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Political Philosophy

Le Legislateur et L'Ecrivain Politique Chez Rousseau

Mílton Meira do Nascimento
Universidade de São
milton@usp.br

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ABSTRACT: Chez Rousseau, la fonction du législateur qui crée les états se ressemble, parfois, á celle de l'écrivain politique. Les deux tâches se développent, toutefois, dans des niveaux différents. Le premier fonde les états particuliers, tandis que le deuxième élabore les principes du droit politique, condition de possibilité de la légitimité de tous les états empiriquement donnés. Ainsi, la tâche de l'érivain politique nous indique, chez Rousseau, la place destinée à la philosophie politique, qui ne peut être confondue avec un programme concret d'action, mais comme un code de principes auxquels les hommes d'action devront se tourner, afin de bien conduire les affaires de l'état. Outre cela, il faut penser aussi au precepteur qui, quand il s'agit de l'éducation publique, aura un rôle bien défini pour promouvoir une transformation radicale de l'homme, d'un tout parfait, indépendant, dans l'état de nature, en une partie du corps colectif, pour faire de l'homme un citoyen. Ce que Rousseau nous montre c'est que le législateur, aussi bien que l'écrivain politique, devront agir sur l'opinion publique, voir, sur les moeurs, sans violence, car l'art d'agir sur l'opinion publique ne tient point à la violence.

 

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Deux passages, l'un du Manuscrit de Genève et l'autre du Contrat Social, nous semblent assez intrigants et servent à éclaircir deux concepts fondamentaux de Rousseau, celui de législateur et celui d'écrivain politique. Au chapitre VII du livre II du Contrat, Rousseau définira le législateur de la façon suivante: il est "le méchanicien qui invente la machine " (Rousseau, 1959-1995, Volume III, p. 381), tandis que le gouvernement, le prince est "l'ouvrier qui la monte et la fait marcher"(Id. Ibid.).

Dans le premier chapitre du Manuscrit de Genève, nous lisons: "Tant d'Auteurs célébres ont traité des maximes du Gouvernement et des régles du droit civil,qu'il n'y a rien d'utile à dire sur ce sujet qui n'ait été déja dit. Mais peut être seroit-on mieux d'accord, peut-être les meilleurs rapports du corps social auroient-ils été plus clairement établis, si l'on eut commencé par mieux déterminer sa nature. C'est ce que j'ai tenté de faire dans cet écrit. Il n'est donc point ici question de l'administration de ce corps mais de sa constitution. Je le fais vivre et non pas agir. Je décris ses ressorts et ses pièces, je les arrange à leur place. Je mets la machine en état d'aller; D'autres plus sages en régleront les mouvemens" (Id. Ibid, p. 281).

Il revient alors à l'écrivain politique de procéder à la création des principes du droit politique ou, tel que cela apparaît dans le Manuscrit de Genève, à la formation du corps politique. Au législateur de fonder les Etats, créer des corps politiques, rédiger des lois, consolider le droit civil.

Dans la version définitive du Contrat, Rousseau insiste sur la différence entre l'écrivain et le législateur. "On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la Politique? Je réponds que non, et que cést pour cela que j'écris sur la Politique. Si j'étois prince ou législateur, je ne perdrois pas mon tems à dire ce qu'il faut faire; je le ferois, ou je me tairois. Né citoyen d'un Etat libre, et membre du souverain, quelque foible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d'y voter suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire. Heureux, toutes les fois que je médite sur les Gouvenements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d'aimer celui de mon pays!" (Rousseau, 1959-1995, Volume III, p. 351). L'écrivain politique ne se confond ni avec l'homme d'action, ni avec le législateur, ni avec le gouvernement dont les fonctions concernent toujours une action particulière, celle de créer le corps politique, ou encore, de mettre en mouvement la machine de l'Etat.

L'instruction sur les affaires de l'Etat est donc condition à l'exercice de la citoyenneté, mais l'écrivain politique Rousseau va encore plus loin, lorsqu'il se présente, dans le texte du Manuscrit de Genève, comme l'inventeur du corps politique, tâche qui le rend comparable au législateur, toutefois, situé sur un autre plan, celui de la création des principes du droit politique. "Mettre la machine en état d'aller", "faire vivre le corps politique", tout cela est bien plus que le simple exercice de la citoyenneté, même si cela découle d'une telle condition.

