Relecture après oubli. Lyon III, 2
février 2005
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« Un moins
vieux ami » : Rousseau se relit, Rousseau se relira
Jean-Jacques
Rousseau se relit-il ? Si méditer constamment
le sens et l‘ordre interne de sa
propre
Œuvre, c‘est se relire, alors la réponse ne fait pas de doute. On citera à cet
égard les
Lettres à
Malesherbes de janvier 1762. S‘adressant au directeur de la librairie, Rousseau
affirme
pour la première fois que ce qui unit son Œuvre est à chercher dans
l‘expérience
unique de
l‘illumination de Vincennes. « Tout ce que j‘ai pu retenir de ces foules de
grandes
vérités
qui dans un quart d‘heure m‘illuminerent sous cet
arbre, a été bien foiblement epars
dans les
trois principaux de mes ecrits, savoir ce premier
discours, celui sur l‘inégalité, et le
traité de
l‘éducation »
1
. Il s‘agit
cependant ici, comme souvent, de situer et commenter son
Œuvre pour
autrui, et non pour soi, ou en partie seulement pour soi, dans une espèce
d‘apologie
de sa vie et de ses idées qui intervient, en l‘occurrence, après une première
grande
crise. A
cette époque d‘ailleurs, celle de la fin de sa carrière littéraire, marquée
quelques mois
plus tard
par la publication de l‘Emile, on ne peut guère parler d‘une relecture après
oubli. On
a plutôt
l‘impression d‘un retour sur ses propres écrits qui ne connaît pas
d‘intervalle, mais
qui va
crescendo, d‘une interrogation permanente qui va devenir encore plus urgente
lorsque
ces mêmes
Œuvres seront condamnées, voire brûlées par la main du bourreau, comme ce sera
bientôt
le cas. La crise provoquée par l‘Emile, le décret d‘arrestation qui oblige Rousseau à
s‘exiler
à la hâte, ne semblent pourtant pas marquer un véritable tournant à cet égard.
C‘est
une autre
affaire célèbre, la querelle avec Hume quelques années plus tard, pendant
l‘exil
anglais
de Rousseau, qui sera l‘occasion de la
véritable rupture avec son passé d‘écrivain.
C‘est en
Angleterre qu‘il écrit, « Je suis mort à toute littérature », c‘est là qu‘il
vendra sa
bibliothèque. En quittant l‘Angleterre, persuadé d‘être l‘objet de l‘opprobre de
tout un peuple,
il
s‘engage, dans une lettre au gouvernement du pays, à ne plus rien publier de
son vivant, et il
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semble
par la suite se sentir réellement engagé par cette promesse. Certains diraient
aussi
que
quelque chose s‘est cassé en lui à ce moment-là, qu‘il a senti souffler le vent
de la folie,
qu‘il
fait désormais tout pour éviter des débats et discussions qui dérangent la
tranquillité
qu‘il
essaie, dans un premier temps au moins, de faire régner dans sa vie. Quoi qu‘il
en soit,
c‘est à
partir de ce moment-là que Rousseau commence
à affirmer avoir oublié ses propres
écrits.
Très précisément, il déclare n‘avoir plus de goût ou de capacité pour les
raisonnements
abstraits,
ne plus savoir véritablement penser. Le premier écrit à être victime de l‘oubli
sera
donc le
plus abstrait de tous, Le Contrat social, comme on le voit dans un des grands
textes du
retour en
France, une lettre à Mirabeau père qui date de 1767. Rentré d‘Angleterre, Rousseau,
pourtant
proscrit sur le territoire du parlement de Paris, s‘installe dans un château
mis à sa
disposition
en Normandie. Après avoir lu, en partie, deux ouvrages physiocratiques à la
demande
de Mirabeau, Rousseau les commente, tout en
implorant son ami de ne plus rien lui
envoyer.
« Il n‘est plus temps », dit-il dans une lettre où il déclare que trouver une
forme de
gouvernement qui mette la loi au dessus de l‘homme est à son avis impossible. Mettre
la loi
au-dessus
des hommes, c‘est pourtant ce qu‘il avait tenté dans le Contrat social ; la
distance
prise en
peu d‘années par rapport à ce que Rousseau
appelle ici à deux reprises — mes vieilles
idées “
est frappante
2
. Dans la
lettre à Franquières (1769), il est question de « ce
que je puis
me rappeler
de mes anciennes idées » dans un « miserable radotage
» concernant l‘existence
de Dieu
3
. La
démarche n‘est pas la même, car dans ce domaine Rousseau
ne remet pas en
question
ses convictions d‘avant, disant plutôt que sa mémoire éteinte l‘empêche de
réexaminer
ses propres croyances. L‘Emile aussi appartient désormais, du moins par
moments,
à une période révolue. Ecrivant à Rey, son éditeur, en 1773, il déclare que la
1
Rousseau, Õuvres complètes (désormais OC),
édition de M. Raymond et B. Gagnebin (Paris,
Gallimard
Pléiade, 5 t., 1959-1995), I, p. 1136.
