CNRS. Comité Jean-Jacques Rousseau. Paris IV - Sorbonne
(samedi 25 avril 1998)
Yves VARGAS
Jean-Jacques Rousseau, la vertu
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l’auteur. Reproduction interdite sans son autorisation)
« La vertu », « les vertus »,
« vertueux », sont des mots assez fréquents sous la plume de
Rousseau, et on les peut trouver dans des contextes divers, aussi bien dans les
traités politiques que dans des récits autobiographiques, des romans
sentimentaux, des exposés métaphysiques ou moraux, comme si ce terme pouvait
servir à penser les choses les plus diverses. Bien sûr, nous qui connaissons
Rousseau par coeur, savons qu’il nous a averti dans une note d’Emile, qu’il est nécessaire d’employer
le même mot selon des sens différents et que seul le contexte donne à chaque
mot son contenu[1]; aussi
n’est-il pas question aujourd’hui de chercher à tout prix une unité de sens au
mot « vertu », il est bien possible que ce mot s’entende en plusieurs
sens, mais cela ne doit autoriser à aucune paresse, et s’il est impératif de ne
jamais forcer les textes, il est tout autant nécessaire de s’interroger sur
l’unité d’un mot à l’intérieur d’une oeuvre dont l’auteur nous averti que
« toutes [ses] idées se tiennent »[2].
Je propose de présenter d’abord la vertu en ses
différents domaines, puis de caractériser les points qui paraissent communs.
Dans un deuxième temps, je tenterai une brève topique de la vertu, c'est-à-dire
une présentation de cette notion à partir de la question de l’ordre. Dans un
troisième temps, j’évoquerai le problème d’un possible critère de la vertu.
Enfin je présenterai les problèmes qui me sont apparus et qui restent pour moi
à l’état de pistes à parcourir, un jour ou l’autre, avec vous.
Présentation de
la vertu
En son sens le plus commun, la vertu se présente
chez Rousseau selon une acception morale: être vertueux, c’est obéir au devoir,
c'est-à-dire faire taire ses désirs, et d’abord ses désirs sensuels, maîtriser
ses passions. « Dans une âme
honnête, les passions les plus vives gardent encore le saint caractère de la
vertu... Triomphe d’un amour qui s’honore, combien tu vaux mieux que tous les
plaisirs »[3] On
trouve ce stoïcisme vulgarisé dans La
Nouvelle Héloïse de façon insistante. Dans ce même cadre, la vertu cohabite
avec les vertus, qui désignent l’innocence virginale de la jeune fille, le
courage de l'homme, le respect d’autrui, ou encore l’amour de la vérité.
Le deuxième domaine qui engage la vertu est celui de
la politique, on le trouve très tôt, dans l’article Economie Politique, où la vertu est associée intimement à la
volonté générale: elle désigne le choix, chez un peuple patriote, de préférer
l’intérêt commun à l’intérêt individuel de chacun. « La vertu n’est que cette conformité de la volonté particulière à
la générale »[4]. Rousseau
semble être fort proche de la notion de vertu qu’on trouve chez Montesquieu à
propos des républiques. En fait, il y a une différence notable puisque selon
Rousseau il n’existe qu’une forme d’État légitime, qui est la démocratie, et
donc la vertu politique n’est pas une forme parmi d’autre qui alimente l’esprit
d’un peuple mais la seule forme qui constitue un peuple comme un tout, comme un
moi commun. « Chacun de nous met en
commun sa personne et toute sa puissance »[5].
Le troisième domaine est celui de la métaphysique:
la vertu est indissociable alors de la liberté. Être vertueux, c’est ne pas
faire ce qu’on ne veut pas, c'est-à-dire faire triompher sa liberté et être bon
lors même que nous sommes tentés de ne pas l’être. « Nous sommes placés sur terre et doués de liberté... nous sommes
tentés par les passions et retenus par la conscience »[6].
La vertu est ici ce qui supplée à l’instinct animal: l’animal agit selon la loi
naturelle de ses besoins, et l'homme agit selon la loi naturelle du bien, cette
loi s’établit dans ses actes par sa liberté et la vertu est la force de la
liberté, elle rend l'homme content, elle répond à un besoin en lui. « La suprême jouissance est dans le
contentement de soi-même »[7].
