Colloque international, Ecrire la Passion, Université de Kairouan (Tunisie), 3-5 mars 2004

 

 

 

 

 

« Mon esprit s’éclaire au feu de mon cœur » : écrire Sophie ou la passion selon Jean-Jacques.

 

 

 

 

 

C’était l’été 57… . Au mois de janvier, une première visite de Mme d’Houdetot, échappée toute crottée de la boue où s’était enlisé son carrosse, avait scellé, dans des éclats de rire, l’amitié de deux anciennes connaissances. La seconde, au printemps, laissa au cœur du philosophe la gravité du premier véritable amour : « A ce voyage, elle était à cheval et en homme. Quoique je n’aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là, et pour cette fois ce fut de l’amour » (Confessions[1]). Le détail de cet épisode sentimental doit être ressaisi dans la période de composition de La Nouvelle Héloïse [2]: Rousseau en avait en effet déjà écrit les deux premières parties lorsque les « érotiques transports » qu’il éprouvait pour les êtres imaginaires de son roman se fixèrent[3] sur Mme d’Houdetot : son image ne cesserait désormais d’accompagner la composition, dans les deux années suivantes, des autres parties du roman.

Après s’être déclaré, le 24 mai 1757, Rousseau écrivit à Sophie une correspondance d’environ un dizaine de lettres ; elle fut détruite lorsque Saint-lambert, l’amant de Mme d’Houdetot, fut averti de la situation l’année suivante (6 mais 1758). Une partie de cette correspondance nous est néanmoins parvenue, soit que Rousseau en ait pris copie, soit qu’elle n’ait pas été envoyée. Ainsi, celle du début juillet 1757, qui permet de comprendre l’intensité de la crise passionnelle : 

« Je commence à ressentir l’effet des agitations terribles que vous m’avez fait si longtemps éprouver. Elles ont épuisé mon cœur, mes sens, tout mon être, et dans le supplice des privations les plus cruelles, j’éprouve l’accablement qui suit l’excès des plus doux plaisirs[4]. »

 De même, lorsqu’en octobre 1757, les premiers soupçons de Saint-Lambert incitent Mme d’Houdetot à observer une plus grande réserve, Rousseau  écrit pour elle une admirable lettre[5] où se manifeste le don total qu’il fit de lui-même dans cette passion, et les combats intérieurs qu’il endura :

« O toi qui peux tout sur mon être, apprends-moi à supporter cet état affreux, ou le change, ou me fais mourir .»

 

On juge ordinairement que cette passion fut malheureuse parce qu’elle ne fut pas réciproque. Et, suivant en cela Rousseau lui-même, on considère qu’elle marque le commencement des tourments de son existence[6] . Il est vrai qu’au sein du petit groupe constitué autour de Mme d’Epinay, elle fut l’occasion des dissensions qui finirent par détacher Rousseau de ses anciens amis. Maladresse ou malveillance ? Saint-Lambert fut averti par la rumeur de l’intimité de Mme d’Houdetot et de Jean-Jacques, lequel soupçonna Mme d’Epinay et Diderot de l’avoir trahi[7]. Mais si les suites de cet attachement devaient le rendre «à jamais mémorable et terrible à son souvenir »[8], s’il fut accompagné des tourments de la honte et des craintes de l’humiliation, si même il ne fut ni partagé ni comblé, il représenta dans la vie de Rousseau moins l’échec que l’on se plaît à décrire qu’une plénitude d’existence telle que les Confessions n’en rapportent que rarement. On s’attachera à cet épisode amoureux parce que, tout à la fois douloureux et solaire, il éclaire les formes de la vie créatrice chez Rousseau. On considèrera en effet les liens déjà maintes fois explorés[9] entre La Nouvelle Héloïse et la passion pour Mme d’Houdetot, mais pour proposer d’y reconnaître un processus d’identification différent de celui qui règle, selon la critique, les rapports entre cette œuvre et la vie de l’écrivain[10].

