Difficultés proposées au sieur Rousseau

sur son livre des Dialogues

par le sieur Séité, son lecteur

 

Yannick Séité

Université Paris 7-Denis Diderot

 

 

Dire que les Dialogues, livre né de et contre la folie, peuvent constituer une excellente introduction à la philosophie de Rousseau, est une proposition qui n’a de paradoxale que l’apparence. La folie de Rousseau n’altère en rien sa capacité de raisonnement, surtout si l’on assimile cette folie avec une paranoïa dont la lucidité est, comme on sait, l’un des traits caractéristiques. Et la vieille plaisanterie selon laquelle la paranoïa n’est un fond qu’un moyen d’accès plus rapide à la vérité enregistre à sa manière cette préservation de la capacité intellectuelle que Monsieur de Malesherbes, dans ses mots et ceux du temps, souligne aussi à sa façon lorsqu’il écrit à un correspondant, à l’occasion de la publication de Rousseau juge de Jean Jaques :

 

La manie de Jean-Jacques Rousseau n’avait qu’un seul objet. De ce que cette manie sera connue, il en résultera peut-être que ceux qui ont intérêt à contester de grandes vérités qu’il a exposées avec plus de force que personne, voudront tirer avantage de ce que l’auteur avait des moments d’égarement. Mais les systèmes ou les principes du philosophe ne sont pas fondés sur l’autorité de son nom, comme les vérités historiques le sont sur le témoignage de celui qui rapporte les faits qu’il a vus. C’est sa logique, c’est son éloquence qui fondent ses théories, et tout cela subsistera malgré le désordre de sa tête sur de certains objets.

 

Ainsi, non seulement la manie de Rousseau préserverait l’organe de la pensée mais elle épargnerait encore les pensées elles-mêmes, au moins celles qui ont été produites avant ses manifestations les plus aiguës et que Rousseau a rassemblées dans son “ système ”. Mais dire, comme le fait Michel Foucault, que “ l’œuvre, par définition, est non folie ”, ce n’est pas dire que la folie est sans signification pour l’œuvre, sans conséquences sur elle. Si, comme nous le disions à l’instant, les Dialogues constituent un accès pertinent au “ système ”, c’est précisément dans la mesure où Rousseau, dans l’espoir de clarifier à ses propres yeux sa position, y sollicite plusieurs des concepts qu’il y a déployés. Au moment de Rousseau juge de Jean Jaques, Rousseau n’est donc plus seulement l’auteur de sa philosophie, il en devient l’objet — le sujet, si l’on préfère. Autrement, mais aussi davantage que les Confessions, les Dialogues, du fait de leur structure expérimentale — cette pluralité des voix, ce recours constant aux modèles, etc — nous montrent la philosophie de Rousseau à l’œuvre ; à l’œuvre sur Rousseau. À l’œuvre pour tenter d’expliquer une situation, une “ position ” dont on sait qu’elle est “ la pire position où l’on puisse être ”. À l’œuvre aussi pour tenter d’expliquer le pourquoi et le comment de la ligue, c’est-à-dire de son universalité. À l’œuvre autrement dit, s’agissant de cette dernière question, pour tenter d’expliquer l’inexplicable… Il n’est pas possible en effet d’expliquer ce qui n’est pas et l’on sait que, même si Rousseau a effectivement de nombreux ennemis, même s’il s’est authentiquement aliéné tous les partis du fait d’une liberté de penser qui l’a rendu intellectuellement insupportable aux philosophes comme aux anti-philosophes, l’on sait, disais-je, que la ligue dans son universalité est un produit de son imagination inquiète.