2
Rousseau, Correspondance complète, (désormais CC), édition de R. A. Leigh (Oxford, Voltaire Foundation,
50
t., 1965-1991), XXXIII, No. 5991, 26
juillet 1767, p. 240. Cf. Considérations sur le gouvernement de la
Pologne : —
Mettre la loi au-dessus de l‘homme est un problème en politique, que je compare
à celui de la
quadrature
du cercle en géométrie “ (OC, III, p. 955).
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relecture
de l‘Œuvre est pour lui une — terrible corvée, et presque inutile “, car il n‘a
plus
qu‘un
souvenir bien confus de son contenu. Ces expressions de lassitude sont certes
en partie
des
précautions oratoires : la lettre à Franquières est
claire et éloquente, de même que les
conseils
concrets sur l‘éducation des enfants qu‘il donne quelquefois, mais, au mieux,
il
revient
sur une pensée déjà formulée, en déclarant d‘ailleurs que toute pensée
abstraite le
rebute.
Or, c‘est cette période de la vie de Rousseau,
la dernière décennie à peu près, entre
1767 et
1778, qui m‘intéresse aujourd‘hui. Le but,
certainement hors d‘atteinte dans l‘absolu,
serait
alors de comprendre l‘oubli et la relecture de sa propre Œuvre, en les situant
par rapport
aux
activités et aux convictions que Rousseau
valorise à la fin de sa vie. Ces activités ne sont
pas
principalement littéraires ou philosophiques : dans la correspondance il est
beaucoup
question
de musique, de fleurs, et de promenades. J‘examine d‘abord la relecture telle
que la
correspondance la révèle (j‘en ai déjà livré quelques éléments), avant de considérer
la
relecture
dans Rousseau juge de Jean-Jacques. Cette
deuxième étape permet de s‘attarder un
instant
sur la représentation complexe de la relecture que livre un dialogue prolongé
entre
celui qui
se nomme « Rousseau » mais n‘est pas l‘auteur
des Œuvres, et le porte-parole du
public
qui est présenté simplement comme « le Français ». Je soulève à la fin la
question des
Rêveries,
qui sont à la fois le déni du passé et le bréviaire d‘un nouveau mode de
relecture de
soi à
l‘infini.
Dans un
écrit célèbre et troublant, la lettre à M. de Saint-Germain de février 1770, Rousseau
annonce
comment il ferait pour calmer des soupçons chez une personne qu‘il estimait : «
je
lui presenterois mon Discours sur l‘Inégalité pour toute
réponse, et je lui dirais, Lis et
rougis »
4
. Il s‘agit
d‘un des aspects d‘un double témoignage : Rousseau,
qui vient de terminer
la
rédaction des Confessions, qui va bientôt commencer Les Dialogues, considère
que ses
3
Lettre à M.
de Franquières, OC, IV, p. 1134 et p. 1133.
4
CC, XXXVII,
No. 6673, 26 février 1769, p. 257.
