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Volonté
générale
et vérité du coeur chez Rousseau
La volonté générale peut être
dite la clé de voûte de l'Etat rousseauien - ce
qui ressort, surtout, de ce qui est affirmé par le philosophe dans les deux
seuls chapitres du Contrat social où elle apparaît dans le titre 1 .
Pourtant, nulle part Rousseau ne la définit de manière précise. On ne peut
même dire que l'auteur nous propose des exemples enrichissants de la
volonté générale, qu'il nous fasse l'envisager à l'oeuvre
: Rousseau la célèbre et en fait l'éloge, plutôt qu'il n'en élabore le
concept.
Or,
cette discrétion du philosophe sur ce qui accorde légitimité au pouvoir et
en même temps en assure le fonctionnement adéquat nous pose deux séries de
problèmes. Premier problème :
comment peut-on distinguer la volonté générale du bien commun des
médiévaux, c'est-à-dire d'une politie définie par
une fin, une cause finale qui serait le "common
weal", la "res
publica"? Cette téléologie aristotélicienne
relue par les thomistes présupposait d'ailleurs un fort consensus au sein
de la société à propos des valeurs qu’elle tient pour fondamentales et même
sur le mode de leur application. Or, depuis le 16e siècle et la
Réforme protestante, la modernité en politique se définit par une fracture
à l'intérieur de la société : le
problème politique sera désormais d'accepter cette fracture sans pour cela
déchirer le tissu social, - ou d'administrer les conflits, pour employer la
formule des politologues nos contemporains.
Rousseau,
on le sait, supporte assez mal cette béance ouverte en plein milieu des
relations humaines et essaie d'y porter remède par un appel intensif à la
présence de soi et d'autrui. Mais il est tout de même soumis aux
contraintes de la modernité : la
simple invocation d'une fin (le "bien commun" de la téléologie médievale) avait déjà perdu, depuis deux siècles, son
pouvoir explicatif en matière de philosophie politique. La volonté générale
n'a donc de sens que si elle constitue, ou contribue à constituer, le ou
les moyens (et non seulement la fin) d'exercice politique. C'est dire qu'il
faut y chercher non seulement la cause finale, mais également et surtout la
causa efficiens, celle dont la mise en
valeur est l'un des traits décisifs de la modernité. Ainsi, par-delà la
célébration rhétorique du rôle de la volonté générale dans la société
politique légitime, on doit pouvoir établir quels sont ses procédés, son
mode de fonctionnement. C'est ce qu'on essaiera de montrer par la suite,
mais il fallait commencer par signaler l'intérêt stratégique, décisif, de
cette démarche. Rousseau est malgré tout un auteur moderne. Cela implique
que ces problèmes du modus operandi se posent
pour lui autant que pour n'importe quel autre auteur de son temps.
Une deuxième série de problèmes
est suscitée par l'affirmation selon laquelle, si "la volonté générale
est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique", "il
ne s'ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même
rectitude. On [le peuple] veut toujours son bien, mais on ne le voit pas
toujours"2. Cette dernière proposition, que je souligne, établit un
net décalage entre la volonté du peuple et la conscience que celui-ci en
a ; il est donc possible que le peuple désire ce qu'il ne veut pas et
qu'en vérité il veuille ce qu'il ne semble pas désirer ; or c'est par là
que tout un régime de représentations s'est instauré, surtout de notre
siècle, d'après lequel ce décalage est en même temps affirmé et comblé par
le recours à un parti censé faire le pont entre les désirs exprimés par le
peuple et sa volonté présumée, entre sa volonté manifeste, c'est-à-dire
superficielle, et sa volonté latente et vraie - bref, entre ce qu'on peut
appeler sa conscience de fait (donc limitée, voire fausse) et sa conscience
de jure (c'est-à-dire la seule valable, mais dont l'avènement dans
le règne de l'empirie cause problème et rend même éventuellement nécessaire
l'appel à une sorte de violence).
