Relecture après oubli. Lyon III, 2 février 2005

1

« Un moins vieux ami » : Rousseau se relit, Rousseau se relira

Jean-Jacques Rousseau se relit-il ? Si méditer constamment le sens et l‘ordre interne de sa

propre Œuvre, c‘est se relire, alors la réponse ne fait pas de doute. On citera à cet égard les

Lettres à Malesherbes de janvier 1762. S‘adressant au directeur de la librairie, Rousseau

affirme pour la première fois que ce qui unit son Œuvre est à chercher dans l‘expérience

unique de l‘illumination de Vincennes. « Tout ce que j‘ai pu retenir de ces foules de grandes

vérités qui dans un quart d‘heure m‘illuminerent sous cet arbre, a été bien foiblement epars

dans les trois principaux de mes ecrits, savoir ce premier discours, celui sur l‘inégalité, et le

traité de l‘éducation »

1

. Il s‘agit cependant ici, comme souvent, de situer et commenter son

Œuvre pour autrui, et non pour soi, ou en partie seulement pour soi, dans une espèce

d‘apologie de sa vie et de ses idées qui intervient, en l‘occurrence, après une première grande

crise. A cette époque d‘ailleurs, celle de la fin de sa carrière littéraire, marquée quelques mois

plus tard par la publication de l‘Emile, on ne peut guère parler d‘une relecture après oubli. On

a plutôt l‘impression d‘un retour sur ses propres écrits qui ne connaît pas d‘intervalle, mais

qui va crescendo, d‘une interrogation permanente qui va devenir encore plus urgente lorsque

ces mêmes Œuvres seront condamnées, voire brûlées par la main du bourreau, comme ce sera

bientôt le cas. La crise provoquée par l‘Emile, le décret d‘arrestation qui oblige Rousseau à

s‘exiler à la hâte, ne semblent pourtant pas marquer un véritable tournant à cet égard. C‘est

une autre affaire célèbre, la querelle avec Hume quelques années plus tard, pendant l‘exil

anglais de Rousseau, qui sera l‘occasion de la véritable rupture avec son passé d‘écrivain.

C‘est en Angleterre qu‘il écrit, « Je suis mort à toute littérature », c‘est là qu‘il vendra sa

bibliothèque. En quittant l‘Angleterre, persuadé d‘être l‘objet de l‘opprobre de tout un peuple,

il s‘engage, dans une lettre au gouvernement du pays, à ne plus rien publier de son vivant, et il


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semble par la suite se sentir réellement engagé par cette promesse. Certains diraient aussi

que quelque chose s‘est cassé en lui à ce moment-là, qu‘il a senti souffler le vent de la folie,

qu‘il fait désormais tout pour éviter des débats et discussions qui dérangent la tranquillité

qu‘il essaie, dans un premier temps au moins, de faire régner dans sa vie. Quoi qu‘il en soit,

c‘est à partir de ce moment-là que Rousseau commence à affirmer avoir oublié ses propres

écrits. Très précisément, il déclare n‘avoir plus de goût ou de capacité pour les raisonnements

abstraits, ne plus savoir véritablement penser. Le premier écrit à être victime de l‘oubli sera

donc le plus abstrait de tous, Le Contrat social, comme on le voit dans un des grands textes du

retour en France, une lettre à Mirabeau père qui date de 1767. Rentré d‘Angleterre, Rousseau,

pourtant proscrit sur le territoire du parlement de Paris, s‘installe dans un château mis à sa

disposition en Normandie. Après avoir lu, en partie, deux ouvrages physiocratiques à la

demande de Mirabeau, Rousseau les commente, tout en implorant son ami de ne plus rien lui

envoyer. « Il n‘est plus temps », dit-il dans une lettre où il déclare que trouver une forme de

gouvernement qui mette la loi au dessus de l‘homme est à son avis impossible. Mettre la loi

au-dessus des hommes, c‘est pourtant ce qu‘il avait tenté dans le Contrat social ; la distance

prise en peu d‘années par rapport à ce que Rousseau appelle ici à deux reprises — mes vieilles

idées “ est frappante

2

. Dans la lettre à Franquières (1769), il est question de « ce que je puis

me rappeler de mes anciennes idées » dans un « miserable radotage » concernant l‘existence

de Dieu

3

. La démarche n‘est pas la même, car dans ce domaine Rousseau ne remet pas en

question ses convictions d‘avant, disant plutôt que sa mémoire éteinte l‘empêche de

réexaminer ses propres croyances. L‘Emile aussi appartient désormais, du moins par

moments, à une période révolue. Ecrivant à Rey, son éditeur, en 1773, il déclare que la

1

Rousseau, Õuvres complètes (désormais OC), édition de M. Raymond et B. Gagnebin (Paris, Gallimard

Pléiade, 5 t., 1959-1995), I, p. 1136.