D’où, sans doute, un certain nombre de difficultés rencontrées par Rousseau dans l’application de tel ou tel segment, de tel ou tel concept du système à la clarification du pourquoi et du comment de la ligue voire à l’élucidation de sa position. Nous employons ici ce vieux mot de “ difficultés ” — mot qui renvoie à un genre de la controverse intellectuelle ardemment pratiqué tout au long de l’Âge classique et au XVIIIe siècle en particulier1— pour insister sur le fait qu’il ne s’agit pas pour nous de partir à la chasse à des paralogismes réels ou supposés, c’est-à-dire à des raisonnements faux, qu’on serait tenté d’imputer, en dépit des mises en garde de Foucault ou de Malesherbes, à ce que ce dernier appelle “ le désordre de [la] tête ”. Si paralogismes il y a dans les Dialogues, il n’en existe sûrement pas plus que dans n’importe lequel des autres textes de Rousseau ou que dans n’importe quel écrit d’un des philosophes du temps. Nous visons plutôt ces contradictions liées au fait que, s’agissant des Dialogues, ce n’est pas seulement la position de Rousseau qui est limite mais aussi sa pensée. Ou plus exactement, que le Rousseau des Dialogues est contraint, par une position limite qui le place aux marges de la raison comme à celles de la société, de pousser aux limites sa propre pensée.

Cette position limite est presque toujours d’une extraordinaire fécondité dans l’ordre philosophique et littéraire. Elle est par exemple à l’origine de l’invention de cette forme étonnante de la fiction autobiographique dialoguée. Elle contraint Rousseau à donner à la distinction amour de soi/amour-propre une extension et une définition plus rigoureuses et claires que jamais auparavant. Elle lui livre de nouveaux objets de méditation et de pensée éthique et politique : cette question du proscrit, par exemple, du paria dont le traitement que la société lui fait subir devient un critérium à partir duquel il est possible d’évaluer la justice ou l’injustice de cette société, etc. Mais cette position est aussi, on s’en doute, productrice de difficultés. Rapidement, nous voudrions examiner trois d’entre elles.

I. L’“ attention ” entre nécessité et improbabilité

Pour dire les choses dans le plus extrême des raccourcis, les Dialogues visent à convaincre leur lecteur de l’innocence de J. J. — au delà : de celle de Jean-Jacques Rousseau. Prouver que ce monstre n’en est pas un suppose alors de fournir une connaissance absolument authentique de J. J., du “ naturel ” de J. J. Une large part des Dialogues est donc consacrée à l’exposé puis à la mise en œuvre d’une méthode d’observation absolument fiable et scientifique, modèle d’éthologie, si bien modèle d’ailleurs qu’elle est présentée comme valant, au-delà du seul cas de J. J., pour n’importe quel autrui dont on pourrait souhaiter faire la connaissance. Rousseau place, à la racine de cette méthode, une catégorie psychologique empruntée à Malebranche et qui est l’attention. Pour que le relevé d’expérience — pour que le portrait, si l’on préfère — soit fidèle, il convient de ne rien oublier, de ne rien laisser passer, de ne rien laisser dans l’ombre et il faut, en conséquence, faire preuve d’une “ attention ” constante, d’une “ attention suivie ”, comme le disent souvent les Dialogues. Chaque “ détail ” compte tellement que plus rien n’est détail et que tout signifie, tout contribuant à manifester le “ naturel ” du sujet observé. On comprend que la méthode se confond peu ou prou avec la recherche d’une exhaustivité : il faut “ tout voir ”.

Or — et Rousseau le sait très bien qui reconnaît que “ cette méthode est sûre, mais longue et pénible ” — le maintien d’une telle qualité d’attention est source d’épuisement : une terrible épreuve physique et psychique. Sans doute est-elle même hors de portée pour “ ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue ”. Comment supposer qu’il pourrait se trouver — dans un public qui craint qui plus est et méprise universellement J. J. — quelqu’un qui soit suffisamment intéressé à la connaissance de J. J., suffisamment intéressé à la vérité, pour accepter de se plier aux rigueurs d’une méthode tout à la fois irremplaçable et quasi impossible à mettre en pratique ? En termes rousseauistes, il est possible de donner de la difficulté la formulation suivante. Si “ l’amour-propre ”, comme le rappelle Rousseau dans le deuxième Dialogue, “ est toujours irrité ou mécontent, parce qu’il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut ” alors il est vain pour Jean-Jacques Rousseau d’attendre de quiconque n’est pas lui-même — ou n’est pas cette émanation de lui-même qu’est la persona Rousseau — d’entrer avec toute l’attention voulue dans le détail des particularités qu’offre le naturel de Jean-Jacques Rousseau. cela reviendrait pratiquement à préférer autrui à soi-même ; à lui consacrer, tablettes en main, ses jours et ses nuits…