 

I-Les visages de la création

Les épisodes concernant la passion du printemps et de l’été 1757 forment, au centre du Livre IX des Confessions, le prolongement naturel, harmonique, du bonheur qui, un an plus tôt, avait poussé « le berger extravagant » à rêver La Nouvelle Héloïse, à laisser les souvenirs amoureux de sa jeunesse enfanter les créatures célestes de Julie. Ces circonstances, comme on l’a déjà remarqué[11], témoignent d’une sorte d’intuition merveilleuse de la puissance créatrice qui donne au réel sa forme future, pliant ensuite les événements et les cœurs pour qu’ils obéissent aux suggestions du roman. Mais les Confessions insistent sur l’identité que présentent, chacun dans son ordre, ces deux événements, au point que l’été de 1756 –date des premières rêveries romanesques et celui de 1757 –date des rendez-vous quotidiens de Jean-Jacques et de Sophie d’Houdetot à Eaubonne- semblent ne former qu’une seule et même saison, un double été d’ivresse et de bonheur.

 Mises bout à bout, les pages où Jean-Jacques retrace ses exaltations de romancier et celles où il évoque Sophie révèlent en effet une continuité remarquable, jusqu’au lexique comme découplé d’un épisode à l’autre : mêmes « ivresses », mêmes « transports »,  même « délires » ; au « monde enchanté »[12] de la fiction devait en effet répondre  le « pays enchanté » de Mme d’Houdetot ; de même le bosquet de La Nouvelle Héloïse[13], inspiré des lieux où Rousseau durant ses promenades voyait naître le décor de Clarens[14], préfigurait le bosquet de la cascade qui abrita ses rencontres avec Sophie:

« Ce fut dans ce bosquet qu’assis avec elle sur un banc de gazon sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvais pour rendre les mouvements de mon cœur un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la première et l’unique fois de ma vie ; mais je fus sublime, si l’on peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d’aimable et séduisant dans un cœur d’homme. »[15]

Il fut sublime. C’est que, dans l’intervalle qui sépare ces deux étés, Rousseau avait eu l’occasion de forger et de s’approprier cette langue nouvelle, en écrivant les lettres des deux premières parties de La Nouvelle Héloïse et en les copiant « avec un plaisir inexprimable [16]». Ce langage de l’amour sublime passait directement de la bouche du personnage à celle de son créateur ; avant d’enchanter les lecteurs du roman[17], il allait toucher Mme d’Houdetot qui, si elle ne céda pas, se montra vivement émue :

« Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux !que je lui en fis verser malgré elle ! Enfin dans un transport involontaire elle s’écria : ‘Non, jamais homme ne fut si aimable et jamais amant n’aima comme vous ! ».

Ainsi les deux étés du Livre IX, des Confessions, ne se contentent pas de se faire face, du point de vue du déroulement du récit de vie; ni de se faire écho du point de vue de la vie morale et des constructions sentimentales qui identifient la femme réelle et l’héroïne fictive. De l’un à l’autre, de l’écriture du roman d’amour à la rencontre sentimentale, et quoique sous des formes différentes, c’est la même expérience intime du bonheur que relatent les Confessions .

Le bonheur éprouvé dans sa passion insatisfaite pour Mme d’Houdetot s’avère en effet de même nature que celui éprouvé dans la joie de composer et d’écrire. Entre les deux expériences, un mode de jouissance identique se fait jour. C’est ce qui peut expliquer, au-delà des raisons du cœur, l’intensité et la durée de l’ébranlement intérieur que cette coïncidence provoqua. Le rapport à l’objet imaginaire, la fiction de Julie, et le rapport à l’objet réel, Sophie d’Houdetot, se trouvent l’un et l’autre sous l’emprise d’un désir si impérieux, et sans doute si puissamment narcissique, que le sujet parvient à se dispenser de leur possession. Si flatteuse est l’image de lui-même que ces objets renvoient à Rousseau qu’ils le comblent alors même qu’ils continuent de lui faire défaut. Au sein du bonheur d’aimer ou d’écrire, la jouissance, d’une nature fortement identitaire, s’accompagne d’une crise toute bienheureuse du sujet. Ne fut-il pas « sublime[18] » ?

