Rousseau : une dissidence spirituelle sous l’Occupation.

 

 

 

La pensée religieuse de Rousseau a fait l’objet de plusieurs études, depuis la thèse de Pierre-Henri Masson parue chez Hachette en 1916 jusqu’à des approches plus contemporaines[1]. Nous nous intéresserons ici à un aspect plus particulier de la question religieuse chez Rousseau, celui de la réception du philosophe chez les intellectuels d’obédience catholique durant l’Occupation. Cet intérêt des chrétiens pour Rousseau s’explique par la publication de deux essais sur le philosophe, la thèse du jésuite André Ravier sur l’Emile et l’ouvrage d’Henri Guillemin sur la rupture entre Rousseau et Hume avec un parti pris très prononcé pour le genevois. Mais tout autant qu’à la pensée religieuse de Rousseau, nous nous intéresserons à son image de résistant produite par les lectures d’un Guillemin ou d’un Mauriac. L’Etat français et les dirigeants de Vichy ont favorisé un retour aux valeurs d’ordre moral, à un catholicisme fondé sur l’autorité et la hiérarchie, sur la subordination du peuple au père de la nation et de celle de l’épouse au chef de famille. Si les catholiques, dans l’ensemble, ne sont pas mécontents de la chute de la République qui met fin à une politique anticléricale qui les a considérablement lésés, s’ils sont enthousiastes aux discours du maréchal, les espoirs sont vite déçus. Vichy ne rompt pas avec le libéralisme économique. L’industrialisation est renforcée. Robert Paxton remarque que les techniciens ont eu sous Vichy « une puissance que les politiciens ne leur avaient jamais donnée. »[2] Certains catholiques comprennent que l’entreprise de séduction est un leurre. Les mesures en faveur de l’Eglise catholique, notamment sur les mouvements de jeunesse et le statut des congrégations, sont loin de répondre à leurs attentes. Ils en veulent pour preuve le remplacement du ministre de l’Instruction publique, Jacques Chevalier, bienveillant à leur égard, par Jérôme Carcopino en février 1941[3]. Le prétendu retour à la terre et à la communauté villageoise se réduisent tout autant à un mythe. La collaboration de plus en plus active avec l’occupant, l’arrestation et la déportation massive des Juifs les éloignent progressivement de Vichy. Certains vont jusqu’à la rupture et rejoignent très vite la dissidence antinazie. Les démocrates-chrétiens, qui n’ont jamais témoigné de sympathies envers les régimes totalitaires européens dans l’entre-deux-guerres, ne se reconnaissent pas dans les fondements de Vichy. Parmi eux, le critique littéraire Henri Guillemin, ami de Mauriac et de Marc Sangnier, le fondateur du Sillon, mouvement démocrate-chrétien condamné par le Saint-siège en 1910, le père Jean Daniélou, qui apporte son soutien aux catholiques jésuites de Lyon et à son principal représentant, le Père Chaillet, fondateur des Cahiers du Témoignage Chrétien. Dans leur refus de l’Occupation nazie et de Vichy, ils s’appuient sur Rousseau, vilipendé par la droite maurrassienne et par une grande partie des collaborateurs parisiens. Henri Guillemin, suite à la publication de Cette affaire infernale, chronique de la rupture entre David Hume et Jean-Jacques Rousseau, couronnée par l’Académie française, se retrouve la cible d’un article de Je suis partout en 1942. Les chrétiens prennent la défense de Rousseau, victime de l’incompréhension de Voltaire et des encyclopédistes, de l’hypocrisie des dévots. Le philosophe traqué, réduit au vagabondage et à l’exil pour échapper à l’arrestation, devient le symbole d’une résistance spirituelle au paganisme anti-chrétien assimilé au nazisme, et à la puissance de la hiérarchie papale qui n’émet guère de protestations sur le sort des Juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale. Rousseau montre la voie d’une double dissidence à l’égard des chapelles religieuses ou philosophiques, aussi éloigné des doctrines matérialistes que des dogmes chrétiens, catholiques ou protestants. N’a-t-il pas été lui-même condamné à Paris comme à Genève ? Dans sa Profession de foi du vicaire savoyard, il invite à une interprétation libre de la foi qui le conduit à l’exercice de la religion naturelle universelle qui n’a pas besoin de livres et d’érudits pour parler aux êtres humains : « Je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonnât sous peine de l’enfer d’être si savant. J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à mes yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et à adorer son divin auteur : nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle à tous les hommes une langue intelligible à tous les esprits. » ( O.C, IV, p. 624.)Au demeurant la tendresse de Rousseau pour l’Evangile et la personne de Jésus, symbole d’humanité, de tolérance et de justice, prêche durant l’Occupation pour un refus de la barbarie nazie.  