Voilà un dilemme (ou une contradiction que le texte) va devoir lever d’une manière ou d’une autre. Et il s’y emploie, d’abord, par sa seule existence. Les Dialogues consistent pour une part dans la simple consignation par écrit des résultats d’un protocole d’observation qui, s’il n’a bien sûr été accompli que fictivement, l’a pourtant été “ à fond ” et, d’une certaine façon, l’a été une fois pour toutes. Si bien que chacun, lisant les Dialogues, loin d’en recevoir directement le résultat, renouvelle de part en part et pour lui même les étapes, le déroulement de l’expérience. Ainsi s’explique le fait que le protocole de lecture préconisé par Jean-Jacques Rousseau pour son texte est l’exact homologue du protocole d’observation mis au point pour la connaissance de J. J. Considérons l’avertissement, ici édité pour la première fois, du manuscrit Condillac :

 

Qui que vous soyez que le Ciel a fait l’arbitre de cet Ecrit, quelque usage que vous ayez résolu d’en faire, et quelque opinion que vous ayez de l’auteur, cet auteur infortuné vous conjure par vos entrailles d’homme et par les angoisses qu’il a souffertes en écrivant, de n’en disposer qu’après l’avoir lu tout entier. Songez que cette grace qu’implore de vous un cœur brisé de douleur, est un devoir d’équité que le Ciel vous impose. (Page de titre non foliotée ; nos italiques)

 

Le “ tout entier ” est ici le pendant du “ tout voir ” ; son strict équivalent. Il est, dans l’ordre de la lecture, le nom même de cette exigence d’exhaustivité qui est aussi de rigueur du côté de l’éthologie. Plus de problème, donc, plus de dilemme : l’existence du texte des Dialogues devrait permettre au lecteur de bonne foi de s’épargner la peine d’examiner “ par lui-même ” l’animal en question.

Mais c’est là une levée de la contradiction qui, vous l’avez constaté, nous a transporté hors de la diégèse, sur ce plan du réel où Jean-Jacques Rousseau s’adresse aux Français des années 1770 ou à nous, lecteurs du XXIe siècle. Dans l’ordre diégétique au contraire, le problème reste entier. Et le Français ne se fait pas faute de le signaler à Rousseau :

 

Mais, M. Rousseau, y pensez-vous, et qu’exigez-vous là du public ? Avez-vous pu croire qu’il examinerait la chose aussi scrupuleusement que vous ?

 

Le Français se contente ici de répéter la sage leçon d’un Malebranche parfaitement conscient du fait que, si l’attention est une condition sine qua non de mise au jour de la vérité, il est difficile ô combien de trouver “ la force et le courage de surmonter la peine que l’on trouve à se rendre attentif ”… Comme lever cette difficulté ? Comme intéresser à la vérité un homme qui, comme tous les hommes, est “ naturellement paresseux ” — pour parler comme les Dialogues — dès lors que cette vérité n’est accessible qu’au prix du maintien d’une attention épuisante ? Il y faut le jeu des passions, estime Malebranche :

 

Les passions dont il est utile de se servir pour s’exciter à la recherche de la vérité, sont celles qui donnent la force et le courage de surmonter la peine que l’on trouve à se rendre attentif. Il y en a de bonnes et de mauvaises : de bonnes comme le désir de trouver la vérité, d’acquérir assez de lumière, pour se conduire, pour se rendre utile au prochain, et quelques autres semblables : de mauvaises ou dangereuses, comme le désir d’acquérir de la réputation, de se faire quelque établissement, de s’élever au-dessus de ses semblables…

 

Quelle passion, bonne ou mauvaise, Jean-Jacques Rousseau (ou son représentant Rousseau) se croit-il en mesure d’agiter dans le public pour inciter certains membres de celui-ci à se lancer dans une épuisante recherche sur J. J. et son œuvre ? Évoquant sa “ méthode ”, Rousseau nous livre la clef :

 

Cette méthode est sûre, mais longue et pénible : elle demande une patience et une assiduité que peut soutenir le seul vrai zèle de la justice et de la vérité, et dont on se dispense aisément en substituant quelque remarque fortuite et rapide aux observations lentes mais solides que donne un examen égal et suivi. (206)

