Réponse de M. Charles-Guillaume Étienne
au discours de M. Prosper Mérimée

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 février 1845

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     onsieur,

     Toutes les formes oratoires de l’éloge semblaient depuis longtemps épuisées ; vous venez de les renouveler en les rendant plus simples et plus vraies. Pour louer M. Nodier, vous avez raconté sa vie ; vous l’avez peint tel qu’il était, avec cette chaleur d’âme, cette mobilité et cette finesse d’esprit, cet enthousiasme si prompt à s’enflammer, si prompt à s’éteindre, cette mélancolie rêveuse, qui n’ont fait de son existence, toujours agitée, qu’une longue suite d’illusions et de désenchantements. Vous nous le montrez tour à tour poëte, orateur, naturaliste, philologue, romancier, effleurant de sa plume élégante et capricieuse les sujets les plus graves et les plus frivoles ; tolérant, chez les autres, toutes les témérités du style, mais fidèle pour lui-même aux règles du goût le plus scrupuleux ; et, dans le cours d’une carrière où l’inconstance de son esprit et la flexibilité de son talent ont fait souvent mettre en doute la rigueur de ses principes et la fermeté de ses convictions, respectant toujours la langue dans ses discours et dans ses écrits, et vouant ses jours sérieux à des travaux philologiques qui seront ses plus beaux titres à l’estime de l’avenir.

     Tel a été l’homme de lettres ; suivons-le sur la scène du monde et dans l’intimité de la famille.

     Dès ses premières années, quand des lois cruelles pesaient sur la France, il arrache à la mort une femme coupable d’un souvenir pour son époux jeté sur la terre étrangère. Charles Nodier apprend que son père est le juge de cette infortunée ; il le supplie, il embrasse ses genoux ; ses larmes trouvent le magistrat inflexible ; mais la preuve s’échappe des mains du père attendri, et la victime est sauvée.

     Vingt-cinq ans plus tard, en des jours de réaction, où il y avait d’autres lois et d’autres proscrits, un administrateur, qui avait protégé sa jeunesse, porté sur une liste d’exil, gémit loin de la France, loin de sa famille ; soudain M. Nodier voit, prie, importune les ministres ; aucun obstacle ne l’arrête, aucun refus ne le fatigue, et bientôt il presse son vieil ami dans ses bras.

     Mais d’autres noms étaient inscrits sur ces tables fatales ; les vainqueurs de la veille y avaient jeté pêle-mêle des hommes de toutes les conditions, de tous les rangs, des magistrats, des poëtes, des guerriers ; il invoque les lois méconnues, il rappelle des services oubliés ; sa voix énergique et suppliante demande justice pour les talents proscrits, pour la gloire exilée, et le calme ne rentre dans son cœur qu’au moment où le ciel de la France est rendu à tous ses enfants ; et moi-même, menacé alors d’une persécution, que le désir d’honorer sa mémoire peut seul me rappeler, je le vois accourir, et il m’adresse ces mots que je n’ai jamais oubliés : « Dieu vient de m’accorder un nouvel enfant : je pourrais lui assurer un haut patronage ; je viens le placer sous celui d’un ami malheureux ; je vous prie de lui donner votre nom. »

     Ainsi, quand il disait : J’ai toujours été du parti des vaincus, ces paroles, qui, au temps où nous vivons, appellent le sourire de l’incrédulité, n’était-il pas du petit nombre de ceux qui avaient le droit de les prononcer ?

     Faut-il, d’ailleurs, s’étonner qu’un homme qui fut trop souvent, et qui se crut toujours malheureux, ait embrassé si ardemment la cause du malheur ? Les hautes facultés de l’esprit, les nobles qualités du cœur n’ont point préservé sa vie de soucis et d’amertume. La bienveillance universelle qu’il avait si bien méritée, les empressements de la plus sincère amitié n’ont pu dissiper les fantômes d’une imagination inquiète et malade, et c’est ce trouble de son âme qui peut-être ne lui a pas permis d’atteindre le haut rang où l’appelaient de fortes études, et le développement hâtif de sa merveilleuse intelligence.

