La morale de Rousseau
par Frédéric DELUERMOZ
I Introduction
Les lectures de Rousseau s’attachent plus à sa philosophie politique, à sa conception neuve de l’éducation, à la découverte de l’histoire et de la société en leur dimension philosophique, qu’à sa morale. Celle-ci semble au fond s’effacer devant ces grands thèmes et être ainsi réduite à un rôle secondaire consistant tout au plus dans la position dispersée de quelques préceptes d’inspiration stoïcienne présentant l’exigence d’une vie conforme à la nature.
Il nous a paru au contraire que la morale occupait une situation à la fois inaugurale et centrale dans l’œuvre, que c’était un questionnement d’allure morale qui venait donner son unité à tous les grands thèmes de la philosophie de Rousseau. N’est-ce pas en effet la brutale révélation du mal telle qu’elle se donne dans « l’illumination de Vincennes » qui fait jaillir l’intuition d’où toute l’œuvre va surgir ? Et comme le mal revêt pour Rousseau une dimension métaphysique, puisque dès le Second Discours il vient plonger ses racines dans le drame que constitue pour l’humanité la perte de l’ordre de nature, on saisit alors que la compréhension du mal qui s’ancre dans une métaphysique de la séparation va susciter l’effort pour penser les conditions de son dépassement, effort qui va rayonner aussi bien en direction de la conception juridico-politique d’un ordre moral, analogon de l’ordre de nature qui devra se substituer à cet ordre perdu, que vers la construction d’une éducation morale dont la tâche sera de réconcilier l’homme et l’ordre. La méditation morale est ainsi au lieu du jaillissement de tous les grands thèmes philosophiques de l’œuvre de Rousseau ; c’est ce que nous voudrions faire voir dans la première partie de cet exposé.
Mais ce qui procure à la morale un tel sens, et une telle situation, c’est qu’elle vient trouver son assise dans une philosophie de l’existence. Cette méditation existentielle, en décelant les structures et les mouvements constitutifs de l’existence est ce qui vient soutenir la thèse essentielle de la bonté naturelle de l’homme, bonté qui vient fonder la possibilité d’une morale en même temps que celle-ci aura pour tâche d’accomplir cette bonté, i.e. de l’élever à sa dimension spirituelle ; ce sera l’objet de notre deuxième partie.
II La situation de la morale dans l’œuvre
La morale de Rousseau fait problème en ce que, de prime abord, elle semble introuvable au sein de son œuvre. Rousseau n’a pas écrit de traité de morale. Il y a certes les Lettres Morales (ou Lettres à Sophie d’Houdetot), écrites en 1757-58, particulièrement les Lettres V et VI, qui présentent l’esquisse d’une réflexion éthique, que la Profession de Foi du Vicaire Savoyard viendra reprendre et développer. Ailleurs, Rousseau nous parle de nature, de société, d’Etat, d’éducation, de religion ou encore de lui-même. Il est donc bien difficile de repérer un moment spécifiquement moral de sa réflexion philosophique. Ce qui explique peut-être cette apparente absence, c’est qu’on perçoit mal quels pourraient être la place et le sens d’une telle réflexion morale car au fond, à qui s’adresserait-elle, à quel homme serait-elle destinée ? Serait-ce à l’homme naturel qui d’un point de vue moral est en deçà du bien et du mal, qui, comme le dit le Second Discours n’a « ni devoirs connus [...] ni vices ni vertus » [1] ? L’homme civil quant à lui s’est rendu sourd à la voix de la nature qui parle en sa conscience et semble avoir ainsi perdu contact avec la source d’où peuvent jaillir selon Rousseau, les principales maximes pratiques. Pour l’homme des sociétés modernes, la morale ne viendrait-elle pas trop tard ?
Toutefois, il faut reconnaître que le Livre IV de l’Emile, et tout particulièrement la Profession de Foi du Vicaire Savoyard, présente le déploiement systématique d’une vision morale. Ceci fait comprendre déjà que la morale trouve sa place dans une éducation morale. En ce qui concerne son sens, il convient de relever un point capital : ce déploiement intervient à un moment clé de l’éducation d’Emile (comme d’ailleurs du jeune Rousseau que le vicaire a recueilli). C’est le moment de la seconde naissance. Après être né pour exister, soit pour l’espèce, nous naissons une seconde fois pour vivre, soit, dit Rousseau, « pour le sexe » [2] . Avant ce moment, tant que l’enfant vit selon l’ordre, « tant que sa sensibilité reste bornée à son individu, il n’y a rien de moral dans ses actions » [3] . Autrement dit, c’est lorsque sa sensibilité commence à s’étendre hors de lui, c’est lorsqu’il quitte l’immédiate présence à soi que la morale prend son sens. La morale doit donc se situer au lieu du plus grand péril : au lieu de la co-humanité, au sein de l’espace où les passions deviennent interhumaines, espace qui est aussi celui de cette genèse simultanée ou réciproque des passions et de la raison. Ce qui montre que c’est le lieu du plus grand péril, c’est le rapprochement de ce moment, celui où Emile entre dans l’adolescence, avec le moment de l’évolution sociale qui voit les premiers progrès de l’espèce humaine, qui voit s’épanouir la faculté de comparer et s’engendrer l’imagination, bref le moment où l’amour de soi se métamorphose en amour propre [4] . A la lumière de ce rapprochement, on réalise que ce moment est celui où la distance avec l’ordre de nature, où le relâchement de la présence immédiate à soi et à la nature fait surgir le risque de la perte de l’ordre. C’est donc lorsque nous quittons l’unité et le resserrement sur soi, c’est lorsque s’annonce le mouvement d’expansion sur l’autre, que s’ouvre l’aventure éthique. C’est lorsque la nature ne nous parle plus directement que la morale doit résonner. Si on réfléchit au fait que du côté de l’évolution de l’humanité, ce moment où « chacun commence à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même », ce moment « où l’estime publique eut un prix » [5] , fut aussi celui du « premier pas vers l’inégalité et le vice en même temps » [6] , alors on saisit que ce moment est aussi celui qui suscite la méditation politique de Rousseau. Ainsi la morale de Rousseau est paradoxalement introuvable parce qu’elle se situe au lieu de jaillissement mais aussi de convergence de tous les grands thèmes de son œuvre. Le problème de la morale de Rousseau est donc aussi celui de l’unité de toutes les régions de sa philosophie.