Si l’on considère ce qui se joua dans la relation sentimentale de Rousseau et Sophie, on peut voir en effet que le désir s’y trouve organisé de façon à satisfaire une psyché plus qu’une autre accoutumée aux transactions imaginaires[19]. Ainsi lorsque se formèrent les êtres de fiction dont Rousseau allait composer Julie, cet univers, aussi extravagant fût-il, ne lui était pas étranger, il contenait toute sa vie telle qu’il l’avait non pas vécue mais ressentie : « toutes les virtualités de son cœur aimant et tendre » trouvaient enfin à s’épanouir. De même si elles ne le conduisirent jamais jusqu’à la dernière jouissance, les faveurs que Mme d’Houdetot accorda à « son trop tendre et trop faible ami »[20] lui firent éprouver « ce délire, ces pleurs, ces ravissements, ces extases, ces transports qui n’étaient pas d’un mortel »[21]. On se fera une idée assez juste de ce raffinement dans la frustration, mais aussi de cette plénitude dans la jouissance qui marquèrent les tête-à-tête de Rousseau et de Sophie lorsque, parvenu au moment de les perdre tout à fait, il tente encore de les retenir :

« O Sophie ! après des moments si doux, l’idée d’une éternelle privation est trop affreuse à celui qui gémit de ne pouvoir s’identifier avec toi. Quoi ! tes yeux attendris ne se baisseront plus avec cette douce pudeur qui m’enivre de volupté ! Quoi !mes lèvres brûlantes ne déposeraient plus sur ton cœur mon âme avec mes baisers ! Quoi !je n’éprouverais plus ce frémissement céleste, ce feu rapide et dévorant qui, plus prompt que l’éclair….moment !moment inexprimable !quel cœur, quel homme, quel Dieu peut t’avoir ressenti et renoncer à toi ? »

Si ce n’est pas vraiment l’amour, si ce n’est pas la jouissance charnelle, cela vraiment lui ressemble, et de si près que cela peut en tenir lieu.

 

Donc, malgré les refus de la comtesse, il faut s’imaginer Jean-Jacques heureux. Dans la distance même, lorsqu’elle lui imposa le silence et le détachement[22], il sut à sa façon jouir d’elle :

« à notre dernière entrevue où tu déployais de nouveaux charmes pour m’enflammer de nouveaux feux, deux fois tu me regardas en dansant. Tous tes mouvements s’imprimaient au fond de mon âme ; mes avides regards traçaient tous tes pas ; pas un geste n’échappait à mon cœur, et dans l’éclat de ton triomphe, ce faible cœur avait la simplicité de croire que tu daignais t’occuper de moi ».

Pour qui a lu, comme Rousseau, La Princesse de Clèves, une telle scène de bal, une telle danse des regards et des signes est un instant de pleine volupté et d’amour fou.

De fait, les pages qui dans les Confessions ou dans la Correspondance retracent cet épisode de la passion sont de celles où vibre intensément un bonheur à la fois absolu et inachevé. Ardente, investie par un sujet qui s’y livre totalement, l’écriture de ces moments n’est pas d’une nature différente de celle qui compose La Nouvelle Héloïse. C’est non seulement dire que Rousseau a mis dans le roman de 1762 toute l’aventure qu’il vivait avec Sophie ; mais c’est dire aussi que cette impossible passion obéit aux même principes que les élans de la vie créatrice. Robert Osmont a bien montré l’autonomie du roman par rapport à la vie et même il a suggéré que,  dans son dialogue amoureux avec Sophie, Rousseau se mettait à l’écoute de ses personnages, à la fois par une sorte d’imitation liée à la conformité relative des situations (Julie prêche le renoncement à Saint-Preux, comme Mme d’Houdetot à Jean-Jacques) et parce que la composition de La Nouvelle Héloïse avait réellement transformé son auteur : « Dans la deuxième partie de La Nouvelle Héloïse, écrit-il, Rousseau trouvait, à côté des délices de l’imagination, cette lucidité et ces aspirations plus hautes que la création de l’œuvre avait sollicitées de lui, à un moment où la passion et la vie réelle n’avaient pas encore menacé sa « liberté d’esprit »[23]. Plus encore nous semble-t-il : c’est à l’expérience créatrice elle-même et à ce qu’elle suppose de rapport au réel et d’accomplissement du sujet que renvoie, selon-nous, cette expérience amoureuse. Si l’ébranlement intérieur provoqué par cet épisode sentimental a été pour Rousseau à ce point  décisif, ce n’est pas, croyons-nous, parce que cette chance inespérée de la vie –une première passion à quarante cinq ans- au lieu d’en compenser les insatisfactions, se serait soldée par un échec. Tout au contraire, échappant aux circonstances étroites de la vie vécue, la passion pour Sophie a touché au cœur même de l’imaginaire de l’écrivain, pour prendre pleinement sa place dans l’aventure de l’œuvre.

