La fin du dix-neuvième a vu naître le féminisme sous sa forme organisée.
les pays occidentaux, et la France en particulier, découvrent une revendication
qui existait certes depuis longtemps, mais qui prend à cette époque une
attitude plus vaste, plus virulente et plus spectaculaire, notamment avec les
défilés de suffragettes qui réclament, entre autres, l’égalité sociale et
politique avec les hommes. Ces femmes veulent en particulier être considérées
comme des citoyennes à part entière en accédant au droit d’élire et d’être
élues. C’est surtout à partir de 1880, quand les progrès de l’instruction des
jeunes filles commencent à jouer un rôle non négligeable dans le développement
du féminisme que de nouvelles couches sociales deviennent, en France, plus
perméables aux revendications égalitaires. Certaines femmes accèdent à des
professions réservées jusque là exclusivement aux hommes et l’on assiste chez
les plus conscientes à une révision des valeurs et à une critique virulente de
l’histoire des idées et des faits qui apparaît maintenant aux féministes comme
celle de la lutte des sexes[1].
Cette époque qui va s’étendre jusqu’à la première guerre mondiale est
aussi celles où s’opposent la droite et la gauche autour des valeurs
républicaines et démocratiques. Marqués par la défaite de 1870 et les violences
de la Commune, les Français s’affrontent alors dans des querelles qui marquent
des choix de société: le boulangisme ou l’affaire Dreyfus. Rousseau, dans la
mesure où il incarne pour beaucoup l’idéal démocratique, est le sujet d’un
virulent débat dont les grandes étapes coïncident avec les célébrations
officielles de 1889 (Centenaire de la Révolution et inauguration de la statue
du philosophe place du panthéon) et 1912 (Bicentenaire de sa mort), ainsi
qu’avec les hommages des hommes au pouvoir que constitue l’érection de chacun
des monuments à sa gloire dans les villes où il a séjourné[2].
Penseur de la république, chantre de l’idéal démocratique pour les uns, corrupteur de la France, père de l’anarchie pour les autres, Rousseau allait aussi être mêlé aux enjeux du féminisme — ou plutôt des divers féminismes, car, si à cette époque le mouvement féministe se structure en diverses organisations et se donne par la presse et les revues, les moyens de se faire entendre, plusieurs tendances existent en son sein, qui n’ont ni les mêmes objectifs ni les mêmes méthodes pour y parvenir. Cependant, pour avoir peint, dans La Nouvelle Héloïse et dans Emile notamment, divers portraits de la femme et pour avoir tenté de définir son rôle dans la société, Rousseau allait constituer pour ces courants multiples une référence non négligeable.
Il n’y a certes pas dans l’importante production féministe de l’époque un discours suivi sur Rousseau. Nombreux sont les ouvrages et les périodiques où on ne le mentionne pas : les militantes sont bien souvent préoccupées par des revendications d’ordre quotidien et attachent plus d’importance à l’inégalité des salaires entre les sexes, aux questions sociales et juridiques ou à l’instruction des filles qu’à discourir des écrivains du dix-huitième siècle et des pages d’Emile en particulier. Pourtant, au hasard des livres et des revues, on trouve chez les féministes un commentaire de Rousseau qui exprime les diverses nuances du mouvement et montre qu’en ce domaine comme en d’autres, le Citoyen de Genève n’a pas la neutralité d’un simple thème littéraire. C’est à relever et analyser ces images de Rousseau que je vais m’attacher ici .
Vers 1880, la critique féministe de Rousseau commence à se distinguer de celle qui avait cours depuis le dix-huitième siècle et à l’époque romantique, sous la plume de certains auteurs féminins. Madame de Staël, Suzanne Voilquin ou George Sand manifestaient de la sympathie pour le philosophe et, si elles regrettaient les affirmations d’Emile qui posaient l’infériorité de la femme par rapport à l’homme, elles gardaient un attachement positif à sa pensée sociale et religieuse. Elles s’avouaient séduites par la sensibilité de Jean-Jacques et faisaient leur sa révolte contre la bêtise humaine[3]. Flora Tristan avait certes rappelé la charge de Mary Wollstonecraft[4] « contre les écrivains qui considèrent la femme comme un être d’une nature subordonnée et destinée aux plaisirs de l’homme », et notamment contre Rousseau, mais elle notait aussi que l’influence de ce dernier était terminée et ne présentait de danger que sur le plan de l’éducation, où « l’anarchie » de ses idées subsistait encore[5]. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, un certain refroidissement se manifeste. Ernest Legouvé qui prend parti pour la cause féministe, se contente en 1864 de liquider le cas Rousseau en quelques lignes humoristiques :
« Rousseau, en dépit de son spiritualisme, va
plus loin encore [que Fénelon et Montesquieu]. ‘La femme, dit-il, est faite
spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire, c’est d’une
nécessité moins directe ; il plaît par cela seul qu’il est fort’. Voilà
une apothéose de l’Hercule Farnèse qui condamne bien des hommes du dix-neuvième
siècle à ne plaire jamais »[6].
Dix ans plus tard, Olympe Audouard n’ira pas chercher ailleurs de quoi commenter Rousseau. Dans sa Gynécologie qui traite surtout de la femme antique, elle reprend la citation faite par Legouvé et l’assortit seulement d’un commentaire plus acerbe :
« Rousseau n’a vu […] dans la femme qu’un jouet
fait pour plaire à l’homme. Sa vie a prouvé que le grand homme, riche en
esprit, mais pauvre en sens moral, prenait la femme pour jouet parfois, mais
souvent aussi pour caissière »[7].
Cette allusion à la conduite jugée peu scrupuleuse de Rousseau envers Madame de Warens ou Madame d’Epinay est un lieu commun de la critique rousseauiste, mais elle se charge ici de tout le passif soulevé par la revendication féministe.
Elle est reprise avec une violence peu commune par Séverine en 1889. Dans un article du Gil Blas qu’elle signe du pseudonyme de Jacqueline, elle s’en prend cette année-là à Rousseau et à la célébration officielle que lui consacre, dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française, le gouvernement d’alors. L’inauguration de la statue de Rousseau, place du Panthéon, le 3 février, est l’occasion d’une cérémonie qui tente de concrétiser l’entente entre des rousseauistes, d’anciens communards et les hommes du pouvoir.
Séverine qui vient de cesser sa collaboration au Cri du peuple
fondé autrefois par Jules Vallès, dont elle se déclare la fille spirituelle[8],
trouve au Gil Blas
un lectorat moins politisé et plus large et la portée de son article est
d’autant plus grande. Séverine a conté dans Line, un roman
autobiographique, sa découverte de Rousseau dans son enfance et l’enthousiasme
qu’elle en eut[9].
Elle semble bien l’avoir oubliée en 1889. Dans son article, elle reprend en
effet à son compte la condamnation de Rousseau faite dans Le Bachelier de
Vallès : « Il ne rit jamais, ce Rousseau, il est pincé, pleurard,, il
fait des phrases qui n’ont pas l’air de venir de son cœur ; il s’adresse à
des Romains, comme au collège, nous nous adressions à eux dans nos devoirs. Il
sent le collège à plein nez. Pisse-froid, oui, c’est bien ça ! ».
Séverine le voit maintenant, quant à elle, sous l’apparence d’un pion,
« le lexique à pattes, truffé d’antiquité, gonflé d’importance, bilieux et
haineux »[10].
Cet article qui est sans doute l’un des plus
violents qui existent sur Rousseau et qui pourrait figurer sans mal aux côtés
de certains textes de Charles Maurras dans une anthologie de l’antirousseauisme, révèle aussi par certains thèmes qu’une
femme en est l’auteur. C’est à une femme, à sainte Geneviève, qu’elle oppose
Jean-Jacques dès les premières lignes :
« Je
le hais, ce Rousseau, dont on vient de célébrer au Panthéon, la laïque
béatification, et dont le culte y remplacera désormais celui de la douce
Geneviève ! Je la hais, parce qu’il fut méprisable en ses actes, vil en sa
personne, parce qu’il fut l’incarnation en chair et en os, de la plus basse
envie qui ait jamais déshonoré âme humaine, parce qu’il fut successivement traître
à son Dieu, traître à ses amis, traître à ses bienfaiteurs, traître à ses
maîtresses, infidèles à tous – mordant éternellement la main qui lui avait
donné le pain ou la caresse ! »[11].