2

Rousseau, Correspondance complète, (désormais CC), édition de R. A. Leigh (Oxford, Voltaire Foundation, 50

t., 1965-1991), XXXIII, No. 5991, 26 juillet 1767, p. 240. Cf. Considérations sur le gouvernement de la

Pologne : — Mettre la loi au-dessus de l‘homme est un problème en politique, que je compare à celui de la

quadrature du cercle en géométrie “ (OC, III, p. 955).


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relecture de l‘Œuvre est pour lui une — terrible corvée, et presque inutile “, car il n‘a plus

qu‘un souvenir bien confus de son contenu. Ces expressions de lassitude sont certes en partie

des précautions oratoires : la lettre à Franquières est claire et éloquente, de même que les

conseils concrets sur l‘éducation des enfants qu‘il donne quelquefois, mais, au mieux, il

revient sur une pensée déjà formulée, en déclarant d‘ailleurs que toute pensée abstraite le

rebute. Or, c‘est cette période de la vie de Rousseau, la dernière décennie à peu près, entre

1767 et 1778, qui m‘intéresse aujourd‘hui. Le but, certainement hors d‘atteinte dans l‘absolu,

serait alors de comprendre l‘oubli et la relecture de sa propre Œuvre, en les situant par rapport

aux activités et aux convictions que Rousseau valorise à la fin de sa vie. Ces activités ne sont

pas principalement littéraires ou philosophiques : dans la correspondance il est beaucoup

question de musique, de fleurs, et de promenades. J‘examine d‘abord la relecture telle que la

correspondance la révèle (j‘en ai déjà livré quelques éléments), avant de considérer la

relecture dans Rousseau juge de Jean-Jacques. Cette deuxième étape permet de s‘attarder un

instant sur la représentation complexe de la relecture que livre un dialogue prolongé entre

celui qui se nomme « Rousseau » mais n‘est pas l‘auteur des Œuvres, et le porte-parole du

public qui est présenté simplement comme « le Français ». Je soulève à la fin la question des

Rêveries, qui sont à la fois le déni du passé et le bréviaire d‘un nouveau mode de relecture de

soi à l‘infini.

Dans un écrit célèbre et troublant, la lettre à M. de Saint-Germain de février 1770, Rousseau

annonce comment il ferait pour calmer des soupçons chez une personne qu‘il estimait : « je

lui presenterois mon Discours sur l‘Inégalité pour toute réponse, et je lui dirais, Lis et

rougis »

4

. Il s‘agit d‘un des aspects d‘un double témoignage : Rousseau, qui vient de terminer

la rédaction des Confessions, qui va bientôt commencer Les Dialogues, considère que ses

3

Lettre à M. de Franquières, OC, IV, p. 1134 et p. 1133.

4

CC, XXXVII, No. 6673, 26 février 1769, p. 257.


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Œuvres attestent de la bonté de l‘homme qui en est l‘auteur, comme par ailleurs la bonté de

l‘homme garantit la moralité de l‘Œuvre. Nous sommes loin ici, disons-le tout de suite, de la

relecture méditative ; Rousseau relit et réinterprète sa propre Œuvre afin d‘en faire un bouclier

contre ses ennemis. On voit d‘ailleurs une évolution apologétique très nette en comparant ce

passage au récit dans Les Confessions de la rédaction du Discours sur l‘inégalité. Dans la

lettre à Saint-Germain, tout renvoie à l‘auteur, alors que dans Les Confessions, si le récit est

déjà très personnel, avec une mise en scène insistante de l‘auteur, le Discours avait encore un

sujet propre : « je faisois main basse sur les petits mensonges des hommes, j‘osois dévoiler à

nud leur nature, suivre le progrès du tems et des choses qui l‘ont défigurée, et comparant

l‘homme de l‘homme avec l‘homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement

prétendu la véritable source de ses miséres »

