Penser l’hégémonie : intolérance et Lumières dans

Rousseau juge de Jean-Jacques

 

Jean-François Perrin

Université Grenoble 3

 

Si nous voulons saisir ce qui dans les Dialogues de Jean-Jacques Rousseau nous concerne aujourd’hui, nous avons tout intérêt à nous rappeler que pour leur auteur, rien de ce qui concerne les mœurs des nations n’échappe à la dimension du politique1. Il faut s’exercer à lire politiquement les Dialogues. Michel Foucault l’a fait à sa façon, dans un texte tout à fait unique en son genre à cette époque2 – 1962, l’année des accords d’Évian qui mettent fin à la guerre d’Algérie –, alors qu’il venait de soutenir sa thèse sur l’Histoire de la folie (1961). “Que se passe-t-il donc dans un monde où l’on ne peut plus parler ?”3 demande Foucault ; et c’est bien le leitmotiv des Dialogues que de soutenir le paradoxe désespéré d’un dire jusqu’au bout maintenu, au défaut certifié de toute réception possible dans le monde où il est produit. Un monde en crise, qui bientôt entrera en révolution. Ce texte, Rousseau l’écrivait quinze ans après l’attentat de Damiens contre le roi de France, et dix ans après l’interdiction de la Compagnie de Jésus par le parlement de Paris ; il le commençait à la fin du règne de Louis XV, alors que le ministère Maupeou dissolvait une institution aussi ancienne que la monarchie : l’institution parlementaire ; il le poursuivait alors que l’armée réprimait, en plein coeur de la capitale, les émeutes de la guerre des farines. À l’époque où Rousseau écrivait ce texte, Beaumarchais ridiculisait un représentant patenté de toute le système judiciaire d’ancien régime, dans des mémoires qui tiraient à plusieurs milliers d’exemplaires et s’épuisaient à Paris en une journée. Cela faisait dix ans que Voltaire et les plus brillants des jeunes avocats des Lumières avaient réhabilité Calas et sauvé les Sirven. Les mémoires judiciaires destinés à pallier le secret obstiné de l’arbitraire étaient devenus le pain quotidien des lecteurs du temps. Mais le système durait. Voilà l’époque. Voilà ce qu’on appelait l’esprit public - ce que nous appelons, nous, l’opinion, la sphère publique ou la médiasphère, et dont les historiens nous enseignent à la suite d’Habermas4, que le processus de sa constitution en France, correspond précisément à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les Dialogues intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques, sont écrits en parties doubles : c’est à la fois une fiction judiciaire en faveur du dénommé “J.J.”5, et une fiction théorique développant dialectiquement, à propos du cas en question, la pensée politique de Rousseau sur les déterminations et les lois régissant l’opinion publique dans la France prérévolutionnaire : voilà du moins ce que je voudrais montrer, en étudiant le dispositif quasi expérimental à cet égard, que constitue le débat de deux personnages dénommés “le Français” et “Rousseau”, à propos de la persécution d’un innocent dénommé “J.J.”, lequel est condamné sans procès car unanimement réputé coupable du pire. Je commencerai par analyser la logique victimaire à l’égard de la figure réelle de Rousseau, d’un autre texte célèbre intitulé Le Sentiment des Citoyens ; j’en suivrai les répercussions dans les Confessions et les Dialogues ; j’en viendrai ensuite à l’analyse politique à laquelle Rousseau, dans ce dernier texte, soumet les contradictions de la sphère publique contemporaine : on verra qu’il la voit comme un produit de l’histoire dont il est possible d’énoncer les lois de fonctionnement ; on verra ainsi se dégager une interrogation dialectique et plurielle sur la dynamique d’exclusion intolérante inhérente à la conquête de l’hégémonie dans l’opinion et dans l’État.

 

Vertu de l’intolérance

Voici, donc pour commencer, quelques éléments d’analyse touchant le propos du libelle de Voltaire, publié sous anonymat en 1764 contre Rousseau alors réfugié dans la principauté de Neuchâtel6, après qu’il eut publié ses Lettres de la Montagne en réponse aux Lettres de la Campagne du procureur général Tronchin, justifiant le brûlement de ses livres et le décret pris contre lui.

Le titre tout d’abord : Le Sentiment des Citoyens. Le texte émane d’un collectif, d’une communauté citoyenne qui s’avère assez vite, dès le troisième alinéa, représenter Genève ; une communauté civile prend position sur un individu qui se targue de lui appartenir, elle exprime son “sentiment”, utilisant ainsi un terme dont l’auteur de l’Émile a fait un corrélat de son éthique de la conscience infaillible. “Voici les sentiments de la ville” après les Lettres de la Montagne, comme réponse collective à un écrit qui ne vise pas seulement une partie de la communauté : l’élite, le petit Conseil, Tronchin, certains parmi les pasteurs, etc., mais son ensemble en tant que communauté citoyenne. Le Sentiment des Citoyens, autrement dit, exprime la Volonté générale, en tant qu’elle est toujours droite, qu’elle n’erre jamais. On a tort de parler du “libelle-anonyme-de-Voltaire” ; ou du “libelle-attribué-à tort-à-Vernes-par-Rousseau” ; dans cette pièce, c’est l’essence de la communauté citoyenne, l’essence républicaine de toute Cité, de toute République qui, de conscience à conscience, dénonce unanimement et publiquement l’auteur des Lettres de la Montagne.

Comment s’y trouve-t-il qualifié ? Sans vouloir nécessairement être exhaustif, on peut relever les traits suivants : fou furieux à enfermer, impie, calomniateur et blasphémateur, débauché, traître à la patrie et séditieux, fauteur de guerre civile, parricide et père dénaturé, vagabond vérolé et contagieux, criminel et repris de justice passible de la peine capitale. Il est donc tout ensemble le plus vil, le plus malsain, le plus dangereux sur le plan de la nature ; il est le plus menaçant sur le plan de la Cité : à cet égard, le danger qu’il représente est celui d’un retour du spectre de la guerre civile : il “rappelle” “troubles assoupis” et “anciennes querelles” ; c’est un “incendiaire” qui s’enfuit après avoir mis le feu ; c’est “un vil séditieux”. Autrement dit, c’est un ferment de division mortelle de la communauté. Or par rapport à elle, il est désigné comme occupant une posture radicalement équivoque  : il se prétend encore chrétien mais s’occupe en fait à “détruire le christianisme” ; il est “né dans notre ville”, mais offense “nos parents, nos amis” ; enfin et surtout, c’est son inscription citoyenne qui se trouve affectée d’ambivalence : ce “ci-devant Citoyen”, qui a déshonoré la Cité à Paris par l’immoralité de ses ouvrages du temps qu’il l’était encore, est qualifié comme “n’(étant) plus notre concitoyen” , ce qui n’empêche pas de rappeler qu’il est bien “né dans notre ville” , et qu’il y fut jadis, déjà, condamné.

Il n’est pas nécessaire d’être très féru des travaux de René Girard pour déchiffrer ici, quasiment à livre ouvert, la posture classique de la victime émissaire, qui n’est “ni dedans, ni dehors”7 à l’égard de la Cité, parce qu’il est à la fois dedans (natif et ci-devant citoyen) et dehors (plus notre concitoyen), parce qu’il l’a ridiculisée au dehors lorsqu’il en était encore citoyen, parce qu’il la met en danger en rappelant en elle une mémoire de guerres intestines, alors qu’il y intervient de l’extérieur par un texte que chacun a lu à Genève, etc. À ce noyau “politique” viennent s’agglomérer toute une série de satellites qui inscrivent la figure de Rousseau dans un certain nombre de mythologèmes très liés : le blasphémateur et le traître évoquent la figure de Judas, dont on sait d’ailleurs qu’il est quasiment synonyme de Rousseau dans la correspondance de Voltaire ; le thème du contagieux, de l’errant contagieux plus exactement, se relie aisément à la figure grecque du pharmakos8, et aussi à tout un champ d’anciennes représentations victimaires liées à la peur de la lèpre ou de la peste, dont Michel Foucault, par exemple, a montré l’importance dans la culture classique ; que Rousseau soit ici assigné à la grande vérole du débauché, outre le profit tiré de l’inscrire comme libertin, rappelle aussi la thématique antique des fustigations portant sur les parties sexuelles dans les rituels d’expulsion de la victime émissaire9 ; sur une orbite très voisine, on voit également tourner le thème de la folie furieuse : folie du blasphème, mais aussi démence à enfermer, à lier, car potentiellement criminelle. Le fou est par excellence le vagabond, l’errant, l’étranger à la communauté des hommes raisonnables, il vit au lieu du ban, de l’exil qui le constitue, le définit comme extra-vagant, errant presque surnaturel comme l’ogre du conte capable de marcher “de village en village” et de bondir “de montagne en montagne”.

