Françoise Bocquentin
Etre
malade pour guérir : une des stratégies de
J. J. Rousseau.
. « Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les Médecins, les Oratoriens vivront encore, et quand je n'aurais pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sur qu'ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort qu'ils n'en laissent à ma personne de mon vivant » (Oeuvres Complètes de la Pléiade, volume I, page 998 ou O.C. I, 998). C'est dans la première promenade des Rêveries, presque à la fin de sa vie, que J.J. Rousseau écrit encore ces lignes amères alors que la paix intérieure lui est venue, et que le complot a cessé d'être pour lui une angoisse de tous les instants. Pourquoi alors ce dépit tenace ? Pourquoi cette rancœur, ce ressentiment si vivace envers un corps médical qu'il a pourtant beaucoup fréquenté, souvent aimé et parfois admiré en la personne de quelques uns de ses représentants ? Une telle déception ne serait-elle pas à la mesure de son attente ? Quelle fut donc cette attente ? Voilà ce que nous allons tenter de comprendre à travers l'idée qu'il se faisait de son corps malade.
J. J. Rousseau se dit malade ; il le dit fréquemment, il le dit abondamment avec toutes sortes de détails qu'il n'épargne à aucun de ses amis ou amies. Le Dr Bensoussan parle à juste raison : « d'un luxe d'images et de débordements verbaux »[1] Mais de quoi est-il donc malade ? De tout : aucun viscère n'est épargné, aucun mal ne lui est étranger : insomnie, vertiges, fièvre, maux de tête, respiration trop courte, palpitations et bien d'autres symptômes encore alourdissent ses jours et ses nuits. Mais il le reconnaît lui-même : il est aussi un malade imaginaire qui, à force d'étudier la physiologie puis l'anatomie, s'est cru attend de tous les maux de la terre : « Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures je m'étais mis à étudier l'anatomie, et passant en revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m'attendais à sentit détraquer tout cela vingt fois le jour ; loin d'être étonné de me trouver mourant je l'étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sur que si je n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale étude (...) Ne pensant plus à mes maux j'en étais beaucoup moins affecté » (O.C. I, 248, 257 ) avoue-t-il dans les Confessions. Mais il est également un vrai malade, du moins c'est là ce qu'il prétend, et c'est sur ses problèmes urinaires, qui vont le faire souffrir de sa naissance à son âge avancé, que va surtout se fixer son attention. C'est de ces problèmes que nous parlerons ici, non pas pour tenter de poser un diagnostic médical qui a fait déjà l'objet de très nombreux débats et de multiples publications[2], mais simplement pour analyser ce qu'en dit J. J. Rousseau et tenter de comprendre si ces problèmes ne seraient pas le fil d'Ariane de ce long labyrinthe pathologique qu'il nous décrit comme le fondement de sa constitution.