Séverine a longtemps fait preuve de réticences envers le féminisme,
mais elle publie en novembre 1890 , toujours dans le Gil
Blas, un article sur « le droit à
l’avortement » qui fit grand bruit et, en 1897, elle collabore à La
Fronde de Marguerite Durand. Dans sa dénonciation
de Rousseau, elle ne se contente pas de fustiger l’auteur qui, sans pudeur ni
respect pour celles qu’il aima, conta les aventures sexuelles de Madame de
Warens ou de Sophie d’Houdetot. Elle peint Rousseau de manière plus avilissante
encore comme « un larbin qui, à table, guigne les épaules des femmes, plonge
son regard dans les corsages en passant les plats et va résumer ses impressions
à l’office en plaisanteries canailles, en propos orduriers ». Elle oppose
même un démenti à ceux qui louent le style enchanteur de Rousseau, en affirmant
que La Nouvelle Héloïse l’a ennuyée, et c’est autant en moraliste qu’en
femme qu’elle conclut son article :
« Triste
grand homme, âme de ténèbres qui prétend épancher la clarté sur le monde.
Et quand son nom est prononcé, il évoque en
moi toujours l’image d’un être louche qui se glisse dans la nuit, tenant noué
dans un torchon comme un paquet de conscrit, un pauvre petit tas de chair
humaine qui geint et frissonne, un pauvre petit conscrit de la vie, en effet,
que Jean-Jacques, l’humanitaire, porte à la Grande Maison et qui est son
enfant !
Il a fait trois fois le voyage, celui qui
avait écrit Emile »[12].
On notera
dans cette dernière phrase l’emploi du plus-que-parfait qui trahit la vérité –
puisque Rousseau écrivit son traité de l’éducation longtemps après avoir abandonné
ses enfants –, mais qui donne davantage de force à l’attaque et traduit la
haine de Séverine.
Celle-ci ne se contente
d’ailleurs pas d’un aussi terrible assaut ni d’une seule cible. Elle fustige
les rousseauistes – des hommes et même des caricatures d’hommes à en juger par
la peinture qu’elle en fait – « qui
nous la font à la vertu, à l’austérité des mœurs républicaines, à l’épuration,
avec des redingotes taillées dans un tuyau de cheminée […] – jésuitaillons laïques pires cent fois que les jésuites
chrétiens ».
Les admirateurs de Rousseau
accusèrent le coup. John Grand-Carteret déplore cet
assaut lancé par une contemporaine, rappelle l’engouement des femmes du
dix-huitième siècle pour l’auteur de Julie et se demande s’il faut avoir
de la pitié et du dégoût « pour les femmes qui, trempant leur plume en je
ne sais quel bourbier osent écrire ceci »[13]. Et de citer quelques passages de l’article
de Séverine. Hippolyte Buffenoir publiait aussi
l’année suivante un petit livre sur Rousseau et les femmes qui montrait
l’importance du sujet à l’époque et révélait à quel point les rousseauistes, en
tant qu’hommes, étaient interloqués par cette prise de parole féminine qu’ils
ne contrôlaient pas. Loin d’admettre comme Grand-Carteret
que le charme était rompu entre les femmes et le philosophe genevois, Buffenoir affirmait que les femmes distinguées aimaient
Rousseau et que seules quelques viragos à la « voix éraillée où se
révèlent l’alcool et la folie », osaient soutenir que Rousseau fut un
laquais et un homme indigne[14]. Tout comme Grand-Carteret,
il amenait quelques femmes du monde à témoigner et donnait à lire le
« jugement d’une Parisienne de nos jours sur J.-J. Rousseau « qui
allait à l’encontre des positions féministes en général et de celles de
Séverine en particulier.
Celles qui soutenaient ces
dernières étaient ainsi rejetées dans le camp des extrémistes dont la violence
était à craindre et dont le comportement annonçait la délinquance. Buffenoir, s’il citait abondamment le Devin du village
et La Nouvelle Héloïse, ne retenait d’Emile que le charme du
couple formé par Sophie et son amant. Il évitait soigneusement d’affronter les
thèses de celles qu’il désignait comme des « viragos » en passant
sous silence les propos de Rousseau qui subordonnaient la femme à l’homme. Il
ne s’interrogeait pas davantage sur le fait que les laudateurs de Rousseau,
lors de cette célébration de 1889, étaient essentiellement des hommes.
L’incompréhension était son lot et celui de ses amis.
Toutes les féministes
n’avaient pourtant pas une aussi grande hostilité que Séverine à l’égard du
Citoyen de Genève. Maria Deraismes effrayait sans
doute moins que celle-ci Buffenoir et Grand-Carteret. Militante féministe, elle œuvrait avec Léon
Richer pour l’établissement d’un féminisme républicain et réformiste qui visait
moins à bouleverser l’ordre social décidé jusqu’alors par les hommes qu’à
transformer la législation des mœurs pour venir à bout de l’oppression
masculine séculaire. Anticléricale convaincue, elle souhaitait un rapprochement
du mouvement féministe avec la libre-pensée et la franc-maçonnerie. Elle sera
initiée, non sans difficultés à cette dernière et deviendra la première femme
franc-maçonne, et plus tard, la fondatrice d’une obédience nouvelle, le Droit
humain. Pour ces diverse raisons, elle trouvait sa place dans ce monde des
admirateurs de Rousseau et des Lumières, et pouvait même servir de
justification à ceux qui lui reprochaient d’être trop exclusivement composé
d’hommes.
En 1890, elle publie dans le
livre collectif de John Grand-Carteret, J.-J.
Rousseau jugé par les Français d’aujourd’hui, une étude sur l’éducation des
filles selon Jean-Jacques. Elle note d’abord l’enthousiasme que les écrits du
philosophe ont soulevé chez ses lectrices, de Madame Roland à George Sand, bien
que, « sous la pompe de la phrase et la chaleur de l’expression », il
déguise mal son mépris pour les femmes. Et elle ajoute : « De toutes
les sottises dites et écrites sur la femme, il n’en est pas une dont Rousseau
soit l’inventeur : il n’a fait que les répéter, les développer ;
mais, vu sa notoriété, elles n’en eurent que plus de crédit »[15]. Maria Deraismes
explique cette attitude par le fait que Rousseau était non seulement un profond
penseur, mais aussi « un sentimentaliste
outrancier ». Oubliant qu’il s’était élevé contre le droit du plus fort
dans Du Contrat social, il a affirmé que la femme était inférieure à
l’homme, faisant preuve en cela d’un conservatisme étroit envers une tradition
injuste. Maria Deraismes voit cependant des
circonstances atténuantes à l’attitude de Rousseau. Elle relève le lien qui
existe entre la condamnation des arts dans le premier Discours et celle
de l’artifice dans le livre cinquième d’Emile. Surtout elle trouve que
Rousseau n’a pas mieux réussi la peinture d’Emile que celle de Sophie : le
jeune élève du gouverneur lui semble être un automate incapable de se diriger
seul. Le système d’éducation de Rousseau est, pour elle, aussi pernicieux à
l’homme qu’à la femme. Cette conclusion rejoint par bien des côtés celle de
certains rousseauistes et surtout celles de nombreux radicaux qui, s’ils
célèbrent Rousseau, le font du bout des lèvres car ils trouvent certes dans
l’auteur du Contrat social un précurseur des idées républicaines, mais
qu’il faut lire avec prudence, en rejetant ce qui est excessif, utopique et
démodé. Maria Deraismes apporte de l’eau à leur
moulin et leur permet de s’auréoler d’une aura progressiste et féministe à bon
compte.
Ce qui est moins
compréhensible, c’est que, malgré l’action de la Révolution française en faveur
de l’égalité, la femme soit encore asservie et considérée dans presque tous les
domaines comme une mineure dans la France républicaine, démocratique et
socialiste de cette fin du XIXe siècle. Maria Deraismes
fait preuve d’une singulière prudence ou d’un opportunisme politique étonnant
car, loin de dénoncer l’action et la responsabilité des gouvernants en cette
matière, elle explique cette situation
par la paresse inhérente à l’espèce humaine, paresse qui amène l’homme comme la
femme à accepter son sort. La femme, selon elle, a cru trop longtemps que la
beauté, le charme, la séduction, suffiraient à lui donner une place convenable
dans la société, mais l’expérience des siècles et son asservissement continu
lui ont fait prendre conscience qu’une autre forme d’action était nécessaire.
L’analyse que Maria Deraismes fait de Rousseau se termine donc par un plaidoyer
pour une plus grande justice envers les femmes :
« Faisant
justice de ces théories mensongères, basées sur l’absence de la science, notre
génération, abdiquant les préjugés du passé, est en train d’ouvrir une voie
nouvelle à cette moitié de l’humanité asservie depuis l’origine des mondes […].
Nous avons fait du chemin depuis l’Emile
de Jean-Jacques Rousseau : méthode expérimentale, les études
anthropologiques ont succédé aux idées préconçues. Les théories ont été
démontrées par les faits, ce qui a singulièrement dérangé les conceptions
arbitraires et fantaisistes qui, sous une forme séduisante, ont égaré le
jugement de nos pères. Rousseau est de ceux qui, avec un immense talent, ont
semé autant d’erreurs que de vérités ; mais ces vérités sont d’une telle
envergure, elles ont jeté dans les esprits de si vives clartés que, malgré les
lapsus du penseur et de l’homme privé, il lui restera toujours des titres à la
reconnaissance de l’humanité »[16].