Et pour revenir à la dimension du politico-religieux, il faut je crois bien mesurer la gravité de l’accusation – sacrilège et sédition ouverte –, à l’égard desquels l’intolérance devient une vertu cardinale. C’est dans sa structure cellulaire que la cité est attaquée ; non seulement la religion et en son sein la réformation ; mais aussi ses ministres : “tous les ministres du St. Évangile” ; non seulement Genève, mais aussi “tous les corps de l’État” ; et puis “nos parents et nos amis”, “nos concitoyens”, ces “marchands”, “artisans”, “bourgeois” accusés de n’être pas à la hauteur des républiques antiques, alors qu’ils sont dignes héritiers d’une mémoire de défense victorieuse de la liberté les armes à la main. Or, c’est la constitution de l’État que Rousseau veut “renverser”, en même temps que le christianisme. Par conséquent, écrivent les Citoyens, face à un tel personnage “la tolérance qui est une vertu serait un vice.” Réponse sans doute à celui qui avait fait écrire à Voltaire dans le fameux pastiche de la Ve des Lettres de la Montagne où il se trouvait nommé comme auteur du Sermon des cinquante : “j’ai tant prêché la tolérance ! Il ne faut pas toujours l’exiger des autres et n’en user jamais avec eux” (OC III, p. 799)10.

 

L’isotopie victimaire

Il faut maintenant dire quelques mots de la façon dont Rousseau inscrit dans les Confessions la réception générale du libelle en Suisse et sa propre réaction. Le thème de la victime émissaire, qui travaille le récit depuis au moins le début de la seconde partie, s’amplifie assez nettement avec le compte-rendu de la réception des Lettres de la Montagne : “traînée de poudre” de la rumeur, populace ameutée, acharnement, manœuvres de Montmollin, “effervescences”, “fermentation” - l’incarnation vivante de la “familière/inquiétante étrangeté” (das unheimliche freudien) suscite de violentes réactions : “mon habit d’Arménien servait de renseignement à la populace : j’en sentais cruellement l’inconvénient ; mais le quitter dans ces circonstances me semblait une lâcheté. Je ne pus m’y résoudre et je me promenais tranquillement dans le pays avec mon cafetan et mon bonnet fourré, entouré des huées de la canaille et quelquefois de ses cailloux” (OC I, p 624-628) ; en suivant l’isotopie plus haut étudiée, le motif victimaire s’inscrit ici à travers la grille de la lapidation biblique, bientôt actualisée par celle de Môtiers. Or c’est juste deux pages avant le récit de ce dernier épisode, que Rousseau entreprend de parler du Sentiment des Citoyens, via une remarque sur la supposée indignation qui avait dû être celle de Vernes à la lecture d’une note des Lettres de la Montagne qui pouvait le concerner. Suit immédiatement le résumé du libelle :

 

“on m’accusait dans cette lettre, d’avoir exposé mes enfants dans les rues, de traîner avec moi une coureuse de corps de garde, d’être usé de débauche, pourri de vérole et autres gentillesses semblables. […] Ma première idée (à cette lecture) fut (de renoncer à toute justice humaine), en voyant traiter de coureur de bordel un homme qui n’y fut de sa vie, et dont le plus grand défaut fut toujours d’être timide et honteux comme une vierge, et en me voyant passer pour être pourri de vérole, moi qui […] n’eus de mes jours la moindre atteinte d’aucun mal de cette espèce, etc.” (OC I, p. 632)

 

C’est tout ce que les Confessions tirent du texte, la suite étant consacrée d’une part aux mesures pratiques prises par Rousseau : envoi pour impression à Genève et Paris, avec avertissement, brèves notes et éclaircissements ; et d’autre part à une discussion sur son attribution à Vernes. Tout se passe comme si Rousseau avait choisi de minorer le propos du texte et l’appel à sa constitution en victime émissaire qui l’articule intégralement - sinon de l’ignorer.

Cette euphémisation relative décrit sans doute son attitude publique manifeste. Mais on vérifie que celle-ci voile un ébranlement profond si l’on cherche la trace de l’impact moral du texte dans ses écrits ultérieurs. C’est ce que montre l’étude de Rousseau juge de Jean-Jacques. On y trouve en effet trois allusions précises au moins, chacune d’elle étant aisément repérable par l’occurrence du syntagme “pourri de vérole”, dont on vient de voir qu’il résumait sous la plume de Rousseau, le motif de la contagion du débauché formé dans le texte de Voltaire. Cela vient très vite dans le Ier Dialogue, lorsque le personnage de “Rousseau”, après avoir démontré au “Français” qu’on ne peut logiquement retirer à “J.J.” la paternité du Devin sans lui retirer a fortiori celle de tout le reste de son œuvre musicale et littéraire, entreprend de lui expliquer les raisons qui fondent à ses yeux l’unité de toute l’œuvre. Une fois rappelés ses principes, il poursuit ironiquement : “cet auteur putatif reconnu par toutes les preuves que vous m’avez fournies le plus crapuleux, le plus vil débauché qui puisse exister, a passé sa vie avec les traînées des rues dans les plus infâmes réduits, il est hébété de débauche, il est pourri de vérole, et vous voulez qu’il ait écrit ces inimitables lettres (de la Julie)” (OC I, p. 688 voir aussi p. 755 et IIe Dialogue, p. 877, 898) ; plus loin dans le même Dialogue, au cours d’un exposé du “Français” sur la stratégie secrète appliquée contre “J.J.” par ses adversaires, le premier explique que tout est parti d’une imprudence de la part du second : la “déclaration d’une faute grave”, laquelle une fois vérifiée, devait “leur fournir la prise” qu’ils cherchaient contre lui, ouvrant la voie des confidences de ceux qui l’avaient connu ; alors, “ses fautes (furent) mises dans le jour le plus odieux”, notamment celle dont il “avait fait un aveu presque formel” dans l’Émile (p. 701 et 703) ; on voit ainsi réapparaître le thème de l’abandon des enfants, qui joua le rôle qu’on sait dans l’opinion à partir du moment où il fut dévoilé publiquement par le Sentiment des Citoyens. Et c’est d’une stratégie destructive qu’il est question : “à la faveur de ce premier fait bien établi et suffisamment aggravé, tout le reste fut facile” (p. 703), poursuit le “Français”, pour transformer de fond en comble l’image du “grand prêcheur de vertu” en celle du “monstre chargé de crimes cachés” (p. 701).

Ce thème de la manipulation stratégique de l’image publique de “J.J.” par les nouveaux maîtres de l’opinion, savoir, selon les Dialogues, les leaders de “l’inquisition philosophique” (p. 925, 968), est approfondi au IIe Dialogue dans le débat de sa seconde partie entre le personnage “Rousseau” et le “Français”, sur les causes probables de l’animosité unanime de l’opinion contre “J.J.” - c’est-à-dire “du concours très actif de tous à l’exécution du projet concerté par un petit nombre” (p. 884). “Rousseau” est donc amené à réfuter un certain nombre de “crimes” allégués par son interlocuteur, au premier chef desquels une criminalité sexuelle de “J.J.” qui le figure en “terrible satyre” devant l’opinion (p. 899). Un peu avant, il explique que l’entreprise consista également à “dénaturer tous ses principes” par travestissement du “républicain sévère” en “brouillon séditieux”, et de son amour de la “liberté légale” en “licence effrénée” (p. 887). À quoi s’ajoute, entre autres, l’art de transformer “son intrépide audace à dire des vérités dures à tous les états” en moyen sûr de “les irriter tous contre lui”. C’est bien déjà, en gros, la manière du Sentiment des Citoyens, qui dénonçait des “outrages” “à tous les corps de l’État”, qui appellait la peine capitale sur un séditieux, etc., si bien, conclut le personnage “Rousseau”, que “tout tient à la première accusation qui l’a fait déchoir tout à coup du titre d’honnête homme qu’il avait porté jusqu’alors pour y substituer celui du plus affreux scélérat.” (p. 901) ; à partir de là en effet, montre “Rousseau”-personnage, il était assez facile de modifier l’opinion, y compris de ceux qui avaient connu “J.J.” avant sa mise en accusation, sur la base de l’appui tangible que constitue la réalité d’un seul crime effectivement prouvé ; toute une vie se voit ainsi relue et condamnée par rétroaction, la rumeur progressant par auto-amplification. À cet égard d’ailleurs, le motif de la contagion attachée au pharmakos est retourné, dans l’analyse de “Rousseau”-personnage, en opérateur d’analyse de l’unanimité persécutrice, dont la généalogie dynamique est représentée comme propagation d’une contagion universelle, d’une “épidémie d’esprit” d’une “jaunisse” de l’imagination collective, donnée comme typique de la France (p. 880)11. Enfin, au-delà des occurrences quasi citationnelles de la trace du Sentiment des Citoyens en tant que première ébauche d’une entreprise de victimisation systématique, les Dialogues en inscrivent les principaux thèmes comme caractérisants de la figure de l’innocent persécuté : criminel, violeur et voleur, traître, impie, séditieux, etc. ; chaque crime allégué étant lui-même glosé par une expansion relativement stable et récurrente de qualifiants tels que “scélérat, “fripon”, “satyre”, “être dénaturé”, “empoisonneur”, “fourbe”, etc., tout cela concentré dans la réitération des qualifications de “monstre” et de “scélérat”.

