Le mal, funeste hasard ou tragique nécessité ?

Alix Cohen

Université de la Sorbonne

 (N.d.E.: cet article est tout d'abord paru dans les "Etudes Jean-Jacques Rousseau", vol. XI, 1999)

 

" il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans l'autre, les méchants sont bien embarrassants " (1)

Les méchants embarrassent Rousseau. Ils embarrassent son existence ; ils le gênent, le dérangent et le font souffrir. Ils embarrassent également sa pensée : " que faire des âmes des méchants " (2) ? L'embarras qui l'envahit face à cette question n'est pas celui d'un élève devant un problème de mathématiques (bien que celles-ci aient plus d'une fois fait souffrir Rousseau). Le mal est pour Rousseau un scandale. Il ne parvient pas à se figurer sa raison d'être, son sens. Il fait sans cesse l'expérience du défaut du monde : celui-ci n'est pas tel qu'il devrait être. L'objet de sa démarche sera dominé, au delà des thèmes particuliers, par le souci de comprendre le phénomène du mal, en un mot, de trouver son origine.

Rousseau est ainsi amené à affirmer qu'il y a une genèse du mal ; celui-ci n'est pas d'emblée présent dans le monde. Mais dès lors se pose la question de son mode d'existence : en un mot, est-il nécessaire ou contingent ? Or il me semble que ces deux conceptions du mal, apparemment contradictoires, apparaissent côte à côte dans l'œuvre de Rousseau. Je vais donc tenter de les démêler et de comprendre leur signification dans la perspective du problème de l'origine du mal.

Je commencerai par examiner le rôle du hasard dans la généalogie rousseauiste du mal, en soulignant que celui-ci semble être l'origine de tous les maux. C'est en ce sens que je parlerai du mal comme d'un "funeste hasard" (3), en reprenant l'expression employée par Rousseau dans le second Discours au sujet de la propriété. Puis, j'opposerai cette conception du mal et de l'histoire en général, à celle qui semble attribuer à la nécessité le rôle moteur dans l'évolution de l'homme. Enfin je tenterai de réconcilier ces deux interprétations grâce à un rapprochement entre l'Œdipe de Sophocle et Jean-Jacques. Celui-ci me permettra de comprendre le hasard comme le voile masquant une nécessité essentielle à l'existence historique. En un mot, l'histoire humaine est tragique et le seul recours pour combattre le mal intrinsèque à cette histoire se trouve dans la Nature (4).

 

I-Le mal comme funeste hasard

Le hasard apparaît d'emblée dans toute l'œuvre de Rousseau comme la cause des événements les plus funestes. Que ce soit au niveau de son expérience individuelle ou de l'histoire de l'humanité telle qu'il la décrit, celui-ci semble jouer un rôle majeur.

Ainsi, nous pouvons tout d'abord remarquer que les plus sombres événements de la vie de Jean-Jacques furent selon lui les effets de " funestes hasards ". Les circonstances ont à chaque fois malencontreusement mal tourné et le meilleur se serait sans aucun doute produit sans ces malheureux incidents. Ainsi, le fameux passage clôturant le premier livre des Confessions décrit avec brio ce qu'aurait été la vie de Jean-Jacques si celui-ci avait été plus chanceux.

" Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait naturellement si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maître. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon artisan. [...] J'aurai été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. " (5)

Seul le hasard l'ayant envoyé en apprentissage chez un mauvais maître semble être responsable des malheurs qui l'ont accablé par la suite. Un bon maître aurait fait de lui un " bon homme ". Mais M. Ducommun, " jeune homme rustre et violent ", fit naître en lui " les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie ". Son métier l'aurait sans doute intéressé et il en aurait peut-être atteint la perfection, " si la brutalité de [s]on maître et la gêne excessive " ne l'avaient rebuté au travail.

Un funeste hasard est également à l'origine de la fuite de chez son maître, Rousseau manquant pour la troisième fois consécutive le couvre-feu et restant bloqué aux portes de Paris (6). Enfin, son entrée dans le monde de la littérature s'est faite sur le même mode :

" Je tombais sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante " (7)

La carrière littéraire de Rousseau est fondée sur le hasard d'une lecture malencontreuse, qui, en provoquant l'illumination de Vincennes, rappelle le modèle de la chute : il " tombe " par hasard sur la question de l'Académie de Dijon (comme d'ailleurs il " tombe " dans les mains d'un mauvais maître), métaphore d'une chute aux conséquences terribles puisqu'elle le conduira sur la route de son " funeste destin".