     Ses premières impressions ont influé sur toute sa destinée ; à huit ans, il lisait Montaigne et J.-J. Rousseau ; à douze, Goëthe et Rabelais. Il commençait ses humanités, au moment où grondait l’orage de notre grande révolution ; la France enivrée célébrait la liberté naissante, son nom seul faisait battre tous les cœurs, et l’âme ardente du jeune Nodier s’abandonna avec transport à toutes les espérances d’une régénération nationale. Il était déjà tribun qu’il était encore écolier ; il apprenait le même jour l’éloquence à la chaire du collége, et la professait à la tribune du club. Le matin il étudiait Cicéron, et le soir il s’essayait au rôle de Mirabeau. L’avenir lui apparaissait alors sous les couleurs que ses jeunes espérances aimaient à lui prêter, sa foi était fervente et sincère ; mais quand il voit cette liberté, qu’il aimait avec la candeur de son âge, profanée par de déplorables excès, quand il voit fléchie des principes qu’il avait crus inébranlables, chanceler les hommes qu’il avait jugés les plus fermes, son cœur s’émeut, sa raison s’indigne, il s’arme de la plume de Juvénal, et se désigne lui-même aux vengeances du pouvoir offensé. Mais bientôt, effrayé de son courage, il fuit la persécution qui ne le cherche pas, et va abriter sa tête à l’ombre des bois les plus épais. À l’exaltation succède l’abattement, les brillantes utopies de sa jeunesse ont disparu, les chimères se sont évanouies, ses auteurs favoris deviennent les seuls compagnons de sa solitude ; il revient à Montaigne, à Rabelais, se place ainsi entre le doute et le paradoxe, et tombe peu à peu dans un scepticisme profond, dernier refuge des espérances déçues et des esprits désabusés.

     Enfin l’autorité, avertie de ses courses mystérieuses, se met sur ses traces, et le conspirateur est trouvé herborisant dans les forêts du Jura ; les pièces de conviction sont quelques manuscrits, quelques livres et une collection d’insectes. Le préfet a bien vite reconnu le coupable ; homme d’esprit et de sens, il ne lui épargne pas les sages conseils, et pour toute punition, il le condamne à ne plus se croire persécuté. C’est ce même administrateur que la reconnaissance de M. Nodier sauva plus tard d’une proscription qui, cette fois, n’était qu’une triste réalité !

     Rendu enfin aux douceurs de la vie de famille et de la vie littéraire, il retrouva un peu de calme dans son cœur ; mais les trop vives impressions d’une jeunesse si agitée y avaient laissé des traces profondes ; aussi le goût du merveilleux et du fantastique se fait-il un peu sentir dans presque toutes ses productions ; il détourne les yeux du monde réel et embrasse avec amour les chimères du monde idéal ; dans ses esquisses de mœurs, il voit les hommes à travers l’optimisme de ses illusions ; dans ses souvenirs historiques, il confond les choses qu’il a vues et les choses qu’il a rêvées ; épris de la controverse, souvent il laisse voir des prédilections pour le moyen âge, et il modèle sa pensée sur le style des écrivains du grand siècle. Cette apparente contradiction lui a fait attribuer des doctrines qui n’étaient pas les siennes ; mais si l’importunité a quelquefois arraché à sa complaisance, tant soit peu railleuse, des signes d’une équivoque approbation, ses propres exemples, ses plus sérieux écrits témoignent hautement de son respect pour la langue du génie.

     Voici en quels termes il s’exprime dans un de ses plus remarquables ouvrages : « Comme si le style qui a encore été animé de tant d’esprit par Montesquieu, de tant de majesté par Buffon, de tant d’éloquence et de feu par J. J. Rousseau, s’était trouvé insuffisant tout à coup pour rendre les nouvelles conceptions de leurs successeurs, on l’a échangé contre je ne sais quel langage qui retentit longtemps dans l’imagination sans rien porter à l’intelligence.  … D’abord, on a relevé la prose, non par le choix des pensées et la propriété des expressions, comme l’ont fait les grands maîtres, mais par une espèce de vernis poétique tout à fait étranger à son caractère, par des inversions qui le torturent, par une recherche de coloris qui le déguise et qui ne l’embellit point. Ce petit secret est devenu l’instrument le plus fastidieux du nouveau style. »

     Quand il vint s’asseoir au milieu de nous, M. Nodier rendit un solennel hommage aux grands principes posés par la raison des siècles, et reconnut hautement qu’ils étaient placés sous la garde du pouvoir conservateur de l’Académie.