C'est dans les Confessions et dans sa Correspondance que l'on peut suivre le mieux l'existence et l'évolution de ses troubles urinaires qui vont marquer sa vie de leurs rechutes et de leurs relâches. C'est à Venise, nous semble-t-il, qu'il éprouve pour la première fois, à l'âge adulte, ces ennuis qui ne le quitteront qu' à un âge avancé : « La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j'avais souffertes me donnèrent une ardeur d'urine et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver » (O.C. I, 361). Nous sommes alors en 1743 ; ces maux vont reprendre quelques années après, lorsqu'il rend visite à Diderot, enfermé à Vincennes : « Ce ne fut qu'après la détention de Diderot que l'échauffement contracté dans mes courses de Vincennes durant les terribles chaleurs qu'il faisait alors me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n'ai jamais retrouvé ma première santé » (O.C. I, 361). Nous sommes alors en 1749. Mais auparavant il avait écrit à Madame de Warens le 26 Aout 1748 : « J'ai d'abord eu attaque de colique néphrétique, fièvre, ardeur et rétention d'urine (...) mais la difficulté d'urine subsiste toujours et la pierre qui du rein est descendue dans la vessie ne peut en sortir que par l'opération » (Correspondance Complète de Leigh, lettre No 144 ou CC, 144). Le 12 mars 1750 il lui dit encore : « Je n'ai eu tout cet hiver, quoique très doux, que rhume, que fièvre, qu' ardeur d'urine » (CC, 151). A une providentielle relâche a donc fait suite l'implacable rechute l'assurant qu'il est hors de question d'espérer une guérison : « Mes convalescences ne sont que des passages d'un mal à un autre » dit-il encore à Madame de Warens dans la même lettre. A partir de cette date il se plaindra sans cesse de la difficulté qu'il éprouve pour uriner et aura recours à des sondages répétés qui le soulageront de façon variable. « Mon mal est un état habituel » dit-il dans le testament de 1763 où il résume toute son histoire médicale et donne force détails : « Je n'urine jamais à plein canal[3] et jamais aussi l'urine n'est totalement supprimée mais le cours en est seulement plus ou moins embarrassé sans être jamais entièrement libre de sorte que j'éprouve une inquiétude, un besoin presque continuel que je ne puis jamais bien satisfaire. Je remarque pourtant dans ces inégalités un progrès constant par lequel le fil de l'urine diminue d'année en année ce qui me fait juger qu'il finira tôt ou tard par être tout à fait arrêté » (O.C. I, 1225). En novembre 1769 il fait à son amie, Madame de Lessert, une description de ses maux qu'il détaillera beaucoup plus encore dans les deux lettres qu'il adresse au duc d'Albe le 1er octobre et le 9 novembre 1772, sous prétexte que Son Excellence souffre des mêmes incommodités que lui : « Quand les attaques venaient, je les laissais venir et s'en aller d'elles-mêmes, sans savoir comment elles finiraient, m'en inquiétant le moins qu'il était possible » (CC, 6964). Ce n'est que dans les dernières années de sa vie que ses troubles urinaires disparaîtront comme par enchantement, pour la simple raison, nous dit-il, qu'il a cessé de consulter : « Quinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules lois de la nature, j'ai repris par elles ma première santé » (O.C. I, 1065).
C'est donc d'une maladie chronique que souffre J. J. Rousseau, d'une maladie grave où il se vit toujours en sursis d'une mort prochaine : en 1737, alors âgé de 25 ans, il réalise déjà que son mal est incurable même s'il ne s'agit pas alors de ses troubles urinaires : « Je sentais la vie m'échapper sans l'avoir goûtée (...) Je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir (...) Je dépérissais au contraire à vue d’œil. J'étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette » (O.C. I, 221, 227, 247). En mars 1739, il parle au gouverneur de Savoie de : « La langueur qui me met aujourd'hui au tombeau » (CC, 28) Puis il écrit en 1741 à Monsieur de Conzié : « Je compte pour rien les infirmités qui me rendent mourant » (CC, 59). En mai 1751, écrivant à Monsieur Marcet de Mézières, il se dit : « Accable d'une maladie mortelle et douloureuse » (CC, 160). Il écrit à Madame de Warens le 13 février 1753 : « Votre fils s'avance à grands pas vers sa dernières demeure. Le mal a fait un si grand progrès cet hiver que je ne dois plus m'attendre à en voir un autre » (CC, 194). Il se décrit dans les Confessions comme : « Regardant chaque jour comme le dernier de mes jours » (O.C.. I, 329) . Il commence L'art de jouir, par ces mots : « Consumé d'un mal incurable qui m'entraîne à pas lents au tombeau » (O.C. I, 1173). Il nous précise dans les Confessions : « Je passai toute l'année 1758 dans un état de langueur qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière » (O.C. I, 489). En décembre 1761, il se croit à nouveau perdu à la suite d'une rupture de sonde et écrit alors ses Lettres à Malesherbes, prémices de ses Confessions. Cependant, de relâches en rechutes et de rechutes en agonies, il vivra encore plus de quinze années. « Toute son existence n'est qu'un précaire ajournement de la mort » écrit fort justement Starobinski[4].