La perception claire du problème moral que Rousseau pose va venir confirmer que la morale est bien en position à la fois inaugurale et centrale dans sa méditation philosophique. Comme il ressort de ce qui précède, et comme Kant et à sa suite Cassirer l’ont bien vu, ce problème est celui du mal. Et c’est la façon très originale dont Rousseau formule et examine ce problème qui donne à sa morale cette situation trans-régionale, qui fait d’elle le véritable fil conducteur de toute sa philosophie.
Ce que Rousseau apporte selon Kant, c’est une science nouvelle qui traite de la nature de l’homme, de sa destinée, de la société et de l’histoire. Et c’est au sein de ce projet d’une science de la vie éthique qu’il faut saisir d’abord l’originalité de la formulation rousseauiste du problème du mal. L’idée essentielle de l’interprétation kantienne de l’œuvre de Rousseau, se trouve dans les Remarques sur les Observations concernant le Sentiment du Beau et du Sublime, de 1764, où Kant compare Rousseau à Newton, qui dans la nature décela l’ordre sous le désordre apparent. « Rousseau, le premier de tous, découvrit sous la diversité des formes humaines conventionnelles, la nature de l’homme dans les profondeurs où elle était cachée, ainsi que la loi secrète par laquelle grâce à ses observations, la providence est justifiée ». C’est ce dernier point surtout que Ernst Cassirer considère comme « le centre de la philosophie de Rousseau » [7] . Le problème central de la philosophie de Rousseau est bien celui du mal et l’ensemble de sa réflexion se développerait comme une théodicée.
Mais s’il en est bien ainsi, on comprend mal comment Kant a pu rendre hommage à Rousseau, comment il a pu le considérer comme l’initiateur d’une nouvelle science morale, aussi bien dans les Remarques que plus tard dans les Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine [8] , et dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, [9] alors que par ailleurs il établit l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée (1791).
C’est que la théodicée de Rousseau a un tour bien différent des théodicées traditionnelles, différence qu’il faut rattacher à sa formulation du problème du mal. Le point de départ de cette théodicée est une constatation : « Tout est un bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » [10] . S’il y a du mal dans le monde (« je vois le mal sur la terre » dit Rousseau [11] ), Dieu n’en est pas responsable. Mieux, lui-même et son œuvre sont sans aucun rapport avec le mal. Ce mal qui a la forme métaphysique du désordre mais qui est essentiellement moral, est entièrement imputable à l’homme. « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal, cet auteur c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres et l’un et l’autre te viennent de toi » [12] . L’homme est non seulement responsable du mal, mais le mal n’est présent qu’au sein de son règne. Seulement, comme le dit Cassirer, nous sommes amenés là devant un problème qui paraît d’abord insoluble : « Comment le mal et le péché peuvent-ils être imputés à la nature humaine, si celle-ci, dans sa constitution primitive est libre de tout mal, de tout péché, s’il n’y a pas eu de corruption radicale » [13] . C’est là qu’intervient l’une des thèses essentielles de la philosophie de Rousseau. « Il crée en quelque sorte, dit Cassirer, un nouveau sujet à qui il fait porter la responsabilité, l’imputabilité ; ce sujet n’est pas l’homme isolé, mais la société humaine » [14] . Non pas la société en soi, mais la société de fait, telle qu’elle s’est constituée au fil d’un devenir que l’homme ne maîtrise pas. S’il en est ainsi, il appartient à l’homme et à l’homme seul de remédier au mal, dont il est la cause comme être social et historique. Il lui appartient, comme disait Kant, de justifier la providence.
On comprend donc ce qui fait l’originalité du projet de Rousseau, et pourquoi la position de Kant à son égard n’est pas contradictoire avec son rejet des théodicées traditionnelles :
- C’est que d’une part, le mal pour Rousseau provient uniquement de l’homme. Les spéculations métaphysiques du vicaire ne visent pas à découvrir quelque source ontologique du mal dans la notion de création, dans la limitation de la créature, etc. Bien au contraire, ces spéculations tendent à établir le caractère strictement moral du mal. Le mal s’attache essentiellement à la liberté, puisqu’il réside dans le fait que l’homme abuse de sa liberté.
- D’autre part, le mal renvoie pour Rousseau à la contradiction de la nature et de la culture, c’est-à-dire comme l’affirme Kant, « au conflit inévitable de la culture avec la nature du genre humain comme espèce physique au sein de laquelle tout individu devrait atteindre pleinement sa destination » [15] . Dès lors le problème du mal a aussi une allure téléologique, en ce qu’il engage la question essentielle de la relation de la nature (de l’homme), et de sa destination morale : « comment la culture doit-elle progresser pour développer convenablement, jusqu’à leur destination, les dispositions de l’humanité en tant qu’espèce morale, de sorte que la culture ne s’oppose plus à l’humanité en tant qu’espèce naturelle ? » [16] . Tout le problème de Rousseau revient alors à concevoir « une éducation formant en même temps des hommes et des citoyens » [17] . C’est bien déjà le thème de l’éducation comme formation spirituelle de l’humanité, qui se propose chez Rousseau.