 

C’est la passion (le “ zèle ”), positive entre toutes, de “ la justice et de la vérité ” qui servira donc d’aiguillon dans cette opération. L’amour du vrai et du juste donnera aux chercheurs Français la force de supporter toutes les fatigues. Le recours à cette passion lève-t-il la contradiction à notre satisfaction ? Ça n’est pas tout à fait sûr. Ça l’est même si peu que quelques pages plus loin, Rousseau éprouve le besoin de seconder cette évocation de l’amour de la justice et de la vérité par un autre motif d’espérance. Que répond-il en effet à la remarque de bon sens que lui faisait le Français et que j’ai citée il y a un instant ?

 

Le Français

Mais, M. Rousseau, y pensez-vous, et qu’exigez-vous là du public ? Avez-vous pu croire qu’il examinerait la chose aussi scrupuleusement que vous ?

 

Rousseau

Il en eût été dispensé sans doute, s’il se fût abstenu d’une décision si cruelle. Mais en prononçant souverainement sur l’honneur et sur la destinée d’un homme, il n’a pu sans crime négliger aucun des moyens essentiels et possibles de s’assurer qu’il prononçait justement.

 

Qui, ayant décidé du sort et de l’être de J. J., ne fait pas l’effort de se doter des moyens d’une vraie connaissance de J. J., devient donc à son tour — et authentiquement, en l’occurrence — criminel. On ne saurait, avec cette quasi menace, être plus éloigné d’une passion positive. A-t-on pour autant davantage convaincu ?

 

II. J. J. homme de la nature ?

La seconde de ces difficultés sur laquelle j’aimerais insister, difficulté liée à ce travail aux limites que sa “ position ” impose au Rousseau des Dialogues, se configure autour d’une des catégories clé de la philosophie de Rousseau, celle d’homme de la nature. C’est bien sûr dans le second Discours que la catégorie de “ l’homme naturel ” — c’est alors son véritable nom — émerge en force dans l’œuvre de Rousseau mais c’est peut-être dans Émile que Rousseau oppose le plus spectaculairement à “ l’homme de la nature ” celui qu’il appelle “ l’homme de l’homme ”. Les hommes de l’homme ce sont “ les hommes tels qu’ils se sont faits ”, comme l’écrit le second Discours. Les produits de cette civilisation qu’ils ont produite. Ils sont aussi constamment soumis à l’amour-propre que l’homme naturel l’est au seul amour de soi. Là où l’homme de l’homme vit sous le régime de la division du travail, l’homme naturel, ne tirant sa subsistance que de ses seules forces, ne recherchera pas systématiquement la compagnie de ses semblables. D’ailleurs indolent, notre homme naturel, car “ on sait que la plupart des animaux, sans en excepter l’homme, sont naturellement paresseux ”, etc. Bref, il n’est pas excessif de dire que, dans la pensée de Rousseau, “ l’homme naturel ”, c’est “ la nature de l’homme ”, cette “ nature de l’homme ” en quête de laquelle il se dit à l’ouverture du deuxième Discours2. Rousseau a suffisamment insisté sur le fait que cet “ état de nature ” au sein duquel il regarde évoluer son homme naturel, “ n’existe plus, […] n’a peut-être point existé, […] probablement n’existera jamais ” pour que l’on entende que l’homme naturel a d’abord dans sa pensée un statut de modèle. Une hypothèse.

Si bien que c’est une première surprise pour le lecteur — pour ne pas dire une première contradiction — de constater que, par les Dialogues infiniment plus que dans les Confessions, l’hypothèse ici trouve à se vérifier si l’on peut parler de vérification pour ce qui est en fait une incarnation. Car l’homme naturel existe, Rousseau l’a rencontré, il a nom J. J. !