 

Le débat autour de Jean-Jacques s’ouvre par la publication, en 1941, d’une thèse sur l’Emile, soutenue par un jésuite, le père André Ravier, L’Education de l’homme nouveau, Essai historique et critique sur le livre de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau. Si le jésuite, en exaltant les bienfaits d’une éducation spartiate et en reléguant les femmes au foyer, rattache Rousseau au conservatisme moral de la Révolution nationale – sa thèse est dirigée par Jacques Chevalier filleul de Pétain– , il témoigne du plus grand respect envers la religion naturelle et la tolérance religieuse. Mais le philosophe est, à ses yeux, un chrétien qui n’est pas allé jusqu’au bout de son raisonnement. Il reproche au Mandement de l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont paru le 28 août 1762 de n’avoir pas saisi la pensée religieuse de Rousseau : « Jean-Jacques est jugé comme s’il s’agissait d’un catholique dissident, et non pas, selon la vérité totale comme une âme qui, de son désarroi, s’efforçait de remonter à travers toutes sortes d’erreurs vers la lumière. De la Profession de foi, pour prendre les pages les plus religieuses du livre, on biffait, pour les oublier, les déclarations contre la philosophie matérialiste, et l’on ne retenait que la seconde partie, les doutes sur la révélation.[4] » Reste que Rousseau, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, ne trouve pas de mots assez durs pour rejeter les dogmes, les prophéties, les mystères, la Révélation : « Il faut croire en Dieu pour être sauvé. Ce dogme mal entendu est le principe de la sanguinaire intolérance, et la cause de touts ces vaines instructions qui portent un coup mortel à la raison humaine en l’accoutumant à se payer de mots. […] Quand les ministres de l’Evangile se sont fait entendre aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu’on pût raisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification ? Vous m’annoncez un Dieu mort il y a deux mille ans à l’autre extrémité du monde dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui n’auront point cru ce mystère seront damnés. Voilà bien des choses étranges pour les croire si vite sur la seule autorité d’un homme que je ne connais point. […] Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes ? Puis-je deviner qu’il y a eu dans un autre hémisphère un peuple Hébreu et une ville de Jérusalem ? Autant vaudrait m’obliger de savoir ce qui se fait dans la lune ! » (O.C, IV, p.554. p. 622) Si « la majesté des écritures » et la « sainteté de l’Evangile » touchent profondément le cœur du vicaire savoyard, il ne peut admettre que « ce même Evangile soit plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre ! » La pensée religieuse s’appuie sur une réflexion solide qui ne traduit nullement un quelconque égarement comme l’affirme le père Ravier. Rousseau garde une profonde intelligence critique à l’égard des textes évangéliques et remet en cause l’autorité des Ecritures dans la pure veine philosophique du XVIIIème siècle amorcée par le Fontenelle de l’Origine des fables et de l’Histoire des oracles. Au demeurant, la conclusion du jésuite rend paradoxalement hommage à la religion naturelle dans la Profession de foi : « On ne peut se dire vraiment disciple de Jean-Jacques éducateur que si l’on accepte d’abord sa philosophie de la vie, c’est-à-dire si l’on affirme avec lui l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme, l’espoir certain d’un monde meilleur, […], la bonté de la nature humaine, le droit au bonheur, le caractère social du péché, la religion naturelle, l’inutilité de la Révélation, la haine de tout fanatisme religieux. »[5] Il rejoint également Rousseau dans sa condamnation des mariages forcés, « cet ensemble de déformations que la société du XVIIIème siècle imposait à l’institution du mariage, et que tant d’autres avant Jean-Jacques avaient signalé comme l’une des tares les plus profondes du siècle. »[6] Et on serait bien en peine de déceler dans son travail un quelconque antisémitisme. André Ravier s’est engagé, comme membre de l’armée secrète contre l’occupant nazi. Le collège jésuite dont il est responsable à Lyon, abrite des résistants traqués par la Milice et la Gestapo. Quelques mois plus tard, c’est le Père Daniélou qui, dans un article du 10 juillet 1941 de la revue Cité nouvelle, revue catholique d’éducation et d’action, rend compte de la thèse de Ravier. Il rappelle d’emblée que le travail de Ravier fut encouragé par Jacques Chevalier, filleul de Pétain et ministre de l’Instruction publique de décembre 1940 à février 1941. Tout en reprenant certaines thèses développées par Ravier, la primauté du pédagogique sur le politique, l’importance du bonheur céleste pour Rousseau, il remarque que le citoyen de Genève s’est préoccupé davantage de l’idée de liberté morale que de la question des rapports de l’âme avec Dieu. Il remercie surtout vivement son confrère en jésuitisme d’avoir redonné à Jean-Jacques une véritable place dans le Panthéon littéraire français : « Nous ne sommes que trop portés en France – et aujourd’hui plus que jamais – à déprécier nos gloires. Rousseau plus que nul autre a été victime de cette manie. Nous avons accumulé sur lui les caricatures. C’est l’honneur des livres comme celui du Père Ravier […] de réagir contre cette tendance. Elle est d’autant plus regrettable dans le cas de Rousseau qu’il est un des écrivains français qui ont le plus contribué au rayonnement de la France à l’étranger. Or nous avons tendance à ne pas le prendre au sérieux ou à ne pas le considérer comme représentatif de notre tradition. Le livre du P. Ravier contribuera à lui donner désormais à nos yeux toute son importance, à nous le faire connaître sous son jour véritable, à nous montrer en lui, par son respect de la personne, par son sens de la liberté, un des grands représentants des valeurs qui sont celles de la France. Par là il vient bien à son heure.[7] »