Quelques critiques modernes de
Rousseau, qui font de lui le précurseur du totalitarisme, misent sur cette
distinction qu'on peut lire en lui. S'il y a un décalage entre la volonté
et la conscience du peuple, et si notre auteur est avare sur les procédés
même techniques qui permettent à la volonté générale de se produire, il
fait ainsi place à un intermédiaire - le parti, p. ex. - qui autorisera à
la conscience de se manifester, à la volonté populaire de devenir
effective. Il s'agit là sans doute d'un risque qui hante la lecture de
Rousseau. Nous verrons cependant que sa pensée est libre de ces investissements
totalitaires, primo, parce que toute la théorie du parti d'avant-garde
prolétarienne se fonde sur sa constitution en tant que représentant d'une
classe (voire de quelques classes) ; or, s'il y a quelque chose de
fondamental dans la théorie politique de Rousseau, c'est bien sa critique
de la représentation. Secundo, en plus notre philosophe dénie formellement
toute légitimité aux partis, qu'il appelle, fidèle à une tradition qui de
son temps ne commence à changer qu'au Royaume-Uni, du nom de "factions"
; et c'est exactement cette délégitimation (s'il
est licite d'employer un tel mot) des partis qui permet à la volonté
générale de s'exprimer. Un parti représentant du peuple, chez Rousseau,
frôlerait l'absurde.
***
Ainsi, ayant situé le contexte de
notre recherche, commençons par le curieux fait que la volonté générale
n'est jamais, dans le Contrat social, l'objet d'une définition
formelle, solennelle, précise. Au cours du Livre Ier, Rousseau en parle à
quelques reprises, d'ordinaire pour l'opposer à la volonté individuelle ;
la volonté générale prime la volonté individuelle, voilà l'essentiel. C'est
au début même du Livre II, cependant, que la volonté générale fait son
entrée triomphale en scène : "la plus importante conséquence des
principes ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger
les forces de l'Etat selon la fin de cette institution, qui est le bien
commun" 3 . Désormais le problème ne sera plus celui du contraste
entre volontés générale et individuelle, mais celui de l'opposition,
nettement plus tranchée et "non-divisible" (pour employer le mot
d'Albert Hirschman : c'est-à-dire, non
susceptible de compromis 4), entre
la volonté générale et ses simulacres, qui sont surtout deux : d'une part
la volonté de tous, de l'autre l'usurpation du pouvoir, d'ordinaire par un
roi. Entre les volontés générale et individuelle un conflit pouvait
exister, mais susceptible de solution, au moyen d'un apprentissage par
l'individu de son rôle de citoyen ; le conflit était donc purement apparent,
superficiel. Mais ici on est devant un clivage plus sérieux - non plus
celui qui distingue l'individu et le corps social, mais celui opposant le
faux au vrai, le leurre à l'authentique. La critique adressée par Rousseau
au théâtre et à ses dangers est trop connue pour qu'il soit nécessaire de
s'attarder sur ce sujet.
Mais ce qui est vraiment décisif
est le chap. III du Livre II, celui qui va finalement présenter le modus operandi de la volonté générale et répondre aux
questions - fondamentales - que nous soulevions tout à l'heure. Et là,
quelque chose qui devrait nous faire l'effet d'une surprise : ce chapitre a
pour titre "Si la volonté générale peut errer" 5 . Il n'y
a donc pas de définition initiale de la volonté générale, il y a plutôt
l'accent mis sur les risques qu'elle court et/ou fait courir. La réponse
sera ainsi qu'elle n'erre jamais (si elle erre, c'est de la volonté de
tous). Le peuple peut cependant errer6. Et c'est alors que Rousseau
présente les procédés qui doivent faire manifester la volonté générale. Il
suffit de faire le décompte des voix ; dès qu'on ôte des volontés
particulières "les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste
pour somme des différences la volonté générale" (p. 66).
La formule est quelque peu
décevante ; on ne comprendrait pas en quoi la volonté générale se
distinguerait de la volonté de tous si Rousseau n'ajoutait pas que la
volonté générale est presque toujours unanime7. Or, si dans le premier
chapitre du Livre IV cette quasi-unanimité sera l'un des grands signes d'une
volonté générale à l'oeuvre (posant donc le
problème d'un cercle démonstratif : il y a volonté générale si elle est
unanime ou presque, il y a unanimité s'il y a volonté générale), dans le
passage cité du Livre II elle peut déjà nous apporter une ébauche de
réponse. Il suffit que, le peuple étant "suffisamment informé",
"les citoyens [n'aient] aucune communication entre eux", - ce que
je comprends comme signifiant qu'ils n'aient de communication qu'au sein de
leur assemblée plénière, mais jamais en petits groupes.