     Sans doute, il était loin de proscrire les innovations qui surgissent toujours à la décadence des grandes littératures, et tentent l’ambition généreuse des hommes qui se croient prédestinés à en être les régénérateurs ; avide d’émotions qu’il était, il souriait à leur audace, mais il n’avait pas foi dans la durée de leurs succès ; il voyait avec chagrin des esprits aussi élevés s’égarer au milieu des ténèbres ; il les conjurait de suivre une autre voie, qui les conduirait plus sûrement à la gloire.

     Tous les vœux de M. Nodier ne sont pas encore accomplis. Mais l’Académie est restée fidèle au culte des grands souvenirs, elle n’a renié ni ses lois, ni ses dieux.

     Nul n’apporta dans nos paisibles travaux plus de ferveur que M. Nodier. Dès longtemps sa place était marquée parmi nous. Que de titres n’avait-il pas à nos suffrages ! ses vers pleins de charme et de douceur, sa prose élégante et harmonieuse, ses traductions, ses romans, ses mélanges, ses longues études sur la langue, son Dictionnaire des onomatopées, ses Questions de littérature légale, véritable code de police littéraire, un de ses ouvrages les plus érudits et les plus spirituels, car 1’esprit étincelle dans ses œuvres graves comme dans ses opuscules les plus légers ; il le sème à pleines mains jusque sur les lieux communs du prospectus et sur la table alphabétique du catalogue.

     Nous l’avons vu égayer nos plus sérieux travaux par les saillies de la plus piquante controverse ; son érudition même était ingénieuse. Rapporteur d’une commission chargée par l’Académie de préparer les matériaux d’un dictionnaire historique de la langue, il sacrifia ce qui lui restait de force à cette mission laborieuse et difficile. Rechercher au milieu des ténèbres l’origine des langues ; expliquer leur mélange par le mélange des peuples, à la suite des migrations, des conquêtes, ou des relations de voisinage ou de commerce ; interroger les manuscrits ; étudier les chartes, les glossaires, et jusqu’aux inscriptions effacées des plus vieux monuments ; enfin, à travers la filière confuse des siècles, remonter à l’étymologie des mots, qui est en même temps la généalogie des idées, tel est l’immense travail auquel il se dévoua tout entier. Quel intérêt M. Nodier ne répandait-il pas sur ces questions si ardues, par l’expression de sa pensée si gaiement sérieuse et par l’éclat de sa verve originale !

     C’est à la bibliothèque de l’Arsenal, où ses vieux jours avaient enfin trouvé un paisible abri, qu’entouré des trésors de la science, des soins de la famille et des douceurs de l’amitié, qu’il s’est éteint, entre les bras d’une fidèle compagne, son ange consolateur, et d’une fille chérie qu’il avait lui-même instruite, et qui a aussi cultivé les lettres, mais sans jamais leur sacrifier un devoir d’épouse ou de mère.

     Dans une carrière si tourmentée, M. Nodier, on le conçoit, n’avait pas amassé de richesses ; il n’eut d’autre luxe que celui de l’Elzevir ou de l’édition princeps. Il avait péniblement formé deux précieuses bibliothèques ; il vendit la première : ce fut la seule dot de sa fille ; la seconde a été son unique héritage.

     Vous n’avez connu M. Nodier que par ses ouvrages : j’ai sur vous l’avantage d’avoir vécu avec lui dans une assez longue intimité, et j’ai cru qu’il m’était permis d’ajouter au portrait fidèle que vous en avez tracé, quelques traits qui n’en altéreront pas la ressemblance.

     Vous lui succédez, Monsieur, et en vous revivent le littérateur, l’érudit, le philologue, le romancier et l’historien. Assis à sa place, aidez-nous de vos efforts, pour achever le monument que nous élevons à la gloire des lettres françaises ; nos espérances peuvent seules adoucir nos regrets, et nos espérances ne seront pas trompées.

     Plus heureux que votre devancier, vous êtes né sous un ciel moins orageux ; le calme de vos études n’a pas été troublé par le bruit du forum ; de savants, de sages professeurs ont prudemment développé votre intelligence et éclairé votre esprit. Vous avez dû à de si habiles maîtres cette solide instruction, cette pureté de goût, cet amour du travail et cette passion du savoir, qui ont de si bonne heure fixé sur vous les regards de tous les amis des lettres. Vos voyages ont commencé au moment où finissaient vos études classiques. Visitant tour à tour nos bibliothèques et nos vieilles basiliques, vous avez trouvé autre chose que de la poésie dans les ruines, vous étes passé de l’étude des monuments à l’étude des mœurs, et, dans cette marche progressive, vous êtes arrivé de la chronique à l’histoire ; aussi avez-vous conquis, en même temps, la double renommée de savant archéologue et d’habile écrivain, et deux académies vous ont-elles presqu’à la fois admis dans leur sein.