Daniélou inaugure dans cet article une effigie nationale, résistante, tout du moins dissidente de Rousseau. C’est l’époque où, avec les Pères Fessard et Chaillet, il participe à un réseau d’aide aux victimes du nazisme et soutient les Cahiers de Témoignage Chrétien. Mais il faut attendre la publication du livre de Guillemin, Cette affaire infernale, pour que Rousseau occupe une large place dans les rubriques littéraires des périodiques. Les engagements de Guillemin sont connus. C’est lui, qui, avant-guerre, avec le soutien de Jacques Maritain et du Père Maydieu, les dominicains qui dirigent la revue Sept, encourage Mauriac à rompre avec son milieu catholique réactionnaire et à signer le Manifeste pour la Justice et la Paix lors de l’agression de l’Ethiopie par les troupes de Mussolini[8]. Le texte désapprouve moralement l’attaque contre le peuple éthiopien mais ne réclame pas de sanctions de la SDN contre l’Italie fasciste. Guillemin reste fidèle à la démocratie chrétienne et garde ses distances avec la gauche athée et matérialiste. Cette « affaire infernale » qui relate les épisodes de la rupture entre Rousseau et Hume, s’en prend vivement aux matérialistes encyclopédistes qui, pour Guillemin, ont organisé une véritable chasse à l’homme contre celui qui les a trahis en épousant la cause de Jésus dans sa Profession de foi du vicaire savoyard. Guillemin ne cesse de le répéter : « c’est lui, lui qu’on avait cru jadis bon soldat, bon collaborateur, qui a tout gâché avec sa phrase insensée sur le Christ, dans la « mauvaise profession de foi du vicaire allobroge », avec son cri, dans la Lettre à Beaumont, repris encore, et de toutes ses forces, dans les Lettres de la Montagne : « Je suis chrétien ! [9] »  Jean-Jacques a refusé de prendre part à la lutte contre l’Infâme parce qu’il croit en l’Evangile ; il « est du côté des prêtres, du côté de Jésus-Christ.[10] »  Guillemin affirme autant qu’il démontre la foi inébranlable de Jean-Jacques dans les textes évangéliques : « c’est qu’il croit quant à lui pour tout de bon à l’Evangile.[11] » Les philosophes, Voltaire en premier, ne pardonnent pas à Rousseau d’avoir fait alliance « contre la philosophie avec les cuistres de l’Evangile.[12] » Non contents d’assister au spectacle d’un homme traqué dans plusieurs pays d’Europe, décrété de prise de corps par le parlement français, condamné par les dévots, par la Sorbonne, ils participent eux-mêmes, avec une joie et une impatience à peine feintes, à la persécution ; ils s’adonnent à une véritable chasse à l’homme. Le martyre de Jean-Jacques décrit par Guillemin, loin de les apitoyer, les encourage. C’est la barbarie et la cruauté démoniaque des philosophes qui sont mises en lumière par Guillemin et qui révèlent une opposition radicale entre la figure christique de Rousseau et l’image diabolique des encyclopédistes qui le torturent. La résistance de Dieu contre le diable, la lutte entre le bien et le mal, l’image de la victime et de ses bourreaux traduisent implicitement, sur le mode d’un conflit intellectuel, la situation de ceux qui sont traqués par les nazis. Certains résistants catholiques reconnaissent en Rousseau un des leurs.