Combien de fois en effet les Dialogues ne reviennent-ils pas sur ce motif de J. J. “ homme de la nature ” ! Et de fait, la ressemblance est si frappante que les deux pages étonnantes au long desquelles Rousseau dresse le parallèle s’achèvent tout simplement sur l’affirmation syllogistique de l’identité de J. J. et de l’homme de la nature :

 

L’homme de la nature éclairé par la raison a des appétits plus délicats mais non moins simples que dans sa première grossièreté. Les fantaisies d’autorité, de célébrité, de prééminence ne sont rien pour lui ; il ne veut être connu que pour être aimé, il ne veut être loué que de ce qui est vraiment louable et qu’il possède en effet. L’esprit, les talents ne sont pour lui que des ornements du mérite et ne le constituent pas. Ils sont des développements nécessaires dans le progrès des choses et qui ont leurs avantages pour les agréments de la vie mais subordonnés aux facultés plus précieuses qui rendent l’homme vraiment sociable et bon et qui lui font priser l’ordre, la justice, la droiture et l’innocence au-dessus de tous les autres biens. L’homme de la nature apprend à porter en toute chose le joug de la nécessité et à s’y soumettre, à ne murmurer jamais contre la providence qui commença par le combler de dons précieux, qui promet à son cœur des biens plus précieux encore, mais qui pour réparer les injustices de la fortune et des hommes choisit son heure et non pas la nôtre, et dont les vues sont trop au-dessus de nous pour qu’elle nous doive compte de ses moyens. L’homme de la nature est assujetti par elle et pour sa propre conservation à des transports irascibles et momentanés, à la colère, à l’emportement, à l’indignation ; jamais à des sentiments haineux et durables, nuisibles à celui qui en est la proie et à celui qui en est l’objet, et qui ne mènent qu’au mal et à la destruction sans servir au bien ni à la conservation de personne ; enfin l’homme de la nature, sans épuiser ses débiles forces à se construire ici-bas des tabernacles, des machines énormes de bonheur ou de plaisir, jouit de lui-même et de son existence sans grand souci de ce qu’en pensent les hommes et sans grand soin de l’avenir.

Tel j’ai vu l’indolent J. J., sans affectation, sans apprêt, livré par goût à ses douces rêveries, pensant profondément quelquefois, mais toujours avec plus de fatigue que de plaisir et aimant mieux se laisser gouverner par une imagination riante, que de gouverner avec effort sa tête par la raison. Je l’ai vu mener par goût une vie égale, simple et routinière sans s’en rebuter jamais. L’uniformité de cette vie et la douceur qu’il y trouve montrent que son âme est en paix. S’il était mal avec lui-même il se lasserait enfin d’y vivre ; il lui faudrait des diversions que je ne lui vois point chercher, et si par un tour d’esprit difficile à concevoir il s’obstinait à s’imposer ce genre de supplice, on verrait à la longue l’effet de cette contrainte sur son humeur, sur son teint, sur sa santé. Il jaunirait, il languirait, il deviendrait triste et sombre, il dépérirait. Au contraire il se porte mieux qu’il ne fît jamais*. Il n’a plus ces [287] souffrances habituelles, cette maigreur, ce teint pâle, cet air mourant qu’il eut constamment dix ans de sa vie ; c’est à dire, pendant tout le temps qu’il se mêla d’écrire, métier aussi funeste à sa constitution que contraire à son goût, et qui l’eût enfin mis au tombeau s’il l’eût continué plus longtemps. Depuis qu’il a repris les doux loisirs de sa jeunesse il en a repris la sérénité ; il occupe son corps et repose sa tête ; il s’en trouve bien à tous égards. En un mot, comme j’ai trouvé dans ses livres l’homme de la nature, j’ai trouvé dans lui l’homme de ses livres sans avoir eu besoin de chercher expressément s’il était vrai qu’il en fût l’Auteur. (285-287)

 

Sans doute l’homme de la nature n’est-il pas, n’est-il pas tout à fait l’homme naturel du deuxième Discours. On remarquera par exemple que Rousseau prend soin de l’hybrider discrètement : ce n’est pas en effet “ l’homme de la nature ” qui “ a des appétits plus délicats mais non moins simples que dans sa première grossièreté ”, mais c’est “ l’homme de la nature éclairé par la raison ”. Il reste que la fin de ce texte pose ou suppose l’identité — l’incarnation — avec une indéniable netteté. Et il reste aussi que si une large partie des Dialogues est consacrée à la question de savoir si oui ou non J. J. est l’auteur de ses livres, il est désormais assuré qu’à certains égards, ce sont bel et bien ses livres qui sont les auteurs de J. J.…