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Œuvres
attestent de la bonté de l‘homme qui en est l‘auteur, comme par ailleurs la
bonté de
l‘homme garantit
la moralité de l‘Œuvre. Nous sommes loin ici, disons-le tout de suite, de la
relecture
méditative ; Rousseau relit et réinterprète
sa propre Œuvre afin d‘en faire un bouclier
contre
ses ennemis. On voit d‘ailleurs une évolution apologétique très nette en
comparant ce
passage
au récit dans Les Confessions de la rédaction du Discours sur l‘inégalité. Dans
la
lettre à
Saint-Germain, tout renvoie à l‘auteur, alors que dans Les Confessions, si le
récit est
déjà très
personnel, avec une mise en scène insistante de l‘auteur, le Discours avait
encore un
sujet
propre : « je faisois main basse sur les petits
mensonges des hommes, j‘osois dévoiler à
nud leur nature, suivre le progrès du tems et des choses qui
l‘ont défigurée, et comparant
l‘homme
de l‘homme avec l‘homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement
prétendu
la véritable source de ses miséres »
5
. Dans la
lettre à Saint-Germain, en revanche,
nous
sommes déjà proches de l‘argument du Français dans Les Dialogues à propos du
même
Discours :
« Il falloit qu‘un homme se fut peint lui-même pour
nous montrer ainsi l‘homme
primitif
»
6
. L‘Œuvre
existe pour faire découvrir l‘homme et pour en prouver l‘innocence, et
cela
devient presque son principal intérêt. Mais le Discours est en un sens un
mauvais
exemple,
car au-delà d‘un certain point, il résiste, par son contenu philosophique, à la
transformation que Rousseau semble vouloir lui faire
subir. C‘est ainsi qu‘il y aura,
nécessairement, non seulement une relecture apologétique de telle ou telle Œuvre mais
une
reconfiguration de l‘ensemble. L‘effet sera justement de faire passer au second plan
tout ce
qui n‘est
pas d‘abord Œuvre d‘imagination : le Contrat social, évidemment, mais aussi,
quoique
dans une moindre mesure, les deux Discours. La Lettre à d‘Alembert possède,
pour
Rousseau, sinon pour ses lecteurs, un statut à part, car l‘auteur la
voit comme une sorte de
rhapsodie
morale, et cela ne changera pas beaucoup. Mais c‘est la consécration de La
Nouvelle
Héloïse qui est la conséquence la plus frappante de la nouvelle lecture de
l‘Œuvre
5
OC, I, p. 388.
6
OC, I, p. 936.
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dans son
ensemble, et elle se manifeste dans la correspondance à la même époque. Ainsi,
Rousseau aura un échange de correspondance, toujours en 1770, avec
l‘auteur dramatique
Pierre Buirette, dit du Belloy, célèbre à l‘époque pour ses pièces
sur des sujets historiques et
nationaux
7
. Du Belloy
envoie d‘abord à Rousseau une Œuvre guerrière
et chevaleresque,
Gaston et
Bayard, où il avait réussi à glisser quelques échos de La Nouvelle Héloïse.
Malheureusement,
Rousseau fait à lui-même l‘application d‘un
couplet de la pièce où il est
question
d‘un faux repentir ; on n‘a qu‘à penser au « Il n‘y a que le méchant qui soit
seul » de
Diderot
pour mesurer toutes les conséquences possibles d‘une telle lecture. Persuadé de
la
perfidie
de Belloy, il le dénonce oralement, semble-t-il, avant de revenir à des
attitudes plus
modérées.
Mais à peine est-il revenu de sa méfiance qu‘il reçoit l‘autre pièce de
l‘auteur,
Gabrielle
de Vergy, où les échos du roman de Rousseau sont trop nombreux et trop insistants
pour
qu‘on s‘y méprenne. Dans une lettre à du Belloy de mars 1770, Rousseau retrace
l‘évolution
de ses sentiments à l‘égard de son correspondant, qu‘il n‘a jamais rencontré,
écrivant
notamment :
L‘attachement
que cette Pièce m‘inspire pour son Auteur, est un de ces mouvemens,
peut-être aveugles,
mais
auquel mon cŒur n‘a jamais résisté. Ceci m‘amène à l‘aveu d‘une autre folie à
laquelle il ne
résiste
pas mieux. C‘est de faire de mon Héloïse le criterium
sur lequel je juge du rapport des autres
cŒurs
avec le mien. Je conviens volontiers qu‘on peut être plein d‘honêteté, de vertu, de sens, de raison,
de goût,
& trouver ce roman détestable ; quiconque ne l‘aimera pas peut bien avoir
part à mon estime,
mais
jamais à mon amitié. Quiconque n‘idolâtre pas ma Julie, ne sent pas ce qu‘il
faut aimer ;
quiconque
n‘est pas l‘ami de Saint-Preux, ne sauroit être le
mien
8
Isolé dans
un univers mental où le moindre geste, le moindre mot peut être lourd de sens,
Rousseau trouve, au moins momentanément, le signe infaillible qui
permettra de séparer les
vrais
amis des autres. Quinze jours plus tard, il écrira à son amie Madeleine-Catherine
Delessert à
Lyon : — Si j‘ai quelque ami sur la terre j‘ai dans ma situation la marque
simple et
7
J‘ai
commenté cette correspondance dans une communication au colloque sur la
correspondance de Rousseau
organisé
par Yannick Séité et Jacques Berchtold
à Paris III et Paris VII en 2002 (actes à paraître).