 

 

II- Sentir, ressentir, écrire, penser

 

« Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer»[24]. Ce qui manque, ce qui ne parvient pas à s’accomplir est précisément ce qui fait le plus exister. Non que, s’il avait eu le choix, Rousseau n’eût pas préféré sans doute posséder cette femme : mais le refus plein de tendresse et de compassion qu’elle lui opposa, ces demi-caresses reçues et accordées, cette tension entre le sentiment de la faute et la satisfaction morale d’en triompher, ce désir infiniment maintenu, tout cet espace laissé finalement à la prose d’amour, au chant du cœur, concentrèrent en eux ce qu’est pour Rousseau la véritable jouissance.

Pendant l’été 1757, dans les promenades qui conduisent Jean-Jacques à Eaubonne, la jouissance s’accomplit dans l’absence, de l’absence même de l’aimée:

 « Je rêvais en marchant à celle que j’allais voir, à l’accueil caressant qu’elle me ferait , au baiser qui m’attendait à mon arrivée. ma tête se troublait, un éblouissement m’aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir, j’étais forcé de m’arrêter, de m’asseoir ; toute ma machine était dans un désordre inconcevable, j’étais prêt à m’évanouir…. J’arrivais à Eaubonne faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l’instant que je la voyais tout était réparé : je ne sentais plus auprès d’elle que l’importunité d’une vigueur inépuisable et toujours inutile. »[25]

Puisque la jouissance est le préambule de la rencontre, non sa conclusion, puisque l’état de désir ne parvient pas à se résoudre en présence de l’objet aimé, la seule façon de le tromper, c’est-à-dire de le satisfaire, c’est bien de l’investir sur cet autre objet de plénitude, sur cet autre objet de jouissance et de manque, l’écriture[26] :

 « Pour me distraire, j’essayais d’écrire avec mon crayon des billets que j’aurais pu tracer du plus pur de mon sang : je n’en ai jamais pu achever un qui fut lisible. Quand elle en trouvait quelqu’un dans la niche dont nous étions convenus, elle n’y pouvait voir autre chose que l’état déplorable où j’étais en l’écrivant. »[27]

 

Ainsi se confondent l’expérience sentimentale et l’expérience créatrice : toutes deux révoquent pour Rousseau l’accomplissement dans le réel d’une émotion plus vibrante, plus jouissive de demeurer dans l’état d’absolu que seule garantit la vie intérieure. Aimer ou écrire, c’est jouir sans posséder, sans altérer, c’est jouir plus intensément . Que l’écriture soit pour Rousseau de nature libidinale, qu’elle ait été pour cet écrivain en rupture avec la littérature, l’une des plus extrêmes jouissances, on peut s’en convaincre en rapprochant ce passage consacré à Sophie de cet autre, extrait cette fois d’une des quatre Lettre à Monsieur de Malesherbes (12 janvier 1762) : Rousseau y rapporte comment sur le chemin de Vincennes est née sa vocation d’écrivain. Le passage est célèbre, on le citera néanmoins pour mettre à jour la conformité des expériences : 

 « Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes sans avoir senti que j’en répandais »[28].