Mais il y a plus embarrassant que de voir ainsi une hypothèse sauter la barrière des espèces pour advenir au statut de réalité. Ce J. J. homme de la nature est-il crédible, je veux dire : est-il théoriquement possible au regard de la philosophie même de Rousseau ? Il me semble que la pensée de Jean-Jacques Rousseau proscrit a priori la possibilité de voir surgir en plein XVIIIe siècle un homme de la nature — fût-il même sorti de “ sa première grossièreté ” — au sein de la civilisation. N’est-ce pas là d’ailleurs la leçon que nous administrent très explicitement les Dialogues eux-mêmes ?

 

La nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il [J. J.] a le plus insisté,

 

explique Rousseau au Français avant de poursuivre :

 

Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux ni les grands Etats à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter s’il était possible le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers la détérioration de l’espèce

 

À qui m’objecterait que ce “ principe ” de non-rétrogradation ne vaut que pour les entités collectives, “ peuples ”, “ Etats ” ou “ espèce ”, j’opposerai cette phrase magnifique qu’un beau jour du printemps de 1764, Jean-Jacques Rousseau, alors réfugié à Môtiers, adressa à la mélancolique Henriette :

 

on ne revient pas plus à la simplicité qu’à l’enfance ; l’esprit une fois en effervescence y reste toujours et c’est là le plus grand malheur de l’état de réflexion

 

Il y plus de vérité dans cette sentence, me semble-t-il, que dans les recherches du laborantin Rousseau, recherches dont, s’agissant des moments de distraction de J. J., il transmet les résultats au Français en ces termes : “ ces distractions ne viennent pas de ce qu’il pense à autre chose, mais de ce qu’il ne pense à rien ”, etc.

Est-il abusif de repérer ici un Jean-Jacques Rousseau en contradiction avec ses principes — en l’occurrence avec l’un de ceux sur lequel il a “ le plus insisté ” ? Comment parvient-il à lever une difficulté dont il doit avoir sourdement conscience ? D’une manière aussi radicale que peu convaincante : J. J. n’a pas à revenir à une simplicité première, J. J. n’a pas à retrouver son humanité naturelle : il ne les a jamais perdues. La vie parisienne, la fréquentation des salons, la composition musicale, l’écriture littéraire et philosophique… ont laissé son “ naturel ” inentamé. Tout est question de complexion, de tempérament, de constitution : “ La cause des faux jugements portés sur J. J. ”, explique Rousseau, “ est qu’on suppose toujours qu’il lui a fallu de grands efforts pour être autrement que les autres hommes, au lieu que, constitué comme il est, il lui en eût fallu de très grands pour être comme eux. ” Chez lui en somme, la nature, c’est de nature. À peu près inaltéré, à peine modifié par la société, voilà J. J., l’homme de la nature, pour ne pas dire l’homme naturel…

Il me semble qu’à travers l’exemple de cette difficulté-là, on saisit peu à peu Jean-Jacques Rousseau occupé à ce qui sera la tâche de fond de ses dernières années : occupé à s’excepter. Pas tant occupé à s’excepter parmi “ les autres hommes ”, la belle affaire que cette singularisation-là ; non : occupé à fonder en raison son exception et à la fonder, en conséquence, parfois à partir de son système, parfois en dépit de son système mais parfois aussi, et assez souvent, contre lui. Ce qui, on le conçoit, ne saurait aller sans quelques difficultés… Une dernière de ces difficultés me semble rendre particulièrement sensible cet incroyable effort d’un Rousseau s’employant à s’excepter, lui et lui seul, d’une philosophie dont il maintient absolument principes et concepts et dont il prend toujours au sérieux les analyses.