L'action du législateur, au moment de la fondation des corps politiques, consiste à "transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite: En sorte que si chaque Citoyen n'est rien, ne peut rien, que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre " (Rousseau, 1959-1995, Volume III, p. 381).

Or, dans le Discours sur l'Origine de l'Inégalité, après la description du processus par lequel les hommes ont passé de la liberté à la servitude, comme un processus de défiguration de l'homme naturel qui le mène à l'actuelle condition d'inégalité morale - que peut-on penser du total anéantissement des forces naturelles de l'homme, comme nous le voyons dans le texte ci-dessus, en tant que condition pour la vie dans l'Etat? Maintenant le point de repère, pour Rousseau, ne peut plus être l'homme naturel, mais plutôt l'homme civil. Son origine ne se trouve pas dans l'état de nature. Les rapports d'obligation unissant les hommes pour former des communautés politiques constituent les premiers liens qui marquent le fondement des communautés politiques, lorsque l'enjeu est celui de la nature de la vie en société.

C'est sur ce moment de fondation qui revient l'action du législateur, de façon à ce qu'il n'en puisse aller ni au-delà, ni même avoir recours à l'homme naturel pour y trouver le support de l'institution politique, celle-ci exigeant l'anéantissement de l'homme naturel.

Si nous comparons l'action du législateur à celle de l'éducateur de l'Emile, nous vérifierons qu'il existe une énorme distance entre les deux, précisément parce que le premier ne peut partir de l'homme à l'état de nature, ce qui rendrait vaine la tâche de fonder l'Etat, tandis que l'autre va préserver exactement l'homme naturel, car l'éducation négative de l'Emile est en vérité un acte de préservation de son bon naturel, afin d'empêcher qu'il ne se défigure avec le temps, tout comme la statue de Glauque, celle qui, étant tellement détériorée, ne peut plus être reconnue comme la statue d'une divinité. L'éducation domestique d'Emile est une option qui s'impose au pédagogue, parce que l'éducation politique n'est plus possible, étant donné l'actuel état de dégénération du corps politique.

Si nous revenons à l'histoire hypothétique du Deuxième Discours, nous vérifierons qu'il existe une détérioration de la figure de l'homme naturel, qui va jusqu'à le faire disparaître, jusqu'à le faire perdre sa qualité essentielle d'homme, au stage final de développement de l'inégalité qui est celui du rapport entre maître et esclave. Cet homme réduit à une chose, à rien, dépourvu de sa qualité fondamentale, la liberté, n'est évidemment pas celui qui a été décrit dans le texte ci-dessus, à l'aide des expressions "si chaque citoyen n'est rien" etc. Dans cette expression-ci, le citoyen est l'homme naturel qui est anéanti pour faire place à un homme nouveau, partie d'un tout, celui qui a acquis la liberté conventionnelle après avoir spontanément abandonné la liberté naturelle. L'esclave, à son tour, a été anéanti malgré lui-même. Autrement dit, si l'histoire nous révèle un homme de plus en plus défiguré, aboutissant à sa complète disparition dans l'esclavage, cette condition dernière de l'histoire ne peut être le point de départ pour la construction de l'Etat, car l'institution de l'association politique s'inscrit aussi dans le processus de l'histoire, comme un médicament employé pour empêcher la dégénération de l'espèce humaine; néanmoins, si ce médicament n'est employé à la bonne dose, il rendra encore plus grave le processus de dégénérescence et déclenchera la perte totale de la liberté.