On voit donc la singularité de la théodicée de Rousseau : ancré dans la seule liberté, le mal a un aspect social et politique qui touche à la finalité éthique de l’homme. C’est pourquoi toute l’œuvre de Rousseau est tendue par l’effort de penser les moyens de surmonter le mal. C’est cet effort qui fait comprendre que la question morale traverse toute la philosophie de Rousseau, lui donnant sens et direction, et qui explique que la morale semble d’abord introuvable parce qu’elle est en fait partout dans l’œuvre en tant que thérapie du mal. Concevoir une thérapie pour remédier au désordre que l’homme introduit au sein de l’ordre, c’est là le projet qui donne son unité à la méditation philosophique de Rousseau. Et c’est pourquoi on peut, comme le fait Philonenko, proposer une grille de lecture de la philosophie de Rousseau, s’orientant selon une métaphore médicale. « Le Second Discours illustre toutes les maladies - peut-être faudrait-il dire la maladie de l’homme -, le Contrat Social, en revanche fournit la peinture de l’homme sain et bien portant, et décrit les règles de l’hygiène sociale » [18] . Et l’éducation tient une place essentielle dans ce schéma métaphorique : Le Second Discours établit un diagnostic de la maladie éthico-politique de l’homme, le Contrat Social présente un remède : soumettre l’homme à la loi, expression de l’ordre inflexible et universel de la volonté générale. Seulement, il s’agit d’une médication conditionnelle : tout homme ne peut être soumis à la loi ; tous les peuples ne sont pas propres à la législation, soit à recevoir l’aide des médecins [19] . Aussi est-ce à l’éducation de former un homme capable de cette liberté morale qui au-delà même de la liberté civile, représente la véritable maîtrise de soi qui consiste dans « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite » [20] . A partir de là on peut comprendre suivant quel axe se développe cette réflexion morale : en partant de la considération de l’ordre, Rousseau situe le désordre humain et en envisage les remèdes politiques et pédagogiques. La morale de Rousseau se situe donc au sein d’un réseau complexe dont elle colore tous les circuits : s’ancrant dans une métaphysique de l’amour de l’ordre dont elle justifie le développement, elle se déploie en direction d’une réflexion politique et pédagogique qui doit rétablir l’humanité dans l’ordre, soit justifier la providence.
Toutefois on peut repérer dans ce réseau deux lignes de force :
- Une direction politique. Elle tend vers la liberté civile, vers l’intégration de la volonté particulière à la volonté générale. Il s’agira alors de substituer à l’ordre de nature perdu pour le plus grand nombre un ordre dont l’homme sera l’auteur, l’ordre éthico-politique de la volonté générale, analogon de l’ordre de nature, ordre qui viendra garantir l’individu de toute dépendance personnelle en soumettant chacun également aux lois civiles.
- Une direction morale. C’est celle que suit la Profession de Foi. Le remède politique y tient peu de place. Il s’agit plutôt pour le vicaire d’indiquer les voies de la félicité individuelle et même au delà, de la sagesse et du salut. La réflexion est donc orientée vers la liberté morale, vers le contentement de soi et vers la religion. Comme l’a montré Gouhier, c’est une voie qui s’affermit encore dans les Rêveries du promeneur solitaire [21] .
Il n’est pas aisé de saisir la relation des deux directions. Ce qui se laisse voir toutefois dans l’une et l’autre, c’est le grand thème rousseauiste de l’intégration. Ce n’est qu’en s’intégrant à un ordre que l’homme peut être libre et heureux. La présence à soi, maître-mot de la philosophie de Rousseau exige toujours la présence à un ordre : présence immédiate à l’ordre naturel pour l’homme à l’état de nature, présence médiate ou réconciliation avec un tel ordre pour le vicaire, présence à l’ordre moral ou éthico-politique de la volonté générale pour l’homme civil. Philonenko a très bien montré l’importance de ce thème de l’intégration pour la philosophie politique [22] . Rousseau a fondé la notion de volonté générale sur une assise mathématique et rigoureuse, faisant une large place à la méthode intégrale. C’est une telle fondation qui permet de comprendre comment la volonté générale peut intégrer la volonté particulière ; c’est une telle fondation qui situe la volonté générale en position transcendantale, qui la détermine comme condition de possibilité de la totalité civile et de l’ordre juridico-politique. Ainsi pour Rousseau, l’unité de la totalité et de l’individu est réalisable parce que d’un point de vue transcendantal, la volonté générale « est une intégrale comme somme des petites différences » [23] , et d’un point de vue métaphysique, « une substance immanente s’exprimant en chacun de ses moments » [24] .
Nous voudrions interroger plutôt l’intégration morale de l’homme à l’ordre de l’être, donc suivre la seconde direction distinguée plus haut, celle du vicaire savoyard, et dans cette direction faire voir comment la morale de Rousseau s’ancre dans sa philosophie de l’existence.
III Morale et philosophie de l’existence
1) L’allure et la configuration du projet de Rousseau dans la Profession de Foi
Comme nous l’indiquions plus haut, la morale de Rousseau s’ancre dans une métaphysique de l’amour de l’ordre, très inspirée de Malebranche, métaphysique commandée elle-même par des positions d’existence.
C’est ce que laisse voir d’abord une considération de la méthode de la Profession de Foi. Rousseau y procède le plus souvent démonstrativement, cherchant à découvrir les principes suivant une voie qui rappelle les Méditations métaphysiques de Descartes. Le point de départ est lui aussi cartésien, puisqu’il s’agit du doute. « Je sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes (...) J’étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute que Descartes exige pour la découverte de la vérité » [25] .
Il convient cependant de nuancer le cartésianisme de Rousseau pour dévoiler l’allure singulière de sa métaphysique dans la Profession de Foi :
- En premier lieu, s’il s’agit bien de fonder à nouveaux frais « la clarté des lumières primitives » [26] , on verra que cette fondation, loin d’être seulement rationnelle procède bien plutôt tout entière du sentiment, de la conscience posée comme « principe inné de justice et de vertu » [27] .
- En second lieu, comme le dit Burgelin, « le doute du vicaire n’est ni volontaire ni méthodique. Il est moral et pathétique. Il ne porte pas sur la connaissance en général, mais sur deux points particuliers, « sur la cause de mon être et sur la règle de mes devoirs » [28] . C’est que le projet de Rousseau n’est pas dans la Profession de Foi de déployer une théorie de la connaissance, mais de fonder une morale. D’où la nature originale des principes et des critères de certitude que se propose le vicaire. D’abord, on ne retiendra que les vérités utiles moralement [29] . Ensuite, la règle n’est pas celle de l’évidence intellectuelle, mais celle de l’évidence du cœur [30] , et en définitive celle de la nature, « celle même que Descartes repoussait absolument au départ » [31] . Autrement dit, toute vérité suppose la reconnaissance intérieure du sentiment. Il y a là une profonde unité : l’objet de Rousseau est la vérité morale [32] , et cette vérité morale se fonde dans une conviction d’aspect moral dont l’assise est justement la principale vérité morale, celle de la conscience.
