " est opposée à " basse-cour ". Mais dans un autre
contexte le sème peut ne pas être distinctif, ainsi en est-il lorsque "
cour " est juxtaposée à " jardin " ou encore à " basse-cour
" dans la description des Charmettes. Ce qui était uniformément positif
dans les Confessions (" jardin, basse-cour, pigeons et vaches
") vient à s'opposer dans l'Emile : " jardin " est évalué
négativement, et " basse-cour " ou " vaches " le sont
positivement.
Ce qui
a été dit à propos de l'opposition " jardin " vs "
potager " peut s'appliquer à l'opposition " parc " vs
" verger ".
Dans
la comparaison de l'Emile, l'inversion évaluative va de pair avec une
substitution en lieu et place de la " cour " par la " basse-cour
", de " l'écurie " par " l'étable ", du " jardin
" par le " potager " et du " parc " par le "
verger ". Cette substitution exclut-elle la possibilité d'un potager
dans la propriété du noble, et, corrélativement, celle d'un jardin
devant " une maison rustique " ? Une grande propriété sans verger ni
potager ressemblerait peut-être aux Tuileries mais non à Versailles, à
ce Versailles où les jardins (dont le jardin potager du Roi) et le hameau de la
Reine étaient la marque de la domination royale sur la nature même. Au début du
passage cité de l'Emile, Rousseau a cette formule antithétique :
" Je n'irois pas me bâtir une ville en campagne
". Aussi propose-t-il de remplacer chacune des parties
caractéristiques d'une propriété de ville par son équivalent rustique. Autant
dire qu'à l'emplacement attendu de la cour il y aurait la basse-cour,
à l'emplacement de l'écurie il y aurait l'étable, etc. La forme
reste en place mais il y a substitution des contenus. Rousseau semble
imaginairement réutiliser une structure dont il ne modifie pas l'agencement. Il
n'y a incompatibilité que dans le texte ici étudié, comme dans l'exemple cour
vs basse-cour, et non dans une quelconque référence extra-linguistique.
Le
décor est installé... La scène se passe dans un verger dont un jardinier
s'occupe de temps à autre. Le travail de ce jardinier est bridé par un
propriétaire soucieux de ne rien s'approprier de ce qui lui appartient !
3.1.2.
Le verger. - Nous avons déjà abordé le schéma d'organisation spatiale
d'une propriété et des emplacements réservés aux bâtiments d'une part, au
jardin et au verger d'autre part. Mais quelles sont les marques de propriété
qui délimitent un tel verger ? Le verger, comme le jardin, doit être un enclos
de façon à protéger la production. " Le jardin [comprenant le fruitier et le
potager] est une pièce de terre qui pour l'ordinaire est renfermée de muraille.
[...] Il produit quantité de choses qui sont pour le plaisir du maître, et
ainsi sont capables de tenter des friands indiscrets " écrivait Jean de La
Quintinye, le jardinier de Louis XIV. Dans un verger
les murs ont deux fonctions : celle de protéger la production et celle de
servir d'étai aux arbres taillés en espalier. Mais ici, point de murs.
3.1.3.
La taille des arbres. - La taille des arbres apparaît dans le texte
comme un élément aussi significatif de l'attitude de Rousseau à l'égard de sa
propriété fictive que l'absence de murs. Il fait des arbres taillés en espalier
un symbole de la richesse inutile (" ces espaliers superbes auxquels à
peine on osât toucher "), une nature détachée de l'homme, une antinature.
On peut supposer qu'il aurait laisser croître les arbres sans taille ni greffe.
Mais pour le domaine d'un propriétaire attaché à sa propriété, Rousseau a
choisi parmi les quatre figures que l'on donne aux arbres fruitiers, celle en
espalier, c'est-à-dire la plus éloignée de la croissance naturelle et la plus
contraignante. " Espalier se dit des arbres fruitiers plantés le long des
murailles, et palissés, c'est-à-dire, dont les branches sont attachées depuis
le pied jusqu'en haut à un treillage qu'on a appliqué à ces murailles
". Le tableau ci-dessous décrit les quatre figures dont dispose le
jardinier pour améliorer la récolte.
|
à l'abri d'un muret |
lié à un treillage |
taille |
espalier |
+
|
+
|
+
|
contre-espalier |
-
|
+
|
+
|
buisson (taille en forme de vase) |
-
|
|
+
|
haute tige |
-
|
-
|
-
|
Figures données aux arbres fruitiers
On
note que la haute tige s'oppose trait pour trait aux espaliers.
En 1897, dans Le bon Jardinier, on pouvait lire à propos de la tige
ou haute tige : " [après avoir rabattu les branches à 0,10 mètre de
longueur] on abandonne les arbres à eux-mêmes, et ils poussent alors plus ou
moins irrégulièrement, suivant leur nature ".
3.1.4.
Le jardinier. - Entre le propriétaire et le promeneur il y a le jardinier.
Celui-ci a une fonction médiatrice entre écologie et économie. Il est à la fois
le gardien de la nature et celui de la propriété. C'est lui que le précepteur
d'Emile fait intervenir, non sans une certaine brutalité, pour faire
comprendre à son élève la notion de propriété : " Un beau jour [Emile]
arrive empressé et l'arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les
fèves sont arrachées " (E, IV, 331). Pour planter des fèves le jeune Emile
avait " gâté l'ouvrage " de Robert le jardinier qui avait " semé
là des melons de Malthe ". Chacun s'explique,
puis le précepteur conclut : " on voit comment l'idée de la propriété
remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail " (E,
IV, 332-333). Cependant, dans l'extrait cité, la propriété est vidée de ses
marques les plus spécifiques. Ainsi les fruits ne seront ni cueillis, ni
comptés, ni protégés contre le vol.
Quelle
peut donc être la fonction du jardinier ? Quel peut être l'objet de son
intervention sur la nature ? Dans un verger les modifications de la nature dues
à la main de l'homme doivent être minimales. Dans la Nouvelle Héloïse le
travail du jardinier Gustin est limité à une
douzaine de journées par an. La fonction du jardinier qui plante mais ne taille
pas a trouvé ainsi un juste équilibre entre utilité et rendement.
Après
avoir décrit l'arrière plan du décor, envisageons le type d'interrelation entre
le propriétaire et le promeneur. Nous limitons ici notre analyse aux acteurs
humains. Cependant, ne peut-on pas considérer les arbres en espalier
comme un acteur à part entière ? Nous voyons en effet une similitude entre les
arbres en espalier et le monstre dont l'image au début du livre de l'Emile
est précisément un arbre greffé. On passe de l'avoir (des jardins, des
vergers, des arbres en espalier, etc.) à l'être du propriétaire par
l'allégorie qui permet de subsumer la monstruosité morale du " riche
" sous un " arbre en espalier ". Rappelons les premières lignes
de l'Emile :
Tout
est bien, sortant des mains de l'auteur des choses : tout dégénère entre les
mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre ; un
arbre à porter les fruits d'un autre. Il mêle et confond les climats, les élémens, les saisons. Il mutile son chien, son cheval, son
esclave. Il bouleverse tout, il défigure tout : il aime la difformité, les
monstres. [...] il le faut contourner [l'homme] à sa mode comme un arbre de son
jardin " (E, IV, 245).
3.2.
Le propriétaire et le promeneur
3.2.1.