Il est certain que, dans cet
article, Maria Deraismes parle en tant que femme et
que féministe, mais cette apologie de la science qui résoudra tous les
problèmes, cette foi en la Vérité et, pour finir, cette reconnaissance de
l’œuvre plus générale de Rousseau aux dépens de certains textes et épisodes de
sa vie, montrent à quel point son propos s’identifie avec celui des radicaux et
des libres penseurs dans un cadre politique plus traditionnel où les hommes
dominent.
Le 30 mai 1886, elle avait participé à
l’inauguration du monument de Rousseau à Asnières, organisée par le Comité
J.-J. Rousseau qui sera, trois ans plus tard, à l’origine de l’érection de la
statue du philosophe à Paris. Son discours, ce jour-là, ne se distingue pas de
ceux des personnages politiques présents. Rousseau apparaît à Maria Deraismes comme l’un de ces grands hommes du dix-huitième
siècle « qui projetèrent sur le monde entier les clartés
éblouissantes de la vérité et de la raison ». Il se distingue de ses amis
encyclopédistes dans la mesure où il introduisit la note émotionnelle dans ses
écrits et devint de ce fait « l’âme de la révolution », « le
foyer où chacun puise la chaleur et la flamme »[17].
A ce point de son discours, Maria Deraismes
récuse ceux qui voient dans cette émotion hypocrisie et affectation. Elle
défend Rousseau pour ses fautes, y compris celle d’avoir abandonné ses
enfants :
« Il
est choquant de mettre ce chantre de la vertu en contradiction avec ses actes.
Ce qui peut atténuer les torts de Rousseau, c’est qu’il ne s’est soustrait aux
obligations les plus sacrées ni par ambition, ni par cupidité, ni même par
égoïsme, mais bien plutôt par indifférence à la vie, dégoût, lassitude,
misanthropie. Il ne bénéficie en rien de ses abandons coupables, il en souffrit
le premier. Peu d’hommes rejettent l’accomplissement des devoirs sans en
espérer un profit, c’est là sa seule excuse »[18].
Maria Deraismes
repousse donc la question et rappelle à juste titre qu’elle ne doit pas faire
oublier l’œuvre de Rousseau et l’influence qu’elle a exercée et exerce encore.
C’est par un rappel de l’action à accomplir en s’inspirant de la pensée des
grands ancêtres qu’elle termine son discours : « Ne s’agit-il pas de
travailler au relèvement de la Patrie par la consolidation et l’organisation de
la République qui doit servir de modèle à tous les peuples, et être, dans un
avenir relativement prochain, accueillie et acclamée par eux ».
La critique féministe de Rousseau – celle de
Séverine comme celle de Maria Deraismes, et malgré
leur opposition – ne se distingue guère de la critique masculine d’alors. Comme
elle, elle lit le philosophe en fonction de ses présupposés et de l’utilisation
qu’elle peut en faire dans la lutte quotidienne. Rousseau incarne et sert les
enjeux du féminisme, comme il le fait à cette époque pour les radicaux, les
francs-maçons ou les conservateurs. Il existe bien une spécificité de la parole
féministe, mais qui s’estompe quand celle qui parle intègre, comme le fait
Maria Deraismes, la lutte féministe dans une quête
plus vaste de la justice. C’est d’ailleurs sur ce terrain que les défenseurs de
Rousseau et de la république, comme Grand-Carteret, Buffenoir ou Castellant, veulent
entraîner les femmes et souhaitent leur concours[19].
L’exemple de la Revue féministe qui
occupe une place assez modérée au sein du mouvement, est révélateur de cette
utilisation de Rousseau, pour le bien ou pour le mal. Dans son numéro du 5
novembre 1895, elle présente un article de G. Cousin-Constantin,
auteur de L’Empire des femmes, qui rappelle le débat existant autour du
féminisme, débat qui conduit certains à établir « toujours d’après
l’oracle masculin, la capacité intellectuelle de la femme ». Elle cite
alors Rousseau et commente :
« "La
femme, a dit Rousseau, ne peut s’occuper de vérités abstraites. La femme, qui
est faible, a besoin de s’appuyer sur plus fort qu’elle. Toute son attention
consiste donc à plaire à l’homme, pour s’en faire un protecteur", etc.,
etc.
Je ne cherche pas à réfuter ces idées
fausses, car elles tombent d’elles-mêmes. La femme est aussi intelligente que
l’homme, l’éducation seule la prive de faire valoir son intelligence. Quant à
chercher uniquement à plaire à l’homme, je demande seulement à ceux qui pensent
cette absurdité, de me dire à quel homme cherche [sic] à plaire la
carmélite, la sœur de charité, la religieuse de tout ordre et cette multitude
innombrable de chrétiennes qui refusent de se marier, soit par l’horreur que
leur inspirent les vices de l’homme, soit parce qu’elles consacrent leur vie au
travail pour soutenir leur famille […]. Les passions charnelles qui rendent
l’homme l’égal et même l’inférieur de l’animal puisqu’il ne sait pas se régler,
ces passions, dis-je, sont méprisées par les femmes honnêtes et vertueuses.
Donc, elles n’ont nul besoin de l’homme, et le jugement de Rousseau n’est
applicable qu’aux femmes débauchées et débauchées par l’homme qui dans son
orgueil s’est imaginé que la femme n’a été créée que pour lui servir de jouet »[20].
Le
puritanisme de ce point de vue catholique qui réduit la relation entre les
sexes à quelque chose de sale et de sordide, range Rousseau dans le camp de la
débauche et rejoint ainsi tout un courant réactionnaire qui insiste sur la
perversité morale du philosophe pour mieux s’attaquer à son œuvre politique et
pédagogique. Mais la même revue offre quelques pages plus loin un autre article
de Marya Cheliga,
fondatrice de l’Union universelle des femmes et auteur de l’Almanach féministe,
sur le divorce, dans lequel celle-ci utilise en la tronquant et en en changeant
les termes une phrase du Contrat social qui apporte ainsi traitée de
l’eau à son moulin et lui permet d’affirmer que l’agitation sociale finira par
rejeter les faux principes et faire triompher ‘l’invincible nature’ »[21] :
« Si
le législateur se trompant dans son objet établit un principe différent de
celui qui naît de la nature des choses, la société ne cessera d’être agitée,
jusqu’à ce que ce principe soit détruit ou changé, et que l’invincible nature
ait repris son empire »[22].
Dans l’ensemble cependant, les féministes
modérées tout comme les plus radicales condamnent la vision de la femme chez
Rousseau. Dans La Femme nouvelle, revue modérée s’adressant aux femmes
cultivées, Mme A. Eidenschenck, directrice d’école
normale, brosse en 1904 un vaste panorama de l’éducation féminine depuis
l’Antiquité. Elle s’arrête quelque peu sur Sophie qui est « toujours faite
pour être toute sa vie assujettie à l’homme, élevée seulement en vue de
l’homme, qui remplit toute sa destinée en travaillant au bonheur de son
mari »[23]. Pour elle, de Socrate à Rousseau, les
philosophes qui ont traité la question ont toujours confondu l’ignorance avec
la vertu.
Cette critique prend un ton plus violent et
plus acerbe chez Jeanne Deflou qui traite en quelques
pages de Rousseau dans le chapitre de son livre Le Sexualisme[24] consacré aux penseurs du passé :
« Jean-Jacques,
magnifique auteur de tant de brillants sophismes, a poussé, quant aux femmes,
l’inconséquence jusqu’à la folie : inconséquence qui ressort surtout avec
force du traité d’éducation qu’il nous a laissé. Voulant élever un être humain
jusqu’au type de la perfection et du bonheur, c’est un mâle naturellement qu’il
choisit, qu’il conduit, à travers les phases de l’enfance, jusqu’à l’âge
critique de la jeunesse. Puis, s’étant avisé, comme le Dieu biblique, qu’à ce
mâle il faut une compagne et n’osant la tirer d’une de ses côtes (moyen sans
doute trop usé pour sa philosophie neuve), il va la chercher, ce qui est pire,
dans une des cases de son propre cerveau. Mais l’opération n’est pas longue et,
par une juste proportion entre le développement du sujet et l’importance qu’il
lui concède, au lieu des trois volumes qu’il a fallu pour former Emile, en un
chapitre il bâcle Sophie. Car elle ne vaut pas la peine qu’ils e mette pour
elle en frais de paradoxes inédits : n’étant destinée qu’à plaire, elle ne
saurait devenir le pivot d’un système ; les maximes les plus vulgaires
cadrent avec un rôle si banal. Elles lui suffisent donc et notre écrivain s’en
contente… Emile croît avec la liberté d’un sauvage, Sophie dans la contrainte
des couvents ; Emile doit tâcher d’être, Sophie se contenter de paraître…
Puis, après qu’il a joint ensemble ces deux êtres si bien faits pour s’entendre
et qu’il leur a donné la bénédiction de la nature, quel n’est pas notre
étonnement de voir les rôles renversés et le résultat directement contraire à
toutes nos prévisions ! La poupée fut-elle née dans la frivolité, nourrie
de superstitions ou de niaiseries, devient l’élément directeur du ménage, le
gouverneur de son mari, une espèce d’héroÏne au niveau des tâches les plus
ardues, et lui, le héros attendu, fruit des soins d’un illustre génie, pâlit,
s’efface, tombe au rang d’un homme vulgaire. Voilà d’après Jean-Jacques même le
résultat de l’éducation qu’il a donnée »[25].