 

Arbitrer l’opinion

Il serait fastidieux d’explorer plus avant cette isotopie du rayonnement noir du libelle de 1764 dans le texte des Dialogues ; il s’agissait seulement de signaler la forte corrélation de l’inscription textuelle de l’image de Rousseau en bouc émissaire de Genève, avec les thèmes et les axes de la vaste réflexion menée dans les Dialogues sur les mécanismes de la persécution et de l’intolérance. Car c’est bien de cela qu’il est question, à l’ère de la constitution de l’opinion publique en enjeu décisif du combat entre adversaires et partisans des “Lumières”, à la fin de l’ancien régime en France12. C’est même sans doute un aspect déterminant de la portée historique de Rousseau que d’avoir saisi à travers la persécution dont il se croyait la victime, la probable existence de lois de formation/déformation de l’opinion dont dépend au fond le sort politique de toute la société. Althusser a montré qu’à cet égard, Montesquieu avait déjà frayé la voie dans la théorie13, mais c’est Rousseau, probablement, qui en donne la première analyse vraiment concrète, une analyse qui ramène d’ailleurs l’essentiel de la question en France, à celle de l’intolérance et du fanatisme, ceux-ci n’étant pas entendus dans le seul sens spécialisé, essentiellement antireligieux, qui a cours à son époque, mais comme quasi synonymes de ce que j’appellerais les mécanismes d’arraisonnement des esprits dans la sphère publique.

Celui qui demande à la fin de l’Histoire du précédent écrit : “l’essence de mon être est-elle dans leurs regards” (p. 985)14, avait en effet d’essentielles raisons de mettre radicalement en question un processus d’aliénation par le discours de masse dont lui et ses contemporains vivaient l’émergence, mais dont nous mesurons aujourd’hui à l’époque de la mondialisation de la mediasphère, de quelle puissance d’abrutissement il est porteur. L’un des exemples les plus clairs de son attention très politique aux lois régissant les mouvements de ce qu’on appelle à l’époque l’esprit public, se trouve dans les Confessions, au livre IX, lorsque Rousseau revient sur le contexte dans lequel il a décidé de faire de la Nouvelle Héloïse un instrument d’intervention philosophique dans la sphère publique. Son analyse de la situation française à cette époque, est celle d’un régime au bord de la guerre civile :

 

“l’orage excité par l’Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux partis déchaînés l’un contre l’autre avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt à des loups enragés, acharnés à s’entredéchirer qu’à des chrétiens et des philosophes qui veulent réciproquement s’éclairer, se convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l’un et à l’autre que des chefs remuants qui eussent du crédit pour dégénérer en guerre civile de religion où l’intolérance la plus cruelle était au fond la même des deux côtés.” (OC I, p. 435-436)

 

Guerre de tous contre tous donc, ou peu s’en faut, à l’horizon du politique : cela s’écrit guerre idéologique des partis rivaux dans la sphère de l’opinion, comme intolérance de tous contre tous. Les résonances “girardiennes” de l’analyse pourraient frapper (thème notamment des “jumeaux de la violence” en contexte de crise sacrificielle imminente – n’oublions pas : nous sommes en automne 1756, et l’affaire Damiens est toute proche – janvier-mars 1757) ; mais il faut surtout voir que le cadre fondamental de l’analyse est livré par la fin du second Discours décrivant l’imminence redoutable d’une crise historique sans précédent qui menace la société d’un retour à la violence généralisée de l’état présocial, sauf à d’abord la livrer à l’arbitraire absolu du despotisme. Or, avec la Nouvelle Héloïse, Rousseau a décidé de changer de registre d’intervention : il est passé au roman pour élargir son audience et tenter de dissoudre, dans l’opinion en formation, l’antagonisme des jumeaux de l’intolérance : “ennemi né de tout esprit de parti, j’avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures, qu’ils n’avaient pas écoutées. Je m’avisai d’un autre expédient [...] c’était d’adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l’autre” (OC I, p. 434). Il s’agissait ainsi de lutter contre la structuration de l’opinion par les fanatismes des deux bords, pour les ouvrir à une certaine qualité de tolérance mutuelle : mais c’était utopique, note-t-il après coup, c’était même exactement se mettre en position d’unir les deux camps contre lui : “ce projet peu sensé [...] ne les réunit que pour m’accabler” (OC I, p. 434). On retrouve la logique de la constitution du bouc émissaire.

Rousseau juge de Jean-Jacques revient sur cette période, d’une façon intéressante pour ce qu’elle indique notamment du recul historique qu’a pris Rousseau à l’égard du demi-siècle qui s’achève, dans un contexte contemporain cette fois d’une intensification de la crise de la monarchie, confrontée à la fois à une résistance parlementaire qui s’est exacerbée tout au long du siècle, et aux émeutes populaires de la guerre des farines (printemps 1775), lesquelles résultent des mésaventures “libérales” de la politique économique royale emmenée par Turgot. À cet égard d’ailleurs on n’oubliera pas cette note du IIe Dialogue, tout à fait symptomatique à elle seule – mais il en est d’autres marques –, de l’extrême présence de l’auteur des Dialogues à la situation politique concrète de son temps  : “(mes persécuteurs) tâchaient de faire croire au peuple que c’était moi qui ameutais les bandits qu’ils tenaient à leur solde lors de la cherté du pain” (p. 892). Mais voici l’avis du personnage du “Français” au IIIe Dialogue, sur l’histoire récente de la formation de l’opinion contemporaine :

 

“parmi les singularités qui distinguent le siècle où nous vivons de tous les autres est l’esprit méthodique et conséquent qui depuis vingt ans dirige les opinions publiques. Jusqu’ici ces opinions erraient sans suite et sans règle au gré des passions des hommes, et ces passions s’entrechoquant sans cesse faisaient flotter le public de l’une à l’autre sans aucune direction constante. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les préjugés eux-mêmes ont leur marche et leurs règles, et ces règles auxquelles le public est asservi sans qu’il s’en doute s’établissent uniquement sur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la secte philosophique s’est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs par l’art de l’intrigue auquel ils se sont appliqués devenus les arbitres de l’opinion publique, le sont par elle de la réputation, même de la destinée des particuliers et par eux celle de l’État.”(p. 964-965)

 

Cette hégémonie idéologique n’est autre que le ciment du despotisme. Ce qu’une telle analyse dit, c’est que l’État est intégralement dirigé de bas en haut et de part en part par les “philosophes”. Des deux partis en présence vingt ans auparavant, il n’en subsiste plus qu’un (la dissolution de la Compagnie de Jésus remonte à 1764). Est-ce à dire que la tolérance y a gagné ? La réponse est négative, selon “le Français” comme selon le personnage de “Rousseau” : ce qui domine désormais en effet, c’est ce que le texte des Dialogues (mais aussi le discours des “antiphilosophes”) vise comme “intolérance philosophique”. Cette catégorie oxymorique (et ses équivalents) constitue sans doute une des pièces maîtresses de l’outillage intellectuel des deux personnages conceptuels (au sens de Deleuze15) que les Dialogues font méditer sur les mécanismes (le texte dit la “marche” et les “règles”) de la structuration idéologique et politique de l’opinion, en France, dans la seconde moitié du siècle. Toute la démarche du texte repose en effet sur une approche à la fois politique et logique de celle-ci ; politique en ce qu’il l’aborde comme stratégie d’investissement de l’opinion, à travers la construction d’un réseau dense de relais noués au plus intime du lien social : “entretiens particuliers”, “cercles”, “petits comités secrets”, “petits tribunaux littéraires”, salons, etc. (p. 943) ; analyse historico-politique donc, mais aussi analyse logique, qui admet que le processus de formation de la sphère publique est désormais achevé et qu’il devient possible d’y dégager des lois de structure, une forme de rationalité.