Or il se trouve que Rousseau applique le même modèle au progrès des facultés humaines dans le second Discours : l'évolution de l'homme y est présentée comme étant à la fois contingente et funeste. On y retrouve le péril et la fécondité de l'affrontement des circonstances, mais cette fois à l'échelle de l'histoire universelle. Ainsi, Rousseau affirme au sujet du passage de l'état de nature à l'état social :

" Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a du sortir que par quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver " (8)

C'est donc un type de hasards bien particulier que Rousseau nous présente sous ces différentes formes. Ces hasards sont hasards tout d'abord en raison de la contingence de la " date " de leur venue au monde : ils sont imprévisibles. Dans le second Discours, Rousseau en parle comme d'un " concours singulier et fortuit de circonstances qui pouvaient fort bien ne jamais arriver " (9) :

" Après avoir montré que [...] les facultés que l'Homme Naturel avait reçues en puissance, ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin pour cela d'un concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine " (10)

Par conséquent, l'évolution de l'homme apparaît comme une aventure où la contingence est souveraine : l'histoire de la nature humaine est événementielle. Pour le démontrer, il nous suffit de souligner les différentes occurrences du mot " hasard " dans le second Discours.

" Combien ne leur a-t-il pas fallu de différents hasards pour apprendre les usages les plus communs de cet élément ? " (11)

" il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine " (12)

" Le tonnerre, un volcan, ou quelque heureux hasard, leur fit connaître le feu, nouvelle ressource contre la rigueur de l'hiver " (13)

" Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver " (14)

" l'état politique demeura toujours imparfait, parce qu'il était presque l'ouvrage du hasard " (15)

 

Tous les événements qui ont précipité l'évolution de l'homme semblent donc être les effets du hasard. Celui-ci est le plus souvent funeste, même si nous devons reconnaître que la découverte du feu reste, seule entre tous, un " heureux hasard ". Par conséquent, contre la pensée commune au XVIIIe siècle selon laquelle tout ce qui arrive n'arrive que parce que Dieu l'a voulu, Rousseau confère à la contingence le rôle clé, en fait le moteur de l'histoire. Le rôle de l'homme se limite en ce sens à réagir aux circonstances, à répondre aux stimuli de la nature. C'est pour cette raison que Rousseau peut affirmer :

" Il faudrait commencer par examiner [le] séjour [de l'homme] et toutes les variétés qui s'y trouvent, car de là vient la première cause de toutes les révolutions du genre humain " (16)

L'homme n'apparaît donc ni comme l'acteur de son histoire, ni comme son écrivain. Son pouvoir d'initiative est nul, sa passivité totale et son évolution entièrement soumise aux aléas de son milieu : si la nature était restée bienveillante envers l'homme, celui-ci serait resté stupide, innocent et borné.

De plus, il est inconscient des changements qui s'opèrent. Il ne maîtrise ni les événements, ni leurs conséquences, et tout semble se produire en lui " insensiblement ". Ainsi, il acquiert l'idée d'engagement mutuel presque à son insu : " Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelque idée grossière des engagements mutuels " (17). A l'état de nature, son intelligence du futur se limite donc à l'action dans son immédiateté relative. Il réagit pour survivre, et les transformations qui s'opèrent en lui à cette occasion ont lieu en quelque sorte malgré lui.

Par conséquent, si Rousseau affirme que cet état originel était fait pour durer toujours, c'est parce que seul un changement venu de l'extérieur, c'est-à-dire de son environnement, a pu le faire évoluer : l'histoire, ou plutôt cette histoire, notre histoire, n'était en aucun cas nécessaire. Elle n'était en aucun cas inscrite dans la nature humaine ; seules ses conditions de possibilité y étaient présentes. Les circonstances à l'origine de son évolution auraient pu ne pas avoir lieu. Si le mal est apparu, c'est uniquement parce que quelqu'un a commis une erreur ; une erreur dont il ne conçoit en aucune façon les conséquences.