Jeanne Deflou
montre qu’elle a lu non seulement Emile, mais Les Solitaires et La
Nouvelle Héloïse quand elle décrit Julie comme une autre Sophie, mais d’un
« type féminin très supérieur à ses types masculins jusque dans les vertus
que tout le monde s’accorde à appeler viriles, le courage et la
sincérité ». Pour elle, Sophie se révèle dans l’épreuve qui est le sujet
d’Emile et Sophie. Loin de faire de l’héroïne de Rousseau un portrait mièvre,
elle la peint comme supérieure à son amant et époux. Cette façon de glorifier
la femme aux dépens de l’homme qui s’applique ici à Sophie est assez rare parmi
les critiques féministes de Rousseau, du dix-neuvième siècle à nos jours, et
mérite qu’on la cite :
« Dès
que Sophie se montre, nous oublions Emile, et quel triste figure font, près de
Julie, mylord Edouard, M. de Wolmar,
Saint-Preux ! Quelle noblesse innée en ces femmes qui, enfin, nous
paraissent plus admirables dans leurs
fautes que dans leurs vertus.. Quels dons magnifiques elles avaient reçus de la
nature puisque Jean-Jacques n’a pu réussir, de son propre aveu, à en étouffer
l’épanouissement, et quelle devait être d’autre part la stérilité indomptable
de ce sol masculin qui donne si peu de produits pour un si grand
labeur ! »[26].
Les héroïnes
de Rousseau sont ainsi opposées à leur créateur sans que Jeanne Deflou reconnaisse la moindre valeur à ce dernier. On ne
s’étonne donc pas à ce que ce mépris de l’homme et de tout ce qui est masculin
s’étende jusqu’au génie de Jean-Jacques ni à ce que l’auteur du Sexualisme
dénie tout intérêt à sa pensée philosophique :
« Cet
art de penser où Jean-Jacques a excellé, nous le lui envions guère. Quant aux
sciences qu’il appelle pompeusement de raisonnement et qu’il croit à l’usage
exclusif de son sexe, l’expérience moderne lui inflige de sanglants démentis.
Qu’il se rassure d’ailleurs : les femmes ont trop de raison pour raisonner
jamais comme lui. Lui laissant la triste gloire de pervertit par des phrases
sonores et déclamatoires les lecteurs superficiels, elles préféreront prendre
un autre point de départ et placer d’abord leur esprit sur le terrain des
notions claires, des faits précis et de l’évidence commune, où le sien ne
pénétra jamais »[27].
Sous la plume
de Jeanne Deflou, le fossé entre les hommes et les
femmes semble infranchissable. Elle retourne le point de vue traditionnel et
stupide qui fait de la femme l’inférieure de l’homme pour accabler celui-ci.
Rousseau, en tant qu’homme, est d’un autre monde. Il est l’ennemi.
Certaines attitudes lui donnent sans aucun
doute raison. La fin du dix-neuvième siècle et le début du suivant connaissent
de nombreuses manifestations rousseauistes. En décembre 1897 notamment, les
tombeaux de Rousseau et Voltaire, au Panthéon, sont ouverts afin de mettre fin
à la légende qui disait que les corps des deux philosophes avaient été jetés à
la voirie pendant la Restauration. Parmi le public choisi qui assiste à la
cérémonie, une femme ! Marie-Louise Néron, auteur de plusieurs romans et pièces
de théâtres, admiratrice de Rousseau sur lequel elle écrira quelques articles
par la suite, est déléguée ce jour-là par le tout nouveau journal féministe de
Marguerite Durand, La Fronde[28]. L’entrée au Panthéon lui est refusée
dans un premier temps sous prétexte que c’est une affaire d’hommes, et elle ne
doit de pouvoir entrer qu’à l’intervention d’Ernest Hamel,
président de la Société des gens de lettres et membre important de la
commission présentement réunie. Le compte rendu qu’elle donne de cette épisode
de l’histoire rousseauiste ne manque pas d’ironiser sur cette exclusion des
femmes : « Sous la grande voûte froide du Panthéon, à peine une
centaine d’invités. Les femmes brillaient par leur absence ; j’étais seule
avec deux autres dames, qui avaient par faveur accompagné leur mari et leur
père »[29]
Cette absence d’un public féminin est aussi
relevée en 1912, lors du bicentenaire de la naissance de Rousseau. Le 30 juin,
le président de la République Armand Fallières, les membres de son gouvernement
et diverses autorités rendent un hommage national au philosophe en inaugurant
le monument de Bartholomé au Panthéon. Dans l’assistance, pratiquement aucune
femme, si ce n’est Madame Bartholomé et deux parentes de Rousseau. Un chroniqueur
radical qui ne cache pas sa déception devant la froideur solennelle de la
cérémonie et l’absence d’un public populaire, intitule alors un de ses articles
d’un titre révélateur : « Rousseau pour hommes seuls »[30]. La République est limitée à celle des
droits de l’homme et l’on peut se demander s’il a jamais existé en ce monde un
autre régime que celui de la plouto-géronto-phallocratie ?
La presse est d’ailleurs aussi peu ouverte
à la parole féminine à ce moment-là. Un journal amusant et satirique comme Le
Frou-frou, profite ainsi du fait que l’écrivain futuriste Valentine de
Saint-Point ait présenté le 27 juin 1912, à la Salle Gaveau, son Manifeste
de la femme futuriste, pour l’associer à Rousseau dans une saynète qui
dénigre tout autant la pensée politique de celui-ci que la revendication
féministe d’une vie plus complète et plus libre[31]. Rousseau rejeté par les féministes, est
également rejeté pour cause de féminitude par ses ennemis masculins. On relève
cependant dans les quotidiens d’alors quelques rares hommages féminins comme
celui de Marcelle Tinayre dans Le Journal, le
17 juin, mais qui voisinent avec des articles de mode et ne dérangent guère le
point de vue des lecteurs et lectrices. On peut tolérer Rousseau et les femmes
s’ils restent dans le domaine des frivolités.
Plus sérieuse est cette année-là l’enquête
menée par le magazine féminin La Vie heureuse sur le thème :
« Devez-vous à Jean-Jacques Rousseau une part de votre
idéal ? ». Parmi les romanciers et personnalités interrogés, six
femmes répondirent. Elles occupent certes une place à part dans la société
d’alors tant par leurs titres que par leurs professions, et certaines ont des
liens avec le mouvement féministe. Ainsi, Hélène Miropolsky,
avocate près de la Cour d’appel de Paris, entretient une correspondance avec
Marguerite Durand, directrice de La Fronde[32]. La romancière antiféministe Colette Yver, auteur des Cervelines,
des Dames du palais, de Femmes d’aujourd’hui et de Princesse
des sciences, ouvrages qui déplorent l’accession des femmes aux études
supérieures, publiera encore en 1920 un panorama du féminisme contemporain sous
le titre Dans le jardin du féminisme et participe à cette enquête tout
comme Mlle Benezeck, une avocate, Mme Debat-Ponsan, une doctoresse et des artistes comme Mme Breslau
et la comtesse de Noailles. L’image de Rousseau qui ressort de leurs réponses
est assez positive dans l’ensemble, car à part deux d’entre elles qui disent
l’avoir peu lu, les autres se déclarent touchées par sa sensibilité et sa quête
de l’idéal. Helène Miropolsky
exprime assez bien de quelle manière Rousseau agit sur la femme lettrée de
1912 :
« Génie
malade ou parfaitement équilibré, que nous importe !
