La mort du philosophe

Séminaire d’élèves

ENS 2002-2003

 

 

 

 

 

Séance du 20 mars 2003,

 

Par Eric Zernik

 

(Professeur au lycée Louis-Le-Grand)

 

 

 

 

 

 

 

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Rousseau

ou

la philosophie endeuillée.

 

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Plan général

 

 

La philosophie endeuillée  3

I. La pensée et la mort 4

1) Naître à la vie  4

2) L’apparition de la mort 5

II. La mort comme image  6

1) L’ambivalence de l’image  6

2) L’imagination et le désir amoureux  7

3) Le double régime des passions  7

III. De l’amour de Sophie à l’amour de la Sagesse  8

1) La parade amoureuse  8

2) Du besoin à la volonté  9

3) La représentation de la loi 10

 

 

 

 

 

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La philosophie endeuillée

 

 

 

 

Je partirai de ce qu’on pourrait appeler une plaisanterie macabre et de mauvais goût dont le précepteur se rend coupable vis-à-vis d’Émile. Nous sommes au livre V de l’Émile et le jeune homme. Celui-ci s’apprête enfin à épouser Sophie. Tout est prêt pour un mariage : les parents sont d’accord, le précepteur a tout arrangé, les épreuves de l’attente et du désir différé ont révélé chez les deux amants des âmes bien trempées et accordées l’une à l’autre. Les fiancés, bien évidemment sont impatients les fiançailles ont été longues, c’est le moins qu’en puisse dire. Le mariage pourrait enfin être célébré.  Or voici qu’un matin le précepteur entre dans la chambre de son élève tenant une lettre à la main pour lui annoncer la mort de Sophie :

 

«  Un matin qu’ils ne se sont pas vus depuis deux jours, je lui dis en le regardant fixement :Que feriez-vous si l’on vous apprenait que Sophie est morte ? Il fait un grand cri, se lève en frappant des mains, et sans dire un mot, me regarde d’un œil égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang froid, il s’approche, les yeux enflammés de colère ; et s’arrêtant dans une attitude presque menaçante : Ce que je ferai ? je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que je ne reverrais de ma vie celui qui me l’aurait appris. Rassurez-vous, répondis-je en souriant : elle vit, elle se porte bien, elle pense à vous, et nous sommes attendus ce soir. Mais allons faire un tour de promenade et nous causerons » (Émile, G.F. p.580)

 

Cette fausse nouvelle de la mort de Sophie va faire office de préambule à la unique leçon de philosophie théorique que le précepteur dispensera à son élève. Cet enseignement qui invite à dominer ses passions et à ne pas            s se laisser subjuguer par l’objet de son désir sera complété par un enseignement pratique. Le précepteur en effet juste après l’épisode de la fausse nouvelle de la mort de Sophie engage Émile à voyager pour mieux comparer les systèmes politiques et dans les pages suivantes on trouve un véritable résumé du Contrat social. Mais pourquoi un tel préambule. Je voudrais développer la thèse qu’il n’y a là rien de contingent ; que la mort et la philosophie chez Rousseau forment un couple inséparable. Commençons par quelques remarques préliminaires sur cette étrange introduction à la philosophie.


1) Contrairement aux analyses des séances précédentes, la mort rencontrée par le philosophe n’est pas une mort en première personne. La mort propre, la mort de Jean-Jacques n’est ni terrifiante, ni problématique : elle est plutôt l’espoir de voir se terminer le cours d’une existence malheureuse. Quant à Émile, il a suffisamment vécu pour mourir sans regret. Ce qui est à penser ici, c’est la mort de l’autre, la mort de l’être aimé.

 

Mais 2) les choses se compliquent. Car cette mort de l’autre, le philosophe n’en est pas simplement affecté comme d’une mort à laquelle il assisterait en spectateur impuissant. D’une manière symbolique ou imaginaire, il la provoque. Aussi bien l’annonce du précepteur ne se réduit pas à une plaisanterie d’un goût douteux ; elle prélude à un véritable meurtre symbolique qui met Émile sur le chemin de la philosophie. En effet après avoir jeté les premières semences d’une philosophie de style stoïcien le précepteur engage Émile à partir pour découvrir le monde. Or même s’il s’agit d’un éloignement momentané (il durera quand même deux ans),  la scène des adieux est placée sous le signe de la mort de Sophie. C’est ce que marque le contraste dans l’attitude entre les deux amants. Le désespoir d’Émile est débordant, tandis que Sophie est comme morte, anesthésiée et inanimée :

 

 « Quelle différence dans la contenance des deux amants ! Émile, impétueux, ardent, agité, hors de lui, pousse des cris, verse des pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui ferait rire en toute autre occasion. Sophie, morne, pâle, l’œil éteint, le regard sombre, reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit personne, pas même Émile. Il a beau lui prendre les mains, la prendre dans ses bras ; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses à tout ce qu’il fait…Je suis charmé qu’il emporte avec lui cette triste image. » (p.590-591)

 

Tout se passe comme s’il fallait qu’Émile emporte avec lui l’image d’une morte. La dernière phrase ( » je suis charmé qu’il emporte avec lui cette triste image ») indique clairement que la séparation que provoque le précepteur est une fin en soi et que la scène des adieux au cours de laquelle la jeune fille donne le spectacle de son propre anéantissement constitue un projet voulu et mûri par le précepteur. Il faut que dans un éclair Émile voie Sophie morte et qu’il emporte avec lui cette image. L’image de la morte serait ainsi le passeport pour entrer dans un nouveau monde, celui de la raison, mais aussi l’univers étranger, du monde extérieur, qui l’arrache aux douceurs du foyer. Cette mort symbolique, ou plutôt ce meurtre symbolique assure la transition de l’amour de Sophie à la philosophie.