L’ouvrage de Guillemin, couronné par l’Académie française, eut un écho retentissant. Son auteur est pris à partie dans Je suis partout, scandalisé qu’un tel essai ait été récompensé par la prestigieuse institution. L’Académie française est un symbole puissant, une « place qu’ont conquise les lettres dans la définition de l’identité nationale.[13] » Elle représente un instrument de légitimation et de perpétuation de la nation française par delà les différents régimes politiques qui se sont succédé depuis Louis XIII. Elle constitue par conséquent un enjeu de pouvoir considérable dans la France des années noires. Les nationalistes de droite y sont largement majoritaires et se félicitent de l’accession au pouvoir de Pétain. Gisèle Sapiro souligne que l’Académie fut un des lieux de recrutement des élites politiques et intellectuelles de Vichy.  Mais certains, dont le ministre de l’Instruction publique Abel Bonnard, convaincus de l’hégémonie de leur position et encouragés par la politique de Laval sont allés trop loin dans la volonté de collaboration avec l’occupant. Ce qui valut à Bonnard d’échouer lors de sa candidature au poste de secrétaire perpétuel provisoire au profit de Georges Duhamel favorable à la Résistance qui reçoit le soutien de Mauriac et de Valéry. Avec l’élection de Duhamel, l’Académie échappait aux mains des vichyssois et des collaborateurs. Ce qui provoque la colère de Je suis partout qui dénonce à la fois Guillemin et Mauriac dans son numéro du 27 juin 1942 : « Est-ce pour son talent qu’on a donné un prix à M.Henri Guillemin, auteur de Cette Affaire infernale ? Assurément pas car rien n’est plus ennuyeux que ces « révélations » sur l’inimitié de Hume et de Rousseau. Mais M.Guillemin a eu un livre préfacé par M.Mauriac , dont il est l’ami. Mais M.Guillemin est collaborateur de la très anglophile Gazette de Lausanne. »

 Se sentant menacé, Guillemin quitte le territoire français, abandonne la chaire qu’il occupait à l’Université de Bordeaux pour se réfugier en Suisse où Marcel Raymond lui obtient un poste à l’Université de Genève. Les sentiments anti-nazis de Guillemin ne font aucun doute. Son propre beau-frère résistant fut fusillé en 1944. Etait-il réellement en danger ? Rien ne permet de l’affirmer ou de l’infirmer. Les autres journaux collaborationnistes ne témoignent d’aucune animosité particulière contre Guillemin et sont sensibles aux conflits propres aux milieux littéraires. Ils retiennent l’image d’un Jean-Jacques, pénétré des textes évangéliques fuyant les autorités religieuses et les matérialistes qui ont juré sa perte parce qu’il les a trahis. L’ouvrage de Guillemin offre cependant un atout à la dissidence intellectuelle pour défendre Rousseau contre ses détracteurs bien que celle-ci soit partagée sur la thèse d’un Rousseau persécuté en raison de sa foi chrétienne. André Billy, célèbre écrivain et non moins célèbre critique littéraire, chroniqueur au Figaro jusqu’à la disparition du quotidien en novembre 1942, y publie un article le 16 mai 1942 qui ne cache pas ses divergences avec l’avocat fougueux de Jean-Jacques : « Il est vraiment curieux de voir, sous la plume de M.Guillemin, apparaître un Rousseau catholique dont nous ne nous étions jamais doutés. Désormais tous s’explique : ce que le clan holbachique, Diderot en tête, persécutait en Rousseau, c’était la foi catholique, c’était la foi de M.Henri Guillemin ! Le pauvre Jean-Jacques devient un témoin et un martyr du Christ ! Cette réhabilitation de Jean-Jacques, esquissée par le R.Pravier, tourne ainsi à une véritable sanctification. » En revanche, François Mauriac, catholique progressiste très engagé dans la Résistance littéraire, académicien, membre du Comité national des écrivains, prend nettement la défense de l’ouvrage de Guillemin et de Rousseau et répond à André Billy trois jours plus tard : « Ses anciens amis de la coterie holbachique ne l’on tant haï que par ce qu’il n’a pas voulu « écraser l’infâme », et qu’il a osé écrire que si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. La démonstration de Guillemin , appuyée sur des textes, ne laisse plus aucun doute à cet égard. 