Or le paradoxe pointé par les Dialogues, c’est que dans ce processus, qui fut aussi combat acharné, le parti vainqueur s’est mis à ressembler en pire au parti vaincu. Des catégories phares du discours libéral des Lumière dénonçant le fanatisme religieux, les ravages de l’intolérance, les horreurs de l’Inquisition, etc., viennent s’appliquer désormais aux Lumières triomphantes (ou données comme telles). Ce qui prévaut désormais sur la société tout entière, c’est une sorte de totalitarisme avant la lettre, qui transfère aux chefs et affidés de l’athéisme naturaliste toutes les tares de leurs anciens adversaires :

 

“en paraissant prendre le contre-pied des Jésuites ils ont tendu néanmoins au même but par des routes détournées en se faisant comme eux chefs de parti (les premiers l’ont fait en s’autorisant de Dieu, les second les fon en s’autorisant de la Nature) Cette haine mutuelle était au fond une rivalité de puissances [...] Ces deux corps, tous deux impérieux, tous deux intolérants [...] s’excluaient mutuellement. (Le nouveau a triomphé de son adversaire) mais on le voit déjà marcher sur ses traces avec autant d’audace et plus de succès, puisque l’autre a toujours éprouvé de la résistance et que celui-ci n’en éprouve plus. Son intolérance plus cachée et moins cruelle ne paraît pas exercer la même rigueur parce qu’elle n’éprouve plus de rebelles ; mais s’il renaissait quelques vrais défenseurs du Théisme, de la tolérance et de la morale, on verrait bientôt s’élever contre eux les plus terribles persécutions ; bientôt une inquisition philosophique plus cauteleuse et non moins sanguinaire que l’autre ferait brûler sans miséricorde quiconque oserait croire en Dieu.” (p. 968)

 

C’est le “Français” qui parle ici ; mais son interlocuteur, qui développe par ailleurs une approche plus souple et plus optimiste des limites que l’histoire imposera à cette hégémonie, se retrouve en tout cas sur les mêmes positions pour dénoncer “l’intolérance philosophique” contemporaine, en tant qu’elle forme toute la société, notamment la jeunesse, à la haine de tous contre tous par exacerbation des amours-propres (p. 890). À cet égard, on pourrait d’ailleurs dire qu’à lire les Dialogues, le “principe” ou le ressort (au sens de Montesquieu) de l’État sous hégémonie “philosophique” est précisément la haine. On constate en outre que le cas de la persécution frappant “J.J.” n’est au fond qu’un banc d’essai servant à engager l’étude des processus et des lois de la structuration hégémonique de l’opinion. D’après le “Français” en effet, il s’agissait de sonder le degré d’imprégnation de l’esprit public par l’esprit philosophique :

 

“Depuis que la secte philosophique s’est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs par l’art de l’intrigue auquel ils se sont appliqués devenus les arbitres de l’opinion publique, le sont par elle de la réputation, même de la destinée des particuliers, et par eux de celle de l’État. Leur essai fut fait sur J.J. et la grandeur du succès qui dut les étonner eux-mêmes leur fit sentir jusqu’où leur crédit pouvait s’étendre.” (p. 965)

 

Sa persécution n’est donc qu’un élément dans une stratégie historique et pensée comme telle, c’est-à-dire capable de prévoir et programmer sa perpétuation, comme homogénéisation idéologique de l’opinion nécessaire à garantir la perpétuation politique d’un certain type de régime : le despotisme. Toute la fin du IIIe Dialogue consiste en un débat contradictoire à cet égard, sur l’avenir historique de l’hégémonie idéologique de l’athéisme philosophique dans l’opinion ; et dans ce débat dont le problème de la transmission de la pensée de “J.J.” constitue en quelque sorte le terrain d’application concret, le pessimisme radical du “Français” est confronté au providentialisme de “J.J.” et au sens de la dialectique optimiste de la conscience dans l’Histoire qui est propre à “Rousseau” personnage (p. 952-56 et 969-72) ; leurs divergences profondes à cet égard, je le souligne, montrent d’ailleurs que la réflexion de l’auteur sur l’avenir de la civilisation n’est plus superposable au tableau apocalyptique et univoque de la fin du second Discours. C’est sans doute aussi que sur ce terrain, l’auteur des Dialogues n’est pas non plus tout seul à réfléchir. Le transfert structurel qu’on vient d’observer, des traits dominants du parti vaincu vers le parti vainqueur, comme la réflexion sur l’avenir, font partie, par exemple, de l’argumentaire de Fréron et de ses amis, même si leur réflexion n’a pas même envergure, notamment politique. On trouve ainsi dans l’Année littéraire des passages comme celui-ci, en 1769 :

 

“(les philosophes) prêchent l’indifférence pour toutes sortes de religions : et pourquoi attaquent-ils celle dans laquelle ils sont nés  ? Que ne laissent-ils aux autres la liberté de ne pas penser comme eux  ? Ils la demandent pour eux-mêmes cette liberté ; ils implorent à grands cris la tolérance, et ils sont les plus intolérants des hommes ; ils répandent l’injure, la calomnie, le sarcasme sur ceux qui ne sont pas aveuglés comme eux : que feraient-ils, s’ils avaient l’autorité en main  ? Jamais peut-être il n’a coulé autant de sang qu’ils en feraient couler eux-mêmes.”16

 

C’est à peu près ce que pense le “Français” des Dialogues. Et si celui-ci et son interlocuteur mènent l’un et l’autre une enquête en quelque sorte généalogique sur les processus d’arraisonnement de l’opinion par les philosophes, on lit quelque chose du même ordre à la fin du Comte de Valmont de l’abbé Gérard, qui livre par fiction un prétendu traité secret trouvé dans les papiers d’un grand libertin, et contenant “le plan et les détails d’un projet formé en faveur de l’irréligion par nos prétendus sages” :

 

“Pour obtenir, sur la superstition, un triomphe plus facile, nous nous prêterons la main, nous ferons corps, et nous nous répondrons d’un bout du monde à l’autre [...] Nous exalterons à l’envi ceux qui pensent comme nous ; et, pour peu qu’il se rencontre parmi eux quelque homme à talents, nous en ferons, par des éloges pompeux et répétés de bouche en bouche, un génie rare et un homme extraordinaire. Nous déprimerons au contraire, avec le ton du plus parfait mépris, quiconque se ferait un nom en dépit de nous, et en montrant sur la religion d’autres opinions que les nôtres. [...] Il est essentiel d’établir dans nos ouvrages le tolérantisme universel, excepté pour les intolérants [...]. Après avoir quelques temps, endormi les hommes par les beaux noms de Grand être, de loi naturelle, et les avoir amusés de tous ces rêves brillants, [...] il sera temps [...] que quelqu’un de nos chefs fasse paraître un de ces ouvrages vraiment philosophiques et pensé fortement où, sans le détour du verbiage, on établisse nettement l’athéisme, etc.”17

 

Il serait très facile de trouver à chacune des phrases d’un tel texte un équivalent à peine dans les Dialogues de Rousseau ; cependant son analyse ne se borne pas au constat ou à la dénonciation ; car au-delà du cas “J.J.”, au-delà même de la secte philosophique, c’est à la fonction de l’opinion dans l’État (sa formation, son éducation, sa manipulation), que s’intéresse fondamentalement le théoricien du Contrat social. Derrière le double constat de la domination de l’opinion par l’athéisme philosophique et de l’unanimité contre une victime émissaire, Rousseau réfléchit à un problème fondamental posé dans le Contrat social : celui de la contradiction d’une volonté générale incapable d’errer par définition, et d’une opinion générale rarement capable, pourtant, de s’orienter par elle-même – thème qui constitue l’objet principal des méditations du Législateur selon le Contrat social : car si “la volonté générale est toujours droite, le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé”, en sorte qu’ “il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître.” (livre II, fin chap. VI). Et effectivement, si l’on ouvre le chapitre II du livre IV, il y a bien là de quoi méditer pour qui s’interroge avec le personnage de “Rousseau” sur le caractère unanime de l’animosité contre “J.J.”, ou sur le règne sans partage d’une “secte” ; car voici ce qu’on y lit : “plus le concert règne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissensions, les tumultes, annoncent l’ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l’État” (OC III, 439).