 

III. “ Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous ”

C’est la question du moi, la question de l’identité personnelle. Question cardinale de toute œuvre autobiographique et qui sollicitera Rousseau jusqu’à l’extrême limite de ses forces. À l’en croire, Rousseau a bénéficié, dans son examen de J. J., de conditions d’observations véritablement idéales, si bien qu’il a pu effectivement “ tout voir ”, “ examiner sa manière de vivre, entrer dans le détail de son petit ménage, comparer sa dépense et son revenu ”, etc. Mais il n’était bien sûr pas question de s’en tenir au domestique :

 

En suivant tous les détails de sa vie, je n’ai point négligé ses discours, ses maximes, ses opinions ; je n’ai rien omis pour bien connaître ses vrais sentiments sur les matières qu’il traite dans ses écrits. Je l’ai sondé sur la nature de l’âme, sur l’existence de Dieu, sur la moralité de la vie humaine, sur le vrai bonheur, sur ce qu’il pense de la doctrine à la mode et de ses auteurs, enfin sur tout ce qui peut faire connaître avec les vrais sentiments d’un homme sur l’usage de cette vie et sur sa destination, ses vrais principes de conduite.

 

Tout, vous dis-je, Rousseau a tout étudié. Est-il abusif de compter, au nombre des conditions favorables qui ont rendu si fructueux cet examen, l’isolement de J. J., isolement qui, dans le cadre précis de cette campagne d’observations, a pu constituer une chance ? Isolé dans sa petite chambre comme le tænia de la première espèce de Plater dut l’être sous la loupe binoculaire du naturaliste Charles Bonnet lorsque celui-ci en découvrit la tête, J. J. s’est laissé plus facilement observer. Mais alors, que faire de la maxime d’Émile selon laquelle

 

L’étude convenable à l’homme est celle de ses rapports. Tant qu’il ne se connaît que par son être physique, il doit s’étudier par ses rapports avec les choses: c’est l’emploi de son enfance; quand il commence à sentir son être moral, il doit s’étudier par ses rapports avec les hommes: c’est l’emploi de sa vie entière, à commencer au point où nous voilà parvenus.

 

J’entends bien qu’ici le “ se ” est réfléchi alors que, dans les Dialogues, c’est Rousseau qui étudie J. J. Mais tout de même ; étudier un homme qui n’est pas soi, c’est aussi l’étudier dans ses rapports. Ses rapports avec les autres hommes, avec d’autres hommes.

L’Encyclopédie n’emploie pas le mot “ ménage ” au sens que Littré lui donne d’“ association d’un homme et d’une femme mariés ensemble ”. Elle se contente de constater qu’ “ On se sert du mot de ménage en fait de dépense ordinaire ” mais elle précise pourtant : “ le ménage est le talent des femmes ”. Il y a donc toujours une femme dans ou autour du ménage. Celui de J. J., ce “ petit ménage ” dont nous entretenait à l’instant Rousseau ne fait probablement pas exception à la règle. Mais voilà pourtant un J. J. observé dans le moindre de ses “ détails ”, sous tous les angles possibles sauf sous l’angle de ses “ rapports ”. Pas même de ses rapports avec cette personne qui est là chez lui comme elle est là chez elle et de la présence de laquelle J. J. ne saurait s’effaroucher, c’est-à-dire sa compagne. Mais J. J. n’est pas Jean-Jacques Rousseau, me direz-vous, c’est une persona. Une fiction ! Sans doute. Mais il y a ce “ ménage ”, avec son féminin. Dans les Confessions, Rousseau contemple avec attendrissement le couple que son vieil ami Parisot constitue avec “ sa chere Godefroy ” : “ Rien ne montre mieux les vrais penchans d’un homme que l’espéce de ses attachemens*”, s’émeut-t-il sentencieusement. Mais n’est-ce pas justement à une chasse aux “ penchants ” que s’emploie Rousseau ? Et comment ! Ecoutons-le plutôt : “ je résolus de l’étudier par ses inclinations, ses mœurs, ses goûts, ses penchants, ses habitudes ” écoutons-le encore, évoquer le J. J. heureux, le J. J. d’autrefois “ quand livré sans gêne à son naturel il suivait en toute liberté ses penchants ”.

Et voilà le rigoureux Rousseau, le chasseur de penchants, le voilà négligeant, lui qui ne néglige rien, cette voie royale de l’accès aux “ vrais penchans d’un homme ” qu’est “ l’espéce de ses attachements ” ! De la part d’un scientifique aussi attentif que Rousseau, un tel manquement est inconcevable.

Mais encore une fois, J. J. est un fiction ; un Jean-Jacques Rousseau partiel. Une structure narrative. Et les structures narratives, ça ne se marie pas !