Quels points communs est-il possible de déterminer
entre ces sens multiples? Il me paraît avec évidence que le point qui est
commun à tous les cas est l’effort. Dans ces trois cas, Rousseau appelle
« vertu » quelque chose qui n’est pas donné, qu’il faut rejoindre par
un acte, et par un acte qui coûte. C’est à chaque fois un effort qui contrarie
le premier mouvement. La vertu morale doit lutter contre les passions et le
désir, au point qu’en l’absence de désirs violents, il n’y a pas de vertu, et
le calme de l’indifférence n’a rien de vertueux. « Il faut que ce mot de vertu ne soit qu’un vain nom ou qu’elle
exige des sacrifices »[8].
La vertu politique doit lutter contre l’intérêt privé et cet intérêt est
plus impérieux que l’intérêt commun, il parle d’autant plus fort qu’il nous est
proche et chacun préfère sa famille à son village, et son village à son pays. « L’intérêt personnel se trouve
toujours en raison inverse du devoir, et augmente à mesure que l’association
devient plus étroite »[9].
La vertu métaphysique suppose que les forces qui nous empêchent d’être libres
sont puissantes, et notamment les forces qui s’appliquent à notre corps; c’est
parce que le corps est plus fort que l’âme qu’il est vertueux de le vaincre, et
les anges n’ont en ce sens aucune vertu. « Il
ne sera que comme les anges, et sans doute l'homme vertueux sera plus qu’eux...
en combattant ses passions terrestres »[10].
Dans les trois cas la vertu est un effort, elle part
d’un état premier pour s’en écarter, pour aller ailleurs, et c’est ce mouvement
qui la caractérise: le mouvement, c'est-à-dire ni le point du départ ni même
celui de l’arrivée. En d’autres termes, la vertu est toujours différentielle,
elle n’est ni un état, ni une essence, mais elle est toujours en acte, elle est
toujours dans un acte situé, elle est « en situation » pour parler
comme les existentialistes, elle est indissociable d’un « situs ». « Laissons là toutes ces vaines
disputes des philosophes sur le bonheur et sur la vertu... Je ne vous donne
point d’autre définition des vertus qu’un tableau des gens vertueux »[11].
Cette présentation soulève un problème
anthropologique: si la vertu est la réaction à la tendance la plus forte, si
elle combat les penchants premiers, est-ce à dire qu’elle est contre nature? À
cette question périlleuse la réponse de Rousseau est assez claire: la vertu n’est
pas contre nature, elle est dans la nature humaine. Trois arguments étayent
cette réponse. Le premier porte sur la « folie de la vertu »[12]:
il y a une folie de la vertu qui consiste, non à lutter contre les désirs, mais
à les nier, à les détruire, c’est le cas présenté par la première
« Sophie » dans Emile, qui
à force d’aimer Télémaque était devenue incapable d’aimer quelqu’homme qui se
présentât. Rousseau l’écarte de son récit et la remplace par une autre Sophie
qui présente un meilleur naturel. « Je
voulais peindre une femme ordinaire, à force de lui élever l’âme, j’ai troublé
sa raison... Revenons sur nos pas, Sophie n’a qu’un bon naturel dans une âme
commune »[13]. Le
deuxième argument porte sur le plaisir engendré par la vertu: si les hommes ne
sont pas d’ordinaire vertueux c’est par manque d’expérience, car celui qui est
vertueux une fois sait que la vertu le récompense de son sacrifice, preuve par
le bonheur que l'homme est fait pour être vertueux. « Rien de plus aimable que la vertu, mais il faut en jouir pour la
trouver telle »[14].
Le troisième argument enfin, celui que chacun, vertueux ou non, peut connaître,
c’est qu’on aime la vertu: il suffit que notre intérêt ne soit pas engagé dans
une situation pour que nous aimions la vertu: au théatre, dans les récits
anciens, c’est toujours à la vertu que nous donnons la préférence. « Pour qui vous intéressez-vous sur vos
théâtres? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisirs?... D’où viennent ces
transports d’admiration pour les actions héroïques?... Cet enthousiasme de
vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? »[15]
Si la vertu est un effort pénible dans le situs, elle est un spectacle agréable
hors situs.
Étrangement, donc, la vertu est tout à la fois un
penchant de la nature humaine et un effort pour s’écarter des penchants qui se
présentent. Descartes aurait dit: la vertu incline sans nécessiter!