 

D’une hégémonie l’autre

Mais mon propos n’est pas d’étudier la façon dont les Dialogues affrontent ce problème de science politique18. En revanche, je voudrais le recontextualiser dans les débats politiques du temps. Historiquement, en effet, ce n’est pas d’abord dans les Dialogues de Rousseau que cette approche des questions est esquissée : c’est au Parlement de Paris et dans la gazette janséniste des Nouvelles ecclésiastiques, lors des années précédant la dissolution de la Compagnie de Jésus. Or la façon dont les Dialogues décrivent l’histoire de la structuration de l’opinion par les Philosophes à l’imitation des Jésuites, reprend pour l’essentiel la très longue et précise analyse de la politique jésuite dans l’État, que donne en 1759 le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques :

 

“rien ne s’enseigne, [...] rien ne se fait au hasard chez les Jésuites. Tout y est concerté : tout tend à un but. Chaque point de doctrine fait partie d’un système : chaque trait de conduite s’arrange dans un dessein général. Comme ils ont un plan universel de politique, ils ont aussi un plan universel de religion ; mais celui-ci a reçu sa forme du premier ; et il a été exactement mesuré sur lui. (En matière doctrinale) pour couvrir leurs nouveautés profanes d’une fausse apparence d’autorité, ils ont à force d’intrigue, surpris des censures et des décrets, qui [...] sont devenus entre leurs mains des instruments de persécution contre les défenseurs de la vérité. Enfin, dans l’empressement qu’avaient les Jésuites de recueillir les fruits de ces décrets dont ils étaient les véritables auteurs, ils ont soufflé de toutes parts le feu du schisme, et il n’a point tenu à eux de mettre l’Église et l’État en combustion, en renouvelant les fureurs de la Ligue. [...] Tous les moyens leur sont bons pourvu qu’ils les conduisent à leurs fins. Calomniateurs par principes de tous ceux qui leur déplaisent, ils sont d’une opiniâtreté inflexible pour répéter et soutenir les calomnies qu’ils ont une fois avancées. Dangereux pour les États, ils sont capables d’y bouleverser tout par leurs cabales [...] à peine ces Pères furent-ils établis dans le monde, qu’oubliant les règles de la modestie religieuse et donnant entrée dans leur coeur à l’ambition, ils commencèrent à se regarder comme une république à part répandue dans les autres États, comme une espèce de co-État qui avait ses lois particulières, auxquelles il devait la préférence sur celles de toutes les nations avec lesquelles il était mêlé.”19

 

On retrouve cette analyse dans les débats sur les Constitutions des Jésuites au Parlement de Paris – révélation qui provoqua un véritable séisme dans l’opinion ; voici quelques éléments des conclusions de Joly de Fleury, “sur l’examen des Gens du roi concernant ces Constitutions” :

 

“Supposez, Messieurs, une société d’hommes contre lesquels aucune autorité temporelle ni spirituelle, ni les conciles, ni les papes, ni les rois ne peuvent rien ; qui est affranchie de toutes les lois, de toute dépendance à leur égard ; qu’ils ne peuvent empêcher d’user de privilèges excessifs, ni la réformer d’aucune manière ; et cela sous peine d’encourir toutes les censures ecclésiastiques. Telle est la société des Jésuites [...] (avec) un général qui peut d’un clin d’œil faire mouvoir toutes les parties d’un corps immense répandu dans toute la surface de la terre.”20

 

Ici aussi, il serait facile de superposer l’analyse des pratiques et des formes d’organisation de la “secte philosophique” selon les Dialogues, au schéma général de l’analyste janséniste ou parlementaire. Une tête plus ou moins secrète dont le pouvoir est absolu et le dessein dérobé même à ses proches collaborateurs ; une “défiguration” de toute opinion adverse ainsi assimilée (nous dirions “récupérée”) pour le service de l’Ordre ; un réseau complexe, hiérarchisé, ramifié jusque dans les moindres cellules de la société, et complètement à la main de ses chefs ; un “plan” combiné de loin et depuis longtemps ; la tendance à cancériser l’État ; une résolution qui peut conduire à des guerres civiles : c’est ici le moment de noter que la mémoire factieuse de la “Ligue” hante l’histoire de la monarchie française jusqu’à l’attentat de Damiens compris, et que l’utilisation de ce terme de “ligue” dans les Dialogues pour désigner la nouvelle Intolérance aussi bien que les adversaires de “J.J.”, est moins une marque de délire qu’un strict reflet de la charge politique du terme dans le débat public, où il sert à dénoncer l’adversaire21.

L’intolérance ligueuse apparaît ainsi comme l’un des signifiants maîtres de l’analyse des affrontements pour la conquête de l’opinion observés depuis le milieu du siècle par Rousseau ; or il a vu cela en une phrase, dès la préface du Discours sur les sciences et les arts : “tel fait aujourd’hui l’esprit fort et le philosophe, qui, par la même raison n’eût été qu’un fanatique au temps de la Ligue.” Vingt ans après, cette maxime cinglante à l’égard du camp même sous lequel l’ami de Diderot se lançait alors dans la bataille, revient citée en bonne place (la 2e), au IIIe Dialogue, dans la liste d’extraits des œuvres de “J.J.” attestant, selon le “Français”, du contenu subversif de sa pensée. C’est Voltaire, le 28 août 1765, qui écrivait à d’Alembert que ç’avait été une grossière erreur d’inscrire le nom et les thèses de Rousseau en grande compagnie philosophique dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie : “c’est parce que Jean-Jacques a encore des partisans que les véritables philosophes ont des ennemis. On est indigné de voir dans le dictionnaire encyclopédique une apostrophe à ce misérable comme on en ferait une à Marc Antonin. [...] Comptez que je ne me suis pas trompé en mandant il y a longtemps que Rousseau ferait tort aux gens de bien.” (28 août 1765). On ne saurait nier à Voltaire sa clairvoyance politique.

On la lui niera d’autant moins qu’il est l’un des plus efficaces animateurs du combat en question pour l’hégémonie : “on crie contre les philosophes, écrit-il à d’Alembert le 8 juillet 1765 ; on a raison, car si l’opinion est la reine du monde, les philosophes gouvernent cette reine. Vous ne sauriez croire combien leur empire s’étend”. Lui aussi lit les Nouvelles ecclésiastiques, réputées pour leur habileté à échapper aux perquisitions ; qu’Helvétius s’en inspire donc dans son combat philosophique : “vous savez qu’il est aisé d’imprimer sans se compromettre, la gazette ecclésiastique en est une belle preuve. Est-il possible que les sages ne puissent parvenir dans Paris à faire avec prudence ce que les fanatiques font avec sécurité  ? (26 juin 1765). Quant à ces derniers, les philosophes les ont manipulés contre les Jésuites, mais leur tour est venu : “la lumière s’étend à présent de tous côtés, et avec tant d’éclat que les jansénistes font tout ce qu’ils peuvent pour l’éteindre. Ils ont fait défendre l’excellent livre de d’Alembert sur la destruction des jésuites, parce que la leur y est annoncée, et que l’intrépide d’Alembert ne fait pas plus de cas des uns que des autres”. Il est assez croustillant que cette lettre du 20 mai 1765 soit adressée au bon P. Cl. Moultou dont on sait les liens avec Rousseau. Mais si celui-ci parle de “ligue” et de “secte”, voici comment parle l’hôte de Ferney à d’Alembert, touchant la nécessité d’étendre les alliances et de conquérir des positions institutionnelles : “sans doute il faut se réunir avec Duclos, et même avec Mairan, quoiqu’il se soit plaint autrefois amèrement d’être contrefait par vous en perfection ; il faut qu’on puisse couvrir tous les philosophes d’un manteau ; marchez, je vous en conjure, en bataillon serré. Je suis enivré de l’idée de mettre Diderot à l’Académie.” (13 août 1760).