A l'origine de notre histoire, il y a moins une faute qu'une erreur, une " erreur d'aiguillage ", comme le formule Henri Gouhier dans les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau (18). L'humanité s'est malencontreusement trompée. Il aurait suffit de la clairvoyance d'un seul homme pour enrayer ce processus. Mais personne n'a aperçu l'imposture fondatrice de la société civile ; personne ne fut assez conscient pour arracher les pieux et interrompre la marche des choses. Rousseau imagine donc un seuil critique, une parole décisive faisant basculer d'un coup le second état de nature dans la société civile. La profération fut accidentelle et fatale. Elle aurait pu être évitée et tout le cours de l'histoire en eut été changé. En cela l'événement historique mime la chute édénique qui procède d'un acte irréparable.

Cependant, tout changement reste pour Rousseau énigme. Et à cette énigme, il semble répondre volontiers par une double interprétation apparemment contradictoire : il est régulièrement amené à doubler la conception du temps que nous venons d'étudier d'une seconde a priori antagoniste. Après avoir fait de la création de la société civile la conséquence d'une parole malheureuse, il la présente comme le résultat d'une dégradation progressive. Il semble concevoir l'évolution temporelle à la fois comme une suite de sauts irréversibles, et comme un processus souterrain d'une lenteur presque imperceptible. Cette seconde conception du temps est tout entière contenue dans cette remarque du second Discours, apparemment anodine, mais en réalité fondamentale :

" Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient " (19)

Comment concilier cette conception du temps avec la vision événementielle et contingente que nous venons de mettre en lumière ?

 

II. - Le mal comme nécessité de fait

Si l'homme de la nature est devenu l'homme de l'homme, ce n'est pas en raison d'une nécessité interne à son être. Car à l'inverse des animaux, certaines facultés humaines auraient pu rester endormies sans stimuli externes. C'est en ce sens que nous avons affirmé que l'histoire de la nature humaine est événementielle et contingente, qu'elle dépend d'événements qui lui sont extérieurs et sur lesquels elle n'a aucune prise. Mais cette forme de contingence de l'histoire n'est-elle pas doublée d'une nécessité agissant à un autre niveau?

En effet, un processus presque mécanique semble commander le surgissement des événements. Que ce soit au niveau de l'histoire de l'humanité ou au niveau de l'histoire individuelle de Jean-Jacques, ceux-ci adviennent comme les conséquences automatiques d'une conjoncture qui les a précédées. L'histoire semble ainsi être une nécessité de fait : les circonstances sont telles qu'elle est inévitable. Ainsi, la lutte que le milieu naturel impose à l'homme semble faire de l'éveil de sa raison et de la vie en communauté des évolutions inéluctables. Sans elles, les hommes auraient sans doute péri de famine, de froid, ou lors d'un combat. La nature " exig[e] d'eux une nouvelle industrie " (20). Ils doivent se défendre contre ses attaques.

Or cette lutte, ces " obstacles ", les condamnent à l'existence historique. En passant de la vie immédiate à l'univers des moyens (technique et pensée), les hommes sont arrachés à l'éternel présent qui était leur premier séjour. Ils commencent à prévoir, à craindre l'avenir et les incertitudes qu'il véhicule : le temps déploie ses dimensions d'absence. De la même façon, le Contrat Social met l'obstacle à l'origine du pacte. A sa rencontre, les hommes découvrent la nécessité de la société politique. Ainsi, Rousseau suppose " les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature, l'emportent par leur résistance sur les forces de chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état " (21). La société civile est en ce sens inéluctable ; les hommes y sont contraints. Comme l'affirme Rousseau, " ils n'ont plus d'autre moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puissent l'emporter sur la résistance " (22).

Les mutations décisives s'effectuent donc par la vertu d'un effort contre l'obstacle. Comme l'affirme Jean Starobinski dans La Transparence et l'obstacle, " l'humanité se crée elle-même [à son] contact" (23). Ainsi naît "l'homme de l'homme". Le développement de la réflexion et de la vie en société, en un mot l'histoire humaine, en sont des conséquences inévitables : elles sont des nécessités de fait. L'homme a du se servir de sa raison et s'unir aux autres pour survivre. L'actualisation de ses facultés était nécessaire à sa conservation. Mais dès lors, quelle est le rôle de l'homme en tant qu'agent libre dans ces évolutions ?

La succession d'événements apparemment anodins que Rousseau nous décrit semble répondre à un mécanisme dont chaque élément est conditionné par tous les autres et dont l'aboutissement est l'apparition et la justification du mal. Les obstacles se dressent sur la route de l'homme et pour les surmonter, il doit évoluer. Comme l'affirme Rousseau, " il se présenta bientôt des difficultés ; il fallut apprendre à les vaincre " (24). Les premiers obstacles sont climatiques et naturels.