Ceci explique qu’en définitive, la Profession de Foi n’a pas la structure déductive de la philosophie cartésienne. Sa configuration est bien plutôt celle des grandes métaphysiques néoplatoniciennes. Son rythme se développe en effet selon un double mouvement de procession et de conversion : le premier mouvement indique comment le monde, par les principes qui en commandent l’économie, se présente comme un ordre qui procède de l’attribut essentiel de Dieu, sa bonté. Le deuxième mouvement, après avoir repéré la place de l’homme dans la hiérarchie des êtres, après avoir fondé le principe de la morale dans l’ordre, après avoir montré « que les règles que je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre selon l’intention de celui qui m’y a placé (...) je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables » [33] , après avoir fait état de l’existence du mal, de la rupture du règne humain d’avec l’ordre de nature, analyse les conditions d’un retour à l’ordre, donc d’un retour vers Dieu, d’une union de l’homme à l’ordre, condition de la félicité. Or ce double mouvement trouve son ancrage dans une philosophie de l’existence. C’est cet aspect essentiel de la morale de Rousseau que nous voudrions éclairer maintenant.
2) Structure et mouvements de l’existence comme fondement de la morale
a) Les vérités existentielles du vicaire
L’originalité de Rousseau se marque dans ce qu’il fait s’entrecroiser deux voies : celle d’une méditation sur l’existence, celle plus classique d’une découverte métaphysique et morale.
- Ceci se propose dès la première vérité qui « frappe » le vicaire : « j’existe et j’ai des sens par lesquels je suis affecté » [34] . Le point de départ de Rousseau est bien une méditation sur l’existence. Ce qui est posé d’abord, c’est en effet l’existence du moi, ce qui inscrit la réflexion rousseauiste dans un courant philosophique qui s’élabore chez Descartes pour aboutir à Fichte. Toutefois, si ce qui va se dévoiler en premier, c’est mon existence, cette révélation, dans la mesure où elle met en relation le j’existe cartésien et le postulat lockien et condillacien qui exclut les idées innées et place la sensation à l’origine de la vie de l’esprit, fait surgir un doute en même temps qu’elle aboutit au problème central de toute la Profession de Foi, et au delà, des Rêveries : quelle est la nature de la donation de la certitude de mon existence ? « Ai-je un sentiment propre de mon existence ou ne la sens-je que par mes sensations ? » [35] . Le moi surgit-il d’une expérience (sensible), ou y a-t-il une donation indépendante, non empirique de l’identité personnelle ? L’enjeu de cette question est capital puisqu’il concerne la possibilité d’une morale de l’autonomie, et sa formulation montre clairement qu’une telle morale doit trouver son assise dans une interrogation portant sur le statut de mon existence. S’il y a en effet une donation non empirique de la certitude de mon existence, alors devient possible cette pleine présence à soi, cette unité avec soi qui, expression de la bonté de l’homme est en même temps la condition de la liberté, du bonheur qui consiste dans le bon usage de la liberté, et même au-delà de la sagesse, qui comme le montre la Profession de Foi, et plus encore les Rêveries, exige l’autosuffisance. Décrivant ses rêveries solitaires à l’île de St-Pierre, Rousseau dit dans la 5e Promenade : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici bas la douceur » [36] .
D’emblée, la méditation rousseauiste lie donc le problème de l’identité personnelle à celui des principes de la morale. Et la solution unique à ce double problème, la conscience à la fois comme source des principes de mes devoirs et de la certitude de mon être viendra révéler que la certitude autonome de l’existence est pour Rousseau l’assise même de la morale en ce qu’elle rend possible cette présence à soi dans toute sa dimension éthique. Et comme cette présence à soi a comme condition la présence à l’être, on comprend que la méditation rousseauiste est une toile subtile où, comme nous le disions plus haut, viennent s’entrecroiser les fils d’une philosophie de l’existence, d’une morale et d’une métaphysique.
- La deuxième vérité du vicaire vient d’ailleurs poser l’existence d’un non-moi. Rousseau l’établit d’après la distinction d’esprit cartésien de l’appartenance des sensations [37] , et de leur cause (qui m’est étrangère puisque je n’ai pas le pouvoir de les produire ou de les anéantir). Ainsi Rousseau a-t-il posé l’existence de son moi et l’existence de l’univers composé de corps matériels à partir d’une interrogation de sa propre existence. Et dès ce début de la Profession de Foi s’annonce l’une des principales affirmations de l’anthropologie de Rousseau, « exister pour nous c’est sentir » [38] , puisque c’est la conjugaison du sentiment et de la sensation qui a permis cette donation du moi et de l’univers.
- La troisième vérité constitue le premier moment de la solution du problème initial du statut de la donation de l’existence. Cette troisième vérité vient en effet proposer ce qui constitue l’essence du moi, l’activité, liant déjà existence et liberté, annonçant déjà la conscience et s’engageant vers la thèse de la bonté naturelle. Découvrant qu’il a la faculté de comparer ses sensations, étant donné qu’une telle faculté implique une force qui « superpose et prononce », qu’une telle force ne peut résider dans l’être passif, qu’enfin « les idées comparatives (...) ne sont certainement pas des sensations » [39] , Rousseau en conclut que son existence est « une force active ». C’est là une thèse décisive, qui comme nous le disions plus haut, en révélant l’indépendance du moi et de ses sensations va commander l’affirmation de cette présence à soi, de cette possible autosuffisance, base de la liberté et du bonheur. En outre, cette troisième vérité indique le lieu du surgissement du mal. Il convient donc d’expliciter ce point essentiel.