Il lui arrive cependant parfois d'espérer guérir lorsqu'il ne parle pas de ses troubles urinaires, sans lesquels il semble ne pouvoir vivre. Il en sera ainsi de ce polype au cœur sur lequel il se fixe un certain temps : « L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage (...) J'allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de précaution je me mis en pension chez un médecin » (O.C. I, 248 et 257). Il emploiera aussi l'expression révélatrice de « fantaisie de guérir » (O.C. I, 248). Quant à ses troubles urinaires, s'il dit parfois vouloir en guérir, une phrase vient bien vite après démentir ce souhait pour affirmer que ces troubles sont, en fait, inguérissables : « Je voulus guérir ; je me livrai aux guérisseurs qui, épuisant à la fois leur savoir et mes forces, me mirent au bord du tombeau et ne firent qu'irriter mes maux en effarouchant mon imagination. Persuadé que j'avais la pierre, je n'avais pas une attaque dont je ne crusse que le terme serait de mourir dans les douleurs du calcul et l'effroi que me donnait cette idée me fit tout tenter pour guérir du mal du monde le moins guérissable puisqu'il venait d'un organe mal constitué. Le frère Côme m'ayant enfin sondé, ce qu'on n'avait pu faire jusqu'alors qu'avec des bougies, m'apprit que je n'avais pas la pierre : cela calma tout d'un coup mon imagination, et après avoir vainement épuisé tous les secours de l'art pour guérir je m'avisai de l'expédient par lequel j'aurais du commencer : c'était d'apprendre à souffrir en patience et à ne pas vouloir guérir malgré la nature » dit-il au duc d'Albe dans sa première lettre de 1772 (CC, 6975), ajoutant dans la seconde : « Sitôt que je ne m'obstinai plus à vouloir guérir, je souffris beaucoup moins » (CC, 6964). On pourrait croire que ce renoncement à toute thérapeutique n'est dû qu'à son âge avancé Mais c'est bien avant et jeune encore qu'il affirmait ne pas vouloir guérir, comme dans cette lettre du 10 mai 1758 qu'il adresse à un médecin : « Je ne consulte point d'ailleurs, je n'attends ni ne veux plus aucune espèce de soulagement de la part des hommes » (CC, 640). Est-ce résignation ou sagesse de sa part vis à vis d'une maladie qui est ou qu'il juge incurable ou bien ligne de conduite sur laquelle il convient, alors, de s’interroger[5] ?
Incurable, elle l'est en effet cette maladie - du moins c'est là ce qu'il nous dit - puisque constitutionnelle. Une malformation congénitale en est responsable et tout ce que le corps médical (dans l'état de son savoir) peut faire, c'est d'essayer sur lui des remèdes destinés à adoucir ses souffrances et non à éradiquer ce mal profond qui fait partie de lui-même. C'est dès le début des Confessions qu'il prend soin de nous faire connaître ce vice de constitution responsable de ses malheurs : « Je naquis infirme et malade (...) J'étais né presque mourant ; on espérait peu de me conserver. J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée (...) Une sœur de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu'elle me sauva » (O.C. I, 5). Il va reparler de cette malformation constitutionnelle au livre huitième des Confessions, la décrivant comme un : «Vice de conformation dans la vessie » (O.C. I, 361) responsable durant ses premières années d‘ «une rétention d'urine presque continuelle » qui eut été mortelle sans les soins vigilants de sa tante Suson. Parlant de la crainte qu'il redoute d'avoir attrapé à Venise une maladie sexuellement transmissible, il évoque encore cette anomalie constitutionnelle dont le siège serait accessible à l'examen immédiat puisqu’il ne parle pas ici d'avoir été sondé : « Le chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n'en put venir à bout qu'en me persuadant que j'étais conformé d'une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être infecté » (O.C. I, 317). En fait ce vice de conformation est loin d'être toujours présent à l'esprit de J. J. Rousseau qui n'hésite pas à dire, à propos de la maladie dont il fut victime lorsqu'il vivait avec Madame de Warens : « Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l'âge sans avoir aucun viscère