" [L'homme] dépend de tout, et il devient ce que tout ce dont il dépend le force d'être. Le climat, le sol, l'air, l'eau, les productions de la terre et de la mer, forment son tempérament, son caractère, déterminent ses goûts, ses passions, ses travaux, ses actions de toute espèce [...] Qui connaîtrait bien l'état de tout ce qui […] entoure [les hommes] pourrait déterminer à coup sûr ce qu'ils deviendront " (25)

Les moments s'enchaînent, l'homme parcourt le chemin ouvert par sa perfectibilité : les outils, le travail, la réflexion, la comparaison, l'amour-propre, la possession, la propriété, l'inégalité, la société civile… Une fois le doigt mis dans l'engrenage, il semble que toutes ces évolutions découlent les unes des autres d'une façon automatique et inéluctable. En ce sens, l'histoire humaine est une nécessité de fait. Le schème "action / réaction" nous permet de pénétrer au plus près les principes du mouvement humain et leur rapport à la nécessité : il décrit le moteur permettant son évolution. Dès lors, tous les maux dont l'homme est l'auteur n'apparaissent plus que comme les conséquences non maîtrisables, ou non maîtrisées, des solutions qu'il apporte aux problèmes qui se posent à lui. Qui aurait pu prévoir que la division du travail, qui est d'abord apparue comme le moyen le plus efficace de répondre aux besoins croissants, serait la cause du pire des maux qu'est l'esclavage ?

Comme pour confirmer cette hypothèse, le récit que nous propose Rousseau des effets des malheureux débuts de notre histoire se clôt sur une vision apocalyptique. Une fois l'équilibre rompu, nous sommes ensevelis sous l'avalanche des désastres et des calamités qui s'abattent sur l'homme. Le sentiment de chute qui nous envahit à la lecture de la fin du second Discours nous pousse à nous interroger une fois encore sur la signification de l'histoire qu'un tel récit véhicule.

Bien que Rousseau semble vouloir maintenir le rôle prépondérant du hasard dans cette évolution, nous devons aller plus loin dans notre réflexion : ces hasards ont la caractéristique d'être toujours funestes et de traîner mécaniquement derrière eux des effets malfaisants et néfastes. Peut-être n'est-il dès lors pas suffisant de conclure que, parce que Rousseau emploie le mot " hasard ", les événements sont tout simplement contingents. En effet, avant de se réaliser, ces événements sont réalisables, c'est-à-dire possibles. Admettre le hasard comme possibilité fondamentale, c'est avouer qu'il nous guette sans cesse. Le moment de l'apparition de l'obstacle est indifférent. L'essentiel est que sur une période historique potentiellement infinie, il est plus que probable, pour ne pas dire nécessaire, qu'il se présente. C'est ainsi que partant du hasard, nous en arrivons à la nécessité.

Pour mieux saisir le sens de la figure du hasard et ses rapports avec la nécessité chez Rousseau, nous pourrions la rapprocher de celle que nous présente Sophocle dans Oedipe-Roi. Comment ne pas comparer le funeste destin d'un Oedipe avec celui de Jean-Jacques qui semble lutter contre une fatalité manipulant les hommes sous couvert de hasard ?

Pour l'Oedipe de Sophocle, les événements se présentent comme une série d'incidents, de hasards, dont il ne peut nullement apercevoir l'enchaînement et qui, à ses yeux, ne font qu'interrompre la marche qu'il doit suivre dans la recherche du meurtrier de Laïus. Mais à l'ignorance du personnage répond la connaissance du spectateur, qui saisit immédiatement la liaison des événements entre eux et la cohérence des épisodes successifs.

Or a la lecture du second Discours, nous sommes dans la même position que chez Sophocle : nous connaissons la fin de l'histoire, nous savons que l'état " le meilleur de l'homme ", " la véritable jeunesse du monde " (26) va prendre fin ; nous savons que l'histoire qui va suivre est mauvaise, que notre civilisation est corrompue, que l'homme a dégénéré et que désormais, l'inégalité règne. Comment dès lors comprendre ces " funestes hasards ", nous qui en sommes les spectateurs ? Ne pouvons nous discerner derrière eux la réalisation d'un destin qui suit sa marche inéluctable ? Comment ne pas voir dans l'avènement du propriétaire, qui est apparu comme un bien, l'imposture qui sera à l'origine de l'inégalité ?