Pour le vicaire, c’est donc l’activité qui distingue l’humanité, et l’activité enveloppe l’intelligence. Le moi est un sujet actif et par là irréductible à ces états passifs que sont les sensations. Sur ce point, l’Emile n’est plus dans la perspective encore lockienne et condillacienne du Second Discours. Rousseau disait en effet dans la Première Partie du Discours que c’est la seule liberté (avec la perfectibilité) qui spécifie l’homme. « Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre » [40] . Le Discours présentait ainsi une conception empirique de l’origine des idées, et quasi mécaniste de leurs combinaisons, même si Rousseau voyait déjà l’importance de l’émergence de la faculté de comparer, pour les progrès de l’esprit humain. L’Emile substitue à la distinction entendement / volonté, qui dans le Discours constituait la base de la mise au jour de la spécificité de l’homme, l’axe passif / actif, sensibilité / intelligence. Certes, l’Emile conserve l’idée essentielle du Discours : c’est dans le sentiment que la liberté s’atteint elle-même, ce qui atteste la primauté ontologique de la liberté qui en fait l’être même de l’homme. On peut même dire que l’Emile affermit cette idée essentielle en affirmant la distinction principielle de la conscience et de l’entendement, ce qui fait que la morale de Rousseau, tout en s’ancrant dans une métaphysique de l’amour de l’ordre n’enveloppe pas en sa possibilité (sinon en son accomplissement), une connaissance métaphysique [41] . Mais en proposant un axe nouveau qui vient se fonder métaphysiquement sur la dualité substantielle que Rousseau établit tout au long de ce Livre IV, le vicaire prépare ici l’idée qui sera au fondement de l’élévation morale, de la conversion, de la réconciliation morale de l’homme et de l’ordre : la libération à l’égard des sensations et la coopération nécessaire de la conscience et de la raison dans cette entreprise. En même temps, cette position de l’axe actif / passif donne au mal un aspect en quelque sorte plus général que celui qu’il avait dans le Discours, en radicalise la source comme cela se précisera aussi dans les Rêveries. Le mal ne gît plus seulement dans la relation sociale, n’a plus son site seulement dans la relation à l’autre homme. Beaucoup plus radicalement, c’est dans l’altérité, dans la pure figure de l’autre, de ce qui fait obstacle à l’épanouissement de l’être actif qu’on doit situer en dernière instance sa condition de possibilité. En définitive, c’est dans l’être-hors-de-soi que réside l’essence du mal et du malheur. Le méchant est celui qui est hors-de-lui-même alors que le juste est celui qui existe dans la pleine adhésion à soi. « Le méchant se craint et se fuit ; il s’égaye en se jetant hors-de-lui-même (...) Au contraire la sérénité du juste est intérieure ; son ris n’est pas de malignité mais de joye, il en porte la source en lui-même » [42] . De même, ce qui fait la misère de l’homme moderne, de « l’homme du monde », c’est « qu’il est tout entier dans son masque. N’étant jamais en lui-même, il y est étranger et mal à son aise, quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui » [43] .
On le voit, la morale de Rousseau, tant dans l’éclairement des conditions de possibilité de la liberté et du bonheur que dans l’analyse de ce qui y fait obstacle plonge ses racines dans une méditation sur le même et l’autre, dans une interrogation du soi dans sa relation à l’autre. Et comme toute morale enveloppe le problème de la relation au monde et à autrui, dès lors, la possibilité d’une morale de l’autonomie engage pour Rousseau la question de savoir s’il y a une « bonne » extériorité, s’il peut y avoir une relation à l’autre qui non seulement ne ruine pas la possibilité de l’affirmation du soi, mais bien plutôt accomplisse une telle affirmation. Tout le problème de Rousseau est ainsi de sauver l’altérité, de sauver la relation du moi avec le monde et autrui, et c’est par une méditation sur la bonté de l’être, méditation qui fait là encore s’enchevêtrer le questionnement de l’existence en ses mouvements constitutifs et la découverte métaphysique qu’il y parvient.
b) Les mouvements ontologiques constitutifs de l’existence et l’assise de la morale
Les deux pièces maîtresses de la morale de Rousseau sont la notion de conscience et l’affirmation de la bonté naturelle de l’homme. La seconde fonde la première, ce qui fait voir que la morale dont le centre de gravité est la conscience a son assise fondamentale dans la métaphysique puisque la bonté naturelle de l’homme doit d’abord être entendue comme bonté de son être. Mais à son tour cette bonté de l’être de l’homme doit se comprendre à partir d’une assise métaphysique plus profonde, car elle est au fond à l’échelle de l’homme l’expression de la bonté de la nature totale et de son auteur. Or cette bonté de l’être s’explique à partir d’un examen des mouvements ontologiques constitutifs de toute existence et au premier chef de l’existence de Dieu. On voit en conséquence que l’assise métaphysique de la morale puise en définitive son sens dans une philosophie de l’existence. Ce schème fondateur se saisit à partir de la prise en compte de l’ordre des questions dans la Profession de Foi : après la méditation sur son existence qui a conclu qu’elle se donne dans un sentiment propre, indépendamment des sensations et qui en a révélé la nature comme être actif, le vicaire se tourne vers l’être, vers l’univers, sans pour autant quitter la perspective de la subjectivité, qui a présidé au déploiement de tout le premier moment : « M’étant pour ainsi dire assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec une sorte de frémissement jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe, et ce premier objet qui se présente à moi pour les comparer c’est moi-même » [44] . Le premier moment du schème fondateur sera donc celui de la recherche d’un ordre de l’univers à partir duquel se déploiera une métaphysique de l’amour de l’ordre.
3) L’ordre et la situation de l’homme
a) L’ordre et ses caractères
Le point de départ de cette investigation métaphysique est la présentation d’une sorte de preuve cosmologique de l’existence de Dieu, soit d’un raisonnement inductif qui aboutit à deux articles de foi. Cette preuve se fonde dans la double considération de la cause et de la raison du mouvement et de la découverte de l’ordre qui régit le mouvement :
- Le vicaire part de la matière telle qu’elle s’offre aux sens. La matière contient du mouvement et du repos. Or étant essentiellement passive la matière ne peut avoir en elle le principe de son mouvement, ce qui signifie qu’elle le reçoit de l’extérieur, d’un principe actif extérieur à elle, principe qui ne peut être qu’une volonté, car seule la volonté peut avoir les caractères d’un principe actif, autonome et spontané. Tel est le premier article de foi : « Je crois donc qu’une volonté meut l’univers et anime la nature » [45] .