Fluides répandus, éblouissement intérieur, effervescence de l’imagination et de la pensée qui se communique à travers le bouleversement des sensations : c’est le même vocabulaire, ce sont les mêmes violentes secousses du corps et de l’esprit. Il nous semble que l’identité du trouble, la violence de ce qui, dans les deux cas, est vécu comme une crise du sujet, autorise à identifier passion amoureuse et passion créatrice comme une même modalité de la vie intérieure de Jean-Jacques.

 

Il faut revenir ici aux observations du premier livre des Confessions lorsque Jean-Jacques  considère la formation de son être intellectuel et moral :

« Je sentis avant de penser ; c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre »[29].

 Car la suite de son destin intellectuel verra toujours associés ces deux aspects de la vie créatrice, témoignage unique dont aucun autre écrivain de son temps n’a laissé l’équivalent. Rousseau dans les Dialogues en particulier[30] a cherché à distinguer les deux formes de sensibilité, la sensibilité physique et la sensibilité morale, mais il a reconnu que chez lui il n’était pas de sensation qui ne s’accompagne d’une certaine tonalité morale et que cette résonance sensible affectait à son tour son esprit[31]. Car la vision intellectuelle n’est pas plus dissociable de l’émotion que la vision sensible: « Je ne sais voir que quand je suis ému… »[32]. Et le sentiment, dont la place centrale s’est progressivement imposée dans la réflexion morale de Rousseau, assure l’unité de la pensée et de la sensation[33]. Sensation, pensée, sentiment : ce mouvement d’unification est celui-là même qui porte la composition du roman de Julie. Dans La Nouvelle Héloïse en effet l’architecture générale du roman permet l’élévation du sentiment comme fondement de la vie intellectuelle et comme source du vrai plaisir. Julie ne raisonne pas Saint-Preux faute de sentir ou après avoir senti (l’amour et la volupté) : Julie raisonne d’amour car le sentiment est le visage de l’amour vrai, et non l’union charnelle[34], et il subsume les facultés des sens, de l’intelligence et du cœur.  Il en est de même de la puissance de la vie créatrice : en elle le transport de toutes les facultés tel que Rousseau l’a vécu sur le chemin de Vincennes fait vivre au sujet une expérience totale.

C’est pourquoi, dans la vie de Rousseau, le chemin est si vite trouvé entre sentir et penser, entre aimer et écrire. Lorsque le refroidissement de Mme d’Houdetot la conduit peu à peu vers un silence définitif, alors même qu’elle éteint ce brasier où Jean-Jacques a jeté, à 45 ans, sa première passion de jeune homme, la vie intérieure prolonge dans l’écriture la plénitude du désir. La fin de la passion pour Mme d’Houdetot voit s’épanouir en effet une floraison extraordinaire de grands textes, écrits les uns sur les autres, parfois même mis en chantier en même temps.

En moins de deux ans, sous l’effet d’une fécondité intellectuelle remarquable, sont composées des œuvres plus ou moins visiblement reliées les unes aux autres malgré leur différence de sujet, de visée, de champ. Du côté de la fiction, deux puis trois parties de Julie voient le jour, ; une petite fiction épistolaire, les Lettres à Sara développe le thème du barbon amoureux d’une fille jeune et sage ; du côté de la philosophie, qui est aussi le côté de l’aimée, six Lettres morales, appelées aussi Lettres à Sophie, composent un traité de la vie morale qui s’appuie sur une analyse des passions et une théorie de la connaissance ; du côté de la vie militante, Rousseau s’engage à la fois dans ses convictions religieuses avec un premier état de la Profession de foi du vicaire savoyard, et dans ses convictions républicaines d’où découle sa théorie du théâtre dans la Lettre à d’Alembert; enfin est mis en chantier le grand ouvrage théorique Emile ou de l’éducation, suivi d’Emile et Sophie, fiction épistolaire sur la trahison et l’adultère qui est en même temps une suite pédagogique de l’ouvrage précédent.