Oui, nous aurions toutes les raisons du monde d’être indulgents à Jean-Jacques persécuté. Mais d’abord, hommes du XXème  siècle, accablés de plus de maux qu’aucune génération humaine n’en a supportés, nous sommes dominés par le c’est la faute à Rousseau qu’on nous serine depuis l’enfance. […] Et puis nous avons appris à nos dépens combien est suspecte cette hâte de certains à se décharger sur les écrivains des responsabilités qu’ils ont eux-mêmes encourues. Au lendemain d’une catastrophe historique, les fautes commises dans le concret sont payées sur le plan spirituel, pour le plus grand bénéfice des incapables, des négligents et des traîtres. » Mauriac s’en prend indistinctement à ceux qui n’ont pu empêcher la victoire nazie sur les démocraties occidentales, à ceux qui ont légitimé leur arrivée au pouvoir en rendant les écrivains responsables de la défaite, et aux traîtres qui collaborent avec l’occupant. Et de conclure son article par cette constatation : « C’est presque toujours ce qu’il y a de meilleur en nous qui nous attire la haine du monde : l’affaire Rousseau-Hume illustre admirablement cette vérité. » Pour qui sait lire entre les lignes, Mauriac s’identifie peu ou prou à Jean-Jacques et rend hommage à la Résistance à « ce qu’il y a de meilleur en nous », ce nous qui représente l’ensemble de ceux qui luttent pour la libération du territoire français et contre la barbarie nazie. Rousseau est enrôlé dans le camp de la Résistance par celui qui en fut l’un des plus illustres représentants. Dix jours plus tard, André Rousseaux, catholique nationaliste de droite avant-guerre, proche de l’Action française et qui rallie rapidement la Résistance, l’un « des premiers membres du Comité de zone sud à collaborer aux Lettres française dès septembre 1943[14] » apporte son soutien à Mauriac même s’il reproche à Guillemin d’avoir donné « à la forme de son histoire un pathétique de roman d’aventures, sinon de roman policier, avec tout un attirail de guetteurs, d’ennemis masqués et démasqués, de meute déchaînée sur la bête aux abois ». L’important se situe ailleurs, dans le tableau douloureux offert par un philosophe persécuté parce que profondément libre, dissident, en quête de vérité :  « Il y va de rendre justice à une pensée persécutée depuis deux cents ans. Pensée à l’égard de laquelle les critiques catholiques se sentent d’autant plus libres qu’elle demeure malgré ses efforts en dehors de la foi. Mais c’est une raison de plus pour que ces efforts ne soient pas totalement inconnus. Pensée […] dont la tendance à la vérité a valu à Jean-Jacques de subir une sorte de martyr et qui peut intéresser à sa cause tous les hommes capables de se battre et de souffrir pour la vie de l’esprit.[15] » Le vocabulaire qui surgit sous la plume d’André Rousseaux, l’image du martyr qui encourage à se battre pour la survie de l’intelligence et de la culture constitue un soutien sans équivoque à la Résistance contre l’occupant nazi. Ce n’est pas tant comme chrétien que Rousseau a été persécuté que comme philosophe à la recherche de la vérité, d’une spiritualité indépendante des dogmes professés par les différentes Eglises. Rousseau est un dissident, un homme libre qui se tient en marge voire en rupture avec son époque et c’est cette revendication de liberté, ce refus du conformisme religieux ou philosophique qui lui a valu la haine de ses contemporains. Refus courageux qui, dans le contexte de l’Occupation, prend une valeur hautement symbolique. Rousseau invite à penser contre. Il n’est pas surprenant que Mauriac et Rousseaux, engagés dans la Résistance, prennent le parti de Rousseau contre ses détracteurs. Bien qu’André Rousseaux remette en question la foi chrétienne de Rousseau, il est sensible, tout comme Mauriac, à la thèse de Guillemin, au demeurant non dénuée de fondements. Et c’est au nom de l’engagement de certains chrétiens contre le nazisme durement réprimé parles autorités allemandes. Mauriac est un ami intime du père dominicain Jean-Augustin Maydieu qui l’ a encouragé à donner son adhésion au Comité national des écrivains créé à l’instigation du Parti communiste français. Guillemin, sans s’être engagé contre l’Occupation, entretient des liens d’amitié avec Mauriac et Maydieu. André Rousseaux, également catholique, se rapproche d’Aragon et adhère au Comité national des écrivains sans réticence. Il s’établit dans ce monde de la critique littéraire d’obédience catholique une complicité, une solidarité intellectuelle qu’André Billy ne partage pas parce qu’il y est étranger. Mais il ne se trompe pas tout à fait lorsqu’il fait remarquer que Guillemin identifie sa propre foi catholique avec celle de Jean-Jacques persécuté. A la lecture de ses deux articles sur l’ouvrage de Guillemin, on constate qu’il n’est guère question de foi religieuse, encore moins de foi chrétienne ou de l’Evangile. Les chrétiens résistants ne cherchent guère à savoir si Rousseau était chrétien, déiste ou panthéiste. Ils ne se mènent pas de discussions théologiques sur le cas de Jean-Jacques. Ils ne retiennent du philosophe que l’image de l’homme persécuté en raison de son indépendance d’esprit et de son courage moral et intellectuel. Rousseau est l’éternel dissident. 