- En outre la matière est, dit Rousseau, « mue selon de certaines lois » [46] . Ceci implique une intelligence, car « agir, comparer, choisir, sont des opérations d’un être actif et pensant » [47] . C’est là le second article de foi du vicaire.
Après avoir ainsi établi l’existence d’un Dieu actif et intelligent, Rousseau en vient à la considération de son œuvre du point de vue de l’ordre qui y règne. Or cet ordre n’est pas seulement mécaniste et nécessitariste comme il pouvait ressortir de l’exposé de la preuve cosmologique. En considérant la façon dont cet ordre s’annonce à nous, sans préjuger de sa finalité, Rousseau le présente comme harmonie des êtres, c’est-à-dire comme leur parfaite appropriation les uns par rapport aux autres et par rapport au tout. « Que de sophismes ne faut-il point entasser pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres » [48] . Or, une telle harmonie peut être conçue comme l’expression des attributs essentiels de Dieu. Elle renvoie à une suprême puissance dont les attributs essentiels sont la bonté et la justice. Par sa bonté Dieu produit le monde, par sa justice il le conserve.
Il y a là un point capital : dès la considération métaphysique de l’ordre se trouve mise en jeu la notion cardinale de bonté. C’est d’abord en Dieu que la bonté a son site et c’est de là qu’elle préside à l’harmonie de l’être. Comprendre l’ordre et en conséquence la nature de la relation de l’homme à l’ordre, c’est d’abord saisir ce qui est constitutif de la bonté en son essence métaphysico-théologique originaire.
Or, cette bonté repose à la fois sur la puissance et l’amour de soi. C’est parce qu’il est suprême puissance et qu’il s’aime que Dieu est bon. « La bonté est l’effet nécessaire d’une puissance sans bornes et de l’amour de soi essentiel à tout être qui se sent » [49] . Ainsi, s’il y a une harmonie de l’être, une appropriation, une convenance des étants, une parfaite unité dans la diversité, c’est parce qu’en Dieu se conjuguent puissance et amour de soi. Comme chez Leibniz, la puissance de Dieu n’est pas une toute-puissance, c’est-à-dire une sorte de puissance sans règle, car une telle puissance n’aurait pu faire advenir un ordre. La puissance infinie de Dieu n’a pu être puissance d’ordre qu’en tant qu’elle est en même temps amour de soi. C’est le nœud conceptuel qu’il faut d’abord considérer : que la bonté de Dieu enveloppe à la fois puissance et amour de soi signifie que la bonté de Dieu réside dans son absoluité. En effet, ce qui pour Rousseau constitue la puissance en son sens vrai, c’est-à-dire la force, ce n’est pas le pouvoir de faire dans sa nudité, mais le fait de ne dépendre que de soi. C’est la signification authentique de la puissance infinie de Dieu : Dieu est puissance infinie parce que rien ne le limite, que toute altérité est son altérité, parce qu’il est autonomie absolue, pleine unité avec soi, être-chez-soi.
Or cette interprétation de la bonté repose sur une conception qui saisit l’existence de Dieu comme constituée de deux mouvements ontologiques qui se conditionnent l’un l’autre.
- En premier lieu, il y a en Dieu un mouvement vers soi, un mouvement de resserrement sur soi qui est au fondement de sa pleine présence à soi. C’est cette direction de la puissance divine qu’on peut appeler amour de soi. C’est là une idée essentielle : l’amour de soi dans la pureté de sa détermination divine n’est pas juxtaposé à la puissance. Faisant de la puissance une puissance autonome, l’amour de soi fonde son infinité et en conséquence on peut considérer que l’amour de soi est la puissance infinie de Dieu et que c’est par là que cette puissance est puissance d’ordre.
- En second lieu, cette relation interne de la puissance et de l’amour de soi, relation constitutive de la bonté de Dieu, ne peut être une relation fermée sur soi. En tant que puissance elle est nécessairement aussi expansion. Il y a donc un autre mouvement constitutif de l’existence de Dieu : le mouvement expansif hors de soi, mouvement qui fait comprendre qu’il y a un univers, un autre que Dieu.
Or en Dieu, ces deux mouvements se conditionnent l’un l’autre : la puissance infinie n’est en effet réelle, i.e effective, que parce qu’elle est expansive, tandis que la puissance n’est expansive qu’en tant qu’elle est infinie, c’est-à-dire sans borne. Il y a donc en Dieu une unité indissoluble de la pleine autosuffisance, fondement de sa bonté et de son expansion sur les êtres. En Dieu, l’être-pour-soi et l’être-pour-l’autre ne font qu’un. C’est là d’ailleurs la figure achevée de sa bonté : Dieu est auprès de soi dans son autre. Ainsi la bonté de Dieu est l’unité du mouvement vers soi et du mouvement vers l’autre. Cette idée a deux conséquences interdépendantes :
- En premier lieu, elle éclaire la relation de Dieu et de la nature : en tant qu’amour de soi, puissance resserrée sur soi, pleine présence à soi, Dieu est harmonie intérieure. L’infinité de sa puissance enveloppe donc l’harmonie d’une telle puissance. Par le mouvement hors de soi, cette harmonie s’étend sur les êtres, vient constituer la nature en son ordre. L’idée de l’unité des deux mouvements ontologiques constitutifs de l’existence de Dieu, vient ainsi fonder une théorie expressive de la bonté de Dieu. Cette théorie expressive vient à son tour soutenir une théorie émanentiste : la nature en son ordre, expression de la bonté divine, doit être considérée comme émanant de Dieu et non créée par Dieu. Rousseau juge en effet que la notion de création est inintelligible : « l’idée de création me confond et passe ma portée (...) Qu’un être que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela m’est obscur et incompréhensible » [50] . Ce qui est inintelligible c’est l’idée d’altérité qu’introduit la notion de création, idée qui en ruinerait la bonté. La bonté de l’être implique en effet en chaque être la même unité de l’être-pour-soi et de l’être-hors-de-soi que celle qu’on trouve en Dieu, c’est-à-dire une continuité de Dieu et de la nature.