Un Rousseau propriétaire. - Mais quel genre de propriétaire aurait pu
être Rousseau ? Dans sa réponse à l'académicien Lecat,
Rousseau s'exclame :
L'Auteur
est si occupé de ses terres, qu'il me parle même de la mienne. Une terre à moi
! la terre de Jean-Jacques Rousseau ! en vérité je lui conseille de me calomnier*
plus adroitement.
__________________
* Si
l'Auteur me fait l'honneur de réfuter cette Lettre, il ne faut pas douter qu'il
ne me prouve dans une belle et docte démonstration, soutenue de très graves
autorités, que ce n'est point un crime d'avoir une terre : en effet, il se peut
que ce n'en soit pas un pour d'autres, mais c'en seroit
un pour moi. (DSA, III, 99-100)
Rousseau
a saisi le présupposé de Lecat, à savoir que
tous les propriétaires ne sauraient réagir autrement que comme des propriétaires.
" En fait, comme l'écrit M. Launay, il n'y a pas de contradiction à
affirmer que le droit de propriété est partie intégrante de la liberté
individuelle, et de renoncer à ce droit pour conquérir une liberté plus grande
encore : la liberté de dénoncer les abus du droit de propriété. Qu'on ne voit
pas dans ces antithèses des jeux de mots. Les deux versants de la Réponse
à Lecat, [...] sont aussi intéressants l'un que
l'autre. Rousseau commence par contre-attaquer, et, d'un simple revers de la
phrase, il insinue dans l'esprit du lecteur que ces beaux amis de la liberté la
définissent comme le droit d'exploiter sans limite le travailleur des champs
". C'est ce que fait Rousseau en inversant le comportement présupposé d'un
propriétaire. Si Jean-Jacques Rousseau laisse " les fruits à la discrétion
du promeneur " c'est précisément pour prendre le parti contraire de
l'attitude spontanée de tout propriétaire.
3.2.2.
L'homme frugivore. - La description des rapports entre le
propriétaire et le promeneur, comme la présentation de tous les éléments
significatifs du texte, s'appuie sur une opposition. L'objet fruit sert
à opposer un certain type d'économie à un autre. Au modèle qu'il met ici en
scène, Rousseau oppose deux déviations par rapport au libre cours de la nature
: celle de la culture en espalier, qui fait d'un verger une œuvre d'art à
laquelle " à peine on osât toucher ", et celle qui, contrariant les
saisons, cultive " les primeurs ", plaisir exclusif des riches. Le
thème du verger qui est dans le texte l'objet de cette courte digression
apparaît choisi à dessein. Il permet la fiction de l'enclave d'un âge d'or
en plein XVIIIe siècle.
Si
l'homme est devenu omnivore il était frugivore à l'état de nature.
Or c'est précisément le modèle économique lié à l'état de nature que
Rousseau, dans la courte épiphanie d'une digression, insère dans le schéma figé
de l'économie agricole sous l'ancien régime. De plus, comme le verger de
Rousseau remplace le parc du grand propriétaire terrien, la production
de fruits vient à la place de la réserve de chasse. Aussi, le propriétaire et
le promeneur dont il est question ici sont-ils des frugivores et non des
carnassiers. L'opposition frugivore vs carnivore redouble celle
entre paix et guerre, donc l'opposition entre Rousseau et Hobbes.
En effet " l'avantage de la vie des frugivores, [est] la paix, [ce qui]
signifie que l'homme n'est pas, de nature, belliqueux, comme le veut Hobbes
". Et comme Buffon l'écrit à propos du cheval : " Ils vivent
donc en paix, parce que leurs appétits sont simples et modérés, et qu'ils ont
assez pour ne se rien envier ". Cette paix qui résulte de l'abondance
correspond à l'état de nature de l'homme frugivore qui n'entretient
aucun rapport avec les autres hommes. Il n'y a pas d'autre lien que
cette absence de commerce entre le propriétaire et le promeneur. C'est encore
l'opposition entre l'homme de la nature (le frugivore) et l'homme enchaîné à ce
que l'amour propre peut vouloir montrer (les espaliers).
3.3.
L'état de nature : un univers (économique) contrefactuel
La
question des univers de référence dans lequel le processus interprétatif
s'applique est plus complexe qu'une simple opposition entre Us et Up :
en pratique nous distinguerons Us de Up en fonction
principalement de la différence d'évaluation d'un terme, et Us de Ucf [univers contrefactuel] si les
valeurs sémantiques définies respectivement dans chaque système (Us :
système de l'économie rurale sous l'ancien régime, et Ucf
: les interactions humaines dans l'état de nature) sont
différentes voire opposées.
Cet état
de nature, ou tout autre état d'une société meilleure que les auteurs du
XVIIIe siècle aimaient à mettre en scène, ou encore, comme Diderot,
à faire découvrir par quelque voyageur occidental (cf. : Supplément au
voyage de Bougainville), peut être considéré comme un exemple d'univers
contrefactuel. Remarquons que ce qui apparaît comme un univers contrefactuel
aux visiteurs persans de Montesquieu n'est bien sûr que notre doxa, nos
évidences, nos opinions. Chez Rousseau cet Ucf
qui apparaît comme le négatif d'un état socio-économique présenté
comme réel a de fait une fonction polémique. Ce qui apparaît ici comme un
micro-univers inséré dans une longue digression faite de tiroirs multiples,
s'emboîtant les uns dans les autres, et allant avec régularité dans le sens
d'une éviction des schémas de pensée propres aux possédants (c'est-à-dire, pour
reprendre les éléments contenus dans le texte analysé, le fait pour
Jean-Jacques d'être tempérant par sensualité, de renoncer à l'oisiveté, de
préférer une maison rustique, d'avoir une propriété sans le souci de la faire
valoir et, pour finir, d'être riche et de ne pas vivre tel un riche), n'est en
fait qu'un reflet ponctuel de l'ensemble du traité sur l'éducation qu'est l'Emile.
Si le jeune Emile est un sauvage vivant dans la société de son temps,
Emile est riche et, de ce fait, il n'est pas soumis aux obligations de
l'opinion inhérentes à la richesse mais, au contraire, la richesse lui permet
de n'être pas soumis au joug de l'opinion. Il n'est donc pas dominé par les
exigences de l'amour propre et n'est pas aliéné aux intérêts de la
propriété. Pourrait-il alors y avoir préservation de l'état de nature dans
celui de société ? Mais Rousseau - la suite d'Emile intitulée les Solitaires
nous l'apprend - n'est pas la dupe de son propre rêve. Pour l'heure, si le
gouverneur d'Emile prépare son élève au métier de menuisier, Jean-Jacques, dans
ce micro-univers, restitue pour lui-même la fiction d'un âge d'or, et le modèle
économique d'un temps à l'aube de l'histoire va nous permettre de dénouer le
paradoxe de l'avare magnificence.
4.
La doxa et le contexte de l'oxymore “avare magnificence”
Si le
sens de l'un voire des deux termes de l'oxymore est modifié par le contexte,
l'analyse de leurs relations sémiques devient plus complexe. Cependant, le
contexte immédiat et celui plus général de l'œuvre tels qu'ils ont été analysés
plus haut permettent de désintriquer les
significations des deux termes composant l'oxymore.
Nous
présenterons successivement les divers emplois d'avare et de magnificence
dans la langue du XVIIIe siècle puis dans celle de J.-J.
Rousseau
4.1.