Toutes ses chimères, ses effusions, ses
enthousiasmes, cette croyance foncière dans al bonté du genre humain, ce culte
de la nature rédemptrice et consolatrice à la fois, ce dédain du luxe et des
vains raffinements du monde, cet amour de la vie simple, rustique, ce goût de
la solitude et de la méditation – quelle est celui d’entre nous qui, à certaines
heures, n’en a pas conservé comme une réminiscence poétique ?…
Ses contradictions (elles sont nombreuses,
et c’est un peu trop facile d’en triompher), même ses fautes, ses tares
(avouées avec une complaisance trop naïve pour être perverse) n’empêchent pas
que nous devons à Rousseau le tribut d’une sensibilité, où je découvre ce qu’il
y a de meilleur, de plus sain, de plus généreux, dans le Romantisme
français »[33].
Est-ce le fait qu’il soit accaparé par les
hommes qui conduit les journaux féministes à ignorer le bicentenaire de 1912 et
à ne pas joindre leurs voix à celles des nombreux quotidiens et mensuels qui
relèvent les méfaits de Rousseau, lui font la morale ou lui reprochent de n’avoir pas répondu, voici
un peu plus d’un siècle, aux questions auxquelles leurs lecteurs sont
confrontés ? Ni La Suffragiste de
Madeleine Pelletier, ni l’hebdomadaire La Française de Jane Misme, ni le mensuel Le Droit des femmes de Maria
Vérone, qui paraissent cette année-là, ne font la moindre allusion à la querelle
qui oppose si violemment partisans et adversaires de la République autour de la
figure de l’auteur du Contrat social. C’est qu’avant les débats idéologiques et littéraires, les
féministes sont préoccupées par une actualité et des problèmes plus spécifiques
à leur condition présente. Je n’ai trouvé qu’une seule étude consacrée par
elles à Rousseau en 1913 et publiée dans la revue genevoise d’Emile Gourd, Mouvement
féministe. L’auteur, J. de Mestral-Combremont,
qui publiera par la suite des biographies de Louise Colet et Joséphine Butler,
déclare s’être « amusée à relever chemin faisant les passages qui
éclairent » la manière qu’eut Rousseau de comprendre les femmes. Elle
montre d’abord le grand mérite qu’il exerça sur les dames de son temps et
reconnaît qu’il faut admirer chez lui le fait qu’il conserva, malgré sa vie
avec Thérèse, le culte de la femme, de la famille et de l’amour :
« Ce
n’est point que Rousseau fût féministe, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce
mot. Tenons même pour certain qu’il eût été horripilé de tout ce qui se passe
actuellement sous nos yeux. Lui, le père de l’individualisme, eût été bien
scandalisé du parti que, quelque cent cinquante ans plus tard, on devait tirer
de ses doctrines. La ‘femme seule’ d’aujourd’hui ou la Nora d’Ibsen lui eussent
semblé les produits monstrueux d’un monde précipité par les funestes progrès de
la civilisation au fond du gouffre de la corruption »[34].
Et de
rappeler les passages du livre V d’Emile où Rousseau, après saint Paul,
fait de l’homme le supérieur de la femme. Jean-Jacques est décidément d’un
autre âge. Pourtant, malgré ces textes, J. de Mestral-Combremont
ne condamne pas le philosophe.
Ce silence relatif des périodiques
féministes autour de Rousseau s’explique peut-être aussi par le peu d’intérêt
que représente cet auteur dans les enjeux du féminisme radical. On le trouve
par contre utilisé de façon beaucoup plus conséquente par les courants modérés.
Les féministes catholiques notamment
essayaient depuis quelques années de contrecarrer l’action des libres penseurs
sur le mouvement. Congrès, livres, revues et groupements donnaient une
existence à cette réaction dont rend compte, en 1905, l’ouvrage de Max Turmann, Initiatives féminines. En 1883 déjà,
Clarisse Bader avait donné la position catholique des femmes à l’égard de
Rousseau et montré comment on pouvait le faire servir à la cause. Si toute son
œuvre n’est, pour elle, qu’utopie, « Rousseau établit néanmoins dans l’Emile
un principe que feraient bien de méditer les émancipateurs actuels de la
femme » : celui d’élever chaque sexe selon sa nature, évitant ainsi
que la femme, se perdant dans les études, oublie les devoirs qui lui incombent.
Rousseau, selon elle, rappelle heureusement à ses lecteurs que
« l’éducation doit préparer une femme qui comprenne son mari, une mère qui
sache élever ses enfants »[35]. Bien qu’elle valorise Rousseau de la
sorte, Clarisse Bader condamne le philosophe quant il va à l’encontre de la
doctrine chrétienne et lui reproche de nier le péché originel et d’ôter à l’éducation
« la seule base solide, l’éducation religieuse ». En 1912, la
position catholique est la même, mais le combat est encore plus âpre. Un
article de la revue catholique féministe La femme contemporaine, montre
qu’on a maintenant renoncer à séparer le bien du mal chez Rousseau. L’auteur du
texte développe une position identique à celle des journaux réactionnaires et
monarchistes dans lesquels Rousseau sert de repoussoir :
« Eh
bien ! on se prépare à fêter solennellement l’homme, l’écrivain qui a
contribué à infester l’Europe de ses doctrines mortelles : je veux dire
Jean-Jacques Rousseau ; on propose à notre admiration son œuvre politique
et sociale, l’action posthume qu’il a exercée, qu’il exerce sur notre
constitution, nos lois, nos mœurs. Car on lui doit beaucoup ! Rousseau
moraliste ( ?) Rousseau éducateur ( ?) Rousseau législateur ( ?)
nous a légué les principes, bases de
notre société actuelle, et l’on pourrait annoter chacun de ses livres des maux
dont ils sont l’origine. Ce déséquilibré de génie peut avoir été un grand
écrivain, il a fait trop de mal à la France pour que la France s’emploie à le
glorifier »[36].
La question féministe est également abordée
en 1912 par plusieurs commentateurs de Rousseau qui n’appartiennent ni au
mouvement ni au sexe féminin, amis qui profitent de l’actualité du sujet pour
développer leur conception, faire la morale à Rousseau et montrer leur
ouverture d’esprit. Il y a d’abord ceux qui reprennent les propos ironiques de
Jules Lemaître[37]. Il y a ensuite ceux qui désapprouvent
la misogynie de Rousseau comme le philosophe danois Harald Höffding et
regrettent que, sur ce point, il se soit montré si rétrograde[38]. Il y a enfin ceux qui, comme Joseph
Fabre, sénateur et auteur de nombreux livres sur l’Antiquité, Corneille et le
christianisme, consacrent un chapitre de leurs essais sur J.-J. Rousseau à la question féministe.
J. Fabre accuse Rousseau d’avoir été injuste envers les femmes, mais admet que sa pensée constituait
un véritable progrès par rapport à ses prédécesseurs. L’avis de Fabre est que
les femmes sont foncièrement religieuses, n’ont pas de génie créateur, mais
peuvent être instruites et savantes sans déchoir. Sur le plan politique, il
récuse l’idée qu’elles puissent devenir des élues et s’engager trop activement
dans ce domaine. A la limite, leur concède-t-il la faculté d’être électrices.
Sur le plan professionnel par contre, il trouve que al femme doit accéder à
toutes les professions, mais « à elle d’avoir le tact de choisir les
professions où elle sera vraiment à sa place ». Fabre milite pour une plus
grande égalité, revendiquant pour les femmes un salaire égal à celui des
hommes, mais il veut aussi que cette égalité respecte les différences et évite
à la femme d’être un homme manqué[39].
Il peut sembler singulier que ce soit un
homme qui, à partir de Rousseau, formule, lors du bicentenaire de 1912, une
part des revendications féminines, alors que les féministes elles-mêmes ne
profitent pas de l’événement. Ces dernières ne manquent naturellement pas
d’occasions d’exposer leurs griefs contre le monde masculin qui les opprime,
mais ce fait est sans nul doute révélateur du vaste éventail de la propagande
féministe. Les idées féministes sont débattues depuis longtemps et, en bon
progressiste, Joseph Fabre saisit l’occasion que lui offre la cérémonie pour
faire œuvre sociale et politique. Son discours reste cependant mesuré et dresse
les limites de « la femme complète » en même temps qu’il révèle les
craintes masculines et sociales de la bourgeoisie confrontée brusquement à un
courant qu’elle saisit mal et à une figure de la femme qui l’effraie.
On trouve cependant chez les féministes les
plus radicales une référence à Rousseau des plus étonnantes, surtout si on la
compare à celle de la génération des années 1970 : celle qui concerne
l’éducation maternelle.