 

3) L’épisode de la « mort de Sophie » ne représente pas un cas unique dans la littérature rousseauiste. On trouverait deux autres exemples de meurtre symbolique qui l’un et l’autre ménagent le passage de la sensibilité à la raison pratique. Premier exemple la mort fantasmée de Marion dont Rousseau se dit coupable pour l’avoir accusée d’avoir volé le fameux ruban  et dont le remords, dira-t-il plus tard, est à l’origine de sa vocation d’écrivain . Autre exemple :la pulsion meurtrière qui saisit Saint Preux dans la barque au milieu du lac de Genève et qui le met à deux  doigts de noyer Julie. Là encore le moment de la folie meurtrière prélude au retour au calme et à la transformation de l’amant en citoyen éclairé de la petite cité de Clarens sur lequel règne le couple Wolmar. À chaque fois l’accès à la raison, plus particulièrement la transition de la sensibilité à la raison législatrice passe par une image qui fixe l’instant où le meurtre réel ou symbolique est sur le point d’être perpétré. Et toujours c’est une femme qui en est la victime. 

 

4) Émile n’est pas appelé à devenir un philosophe de métier, et surtout pas un philosophe spéculatif pour lequel Rousseau n’a que mépris. Et pourtant il est un âge, où l’homme doit acquérir la sagesse. D’abord pour accéder à ses devoirs de citoyen, mais aussi et plus fondamentalement pour trouver en soi-même un point fixe, une sorte de boussole intérieure qui indique la voie à suivre pour rester fidèle à soi. La vraie philosophie est celle qui doit permettre de résister aux aléas de l’existence, de trouver une « assiette » ferme qui permette de demeurer stable dans un monde dont Rousseau a su identifier les signes avant-coureurs des grands ébranlements révolutionnaires. La fonction unique, loin des vaines spéculations métaphysiques, est d’apprendre à rester fidèle à soi. Ce pouvoir de résistance aux vicissitudes de l’existence, Rousseau le nomme la vertu, terme qui dit à la fois la puissance virile du guerrier qui fait face sur le champ de bataille et la faculté de dominer ses passions et ses désirs. C’est à la vertu que l’image de la mort de Sophie doit servir d’emblème et d’introduction.

 

Mais pourquoi la philosophie devrait-elle nécessairement passer par l’image de la mort, ou plutôt l’image d’une morte ? Quelles relations perverses la raison entretient-elle avec la mort l’image et la femme ? Pour répondre à ces questions, il nous faut revenir en arrière, faire un flash-back et saisir le moment originel où la pensée s’articule sur la mort et son image afin de reconstituer étape par étape la généalogie du meurtre symbolique de Sophie. Je développerai les trois points suivants :

 

I.                    I.                    La pensée et la mort

II.                  II.                  La mort et l’image

III.                III.                De l’amour de Sophie à l’amour de la sagesse

 

 

I.                 I.                 La pensée et la mort

 

Il y a chez Rousseau une sorte d’exclusion réciproque de la pensée et de la vie. Dans son essence la plus intime la vie, ce que Rousseau appelle le sentiment d’existence, qui précède la conscience de soi, est une relation fusionnelle avec le monde. C’est cette relation fusionnelle que Rousseau appelle la nature. À l’inverse, lorsque la pensée surgit, elle introduit une entaille, une sorte de césure entre le sujet et l’objet qui vient briser l’unité primitive entre l’homme et le monde.

 

1)   1)   Naître à la vie

 

La description la plus célèbre de la naissance à la vie est sans doute l’épisode auquel Bernard Sève faisait allusion, lors de la dernière séance, en le rapprochant de l’accident de cheval de Montaigne. Il s’agit dans la deuxième promenade de l’épisode où Rousseau reprend lentement connaissance après avoir été renversé par un molosse. Mais précision importante : ce moment où la conscience émerge est décrit par Rousseau, non comme une préfiguration de la mort, mais comme une naissance à la vie. Je cite :

 

« La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais, je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude »

 

Ce texte qu’il faudrait bien évidemment mettre en relation avec les rêveries sur le lac de Bienne (5e Promenade), décrit le moment de la pure présence qui constitue une expérience de l’être pur et se présente comme la véritable ontologie fondamentale de Rousseau. Cette présence est d’abord la présence au moment présent. Aucune inquiétude (rapport au futur), aucun souvenir (rapport au passé) ne viennent fissurer ce moment de grâce pour le transformer en un futur passé ou un ancien futur. Le présent ne passe pas, il n’est ni succession ni même durée : il est absolument. Vivre ce présent, c’est vivre un véritable moment d’éternité qui nous rend semblables à Dieu (cf. 5e Promenade). En ce sens la vie exclut la mort (cf. . le second Discours : ni l’animal ni l’homme de l’état de nature n’ont une expérience de la mort ; ils cessent tout simplement d’exister)

Mais cette présence est également présence à soi et au monde. C’est sur ce point que le contraste entre la vie et la pensée apparaîtra le plus clairement. Vivre, simplement vivre et non penser, en ce moment où la conscience n’est pas encore conscience de soi, c’est-à-dire conscience individualisante qui nous sépare du grand Tout, c’est faire l’expérience pré-objective de l’unité du sujet et de l’objet, ou plus exactement se placer en deçà de cette distinction ; sentir et se sentir sont intimement mêlés : « je ne me sentais exister que par là (la vision du ciel des étoiles et de la verdure)…je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. » : le « sujet » ne se sent exister que par ce qu’il voit et ce qu’il voit ; et les choses autour de lui n’ont d’autre réalité que celle que leur prête le sentiment qu’a le sujet de sa propre existence.