 

III. - Le mal comme tragique nécessité

Tout se situe dans le passage de l'état de nature à l'état social. Quels bouleversements s'opèrent avec lui ? Ou plutôt quelle est la rupture fondamentale qui se produit, au-delà de la transformation du mode de vie des hommes ?

La rupture essentielle réside dans la dimension historique que l'homme acquiert en passant d'un état à un autre : l'homme tombe dans l'historicité ; désormais, il devient. C'est cette chute dans l'histoire, nécessaire de facto, qui est porteuse de la dégénérescence fatale: l'essence même du temps est corruption.

Nous voyons désormais clairement la différence constitutive entre l'homme de la nature et l'homme de l'homme. L'homme de la nature " est ". Son état est stable et immuable par essence : " L'homme isolé demeure toujours le même " (27). Ses conditions d'existence sont telles que sa vie n'exige ni effort ni nouveauté. Nous en avons déduit que la possibilité du changement était nécessairement contenue dans la propension de son milieu à l'évolution. Certes, mais en prolongeant notre raisonnement, nous aboutissons à ce qui fait véritablement l'essence de cet état : cette vie sans histoires n'est pas une histoire. Rien ne s'y passe, rien ne devient, tout est. Le tragique intervient avec la première fissure dans ce bloc inerte : ainsi s'opère la chute dans l'histoire. Le symbole de cette chute est l'avènement de la propriété, que Rousseau qualifie de " dernier terme de l'état de nature " (28). Cette formulation est ambiguë. Mais nous devons la comprendre métaphoriquement : l'histoire a un commencement ; voilà le point crucial.

C'est cette chute dans l'histoire qui est à l'origine de la venue du mal au monde. En passant de la condition anhistorique de l'état de nature à l'état social, l'homme accomplit une descente dans le mal. Le temps historique est chargé de culpabilité, le mouvement de l'histoire est un obscurcissement ; il est responsable d'une dégénérescence plutôt que d'un progrès qualitatif. Rousseau appréhende donc cette forme de changement comme une corruption. Dans le cours du temps, l'homme se défigure, il se déprave. Une fois engagé dans la durée, il est sujet à la dégradation et soumis à la loi de la dénaturation.

Certains aspects conservateurs de la pensée politique de Rousseau sont des conséquences directes de cette vision de l'histoire. Ainsi, dans le Contrat Social, Rousseau affirme que le changement dans la structure d'un Etat équivaut immanquablement à une déchéance. " S[i un Etat] a dégénéré, c'est par la force du temps et des choses, et la sagesse humaine n'y peut plus rien " (29). Contre toutes les tentatives humaines pour l'empêcher, l'existence temporelle en elle-même est cause de dégénérescence.

En soulignant l'enchaînement des causes et des effets dans ce processus, le second Discours atténue l'aspect soudain de la chute. Malgré tout, certains indices disséminés dans le texte nous permettent de maintenir notre hypothèse. En multipliant les funestes hasards, Rousseau symbolise en réalité des " petites chutes " aux conséquences momentanées malheureuses. Mais celles-ci ne sont signifiantes qu'en reproduisant par mimétisme la chute originelle et en étant ainsi les relais d'une historicité malfaisante.

Le hasard est donc en réalité le véhicule du tragique chez Rousseau. La description de l'avènement du propriétaire dans le second Discours est en ce sens une tragi-comédie. Nous pouvons déceler dans cet épisode en particulier l'angoisse, si caractéristique chez Rousseau, de l'irréparable. Toute la destinée de l'humanité se joue sur un coup de dés. Un escroc, des pieux, des imbéciles et l'humanité court à sa ruine : " Vous êtes perdus " (30) aurait voulu crier Rousseau aux hommes. Car une fois le mal apparu, toute rétrogradation, tout retour en arrière est impossible. Telle est la marque de l'histoire. Et celle-ci se fait sentir de la même façon dans l'histoire personnelle de Jean-Jacques. Si le second Discours met l'accent sur le processus de dégradation engendré par l'apparition du mal, Les Confessions nous proposent un récit qui souligne au contraire l'aspect soudain de la chute dans l'histoire. Il s'agit de l'épisode du peigne cassé.