Le livre de la féministe suédoise Ellen Key,
Le Siècle de l’enfant, paraît en France en 1900 et connaît dans le monde
entier une grande renommée. Il contient à la fois un plaidoyer en faveur de
l’émancipation des femmes et une correction des thèses généralement soutenues
par les féministes. Si Ellen Key défend en effet la cause des femmes, milite
pour l’égalité des droits et s’occupe aussi des ouvrières et des plus
défavorisées, elle trouve également que le chemin du progrès suivi par la cause
féminine a manqué d’égards « pour les dispositions naturelles de la femme,
pour sa nature physique, pour les conditions environnantes ». Elle
considère que cette cause repose sur deux sophismes, l’un selon lequel on peut
affranchir la femme des limites assignées par la nature, l’autre selon lequel
l’individu a toujours le droit de disposer de lui-même[40]. Elle s’explique :
« Il
ne vient pas à l’idée des femmes féministes à l’esprit dogmatique que leur
discours sur la ‘liberté individuelle’ de la femme à se protéger elle-même,
leur affirmation que son droit de disposer de soi-même ne doit souffrir aucun
préjudice du fait qu’elle est mariée ou qu’elle est mère, conduisent aux
mauvais traitements les plus criants, non seulement des enfants mais encore des
femmes elles-mêmes. Car toute exigence d’égalité là où la nature a mis
l’inégalité tourne au préjudice de la partie la plus faible. L’Egalité n’est
pas la justice, elle est fréquemment, au contraire, la plus criante injustice »[41].
Pour Ellen
Key, l’enfant qui est, de toute la société, l’être le plus faible, et la femme
ne peuvent être envisagés séparément dans le cadre de la lutte révolutionnaire
ou féministe. La femme doit, à la limite de sa liberté individuelle, rencontrer
le droit de l’enfant.
L’action d’Ellen Key va donc consister à
renforcer le lien entre la mère et l’enfant, à définir une vie de famille plus
intense où deux êtres trouveront le bonheur et, pour ce faire, elle évoque
Rousseau. Elle veut faire prendre conscience aux femmes que « la
transformation sociale commence avec l’enfant qui est à naître, avec les
conditions de son apparition, de son éducation physique et morale, que les
nouveaux instincts, les sentiments nouveaux, les nouvelles pensées imprimées par
les pères et les mères dans la chair et le sang de leurs enfants transformeront
l’existence »[42]. Et cette transformation sociale se
fera, selon elle, beaucoup plus rapidement de cette manière-là que par l’action
des gouvernements et de la presse.
Key demande donc que toute l’attention de la
femme soit portée sur l’éducation. Comme Rousseau l’avait fait dans Emile, elle
rappelle la dépense de forces énormes nécessaires pour bien diriger un seul
enfant. Au lieu de chercher sa libération dans le travail au-dehors, la
nouvelle femme n’acceptera celui-ci qu’ »à contre-cœur et n’y consacrera
que des forces dispersées »[43]. L’action révolutionnaire à laquelle Key
adhère, doit avoir pour priorité de rendre la mère à l’enfant, mais aussi
l’enfant au foyer, en libérant les prolétaires de l’esclavage du travail
salarié.
Key se place donc sous l’égide de Rousseau
comme de Spencer et de Nietzsche, quand elle conteste l’éducation donnée dans
les écoles et affirme qu’il ne faut pas éduquer:
« Le
plus grand crime que commette contre l’enfant l’éducation actuelle, c’est de ne
pas le laisser en paix. Le but de l’éducation future sera, au contraire, de
créer un monde de beauté, au sens propre et au sens figuré – dans lequel on
laisserait l’enfant se développer et se mouvoir librement jusqu’au moment où il
se heurterait à la frontière inébranlable du droit des autres. Alors seulement
les grandes personnes pourront vraiment acquérir un aperçu profond dans l’âme
de l’enfant, dans ce royaume encore presque toujours fermé »[44].
Comme
Rousseau, elle soutient qu’il est préférable de laisser la nature agir
tranquillement et lentement, en veillant seulement à ce que les conditions
environnantes soutiennent le travail de la nature. Toute l’éducation consiste
en cela.
Key fait donc sans restriction la louange d’Emile :
« L’Emile
de Rousseau fut la protestation et le programme de l’individualité. Il est
enflammé de sa haine magnifique et froide contre l’apparence, contre la forme,
contre la phrase, contre l’imitation, le tout fait, l’artificiel. Ce qui est
pur de tout mélange, ce que l’on acquiert par soi-même, ce que l’on a soi-même
inventé, c’est là ce qu’il appelle l’éducation pour l’homme. Car il voit
l’éducation de la femme d’un tout autre œil – et c’est le grand défaut de son
système ; de même que l’idée qu’il se fait de l’enfant comme d’un être
naturellement parfait – idée qui est
aussi celle de ses contemporains – est le grand défaut de sa psychologie.
L’on trouve, à part cela, dans cet ‘évangile
naturel’ tout ce qui peut concourir au salut de l’enfant comme à celui de
l’éducateur, par la foi en l’évolution naturelle de l’enfant conformément aux
dispositions qu’il tient de la nature. Mais son système ne se soutient que s’il
est vu dans son ensemble – comme Rousseau voulait qu’il soit vu –. Car il cherchait à représenter l’idéal
réalisé d’un éducateur et, dans ce but, il a aussi idéalisé les
situations »[45].
Le philosophe
de Genève reste donc l’auteur à méditer et à suivre quand il donne à l’enfant
la place centrale dans l’éducation, rappelle le père et la mère à leurs devoirs
envers lui et loue les mérites de l’éducation domestique sur l’éducation
publique.
Un siècle et demi après la parution d’Emile,
l’école que les gouvernements viennent de rendre nationale et laïque, va pour Key
et d’autres théoriciens révolutionnaires de l’éducation (Henri Roorda, Stephen Mac Say, Paraf-Javal,
Elisée Reclus, etc.), à l’encontre de l’individualité et du bonheur de
l’enfant. Elle vise davantage à dresser les petits et à les former pour les
places qu’ils occuperont plus tard dans la société qu’à laisser leur caractère
et leur intelligence s’affirmer et se développer. Les enfants sont sacrifiés à
l’école et il vaut mieux chercher des voies nouvelles que de tenter vainement
d’améliorer le système par des réformes[46].
Parmi les féministes les plus radicales,
Ellen Key n’est pas la seule à défendre ainsi, dans un même combat, la femme et
l’enfant. Collaboratrice du Libertaire et des Temps nouveaux,
militante anarchiste et propagandiste de l’amour libre, Madeleine Vernet
avait porté très tôt son attention aux
enfants. En 1904, elle fondait une école selon des principes différents de ceux
en cours et, en 1918, une revue au titre évocateur : La Mère éducatrice.
Dans celle-ci qui tentait de définir pour la femme une nouvelle manière de
vivre avec ses enfants, des extraits d’Emile paraissent à plusieurs
reprises. Il s’agit essentiellement des textes concernant la petite enfance,
mais les titres donnés par la revue sont révélateurs : « Aimez
l’enfance » (1ère année, n°5, février 1918), « La mère
doit nourrir son enfant » (1ère année, n°10, juillet
1918) ; « Mères remplaçantes » (3e année, n° 10,
juillet 1920), etc. Ce dernier titre est précédé d’un chapeau qui montre bien
en quel estime Madeleine Vernet tient Rousseau : « Quelques-uns
allègueront peut-être que Jean-Jacques n’a pas le droit d’être sévère à l’égard
des mères, parce qu’il fut, lui aussi, bien souvent, un homme faible.
Qu’importe, la page que voici est parfaitement sensée et il n’est pas mauvais de
la faire connaître ». Suit le texte de Rousseau qui recommande
l’allaitement maternel et qui était paru déjà dans la revue en juillet 1918
avec un autre titre, montrant ainsi qu’un même extrait peut servir à plusieurs
emplois. En avril 1923, Madeleine Vernet est encore plus explicite en publiant
un nouveau passage d’Emile précédé d’un commentaire de Samuel Rocheblave qui montre bien comment, selon elle, Rousseau
doit être apprécié :
« Ce
qui suffit à mettre Rousseau à part [de Rabelais et de Montaigne], c’est
d’abord qu’il ne s’est pas contenté de vues et d’aperçus, qu’il ne s’est pas
borné à signaler des abus, à demander des réformes ou à tracer quelque
programme trop général ou trop fantaisiste pour avoir quelque chance d’être
écouté. C’est ensuite qu’il n’a pas eu en vue, comme ses devanciers, de former
un élève, et de le préparer à bien choisir une carrière connue d’avance, ici
celle de roi, là celle de grand seigneur ; il s’est proposé de former un
homme dans un enfant quelconque. C’est enfin d’avoir bien senti et démontré
qu’il n’y a pas un seul âge pour l’éducation ».
Rousseau
rejoint ainsi les tenants de l’école libertaire et populaire.
Madeleine Pelletier, doctoresse, anarchiste
et libre penseur, s’intéresse aussi particulièrement à la question maternelle.