 

Faire ce qu’ils disent contre ce qu’ils font

Et certes, les préoccupations stratégiques ne sont jamais absentes de la pensée du grand militant des Lumières ; on le voit bien lorsqu’il parle de ses combats contre l’arbitraire de la justice française ; à travers elle, c’est toujours le même adversaire qui est visé : “il faut réussir à l’affaire des Sirven comme à celle de Calas, écrit-il à Damilaville le 29 avril 1765 ; ce serait un crime de perdre l’occasion de rendre le fanatisme exécrable”. Ce qui va nous introduire à l’un des grand paradoxes délibérément assumés dans l’écriture des Dialogues : à savoir l’alliance paradoxale passée avec ses adversaires par Rousseau, dans ce texte, sur le terrain de la critique de l’arbitraire en matière de justice criminelle.

À l’époque où Rousseau écrit ses Dialogues, l’opinion se passionne pour un genre hybride, à cheval entre littérature et factum : le mémoire judiciaire écrit par un avocat ou par le défendeur lui-même pour plaider sa cause devant l’opinion ; depuis les campagnes de Voltaire, d’autres affaires judiciaires sont venues passionner l’opinion, dont Sarah Maza a retracé l’histoire et les enjeux dans son ouvrage Vies privées, affaires publiques22. Au cours des années Maupeou (1771-1774), une nouvelle génération d’avocats est apparue, qui va bientôt, dans les années 1780, reprendre le flambeau des Lumières beccariennes et voltairiennes, mais dans une perspective radicalisée, qui met en cause de plus en plus nettement l’ensemble du système de la justice criminelle d’ancien régime, ainsi que ses corrélats institutionnels. Les gens de lettres ne restent pas non plus l’arme au pied, puisque pendant que Rousseau construit Rousseau juge de Jean-Jacques, Beaumarchais se rend célèbre en se défendant seul contre l’arbitraire et la vénalité de la justice et des puissants, avec les fameux mémoires Goëzman (oct. 1773 - fév. 1774)23.

À cette époque donc, dans le Paris des décennies pré-révolutionnaires, la justice criminelle et ses procédures sont entrées en crise - comme toute une série d’autres aspects des institutions d’ancien régime. Néanmoins, si Voltaire et ceux qui l’ont suivi ont réussi à tirer un certain nombre d’innocents des mains d’une justice arbitraire et intolérante24, et si la nouvelle génération de juristes réclame vigoureusement une procédure criminelle publique où l’accusé, sur le modèle anglais, serait publiquement défendu par un avocat ayant accès à toutes les pièces du dossier, le système ne bougera pas avant la révolution. Les procès criminels se déroulent à huis clos, l’instruction est secrète, l’accusé – notamment s’il est pauvre et sans appuis – n’a pas accès aux données le concernant jusqu’au moment où il passe devant le juge ; celui-ci interroge séparément les témoins, il est autorisé à les manipuler dans l’intérêt supérieur de la justice ; les attendus du jugement ne sont pas nécessairement publiés, la torture est encore pratiquée, etc. La seule véritable évolution à cet égard dans le dernier tiers du siècle, n’est pas d’ordre institutionnel ou procédural – pas du tout. C’est uniquement l’extraordinaire intérêt du public pour les mémoires judiciaires publiés par les avocats, qui constituent le seul intermédiaire réel entre la sphère de la justice et celle des réalités extérieures de la société civile. Ces mémoires sont ainsi le seul levier efficace capable de faire pièce à l’arbitraire et au secret, devant une opinion publique dont on sait qu’elle tend à se représenter elle-même comme tribunal supérieur de la Nation. À l’arrière-plan se dessine d’ailleurs un débat politique plus général, qui oppose le secret traditionnel de la politique absolutiste à d’autres possibles politiques, articulés à plus de visibilité, comme chez Malesherbes (Mémoires sur la librairie, Remontrances sur la cour des Aides)25 ou encore chez les “économistes”26 – ce souci s'inscrivant lui-même dans le champ de l'exigence même des Lumières à l'égard de la formation et de l'éducation de l'opinion.

Or dans ce contexte, les Dialogues de Rousseau font trois choses : d’une part réclamer un procès public de “J.J.”, dont le texte suppose que, comme c’est tout à fait banalement le cas pour nombre d’inculpés contemporains, l’instruction du procès a été conduite à son insu et en secret27 ; d’autre part et corrélativement, mobiliser l’intégralité de l’arsenal argumentatif des Lumières militantes au service de cette revendication ; enfin, pointer de façon non moins systématique le caractère hyperboliquement secret de toute le stratégie du “complot” philosophique, non seulement à l’égard de “J.J.”, mais aussi et surtout dans le style de sa conquête de l’opinion. “J.J.” et le personnage de “Rousseau” articulent donc paradoxalement dans leur discours juridique sur l’injustice faite à l’innocent, un argumentaire “beccaro-voltairien” du combat contre l’arbitraire et l’intolérance, en le couplant avec l’accusation faite à Voltaire et aux philosophes d’être précisément ceux qui étouffent par tous les moyens cette voix de l’innocence au nom de ce que le “Français” nomme par exemple une “intolérante impiété” (OC I, p. 971) ou “Rousseau”-personnage une “inquisition philosophique »”. La logique spéciale de ce paradoxe n’a rien à voir avec une inconséquence de l’auteur : elle est tout entière inscrite dans le discours public contemporain et, déjà un peu plus tôt, dans le Sentiment des Citoyens lui-même, avec la formule qu’on a vue exceptant le criminel réputé, le fou à lier, l’intolérant qualifié, du bénéfice de la tolérance philosophique car dans ce cas : “la tolérance, qui est une vertu, serait un vice” ; à quoi fait écho Fréron dans la paroisse d’en face : “ils implorent à grands cris la tolérance, et ils sont les plus intolérants des hommes”28 ; à quoi fait encore écho le personnage du “Français” en produisant l’intéressante catégorie d’“intolérante impiété” (OC I, p. 971). À cette époque, en France, la tension des rapports de force est telle, semble-t-il, au sein de la sphère publique, que dans le champ du discours et des catégories libérales mises au point par les Lumières depuis Locke, les antagoniques désormais s’identifient : tolérance peut signifier intolérance, athéisme peut signifier fanatisme, bienfaisance peut signifier haine, etc., (cela notoirement chez Rousseau - ce qui n’échappa d’ailleurs pas à Voltaire, qui épingla un jour ainsi la dialectique singulière du docteur Pansophe : “les mondains vous on dit : nos Institutions sont bonnes [...] nous faisons du bien à nos semblables [...] Et moi je vous dis : [...] que les mondains ne font du bien que pour faire du mal, qu’ils se haïssent tous et qu’ils récompensent le vice”29). Ainsi pourrait-on en pastichant Voltaire, résumer à peu près l’argumentaire de “Rousseau” réclamant un procès public pour “J.J.”, en l’écrivant comme suit : “les philosophes vous on dit : il faut lutter contre l’arbitraire, l’intolérance et le secret en matière de justice criminelle – et ils avaient raison, et moi je vous dis qu’il faut faire ce qu’ils disent ; mais je vous dis aussi qu’il faut le faire pour lutter contre ce qu’ils font en pratiquant eux-mêmes l’arbitraire, l’intolérance et le secret à l’égard de “J.J.”, comme à l’égard de tout ce qui ne pense pas comme eux dans le public.”

L’argumentaire “postvoltairien” dans les Dialogues est pris en charge principalement par le personnage “Rousseau”, et c’est dans la seconde moitié du Ier Dialogue qu’il apparaît de la façon la mieux développée, après que le “Français” eut exposé les principes de la stratégie secrète développée par “nos Messieurs” contre “J.J.” : l’argumentation du personnage “Rousseau” reprend notamment les points suivants : droit de l’accusé au procès public ; droit à être défendu ; réalité de l’erreur judiciaire - avec série d’exemples tirés de la presse contemporaine, suivis d’autres cas devenus classiques à cette époque (Grandier Calas, Langlade, etc.) ; supériorité de l’Angleterre sur la France en matière de justice criminelle et de droit commun ; revendication de la présomption d’innocence en tant que droit naturel ; dénonciation de l’arbitraire de la justice française et de la torture (p. 734-40). “Rousseau”-personnage revient à la charge au IIIe Dialogue, pour tenter de convaincre le “Français” désormais acquis à l’innocence de “J.J.”, de militer pour l’obtention du fameux procès public qui seul peut délivrer une évidence définitive (p. 947). On sait que le “Français” s’y refuse absolument ; or il est étrange de voir “Rousseau”-personnage abandonner dès lors toute argumentation sur ce terrain, alors même qu’obtenir le procès contradictoire public était tout son combat – et cela même en dépit de l’optimiste relatif de sa thèse sur l’avenir. Tout se passe ainsi comme si le motif obsédant de l’exigence du procès public devait désormais s’effacer après avoir rempli son rôle.