     Vos ouvrages, Monsieur, ne sont ni d’un enthousiaste, ni d’un moraliste chagrin ; vous n’avez de goût ni pour l’hyperbole, ni pour l’anathème ; votre philosophie tolérante se résigne à accepter l’homme tel qu’il est ; dans votre Théâtre de Clara Gazul, satire ingénieuse où vous le montrez sous des aspects si divers, perce plutôt le sourire de la moquerie que l’expression de la colère ou du mépris.

     Vos esquisses de mœurs, peinture exacte des vices grossiers d’une société qui commence et des vices élégants d’une société qui finit, révèlent en vous la justesse du coup d’œil et la délicatesse du pinceau. Mais de quelle vigueur ne s’anime-t-il pas dans la Jacquerie et dans les Scènes du temps de Charles IX, tableaux d’une fidélité effrayante, où apparaît notre vieille France se débattant mutilée sous la verge de fer de la féodalité, et sous le poignard sanglant du fanatisme ! En déroulant les annales de ces siècles barbares, Monsieur, vous nous avez rendus moins sévères pour le nôtre. Oh ! quels progrès se sont accomplis ! comme nos mœurs, nos passions même sont devenues plus douces ! Comparez donc les terribles souvenirs qu’éveillent vos récits du passé aux plus vives émotions que puissent exciter vos révélations sur la société moderne ! Que sont ces travers d’esprit, ces faiblesses de cœur, ces hypocrisies de sentiment ? Que sont même ces haines de famille dont vous nous offrez la saisissante image dans cette énergique Colomba, le plus heureux de vos écrits, la plus exquise et la plus populaire de vos créations ?

     Je rappelle ainsi, Monsieur, tous vos titres ; mais puis-je en omettre un qui vous assurait des droits aux préférences de l’Académie ? c’est le naturel, c’est la clarté du style, la clarté, surtout, qui disparaît de plus en plus des écrits de notre temps et qu’il nous appartient de remettre en honneur. Épris comme tant d’autres, de la nouveauté, vous ne l’avez pas cherchée dans la bizarrerie, vous avez le secret d’être original sans cesser d’être vrai ; chez vous, la pensée n’a rien de vulgaire ; vous ne recourez pas, pour la revêtir d’un faux air de grandeur, à l’éclat des mots et au luxe des métaphores.

     Ces immenses qualités brillent surtout dans le travail historique, publié par vous depuis votre entrée à l’Académie. On vous a reproché d’être remonté un peu haut, en prenant Catilina pour le sujet de vos méditations. Mais les grandes luttes entre le patriciat et la démocratie, qui ont si longtemps remué le monde, surtout à l’époque où expirait la liberté romaine, étaient une étude digne de l’étendue et de la pénétration de votre esprit. Les révolutions que nous avons traversées, éclairent d’un nouveau jour celles dont dix-neuf siècles nous séparent. Et, sous ce rapport, le présent est quelquefois la meilleure explication du passé. Qui a vu nos clubs populaires a presque assisté aux assemblées du Forum ; qui a connu Napoléon comprend mieux César. Que ne devons-nous pas attendre de cette histoire du conquérant des Gaules, que vous avez promise et à laquelle vous venez de préluder avec tant de succès ! Poursuivez, Monsieur, la route où vous êtes entré ; il en est de plus faciles, mais elles ne mènent pas au but marqué à des hommes tels que vous. Il y a loin encore, et vous ne vous le dissimulez pas, du point où vous êtes arrivé, à celui où vous devez certainement atteindre. Ne vous arrêtez pas au milieu de la carrière ; le repos n’est pas permis à votre talent. Fortifié par l’étude, guidé par la raison, vous franchirez d’un pas sûr l’espace qui vous reste à parcourir, et, jeune encore, vous figurerez parmi les hommes qui honorent leur pays et qu’attendent les suffrages de l’avenir.