Dans ses écrits polémiques, elle rappelle en passant la revendication de
rousseau en faveur de l’allaitement, mais, si elle voit comme Ellen Key et
Madeleine Vernet le caractère positif de cette action, elle est également
consciente qu’un tel discours peut servir une cause rétrograde :
« Pour épargner l’enfant, ce qui est bien, on sacrifie la mère qui
cependant tout autant que l’enfant, a le droit de vivre, le droit d’être libre
et heureuse, selon la conception qu’elle se fait du bonheur »[47]. A l’opposé d’Ellen Key, elle souhaite
que la société prenne en charge l’enfant et, lui apportant une éducation
parfaite, délivre la mère des tâches qui l’asservissent. Le triomphe de la
civilisation, affirme-t-elle, est « de permettre à la femme, en l’affranchissant
en partie de la maternité, de devenir un individu intelligent et libre »[48].
De telles nuances dans la vision de Rousseau
à propos de la mère et de l’enfant montrent qu’on touche là un point capital
pour la femme moderne. Elles témoignent
aussi de la diversité et de la richesse du discours féministe du début du
vingtième siècle. Il ne résout pas une question si difficile, mais permet aux
femmes les plus conscientes de saisir, Rousseau à l’appui, qu’il existe là une
question vitale.
La critique féministe de Rousseau durant
cette période qui va de 1880 à 1918, au moment où le mouvement s’organise, est
donc une critique très variée et complexe . De Maria Deraismes
qui l’identifie avec le combat pour la République à des anarchistes comme
Madeleine Vernet et Madeleine Pelletier, des militantes catholiques à Ellen Key
qui ne sépare pas la cause de la femme de celle de l’enfant, la figure de
Rousseau exprime toutes les facettes d’une lutte très spécifique. L’auteur d’Emile
mérite sans nul doute d’y figurer pour avoir posé dans le livre V de son traité
d’éducation la subordination de la femme à l’homme. Loin de le condamner
unanimement pour cette opinion, les féministes du début du siècle font preuve
d’une relative indulgence à son égard. Pour une grande partie d’entre elles,
Rousseau conserve encore son pouvoir révolutionnaire et se idées ne sont pas
reçues, ainsi qu’elles apparaîtront plus tard, comme mettant en péril les
conquêtes de la femme moderne. Ses idées sur la mère et l’enfant conservent une
valeur positive pour des femmes qui espèrent changer la société en éduquant les
générations futures selon des principes moins stupides que ceux en cours depuis
des siècles. Il est probable que la relation harmonieuse du couple Emile-Sophie et le rôle complémentaire que l’un a part
rapport à l’autre – point sur lequel insiste Rousseau – exercent encore leur
séduction sur des lectrices qui ne se sentent pas encore insultées par l’image
de al femme au foyer . Ce n’est qu’à la suite des deux guerres mondiales,
quand les mœurs et les valeurs de la société française auront changé, que les
féministes liront Rousseau de manière fort négative. Celui-ci perd alors toute
valeur à leurs yeux pour incarner l’antiféminisme[49].
Tanguy L’Aminot
C.N.R.S. – UMR 8599 de Paris IV-Sorbonne
[1] . Sur le féminisme de cette époque, voir entre autres Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’Egalité en marche. Le féminisme sous la troisième République, Paris, Des Femmes, 1989 ; Jean Rabaut, Histoire des féminismes français, Paris, Stock, 1978. Voir aussi le livre édité par Lynda Lange, Feminist interpretations of J.-J. R., Penn State University Press, 2002, 480 p.
[2] . Voir Tanguy L’Aminot, Images de J.-J. Rousseau de 1912 à 1978, Oxford, Voltaire Foundation, 1992.
[3] . Mme de Staël, Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, sans lieu, 1788 ; S. Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, ou la saint-simonienne en Egypte, Paris, Maspéro, 1978 , p. 76. George Sand écrit pour sa part dans Isadora (Paris, Calmann-Lévy, 1894, p. 33) : « Il n’a pas compris les femmes, ce sublime Rousseau […]. Il n’a pas su malgré sa bonne volonté et ses bonnes intentions, en faire autre chose que des êtres secondaires dans la société. Il leur a laissé l’ancienne religion dont il affranchissait les homes ; il n’a pas prévu qu’elles auraient besoin de la même foi et de la même morale que leurs pères, leurs époux et leurs fils, et qu’elles se sentiraient avilies d’avoir un autre temple et une autre doctrine. Il a fait des nourrices croyant faire des mères. Il a pris le sein maternel pour l’âme génératrice. Le plus spiritualiste des philosophes du siècle dernier a été matérialiste sur la question des femmes ».
[4] . Mary Wollstonecraft est généralement présentée comme une ennemie de Rousseau pour la charge qu’elle a lancée contre lui dans Défense des droits de la femme, en 1792. Rousseau n’a cependant pas manqué de la séduire à l’égale de ses contemporains. Elle parle à la même époque du second Discours comme d’un « admirable ouvrage » et explique comment séduction et réflexion s’entremêlent chez son lecteur : « En faisant l’éloge d’un état de nature imaginaire, avec cette éloquence séduisante qui pare le raisonnement des charmes du sentiment, il décrivit de façon convaincante les maux d’une société sous la coupe de l’Eglise, et l’origine d’une inégalité indue, ce qui encouragea ceux qui étaient séduits par ses formules à réfléchir à ses opinions » (Vision historique et morale de l’origine et des progrès de la révolution en France – 1794, dans Une Anglaise défend la Révolution française. Réponse à Edmund Burke . Traduit de l’anglais par Marie-Odile Bernez. Paris, Editions du C.T.H.S., é003, p. 134.
[5] . Flora Tristan, Promenades dans Londres, ou l’aristocratie et les prolétaires anglais, Edition de François Bédarida. Paris, Maspéro, 1978, p. 246 et 275. La première édition date de 1840.
[6] . Ernest Legouvé, La Femme en France au XIXe siècle, Paris, Didier, 1864, p. 8.
[7] . Olympe Audouard, Gynécologie. La femme depuis six mille ans, Paris, Dentu, 1873, p. 12.
[8] . Le journal de Vallès cesse sa parution en 1889.
[9] . Voir Paul Couturiau, Séverine, l’insurgée, Paris, Editions du Rocher, 2001, p. 40-41.
[10] . Jules Vallès, Le Bachelier, Paris, Club français du livre, 1949, p. 49.
[11] . Jacqueline, « Un pion », Gil Blas, 8 février 1889, p. 1.
[12] . Séverine renouvela de façon tout aussi violente son attaque contre Rousseau lors de la vente des Charmettes, en 1900 : voir E. Ledrain, « Rousseau et les femmes », L’Eclair, 14 novembre 1900.
[13] . John Grand-Carteret, « Défense de Rousseau contre ses calomniateurs » dans J.-J. Rousseau jugé par les Français d’aujourd’hui, Paris, Perrin, 1890, p. 15.
[14] . Hippolyte Buffenoir, J.-J. Rousseau et les femmes, Paris, Lemerre, 1891, p. 32. Le texte est repris par Buffenoir dans Le Prestige de J.-J. Rousseau, en 1909.
[15] . Maria Deraismes, « J.-J. Rousseau. Education des filles » dans J. Grand-Carteret, J.-J. Rousseau jugé par les Français d’aujourd’hui, p. 327.
[16] . Ibid., p. 333-334.
[17] . « Discours de Maria Deraismes » dans Auguste Castellant, J.-J. Rousseau. Hommage national, Paris, Léon Vanier, 1887, p. 129.
[18] . Ibid., p. 130.
[19] . Le brouillon d’une lettre manuscrite non datée de Castellant qui figure dans le Fonds Castellant des archives de Villers-Cotterêts, aujourd’hui au Musée Rousseau de Montmorency, traduit cette position :
« Madame et honorée citoyenne,
« Il est impossible qu’une statue soit élevée à J.-J. Rousseau sans le concours de la femme […].
« La femme doit bénéficier dans un prochain avenir en égale mesure que l’homme des clauses bien comprises du Contrat social mais c’est surtout pour avoir écrit l’Héloïse et plus encore l’Emile que le cœur de la femme doit être à jamais acquis à J.-J. Rousseau.
« Que les hommes distraits par les bagatelles du temps présent oublient ou ignorent ce qu’ils doivent au plus grand des bienfaiteurs de l’humanité, c’est encore là une des lamentables conséquences de l’odieuse et ridicule éducation qui jusqu’ici les a dénaturés mais la femme moins extériorisée que l’homme par nos institutions sociales – parce que son cœur plus haut et plus profond la ramène toujours et invinciblement aux sentiments primordiaux de la nature oublie J.-J. Rousseau ! ah ! cela est impossible ! […].
« Ah ! si vous vouliez bien former vous-même un comité de femmes qui agirait parallèlement [sic] au nôtre ce serait bien là, à notre avis ce qu’il y aurait de mieux à faire […] ».