 Un article de la revue Fontaine[16], « Le christianisme de Jean-Jacques Rousseau » signé Rolland-Simon, dans une optique plus philosophique mais pas moins résistante, produit une synthèse des écrits publiés sur Rousseau depuis la thèse du Père Ravier. Il rappelle au préalable l’appartenance charnelle, physique de Rousseau au patrimoine français : « Il fait partie de notre patrimoine. On ne peut l’arracher chirurgicalement de la tradition française à laquelle il est incorporé, sans que nos entrailles en frémissent. Oui, Rousseau continue d’être notre sang et notre chair. Je veux dire : le sang, la chair vive de la France. » La revendication d’une paternité rousseauiste qui vibre au plus profond de la vie spirituelle française, jusque dans ses veines, répond à tous ceux qui à Vichy rejettent l’héritage spirituel de Rousseau, l’apatride, mais aussi à Déat qui associe Rousseau aux précurseurs du nazisme. Rousseau appartient à la chair vive de la France, non pas celle qui se putréfie sous la botte de l’occupant mais celle qui lutte pour sa liberté. Rolland-Simon argumente en faveur d’un Rousseau cartésien et chrétien, dans la pure tradition intellectuelle française : « Je viens de relire la Profession de foi du vicaire savoyard et les Lettres écrites de la Montagne. J’en conclus que Rousseau est instinctivement chrétien, et qu’il ne peut s’empêcher de l’être. Mais il ne renonce pas pour autant à l’usage de sa raison. Je n’en veux pour preuve que son rejet des miracles, et sa longue démonstration de l’existence de Dieu. […] C’est à l’intérieur de cette contradiction interne qu’il faut chercher Rousseau disciple de Descartes. […] Nul mieux que Rousseau n’a compris l’universalité du christianisme.[17] » La filiation entre Descartes et Rousseau reste à démontrer mais l’appel à la raison, le refus des miracles et de la Révélation chez Rousseau dans la Profession de foi du vicaire savoyard ne font aucun doute : « Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et quoiqu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser. » Chez Rousseau, la foi en une intelligence supérieure qui gouverne et ordonne l’univers n’est pas contraire à la raison ; elle en est la conséquence même : « Mon esprit refuse tout acquiescement à l’idée de la matière non organisée se mouvant d’elle-même ou produisant quelque action. »  (O.C. IV, p. 573 et 575.)Contre ceux qui accusent Rousseau de démence, Rolland-Simon redonne à la foi religieuse de Rousseau une dimension pleinement philosophique digne de la plus grande tradition intellectuelle française. En reprenant les analyses de Ravier sur le péché originel, il se place ensuite du côté des amis de Jean-Jacques contre ses adversaires qui nient le caractère social du péché originel. Rousseau ne croit pas à la corruption originelle de l’être humain. Souvenons-nous de sa réponse à Christophe de Beaumont qui lui reprochait d’avoir nié l’existence du péché originel : « J’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont pas naturels : j’ai dit la manière dont ils naissent, j’en ai pour ainsi dire suivi la généalogie. » (O.C. IV, p. 936.) Les hommes ne sont pas méchants mais le deviennent par leurs relations sociales lorsque la nécessité de l’intérêt devient supérieure au besoin de solidarité. Ce sont les rapports sociaux qui pervertissent les êtres humains : « Plus les hommes se rassemblent, plus ils se corrompent. Mais la faiblesse de l’être humain le rend nécessairement sociable. […] Tout attachement est un signe d’insuffisance. » (O.C. IV, p. 276 et 503.) Pour Rousseau, la perversion de l’être humain, son