Le récit de l'incident et de ses conséquences met en exergue le caractère cataclysmique et soudain de la chute.

" Quel renversement d'idées ! quel désordre de sentiments ! quel bouleversement! " (31)

" Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là " (32)

Le vocabulaire de la fin du monde, ou plutôt de la fin d'un monde, " de ce temps-là ", est omniprésent. La découverte du mal, qui est en réalité pour Jean-Jacques la survenue du mal, occasionne instantanément la chute. La dégénérescence qui l'accompagne (cachotterie, mutinerie, mensonge et dégoût) n'en est qu'une répercussion. Elle signifie simplement que le mal n'atteint pas d'emblée son apogée ; il s'installe peu à peu dans le monde. Mais il est déjà trop tard : le mal est fait, le mal est " là " (33). La fin est irrémédiable, même si le lexique de la dégradation lente et vicieuse se fait également sentir. Les deux modalités de l'apparaître du mal sont donc simultanément présentes et sans cesse entremêlées.

Rousseau lui-même s'est constamment senti personnellement menacé par cette dégénérescence essentielle à l'existence historique. Un passage des Rêveries du promeneur solitaire témoigne incontestablement de cette angoisse :

" Peut-être sans m'en apercevoir ai-je changé moi-même plus qu'il n'aurait fallu. Quel naturel résisterait sans s'altérer à une situation pareille à la mienne? " (34)

A l'image de l'homme de la nature chez qui la dégradation s'opère insensiblement, Jean-Jacques est torturé à l'idée que lui-même ait changé à son insu. Les situations auxquelles il est soumis, les circonstances extérieures qui s'imposent à lui, ont pu agir sur son être malgré lui. Mais précisément, au moment où tout a changé pour lui, Rousseau s'oppose de toutes ses forces à l'angoisse de l'altération intérieure. Il lutte pour la sauvegarde de son identité. Quelque chose a changé, mais son âme est restée la même. Il peut donc proclamer avec certitude : " Moi le même homme que j'étais, le même que je suis encore " (35). La nature est donc son ultime recours, la preuve de sa permanence et de son identité à travers le temps. En ce sens, il me semble que nous pouvons clairement opposer la Nature et l'histoire.

Pour mieux comprendre leurs rapports, nous pouvons reprendre le rapprochement que nous avons déjà opéré entre Jean-Jacques et Œdipe. La possibilité du dévoilement de leur nature et de leur identité est en définitive l'enjeu de leurs quêtes respectives. Ainsi, la nature de Jean-Jacques est voilée, et les Confessions, les Dialogues comme les Rêveries ne seront que des tentatives infructueuses pour lever le voile et la révéler au monde. Or si l'épilogue d'Œdipe-Roi coïncide avec la révélation de la nature du héros, Rousseau quant à lui ne bénéficiera pas d'un tel dénouement de son vivant. Celui-ci est reporté à la postérité qui, comme l'espère Jean-Jacques, sera plus à même de saisir sous le voile de l'apparence son être véritable.

Cependant, nous pourrions objecter qu'Oedipe se reconnaît coupable à la fin de la pièce, au contraire de Rousseau qui ne cesse de clamer son innocence. Mais en réalité, tous deux sont coupables dans les faits, mais innocents dans l'intention. Oedipe ne prétend jamais qu'il a voulu tuer son père ; il se reconnaît coupable de facto. Pareillement, les acteurs de l'histoire de l'humanité (à l'exception sans doute du premier propriétaire), et Rousseau lui-même dans les Confessions, sont innocents si on les juge d'après leurs intentions, mais coupables dans les faits. Notre méprise à ce sujet est due au jeu des apparences.

L'épisode du ruban volé, qui pose d'une façon quasi paradigmatique le problème de la responsabilité et de la culpabilité, nous en propose un tableau complexe. Sont à considérer le paraître-innocent de Rousseau et le paraître-coupable de Marion (aux yeux de ses maîtres), l'être-innocent de Marion et l'être-coupable de Jean-Jacques (aux yeux du lecteur), et l'être-innocent de Marion et de Jean-Jacques (aux yeux de Rousseau lui-même). Nous sommes donc nous aussi trompés par le voile de l'apparence. Car Jean-Jacques n'est pas coupable. Il a certes volé puis menti à propos de son larcin en accusant injustement une innocente. Mais à l'image des Lambercier qui n'étaient pas responsables de l'injustice commise lors de l'épisode du peigne cassé, Rousseau n'est pas lui-même responsable de celle que subit Marion.