Topique de la
vertu
Chez Rousseau tout est bien, comme on sait, au
sortir des mains de la nature. Tout est bien, cela signifie que chaque chose a
sa place, que la nature a pourvu chaque être de ce qui lui est nécessaire pour
tenir sa place, de sorte que le moindre insecte, sur son brin d’herbe ou au
centre de sa toile, a de quoi louer la nature qui l’a suffisamment doté. Seul
l'homme ne tient pas en place, seul l'homme ne respecte pas l’ordre du tout.
Revenir à sa place, tenir son rang au sein du tout dont on fait partie, c’est
en cela que réside généralement la vertu.
Si on se place du point de vue le plus général,
celui de Dieu, il apparaît que le vice et la vertu sont bien deux façons
opposées de se situer dans le monde. Le méchant choisit le mauvais ordre, il se
prend pour le centre ordonnateur, et le bon choisit le bon ordre, il prend Dieu
pour centre et se range en un point périphérique. « Le bon s’ordonne par rapport au tout et le méchant ordonne le
tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre des choses, l’autre mesure
son rayon et se tient à la circonférence. Alors, il est ordonné par rapport à
ce centre qui est Dieu »[16].
Renoncer à se prendre pour centre, c’est renoncer à l’amour-propre, c’est un
effort louable et vertueux.
Du point de vue politique, il en va de même. Chaque
personne appartient à un cercle, voire à plusieurs cercles (famille,
corporation, État...). Ces structures sociologiques ont un intérêt commun qui
diffère de l’intérêt de chaque particulier, et il est vertueux d’embrasser cet
intérêt commun plutôt que le sien propre. On retrouve ici, transporté dans
l’espace social, la même configuration que celle de la métaphysique. L’individu
au sein du groupe se porte à la périphérie, il soumet son moi à un moi
collectif.
L’ordre moral est plus complexe. Il s’agit bien de
conserver sa place, mais cette place, dans le torrent de la société humaine,
n’est pas fixe et doit être constamment réévaluée. Claire écrit à Julie que
« chaque âge a ses vertus »[17],
mais ce qui est vrai de l’âge est vrai de toutes choses: chaque sexe a ses
vertus, et même chaque moment de la vie, car si la vertu est un effort pour
faire son devoir, ce devoir peut changer au fur et à mesure que les événements
nous changent. Pour Saint Preux la vertu est ce qui le retient d’aimer
charnellement Julie: « Triomphe de
l’amour qui s’honore, tu vaux mieux que tous les plaisirs »[18],
mais pour Julie, la vertu de son amant est ce qui l’attire vers lui: « Il est vertueux et n’en est que plus
à craindre »[19],
et la même vertu qui retient l’un pousse l’autre. C’est que la place de chacun
n’est pas la même et que ces places se déplacent.
Critères de la
vertu
Si être vertueux, c’est faire effort pour rejoindre
sa place, comment savoir si on va dans la bonne direction, si on a bien réussi
à s’établir au siège prévu par l’ordre des choses? La notion d’ordre ne suffit
pas, car pour Rousseau le contraire de l’ordre n’est pas le désordre ou le
chaos: le contraire de l’ordre est le simulacre, le sophisme. Les brigands qui sont les ennemis de la
vertu... en adorent le simulacre dans leurs cavernes »[20].
On l’a dit tout à l’heure, le méchant ne vit pas dans le désordre, le méchant
n’est pas un ignorant aveugle au chaos qu’il engendre; il est un homme
raisonnable qui met sa raison au service de son égoïsme; de sorte que si on
s’en tient à une définition simplement rationnelle de l’ordre, le méchant est
seul raisonnable et le bon ne l’est pas.
Il en va de même dans l’ordre de la morale: les
passions ne sont pas désordonnées, elles sont capables de donner leurs raisons
et de présenter leurs fureurs sous les apparences de l’ordre. Ce sont là les
funestes sophismes avec lesquels les « philosophes » entretiennent
les moeurs dépravées, et quand Saint Preux se plaint de la sévérité qu’on
impose à ses désirs, Julie l’apostrophe sur le genre de morale qu’il soutient
implicitement par cette plainte: « J’entends:
les plaisirs du vice et l’honneur de la vertu vous feraient un sort agréable.
Est-ce là votre morale? »[21].
On sait comment Sophie elle-même ne résistera pas aux raisons insinuantes qui
la précipiteront dans l’adultère[22].