5

. Dans la lettre à Saint-Germain, en revanche,

nous sommes déjà proches de l‘argument du Français dans Les Dialogues à propos du même

Discours : « Il falloit qu‘un homme se fut peint lui-même pour nous montrer ainsi l‘homme

primitif »

6

. L‘Œuvre existe pour faire découvrir l‘homme et pour en prouver l‘innocence, et

cela devient presque son principal intérêt. Mais le Discours est en un sens un mauvais

exemple, car au-delà d‘un certain point, il résiste, par son contenu philosophique, à la

transformation que Rousseau semble vouloir lui faire subir. C‘est ainsi qu‘il y aura,

nécessairement, non seulement une relecture apologétique de telle ou telle Œuvre mais une

reconfiguration de l‘ensemble. L‘effet sera justement de faire passer au second plan tout ce

qui n‘est pas d‘abord Œuvre d‘imagination : le Contrat social, évidemment, mais aussi,

quoique dans une moindre mesure, les deux Discours. La Lettre à d‘Alembert possède, pour

Rousseau, sinon pour ses lecteurs, un statut à part, car l‘auteur la voit comme une sorte de

rhapsodie morale, et cela ne changera pas beaucoup. Mais c‘est la consécration de La

Nouvelle Héloïse qui est la conséquence la plus frappante de la nouvelle lecture de l‘Œuvre

5

OC, I, p. 388.

6

OC, I, p. 936.


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5

dans son ensemble, et elle se manifeste dans la correspondance à la même époque. Ainsi,

Rousseau aura un échange de correspondance, toujours en 1770, avec l‘auteur dramatique

Pierre Buirette, dit du Belloy, célèbre à l‘époque pour ses pièces sur des sujets historiques et

nationaux

7

. Du Belloy envoie d‘abord à Rousseau une Œuvre guerrière et chevaleresque,

Gaston et Bayard, où il avait réussi à glisser quelques échos de La Nouvelle Héloïse.

Malheureusement, Rousseau fait à lui-même l‘application d‘un couplet de la pièce où il est

question d‘un faux repentir ; on n‘a qu‘à penser au « Il n‘y a que le méchant qui soit seul » de

Diderot pour mesurer toutes les conséquences possibles d‘une telle lecture. Persuadé de la

perfidie de Belloy, il le dénonce oralement, semble-t-il, avant de revenir à des attitudes plus

modérées. Mais à peine est-il revenu de sa méfiance qu‘il reçoit l‘autre pièce de l‘auteur,

Gabrielle de Vergy, où les échos du roman de Rousseau sont trop nombreux et trop insistants

pour qu‘on s‘y méprenne. Dans une lettre à du Belloy de mars 1770, Rousseau retrace

l‘évolution de ses sentiments à l‘égard de son correspondant, qu‘il n‘a jamais rencontré,

écrivant notamment :

L‘attachement que cette Pièce m‘inspire pour son Auteur, est un de ces mouvemens, peut-être aveugles,

mais auquel mon cŒur n‘a jamais résisté. Ceci m‘amène à l‘aveu d‘une autre folie à laquelle il ne

résiste pas mieux. C‘est de faire de mon Héloïse le criterium sur lequel je juge du rapport des autres

cŒurs avec le mien. Je conviens volontiers qu‘on peut être plein d‘honêteté, de vertu, de sens, de raison,

de goût, & trouver ce roman détestable ; quiconque ne l‘aimera pas peut bien avoir part à mon estime,

mais jamais à mon amitié. Quiconque n‘idolâtre pas ma Julie, ne sent pas ce qu‘il faut aimer ;

quiconque n‘est pas l‘ami de Saint-Preux, ne sauroit être le mien

8

Isolé dans un univers mental où le moindre geste, le moindre mot peut être lourd de sens,

Rousseau trouve, au moins momentanément, le signe infaillible qui permettra de séparer les

vrais amis des autres. Quinze jours plus tard, il écrira à son amie Madeleine-Catherine

Delessert à Lyon : — Si j‘ai quelque ami sur la terre j‘ai dans ma situation la marque simple et

7

J‘ai commenté cette correspondance dans une communication au colloque sur la correspondance de Rousseau

organisé par Yannick Séité et Jacques Berchtold à Paris III et Paris VII en 2002 (actes à paraître).