Sans vraiment s'en excuser, il expose " [ses] dispositions intérieures " au moment de la faute : ses intentions étaient pures ; il voulait faire cadeau du ruban à Marion. Les choses ont simplement mal tourné. Il en aurait été autrement " si M. de la Roque [l]'eût pris à part " ou " si [...] on [l]'eût laissé revenir à [lui]-même ". Seule la situation, " l'assemblée [...] nombreuse ", " la présence de tant de monde ", l'intimidation dont il fut l'objet, l'ont poussé à la faute. Nous retrouvons ici le modèle des circonstances à l'origine du mal. La situation contraint Jean-Jacques à sortir hors de lui-même. Et c'est cette sortie qui lui fait commettre le mal ; c'est le déploiement de son être dans l'extériorité qui le fait se perdre, c'est-à-dire devenir autre, paraître-coupable alors que son être est innocent.

La différence entre Jean-Jacques et Œdipe vient du fait que l'ordre de la découverte des faits par le spectateur-lecteur des Confessions et d'Œdipe-Roi est inversé. Nous savons dès le départ qu'Oedipe est innocent. A l'inverse, Jean-Jacques nous apparaît d'emblée comme étant coupable. Mais la place que nous occupons en tant que lecteur n'est pas la même dans l'un et l'autre récit. Nous assistons au drame d'Oedipe avec toutes les cartes en main, et c'est pour cette raison que nous sommes convaincus de son innocence. A la différence de l'Oedipe d'Eschyle qui payait la faute de son père, aucune faute ne justifie le courroux divin chez Sophocle. L'intention du héros est pure et nous la connaissons.

Or le lecteur des Confessions doit au contraire être convaincu de l'innocence de Jean-Jacques. Celle-ci est loin d'être visible : comme nous l'avons souligné précédemment, les apparences sont contre lui. Tout au long du récit, il s'efforcera de nous dévoiler la vérité, de nous découvrir les rouages de la machine pour que l'on comprenne enfin qu'il est innocent. Par conséquent, dans un cas la machine est cachée, dans l'autre elle apparaît clairement.

Cependant, si tous deux finissent par lever le voile, leurs réactions respectives face à ce qu'ils découvrent expriment en définitive deux visions du monde fondamentalement différentes. Jean-Jacques rejette au dehors la responsabilité de l'altération. Ce sont les autres qui ont subi une métamorphose, et qui, méconnaissables, défigurent son image et ses œuvres. Mais lui-même est resté ce qu'il était. Ses sentiments n'ont changé que parce que les réalités extérieures ne sont plus les mêmes.

" Mais les choses ont bien changé de face [...] aussitôt que mes malheurs ont commencé. J'ai vécu dès lors dans une génération nouvelle qui ne ressemblait point à la première, et mes propres sentiments pour les autres ont souffert des changements que j'ai trouvés dans les leurs " (36)

Or en proclamant son innocence, Rousseau renonce à sa liberté. Ayant été manipulé, poussé vers le mal malgré lui, il est certes innocent. Mais le coût de cette innocence est élevé: il doit renoncer à sa liberté, ou tout du moins à sa capacité d'agir tel qu'il l'entend. En revanche, la réponse d'Oedipe au destin correspond au contraire à la reconnaissance totale de sa culpabilité. C'est ainsi qu'il recouvre pleinement sa liberté.

Il semble donc que les situations d'Oedipe et de Rousseau soient en définitive inversées. Oedipe parvient à renverser le sentiment du tragique pour reconquérir sa liberté en revendiquant la responsabilité de ses actes. Il fait sienne une définition très moderne de la responsabilité : un homme n'est pas seulement responsable de ce qu'il a voulu, mais de ce qu'il se trouve avoir fait à la lumière de ce que ses actes ont engendré, sans qu'il ait disposé d'aucun moyen de prévoir et à plus forte raison d'empêcher ce résultat. La bonne volonté de l'homme, prisonnière de sa naturelle cécité, reste donc inefficace pour le préserver du malheur. Mais en s'aveuglant lui-même, Oedipe revendique le châtiment que le destin lui réservait, il le choisit. En ayant résolu de rejoindre son destin, il le dépasse et s'en libère. Le dernier sens du drame, c'est à la fois adhésion et libération. En collaborant à son propre malheur, Oedipe rompt le cercle du tragique.