L’expérience de la vie comme présence, au double sens que je viens d’indiquer, fournit la norme du bonheur qui ne s’éprouve que dans la jouissance de la vie et du monde indissociablement mêlés. Le bonheur s’identifie à l’expérience de l’être et du présent ; le malheur est toujours indice d’une perte ontologique, et signale la dégradation du présent temporel qui cesse de valoir comme absolu dès lors qu’il est vécu sur fond de passé et d’avenir (un présent qui passe). Or significativement le malheur commence avec l’émergence de la pensée qui dès l’origine assombrit l’expérience de la vie, lui imprimant la marque de l’image de la mort.

 

2)   2)   L’apparition de la mort

 

Le premier pas que l’homme franchit hors du cercle de la nature le met en contact avec la représentation de la mort. Rousseau le précise : l’expérience dans la mort est un fait proprement humain, liée à l’émergence de la culture :

 

« Jamais l’animal ne saura ce que sait que mourir, et la connaissance de la mort, et de ses terreurs, est une des premières acquisitions que l’homme ait faites, en s’éloignant de la condition animale. » (Second Discours, G.F. p. 182).

 

Je ferai deux remarques.

1)                            1)                            La mort n’est rien en elle-même : l’animal et le sauvage meurent sans s’en rendre compte comme une bougie s’éteint. Ce qui rend la mort insupportable, ce qui lui confère une sorte de pseudo réalité c’est l’idée de la mort qui développe la passion correspondante : la crainte ou la terreur de la mort C’est pourquoi la mort est une acquisition du savoir.

 

2)                            2)                            Rousseau précise : la terreur de la mort fait partie « des premières acquisitions ». ce n’est pas une passion comme les autres : c’est la première passion qui accompagne le développement des facultés ; c’est dans l’éveil même de la pensée qu’elle trouve son origine. Plus radicalement, et c’est une des thèses que je voudrais développer ici, elle est la passion de la pensée, en quelque sorte son envers pathétique.

 

Pour bien comprendre ce point décisif il faut revenir à la description de l’homme naturel envisagé selon l’angle moral et métaphysique. Rousseau se démarque de la définition aristotélicienne de l’homme comme « animal raisonnable ». Non seulement l’homme ne naît pas doué de raison, mais la raison n’est pas non plus un germe enveloppé dans la nature et qui serait appelé à se développer de lui-même comme le marron devient spontanément marronnier. La raison est un fait de culture et non de nature. Mais la raison et ses conquêtes ne sont pas non plus un accident qui vient se surajouter de l’extérieur à la nature humaine. Entre nature et culture, la pensée est à la fois immanente et transcendante ; ou plus exactement elle est cette possibilité, inscrite dans la nature, d’excéder la nature lorsque les besoins et les circonstances l’exigent

C’est cette simple virtualité, qui ne s’éveille que sous l’effet des circonstances, que Rousseau appelle la perfectibilité : 

 

« Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui le distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui à l’aide des circonstances développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces milles ans. » (Second Discours G.F. p.171)

 

Trois points méritent d’être soulignés :

1.                            1.                            La perfectibilité est une pure virtualité : elle pourrait rester endormie indéfiniment, ce pourquoi il n’y a aucune fatalité, aucune nécessité naturelle aux développements des facultés et de la raison.

2.                            2.                            C’est toujours sous l’aiguillon du besoin que la perfectibilité s’éveille ; ou plus exactement lorsque se marque l’écart entre la sensation du besoin et sa satisfaction. L’état de nature correspond à l’hypothèse où les maigres besoins naturels sont immédiatement comblés par la générosité du milieu, de sorte que le besoin se fait à peine sentir et qu’il n’éveille aucune inquiétude aucune attente. Cet état de parfait équilibre reconduit de moment en moment et sans aucune solution de continuité la béatitude de la présence. Dans cette nappe temporelle où les sensations s’effacent devant l’expérience de la présence pure, la perfectibilité est la possibilité du réveil. Elle introduit la faille de la représentation lorsque l’inattendu survient ou que la morsure du besoin se fait sentir.

3.                            3.                            Par conséquent la perfectibilité est bien provoquée par un déséquilibre externe (les catastrophes, le funeste hasard) mais, ce qui la caractérise le plus essentiellement, c’est ce pouvoir qu’elle possède de convertir l’irruption de l’extériorité en une stimulation interne. C’est pourquoi elle est, nous dit Rousseau,  « la faculté (…) qui développe toutes les autres ». Faculté d’éveiller les facultés, la perfectibilité est pure réflexivité. En  ce sens elle constitue l’essence même de la pensée, comme puissance d’intériorisation suscitant un retour à soi et un éveil de soi. C’est  pourquoi elle est au fondement de toutes les autres facultés humaines.

 

Il n’en reste pas moins vrai que l’émergence de la pensée est doublement marquée et pour ainsi dire entaillée par l’extériorité. D’une part son éveil est suscité de l’extérieur par les hasards et les circonstances que les hommes ont rencontrées dans le cours de leur existence individuelle et collective ; d’autre part ces circonstances revêtent nécessairement la forme d’une rupture, d’un danger qui menace l’intégrité. La pensée, dans sa structure réflexive originelle, intériorise cette extériorité menaçante. La pensée n’est au fond que ce pouvoir que possède l’homme de faire face à la menace externe et de la convertir en une stimulation interne d’où procède l’essor des facultés que la nature maintenait en sommeil.