C'est pour cela que Rousseau, lorsqu'il aura décrit l'action du législateur, n'oubliera pas la maxime fondamentale de la politique, celle du temps opportun à la législation. La sagesse du législateur réside précisément en savoir le moment exact où un certain peuple en formation est en mesure de recevoir la législation, celle par laquelle l'individu, comme un tout parfait, en tant qu'homme naturel, doit s'anéantir pour faire place à un homme nouveau, le citoyen. C'est là que nous pouvons voir l'action de l'éducateur de l'Emile comme étant complémentaire à l'action du législateur, jamais, toutefois, comme des actions équivalentes. Emile, dans la mesure où il garde son bon naturel, lorsqu'il est appelé à entrer dans la vie en société, saura parfaitement qui, pour entrer dans le nouvel ordre, il aura à s'anéantir complètement en tant qu'homme naturel. L'aliénation de sa liberté ne sera faite à la faveur d'une personne en particulier, mais de la communauté politique dont il fera partie lui aussi. Le temps opportun de la fondation du corps politique est ce qui marque la grande tâche du législateur.

Le passage de l'état naturel à l'état civil peut être un pas plus court fait ou bien vers la perte de la qualité essentielle de l'homme ou bien vers sa préservation dans une "deuxième nature", celle du corps politique bien constitué dont le législateur est le responsable.

De même que l'action de l'éducateur, celle du législateur se développe dans la sphère de la particularité. Le premier agit sur l'homme naturel, dans le sens de le préserver et le deuxième sur un corps politique déterminé, pris comme une deuxième nature, également dans le sens de préserver sa constitution. Les deux doivent alors agir sur les habitudes, les moeurs qui correspondent à la nature de l'homme ou à la nature du corps politique. L'homme bien élevé sera celui capable d'apprendre " à supporter les coups du sort, à braver l'opulence et la misére, à vivre s'il le faut dans les glaces d'Islande ou sur le brulant rocher de Malthe" (Rousseau, 1959-1995, volume IV, Emile, p. 253). Emile saura tout ce qu'un homme doit savoir "il saura l'être au besoisn tout aussi bien que qui que ce soit, et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne" (Id. Ibid., p. 252). Dans le cas de l'homme naturel, il suffit qu'il ne soit pas corrompu au point de ne plus parvenir à affronter la loi du besoin. Toutes les habitudes qu'aura acquis Emile devront toujours obéir à ce fondement, celui de le préparer pour la vie et pouvoir la vivre avec intensité, car "L'homme qui a le plus vécu n'est pas celui qui a compté le plus d'années; mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans qui mourut dès sa naissance. Il eut gagné de mourir jeune; au moins eut-il vécu jusqu'à ce tems-là." (Rousseau, 1959-1995, Volume IV, Emile, p. 253).

Le travail du législateur sera celui de donner la vie au corps politique, et de le préparer pour affronter toutes les adversités. Mais, contrairement à l'individu, qui est un tout absolu, le corps politique a une constitution, c'est le résultat d'un processus de création artificiel. Les individus qui en font partie vivent sous la dépendance du regard, de l'opinion. Tout ce qui se fait dans cet état doit être réglé par la considération publique. Pour autant l'action du législateur tombera aussi sur les moeurs, non pas celles qui caractérisaient l'homme dans l'état de nature, mais celle qui découlent de la transformation radicale de l'homme naturel en une deuxième nature. Résultat donc d'un processus de création artificiel, les moeurs d'un peuple configurent sa nature. Elles représentent "la plus importante de toutes les lois; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l'airain, mais dans les coeurs des citoyens; qui fait la véritable constitution de l'Etat; qui prend tous les jours de nouvelles forces; qui, lorque les autres loix vieillissent ou s'éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l'esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l'habitude à celle de l'autorité. Je parle des moeurs, des coutumes, et sur-tout de l'opinion; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres: partie dont le grand Législateur s'occupe en secret, tandis qu'il paroit se borner à des réglemens particuliers qui ne sont que le ceintre de la voûte, dont les moeurs, plus lentes à naitre, forment enfin l'inébranlable Clef" (Rousseau, 1959-1995, Volume III, Du Contrat Social, p. 394).