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sure pour
le reconnoitre. Je ne cherche à la trouver dans
personne, mais je n‘appellerai jamais
mes amis
ceux en qui je ne la trouverai pas “
9
L‘écho est
clair : cette marque, c‘est l‘amour de
La Nouvelle
Héloïse. On se souviendra par ailleurs que dans le premier dialogue de Rousseau
juge de
Jean Jaques, composé deux ans plus tard, le personnage — Rousseau
“ évoque un
signe
caractéristique auquel les initiés, ou habitants du monde idéal, se
reconnaissent entre
eux. — Le
François “ interlocuteur de — Rousseau —
s‘exclame :
Mon cher
Monsieur Rousseau, vous m‘avez bien l‘air
d‘être un des habitans de ce monde-là !
A quoi — Rousseau “ répond :
J‘en reconnois un du moins sans le moindre doute dans l‘Auteur
d‘Emile et d‘Héloïse.
10
Entre le
personnage Rousseau et Jean-Jacques, auteur
de l‘Œuvre, la complicité est affichée
dès le
début. Quand, dans ses débats avec le Français, Rousseau
personnage revient sur les
écrits,
ce sera surtout pour faire l‘éloge de La Nouvelle Héloïse, à laquelle sera
associé de
manière
assez étonnante Le Devin du village, le petit opéra de JJR, joué à la cour en
1752.
Colette,
héroïne de l‘opéra, et Julie sont sŒurs, dira Rousseau
personnage : c‘est à dire
qu‘elles
sont enfants d‘un même père, car l‘Œuvre renvoie au créateur, et le « charme
secret
qui coule
ainsi dans les cŒurs » de ceux qui écoutent Le Devin, provient du cŒur de
l‘auteur
et non de
son art. « Cette source unique où nul autre n‘a puisé n‘est pas celle de l‘hypocrene :
elle
vient d‘ailleurs »
11
. Inspirant
la bonté et la tendresse, l‘Œuvre en même temps renvoie à la
bonté et
la tendresse de son auteur, unissant poète et public en une secrète et
précieuse
fraternité.
L‘autre
personnage des dialogues, le Français, refusera longtemps la lecture d‘un
ensemble
d‘écrits
dont on lui a dit le plus grand mal. Quand enfin il les lit, d‘abord
rapidement, ensuite
plus
longuement, en les méditant, il les commentera en d‘autres termes que Rousseau
8
No. 6686, à
Pierre Belloy, 12 mars 1770, CC, t. XXXVII.
9
No. 6679 à Madeleine-Catherine Delessert, vers le 1er mars 1770. CC,
t. XXXVII.
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7
personnage,
soulignant surtout la cohérence intellectuelle de l‘ensemble et la place
capitale de
l‘Emile :
« ce livre tant lû, si peu entendu et si mal apprécié
n‘est qu‘un traité de la bonté
originelle
de l‘homme, destiné à montrer comment la vie et l‘erreur, étrangers à sa
constitution, s‘y introduisent et l‘altèrent insensiblement »
12
. Nous
sommes dans le troisième
et
dernier dialogue ; la réflexion de Jean-Jacques Rousseau
sur la réception de son Œuvre et
l‘image
de sa personne dans un monde devenu hostile touche à sa fin. On voit ainsi que
deux
lectures
non malveillantes de cette Œuvre sont possibles, dont l‘une engage l‘intellect
du
lecteur
et l‘autre davantage son affectivité. On peut certes se demander quelle est la
valeur
d‘une
lecture affective accessible uniquement, semble-t-il, à un homme qui s‘appelle
Rousseau, qui est protestant et suisse, qui a apparemment la même
expérience de la vie que
l‘auteur
; pourtant, c‘est plutôt la lecture intellectuelle et distanciée qui est
frappée
d‘incertitude dans le débat : c‘est seulement à la fin des dialogues qu‘elle émerge
comme
étant
encore possible. Mais c‘est ainsi, pourrait-on dire, que l‘Œuvre atteint son
véritable but,
qui
serait de montrer comment, en dehors de toute intimité, une lecture authentique
des écrits
de JJR
peut encore s‘effectuer. Dans la mesure où Rousseau
à la fin de sa vie éprouve de la
difficulté
à imaginer la lecture autrement que sur le mode de l‘intimité, ou de
l‘inimitié, cette
conclusion
serait un triomphe de la rationalité, vite remis en cause, il est vrai, par les
annexes
du texte
13
.