En politique, il y a autant d’ordres que
d’associations. Le critère du meilleur ordre est celui qu’il coûte le plus
d’observer, c’est la première réponse de Rousseau qui finit par considérer que
toute association intermédiaire entre l’individu et l’État est fautive. « Il importe qu’il n’y ait pas de
société partielle dans l’État »[23].
C’est que le problème n’est pas facile à régler: tout ordre, même celui du
crime, engendre une vertu à usage interne, un simulacre: preuve paradoxale que
tout homme aime la vertu, et qu’elle n’est pas facile à reconnaître, son
simulacre donne le change et donne les mêmes plaisirs que la vertu vraie.
En résumé, il n’y a pas de critérium objectif de la
vertu et il faudra choisir hors de la raison ses fondements, par un double
mouvements, en-deçà et au-delà de la raison.
Au-delà de la raison, Rousseau établit le fait de la
conscience, faculté innée qui ne parle qu’une fois que la raison a parlé, qui
choisit entre les ordres que la raison lui présente celui qui correspond à
l’ordre de la bonté ou de la justice. En-deçà de la raison, Rousseau se replie
sur les sens, sur les sentiments qui sont chargés de témoigner du juste choix
de la conscience. Il y a une conviction intime des sens au moment même où
j’agis, suivie d’une joie secrète d’avoir bien agi. « Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire, tout ce que je
sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal »[24].
De ce point de vue, il y a autant de sciences de la vertu qu’il y a d’hommes
sur cette terre puisque chacun est à lui-même le seul vrai tribunal de sa
vertu. « Cet homme là ne ressemble à
nul autre que je connaisse, il demande une analyse à part et faite uniquement
pour lui »[25]. Tribunal
dont l’accusé, le juge, le procureur et l’avocat s’appellent du même nom: le
coeur: « Je crois Jean-Jacques
innocent et vertueux, et cette croyance est telle au fond de mon âme qu’elle
n’a pas besoin d’autre confirmation », ainsi parle « le
Français » des dialogues[26].
Il y a, bien sûr, Dieu, mais ses arrêts ne sont pas
expérimentés dans cette vie, et il n’est pas question de l’interpeller: « Je ne le prie pas »,
explique le vicaire. Pour l’ordre politique, ce Dieu, s’appelle peuple: « La voix du peuple est en effet la
voix de Dieu », et tout est vertueux de ce que veut le peuple, à la
condition d’être assuré que le peuple n’est point trompé. On tourne en rond; le
peuple est Dieu mais qui juge si Dieu est trompé, sinon le peuple qui jamais ne
se trompe?
Prise entre la particularité absolue de l’individu
au secret de son coeur et ‘universalité impossible à analyser d’un peuple Dieu
et d’un Dieu muet, la vertu qui met chaque chose à sa place semble avoir du mal
à trouver la sienne.
Examen de
quelques problèmes
1) L’individuation.
La difficulté à trouver un critère de la vertu pour
l’action morale tient donc à la difficulté de la communiquer, de l’objectiver.
La vertu morale s’annonce, comme on l’a dit, selon deux aspects. Le premier
concerne celui qui agit, et le deuxième celui qui voit. L’acteur sent, il sent
qu’il agit pour le bien et pour le juste, il le sent par l’effort que cet acte
lui coûte et par le contentement qu’il en reçoit quand l’acte est accompli.
Mais ce sentiment échappe au spectateur; pour ce dernier la vertu s’annonce par
la préférence qu’on lui porte, par la sympathie qu’elle suscite chez le
spectateur, à une condition cependant: qu’il ne soit pas engagé lui-même dans
cette action, sinon ses passions parleront plus fort que son amour de la vertu.
C’est ainsi que les spectacles de théâtre ou les récits anciens montrent bien
cet amour. Pour penser la vertu, il n’est donc pas possible de la définir, il
faut: d’une part en multiplier les exemples pour la faire sentir, et d’autre
part multiplier les situations pour la montrer dans tous ses états. C’est à
cette tâche que se consacrent deux textes, d’une part La Nouvelle Héloïse et d’autre part Les dialogues.
Il ne s’agit pas, selon moi, d’extraire une essence
par variation des apparaître, à la façon d’un phénoménologue, mais d’exhiber la
vertus dans une multiplicité sans unité. On voit, par exemple comment Julie se
désespère d’un acte qui lui ôte ses vertus (elle s’est abandonnée à Saint
Preux) alors que ce même acte n’ôte à son amant aucune de ses vertus, et dans
le même moment où elle pleure ses vertus perdues elle se déclare désormais
protégées par celles de son amant, c’est à croire qu’il n’y est pour rien.