infirmité constitue le signe de sa profonde humanité. Rolland-Simon souligne avec force cet aspect fondamental de l’œuvre de Rousseau combattu par ses adversaires : « Ses ennemis sont les nôtres. Ils prétendent bâtir la cité, sans tenir compte des conséquences, jusque sur le plan social, du péché originel. Ils ont toujours à la bouche : « santé sociale », et s’appliquent, en dépit de la charité chrétienne, à retirer du corps social, chirurgicalement, tout ce qui n’est pas pseudo-santé. Pour ces singuliers pasteurs, seuls existent les bien-portants. Avant de prêcher leur doctrine, ils s’assurent qu’ils sont dans une assemblée de bien-portants. » Cette attitude contraire au message du Christ, celle d’un certain type de païens qui veulent construire une société débarrassée de tout élément corrupteur ou vicié, n’est pas sans évoquer l’idéologie nazie qui s’est appliquée à purifier le corps social des indésirables, ceux qui n’ont pas leur place à l’intérieur d’un monde parfait, artificiel et déshumanisé. Le vocabulaire emprunté à l’univers médical n’est pas innocent. Il dénonce implicitement toutes les opérations qui veulent régénérer moralement et physiquement les êtres humains considérés comme anormaux ou déviants. Au delà de l’attaque contre les nazis, ces « singuliers pasteurs », l’article stigmatise l’ensemble des doctrines qui veulent transformer l’être humain en oubliant sa part maudite. Rolland-Simon s’insurge contre la civilisation extrême « où nous avons été entraînés par le poids d’une matérialité sans âme » et appelle à « écouter les angoisses de Rousseau, exprimées au début des temps modernes, au moment il voyait se forger la machine civilisatrice qui nous broie. » La singularité de Rousseau, son profond mal-être dans la société qu’il voit se développer et dont il devine l’évolution, expriment le refus d’une aliénation de l’individu à la technique et à l’industrie. L’être humain broyé par ses propres outils et moyens de production dont il devient à son tour l’instrument docile et soumis, court à sa perte. Cette civilisation des Lumières que récuse Rousseau, celle du progrès technique et industriel détaché de toute interférence éthique, ne nous renvoie-t-elle pas à la modernité d’Auschwitz, à l’organisation rationalisée de la mort, à cette machine civilisatrice qui broie les individus ? Rousseau est, de ce point de vue, l’un des premiers résistants à la l’ère industrielle qui remplace la foi en Dieu par la foi dans le culte de l’argent, de la production et des biens matériels. Rousseau refuse l’aliénation, dénonce la soumission des individus à quelque système que ce soit, religieux, philosophique ou économique. Si l’homme est né libre, il se doit, pour préserver son humanité, d’exercer cette liberté, de la revendiquer lorsqu’elle est menacée. Et la foi, loin de prescrire une dévotion aveugle à des dogmes incompréhensibles, doit inviter à pratiquer la bien et à « prêcher l’humanité aux intolérants. » Pour n’avoir pas voulu céder ni aux bigots, ni aux athées, nous rappelle Rolland-Simon, Rousseau est devenu un martyr « et cela n’est pas négligeable. » Son courage, sa ténacité, la fidélité à ses idées auxquelles « il a eu le mérite de sacrifier sa tranquillité, de sacrifier sa vie » prend valeur de modèle symbolique chez les chrétiens de gauche durant l’Occupation. Au demeurant, la tolérance religieuse défendue par Rousseau, son rejet courageux de tout antijudaïsme dans la Profession de foi, font de lui l’ami des Juifs, ce que ne manquent pas de lui reprocher l’Action française et l’extrême-droite collaborationniste.