On l‘aura
compris, la relecture de sa propre Œuvre par Rousseau
est un exercice largement
orientée
vers un tiers : il se cherche dans les yeux du lecteur et, ne s‘y retrouvant
pas, met en
scène la
bonne lecture de son Œuvre, montrant l‘intime conviction de la bonté de l‘auteur
qui
peut en
résulter, tâchant cependant d‘imaginer aussi ce qui se passera quand le lecteur
est
10
OC, I, p.
672 et 673.
11
OC, I, p. 867.
12
OC, I, p. 934.
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quelqu‘un qui n‘a aucune raison au départ de
l‘aimer ou de lui faire confiance. Mais si les
Dialogues
offrent aux autres des modèles de lecture et de relecture, que dire des
Rêveries ?
C‘est pour
le sujet d‘aujourd‘hui le
plus intéressant des textes de Rousseau, et
je me justifierai
d‘y
arriver si tard en disant que Les Rêveries prennent tout leur sens par le fait
de devenir
possibles
à la fin d‘un long parcours. « Je n‘écris mes rêveries que pour moi », déclare
Rousseau, avant d‘ajouter un peu plus loin, « je ne les cache ni ne
les montre »
14
. Les
Rêveries
ont par ailleurs la particularité d‘être d‘emblée écrites pour être relues plus
tard, c‘est
du moins
ce que l‘auteur affirme. « Si dans mes plus vieux jours aux approches du
départ, je
reste,
comme je l‘espére, dans la même disposition où je
suis, leur lecture me rappellera la
douceur
que je goute à les écrire, et faisant renaitre ainsi pour moi le tems passé doublera pour
ainsi
dire mon existence »
15
La
différence par rapport aux Confessions et aux Dialogues est
claire :
il ne s‘agit plus de mettre en Œuvre de grands moyens afin d‘être perçu tel
qu‘on croit
être
(comme dans Les Confessions), et par rapport aux Dialogues, on pourrait dire
que le
Français
n‘existe plus, et que « Rousseau » a enfin
réintégré « Jean-Jacques » : c‘est
désormais
le passage du temps et non le dédoublement simultané qui va permettre de se
contempler
du dehors : « je vivrai comme avec un moins vieux ami ».
Les
Rêveries sont donc caractérisées par une certaine simplicité dans les moyens,
et à celle-ci
pourrait
correspondre une simplicité dans les fins. Une grande et célèbre déclaration
fait
pourtant
hésiter là-dessus, avant de permettre finalement de mieux définir les modalités
du
texte : «
Mais moi, détaché d‘eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me
reste à
chercher
». Le but n‘est donc pas modeste, dans la mesure où l‘être se met en cause tout
entier :
ce qui est modeste est plutôt la relation à autrui qui est désormais envisagée
(« je ne
13
Et surtout
par le « Billet circulaire » donné en annexe après avoir été distribué dans les
rues de Paris. « P.S.
François,
on vous tient dans un délire qui ne cessera pas de mon vivant » (OC, I, p.
991).
14
OC, p. 1001.
15
OC, I, p. 1001.
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9
les cache
ni ne les montre »). Il faut souligner une dimension supplémentaire de cette
modestie.
On a souvent observé que la présence de la botanique dans les Rêveries est à la
limite
d‘une usurpation. Cette usurpation à venir est d‘ailleurs clairement inscrite
dans la
septième
promenade, qui commence : « Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé,
et déjà
je sens qu‘il touche à sa fin. Un autre amusement lui succede,
m‘absorbe, et m‘ôte
même le
tems de rêver »
16
Et
l‘usurpation est de même figurée, pourrait-on dire, dans la
cinquième
promenade, où Rousseau se réjouit d‘avoir
laissé ses livres dans leurs caisses
pendant
son séjour à l‘île de Saint-Pierre. « Au lieu de ces tristes paperasses et de
toute cette
bouquinerie
j‘emplissois ma chambre de fleurs et de foin ; car j‘étois alors dans ma prémiére
ferveur
de Botanique, pour laquelle le Docteur d‘Ivernois m‘avoit inspiré un gout qui bientôt
devint
passion »
17
. Lecture
et invention littéraire sont en concurrence avec les fleurs et les
foins, et
ce que les plantes représentent devient explicite à la fin de la septième
promenade :
« Je ne
reverrai plus ces beaux paysages, ces forets, ces lacs, ces bosquets, ces
rochers, ces
montagnes
dont l‘aspect a toujours touché mon cŒur : mais maintenant que je ne peux plus
courir
ces heureuses contrées je n‘ai qu‘à ouvrir mon herbier et bientôt il m‘y
transporte »
18
.