Les moeurs naissent alors de l'opinion, dans la mesure où celle-ci forge les comportements par la pression des mouvements de l'estime publique "Si nos habitudes naissent de nos propres sentimens dans la retraite, elles naissent de l'opinion d'autrui dans la Société. Quand on ne vit pas en soi, mais dans les autres, ce sont leurs jugemens qui réglent tout, rien ne paroit bon ni désirable aux particuliers que ce que le public a jugé tel, et le seul bonheur que la pluspart des hommes connoissent est d'être estimés heureux" (Rousseau, 1959-1995, Volume V, Lettre à d'Alembert, p, 61-62). Comme l'opinion échappe à toute forme de pression, que celle-ci provienne des lois ou des autorités, agir sur l'opinion est l'une des tâches les plus difficiles et dont les résultats sont complètement imprévisibles. "Ainsi l'on a beau faire; ni la raison, le la vertu, ni les loix ne vaincront l'opinion publique, tant qu'on ne trouvera pas l'art de la changer. Encore une fois, cet art ne tient point à la violence" (Rousseau, 1959-1995, Volume V, Lettre à d'Alembert, p. 64).

Or, l'action du législateur sur l'opinion publique sera toujours dans le sens de préserver le jugement du public pour qu'il vise juste dans le choix du bien publique. Et cette tâche sera celle de ne pas le laisser perdre la mémoire des temps de la fondation. Ce qui compte ici, également, c'est que le corps politique ne se défigure pas. L'éducation publique, dans ce contexte, sera le travail de préservation de l'esprit de la fondation où le peuple se présente avec une vie artificielle, résultat du pacte d'association. Ici la démarche de l'éducateur de l'Emile est imité par le législateur.

Cependant, comme ce sage instituteur ne demeure pas dans l'Etat après le moment de sa fondation, mais plutôt s'en éloigne aussitôt sa tâche accomplie, une autre institution prendra sa place, c'est-à-dire, la cour d'honneur, ou le tribunal de l'opinion publique, l'organe responsable par la déclaration du jugement publique. Déclarer l'opinion publique c'est raviver la mémoire des temps de fondation, c'est reprendre les routes du choix du bien publique, une action toujours renouvelée pour que le peuple ne se défigure pas avec le temps. Le tribunal censorial "peut être utile pour conserver les moeurs, jamais pour les rétablir " (Rousseau, 1959-1995, Volume III, Du Contrat Social, p. 459). Au début de la formation des peuples, c'est l'opinion publique qui forge les moeurs, car le citoyen, sous le regard des autres, règle son comportement et s'attend toujours à être estimé, jugé par l'autre. Sa vie dépend fondamentalement du regard d'autrui. Voilà comment surgissent les sentiments d'honneur. "Qui juge des moeurs juge de l'honneur, et qui juge de l'honneur prend sa loi de l'opinion" (Id. Ibid., p 458).

Or, de même que les habitudes de l'homme naturel naissent de ses propres sentiments naturels, celles de l'homme dans l'état civil naissent des sentiments des autres, du jugement publique. C'est ici que la tâche du législateur se présente comme l'une des plus difficiles, car n'importe quel détour de formation peut faire échouer toute l'oeuvre. Et Rousseau rappelle qu'il y a de bons et de mauvais législateurs.

Les moeurs d'un peuple seront alors sa nature et les citoyens, membres de ce corps politique, devront, pour conserver leur qualité fondamentale d'homme, c'est-à-dire, leur liberté prise maintenant sous la forme de la liberté civile, assumer sa deuxième nature par l'assimilation des moeurs bâties par l'empire de l'opinion publique, sous le commandement du législateur au début, et sous la surveillance du tribunal censorial, lorsque le législateur aura accompli sa tâche.