Impressionnante activité, si l’on songe que dans le même temps Rousseau a quitté l’Ermitage, emménagé en plein hiver à Montmorency (décembre 1757), et subi une nouvelle attaque de son mal.  Cette incandescence intellectuelle, bien qu’elle suive la rupture avec Sophie, ne relève pas selon nous du trop attendu processus de sublimation Nous dirions plutôt que la nature de la passion amoureuse vécue par Jean-Jacques lui permet d’être identifiée à l’expérience créatrice qui, depuis Vincennes, a toujours été vécue sur le mode de la passion :

 « On s’imaginait que je pouvais écrire par métier comme tous les gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion »[35].

 

Aussi l’expérience amoureuse de l’été 1757 donne-t-elle à ce phénomène une puissance inégalée.

 

 

 

 

Conclusion

 

Il convient donc de réévaluer l’importance de la passion de Jean-Jacques pour Sophie d’Houdetot mais ce n’est guère pour approfondir le domaine, ici pourtant essentiel, de la connaissance biographique de l’écrivain. C’est sur la genèse des textes que cette passion nous éclaire et plus encore sur l’extraordinaire puissance créatrice d’un écrivain qui mit tout son être en jeu dans l’écriture et toute son écriture en œuvre dans sa vie.

Entre le transport amoureux et l’élan artistique, c’est l’identité des expériences qui a confondu dans la même énergie l’exaltation de la pensée et celle de l’amour. La crise sentimentale des années 1757-1758, analogue, dans ses manifestations et dans sa profondeur, au « syndrome de Vincennes » s’est naturellement identifiée avec la vie intellectuelle dans laquelle elle a précipité les éléments de la vie personnelle[36].

 Sophie qui mourut bien après lui (en 1803) sortit de la vie de Rousseau, et oublia semble-t-il le bel été d’Eaubonne. Mais par ce qu’elle éveilla chez Jean-Jacques, par les coïncidences profondes qu’elle ne pouvait sans doute pas soupçonner entre les sentiments qu’elle inspirait et l’univers imaginaire que le créateur portait en lui, elle est devenue partie intégrante de son œuvre ; et n’a guère plus d’existence à nos yeux que pour lui avoir un instant ressemblé.

 

 

 

 

Anne CHAMAYOU

Université de Perpignan

 



[1] Livre IX, éd. B Gagnebin et M.Raymond, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p.439.

[2] C’est l’objet de l’étude de Robert Osmont qui a analysé précisément les concordances entre les événements  de cette rencontre et la composition de La Nouvelle Héloïse : « Remarques sur la genèse et la composition de La Nouvelle Héloïse », A.J.J.R, 33, p.93-147 

[3] Le même verbe est utilisé pour désigner le passage de la rêverie sentimentale à son élaboration romanesque (« Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée », p.431) puis le passage de la fiction romanesque à la réalité de la rencontre  (« Elle vint, je la vis, j’étais ivre d’amour sans objet, cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle, je vis ma Julie en Mme d’Houdetot, et bientôt je ne vis plus que Mme d’Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d’orner l’idole de mon cœur ». Ici tout dit l’erreur fondatrice (vue telle par l’écriture) (p.440).

[4] Correspondance complète (CC ), Leigh, 509, p.225.

[5] Elle ne fut sans doute pas envoyée.

[6]R.Leigh commente dans l’édition de la Correspondance (C.C., IV, XXI-XXII) : « Les blessures et les commotions dont il a souffert à cette époque l’ont marqué, d’une manière indélébile. Toute sa vie, il en conservera une douleur traumatique. Fait significatif, c’est en 1757 qu’il parle pour la première fois de ligue ou de complot ». Voir dans les Confessions, l’ouverture de l’épisode: « Je note ici avec complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m’ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver  si calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire et dans le tissu desquels on ne verra plus d’intervalle semblable où j’aye eu le loisir de respirer », p.438 .

[7] Voir H.Guillemin , « Les affaires de l’Ermitage », A.J.J.JR., 1941-1942, t.29, Genève, p.59-258 .

[8] Confessions, p.439 ; 

[9] Voir Jean Guéhenno, Jean-Jacques, Histoire d’une conscience, t1, ch.VI, « Roman et réalité », et ch.VII, « La Rupture », pp.346-387 .