C'est la critique, très chère au
18e siècle, du système des factions 8 : à l'époque, d'ailleurs,
le Royaume-Uni était, depuis les conflits des années 1680 sur l'exclusion
de la succession catholique, le seul Etat important à connaître des partis organisés
en vue d'une vie politique régulière et où une alternance pouvait se
pratiquer. Cette expérience politique ne suscite pourtant aucune sympathie
de la part de Rousseau, qui préfère dire, des Anglais, qu'ils se trompent
en croyant être libres9. De nos jours la critique des factions peut et doit
être lue comme un rejet formel du système des partis, aussi bien de ceux
qui s'alternent au sein d'une société politique pluraliste que de celui qui
prétendait représenter le peuple entier et opérer ainsi le passage
léniniste de la partie au tout ; mais, du temps de Rousseau, elle est
plutôt la critique des cliques, des petits groupes qui s'emparent de
l'Etat, le plus souvent sans avoir d'autre visée que leur égoisme particulier. Il faut donc absolument qu'on ne
puisse parler politique en-dehors de l'assemblée - qu'on ne puisse tenir un
discours sur la chose commune que là où elle est vécue en tant que telle.
Notre hypothèse est qu'on doit
comprendre ce dispositif de l'assemblée rousseauienne
en tenant compte des trois personnes du discours. Chez Rousseau il est
impérieux que le pouvoir ne soit jamais affaire privée ou particulière :
l'accord même des intérêts ou désirs privés ne sera jamais suffisant pour
engendrer un espace dont on puisse dire qu'il est vraiment public. Le
passage du particulier à l'universel, pour employer des termes d'obédience hegelienne, ou à la volonté générale, pour revenir à
Rousseau, ne va pas de soi. Il y a une différence de nature ou de qualité
entre un monde inférieur des désirs privés et un monde supérieur, celui de
la volonté dont on peut dire qu'elle a pour objet le bien commun. Si nous
évoquions au début de ces propos les échos chez notre philosophe de la
préoccupation grecque et médiévale avec le "bien commun", et nous
nous demandions comment pourrait-il penser ce concept en-dehors du cadre -
intenable dans les temps modernes - de la téléologie, il s'avère ici que ce
passage ne peut se produire que grâce à un moteur dont Rousseau accentue le
caractère volontaire : c'est dire que, si l'adjectif générale
illustre assez bien l'aspect public de cet espace ainsi instauré, c'est
pourtant le nom volonté qui détermine l'accès à une dimension
supérieure à celle des passions et des intérêts privés. La question est
donc celle-ci : comment faire en sorte que cette volonté soit générale?
Il semble que l'on pourrait
essayer de donner à cette exigence essentielle la formule qui suit : la
volonté générale ne se réalise que lorsqu'il y a parfaite coïncidence entre
les personnes du discours, et que nous tous (première personne)
parlons à tous (deuxième personne) à propos de tous
(troisième personne) - voire, si nous le préférons, à propos de nous
tous. Toute infraction à cette exigence est nocive au corps social.
Dressons un rapide inventaire de ces possibilités. Il se peut que
quelques-uns parlent à quelques-uns : nous avons là les associations
particulières, ces factions qui sont autant de simulacres de la seule
société légitime ; dans ce cas, où la première personne et la deuxième du
discours sont amputées d'une partie de leurs membres, même si elles parlent
de l'intérêt de tous le seul fait que tous ne soient pas acceptés au nombre
des orateurs ou des auditeurs suffit déjà à éliminer le caractère public de
l'assemblée. De même, si on parle de l'intérêt de quelques-uns, sous cape
de celui du tout social, nous nous voyons devant le danger de la primauté
des intérêts particuliers. Il est également possible que quelques-uns
monopolisent la parole ; nous aurons là ce monopole d'orateurs dont Hobbes,
qui n'aimait pas trop la démocratie, disait qu'il était la logique de ce
régime politique10: la rhétorique y est à son comble. On pourrait
multiplier les cas possibles d'infraction à ce caractère absolument public
dont doit se revêtir la volonté générale, mais ce n'est pas nécessaire.
Voilà, donc, le procédé qui donne
sa vie à la volonté générale de Rousseau - le caractère absolument général,
non exclusif des trois personnes du discours -, pour la séparer aussi bien
de ses possibles précédents médiévaux que de ses éventuels avatars
contemporains : nous posions tout à l'heure la question de la place précise
de Rousseau vis-à-vis de ses prédécesseurs et de ses successeurs ; or,
c'est le modèle des personnes du discours celui qui mieux permet d'opérer
cette distinction. La différence entre Rousseau et ses prédécesseurs ou
successeurs peut se formuler comme suit : là où il est question du bien
commun ou du véritable intérêt de classe, d'ordinaire on met l'accent sur
ce référent qu'on déchiffre, et qu'on peut considérer comme étant une sorte
de troisième personne du discours, mais en même temps on prive de leur
importance la première et surtout la deuxième personnes. La première
personne peut encore tenir un certain rôle, si du moins on ne s'attache pas
à un modèle qui serait celui de la révélation (l'objet se donnant de
lui-même à la connaissance), mais ce qui est extrêmement rare est que celui
à qui on parle puisse être considéré comme jouant un rôle dans la
production de la connaissance.