[20] . G. Cousin-Constantin, « Agir vaut mieux que parler », La Revue féministe, n°3, 5 novembre 1895, p. 104.
[21] . Marya Cheliga, « L’antagonisme des sexes – Le droit à la liberté », La Revue féministe, n°3, 3 novembre 1895, p. 113 et 119.
[22] . Le texte de Rousseau est : « Mais si le législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, que l’un tende à la servitude et l’autre à la liberté, l’un aux richesses l’autre à la population, l’un à la paix l’autre aux conquêtes, on verra les lois s’affaiblir insensiblement, la constitution s’altérer et l’Etat ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris son empire » (Du Contrat social, II, 11, Œuvres complètes, 3, p. 393.
[23] . A. Eidenschenck, « La femme nouvelle », La Femme nouvelle, n°1, 15 avril 1904, p. 23-24.
[24] . Jeanne Deflou définit le « sexualisme » comme la domination d’un sexe sur l’autre.
[25] . Jeanne Deflou, Le Sexualisme. Critique de la prédominance et de la mentalité du sexe fort, Paris, Tallandier, 1906, p. 230-232.
[26] . Ibid., p. 235.
[27] . Ibid., p. 236.
[28] . Marie-Louise Néron publia par la suite « Paysages et gens de Savoie. Les Charmettes », Revue hebdomadaire, 9, 1928, p. 323-324 et « Les Charmettes » dans Chambéry, P., Emile Paul, p. 65-76.
[29] . Marie-Louise Néron, « Ouverture des sarcophages de Voltaire et de Rousseau » dans Notes et impressions d’une Parisienne, Paris, Lemerre, sans date, p. 16. Le texte figure sur le site http://rouseaustudies.free.fr.
[30] . Paul-Hyacinthe Loyson, « Rousseau pour hommes seuls », Les Droits de l’homme, 30 juin 1912, p. 2. « Pas de dames. Ce qui est un solécisme dans une cérémonie consacrée à Rousseau », est-il dit aussi dans la Revue chrétienne, juillet-août 1912, p. 597. Il convient de signaler aussi l’attitude de la droite qui, quant à elle, rejette Rousseau du côté des femmes pour l’exclure de la scène politique française. La publication d’un texte de Proudhon sous le titre des Femmelins est à cet égard révélateur.
[31] . Erdnayof, « Place à la revue », Le Frou-frou, 28 juillet 1912, p. 2.
[32] . La Bibliothèque Marguerite Durand, à Paris, possède un dossier de quelques-unes de ces lettres.
[33] . H. Miropolsky dans « Devez-vous à J.-J. Rousseau une part de votre idéal ? », La Vie heureuse, 15 juin 1912, p. 152.
[34] . J. de Mestral-Combremont, « Comment Rousseau comprenait le rôle des femmes », Mouvement féministe, Genève, 10 mai 1913, P. 5. Nora est l’héroïne de Maison de poupée d’Henrik Ibsen.
[35] . Clarisse Bader, La femme française dans les temps modernes, Paris, Didier, 1883, p. 58. Cette récupération de Rousseau par les catholiques les plus hostiles à l’émancipation des femmes est aussi manifeste dans le recueil de citations offertes aux jeunes lectrices des années vingt pour les éduquer et les régénérer : Aux Filles d’Eve par Jehan du Valfleury, La Chapelle-Montligeon, Imprimerie de Montligeon, 1921. Rousseau y sert avec d’autres à définir ce qu’est une « vraie » femme et à vitupérer les plaisirs et le luxe, selon un air bien connu.
[36] . Jean de Sacre, « les œuvres, les idées et les hommes », La Femme contemporaine, n°100, mai 1912, p. 342-343.
[37] . Dans son J.-J. Rousseau (Paris, 1907, p. 233), Lemaître écrit : « La ‘nature’ nous signifie assez qu’elle n’est pas ‘féministe’. Rousseau ne l’est pas non plus ; il ne l’est pas du tout, pas même un peu – Et l’on peut s’étonner que sa turlutaine d’égalité ne lui ait pas soufflé l’idée d’égaliser les deux sexes. Il semblerait que pas une chimère ne dût manquer à sa collection. Il a pourtant ‘raté’ celle-là. Rousseau n’est pas féministe. Il est même antiféministe. C’est sans doute parce qu’il a beaucoup aimé les femmes ».
[38] .Harald Höffding, J.-J. Rousseau et sa philosophie, Paris, Alcan, 1912, p. 153-154.
[39] . Joseph Fabre, J.-J. Rousseau, Paris, Alcan, 1912, p. 106.
[40] . Ellen Key, Le Siècle de l’enfant, Paris, Flammarion, 1900, p. 43. Le livre paraît aux Etats-Unis en 1912 sous le titre The Century of the child. Marc Hélys consacre un chapitre à Key dans son essai : A travers le féminisme suédois, Paris, Plon-Nourrit, 1916.
[41] . Le Siècle de l’enfant, p. 51.
[42] . Ibid., p. 78.
[43] . Ibid., p. 80.
[44] . Ibid., p. 87.
[45] . Ibid., p. 174-175.
[46] . Pauline Kergomard, inspectrice générale des écoles maternelles et collaboratrice de La Fronde, essaie, quant à elle d’améliorer le sort de l’enfant au sein du système scolaire existant. En 1883, elle participe avec Charles Defodon et James Guillaume à un recueil d’extraits destinés aux écoles normales primaires : Lectures pédagogiques. On y trouve peu de textes de Rousseau et ils figurent dans les parties consacrées à la première enfance, à l’éducation morale et physique. Une courte notice non signée (est-elle de Pauline Kergomard, car elle ouvre les textes du philosophe sur la petite enfance ?) montre en quel dédain on tient Rousseau dans l’institution scolaire, même si la dernière phrase effectue un retour étonnant : « La fausseté même de son point de départ [l’a] conduit à des exagérations et à des paradoxes dont il ne se défendait point : encore moins préoccupé de faire de ses théories un système maniable et pratique, il semble donner de propos délibéré un caractère utopique à des vues qui bien souvent ne sont irréalisables que sous la forme absolue qui plaisait à son éloquence. La justice oblige de reconnaître que toute la pédagogie moderne, en France comme dans le reste du monde, relève de Rousseau » (Lectures pédagogiques, Paris, hachette, 188 », p. 38).
[47] . Madeleine Pelletier, L’Amour et la maternité, Paris, La Brochure mensuelle, décembre 1923, p. 12.
[48] . M. Pelletier, Dépopulation et civilisation, Paris, La Brochure mensuelle, février 1928, p. 19.
[49]. Le courant féministe de la fin du vingtième siècle est quasi-unanime contre Rousseau . A l’exception d’Annie Leclerc qui, dans Origines (Paris, Grasset, 1988) explique qu’elle fut féministe parce que rousseauiste. Dans ce beau livre où elle s’adresse directement à Jean-Jacques, Annie Leclerc écrit : « Mais si toi tu vois à quel point j’étais rousseauiste, c’est à peine si deux ou trois de mes lecteurs en firent l remarque. Celles-là mêmes qui partageaient mon exaltation de l’expérience des femmes, de leur savoir inaliénable, de leur réelle puissance, et comprenaient qu’elle prenait racine au cœur même d’une vie de femme, de son corps sensible et intelligent de femme, manifestaient la plus vive réprobation si j’osais avouer que mon audace souveraine à dire, à affirmer, à chanter cela seul qui méritait d’être chanté était aussi nourrie, et même gorgée, de toute la vigueur de ta pensée, de la force de ton écriture, de son irrésistible simplicité. C’est que tu passais (dois-je te le dire ?) pour un modèle de misogynie. Il paraît que tu rabaissais les femmes plus bas que terre. Qu’elles n’étaient selon toi bonnes à rien sinon à plaire à leurs maris, à les servir fidèlement sans rechigner, à élever leurs enfants et à bien tenir leur maison. Un point c’est tout. On m’en donnait pour preuve deux ou trois phrases extraites du livre V de l’Emile, toujours les mêmes, et que l’on pouvait trouver mentionnées dans les diverses anthologies des propos misogynes ou phallocrates (on distinguait) proférés à travers l’histoire par les plus grandes autorités intellectuelles, politiques ou religieuses. Tout ce que je gagnais à vouloir expliquer ta vision des choses étaient qu’on se mettait à me regarder de travers, à me suspecter d’obscure complicité misogyne… » (p. 254-255). Ce point de vue et la diversité des opinions féministes du début du vingtième siècle que nous avons exposée devrait conduire, espérons-le, à un regard un peu moins simpliste sur la question.
* Une version allégée de cet article a paru dans Rousseau and Criticism / Rousseau et la critique édité par Lorraine Clark et Guy Lafrance, Ottawa, pensée Libre, 1995, p. 140-154.