 

Le christianisme de Rousseau ne provoque pas de véritables débats parmi les chrétiens engagés peu ou prou dans la Résistance. L’essentiel ne se situe pas là. A y regarder de près, la pensée religieuse de Rousseau importe moins que la revendication d’une entière et pleine indépendance intellectuelle qui va coûter au citoyen de Genève et le repos et la liberté. Rousseau devient un homme traqué, chassé des cours d’Europe, abandonné à son sort. Son intelligence critique, sa pensée profonde et exigeante, son honnêteté et sa lucidité font de lui un dissident, un marginal. Sa spiritualité, son sentiment religieux refusent tout dogmatisme, toute croyance qui sépare les êtres humains et les pousse à se détruire. Il est sensible au message de paix de l’Evangile par ce qu’il lui semble universel, parce qu’il prêche la tolérance et la charité. Le vicaire savoyard s’en tient à cette morale évangélique : « Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise qu’à l’esprit de l’Evangile où le dogme est simple et la morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d’œuvres de charité. » p. 465 Rousseau ne s’appuie pas sur des rites, sur des pratiques religieuses mais sur des valeurs de solidarité, de tolérance, de refus de toute aliénation qui peuvent être communes aux croyants et non croyants. L’engagement des chrétiens dans la Résistance aux côtés de communistes et de bien d’autres contre le nazisme constitue peut-être, au-delà des choix discutables propres à chaque mouvement politique, une illustration de ce qu’est la foi religieuse pour Rousseau, la liberté de dire non.

 

 

                                                                                                Pascale Pellerin



[1] Voir entre autres l’article de Guglielmo Forni, « L’universalisme religieux de J.-J. Rousseau » dans Jean-Jacques Rousseau, Politique et Nation, Champion, 2001, p. 483–503.

[2] R. Paxton, La France de Vichy, Seuil, 1997, p. 181.

[3] Voir E. Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération, 1937-1947, Seuil, 1997, p. 101.

[4] A. Ravier, L’Education de l’homme nouveau,  thèse complémentaire : Etude historique de l’Emile, Lyon, 1941, p. 95.

[5] Ibid, p. 286.

[6] Ibid, p. 160.

[7] Cité nouvelle, L’Education de l’homme nouveau, n° du 10 juillet 1941, p. 56-66.

[8] Voir G. Sapiro, La guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1999, p. 230.

[9] H. Guillemin, Cette affaire infernale, Les philosophes contre Jean-Jacques Rousseau, éditions d’utovie, 2001, p. 23. Cette édition est un fac-similé de la première parue chez Plon en 1942.

[10] Ibid, p. 339.

[11] Ibid, p. 138.

[12] Ibid, p. 307.

[13] G. Sapiro, La Guerre des écrivains, p. 249.

[14] G.Sapiro, La guerre des écrivains, p. 526.

[15] Le Figaro, 30-31 mai 1942.

[16] La revue Fontaine, fondée en avril 1939, fut dirigée par Max-Pol Fouchet à Alger, fondateur des Jeunesses socialistes dont il démissionne pour protester contre la politique de non-intervention en Espagne.

[17] Revue Fontaine, Le christianisme de Jean-Jacques Rousseau, octobre 1942, p. 468-473.