Or le génie de Rousseau aura été
de suggérer que c'est seulement en situant la connaissance du politique
dans le rapport à la deuxième personne qu'on fera converger le mode de
production de la réflexion politique avec le mode de production de la vie
politique elle-même. Ou plutôt : il est fort possible que cette convergence
existe toujours, et que le mode par lequel on connaît le politique soit
aussi l'un des meilleurs indices permettant de savoir comment on agit en
politique ; la réflexion et la vie politiques seront, donc, parallèles en
principe. Ainsi, si la réflexion politique non-rousseauienne
élimine la deuxième personne et par là renonce à exposer l'emplacement de
la parole politique dans l'assemblée, du même fait elle porte un coup assez
sévère à la possibilité d'une pratique politique démocratique : n'importe
quelle théorie du pouvoir qui s'abstiendra du dialogue de tous avec tous à
propos de tous aura de sérieuses difficultés à formuler des propositions
démocratiques. Ce n'est pas le cas de Rousseau : son invention démocratique
aura été de constater que, pour prendre des décisions démocratiques, il
faut faire usage de procédés qui le soient également, que pour arriver au
bien commun il faut bien mettre les gens du commun les uns devant les
autres.
Si donc on désire savoir quelle
est la clé de ce qui est général dans la volonté, ou de ce qu'est l'espace
public chez Rousseau, ou, encore, de son républicanisme, c'est à la
deuxième personne qu'il faut attribuer ce rôle. Ou plutôt, à l'interaction
entre les trois personnes du discours ; mais, si elles agissent les unes
sur les autres, c'est surtout à cause de la deuxième personne, dont la
présence change complètement les rapports au sein du discours. Tant
qu'il n'y a que la première personne et la troisième, on agit comme si
elles n'existaient même pas ; tout est présenté comme allant de soi ; les
objets qui priment la réflexion politique - le bien commun, l'intérêt de
classe - sont identifiés par des processus de connaissance qui prétendent à
une objectivité philosophique ou scientifique. C'est la deuxième personne
qui, en forçant ce dialogue qui n'existait pas tant que la première ne
faisait que découvrir ou mettre à nu la troisième, rend évidents les
rapports inter-humains qui produisent la connaissance et montre qu'il
s'agit de rapports entre des hommes plutôt que de ceux entre un homme et
des choses.
Chez Rousseau, ce rôle décisif de
la deuxième personne est assuré par le privilège qu'il accorde à la
présence et qui fut étudié par Starobinski et Derrida11. Elle est la
personne par excellence de la présence. Si l'assemblée est le locus où se
révèle la volonté générale (figurons-nous l'absurdité qu'il y aurait à
imaginer celle-ci émanant de bulletins déposés le long d'une journée dans
un bureau de vote, pour nous rendre compte que l'essentiel n'est pas le
décompte de toutes les voix, mais la présence réciproque et simultanée de
tous à tous : l'essentiel est l'assemblée, plutôt que le suffrage à lui
seul), ce à quoi l'assemblée doit son rôle est la présence de tous les
citoyens, le face-à-face auquel ils sont autorisés et astreints. Or si une
décision peut être prise qui soit de nature vraiment publique, c'est parce
que toute partialité a été exclue et que tous les discours sont publics
selon les trois personnes : publics parce que n'importe qui peut en
principe prendre la parole, parce que tout discours s'adresse à tous et
parce que seuls sont valables sur la place les propos qui envisagent le
bien commun - qui de ce fait perd le caractère abstrait qui était le sien
du temps de la téléologie médiévale, et devient quelque chose que l'on
rencontre au sein même de la vie collective. Et ainsi comprend-on pourquoi
l'unanimité est la règle plutôt que l'exception lorsque parle la volonté
générale : il suffit d'exclure ce qui est faux et adventice pour qu'un
fonds commun de perception de la chose commune fasse surface et devienne
parole.