On comprend alors pourquoi l’idée de la mort est consubstantielle à la pensée qui s’éveille. Réponse à une menace, elle introduit une double scission qui entame l’unité de la vie. D’abord la scission entre le sujet et l’objet. Significativement la première manifestation de progrès de l’humanité consistera pour le chasseur à tendre des pièges aux animaux, et de cette ruse découlera le premier sentiment de fierté que l’homme porte sur lui-mêmee et qui marque la figure primitive de l’amour propre et de l’orgueil. Le sujet s’affirme contre et par comparaison. Scission temporelle ensuite entre le présent et l’avenir : lorsqu’elle s’active sous l’effet de la perfectibilité, la pensée s’ouvre à la dimension de l’intentionnalité et du projet. Elle saisit le présent sur fond d’avenir.  Son économie est celle de la pré-vision et de la pro-vision. C’est pourquoi elle diffuse dans le présent l’ombre du futur, nous projetant constamment hors de nous dans un avenir incertain.

 

 

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II.              II.              La mort comme image

 

 

La perfectibilité n’est pas à proprement parler une faculté comme les autres, mais le principe d’éveil des facultés sous l’effet des circonstances extérieures. Elle est cette spontanéité qui permet de dire que les facultés s’éveillent d’elles-mêmes , par un mouvement qui vient de l’intérieur, bien que suscitée de l’extérieur. Elle est, si on peut oser cet oxymore, « une spontanéité provoquée », portant la double marque de l’activité et de la passivité.

Or cette puissance d’aito-affection, n’est autre que l’imagination.  À mi-chemin entre la pure sensibilité et le pouvoir de représentation, l’imagination crée ce que Bachelard appelle un « non moi-mien ». L’imagination en effet trouve son origine en moi, mais simultanément  déploie l’ image d’un ob-jet auquel je me rapporte comme à une réalité extérieure. Inversement un objet extérieur ne m’émeut pas ou simplement ne m’intéresse que s’il trouve en moi un écho, une sorte de double mental. Ainsi, s’il est vrai que l’origine de la pensée réside dans la perfectibilité, son essence n’est autre que l’imagination.

 

1)   1)   L’ambivalence de l’image

 

D’où la profonde ambivalence de la puissance des images. On vient de voir qu’identifiée à la perfectibilité ou, plus précisément, au principe de son activation, elle transforme le déficit du besoin en principe actif qui stimule en les éveillant les facultés intellectuelles. Mais dans le même temps elle introduit au cœur de la conscience une lacune, une absence qui introduit l’insatiabilité au cœur de la vie affective et qui constituera l’envers et la malédiction des passions qu’elle engendre.

 

« C’est l’imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, suscite et nourrit les désirs par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paraissait d’abord sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le poursuivre ; quand on croit l’atteindre, il se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s’agrandit, s’étend sans cesse. Ainsi on s’épuise sans arriver au terme et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous. » (Émile, livre second p.94)

 

L’imagination est la faculté qui transforme le besoin en désir en instillant l’absence et la négativité dans le monde plein de la présence pleine. Socrate disait d’Eros qu’il laisse échapper tout ce qu’il acquiert. C’est exactement ce que l’on retrouve ici à propos de l’imagination. Car si le besoin naturel peut être comblé, le désir lui, parce qu’il porte sur des images et non des choses, est insatiable et toujours déçu. En effet l’image apparaît comme une entité à double face, un Janus biffron. D’un côté elle nous déporte vers l’extérieur, de l’autre nous ramène constamment à nous . En effet, porte  bien sur tel ou tel ob-jet du monde sur lequel elle fixe l’attention et la convoitise, mais en même temps elle nous renvoie à la conscience du manque, de sorte que cet objet est déréalisé perçu comme un fantôme qui apparaît toujours au loin et disparaît quand on s’en approche. Non seulement l’imagination transforme le besoin en désir, mais loin de combler le manque, il l’avive et le porte à la conscience ; il l’enracine au cœur même de la conscience de soi C’est en cela que l’image est l’emblème de la finitude et que dans son essence la plus intime elle est toujours l’image de notre mort, contemplée à travers un  « objet » présent absent et qui, pour ainsi dire, fait apparaître sa propre disparition

 

Concluons sur ce point. La perfectibilité et l’imagination qui l’active est la marque de l’humanité en l’homme : pour le meilleur et pour le pire. D’un côté elle manifeste sa liberté et, plus particulièrement ce pouvoir qu’a l’homme d’être à lui-même sa propre œuvre. Mais de l’autre, son histoire est celle d’une malédiction qui pousse l’homme en avant de lui-même, au risque de se perdre dans les figures de l’aliénation et de la perte de soi, dont l’amour-propre, comprise comme identification à l’image que les autres nous renvoient de nous-même, est à l’origine de toutes les passions sociales.

Mais comme toujours chez Rousseau, le remède est dans le poison.  L’éducation d’Émile ne consistera pas à écarter cette image de mort qui est liée à l’émergence de la pensée, mais à en conjurer les effets néfastes et à l’investir dans la formation du lien social afin de le convertir en vertu politique et morale. C’est ainsi, par exemple, que la pitié, qui nous porte à venir au secours de notre prochain, est, pour ainsi dire, une souffrance imaginaire : 

 

« En effet, comment nous laisserons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous identifiant à l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de lui. » (Émile 4, p.284)

 

La passion amoureuse est le à la fois le remède et le poison. Nous avons vu que toute image a pour envers l’image de ma mort, mais il reste à comprendre pourquoi cette image est sexuée et présente les traits d’une morte, plutôt que d’un mort.