 

Penser depuis l’intolérable

Ce rôle, je dirais qu’il est d’inscrire la question de l’impossible au coeur du texte. Je soutiendrai en effet pour conclure, que l’écriture des Dialogues peut se définir de l’assomption en acte de son impossibilité radicale. Dans la France de cette époque, il est en effet inconcevable qu’un procès public à l’anglaise soit offert à “J.J.” Rien dans le droit criminel n’exige qu’il soit pourvu d’un avocat, qu’il ait accès aux pièces de l’accusation, que la procédure soit publique, etc. “Rousseau”- personnage affirme que le droit à la connaissance de l’accusation et le droit à la défense sont les premiers des droits naturels : ils existent et se définissent certainement comme tels dans la Rome antique et en Angleterre, mais certainement pas en Droit français : c’est ce que répètent tous les juristes des Lumières, depuis Beccaria jusqu’au Dictionnaire de jurisprudence de Prost-du-Royer (1782), où l’on peut lire effectivement, dans la préface, à propos de la procédure anglaise :

 

“j’ai lu qu’il n’(y) dépend pas d’un seul homme d’en faire exécuter un autre, que l’accusé le plus coupable et le plus pauvre a des conseils ; que les peines ne sont point arbitraires ; que l’instruction et le jugement sont publics. [...] L’accusé et ses conseils ont droit de reprocher et d’interroger. La preuve et la défense marchent d’un pas égal. [...] Avant de résumer, le juge adresse au public cette phrase touchante : n’y aura-t-il personne qui veuille prendre encore la défense de ce malheureux accusé  ? Comme si la justice ne pouvait pas perdre un homme sans avoir invité tout le monde pour voir s’il y a quelque moyen de le sauver.”30

 

C’est à peu près ces formes juridiques que réclament les Dialogues. Ils réclament donc ce qui par définition ne saurait être, à l’époque et dans le pays où ils s’écrivent. Ne pas voir cela, c’est interpréter le texte anachroniquement, à partir du droit criminel moderne. Mais en situation, le sens du texte est clair : Rousseau juge de Jean-Jacques est écrit au lieu de l’impossible – et j’entends cela littéralement et dans tous les sens : au lieu de l’impossible. Un lieu qui est aussi celui de l’impossible différenciation dans le champ de la parole, où des catégories aussi cruciales que tolérance et fanatisme sont devenues terriblement synonymes, parce qu’il n’y a plus de différences entre un discours et son contraire ; parce que toute la langue a été mise en état d’équivocité structurelle. C'est ce qu'emblématise la neutralisation de l'oeuvre de "J.J." par la contrefaçon qui doit l'assimiler insensiblement au discours qu'elle combat; c'est aussi ce que dit l'Émile à propos de la duplicité généralisée qui régit l'entente des signes de la langue, au point qu'il suffit de traduire la Bible en français pour en faire un texte érotique (OC IV, 649). Seulement, pense le "Français", pour que l'équivoque et la duplicité contaminent toute la langue, il a fallu que le fondement de toute signification possible, c'est-à-dire l'assurance collectivement partagée d'un Dieu réellement existant, soit anéantie et remplacée par un interprétant général plus malléable: autrement dit, il a fallu réussir à répandre l'athéisme jusqu'au point où, dans les consciences, le mot Nature se trouve massivement substitué à celui de Dieu comme signifiant maître et ultime instance régulatrice de sens, assurant l'assujettissement mystifié des esprits au discours de maîtrise des élites philosophiques athées31 :

 

“les Jésuites se rendaient tout-puissants en exerçant l’autorité divine sur les consciences, et se faisant au nom de Dieu les arbitres du bien et du mal Les philosophes, ne pouvant usurper la même autorité (l’ont détruite), puis en paraissant expliquer la nature à leurs docile sectateurs et s’en faisant les suprêmes interprètes, il se sont établis en son nom une autorité non moins absolue que celle de leurs ennemis quoiqu’elle paraisse libre et ne régner sur les volontés que par la raison.” (p. 967)

 

Le “Français” formule ainsi le principe de l’aliénation du sujet par l’idéologie en tant qu’elle mystifie son rapport à la réalité par étayage apparemment rationel sur la loi du grand Autre32. L’équation du système avait été formulée dès le premier Discours : “Tel fait aujourd’hui l’esprit fort et le philosophe qui, par la même raison n’eût été qu’un fanatique du temps de la Ligue”. De telles thèses sont objectivement des “crimes irrémissibles”, relève ironiquement le “Français” maintenant acquis à la pensée de “J.J.” : il paraît ainsi absurdement évident que “qui, rebelle aux nouveaux oracles ose continuer de croire en Dieu doit être brûlé lui-même à l’inquisition philosophique comme un hypocrite et un scélérat” (p. 925). Persiflage, certes, mais à l’horizon se profile sans doute une autre sorte de procès bien réel à venir. Procès sans procès de l’innocent criminalisé comme tel par un régime totalitaire, sans autre raison que l’affirmation nue de l’essence arbitraire – et terrifiante en son efficace concrète – du Pouvoir : “Peut-être fallait-il pousser les choses au pire  ? Il se pouvait que ce fût la clef de la situation”. C’est ce qu’on lira cent cinquante ans plus tard sous la plume de Frantz Kafka33. Pousser les choses au pire : c’est peut-être aussi la formule de ce qui est tenté de rigoureusement politique dans l’entreprise rigoureusement conduite comme épreuve de l’impossible, de Rousseau juge de Jean-Jacques.

 

 

1 “Il faut étudier la société par les hommes et les hommes par la société: ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux.” Émile, livre IV, OC IV, p. 524.

2 M. Foucault, ‘Introduction à Rousseau juge de Jean-Jacques’ (1962), in Dits et écrits I (Gallimard, 1994), p. 172-188.

3 M. Foucault, ‘Introduction à Rousseau juge de Jean-Jacques’ , p. 180.

4 J. Habermas, L’espace public (1962), trad. M. B. de Launay (Payot, 1978).

5 À cet égard, Du sujet et de la forme de cet écrit annonce clairement la couleur : “la forme dialoguée m’ayant paru la plus propre à discuter le pour et le contre, je l’ai choisie pour cette raison” (p. 663). L’ouvrage entier se présente comme un procès public par fiction (au défaut de celui qui est refusé dans le réel), qui se trouve programmé dans le titre même de l’ouvrage. J’ai développé cette dimension dans mon article ‘Analyse littéraire de Rousseau juge de Jean-Jacques, in L’Agrégation de lettres modernes 2004 (Armand Colin 2003), p. 256-310. Je rappelle que le Mémoire judiciaire courant est rédigé en 1ère personne, qu’il recourt délibérément aux procédés d’accréditation de vraisemblance qui sont ceux de la fiction romanesque, qu’il peut mettre en scène et faire parler tous les protagonistes de l’affaire, acteurs judicaires compris, qu’il s’adresse souvent au public en vulgarisant pour lui les arcanes du Droit et en l’appelant à prendre position, qu’il recourt aux procédés de l’écriture mélodramatique. Comme l’écrit S. Maza, dans son ouvrage Vies privées, affaires publiques, les causes célèbres dans la France prérévolutionnaire (Fayard 1997), p. 13 : “les mémoires judiciaires offraient à leurs lecteurs des récits mélodramatiques dont les personnages étaient présentés sans nuances. Leurs histoires étaient ‘fictionnalisées’ [...] non pas tant inventées que formées, façonnées, modelées”.

6 Voltaire, Mélanges, (Gallimard, Pléiade, 1961), p. 715-18.

7 “la victime doit appartenir à la fois au-dedans et au-dehors. Comme il n’y a pas de catégorie parfaitement intermédiaire entre le dedans et le dehors, toute créature dont on envisage le sacrifice manquera toujours jusqu’à un certain point de l’une ou de l’autre des qualités contradictoires qui sont requises d’elle ; elle sera toujours déficiente, soit sur le plan de l’extériorité, soit sur le plan de l’intériorité, jamais sur les deux plans à la fois. Le but visé est toujours le même : rendre la victime pleinement sacrifiable. La préparation sacrificielle au sens large va donc se présenter sous deux formes très différentes ; la première cherchera à rendre la victime plus étrangère, c-a-d à imprégner de sacré une victime trop intégrée à la communauté, la seconde au contraire, s’efforcera d’intégrer une victime qui est trop étrangère”, in La Violence et le sacré (Grasset 1972), p. 405-406.