[10] Voir par exemple : Henri Guillemin, Un homme, deux ombres. Jean-Jacques, Julie, Sophie, G., Mont-Blanc, 1943 ; Jean-Louis Lecercle, « Inconscient et création littéraire : sur La Nouvelle Héloïse », Etudes littéraires, Québec,  ch.V,P., Bordas, 1971., n°2, 1968, p.197-204 .

[11] Voir J. Guéhenno, (ouv.cit ) : « Le roman imaginé détermina le drame réel » ; et R.Osmont (art.cit.) qui ne cesse d’affirmer la pleine autonomie de l’œuvre, « admirable prélude aux émotions de la vie réelle ».

[12] « Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre … » (p.428) ;  « Elle aimait à marcher ainsi que moi : nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté. »  (p.443).

[13] C’est là que Saint-Preux reçoit le premier baiser de Julie, La Nouvelle Héloïse, Deuxième Partie, Lettre XIV.

[14] « je brûlais de m’échapper pour courir retrouver mes bosquets » (p.428).

[15] Confessions, p.444.

[16] Confessions, p.436.

[17] Sur l’effet produit par la prose sentimentale de La Nouvelle Héloïse voir  par exemple C.Labrosse,  Lire au XVIIIe siècle. La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs, Presses Universitaires de Lyon,, ed. du CNRS,, 1985  et notre article,  « Rousseau devant ses lecteurs : Julie, Narcisse et Pygmalion », dans L’Admiration, eds. D.Denis et F.Marcoin,  A.P.U., « Manières de critiquer », 2003, 1.

[18] L’adjectif porte en lui l’idée de dépassement, de passage.

[19] Marc Eigeldinger a étudié cet aspect dans Jean-Jacques Rousseau et la réalité de l’imaginaire. Pour lui « Jean-Jacques est le premier à avoir éprouvé que la réalité de l’imaginaire l’emporte sur la réalité du monde, et la vie intérieure est plus spirituelle et plus féconde que l’existence quotidienne » (Préface).

[20] C.C., lettre 509.

[21] Idem, lettre 5533

[22] A partir du mois mai 1758.

[23] Art.cit., p109.

[24] Confessions, p.170.

[25]  Confessions, p.444.

[26] Nous nous souvenons des analyses de M.Blanchot dans Le Livre à venir: « Rousseau découvre la légitimité d’un art sans ressemblance, il reconnaît la vérité de la littérature qui est dans son erreur même, et son pouvoir qui n’est pas de représenter, mais de rendre présent par la force de l’absence créatrice » (1959, Folio Essai, p.66 ). Voir aussi l’étude de  Marc Eigeldinger déjà citée ; et notre propre travail, L’Esprit de la lettre, « Ecrire la littérature », ch.IV, Un effacement triomphal, 1999, P.U.F., « Perspectives littéraires » pp135-144.

[27] Confessions, p.445-446.

[28] Œuvres complètes, tome 1, p.1135.

[29] p.84

[30] Deuxième Dialogue, ed. Eric Leborgne, Garnier-Flammarion, pp.218-223.

[31] Voir l’article de Marcel Raymond, « J.-J. Rousseau : deux aspects de sa vie intérieure (intermittences et permanences du Moi », A.J.J.R., t.29, 1941-1942,, pp.22-27.

[32] C.C., 6023.

[33] Voir l’analyse de Raoul Carré, dans  Le secret de J.-J. Rousseau, R.H.L.F., 1949, p.138 : « A quarante ans il avait comprise qu’entre la sensation qui ne satisfait point tout l’homme et l’intelligence qui ne lui livre que l’écorce des choses et des ratiocinations abstraites qui jamais ne s’achèvent en certitudes apaisantes, le sentiment seul livrerait l’être parce qu’on vivrait en lui la vraie vie qui dénoue les limites du moi égoïste, l’existence agrandie d’une consonance avec les êtres et les choses ».

[34] Qui est vécue comme une crise de l’amour (La Nouvelle Héloïse, Ier Partie)

[35]Confessions, p.513.

[36] Cette question méritait  un prolongement. Nous renvoyons à la suite de cette étude, « Ecrire Rousseau : la naissance de l’autobiographie»