Le signifiant avare. - L'adjectif avare ou le substantif avarice
ne sont qu'exceptionnellement l'objet de glissements sémiques. De plus, leur
évaluation, que ce soit dans la doxa ou dans la langue de Rousseau, est
presque toujours négative. Le Dictionnaire de l'Académie française dans
sa première édition parue en 1694 donnait la définition suivante où nous
soulignons la rapprochement des mots avare et magnificence, ce
qui laisse supposer qu'un tel rapprochement, tout au moins pour les moralistes,
n'était pas incongru à l'aube des Lumières :
Avare.
adj. des 2 g. Qui a trop d'attachement aux richesses. Vieillard avare. Humeur
avare. Il est si avare qu'il se refuse tout, qu'il se plaint tout. On dit, un
caractère avare, pour, le caractère d'un avare. Un air avare. Manières avares.
Une dépense avare. On dit d'un homme qui affecte une magnificence mêlée
d'avarice, que c'est un avare fastueux. On dit figurément, que le ciel, que
la nature, que la fortune a été avare de ses dons envers quelqu'un, pour dire,
qu'il n'a pas reçu de grands avantages de la nature, ni de la fortune ; et au
contraire, que le ciel, que la nature, que la fortune ne lui a pas été avare de
ses dons, pour dire, qu'il a été bien traité de la nature, de la fortune. On
dit aussi, être avare de louanges, de ses louanges, de ses visites, pour dire,
n'aimer pas à donner des louanges, à faire beaucoup de visites ; et, être avare
du temps, de son temps, pour dire, être bon ménager de son temps, ne vouloir
point perdre de temps.
Avare,
est aussi substantif. C'est un avare. L'avare ne manque pas moins de ce qu'il
a, que de ce qu'il n'a pas.
De
cette définition du mot avarice par l'Académie ne ressort pas suffisamment
l'autre aspect, plus moral, du mot. L'avare n'est pas seulement celui qui
garde, qui ne donne pas, mais encore celui qui désire, qui accumule les
richesses. Les théologiens ne s'y trompaient pas : l'avarice va de pair avec
l'avidité. Le second versant de cette définition est conforme à l'étymologie :
Auarus signifie cupide ou avare. Aussi
trouve-t-on dans le Dictionnaire de théologie catholique, suivant en
cela saint Thomas, l'avarice définie comme " l'amour déréglé des
richesses ". Selon le Docteur angélique, " l'avarice peut avoir deux
formes différentes. Elle est quelquefois le désir, la poursuite, la détention
des biens terrestres à l'encontre des droits rigoureux d'autrui. Sous cette
forme elle est un péché contre la justice. [...] Plus ordinairement l'avarice
est un attachement exagéré aux biens qu'on possède légitimement. [Elle
constitue], dit saint Thomas, un péché opposé à la vertu de libéralité. Le
saint docteur définit la libéralité : “une vertu par laquelle nous faisons bon
usage des biens extérieurs qui nous ont été donné pour notre sustentation”
".
Dans
la discussion à propos du jeu, quelques pages seulement avant l'oxymore "
avare magnificence ", Rousseau emploie le terme avarice avec la
même évaluation négative que l'on trouve dans la doxa. Le rapprochement
entre l'avarice et le jeu ne s'explique que dans l'acception morale du mot avarice,
celle d'un désir déréglé. On n'imagine guère un avare, au sens courant du
terme, mettre en jeu son bien par quelque jeu de hasard :
Le
goût du jeu, fruit de l'avarice et de l'ennui, ne prend que dans un esprit et
un cœur vuides, et il me semble que j'aurois assés de sentiment et de connoissances pour me passer d'un tel supplément. (E, IV,
682)
Rappelons
que le mot supplément signifie toujours chez Rousseau un trouble dans le
rapport à l'autre tel que l'a démontré J. Derrida dans De la grammatologie.
L'acception érotique de cette expression est par ailleurs évidente. Le supplément
est un artifice qui permet à la personne de s'absenter de soi ou de suppléer à
l'absence de l'autre. Elle est donc menace de perversion. Toute relation
sociale doit ainsi être passée au crible de l'analyse de ce supplément :
" Rousseau inscrit la notion de nature en tant qu'elle devrait se
suffire à elle-même. Mais le supplément supplée. Il ne s'ajoute que pour
remplacer. Il intervient ou s'insinue à-la-place-de
; s'il comble, c'est comme on comble un vide. [...] Le supplément rend fou
parce qu'il n'est ni la présence ni l'absence et qu'il entame dès lors et notre
plaisir et notre virginité " écrit J. Derrida.
S'opposant
à la magnificence dont il ferait preuve s'il était riche Rousseau, fidèle à
lui-même, prône l'extrême économie qui n'est pas l'avarice. Dans les Confessions
il se souvient d'un temps où sa pauvreté comparée à la modestie de ses
besoins n'en était pas une :
Quoique
je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse insensiblement s'épuisoit. Cette économie au reste étoit
moins l'effet de la prudence que d'une simplicité de goût que même aujourd'hui
l'usage des grandes tables n'a point altéré. Je ne connoissois
pas, et je ne connois pas encore de meilleure chère
que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du
fromage, du pain bis et du vin passable on est toujours sûr de me bien régaler.
(C, I, 72)
Dans
la Lettre à d'Alembert Rousseau qualifie les acteurs d'avares et de
prodigues. Même s'il précise qu'ils sont avares et prodigues tout à la fois
on peut supposer qu'il décrit deux états successifs se répétant sans cesse
selon leur plus ou moins bonne fortune. Disons que leur avarice (le fait
d'être toujours accablés de dettes) n'exclut pas, sur un plan logique,
leur prodigalité :
[...]
l'état de Comédien est un état de licence et de mauvaise mœurs ; que les hommes
y sont livrés au désordre ; que les femmes y mènent une vie scandaleuse ; que
les uns et les autres, avares et prodigues tout à la fois, toujours accablés de
dettes et toujours versant l'argent à pleines mains, sont aussi peu retenus sur
leurs dissipations, que peu scrupuleux sur les moyens d'y pourvoir. (LS, V, 69)
La
logique des acteurs dont parle Rousseau n'est pas identique à celle qu'épingle
La Rochefoucauld : " Les passions en engendrent
souvent qui leur sont contraires. L'avarice produit quelquefois la prodigalité,
et la prodigalité l'avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux
par timidité ".
Dans
la Nouvelle Héloïse (Lettre de Claire à Julie ; 6e partie,
lettre II), Rousseau recourt encore à l'antithèse avare vs prodigue :
Je fis
mon frère de ton ami [Saint Preux], tu le sais : l'amant de mon amie me fut
comme le fils de ma mère. Ce ne fut point ma raison, mais mon cœur qui fit ce
choix. J'eusse été plus sensible encore, que je ne l'aurois
pas autrement aimé. Je t'embrassois en embrassant la
plus chère moitié de toi-même ; j'avois pour garant
de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle
ainsi ce qu'elle aime ? Le traitois-tu toi-même ainsi
? Non, Julie, l'amour chez nous est craintif et timide ; la réserve et la honte
sont ses avances, il s'annonce par ses refus, et sitôt qu'il transforme en
faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L'amitié est
prodigue, mais l'amour est avare. (NH, II, 640).