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sure pour le reconnoitre. Je ne cherche à la trouver dans personne, mais je n‘appellerai jamais

mes amis ceux en qui je ne la trouverai pas “

9

L‘écho est clair : cette marque, c‘est l‘amour de

La Nouvelle Héloïse. On se souviendra par ailleurs que dans le premier dialogue de Rousseau

juge de Jean Jaques, composé deux ans plus tard, le personnage — Rousseau “ évoque un

signe caractéristique auquel les initiés, ou habitants du monde idéal, se reconnaissent entre

eux. — Le François “ interlocuteur de — Rousseau — s‘exclame :

Mon cher Monsieur Rousseau, vous m‘avez bien l‘air d‘être un des habitans de ce monde-là !

A quoi — Rousseau “ répond :

J‘en reconnois un du moins sans le moindre doute dans l‘Auteur d‘Emile et d‘Héloïse.

10

Entre le personnage Rousseau et Jean-Jacques, auteur de l‘Œuvre, la complicité est affichée

dès le début. Quand, dans ses débats avec le Français, Rousseau personnage revient sur les

écrits, ce sera surtout pour faire l‘éloge de La Nouvelle Héloïse, à laquelle sera associé de

manière assez étonnante Le Devin du village, le petit opéra de JJR, joué à la cour en 1752.

Colette, héroïne de l‘opéra, et Julie sont sŒurs, dira Rousseau personnage : c‘est à dire

qu‘elles sont enfants d‘un même père, car l‘Œuvre renvoie au créateur, et le « charme secret

qui coule ainsi dans les cŒurs » de ceux qui écoutent Le Devin, provient du cŒur de l‘auteur

et non de son art. « Cette source unique où nul autre n‘a puisé n‘est pas celle de l‘hypocrene :

elle vient d‘ailleurs »

11

. Inspirant la bonté et la tendresse, l‘Œuvre en même temps renvoie à la

bonté et la tendresse de son auteur, unissant poète et public en une secrète et précieuse

fraternité.

L‘autre personnage des dialogues, le Français, refusera longtemps la lecture d‘un ensemble

d‘écrits dont on lui a dit le plus grand mal. Quand enfin il les lit, d‘abord rapidement, ensuite

plus longuement, en les méditant, il les commentera en d‘autres termes que Rousseau

8

No. 6686, à Pierre Belloy, 12 mars 1770, CC, t. XXXVII.

9

No. 6679 à Madeleine-Catherine Delessert, vers le 1er mars 1770. CC, t. XXXVII.


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personnage, soulignant surtout la cohérence intellectuelle de l‘ensemble et la place capitale de

l‘Emile : « ce livre tant , si peu entendu et si mal apprécié n‘est qu‘un traité de la bonté

originelle de l‘homme, destiné à montrer comment la vie et l‘erreur, étrangers à sa

constitution, s‘y introduisent et l‘altèrent insensiblement »

12

. Nous sommes dans le troisième

et dernier dialogue ; la réflexion de Jean-Jacques Rousseau sur la réception de son Œuvre et

l‘image de sa personne dans un monde devenu hostile touche à sa fin. On voit ainsi que deux

lectures non malveillantes de cette Œuvre sont possibles, dont l‘une engage l‘intellect du

lecteur et l‘autre davantage son affectivité. On peut certes se demander quelle est la valeur

d‘une lecture affective accessible uniquement, semble-t-il, à un homme qui s‘appelle

Rousseau, qui est protestant et suisse, qui a apparemment la même expérience de la vie que

l‘auteur ; pourtant, c‘est plutôt la lecture intellectuelle et distanciée qui est frappée

d‘incertitude dans le débat : c‘est seulement à la fin des dialogues qu‘elle émerge comme

étant encore possible. Mais c‘est ainsi, pourrait-on dire, que l‘Œuvre atteint son véritable but,

qui serait de montrer comment, en dehors de toute intimité, une lecture authentique des écrits

de JJR peut encore s‘effectuer. Dans la mesure où Rousseau à la fin de sa vie éprouve de la

difficulté à imaginer la lecture autrement que sur le mode de l‘intimité, ou de l‘inimitié, cette

conclusion serait un triomphe de la rationalité, vite remis en cause, il est vrai, par les annexes

du texte

13

.