***
Par là on arrive à la question de
la vérité du coeur. L'assemblée doit être un lieu
d'où soient exclus tous ces facteurs qui permettent aux simulacres de prendre
le devant : dans son cas le grand danger est celui des associations
privées, des conciliabules permettant à d'habiles orateurs de manipuler la
foule. Si personne n'est autorisé à parler politique en privé, si le
discours sur la Cité n'est permis que devant tous les citoyens, toute
parole politique est par définition publique, et est donc disqualifié tout
discours privé - parce que partial - sur la chose collective. Or, on peut
voir que ce projet est strictement isomorphe de ceux qui assurent l'éclosion
de l'amour dans l'Essai sur l'origine des langues ou celle de la
philosophie dans la Profession de foi, pour ne pas mentionner
d'autres moments de la pensée rousseauienne.
Dans l'Essai sur l'origine des
langues, il s'agit du passage du chap. IX où il est question de
l'origine des langues dans les pays chauds : auprès de l'eau, où l'habitude
rapproche les jeunes gens et les jeunes filles, la vérité se manifeste sous
la forme de l'amour. Rappelons le décor : la rencontre constante entre les
garçons qui viennent abreuver leurs troupeaux et les filles qui cherchent
de l'eau pour la vie domestique 12 (une intéressante répartition des tâches
: aux hommes, le travail, aux femmes, le foyer). Ailleurs, il suffit de
quelques fleurs et d'une musique élémentaire - d'un degré minimal de la
musique - pour faire une fête. La fête, comme l'observe Paule-Monique
Vernes13, a des liens privilégiés avec l'assemblée de Rousseau. Dans le
passage mentionné, mais renforcé par d'autres, tout est simple, tout est
amour, donc, tout est vrai.
Et nous pouvons également citer
un passage de la Profession de foi, qui constitue le pendant rousseauien de la méthode cartésienne :
Portant donc
en moi l'amour de la vérité pour toute philosophie, et pour toute méthode
une règle facile et simple qui me dispense de la vaine subtilité des
arguments, je reprends sur cette règle l'examen des connaissances qui
m'intéressent, résolu d'admettre pour évidentes toutes celles auxquelles,
dans la sincérité de mon coeur, je ne pourrai
refuser mon consentement, pour vraies celes qui
paraîtront avoir une liaison nécessaire avec les premières, et de laisser
toutes les autres dans l'incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et
sans me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien d'utile
pour la pratique14.
Dans la production de l'évidence
Rousseau élimine les références de Descartes à la clarté et à la
distinction : son évidence devient le fruit de la sincérité du coeur humain. Tout ce qui donnait à la méthode
cartésienne son poids plutôt intellectuel est exclu. Evidemment Descartes
pourrait lui aussi critiquer la "vaine subtilité" des Jésuites,
leurs "arguments" tournant à vide, mais il est assez possible que
ces mots, dans l'usage qu'en fait Rousseau, prennent aussi pour cible le
philosophe du doute méthodique. Notre auteur ne désirant que les
connaissances "qui [l]'intéressent", un critère
extra-intellectuel se glisse à l'intérieur de l'examen auquel il soumet les
connaissances. Mais l'essentiel est la sincérité à laquelle il faut accéder,
celle dont la poursuite est le Leitmotiv par excellence de Rousseau.
Que ce soit la sincérité du coeur qui permet d'arriver aux évidences de la première
philosophie, ou la vérité des sentiments les plus simples (allant de pair
avec l'eau limpide des sources) qui produit chez les jeunes l'amour, ou
encore un gros chien danois ou le flux et reflux des eaux autour de l'île
Saint-Pierre 15 autorisant à un Rousseau déçu par les hommes de rencontrer
sa paix intérieure,- ce que nous avons est un schéma toujours isomorphe de
celui de la volonté générale. D'ailleurs des expressions se repètent, et l'aversion du vicaire à "la vaine
subtilité des arguments" recoupe très bien celle de l'auteur du Contrat
social aux "subtilités politiques" qui sont les ennemies de
la paix, de l'union et de l'égalité16. Le schéma est donc celui de la
communion, que ce soit avec la nature animée ou avec les hommes, voire avec
soi-même,- mais pour y arriver il faut se dépouiller de tous les éléments
susceptibles de détourner l'homme de sa nature : l'artifice, la ruse, les
prétextes raffinés, les leurres17. Aujourd'hui, moins convaincus que
Rousseau de cet amour de la vérité et de cet amour également naturels à ses
yeux, nous dirions que le philosophe construit tout un décor afin de faire
produire de tels sentiments. Il s'agirait de "protocoles" au sens
défini par Roland Barthes : un décor susceptible de produire, ici, un
effet-nature, un effet-authenticité. C'est exactement dans cette mesure que
l'authenticité qu'on souhaite pour tous les hommes, par exemple dans le Discours
sur l'inégalité, l'Essai sur l'origine des langues ou le Contrat
social, requiert comme sa condition un discours de sincérité.