Cet
exemple est particulièrement intéressant. Non seulement l'amour s'annonce par
une inversion des signes, mais, à une différence de degré sur l'échelle des
sentiments (amour et amitié sont évalués positivement par rapport
à haine) correspond une opposition sémantique des qualificatifs (avare
et prodigue, tous deux situés dans les marges de la doxa et
évalués négativement, sauf contexte particulier). Nous avons là une sorte de
projection inversée des sentiments sur un ordre économique. Le plus
excessif (l'amour) est exprimé par le terme évalué le plus négativement
(avare) et le terme modéré (l'amitié) par un adjectif évalué moins négativement
(prodigue). Le Dictionnaire de l'Académie (1re éd. de 1694)
considère cet attribut moins négativement qu'avare : " Prodigalité.
s. f. v. Profusion, vice par lequel on est prodigue. C'est une prodigalité
extraordinaire, inoüie. La prodigalité est un vice
moins honteux que l'avarice ".
Les
traités de morale corroborent ce jugement qui fait de Judas le modèle de
l'avare (amour déréglé de l'argent) et du fils prodigue le modèle du retour aux
valeurs ancestrales. Au mal de l'avarice et de la prodigalité (notons le ici,
tous deux évalués négativement dans la doxa mais positivement dans ce
contexte de la Nouvelle Héloïse) s'opposerait respectivement la
modération de l'aumône et la libéralité.
Remarquons
une acception positive du terme avare, puisque A. Furetière nous dit qu'une
" honneste femme doit être très-avare de
ses faveurs ".
Nous
transcrivons ici une réflexion particulièrement éclairante qu'a bien voulu nous
communiquer F. Rastier : " Il me semble que le
vocabulaire économique sert (sans doute parce qu'il n'est pas censuré) de
ressource lexicale pour les choses de l'amour (mais il s'agit de catachrèses,
avec des tournures différentes : avare de vs avare tout court). Dans la Nouvelle
Héloïse, l'utopie domestique permet de remotiver
la relation entre amour et économie, puisqu'il s'agit de gérer selon les mêmes
principes moraux la production et la reproduction : abondance de l'offre,
modicité de la demande (avare magnificence). Les catégories pertinentes ne sont
plus génériques, mais spécifiques (excès vs modération, franchissement ou non
de seuils évaluatifs) ".
Dans
presque tous les exemples cités - à l'exception notable du domaine érotique où
la retenue, selon le mot de Pierre Bourdieu, est le garant de la bonne tenue -,
avare et avarice ont une évaluation négative et une acception
conforme à celle véhiculée par la doxa.
Dans
l'oxymore avare magnificence, " avare " n'a pas
entièrement le sens qu'il a dans la doxa et il n'est pas non plus évalué
négativement. La signification d'" avare " est ici déterminée par le
contexte et non modifiée par le sémème associé. Le qualificatif avare se
justifie dans Ucf par l'absence de
don mais aussi par la faible quantité de la perte, mais non par une protection
avare de la production de fruits. En d'autres termes il est avare de la
relation (aliénation) impliquée par le don mais non de la quantité de
marchandise qui lui est soustraite.
4.2.
Le signifiant magnificence. - 1° acceptions fixées :
L'acception de magnificence dans la [les] langue[s] des XVIIe
et XVIIIe siècles est très proche d'une définition à l'autre.
Furetière en donne la définition et les références suivantes :
Magnificence
:
subst. fem. Vertu qui enseigne à dépenser son bien en
choses honorables. La magnificence sied bien aux Rois & aux
Potentats. La magnificence fait subsister le peuple, les ouvriers. La
Reine de Saba vint admirer la magnificence de Salomon.
Le Dictionnaire
de L'Académie française dans l'édition de 1694 n'a pas d'entrée à magnificence.
Dans son édition de 1798 l'article magnificence n'apporte pas d'élément
nouveau par rapport à la définition et aux emplois recensés dans l'édition de
1694 :
Magnifique.
adj. de tout genre. Splendide, somptueux en dons & en despense,
qui se plaist à faire de grandes & esclatantes despenses,
principalement dans les choses publiques. Prince magnifique. les Romains estoient magnifiques dans leurs ouvrages publics, dans les
spectacles, dans leurs Temples. Magnifique en festins, en habits. Il est fort
magnifique chez luy.
Le Dictionnaire
de Trévoux donne une explicitation plus morale et insiste, comme celui de
l'Académie, sur le caractère public de la magnificence. Non seulement, elle ne
sied qu'à ceux qui détiennent le pouvoir politique et non pas à de simples
particuliers, mais elle doit être faite avec publicité, ce précisément dont
le narrateur du fragment est avare :
Magnificence
:
Vertu qui enseigne à dépenser son bien avec honneur et avec éclat. Aristote met
une grande différence entre la magnificence et la libéralité. Il dit que
la libéralité ne fait que des dépenses ordinaires et médiocres ; & que la magnificence
en fait d'immenses et d'extraordinaires. La magnificence est d'une
bienfaisance nécessaire aux Rois, & aux Potentats. Elle n'appartient pas à
de simples particuliers ; elle est vicieuse quand elle est sans bornes. Il faut
que la magnificence soit bien placée, & bien étendue. La magnificence
attire l'attention du peuple. [...] On a donné autrefois aux Rois le titre de Magnifique,
comme on leur donne aujourd'hui celui de Majesté.
2° occurrences
dans l'œuvre de Rousseau : Le mot magnificence revient de nombreuses
fois sous la plume de Rousseau dans des contextes variés et avec des acceptions
différentes. Nous pouvons regrouper en deux séries les diverses occurrences
dans l'œuvre de Rousseau : (i) la première correspondant aux emplois conformes
à la doxa, (ii) la seconde aux occurrences
marquées de l'empreinte idiolectale propre à Rousseau.
(i)
Dans un de ses derniers écrits politiques, les Considérations sur le
gouvernement de Pologne et sur sa réformation projettée
(CGP), le système philosophique étant déjà achevé, il emploie le sens usuel
de magnificence. Ici la magnificence est dans la dépense publique
:
Ne
négligez point une certaine décoration publique ; qu'elle soit noble,
imposante, et que la magnificence soit dans les hommes plus que dans les
choses. On ne sauroit croire à quel point le cœur du
peuple suit ses yeux et combien la majesté du cérémonial lui en impose. (CGP,
III, 964)
Et
cependant, cette magnificence d'état peut être triste comme il l'écrit
dans la lettre à d'Alembert (LS) :
[...]
il faut que les douces impressions faites durant la jeunesse demeurent et se
renforcent dans un âge avancé, tandis que mille autres s'effacent ; il faut
qu'au milieu de la pompe des grands États et de leur triste magnificence, une
voix secrette leur crie [aux Genevois] incessament au fond de l'âme. Ah ! où sont les jeux et les
fêtes de ma jeunesse ? Où est la concorde des citoyens ? Où est la fraternité
publique ? Où est la pure joie et la véritable allégresse ? Où sont la paix, la
liberté, l'équité, l'innocence ? (LS, V, 121).