On l‘aura compris, la relecture de sa propre Œuvre par Rousseau est un exercice largement

orientée vers un tiers : il se cherche dans les yeux du lecteur et, ne s‘y retrouvant pas, met en

scène la bonne lecture de son Œuvre, montrant l‘intime conviction de la bonté de l‘auteur qui

peut en résulter, tâchant cependant d‘imaginer aussi ce qui se passera quand le lecteur est

10

OC, I, p. 672 et 673.

11

OC, I, p. 867.

12

OC, I, p. 934.


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quelqu‘un qui n‘a aucune raison au départ de l‘aimer ou de lui faire confiance. Mais si les

Dialogues offrent aux autres des modèles de lecture et de relecture, que dire des Rêveries ?

C‘est pour le sujet d‘aujourdhui le plus intéressant des textes de Rousseau, et je me justifierai

d‘y arriver si tard en disant que Les Rêveries prennent tout leur sens par le fait de devenir

possibles à la fin d‘un long parcours. « Je n‘écris mes rêveries que pour moi », déclare

Rousseau, avant d‘ajouter un peu plus loin, « je ne les cache ni ne les montre »

14

. Les

Rêveries ont par ailleurs la particularité d‘être d‘emblée écrites pour être relues plus tard, c‘est

du moins ce que l‘auteur affirme. « Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je

reste, comme je l‘espére, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la

douceur que je goute à les écrire, et faisant renaitre ainsi pour moi le tems passé doublera pour

ainsi dire mon existence »

15

La différence par rapport aux Confessions et aux Dialogues est

claire : il ne s‘agit plus de mettre en Œuvre de grands moyens afin d‘être perçu tel qu‘on croit

être (comme dans Les Confessions), et par rapport aux Dialogues, on pourrait dire que le

Français n‘existe plus, et que « Rousseau » a enfin réintégré « Jean-Jacques » : c‘est

désormais le passage du temps et non le dédoublement simultané qui va permettre de se

contempler du dehors : « je vivrai comme avec un moins vieux ami ».

Les Rêveries sont donc caractérisées par une certaine simplicité dans les moyens, et à celle-ci

pourrait correspondre une simplicité dans les fins. Une grande et célèbre déclaration fait

pourtant hésiter là-dessus, avant de permettre finalement de mieux définir les modalités du

texte : « Mais moi, détaché d‘eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à

chercher ». Le but n‘est donc pas modeste, dans la mesure où l‘être se met en cause tout

entier : ce qui est modeste est plutôt la relation à autrui qui est désormais envisagée (« je ne

13

Et surtout par le « Billet circulaire » donné en annexe après avoir été distribué dans les rues de Paris. « P.S.

François, on vous tient dans un délire qui ne cessera pas de mon vivant » (OC, I, p. 991).

14

OC, p. 1001.

15

OC, I, p. 1001.


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les cache ni ne les montre »). Il faut souligner une dimension supplémentaire de cette

modestie. On a souvent observé que la présence de la botanique dans les Rêveries est à la

limite d‘une usurpation. Cette usurpation à venir est d‘ailleurs clairement inscrite dans la

septième promenade, qui commence : « Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé,

et déjà je sens qu‘il touche à sa fin. Un autre amusement lui succede, m‘absorbe, et m‘ôte

même le tems de rêver »

16

Et l‘usurpation est de même figurée, pourrait-on dire, dans la

cinquième promenade, où Rousseau se réjouit d‘avoir laissé ses livres dans leurs caisses

pendant son séjour à l‘île de Saint-Pierre. « Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette

bouquinerie j‘emplissois ma chambre de fleurs et de foin ; car j‘étois alors dans ma prémiére

ferveur de Botanique, pour laquelle le Docteur d‘Ivernois m‘avoit inspiré un gout qui bientôt

devint passion »

17

. Lecture et invention littéraire sont en concurrence avec les fleurs et les

foins, et ce que les plantes représentent devient explicite à la fin de la septième promenade :

« Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forets, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces

montagnes dont l‘aspect a toujours touché mon cŒur : mais maintenant que je ne peux plus

courir ces heureuses contrées je n‘ai qu‘à ouvrir mon herbier et bientôt il m‘y transporte »

18

.