8 Voir sur ce point J. Derrida, ‘La Pharmacie de Platon’, in La Dissémination (Seuil 1972), p. 166 : “la cérémonie du pharmakos se joue donc à la limite du dedans et du dehors qu’elle a pour fonction de tracer et retracer sans cesse. Intra muros/extra muros. Origine de la différence et du partage, le pharmakos représente le mal introjeté et projeté”.

9 Voir Vernant-Vidal Naquet : ‘Ambiguïté et renversement : sur la structure énigmatique d’Œdipe-roi’, in Mythe et tragédie en Grèce antique (1972), p. 118 : “le 6 du mois Thargelion, les deux pharmakoi portant des colliers de figues sèches (noires ou blanches suivant le sexe qu’ils représentaient) étaient promenés à travers toute la ville ; on les frappait sur le sexe avec des oignons de scille, des figues et d’autres plantes sauvages, puis on les expulsait.”

10 Toutes les références à l’œuvre de Rousseau renvoient aux Œuvres complètes en 5 volumes (Gallimard, Pléiade, 1959-2001).

11 Le lecteur attentif de Malebranche qu’est Rousseau, n’avait qu’à transposer pour sa réflexion sur les mécanismes de l’imaginaire collectif, les analyses du chapitre ‘De la communication contagieuse des imaginations fortes’, de la Recherche de la vérité Livre II, IIIe partie.

12 Voir Mona Ozouf, ‘Le concept d’opinion publique au XVIIIe siècle’, in L’Homme régénéré (Gallimard 1989), p. 21-53.

13 Voir notamment les développements sur les moeurs et l’esprit de la nation selon LEsprit des Lois, in Montesquieu, La politique et l’histoire (Quadrige/PUF 1959), p. 59-64.

14 Son ami Condillac pense exactement l’inverse : après avoir rappelé dans la ligne de Montaigne et Pascal, l’incertitude et l’inconstance de l’opinion, il poursuit : “c’est cependant cette opinion, qui est la reine du monde, chacun veut vivre dans l’opinion des autres, et chacun a raison. C’est une chaîne que tout honnête homme doit porter, et le Philosophe qui veut passer dans l’opinion des autres pour l’avoir brisée, donne de lui une fort mauvaise opinion.” Dictionnaire des synonymes, Corpus des philosophes français, vol. 3 (PUF 1959), p. 414. Je souligne. En un sens, tout le fond du débat de Rousseau avec les “philosophes” se trouve ici condensé.

15 G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie  ? (Minuit 1991), p. 62 : “le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie”.

16 Année littéraire 1769, t. V, compte rendu de Lettres sur l’esprit du siècle, p. 87-88. Fréron serait d’accord avec les perspectives optimistes de “Rousseau” - personnage sur la désagrégation probable de l’hégémonie philosophique dans un avenir proche : “Vous gémissez, Monsieur, de cette révolution ; mais j’ose vous prédire qu’elle n’aura qu’un temps, et qu’elle est même déjà sur son déclin. [...] les jeunes gens eux-mêmes s’extasient moins devant les gambades éternelles du vieux Orang-outang de Ferney [...]. Le grand nombre de personnes qui applaudissent aux ouvrages où les philosophes sont appréciés (ie dépréciés JFP), prouve combien il y a de bons esprits qui résistent au torrent.” Année littéraire 1773, t. I, lettre I, p. 17.

17 Année littéraire, t. 3, 1774, compte rendu du Comte de Valmont ou les égarements de la raison, p. 205.

18 Voir G. Allard, “La pensée politique des Dialogues : le juste, l’injuste et le juge”, dans Lectures de Rousseau (dir. I. Brouard-Arends), PU de Rennes, (Collections Didact-Français), 2003, p. 105-118.

19 Nouvelles ecclésiastiques, année 1759, p. 6.

20 Nouvelles ecclésiastiques, 20 nov. 1761.

21 Voir à ce propos C. Maire, De la cause de Dieu à la cause de la nation, le jansénisme au XVIIIe siècle (Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1998), p. 495 et suiv.

22 S. Maza, Vies privées, affaires publiques, trad. C. Beslon et P.E. Dauzat (Fayard, 1997).

23 Ces mémoires atteignirent des tirages tout à fait inusités alors (jusqu’à dix mille exemplaires) ; ils mirent les mémoires judiciaires à la mode. Voir S. Maza, Vies privées, affaires publiques, p. 121-31.

24 Sur le droit criminel, voir l’excellente synthèse de M. Marion, Dictionnaire des institutions de la France (Picard 1923, rééd. 1999), art. “Justice criminelle” et “Parlements” ; voir également M. Foucault, Surveiller et punir.

25 M. Ozouf, ouvr. cité, p. 37.

26 Voir à ce propos Y. Citton, Portrait de l'économiste en physiocrate, L'Harmattan, 2000, p. 171: "dans l'univers intellectuel et politique du XVIIIe siècle, la position des physiocrates constitue (...) un effort de transparence. Dans une culture où la revendication de rationalité doit encore lutter contre l'obscurantisme de l'Autorité, le combat pour le calcul objectif du bien commun fait de Quesnay et de ses disciples le fer de lance du progrès social."

27 De ce secret de l’accusation et de l’instruction, voici un témoignage contemporain entre mille, extrait de l’article “Accusation” du Dictionnaire de jusrisprudence de Prost-du Royer (Lyon 1782), p. 242 : “Le titre de l’accusation étant aussi aisé à aggraver que les formes à remplir, on peut sans obstacle donner plainte contre qui et de tel fait qu’on voudra. Avec une feuille de papier écrite dans les ténèbres, on va désoler un citoyen, ruiner une famille, [...] compromettre le repos public et la justice elle-même ; car telle est la marche de notre procédure que la plainte une fois donnée, on ne peut plus reculer, et que tout doit marcher dans le secret le plus profond. De là nécessairement, plus d’un citoyen dort tranquille, sans savoir qu’il existe contre lui une accusation dans quelque greffe. On a vu, il y a quelques années, un ambassadeur l’ignorer pendant trois mois, et dans la fameuse affaire de l’abbé G... contre le comte de B..., l’abbé ne sut que par hasard qu’il était accusé.”

28 Année littéraire t. 5, 1769, Compte rendu de Lettres sur l’esprit du siècle, p. 87-88.

29 Voltaire, Lettre au docteur Pansophe (1766), Mélanges, p. 856.

30 Dictionnaire de jurisprudence, préface, p. LXIX.

31 On retrouve là un enjeu crucial de la réception de Spinoza, dont le Deus sive Natura hante la pensée occidentale depuis le XVIIe siècle. Rousseau considérait Spinoza comme un athée (Lettre à Christophe de Beaumont, OC III, p. 931). Du côté des “antiphilosophes”, l’abbé Gérard (et Fréron) pensent comme le “Français” : voir le compte-rendu du Comte de Valmont dans l’Année littéraire (c’est le philosophe Lausanne qui parle de la stratégie des “sages modernes” contre la religion) : “Après avoir quelques temps, endormi les hommes par les beaux noms de Grand être, de loi naturelle, et les avoir amusés de tous ces rêves brillants, [...] il sera temps [...] que quelqu’un de nos chefs fasse paraître un de ces ouvrages vraiment philosophiques et pensé fortement où, sans le détour du verbiage, on établisse nettement l’athéisme.” L’Année littéraire 1774, t. 3, p. 206 et suiv.

32 Yves Citton prend le phénomène par un autre bord, en montrant que “dans le régime de masse décrit par les Dialogues, ce qui compte n’est plus tant ce que l’on dit que ce que le public peut entendre.” Rien de différent, de “dissident” ne peut plus jamais être entendu dans le régime décrit/anticipé par les Dialogues, car toute pensée singulière est d’avance quasi neutralisée par la structure pré-massmédiatique du champ signifiant où elle vient se formuler. Voir Y. Citton, “Liberté et fatalisme dans les Dialogues de Rousseau : hyper-lucidité politique de la folie littéraire”, Méthodes 05, Vallongues, 2003, p. 115-123.

33 Kafka, Le Procès, trad. Vialatte 1933, folio-Gallimard, p. 51.