Le
jeune homme qui découvre les fastes d'une cour royale n'y voit d'abord que le
cadre idéal d'un roman d'amour avant toute préoccupation de philosophie
économique :
Du
reste, je n'avois pour la magnificence qui frappoit mes yeux qu'une admiration stupide et sans
convoitise. La seule chose qui m'intéressât dans tout l'éclat de la Cour étoit de voir s'il n'y auroit point
là quelque jeune Princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse
faire un roman. (C, I, 72)
Autre
emploi banal et affaibli de magnificence mais formant presque un oxymore
:
Je
revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut
pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire, car il me fit le même
cadeau qu'il avoit fait auparavant au gentil Bernard,
en me défrayant de ma place à la Diligence. (C, I, 280-281)
Lorsque
la magnificence est évaluée négativement, elle est confondue avec le luxe
qui est lui même évalué négativement. C'est, là encore, un affaiblissement du
sens. Ce qui a disparu avec cet emploi c'est le geste noble de la largesse qui
va d'ailleurs réapparaître dans les emplois idiolectaux du mot magnificence par
Rousseau :
Je m'étois figuré une ville [il s'agit de Paris] aussi belle que
grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues,
des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg St. Marceau je ne vis
que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la
malpropreté, de la pauvreté, des mendians, des chartiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanne et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à
tel point que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu
détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret
dégoût pour l'habitation de cette capitale. (C, I, 159)
Autre
exemple de l'assimilation de la magnificence au luxe, dès lors évaluée
négativement. Dans la lettre V, 2 Saint-Preux précise les rapports entre
la magnificence et le superflu dans l'économie des plaisirs selon
Julie :
Elle
ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-être d'une
personne sensée ; mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu'a briller aux
yeux d'autrui, de sorte qu'on trouve dans sa maison le luxe de plaisir et de
sensualité sans rafinement ni molesse.
Quant au luxe de magnificence et de vanité, on n'y en voit que ce qu'elle n'a
pu refuser au goût de son père [...]. (NH, II, 531)
La
distinction que fait Rousseau entre la magnificence réelle et la véritable
magnificence correspond aux deux emplois du mot que l'on retrouve dans son
œuvre, le premier, conforme à la doxa, et le second, redéfini dans son
système économique idéal. Dans la description qu'il fait de la maison de Mme
de Warens, Jean-Jacques écarte la magnificence et insiste sur l'hospitalité :
On ne trouvoit pas chez Made de Warens la magnificence
que j'avois vue à Turin, mais on y trouvoit la propreté, la décence et une abondance
patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avoit
peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa
cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers ; mais l'une et l'autre étoient bien garnies au service de tout le monde, et dans
des tasses de fayance, elle donnoit
d'excellent caffé. Quiconque la venoit
voir étoit invité à dîner avec elle ou chez elle, et
jamais ouvrier, messager ou passant ne sortoit sans
manger ou boire. (C, I, 105)
Dans
la lettre IV, 11 à Milord Edouard, lettre dans laquelle Saint-Preux évoque tous
les jardins qu'il a vus au cours de ses pérégrinations autour du monde, allant
de Londres à la Chine, il " [se] figure [...] un homme riche de Paris ou
de Londres, maître de cette maison et amenant avec lui un Architecte chèrement
payé pour gâter la nature. [...] Les beaux alignemens
qu'il prendroit ! Les belles allées qu'il feroit percer ! Les belles pattes d'oye,
les beaux arbres en parasol, en éventail ! Les beaux treillages bien sculptés !
" (NH, II, 480). Mais à côté de ces jardins à la française, Saint-Preux
critique ces jardins dont tout l'art consiste à les faire paraître aussi
naturels qu'il est possible. On retrouve dans cette description les mêmes
éléments que dans l'opposition comparative de l'Emile. L'accumulation
des négations décrit en creux un de ces jardins qui rappellent ceux de
Versailles, des Tuileries ou du Palais Royal. Dans ces jardins sont concentrées
en un seul espace de multiples variétés de plantes ne poussant à l'état naturel
que dans des régions fort éloignées et sous des climats différents. Jean
Delumeau, dans le premier tome d'Une histoire du paradis sous titré Le
jardin des délices, cite de nombreux auteurs décrivant cette unité
climatique de l'Eden qui favorise tant la croissance des plantes. Saint Jean
Damascène (mort en 749) écrivait : " Il était à l'Orient dans la région la
plus élevée de la terre ; l'air y était le plus doux, le plus léger et le plus
pur. Orné de plantes perpétuellement en fleurs et au parfum exquis, baigné de
lumière, il dépassait en beauté toute idée qu'on puisse s'en faire avec nos
sens ". Dans le Purgatoire, Dante évoque ce même printemps éternel
: " Et tu dois savoir que la campagne sainte, / Là où tu es, est riche de
toutes semences, / Et de fruits qu'on ne cueille pas ailleurs. /[...] [Qui primavera sempre e ogne frutto ; / Nettare é questo di che ciascun dice.]
/ Ici est le printemps toujours, et tout fruit ; / cette eau est le nectar dont
chacun parle ". Mais, nous demanderons-nous, ces fruits étaient-ils
cueillis, consommés ? Dans " les magnifiques jardins plantés par Hassen-ben-Sabah, rapporte Alexandre Dumas dans Le comte
de Monte-Cristo, on leur faisait manger une certaine herbe qui les
transportait dans le paradis, au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits
toujours mûrs, de femmes toujours vierges ". Doit on en conclure que dans
le jardin de Rousseau l'appétit du promeneur n'était que virtuel et que rien
jamais n'était consommé ?
Ici la
magnificence se confond avec la toute puissance, d'où l'expression
" magnificence plus qu'humaine ", expression sur laquelle Rousseau
avait hésité, écrivant tout d'abord " qui semble avoir quelque chose de
divin " puis, " qui semble surnaturelle " (NH, II, 484, a).
L'idée d'un rapport entre nature et magnificence apparaît clairement ici :
Monsieur,
lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes
raisons pour n'aimer guère à se promener tout seuls, ni à se trouver vis-à-vis
d'eux-mêmes ; ainsi ils font très bien de ne songer en cela qu'aux autres. Au
reste, j'ai vu à la Chine des jardins tels que vous les demandez, et faits avec
tant d'art que l'art n'y paroissoit point, mais d'une
manière si dispendieuse et entretenus à si grands fraix
que cette idée m'ôtoit tout le plaisir que j'aurois pu goûter à les voir. C'étoient
des roches, des grotes, des cascades artificielles
dans des lieux plains et sabloneux où l'on a que de
l'eau de pluie ; c'étoient des fleurs et des plantes
rares de tous les climats de la Chine et de la Tartarie rassemblées et
cultivées en un même sol. On n'y voyoit à la vérité
ni belles allées ni compartimens réguliers ; mais on
y voyoit entassées avec profusion des merveilles
qu'on ne trouve qu'éparses et séparées. La nature s'y présentoit
sous mille aspects divers, et le tout ensemble n'étoit
point naturel. Ici l'on a transporté ni terres ni pierres, on n'a fait ni
pompes ni réservoirs, on a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches,
ni de paillassons. Un terrain presque uni a reçu des ornemens
très simples. Des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets
d'eau coulant sans apprêts, sans contrainte, ont suffi pour l'embellir. C'est
un jeu sans effort, dont la facilité donne au spectateur un nouveau plaisir. Je
sens que ce séjour pourroit être encore plus agréable
et me plaire infiniment moins. Tel est par exemple le parc célèbre de Milord Cobham à Staw. C'est un composé
de lieux très beaux et très pittoresques dont les aspects ont été choisis en différens pays, et dont tout paroit
naturel excepté l'assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens
de vous parler. Le maître et le créateur de cette superbe solitude y a même
fait construire des ruines, des temples, d'anciens édifices, et les tems ainsi
que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus qu'humaine. Voilà
précisément de quoi je me plains. (NH, II, 484)
L'expression
" le maître et le créateur " fait référence à l'homme riche et à son
architecte dont vient de parler Saint-Preux. Ce couple de démiurges donne donc
à la nature une " magnificence plus qu'humaine ". Mais l'évaluation
négative de magnificence fléchit le plus qu'humaine vers un
pseudo-divin, très probablement ironique. Sans doute Rousseau ne voulait pas
mêler le divin et le surnaturel à cette falsification de la vraie
nature. Le qualificatif superbe a certes ici une légère teinte ironique.