On voit
tout de suite le parallèle avec les Rêveries elles-mêmes : celles-ci seront en
quelque
sorte, si
Rousseau n‘y renonce pas, l‘herbier de
l‘avenir, le transportant vers une époque
révolue
comme l‘herbier le fait pour le temps de ses courses botaniques dans le Pilat.
Mais
quel
bonheur les Rêveries peuvent-elles rappeler ? Celui d‘une vie intérieure qui
est toujours
menacée,
comme le montre le contenu de chaque promenade, par le souvenir de ses
malheurs
19
Ce danger
est d‘ailleurs longuement évoqué dans cette même septième
16
OC, I, p. 1060.
17
OC, I, p. 1042.
18
OC, I, p. 1073. On trouvera de belles et justes
pages sur la botanique dans Eli Friedlander, J. J. Rousseau,
An
Afterlife of Words (
19
« J‘avois même à craindre dans mes rêveries que mon imagination
effarouchée par mes malheurs ne tournât
enfin de
ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines me resserrant
le cŒur par degrés ne
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promenade.
Et quelle fin les Rêveries peuvent-elles servir ? Une fin purement personnelle
:
« le desir d‘être mieux connu des hommes s‘étant éteint dans mon
cŒur n‘y laisse qu‘une
indiférence profonde sur le sort et de mes
vrais écrits et des monumens de mon innocence »
20
.
C‘est ainsi
que la pratique de la botanique et le projet littéraire deviennent
interchangeables et
que la
première peut si facilement prendre la place du second. L‘herbier ne parle pas
aux
autres,
les feuilles séchées sont un signe mémoratif pour Rousseau
mais non pour nous, le
cerastium
aquaticum qu‘il a trouvé sur les hauteurs de
Ménilmontant le jour de son accident
avec le
chien danois ne nous dit rien. Mais quand on n‘est tourné que vers soi-même,
quand
on ne
contemple que l‘histoire de ses propres journées, quel serait l‘avantage de la
parole ? La
plante
est là dans l‘herbier, toujours elle-même quoique changée, elle est le signe et
la chose
même,
elle est aussi la distance abolie entre l‘ailleurs et l‘ici, entre le passé et
le moment du
regard
actuel.
Voilà donc
comment finit la relecture de soi chez Rousseau.
Tous les écrits autobiographiques
constituent
un vaste commentaire, une immense mise en contexte, de l‘Œuvre philosophique.
Si on a peu
parlé des Confessions, c‘est que la mise en contexte est explicitement
rhétorique,
elle
situe les Œuvres dans une vie que le lecteur ne connaît pas, qu‘il faut donc
raconter par le
menu, la
relecture de soi est entièrement tournée vers autrui
21
. Dans Rousseau juge de Jean-
Jacques, la
configuration est déjà très différente, dans la mesure où le seul homme qui
soit
capable
au départ de lire l‘Œuvre de « Jean-Jacques » avec justesse et charité
s‘appelle
« Rousseau » : on rencontre une relecture de soi au
fonctionnement particulièrement
complexe,
destinée à autrui et prise en même temps dans un jeu de miroirs où l‘auteur se
m‘accablât
enfin de leur poids » (septième promenade, OC, I, p. 1062) : tout ce paragraphe
est capital pour
l‘articulation entre rêverie et botanique.
20
OC, I, p. 1001.
21
« Mais en
lui détaillant [au lecteur] avec simplicité tout ce qui m‘est arrivé, tout ce
que j‘ai fait, tout ce que
j‘ai
pensé, tout ce que j‘ai senti, je ne puis l‘induire en erreur à moins que je ne
le veuille, encore même en le
voulant
n‘y parviendrois-je pas aisément de cette façon »
(Confessions, livre 4, OC, I, p. 175).
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11
retrouve
face à lui-même. Et puis, paradoxalement, dans les Rêveries, on est amené à se
demander
si, du moins chez Rousseau, se relire, ce
n‘est pas toujours pour une part au moins
se relire
pour autrui. Car quand on se relit uniquement pour soi, sans autre fin que
domestique
et
privée, comme dit Montaigne, pour retracer son propre chemin, pour se complaire
dans des
souvenirs
agréables, la parole risque de perdre son statut privilégié, elle est
concurrencée par
d‘autres
modes de remémoration, par des graminées et des compositæ,
par des herbiers, et par
la chaîne
de leurs idées accessoires.
Michael O‘Dea
Université
Lumière Lyon II
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