- Or, en second lieu, cette théologie expressive, cette onto-théologie émanentiste va avoir une répercussion capitale sur l’anthropologie puisqu’elle permet de faire procéder la bonté naturelle de l’homme de la bonté de Dieu. En effet cette théorie de l’expression fonde l’idée que toute existence particulière, et donc particulièrement la structure de l’existence humaine doivent être interprétées comme l’expression de ce qui est constitutif de l’existence de Dieu. « C’est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous portons tous une image en nous » [51] . Ceci signifie que puisque c’est l’unité des deux mouvements ontologiques qui est constitutive de l’existence de Dieu, on doit retrouver la même unité dans la structure de l’existence humaine et qu’ainsi, comme en Dieu, c’est cette unité qui est au fondement de la bonté naturelle de l’homme.
Cette unité, Rousseau l’établit à partir d’une expérience qui l’a fait régresser vers les régions les plus originaires de l’existence ; « la première sensation » qui marque son réveil après son évanouissement raconté dans la Deuxième Promenade des Rêveries du Promeneur Solitaire : « Je naissais dans cet instant à la vie et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais » [52] . Il y a là un point essentiel : dans la conscience de soi la plus immédiate de l’existence, celle-ci se donne comme unité de l’intériorité et de l’extériorité, comme une existence qui se remplit de l’être et qui est elle-même dans ce remplissement, comme unité de la conscience de soi et de la conscience de l’être. Il y a ainsi dans la structure de l’existence en son originarité, l’unité d’un mouvement vers soi et d’un mouvement qui nous porte vers les choses, vers l’être, vers ce qui est autre que nous. Or, c’est là le fondement de la solution au problème du mal en son aspect métaphysique et ce qui vient procurer son assise à la morale de l’autonomie. On a vu plus haut en effet que la nature de l’existence réside dans l’être actif de l’homme, et qu’en conséquence, le mal a son enracinement ontologique dans la mesure où il consiste dans tout ce qui fait obstacle à l’épanouissement de cet être actif. La figure la plus originaire du mal semble être dans l’altérité elle-même, dans l’être hors de soi, dans l’opposition de la relation à soi et de la relation à l’autre. Ce problème engage en même temps la possibilité d’une morale de l’autonomie puisqu’une telle morale n’est concevable que si se trouve surmontée l’opposition de l’être pour soi et de l’être pour l’autre. Ce double problème trouve sa solution unique dans l’articulation de la thèse de l’unité en Dieu des deux mouvements ontologiques constitutifs de son existence et de la conception expressive de la relation de Dieu et de la nature, conception qui permet de comprendre que cette même unité se retrouve dans l’être de l’homme.
La philosophie de l’existence constitue donc bien l’assise fondamentale de la morale de Rousseau. La bonté naturelle de l’homme, affirmation centrale de cette morale, doit être d’abord un effet, et être comprise comme bonté de l’être de l’homme, comme bonté métaphysique, et non pas d’abord morale. Or pour Rousseau, cette bonté réside dans la bonté des deux principes anthropologiques constitutifs de la nature de l’homme : l’amour de soi et la pitié, bonté qui requiert leur unité, leur complémentarité. L’assise existentielle de la morale de Rousseau fait saisir cette bonté d’un point de vue d’abord exotérique. En effet, l’amour de soi, principe anthropologique, a pour fondement le principe ontologique du resserrement sur soi. Par là, l’amour de soi est présence à soi, autosuffisance, présence ou unité avec soi fondée elle-même dans la présence à l’être qui fait qu’animé par ce principe, l’homme naturel « agit toujours par des principes certains et invariables » [53] , reprenant ainsi au niveau de son agir l’uniformité de l’ordre naturel. Or, en tant que présent à soi, l’homme naturel est fort. Il n’abuse pas de ses facultés. C’est par là qu’il est bon et par là encore qu’on peut comprendre que la méchanceté surgit de la faiblesse. La bonté naturelle de l’homme est bien une bonté de son être : en s’affirmant selon l’amour de soi, selon son principe d’être, l’homme naturel ne nuit pas à autrui. La bonté réside de ce point de vue dans l’être non contradictoire de l’homme : l’affirmation individuelle ne met pas l’espèce en péril. Comme le dit Rousseau en s’opposant à Hobbes : « en raisonnant sur les principes qu’il établit, cet Auteur devrait dire que l’état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la paix et le plus convenable au genre humain » [54] . Et dès ce point de vue exotérique, il y a unité de ce premier principe anthropologique et du second, la pitié, car dit Rousseau, « la pitié tempère l’ardeur que [l’homme naturel] a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable » [55] . La pitié est comme la limite de l’amour de soi. Comme le dit Goldschmidt, elle ne fait qu’un avec lui, « comme la surface avec le solide » [56] .
Mais plus profondément, d’un point de vue cette fois ésotérique, l’unité des deux principes anthropologiques, assise de la bonté naturelle, se fonde dans l’unité interne des deux mouvements ontologiques constitutifs de l’existence. Autrement dit, l’unité au niveau anthropologique de l’amour de soi et de la pitié vient manifester le mouvement de resserrement sur soi et le mouvement d’expansion vers l’autre décelés au niveau ontologique. En effet, le mouvement vers autrui, la pitié, est une expression particulière de l’expansion vers l’être qui comme celle-ci enveloppe son unité avec le mouvement de resserrement sur soi. C’est que Rousseau définit la pitié comme un mouvement spontané, « qui nous met à la place de celui qui souffre » [57] . De cette façon mon existence se remplit de celle de l’autre souffrant, sans cesser pour autant d’être mon existence. Il y a donc bien complémentarité des deux principes anthropologiques fondés sur l’unité, sur le conditionnement réciproque des deux mouvements ontologiques qui les fondent. Comme le dit Gouhier, « L’amour de soi et la pitié ne sont pas deux sources opposées de notre activité ; ce ne sont même pas deux inclinations divergentes à partir d’une source commune : au niveau de l’existence selon la nature, il y a un amour de soi spontanément altruiste, si on accepte ici un mot inventé par A. Comte » [58] .