Cependant, il n'est pas employé par antiphrase. La solitude romantique décrite
ici a, de toute évidence, quelque chose de superbe. Le sens est bien
celui de la doxa ; seule l'évaluation esthético-morale
de Rousseau-Saint-preux est inversée, puisque pour
lui ce qui est faussement une belle nature ne saurait avoir quelque valeur.
(ii) Quelques pages avant d'en donner une définition
économique, Saint-Preux, relayé dans une note de bas de page par
Rousseau (l'éditeur de la correspondance), donne une définition de la magnificence.
Elle n'est plus dès lors que l'image de la nature, loin des deux items, luxe et
largesse, qui la définissent dans la langue. On note ici le souci de
s'approprier un terme qu'il a au préalable vidé de son sens et dont il a
inversé l'évaluation. Le signifiant magnificence devenu disponible est
doté d'un autre signifié et est réévalué positivement :
Ce
goût de parure s'étend de la maîtresse de la maison à tout ce qui la compose.
Le maître, les enfans, les domestiques, les chevaux,
les bâtimens, les jardins, les meubles, tout est tenu
avec un soin qui marque qu'on n'est pas au dessous de la magnificence, mais
qu'on la dédaigne. Ou plutôt, la magnificence y est en effet, s'il est vrai
qu'elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel
ordre du tout, qui marque le concert des parties et l'unité d'intention de
l'ordonnateur*.
_______________
* Cela
me paroit incontestable. Il y a de la magnificence
dans la simétrie d'un grand Palais ; il n'y en a
point dans une foule de maisons confusément entassées. Il y a de la
magnificence dans l'uniforme d'un Régiment en bataille ; il n'y en a point dans
le peuple qui le regarde [...] En un mot, la véritable magnificence n'est que
l'ordre rendu sensible dans le grand ; ce qui fait que de tous les spectacles
imaginables le plus magnifique est celui de la nature. (NH, II, 545-6)
Dans
la définition que Saint-Preux propose de la véritable magnificence un
rééquilibre des richesses en fonction des besoins permet d'atteindre le critère
économique majeur dans la philosophie de Rousseau, l'adéquation du plaisir au
désir et ici de l'abondance et du nécessaire, le manque d'un côté et le
superflu de l'autre étant exclus :
En
voyant tant d'abondance dans le nécessaire, et nulle trace de superflu, on est
porté à croire que s'il n'y est pas c'est qu'on a pas voulu qu'il y fût,
et que si on le vouloit, il y régneroit
avec la même profusion : En voyant continuellement les biens refluer au dehors
par l'assistance du pauvre, on est porté à dire : cette maison ne peut contenir
toutes ces richesses. Voilà, ce me semble, la véritable magnificence. (NH, II,
548)
4.3.
L'analyse sémique de l'oxymore “avare magnificence”. - Le
tableau suivant doit être lu dans les deux sens, horizontalement et
verticalement. Verticalement, pour étudier les contradictions sémiques dans la doxa,
celui de l'usage courant, puis le devenir en contexte des sémèmes 'avare' et
'magnificence'. Horizontalement, pour étudier les variations en contexte. Nous
avons repris l'ensemble des sèmes qui sont soit actualisés (+) soit virtualisés (v) dans l'un ou l'autre des sémèmes.
|
(1) |
(2) |
(3) |
(4) |
(5) |
|||||
|
/ostentation/ |
/prodigalité/ |
/protection/ |
/comptage/ |
/interaction/ |
|||||
'avare' |
-
|
-
|
-
|
v |
+
|
v
|
+
|
v
|
-
|
-
|
'magnificence' |
+
|
v
|
+
|
+
|
-
|
-
|
-
|
-
|
+
|
v
|
(trame grise : usage courant de la
langue ; trame blanche : en contexte) Analyse sémique de
l'oxymore " avare magnificence "
Il faut
noter que tous les sèmes de (1) à (5), rapportés à un propriétaire type, ont un
caractère actif. Mais dans l'extrait étudié le propriétaire a pour
caractéristique d'être inactif, laissant toute latitude au promeneur que l'on
pourrait à la limite considérer comme le propriétaire d'un instant, le temps
qu'il satisfasse sa gourmandise.
Dans
l'usage véhiculé par la langue, (5) : /interaction/ correspond à
l'établissement d'un rapport hiérarchique ou contractuel entre celui qui donne
et celui qui reçoit. On peut dire de l'avare qu'il exclut l'autre autant que
lui-même de l'économie (ici de la jouissance) des plaisirs. L'avare établit une
distance protectrice entre lui et l'autre qui pourrait désirer son bien ou
vouloir en profiter. En contexte 'avare' garde inchangé le sème opposé à
/interaction/. Quant à celui qui fait preuve de magnificence, il répand sans
compter et sans exclure ni le riche (les fêtes) ni le pauvre (les largesses).
Il y a dans la magnificence confirmation de la distance hiérarchique
maximale entre le prince et le roturier. Cette magnificence ne saurait être
assimilée au flux des richesses dirigé dans le sens de la providence, telle que
l'évoque Rousseau dans la Nouvelle Héloïse (NH, II, 548) où elle tend à
se confondre avec le secours apporté aux pauvres, autrement dit la charité.
Cette prodigalité, cette magnificence n'est que passive.
Dans
l'état de nature les êtres n'ont pas de contact, pas de lien :
L'effet
naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher.
(Essai
sur l'origine des langues, V, 380)
N'est-ce
pas ici le degré zéro du contrat ? En fait, le propriétaire ne donne pas, il
laisse le promeneur se servir " à discrétion ". Le fait que les
fruits ne soient pas " cueillis " est significatif. C'est le geste du
don qui sera évité. C'est plus encore l'évitement d'un travail pour autrui, la
cueillette, qui, inévitablement, ferait entrer la relation dans l'échange
réciproque (et donc aliénant pour Rousseau) du système don-obligation.
L'évitement de toute relation contractuelle, et ici de toute relation
commerciale, a pour but la préservation de l'autonomie (au sens fort du terme,
celui qu'il peut avoir dans l'état de nature) de chacun.
Sur le
plan économique il y a une coïncidence entre la faible dépense ou perte
de biens du propriétaire et la consommation modérée du promeneur. Ainsi, si la
magnificence reste celle du propriétaire, l'avarice, alors proche de la
tempérance, est partagée entre deux agents, le propriétaire et le promeneur.
Nous touchons ici au principe d'équilibre, de la mesure, qui demeure une des
clefs dans l'étude des paradoxes chez Rousseau. L'adjectif avare, qui
dans ce contexte prend un sens particulier, est à mettre en rapport avec
l'expression " petite prodigalité ". Quoique prodigue le propriétaire
ne donne qu'une petite part de l'abondante récolte. En contexte, le sème
/comptage/ d''avare' est virtualisé
puisque les fruits ne sont pas comptés. La quantité de fruits cueillis est
" à la discrétion " du promeneur et non du propriétaire. Cette
quantité déterminée par les besoins immédiats du promeneur ne pouvant être que
modérée.