2)   2)   L’imagination et le désir amoureux

 

Si à l’échelle de l’espèce humaine l’activation de la perfectibilité par l’imagination a pour origine des catastrophes naturelles (inondations tremblement de terre etc…), au niveau de l’individu c’est la crise de la puberté qui marque la césure et amorce une seconde naissance. Selon Rousseau, l’enfance est un état sui generis qui se suffit à lui-même : pas plus que le sauvage n’est un civilisé en puissance, l’enfant n’est un homme en miniature. Entre l’enfant et l’adulte il y a rupture ; et cette rupture a pour cause l’irruption de la sexualité. L’enfant était un solitaire, et passées les toutes premières années, il est suffisamment armé pour affronter seul son milieu. Avec la puberté, de nouveaux désirs apparaissent, éveillés par l’imagination, parmi lesquels la passion amoureuse. C’est la période de tous les dangers. Période notamment où se contractent les vices sociaux car, (c’est un point important bien que je ne puisse pas m’y attarder), c’est par la femme que la société se corrompt.

Il n’est plus temps de contenir les passions ; il fait faire désormais avec. On a vu que l’imagination, qui est au principe de la passion amoureuse, étend en bien ou en mal la mesure des possibles. En bien, lorsqu’elle engendre les passions sociales qui forment les premiers liens sociaux (la pitié et l’amour). Il n’y a pas en effet de vie sociale ni de vie morale sans l’imagination cf. notamment la pitié. En mal, lorsqu’elles avivent l’amour propre en nous incitant à vivre hors de nous dans notre image, nous transformant ainsi en morts-vivants. C’est pourquoi à partir des livres 4 et 5 tout l’art de l’éducation va consister à ménager des parades pour contenir les maléfices engendrés par l’imagination d’Émile. On peut distinguer trois parades successives ;1. ralentir le rythme de l’éveil de l’imagination (livre 4.) 2. Articuler l’image et la loi (la parade amoureuse de Sophie) 3. Retourner la puissance de mort de l’image contre elle-même (le meurtre symbolique de Sophie et la scène des adieux)

 

3)   3)   Le double régime des passions

 

La frontière entre le bon et le mauvais usage de l’image est infime. Elle tient d’abord à une question de rythme. Toute la stratégie du précepteur va consister à régler le rythme de développement de l’imagination sur le tempo naturel de l’éveil des sens. Je cite :

 

« Les instructions de la nature sont tardives et lentes ;, mais celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent l’imagination : dans le second, l’imagination éveille les sens ; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d’énerver, d’affaiblir d’abord les individus, puis l’espèce même à la longue ». (Émile 4, p.279.

 

Je ferai trois remarques.

Premièrement, la menace que fait courir l’imagination affecte la vie même de l’individu et de l’espèce. Non seulement toute image enveloppe l’image de la mort, mais plus gravement toute image est potentiellement mortelle et mortifère, en ce qu’elle énerve et affaiblit la constitution psychophysiologique : l’homme qui vit dans l’imagination n’est plus à ce qu’il ni à ce qu’il fait.

Deuxièmement, il peut paraître étrange d’invoquer les « instructions de la nature ». En un sens strict, l’état de nature correspond à une vie pleine qui n’est pas entamée par l’imagination, ni par les signes ni par tous les suppléments représentatifs. Toutefois si culture et nature sont bien en un sens antithétique, il y a un accès naturel à la culture (c’est bien du reste cet accès naturel que désigne le concept de perfectibilité). Or c’est le régime de la vertu qui départage les instructions de la nature et celle des hommes. Rousseau distingue donc un double mouvement de l’imagination : un régime naturel et un régime « forcé ». Ce double régime comprend à la fois une orientation et un rythme. Dans un cas, le désir forge son image lentement. Le premier désir est encore indistinct et indéterminé. Il nous pousse vers l’Autre en général, l’ami, le prochain et enfin seulement vers une femme, selon une lente éclosion, comme si l’image de cette dernière était formée de tous les traits d’une intersubjectivité heureuse. Significativement Émile imagine Sophie avant même de la rencontrer. (Il est vrai qu’il est en cela aidé par les suggestions du précepteur qui, lui, connaît bien la jeune fille et pour cause : elle est quasiment sa créature !). Lorsque Émile rencontrera Sophie, il la reconnaîtra, comme si la jeune fille dans sa réalité empirique épousait exactement les contours de l’image que le désir d’Émile a progressivement façonnée. Dans l’autre cas (régime pervers et corrompu de l’imagination), c’est l’image qui excite le désir. Or la société fourmille d’images érotiques, ou plutôt de suggestions et de signes qui excitent et stimulent l’imagination pour provoquer la sensibilité et le désir. Ce n’est jamais chez Rousseau le corps nu qui éveille le désir mais l’image qui suggère le nu sous le voile. En ce sens c’est le langage, les mœurs (et particulièrement les mœurs policées de la cour), bref la comédie humaine et le jeu social qui sont une immense usine à fantasmer. Je renvoie à la Lettre à d’Alembert dont je tirerai un seul exemple :

 

« Une jeune Chinoise, avançant un bout de pied couvert et chaussé, fera plus de ravage à Pékin que n’eût fait la plus belle fille du monde dansant toute nue au bas du Taygète ». On le voit, ce sont les images et non les choses qui forcent, avant l’heure, le désir de l’enfant ou de l’adolescent ; et c’est par cette invasion des symboles que les mœurs et l’opinion font courir à l’adolescent ce qui aux yeux de Rousseau s’apparente un véritable danger de mort.