L'attention se déplace ainsi de l'humanité en général vers l'humanité chez
Rousseau, vers l'homme individuel dont la prétention à tenir une parole
pure se manifeste dans les Confessions ou dans les Rêveries :
c'est la sincérité du penseur qui légitime son entreprise de philosopher,
de dire le vrai. Et pour retourner à la volonté générale nous dirions que
sa condition est la sincérité de tous, qui seule permet d'engendrer la
communion politique parfaite que doit être l'Etat du contrat social : or
les procédés que nous venons d'étudier peuvent parfaitement être considérés
comme ceux qui engendrent, au sein de la vie sociale, une sincérité
complète et réciproque. Evidemment, de ce fait on sera très loin de cette
ligne maîtresse de la politique moderne qui consiste à exclure, du décompte
des résultats, la bonne intention individuelle18: voilà sans doute l'un des
traits très originaux de la politique rousseauienne,
le fait que sa démocratie ait partie liée avec l'exclusion de la ruse et
avec la production d'un sujet sincère.
NOTAS
3 Du contrat social,
livre II, chap. I, p.
63.
4 Cf. "Social conflicts
as pillars of democratic
market societies",
in Albert O. Hirschman, A propensity
to self-subversion, Cambridge (Etats-Unis), Harvard University
Press, 1995, en particulier pp. 245-46, où
l'auteur distingue les conflits du type aut-aut de ceux du type vel-vel, les premiers excluant tout compromis, les autres
les exigeant.
5 C'est nous qui soulignons.
6 "Jamais on ne corrompt le
peuple, mais souvent on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît
vouloir ce qui est mal." (Livre II, chap. III, p. 66). Là, Rousseau
aurait très bien pu distinguer un peuple qui ne se tromperait jamais et une
populace qui, elle, serait la proie des passions - réservant ainsi le nom
de populus, dans la bonne tradition de la
philosophie politique, à celui qui suit la voie de la vérité et de la
justice.
7 Cette idée sera développée dans le
1er chapitre du Livre IV du Contrat social.
8 Michel Debrun
a tout fait raison lorsqu'il remarque que "la volonté générale ne peut
(...) être identifiée à des décisions majoritaires qui, dans un contexte
qui n'est démocratique qu'en apparence, mettent fin à une dispute
électorale ou politique. Nous devons considérer comme dérisoires, du point
de vue de la volonté générale, les décisions prises dans un climat
politique dominé par des 'factions', celles-ci étant ce qu'on appellerait
[de nos jours] des groupes de pression ou des partis politiques". Algumas observações
sobre a noção de Vontade
Geral no "Contrato Social", tiré à
part, Fortaleza, Brésil, 1962, p. 4.
9 À propos du passage où Rousseau
formule cette critique à l'égard de la politie
anglaise, cf. Salinas-Fortes, Luiz Roberto, "O engano
do povo inglês",
in Discurso, S. Paulo, 8 (1978), pp.
117-36.
10 Dans son De corpore politico, IIe partie : "... a
democracy, in effect, is no more than an aristocracy of orators, interrupted
sometimes with the temporary monarchy of one orator" (chap. 2, par. 5,
p. 324 de l'anthologie org. par Richard S. Peters, Body, Man, and
Citizen, 1967).
11 Jean Starobinski, Jean-Jacques
Rousseau, la transparence et l'obstacle ; Jacques Derrida, De la grammatologie.
12 Edition A. Belin, 1817, p. 525
(reprint de la Bibliothèque du Graphe).
13 La ville, la fête, la
révolution : Rousseau et les
illusions de la communauté, Paris : Payot,
1978.
14 Emile,
éd. Garnier-Flammarion, pp. 349-50.
15 Rêveries du promeneur solitaire,
seconde et cinquième promenades.
17 Cf. Du contrat social, livre
IV, chap. I.
18 L'allusion est évidente à Mandeville
et à sa Fable des abeilles, texte qui exprime le mieux la collusion des
"vices privés" et des "bienfaits publics" qui rompt, en
définitive, avec le modèle médiéval du buon governo et d'une politique assise sur la morale
religieuse.
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