vicié ? » (O.C. I,218). Il oublie, de la même façon, tout ce passé constitutionnel lorsqu'il écrit à son ami d'Altuna le 30 juin 1748 : « Au milieu des terribles attaques d'un mal dont je n'avais pas eu jusqu'ici le moindre soupçon une violente rétention d'urine a été suivie d'une indication déclarée de gravelle et enfin d'une colique néphrétique, la plus effroyable qu'on ait jamais sentie » (CC, A 124). Que faut-il en penser ? Ce mal, dont il n'a alors, pas le moindre soupçon, est-il réellement aussi constitutionnel qu'il veut bien nous le faire croire[6] ? Quoiqu'il en soit, vrai ou non, imaginaire ou fantasmé, ce vice de conformation sera vécu par J. J. Rousseau comme le fondement de tous ses maux et constituera aussi le suprême alibi de son refus d'en guérir. Sa maladie ne peut lui être ôtée ; elle est inséparable de son corps, elle en fait partie intégrante : la supprimer serait, d'une certaine façon, le supprimer; le guérir serait, en fait, le tuer. « Elle est née avec moi » dit-il, parlant de sa maladie, dans les notes qu'il appose au Sentiment des citoyens... Elle l'accompagne et double son être fluctuant d'un être malade, qui lui, est permanent et avec lequel il s'identifie : « Je finis par savoir que ma maladie incurable sans être mortelle durerait autant que moi » (O.C. I, 572) dit-il après s'être fait sondé par le frère Côme[7] .
C'est donc en qualité de malade que J. J. Rousseau s'expose au regard de la société ; c'est donc une identité de malade qu'il revendique, identité qu'il va entretenir avec soin jusqu'à la période des Dialogues.. Mais comment cet homme qui se prétend l'être de la nature peut-il, tout en même temps, se prétendre un être malade, puisque l'homme de la nature, selon lui, n'est jamais malade ? Et si, par accident il le devient, sa robuste constitution chasse aussitôt ce mal qui ne peut faire son nid que dans les corps et les âmes dégénérées par le contact de la société : « La plupart de nos maux sont notre propre ouvrage et que nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple et solitaire qui nous était prescrite par la nature » (O.C. III, 138). C'est en perdant son naturel que l'homme s'amollit et que cesse alors cette belle santé qui est l'apanage des sauvages : « En devenant sociable et esclave, il devient faible, craintif, rampant et sa manière de vivre molle et efféminée achève d'énerver à la fois sa force et son courage » (O.C. III, 139). La manière de vivre est donc pour J. J. Rousseau la source presque exclusive de tous nos maux et l'on peut saluer, dans cette phrase célèbre du Discours sur les origines de l'inégalité - « On est très porté à croire qu'on ferait aisément l'histoire des maladies humaines en suivant celle des sociétés civiles » (O.C. III, 138) - la naissance de ce que nous pourrions nommer l'ethno-médecine. Mais alors pourquoi, lui, l'homme de la nature par excellence est-il malade ? Profondément malade ? Irréversiblement malade ? Est-ce par ce qu'il fut contraint d'étudier et d'écrire, sciences on ne peut plus funeste à la santé? « L'étude use la machine, épuise les esprits, détruit la force, énerve le courage et cela seul montre assez qu'elle n'est pas faite pour nous (...) l'étude corrompt ses mœurs, altère sa santé, détruit son tempérament et gâte souvent sa raison » (O.C. II, 966, 970) dit-il dans la Préface de Narcisse. S'il ne répond pas directement à la question il semble, néanmoins, sous-entendre que son mal n'est pas acquis mais inné : « Mes maux sont l'ouvrage de la nature mais mon bonheur est le mien » (O.C. I, 1138). Cette phrase étonnante dans la bouche de J. J. Rousseau, cette phrase qui contredit brusquement tout l’esprit de son discours, demande quelques commentaires. Certes il veut dire par là qu'étant victime d'une malformation constitutionnelle, d'une malformation conçue par la nature, il n'est pas responsable de son état mais qu'il en est plutôt la victime innocente. Mais dans cette phrase paradoxale. J. J. Rousseau ne fait-il pas ici, implicitement, référence à cette « erreur de la nature » (O.C. IV, 477) dont il parlera longuement dans l'Emile ?