 

D’où ma troisième remarque. Ce n’est pas directement l’image qui corrompt, mais la différence de vitesse entre l’imaginaire et la sensibilité en particulier dans sa forme affective. Ce n’est pas un hasard si l’imagination s’éveille avant toutes les autres facultés. C’est dans son essence même. L’imagination est fondamentalement une puissance d’anticipation. Elle re-présente ce qui n’est pas encore présent., Ce pourquoi toutes les passions qui en découlent sont marquées par la pré-voyance et le souci de faire des pro-visions pour, si j’ose dire, voir venir. Et du coup lorsque l’imagination précède les sens, elle engendre une sensibilité vide, sans réalité, un peu comme ces fruits dont la maturité a été forcée, et dont l’apparence peut faire illusion, mais qui manquent de goût. C’est ainsi que l’imagination est au principe de toutes ces passions vaines, qui nous rendent, pour ainsi dire, sensibles au néant.

C’est un point capital sur lequel je voudrais insister. Toutes les passions qui naissent de l’imagination (c’est-à-dire toutes les passions sociales) sont marquées par cette sorte de déficit ontologique, une véritable mort intérieure qui tient à leur marque de naissance. Mais ce peut être de deux manières fondamentalement différente. Que l’on compare la pitié et l’amour propre. La pitié (j’entends sous sa forme sociale qui représente avec l’amour les deux passions sociales originelles cf. l’Essai sur l’origine des langues) sont l’une et l’autre des passions en quelque sorte fictives et illusoires que l’on éprouve sans réellement les éprouver. Dans la pitié, je sens pour ainsi la douleur en l’autre mêlée du plaisir d’en être moi-même épargné. Ce n’est pas ma douleur, ce n’est pas ma peine dont je suis affecté, mais celle que j’attribue à mon semblable. Et pourtant c’est bien de l’expérience de mes propres misères et de la conscience de ma vulnérabilité que se nourrit la pitié (celui qui n’a jamais souffert ne sera jamais pitoyable) Elle me lie à l’autre tout me recentrant sur moi-même. Au contraire l’amour propre (et ses dérivés : l’orgueil, l’envie etc…) est une passion de part en part illusoire. Elle se définit comme l’amour de soi, (le mouvement même de la vie) mais réfléchi dans le miroir du regard de l’autre. Elle est amour pour une image un sentiment vide, et par conséquent une forme appauvrie de l’instinct de vie et qui, circonstance aggravante, me tient sous la dépendance d’une conscience autre m’incitant à quitter ma place pour vivre en autrui. Même imaginaire la pitié est mienne et se nourrit de mes sentiments ; elle fait corps avec ma propre existence et avec ma sensibilité en laquelle elle s’enracine. Tandis que l’amour propre m’aliène en suscitant des identifications narcissiques, la pitié étend ma sensibilité sur les autres et constitue le principe du lien social.

Ces deux sentiments illustrent le double régime de l’imagination dont l’une accompagne le mouvement de la sensibilité et l’autre la provoque suscitant au passage des passions littéralement vaines qui transforment l’homme en son propre masque.

La première parade du précepteur contre les dangers de la puberté consistera donc à régler la vitesse de l’imagination sur celle de l’évolution de la sensibilité de manière à ancrer l’image dans le sentiment de soi où s’exprime le mouvement de la vie. (Livre 4 de l’Émile) Il s’agit de conjurer la mort portée par l’image en l’arrimant au sentiment de la vie.

 

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III.          III.          De l’amour de Sophie à l’amour de la Sagesse

 

Mais cette parade n’a qu’un temps…Vient l’âge pour Émile où il est temps d’affronter la passion amoureuse et de s’armer contre les sortilèges de la féminité.

 

1)   1)   La parade amoureuse

 

La seconde parade intervient donc lorsqu’il n’est plus temps de donner le change aux sens. La sensualité s’est développée suivant son cours naturel. Et l’âge est venu pour Émile de prendre une épouse. Je passe rapidement sur un point que j’ai déjà évoqué : avant même sa rencontre, Émile imagine Sophie qui est déjà parée à ses yeux de toutes les grâces de la beauté et de la vertu. Dès le départ, Sophie est un être d’imagination ; et pourtant elle existe : comment peut, comment doit exister une image pour ne pas altérer la vigueur de la sensibilité masculine ? Telle est la question cruciale soulevée par le livre5. La parade ici va consister à assujettir l’amour à sa propre loi. Le défi que doit relever le précepteur sera de conduire Émile à la vertu par l’amour, de lui faire aimer la loi à travers Sophie, y compris lorsque cette loi lui interdit d’accéder à l’objet de sa passion. L’image de Sophie doit ainsi devenir le schème de la loi.

C’est ici qu’intervient ce que j’appellerai la parade amoureuse (parade au sens où l’on dit que l’on fait parade, mais aussi au sens où l’on pare les coups de l’adversaire). Cette parade est orchestrée par la jeune fille, mais elle prélude déjà à son propre sacrifice.