En revanche, Jean-Jacques, en refusant la responsabilité de ses actes, semble perdre du même coup sa liberté. En définitive, c'est lui qui se pose en héros tragique. Lors du récit du ruban volé, en exposant ses dispositions intérieures, il en arrive insensiblement à justifier son forfait. Il se provoque un glissement qui se reproduit lorsque Rousseau rend compte de l'abandon de ses enfants : il est conduit à distinguer l'intention de l'acte. Cette distinction est rendue nécessaire parce que les actes de Rousseau, et plus précisément leurs conséquences, semblent ne jamais correspondre à l'intention qui les avait motivés au départ. Les Dialogues et les Rêveries stigmatisent le fait que les effets produits hors de lui sont indépendants de sa volonté. Une fois séparés de leur auteur, ses actes prennent une autre dimension, ils s'échappent des limites qu'il leur a imparties, et par-là, jouissent d'une autonomie sur laquelle il ne peut avoir aucune prise. Ils sont " lâchés " dans une extériorité hostile et malfaisante. Des lors, Rousseau ne peut en être responsable.

 

Après avoir opposé le hasard et la nécessité de fait dans la pensée de l'origine du mal chez Rousseau, nous avons été amenés à conclure qu'en définitive, loin d'être antagonistes, ils collaboraient dans l'accomplissement tragique de l'histoire. En un mot, le hasard est le voile recouvrant la nécessité. Ils sont tous deux les moyens de la réalisation de la dégénérescence essentielle à l'histoire.

Le schème fondamental de la pensée de Rousseau est donc en réalité le couple Nature-histoire. L'homme est dénaturé par l'histoire, mais la Nature subsiste au fond de lui, préservant en quelque sorte son humanité de la dégradation absolue. La Nature est là, toujours présente et immuable. Voilée par l'histoire et les abus humains que celle-ci a générés, elle subsiste et demeure l'ultime recours, le lieu privilégié de la vérité pour Jean-Jacques.

L'essence de l'homme n'est donc pas compromise ; seule sa situation historique l'est. Et même si, par une fatalité purement humaine, le mal est irréversible, l'histoire nous propose une tâche de résistance et de refus. L'histoire étant essentiellement dégradation, le salut ne peut venir que d'une opposition au devenir destructeur, opposition rendue possible par la permanence de la Nature.

 

Notes

 

1. Les Confessions (Conf.), OCI, p. 229

2. Ibidem

3. Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (D.O.I.), OCIII, p. 171

4. Je tiens à remercier les membres de l'Equipe Rousseau (CNRS-URA 96) pour l'aide qu'ils m'ont apportée lors de la communication de cet article à l'Université de la Sorbonne le 12 Décembre 1998.

5. Conf., OCI, p. 43

6. Ibid., p. 42

7. Ibid., p. 351

8. D.O.I., OCIII, p. 171

9. Ibid., p. 140

10. Ibid., p. 162

11. Ibid., p. 144

12. D.O.I., OCIII, p. 162

13. Ibid., p. 165

14. Ibid., p. 171

15. Ibid., p. 180

16. Ibid., p. 164

17. D.O.I., OCIII, p. 166

18. Henri Gouhier , Les Méditations Métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 32

19. Ibid., p. 164

20. D.O.I., OCIII, p. 165

21. Du Contrat Social (C.S.), OCIII, p. 360

22. Ibidem

23. J. Starobinski , La Transparence et l'obstacle, p. 261

24. D.O.I., OCIII, p. 165

25. Fragments Politiques (F.P.), OCIII, p. 530

26. D.O.I., OCIII, p. 171

27. L'influence des climats sur la civilisation, OCIII, p. 529

28. D.O.I., OCIII, p. 164

29. Ecrits de la Montagne, OCIII, p. 638

30. D.O.I., OCIII, p. 164

31. Conf., OCI, p. 19

32. Ibid., p. 20

33. Pour le comprendre, il suffit de souligner l'occurrence de l'adverbe de négation " ne…plus " : " ne liaient plus ", " ne les regardions plus ", " n'allions plus " (Conf., OCI, p. 20).

34. Rêveries du Promeneur Solitaire, OCI, p. 1055

35. Ibid., p. 996

36. Ibid., p. 1054