Déjà
dans la Nouvelle Héloïse le bonheur de la micro-société de Clarens était
dépendant d'un système autarcique refusant la médiation, et tout d'abord celle
de l'argent. Il est intéressant de citer à ce propos un extrait d'une lettre de
la Nouvelle Héloïse. Car à l'adéquation du désir et du besoin fait écho
l'adéquation du besoin et de la satisfaction, du commandement et de
l'obéissance, le tout pour le bonheur de chacun. L'équilibre y est tel que rien
ne saurait bouger, évoluer c'est-à-dire se corrompre. La vraie richesse est,
pour paraphraser Rousseau, dans l'équilibre : nul appauvrissement des pauvres
au profit des riches, nulle manifestation (sémiotique) de cette différence de
richesse : " [...] un ordre de choses où rien n'est donné à l'opinion, où
tout à son utilité réelle et qui se borne aux vrais besoins de la nature "
(NH, II, 547). Mais ne perdons pas de vue que la petite société de Clarens que Rousseau-Saint-Preux ne cesse d'idéaliser dans son roman
est déjà très éloignée de l'hypothétique état de nature qu'il dessine
dans ses premiers écrits politiques.
Dans
le passage étudié, la mesure, non au sens comptable, mais au sens de
l'adéquation au besoin immédiat, appartient dès lors au promeneur et non plus
au propriétaire. Le promeneur prendra selon son appétit. Il n'est donc pas
question de commerce. Mais il est à noter que si le propriétaire ne rentre pas
dans une relation contractuelle, une relation commerciale, ni, on vient de le
voir, une relation de service, il ne prend pas non plus la place du prince qui,
par magnificence, répand ses largesses. Ni relation horizontale, celle du
contrat, ni verticale, telle la relation hiérarchique du roi à ses sujets, mais
l'absence de relation entre les humains telle qu'il la supposait dans l'état
de nature. Ce modèle s'entend pour le propriétaire et pour le promeneur. Ce
dernier ne prenant pas plus de fruits qu'il n'en faut pour satisfaire son
envie, n'accumule pas, ne cueille que pour consommer et ne prend pas les fruits
pour s'enrichir par leur commerce. Comme dans l'état de nature il n'y a
pas d'évaluation hiérarchique entre les êtres, la magnificence n'établit
plus d'écart hiérarchique entre celui qui donne et celui qui reçoit. Il faut
noter la différence avec la lettre V, 2 de la Nouvelle Héloïse où la
définition de la magnificence se superpose à celle de la providence.
Il y
aurait de l'avare magnificence non dans le fait de donner à l'envi, mais
dans celui de ne pas regarder ce que l'autre prend. La magnificence n'est alors
ni un don ni une largesse et l'avare n'est avare que de l'action de compter.
C'est une largesse passive. Avare se rapporterait donc au fait de ne pas
compter, et magnificence au fait de donner sans regarder à qui l'on
donne et ce que l'on donne.
En
résumé, on peut dire qu'il est avare non seulement parce qu'il ne donne rien
mais plus encore parce qu'il perd peu en raison de la discrétion du promeneur.
Notons
qu'une même analyse sémique pourrait être proposée à propos des arbres du
verger qui par analogie peuvent être considérés comme des allégories du propriétaire
type (espalier) et d'un propriétaire fictif (fruits non comptés),
non soucieux de faire valoir sa richesse.
|
(1) |
(2) |
(3) |
(4) |
(5) |
|
/ostentation/ |
/prodigalité/ |
/protection/ |
/comptage/ |
/interaction/ |
'espaliers' |
+
|
-
|
+
|
+
|
+
|
'fruits' |
-
|
+
|
-
|
-
|
-
|
Analyse
sémique en contexte des termes " espaliers " et " fruits "
La
cohérence sémantique de l'oxymore. - Comme les schémas suivants le
montrent, dans Ucf seule
l'évaluation d'avare a été inversée de façon à ne plus être en
opposition avec l'évaluation positive de magnificence ; cependant les
sémèmes 'magnificence' et 'avare' ne sont plus superposables de Ucf à Us.
Us |
|
Ucf |
__________________ |
|
___________________ |
+ + : magnificence |
|
+ + :
magnificence |
- - - - - -
- - - - - - - - - - - |
|
- - - - - - - - -
- - - - - - - - - |
+ |
|
+ : avare |
====== vs
======== |
|
|
- |
|
|
- - - - - - - - -
- - - - - - - - - |
|
|
- - : avare |
|
- : ø |
__________________ |
|
___________________ |
Evaluation dans Ucf
et Us des sémèmes de l'oxymore
5.
LES DIVERS PARCOURS INTERPRETATIFS PLAUSIBLES
L'évaluation
globale de l'oxymore relève certes du contexte, et ici, indéniablement,
l'évaluation de l'oxymore " mon avare magnificence " est positive.
Dès lors deux parcours interprétatifs apparaissent non seulement plausibles
mais légitimes, c'est-à-dire en concordance avec la pensée sociale du
philosophe. Selon que notre lecture indexe l'un des termes composant l'oxymore
dans la doxa ou dans l'univers personnel de l'auteur, voire dans un
univers contrefactuel, l'interprétation suivra des chemins différents. Nous
suggèrerons donc deux de ces parcours possibles, l'un paradoxal se basant sur
une dissimilation des termes composant l'oxymore, donc entre avare et magnificence,
l'autre annulant la contradiction sémantique dans l'idiome supposé d'un univers
contrefactuel, celui de l'état de nature selon Rousseau. Certes
l'une des interprétations n'est pas meilleure ni plus vraie que l'autre ;
chacune se moule sur l'intention de l'interprète, de ce qu'il cherche et
finalement de ce qu'il trouve dans le texte qu'il réécrit.
Envisageons,
sur une suggestion de F. Rastier, la lecture dissimilatrice qui renvoie du paraître, de l'apparence dans
une civilisation corrompue à la vérité d'une âme pure : avare serait
alors du côté de l'apparence et magnificence du côté de la vérité
intime, de l'adéquation de l'être à la généreuse économie de la nature. Cette
lecture s'appuie sur deux arguments : 1) que le global déterminant le local, le
thème inhérent à la pensée sociale de Rousseau de la disparité de l'être et du
paraître justifie cette application dissimilatrice à
l'oxymore, et 2) que le texte procède par opposition binaire entre le luxe et
le simple (le rustique). Le terme avare gardant alors son sens usuel :
celui d'un riche (un Rousseau fictivement riche) qui ne se fait bâtir qu'une si
modeste maison. Comme on le voit sur cet exemple la lecture dissimilatrice
disjoint les contraires. C'est le propre d'une lecture paradoxale. Ce serait là
travail d'écrivain beaucoup plus que de philosophe, si tant est que l'on puisse
faire chez Rousseau une telle distinction. Ce serait pour ainsi dire un jeu sur
les mots, une élégance rhétorique, bien plus qu'une " rhétorique profonde
", pour reprendre le mot de Baudelaire, ouvrant sur une utopie.