 

« L’Être suprême a voulu en tout faire honneur à l’espèce humaine : en donnant à l’homme des penchants sans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les règle, afin qu’il soit libre et se commande à lui-même ; en le livrant à des passions immodérées, il joint à ces passions la raison pour les gouverner ; en livrant la femme à des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur pour les contenir. Pour surcroît, il ajoute encore une récompense actuelle au bon usage de ses facultés, savoir le goût qu’on prend aux choses honnêtes lorsqu’on en fait la règle de ses actions. Tout cela vaut bien, ce me semble, l’instinct des bêtes. » (Émile 5 p.468)

 

Faisons une première pause. Une lecture rapide de ce passage suggère un parallélisme entre la raison des hommes et la pudeur des femmes, l’une et l’autre faisant office de règle de ce qui est en excès par rapport à la nature : ici « les passions immodérées », là les « désirs illimités ». En somme, la pudeur serait à la femme ce que la raison est à l’homme. Mais cette interprétation appelle immédiatement au moins deux corrections. Premièrement, on ne peut pas mettre sur le même plan les passions immodérées de l’homme et les désirs illimités de la femme. Les premières procèdent d’un processus de dénaturation. Sur ce point Rousseau est très clair :

 

« Nos passions naturelles sont très bornées ; elles sont les instruments de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous détruisent nous viennent d’ailleurs;  la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice. »(Émile 4 p.275)

 

En revanche, le caractère illimité des désirs féminins est un fait de nature. Car, contrairement aux femelles des animaux dont les besoins sexuels sont intermittents, « l’on n’a jamais observé que même parmi les sauvages, les femelles des hommes aient, comme celles des autres espèces, des temps de chaleur et d’exclusion. (Second Discours) C’est pourquoi la femme est toujours disposée à l’amour et prête, comme la fille d’Auguste à recevoir encore des « passagers quand le navire a sa cargaison. » D’où une seconde correction : la pudeur n’est pas simplement la version féminine de la sagesse ou encore le succédané d’une raison qui ferait défaut à la femme, mais le moment féminin de l’accès à la raison, et le mode naturel d’une pro-vocation de la femme image appelant l’homme à sa vocation d’être libre et raisonnable. En d’autres termes la pudeur est le régulateur de l’imagination masculine. C’est ce que devrait confirmer la suite de notre lecture.


 

« Soit donc que la femelle de l’homme partage ou non ses désirs et veuille ou non les satisfaire, elle le repousse et se défend toujours, mais non pas toujours avec la même force, ni par conséquent avec le même succès. Pour que l’attaquant soit victorieux, il faut que l’attaquée le permette ou l’ordonne; car que de moyens adroits n’a-t-il pas pour forcer l’agresseur d’user de force! »

 

Marquons une nouvelle pause. La pudeur consiste à la fois à attirer et à repousser ; ou, plus exactement à attirer en jouant sur les variations de degrés du refus. Condensant le double sens de la parade (la parade amoureuse et la parade comme déviation des coups portés par l’attaquant), elle ouvre un espace de jeu rhétorique où, par une simple variation d’intensité, le refus dit la presque acceptation, où la faiblesse de la femme « force l’agresseur d’user de force ». Et dans ce jeu rhétorique où le signifiant suggère le contraire de ce qu’il semble dire littéralement, c’est non seulement la femme qui prend l’initiative, mais c’est elle qui reste la maîtresse du jeu. Or c’est précisément ce jeu rhétorique qui fraye le passage de la nature à la société, des sens à la raison.

 

« Le plus libre et le plus doux de tous les actes n’admet point de violence réelle, la nature et la raison s’y opposent : la nature, en ce qu’elle a pourvu le plus faible d’autant de force qu’il en faut pour résister quand il lui plaît ; la raison, en ce qu’une violence réelle est non seulement le plus brutal de tous les actes, mais le plus contraire à sa fin, soit parce que l’homme déclare ainsi la guerre à sa compagne et l’autorise à défendre sa personne et sa liberté aux dépens même de la vie de l’agresseur, soit parce que la femme seule est juge de l’état où elle se trouve, et qu’un enfant n’aurait point de père si tout homme en pouvait usurper les droits. »

 

2)   2)   Du besoin à la volonté

 

Ainsi la pudeur aménage un espace imaginaire par euphémisation et sublimation des rapports entre l’homme et la femme, effaçant toute violence et toute rudesse. Mais ce qui est le plus remarquable dans ce passage, c’est la confluence de la nature et de la raison. Non seulement cette déréalisation, qui convertit l’amour en un jeu d’apparences, est conforme à l’une comme à l’autre, mais surtout elle oriente la relation homme-femme vers sa fin sociale.

Les dernières lignes du passage montrent clairement que la pudeur ne diffère le désir que pour mieux l’installer dans la durée et convertir la satisfaction du besoin sexuel en un lien durable qui fonde la famille et qui permet à la femme de donner un père à ses enfants. Rappelons que le besoin sexuel, comme tous les autres besoins, est ponctuel, instantané et, par conséquent, incapable de fonder le moindre nœud social. Il faut que le besoin sexuel devienne désir, qu’il s’attache à une image unique, selon le jeu de la préférence, et enfin qu’il s’engage dans la durée et jette les bases de cette « petite patrie » qu’est la famille. Lorsqu’il s’attache à une image le besoin devient désir ; lorsque cette image freine l’élan de l’impulsion, elle élève le désir à la maîtrise et à la volonté. C’est très exactement cette double transition qu’opère la pudeur qui fixe la libido masculine sur un « objet » qui la « retient » au double sens du terme. Elle offre à l’homme l’image concrète en laquelle il saisit le visage de son désir, la règle qui le tempère et la fin qui l’oriente vers la sédentarisation de la vie conjugale. Ainsi, c’est dans son rapport à la pudeur féminine que l’homme accède à l’amour moral sur lequel reposera la stabilité de la famille, cellule primitive de l’organisation sociale.