Que dire maintenant de la fonction de l'écrivain politique, celle qui ne peut être confondue avec aucune autre? "Si j'étois prince ou législateur, je ne predrois pas mon tems à dire ce qu'il faut faire" C'est là que réside sa fonction. Mais à qui s'addresse-t-on pour dire ce qui doit être fait? A un public capable de le reconnaître comme son éducateur, comme celui qui procède à l'ajustement de son jugement. On trouve au milieu de ce public le législateur lui-même. Et pourquoi pas? Car, en fin de comptes, le résultat de son action dépendra de sa sagesse. Et il n'y a qu'une place où l'on puisse la chercher sans se tromper dans cette tâche: aux débuts du droit politique, ce code, cet ensemble de règles pour l'observation, cette grande échelle. C'est dans la Lettre à d'Alembert que l'on trouve un passage exemplaire du rapport complexe entre le législateur, le gouverneur et l'écrivain politique. Il ne suffit pas d'avoir un code de moral parfait, ni un législateur incorruptible, ni un gouverneur soigneux de ses obligations, ni même des lois sévères. Dans la querelle de l'introduction du théâtre de la comédie à Genève, Rousseau censure d'Alembert parce que "Pour prévenir les inconvénients qui peuvent naitre de l'exemple des Comédiens, vous voudriez qu'on les forçat d'être honnêtes gens. Par ce moyen, dites-vous, on aurois à la fois des spectacles et des moeurs, et l'on réuniroist les avantages des uns et des autres. Des spectacles et des moerus! Voilà qui formeroit vraiment un Spectacle à voir; d'autant plus que ce seroit la prémiére fois. Mais quels sont les moyens que vous nous indiquez pour contenir les Comédiens? Des loix sévéres et bien exécutées. C'est au moins avouer qu'ils ont besoin d'être contenus, et, que les moyens n'en sont pas faciles. Des loix sévères? La prémière est de n'en point souffrir. Si nous enfreignons celle-là, que deviendra la séverité des autres? Des loix bien exécutées? Il s'agit de savoir si cela se peut: car la force des loix a sa mesure; celle des vices qu'elles répriment a aussi la sienne. Ce n'est qu'après avoir comparé ces deux quantités et trouvé que la prémière surpasse l'autre, qu'on peut s'assurer de l'éxécution des loix. La connoissance de ces rapports fait la véritable science du Legislateur; car, s'il ne s'agissoit que de publier Edits sur Edits, réglemens sur réglemens, pour remedier aux abus à mesure qu'ils naissent, on diroit, sans doute, de fort belles choses; mais qui, pour la pluspart, resteroient sans effet, et serviroient d'indications de ce qu'il faudroit faire, plustot que de moyens pour l'éxécuter. Dans le fond, l'instruction des loix n'est pas une chose si merveilleuse, qu'avec du sens et de l'équité, tout homme ne put très bien trouver de lui-même celles qui, bien observées, seroient les plus utiles à la société. Où est le plus petit écolier de droit qui ne dressera pas un code d'une morale aussi pure que celles des loix de Platon? Mais ce n'est pas de cela seul qu'il s'agit. C'est d'approprier tellement ce code au Peuple pour lequel il est fait, et aux choses sur lesquelles on y statue, que son éxecution s'ensuive du seul concours de ces convenances; c'est imposer au Peuple à l'exemple de Solon, moins les meilleures loix en elles-mêmes que les meilleures qu'il puisse comporter dans la situation donnée" (Rousseau, 1959-1995, Volume V, Lettre à d'Alembert, p. 60-61). En somme, on ne gouverne pas par décret; on ne peut non plus s'attendre à ce que moyennant des codes parfaits, très bien écrits aux académies, on aura le meilleur des mondes possibles. En contrepartie, que sera-t-il fait du législateur, s'il ne dispose d'un point de repère, un code qui lui montre le degré maximal de perfection de l'Etat, à partir duquel il puisse travailler sagement pour l'appliquer au peuple auquel il est destiné?

Peu à peu nous nous rendons compte de ce que l'art de gouverner ne peut se passer ni de l'écrivain politique, ni du législateur, ni des hommes d'action.

Si l'éducateur agit sur le jugement d'Emile, qui devra apprendre à peser, comparer, choisir ce qui le convient le mieux, le peuple, pour ne pas se tromper, a besoin d'avoir son jugement ajusté par l'action du législateur, celui qui s'occupe en secret de l'opinion publique afin de forger les moeurs. Mais nous ne pouvons oublier non plus que les législateurs ont besoin d'avoir recours à un code, à la grande échelle des principes du droit politique, pour ne pas se tromper au moment de la formation du jugement du public, c'est-à-dire, au moment de son action sur l'opinion publique, afin de la transformer dans le jugement correct à l'aide de l'entendement.

L'écrivain politique, celui qui donne vie aux principes du droit politique, est selon Rousseau la clef pour l'action des législateurs. Car c'est là qu'ils vont trouver les ressources pour leur action politique concrète.

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