C’est qu’ici, il faut bien comprendre que « vertu » ne se conjugue
pas au féminin comme au masculin: la vertu de l'homme est dans l’attaque et
celle de la femme dans la défense. De même, cette vertu perdue est compensée
par la volonté d’être épouse fidèle devant Dieu, c'est-à-dire en élevant le
cercle de la vertu d’un cran, en passant de l’individualité à la société.
Alors, l’amant qui souffre de cette perte devient quelquefois le spectateur du
tableau familial ordonné par Julie et il aime cette même vertu. Si on examine
ce roman, on verra que tout le monde y est vertueux, de sorte que les conflits
d’intérêts qui pourraient survenir sont toujours finalement résolus en
changeant le cercle de référence. Non que les uns agissent sur les autres, mais
par une harmonisation, une sorte de monadologie où chaque vertu exprime les
autres sans la toucher ni la modifier, comme une sorte d’équilibre des fluides
où la densité de chaque fluide détermine la hauteur de l’autre et où la
modification de l’un modifie, sans toucher à rien, l’équilibre général. Un
exemple: quand Julie meurt, le mariage entre Saint Preux et Claire, qui était
jusqu’alors le plus vertueux du monde, devient absolument impossible et serait
même la plus monstrueuse chose qui soit. Pourquoi? Demandez-le à Claire, elle
le sens bien.
Dans les Dialogues,
on a vu que le problème de jugement de Jean-Jacques vient de ce que seul
Jean-Jacques peut le rendre car il n’est pas comme les autres. Dans son exposé,
au mois d’octobre, Michèle Crozier avait soulevé cette question avec trop de
talent pour que je me hasarde à y revenir. Il est en effet tout à fait
remarquable que pour cerner la question de la vertu d’un homme, il faille se
mettre en quatre pour modifier autant qu’il se peut ses situs. Ainsi Jean-Jacques
Rousseau se dédouble en Rousseau et en Jean-Jacques, le premier étant chargé de
juger le second. Mais Jean-Jacques lui-même se dédouble en deux personnages:
celui qui signe les livres et celui qui les écrit (qui sont peut-être
différents), comme cela ne suffit pas, celui qui les signe se dédouble encore
entre le tableau qu’en présentent ces Messieurs et l'homme qu’on décide d’aller
voir. Quant à Rousseau le juge, il se dédouble enfin entre Rousseau qui
s’occupe de l'homme et le Français qui s’occupe des livres.
Dans La
Nouvelle Héloïse la diversité des personnages exhibe des vertus
dissemblables et harmonieuses, dans Les
Dialogues, cette diversité fictive permet de débusquer la vertu d’un homme
à partir de l’hypothèse selon laquelle cet homme ne peut pas être en
contradiction avec lui-même: c’est cette harmonie que les personnages
reconstituent pièce à pièce au cours d’un procès imaginaire que Michèle Crozier
avait excellemment intitulé: « les vertus de l’imagination » et que
j’oserais presque compléter par ce sous-titre: la vertu par l’imagination.
2) Les bien-placés et les sans-place
On a vu que la vertu ne va pas sans effort, il faut
s’efforcer pour reprendre sa place ou pour la conserver selon l’ordre naturel.
Il en est donc qui sont incapables de vertu, ceux qui restent à leur place par
incapacité d’en changer, comme c’est le cas des animaux chez qui l’instinct
tient lieu de boussole; si l'homme possédait un tel instinct, il n’aurait pas
l’occasion d’être vertueux. C’est aussi le cas du sauvage, qui, même s’il n’a
pas d’instinct, est partout à sa place, se transporte toujours avec lui, fait
toujours ce qu’il doit faire. Mais c’est aussi le cas des anges qui n’étant
jamais tentés de mal faire (n’ayant pas de désirs qui les écartent du bien) ne sauraient
être vertueux. Celui qui n’est jamais tenté par le mal n’a aucun mérite à faire
le bien. Du coup, c’est le sage lui-même qui est soustrait à la vertu, n’ayant
à mener aucun combat, et restant sans effort à sa place.