On voit tout de suite le parallèle avec les Rêveries elles-mêmes : celles-ci seront en quelque

sorte, si Rousseau n‘y renonce pas, l‘herbier de l‘avenir, le transportant vers une époque

révolue comme l‘herbier le fait pour le temps de ses courses botaniques dans le Pilat. Mais

quel bonheur les Rêveries peuvent-elles rappeler ? Celui d‘une vie intérieure qui est toujours

menacée, comme le montre le contenu de chaque promenade, par le souvenir de ses

malheurs

19

Ce danger est d‘ailleurs longuement évoqué dans cette même septième

16

OC, I, p. 1060.

17

OC, I, p. 1042.

18

OC, I, p. 1073. On trouvera de belles et justes pages sur la botanique dans Eli Friedlander, J. J. Rousseau, An

Afterlife of Words (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2004).

19

« J‘avois même à craindre dans mes rêveries que mon imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât

enfin de ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines me resserrant le cŒur par degrés ne


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promenade. Et quelle fin les Rêveries peuvent-elles servir ? Une fin purement personnelle :

« le desir d‘être mieux connu des hommes s‘étant éteint dans mon cŒur n‘y laisse qu‘une

indiférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monumens de mon innocence »

20

.

C‘est ainsi que la pratique de la botanique et le projet littéraire deviennent interchangeables et

que la première peut si facilement prendre la place du second. L‘herbier ne parle pas aux

autres, les feuilles séchées sont un signe mémoratif pour Rousseau mais non pour nous, le

cerastium aquaticum qu‘il a trouvé sur les hauteurs de Ménilmontant le jour de son accident

avec le chien danois ne nous dit rien. Mais quand on n‘est tourné que vers soi-même, quand

on ne contemple que l‘histoire de ses propres journées, quel serait l‘avantage de la parole ? La

plante est là dans l‘herbier, toujours elle-même quoique changée, elle est le signe et la chose

même, elle est aussi la distance abolie entre l‘ailleurs et l‘ici, entre le passé et le moment du

regard actuel.

Voilà donc comment finit la relecture de soi chez Rousseau. Tous les écrits autobiographiques

constituent un vaste commentaire, une immense mise en contexte, de l‘Œuvre philosophique.

Si on a peu parlé des Confessions, c‘est que la mise en contexte est explicitement rhétorique,

elle situe les Œuvres dans une vie que le lecteur ne connaît pas, qu‘il faut donc raconter par le

menu, la relecture de soi est entièrement tournée vers autrui

21

. Dans Rousseau juge de Jean-

Jacques, la configuration est déjà très différente, dans la mesure où le seul homme qui soit

capable au départ de lire l‘Œuvre de « Jean-Jacques » avec justesse et charité s‘appelle

« Rousseau » : on rencontre une relecture de soi au fonctionnement particulièrement

complexe, destinée à autrui et prise en même temps dans un jeu de miroirs où l‘auteur se

m‘accablât enfin de leur poids » (septième promenade, OC, I, p. 1062) : tout ce paragraphe est capital pour

l‘articulation entre rêverie et botanique.

20

OC, I, p. 1001.

21

« Mais en lui détaillant [au lecteur] avec simplicité tout ce qui m‘est arrivé, tout ce que j‘ai fait, tout ce que

j‘ai pensé, tout ce que j‘ai senti, je ne puis l‘induire en erreur à moins que je ne le veuille, encore même en le

voulant n‘y parviendrois-je pas aisément de cette façon » (Confessions, livre 4, OC, I, p. 175).


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retrouve face à lui-même. Et puis, paradoxalement, dans les Rêveries, on est amené à se

demander si, du moins chez Rousseau, se relire, ce n‘est pas toujours pour une part au moins

se relire pour autrui. Car quand on se relit uniquement pour soi, sans autre fin que domestique

et privée, comme dit Montaigne, pour retracer son propre chemin, pour se complaire dans des

souvenirs agréables, la parole risque de perdre son statut privilégié, elle est concurrencée par

d‘autres modes de remémoration, par des graminées et des compositæ, par des herbiers, et par

la chaîne de leurs idées accessoires.

Michael O‘Dea

Université Lumière Lyon II

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