Enfin, cette unité des deux mouvements et l’articulation de la perspective ontologique et de l’investigation anthropologique permettent de saisir la source du mal en son effectivité sociale. L’unité des deux mouvements constitutifs de l’existence est fragile et c’est dans cette fragilité existentielle que gît la possibilité du mal. Le mal est la perversion de ce double mouvement constitutif de l’existence. D’un côté, l’action de l’imagination qui nous porte où nous ne sommes pas, de l’opinion qui fait « qu’il a fallu pour son avantage se montrer autre que ce qu’on était » [59] , transforme l’expansion en un véritable être hors de soi, un être pour l’autre, en une dispersion de la présence. De l’autre côté, le resserrement devient repli sur soi, séparation d’avec l’autre, égoïsme, ce qu’exprime la métamorphose de l’amour de soi en amour-propre. Et comme les deux mouvements constitutifs de l’existence étaient complémentaires, fondant en leur unité la force et la bonté de l’homme naturel, ces deux mouvements pervertis s’appellent l’un l’autre, se renforcent l’un l’autre de leur relation contradictoire pour rendre l’homme civil à la fois égoïste et dépendant, provoquant la faiblesse de sa constitution et partant, sa méchanceté et sa misère. C’est pourquoi le mal peut bien être dit radical chez Rousseau, non au sens où il pervertirait la racine de toutes les maximes comme chez Kant, mais dans la mesure où il pervertit les mouvements existentiels sur lesquels est fondée la possibilité de la présence à soi dans son intime unité avec la présence à l’autre, conditions de la liberté et du bonheur.
On comprend alors ce que devra réaliser l’éducation morale, qui révèle par là sa dimension métaphysique, sa situation de pièce maîtresse dans la théodicée. Elle devra opposer à la dispersion un resserrement, qui aura le sens d’un retour à soi [60] , et puisque dans l’existence historique le resserrement est repli sur soi, égoïsme, on lui opposera l’expansion selon la nature, la pitié. Ainsi, l’existence historique qui conjugue la perte de soi dans une mauvaise altérité, et l’opposition à l’autre dans le repli sur soi, le resserrement sur soi inauthentique, pourra-t-elle être redressée vers l’existence heureuse, l’existence en laquelle la présence à soi enveloppe la présence à l’autre.
Conclusion
La situation de la morale est bien centrale et rayonnante dans l’œuvre de Rousseau. Située en ce lieu de tous les périls, c’est-à-dire dans ce moment de l’ouverture où se fait jour le risque de la dissémination de la présence, où se présente la possibilité de la rupture avec l’ordre, la morale a pour finalité de maintenir ou de rétablir la relation à l’ordre, en formulant à son niveau, c’est-à-dire comme exigence éthique, la nécessité de sauvegarder l’unité du double mouvement existentiel d’expansion et de resserrement. C’est sur cette base que prend sens l’exigence morale centrale, celle de la présence à soi ouverte à l’être et aux autres, exigence qui est la condition de l’accomplissement de l’existence dans toute sa dimension spirituelle.
[1] Première partie, Pléiade III, p. 152
[2] Emile, IV, Pléiade IV, p. 489
[3] Ibid., p. 501.
[4] Second Discours, 2e partie, p. 169 à 171
[5] Discours, II, p. 169
[6] Ibid.
[7] L’unité de l’œuvre de Rousseau, in Pensées de Rousseau, Seuil, Points
[8] 1786, Pléiade II, p. 511-512
[9] 1791,
Pléiade III
[10] Emile,
I, p. 245
[11] Profession de Foi, Emile IV, p. 583
[12] Ibid., p. 588
[13] Op. cit., p. 51
[14] Ibid.
[15] Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, op. cit., p. 512
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] « J.J. Rousseau et la pensée du malheur », III, Apothéose du désespoir, Vrin, p. 23
[19] Cf. Contrat Social, II, 8, p. 385.
[20] Contrat Social, I, 8, p. 365
[21] Cf. Les Méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, Chap III, Vrin.
[22] Op. cit., chap II, « De la bonne intégration »
[23] Philonenko,
op. cit., p. 36
[24] Ibid.
[25] Emile, IV,
p. 567
[26] Ibid., p.
566
[27] Ibid.,
p. 598
[28] note de la p. 1512, Profession de Foi, p. 567
[29] «...l’examen des connaissances qui m’intéressent », p. 570.
[30] «... la sincérité de mon coeur », Ibid.
[31] note de
Burgelin, p. 1519
[32] «... la vérité que j’aime n’est pas tant métaphysique que morale », écrit Rousseau à Dom Deschamps, cf. Burgelin, p. 1519.
[33] Emile,
IV, p. 594
[34] p. 566
[35] Ibid.
[36] Rêveries du promeneur solitaire, Pléiade, Tome I, p. 1047
[37] «...mes sensations se passent en moi puisqu’elles me font sentir mon existence », Emile, IV, p. 571
[38] p. 600
[39] p. 572
[40] Pléiade, III, p. 141
[41] Cf. Emile, IV, p. 601 : « Nous pouvons être hommes sans être savants » ; cf. aussi Second Discours, Préface, p. 126
[42] Emile,
IV, p. 597
[43] Ibid., p.
515
[44] Emile, IV,
p. 573
[45] Emile,
IV, p. 576
[46] Ibid.,
p. 578
[47] Ibid.
[48] p. 579
[49] Ibid., p.
588
[50] Ibid., p. 593
[51] Nouvelle Héloïse, VI, Lettre 8, Pléiade II, p. 696
[52] Rêveries, Pléiade I, p. 1005
[53] Discours, Préface, p. 122
[54] Discours, Première partie, p. 15
[55] Ibid., p. 154
[56] Anthropologie et Politique : les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1976
[57] Ibid., p. 155
[58] Les Méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, Vrin, p. 112
[59] Discours, Deuxième partie, p. 17
[60] «...Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne sera plus misérable », Emile, II, p. 308