L’animal, le sauvage, l’ange et le sage sont privés
de vertu en échange d’une solide assise dans l’ordre des choses. Il est plus
intéressant de remarquer une autre figure, elle aussi privée de vertu, mais
pour des raisons contraires, pour n’avoir aucune place précise à occuper. Je
veux parler, on l’aura deviné, du gouverneur d’Émile et du législateur des
peuples. Pour ces deux personnages, Rousseau emploie à peu près les mêmes
tournures: c’est un personnage introuvable, un prodige, une sorte de Dieu, mais
plus précisément c’est un personnage qui n’est assigné à aucune place. N’ayant
ni attaches, ni désirs, ni âge, ni passé ni futur: il connaît tout et il est
partout. Bref il est de nulle part, et s’il fabrique de la vertu, il n’en a pas
et n’en peut avoir. La mise en ordre suppose un non-lieu d’où l’ordre procède.
3) La vertu aliénée
Il reste un dernier point à examiner, à propos de la
vertu politique. Cette vertu se détermine comme un choix de renoncer à son
intérêt au profit du bien commun. Cette approche est tout autant politique que morale.
Du point de vue moral, on peut exhorter les citoyens à renoncer à leur égoïsme,
mais on ne gouverne pas les peuples avec des sermons. La question n’est pas
marginale si on se souvient que par sa définition même, un peuple n’est tel
qu’à partir du moment où les mois s’unissent dans un moi commun, où les
volontés communient dans une volonté générale. Un peuple est vertueux ou n’est
plus.
Comment faire qu’un peuple reste vertueux, que
chacun préfère le tout à lui-même? La question est: comment faire que chaque
moi s’oublie lui-même dans le moi commun? La réponse anthropologique à cette
question politique est: l’habitude. Il faut donner aux hommes l’habitude de
vivre si étroitement les uns avec les autres qu’ils ne distinguent plus entre
leur intérêt et celui des autres. C’est ainsi que les choses se passent
communément au sein des familles, aussi l’article Economie Politique suggère-t-il que les enfants soient élevés en
communauté et deviennent tous frères et soeurs, et si cette solution
platonicienne est repoussée dans Emile,
il reste que le jeune citoyen doit aimer ceux avec lesquels il a grandi, et
aimer sa patrie qui le protégea enfant: bref la patrie est une famille. Mais il
se pose un problème, à savoir qu’aimer sa famille ne nécessite aucun effort
particulier, et si donc on aime sa patrie comme sa famille, on cesse d’être
vertueux, cet amour patriotique devient une sorte d’instinct produit par
l’habitude. C’est bien ce qui se présente au début d’Emile, quand Rousseau présente la parfaite citoyenne qui s’inquiète
de la victoire au lieu de pleurer ses fils morts à la bataille, il explique que
les bonnes institutions sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, le
dénaturer au point de la priver de la
vertu patriotique, d’en faire un moi aliéné, patriote sans mérite.
Comme on voit, il reste encore beaucoup de travail à
faire pour élaborer un tableau plus complet de cette question.
[1] « Il n’y a point de
langue assez riche pour fournir autant de termes... que nos idées peuvent avoir
de modifications... On peut être clair... en faisant en sorte autant de fois
qu’on emploie chaque mot, que l’acception qu’on lui donne soit suffisamment
déterminée par les idées qui s’y rapportent ». Emile, II, p 345 (note)
[2] Du Contrat Social, II, V, p 377
[3] La Nouvelle Héloïse, I, V
[4] Economie Politique, p 252
[5] Du Contrat Social, I, VI, p 361
[6] Emile, IV, p 587
[7] Emile, ibid
[8] La Nouvelle Héloïse, I, XXXIX. Ou encore: « Ce mot de vertu
n’est-il pour vous qu’un vain nom, et serez-vous vertueux quand il n’en coûtera
rien de l’être? » (I, LVII)
[9] Economie Politique, p 246
[10] Emile, IV, p 603
[11] La Nouvelle Héloïse, I, XII
[12] Emile, V, p 758
[13] Emile, V, p 763
[14] Emile, IV, p 602
[15] Emile, IV, p 596
[16] Emile, IV, p 602
[17] La Nouvelle Héloïse, I, VI, réponse
[18] La Nouvelle Héloïse, I, V
[19] La Nouvelle Héloïse, I, VI
[20] Economie Politique, p 247
[21] La Nouvelle Héloïse, I, IX
[22] Les solitaires, I, p 887
[23] Du Contrat Social, II, III
[24] Emile, IV, p 594
[25] Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogue II, p 774
[26] Rousseau juge de Jean-Jacques, dialogue III, p 945