Une
autre lecture consiste à reconstruire le " monde enchanté " cher à
Rousseau où les contraires se s'opposeraient plus. Dans ce paradis du sens il
ne s'agirait plus d'interpréter la conjonction des contraires par une opération
de dissimilation mais bien de comprendre la fonction même de l'oxymore dans le
système philosophique de Rousseau. En fait, au lieu de supposer une disjonction
sous-jacente on fait ici l'hypothèse d'une non contradiction sémantique entre
ce qui est contradictoire dans l'usage courant de la langue. Alors
l'interprétation en contexte d'un oxymore peut, par réécriture, donner lieu à
un énoncé non contradictoire, ce qui implique une inversion d'évaluation de
l'un des deux termes de l'oxymore. Mais ici, en plus du changement d'évaluation
il faut rendre compte d'un remaniement sémique. Ce remaniement implique
l'hypothèse d'un univers contrefactuel.
Dans Ucf, non seulement l'évaluation de
'avare' est inversée par rapport à l'acception usuelle dans Us (celui
qui garde son bien, celui qui toujours est avide) mais le champ d'extension du
terme ne peut que différer de ce qu'il est dans la doxa (dans l'état
de nature, dans l'épiphanie textuelle d'un nouvel âge d'or, les êtres au
lieu de se rapprocher s'éloignent les uns des autres, insouciant du lendemain,
négligeant leur bien, ignorant la notion de propriété). Dans Ucf, les présupposés de chacun des termes
correspondent à une autre acception que celle de la doxa, à une
acception utopique en quelque sorte, quoiqu'il s'agisse d'une utopie qui par
ailleurs n'est pas nouvelle (Rousseau ne fait qu'interpréter à son tour la
mélodie de l'âge d'or).
Si
l'on tient compte des prescriptions sémantiques de la doxa (dont on a
quelque idée à travers les exemples que donnent les dictionnaires), avare
s'applique à la fois aux relations entre personnes (être avare c'est le
fait de ne pas donner quelque chose à autrui), et au fait de garder par-devers
soi les objets ou l'argent, quelque soit l'usage que l'avare en fait.
Dans l'antithèse au sujet des comédiens qui sont " à la fois avares et
prodigues ", Rousseau emploie avare et prodigue sans
modifier le sens que ces mots ont dans le système fonctionnel de la langue.
Mais l'avare qu'est Rousseau, le Rousseau fictivement propriétaire, s'il
ne donne pas il ne retient pas non plus. Les comédiens avares dont il a
été question donnent à pleine main, rétablissant ainsi ce lien avec autrui que
précisément Rousseau voulait suspendre.
CONCLUSIONS
ET HYPOTHÈSES
1re
remarque : On pourrait dire que l'oxymore, dans l'usage qu'en fait Rousseau,
vise à établir un univers personnel ou contrefactuel, Up ou Ucf, d'où seraient éliminées les
oppositions régissant le lexique de tel ou tel domaine de la doxa
(nature, sensualité, propriété, etc.). La mise en place d'un univers
contrefactuel amène à se poser au moins deux questions. Qu'est-ce qui autorise
à dire que nous avons affaire ici à un univers contrefactuel ? Quelle est
l'empreinte de Us dans Ucf
? Remarquons tout d'abord que les opérations de virtualisation
qui sont les opérations interprétatives de base dans un univers partagé entre
locuteurs ne mèneraient ici qu'à une aporie interprétative. Il n'est pas
suffisant de dire que avare virtualise le sème
/action de donner/ dans magnificence, et que magnificence virtualise le sème /garder par-devers soi/ inhérent à avare,
car il n'y a pas dans la doxa de représentations conceptuelles d'un avare
qui ne prendrait pas garde à son bien, ni d'une action de magnificence
ne se souciant pas de rendre publique sa largesse.
Un
premier niveau de lecture de cet oxymore met en évidence la contradiction dans
le système propre à la doxa. Ce n'est que dans l'univers contrefactuel
créé par Rousseau que les virtualisations réciproques
d'avare et de magnificence peuvent dénoter la réalité d'un autre
monde. Dans un autre univers, tel que celui de l'état de nature, les
sèmes qui étaient pertinents dans la doxa ne le sont plus nécessairement.
Il faut pour chaque mot clef redéfinir un autre sémantème. Ainsi pour l'avarice
et la magnificence. Dans l'état de nature on ne donne pas mais on ne
garde pas non plus, la prévoyance n'existe pas encore.
En
résumé l'interprétation philosophique de cet oxymore serait la suivante :
Rousseau qui épouse un moment le rôle d'un propriétaire qu'il n'a par ailleurs
jamais été, devient d'une part aussi prodigue que peut l'être la généreuse
nature (est-il devenu le Dieu d'un paradis où le promeneur ne serait autre
qu'Adam ?) mais, d'autre part, son avarice est soit celle de l'état de
nature où les êtres sont séparés les uns des autres, sans aucune relation
entre eux, donc sans échange aucun, soit son avarice est celle de l'être
asocial qui aurait voulu vider l'échange, le don, de l'aliénation réciproque
(dette/obligation) des contractants. On aboutit là au juste équilibre entre
avarice et magnificence, à l'économie, à la bonne mesure.
2e
remarque : L'oxymore chez Rousseau ne fait pas que joindre les deux faces
d'une même séquence, c'est toute la question du don qui est en jeu. L'oxymore
non seulement signale un point de vue personnel de l'auteur, un parti pris,
mais l'oxymore semble avoir une fonction dans la mise en place du système de
pensée philosophique lui-même.
Une
autre question se pose ici : Le texte est-il un objet inerte par rapport à
l'interprétation qui pourrait en être faite ? Ne faudrait-il pas envisager deux
niveaux de réponse calqués sur l'interaction texte-interprète. D'une part
Rousseau signale l'existence d'un code de significations qui lui est personnel
au moyen du flagrant délit sémantique qu'est l'oxymore en attirant l'attention
du lecteur sur une contradiction apparente et d'autre part il y a une tentative
de canaliser l'interprétation du lecteur. Tout d'abord l'oxymore signale et
donne la clef d'un monde alternatif philosophique d'où la possibilité de la
voie sémantique pour accéder à ce code, à ce système de signification. Or cette
contradiction en langue devient l'indice d'un autre univers de référence où
l'oxymore accomplit l'utopie. La figure est la pensée elle-même, pensée d'un
monde où la contradiction linguistique maximale n'en serait plus une. Mais
davantage encore l'oxymore impose une contrainte interprétative au lecteur dont
on pourrait mettre en évidence deux volets, deux logiques : la logique de la
contrainte et celle de l'évitement. La première perturbe la quiétude de
l'interprète en l'obligeant non seulement à s'adapter au " dictionnaire
" de Rousseau mais surtout à la possibilité d'une alternative
interprétative qui n'obéit plus aux schémas habituels de la doxa. Les
utopies où Rousseau pousse à l'extrême tout ce qui fait les rapports humains en
est un exemple. Le deuxième point, celui qui concerne la logique de l'évitement
permet de voir l'oxymore comme une sorte de test par lequel Rousseau élimine
tous les lecteurs qui ne feraient pas l'effort interprétatif de, en étant sans
doute un peu excessif, de changer de doxa. C'est que Rousseau, comme il
l'écrit au début du Contrat social ne connaît pas l'art d'être clair
pour qui ne veut pas être attentif. On sait que Rousseau a recherché un lecteur
idéal, on se souvient encore de sa déception qui suit l'accueil silencieux de
la lecture publique des Confessions, et de là l'idée folle que seul Dieu
pourrait le comprendre : modestie orgueilleuse s'il en est.
Michel SCHMOUCHKOVITCH
© Texto! pour l'édition électronique
Texte originellement paru sur le site www.revue-texto.net