Fort bien. Mais que faire alors de cette maxime, l’une des plus profondes, des plus belles et des plus terribles des Dialogues et selon laquelle “ Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. ” Sans doute J. J. a-t-il trouvé des moyens de compenser la perte des “ douceurs de la société humaine ”, mais l’existence de ces stratégies concrètes de compensation, de substitution — concrètes quoique fictives, puisqu’il s’agit de recourir à d’“ heureuses fictions ” — ne constitue pas une objection à notre objection. La difficulté que nous tâchons de cerner se place en effet quant à elle sur un plan théorique, installé par Jean-Jacques Rousseau lui-même, et selon lequel, si notre vrai moi n’est pas tout entier en nous, si, autrement dit, il n’est pas de moi personnel qui ne soit aussi de quelque manière un moi social, alors nul n’a la moindre chance de se faire une idée droite de ce moi qui se contenterait de nous observer à l’état isolé. Dans une telle perspective, la disparition du féminin dans les Dialogues, la disparition de Thérèse, pour être clair, est un cas particulier de l’évacuation de tout rapport humain en général ; un cas particulier de la mise hors du champ expérimental de toute “ existence relative et collective ”. Que la persécution dont est victime J. J. explique très suffisamment son isolement n’empêche pas d’entendre persister, dans l’espace de réflexion que nous venons de dessiner, le heurt, le choc des principes contradictoires. La difficulté est maintenue et ce maintien projette un doute sur la fiabilité des résultats ainsi obtenus.

Doute dont d’ailleurs et significativement les Rêveries du promeneur solitaire se feront l’écho. La quatrième Promenade ne commence-t-elle pas en effet par le constat, une fois de plus éprouvé par Rousseau, du fait que “ que le Connais-toi toi-même du Temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre [qu’il] l’avait cru dans [s]es Confessions ” ? Mais il y a plus significatif encore. Quelle est exactement la question inaugurale, quel est le programme des Rêveries du promeneur solitaire ?

 

Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher.

 

Ce n’est pas Que suis-je ?, c’est Que suis-je moi-même ? Non, ce n’est pas Que suis-je moi-même ?, c’est Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Non plus moi mais moi-même, moi-même en moi-même, dans un unique et mortel isolement. Il me semble que la maxime des Dialogues avait par avance frappé de nullité, avait par avance invalidé théoriquement cette question mal posée, cette question impossible qui est à l’origine de ce texte admirable que sont les Rêveries du promeneur solitaire, texte qui bien entendu, impossible à finir et même à commencer, triomphera d’échouer.

 

 

1 Par exemple, du sieur d’Epremesnil, ces Difficultés proposées à Monsieur de Caradeuc de la Chalotais, procureur-général au Parlement de Bretagne. Sur le Mémoire intitulé : Essai d’éducation nationale, ou Plan d’étude pour la jeunesse. Présenté au Parlement le 24 Mars 1763. A Paris, 1763.

2 “ C’est cette ignorance de la nature de l’homme qui jette tant d’incertitude et d’obscurité sur la véritable définition du droit naturel : car l’idée du droit, dit M. Burlamaqui, et plus encore celle du droit naturel, sont manifestement des idées relatives à la nature de l’homme. C’est donc de cette nature même de l’homme, continue-t-il, de sa constitution et de son état qu’il faut déduire les principes de cette science. ”

* Tout a son terme ici-bas. Si ma santé décline et succombe enfin sous tant d’afflictions sans relâche, il restera toujours étonnant qu’elle ait résisté si longtemps.

* A moins qu’il ne se soit d’abord trompé dans son choix, ou que celle à laquelle il s’etoit attaché n’ait ensuite changé de caractére par un concours de causes extraordinaires ; ce qui n’est pas impossible absolument. Si l’on vouloit admettre sans modification cette consequence il faudroit donc juger de Socrate par sa femme Xantippe et de Dion par son ami Calippus, ce qui seroit le plus inique et le plus faux jugement qu’on ait jamais porté. Au reste qu’on écarte ici toute application injurieuse à ma femme. Elle est il est vrai plus bornée et plus facile à tromper que je n’avois cru ; mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime, et l’aura tant que je vivrai.