Encore faut-il que l’homme reconnaisse en l’image de la femme le schème et la règle de son vouloir au lieu de se laisser happer par elle. La très subtile frontière, qui sépare la pudeur naturelle des simagrées de la séduction, va consister à régler le jeu des images sur le désir masculin en effaçant les traces de la provocation féminine pour mieux libérer la vocation masculine. Ainsi s’établit une véritable relation chiasmatique à la faveur de laquelle l’homme et la femme échangent leurs caractères respectifs. La femme se règle sur la volonté de l’homme, dans l’exacte mesure où cette volonté est éveillée et réfléchie par l’image que lui renvoie la pudeur féminine. Tout est jeu d’apparences, mais dans cette dialectique c’est l’ordre naturel qui est tout à la fois maintenu et élevé à la conscience de soi :

 

« Voici donc une troisième conséquence de la constitution des sexes, c’est que le plus fort soit le maître en apparence et dépende en effet du faible ; et cela non par un usage frivole de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature qui, donnant à la femme plus de facilité d’exciter les désirs qu’à l’homme de les satisfaire, fait dépendre celui-ci, malgré qu’il en ait, du bon plaisir de l’autre, et le contraint de chercher à son tour à lui plaire pour obtenir qu’elle consente à le laisser être le plus fort. Alors ce qu’il y a de plus doux pour l’homme dans sa victoire est de douter si c’est la faiblesse qui cède à la force, ou si c’est la volonté qui se rend ; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours ce doute entre elle et lui. »

 

On est en présence ici d’une extraordinaire dialectique de l’être et du paraître qui a pour enjeu l’accès de l’homme à la représentation de son vouloir, c’est-à-dire à sa double vocation de chef de famille et de citoyen. Le jeu des apparences, qu’organise la pudeur féminine, rétablit en l’homme l’ordre naturel qui exige que le désir soit proportionné au pouvoir. Or, par sa constitution, l’homme reste impuissant à répondre à la capacité illimitée qu’a la femme d’exciter ses sens. C’est pourquoi une conquête trop rapide lui ferait courir le risque de s’épuiser et de s’énerver. Face à cette menace, la pudeur féminine constitue une double protection : de la femme contre l’empressement de l’homme et de l’homme contre les menaces qu’encourt sa virilité. Mais le discours de la pudeur, qui exhibe et met en image la faiblesse féminine, est à double sens : elle stimule et arrête ; elle semble dire : « Prends-moi, mais respecte ma liberté de refuser. » Elle représente un appel à l’aide mais, en quelque sorte, à distance. Non la soumission du faible au fort, mais l’appel d’une liberté à une autre liberté.

Ce discours, l’homme le réfléchit et l’entend. La pudeur féminine le rappelle à l’ordre en même temps qu’elle le provoque à l’action. Et cette tension ne peut se résoudre que dans le passage de la frontière qui sépare l’ordre physique de l’ordre moral. Aussi bien sa conquête n’aura-t-elle rien de physique.

 

3)   3)   La représentation de la loi

 

S’investissant dans le réseau des signes et des formes par lesquels la femme pudique l’appelle et le retient, l’homme entre dans le champ de la rhétorique amoureuse. Il sera vainqueur, peut-être, mais dans les formes, et découvrira qu’en amour tout est signe et que le désir ne s’attache jamais qu’à de simples représentations. Et surtout,( et c’est en quoi cette dialectique diffère du simple marivaudage), il prend conscience que ce n’est pas la possession qui rend heureux mais la capacité à régler son désir et à le mettre en réserve pour des tâches hautes que la simple possession physique. C’est pourquoi jusque dans le doute qui accompagne l’acte sexuel, l’homme de vertu éprouve le désir et l’attrait pour cet au-delà de toute présence empirique ; sa propre liberté s’annonçant dans la liberté de l’autre : « ce qu’il y a de plus doux dans la victoire est de douter si c’est la faiblesse qui cède à la force ou si c’est la volonté qui se rend ». Car la femme ne peut figurer la liberté qu’en s’effaçant comme image et en se retirant devant ce qu’elle laisse apparaître au-delà du sensible : sa liberté dans son rapport à une autre liberté.

Ainsi tout est jeu d’images dans la pudeur, comme tout n’est qu’illusion dans l’amour. Mais ce jeu d’images libère l’ordre des valeurs et ménage l’accès de l’amant à la vertu, soit la seule pratique philosophique qui vaille. Mais c’est à la condition  que l’image de la féminité ne capte pas à son profit la vigueur masculine et qu’elle s’efface devant vers qui elle fait signe : le domaine de la raison pratique. C’est aussi à la condition que soit  respectée la dissymétrie qui veut si la femme pro-voque, ce soit l’homme qui fonde l’ordre du couple, répondant ainsi à sa vocation morale. La femme doit s’effacer devant l’amour de la loi qu’elle inspire et dont elle n’aura été que le schème

Entre la coquette, qui fait peser sur l’homme (et la société tout entière) la menace d’un amollissement des mœurs et Sophie, figure emblématique de la sagesse, il y a toute la différence d’un sacrifice. L’image doit rester à sa place : une simple image qui fait signe au-delà. La pudeur féminine prélude au sacrifice de la féminité. Mais pour que ce sacrifice s’accomplisse réellement, il faut que cette image se réfléchisse, qu’en tant que puissance de mort, elle se montre telle qu’en elle-même image de la mort, image d’une morte. Ainsi la raison pratique maintiendra à distance la mort dont elle s’origine et qui la hante.

 

 

 

 

Éric Zernik

 

 

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