Les exigences de J. J. Rousseau, malade chronique et incurable, vis à vis du corps médical
Cette maladie chronique, grave et constitutionnelle, est donc incurable. Posé ainsi par J. J. Rousseau le problème est simple : le corps médical ne peut donc lui porter aucun secours ; il ne peut que prolonger ses maux et les multiplier, sans jamais les faire disparaître : « Le parti que j'ai pris est sans contredit le meilleur dans le cas de maladies incurables comme la mienne qui tiennent à la constitution de l'individu » dit-il au duc d'Albe (CC, 6975) auquel il avait affirmé dans la lettre précédente : « Je suis né avec une indisposition qui a du rapport à la vôtre du moins quant au siège du mal et à la partie affectée » (CC, 6964). Cette impuissance du corps médical devant ses maux tient, d'ailleurs, plus à sa propre constitution qu'à l'incapacité des thérapeutes : « L'attaque que je venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi bien portant qu'auparavant, et je crois que les Médecins, auxquels je me livrai me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, Helvetius, Malouin, Thyerri, qui tous très savants, tous mes amis, me traitèrent chacun à sa mode, ne me soulagèrent point, et m'affaiblirent considérablement. Plus je m'asservissais à leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon imagination qu'ils effarouchaient mesurant mon état sur l'effet de leurs drogues ne me montrait avant la mort qu'une suite de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes maux » (O.C. I, 365). Loin de penser que sa maladie est incurable parce que les médecins sont incapables de la guérir, il pense, au contraire, que les médecins ne peuvent rien tenter sur une maladie qui fait partie de sa constitution. Car bien avant toute intervention thérapeutique il doute déjà de sa guérison : « Le médecin fut appelé ; je lui contai mon cas en frémissant et le jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa de même, mais il fit son métier » (O.C. I, 227) dit-il, dès les premières attaques du mal, alors qu'il n'a pas encore fait l'expérience de ces traitements multiples qui s'avéreront tous, selon lui, inutiles. Cette incurabilité de son mal est une sorte de postulat qu'il demande au corps médical d'approuver : « Je sais d'avance quel jugement il porterait de mon état (...) Mon imagination ranimée par la peinture de tant de maux m'en rendrait plus encore que le premier médecin du monde n'en saurait guérir » dit-il à de Luc qui lui conseille de consulter le Docteur Tronchin (CC, 338)[8]. Bien avant que le corps médical ne se prononce, J. J. Rousseau, lui, sait et le médecin ne sert, à ses yeux, qu'à confirmer le diagnostic qu'il a posé : « A force de chercher, de réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal était un polype au cœur et Salomon lui-même parut frappé de cette idée » (O.C. I, 248). « Ce n'est point une descente » (CC, 640) dit-il encore à un médecin, en parlant de ses maux. Ailleurs il va parler à Tronchin d'une personne qui présente : « Un mal de gencive qui me parait avoir tous les signes d'un cancer naissant » (CC, 792). Il relatera aussi dans le livre onzième des Confessions la terrible histoire du petit-fils du Maréchal de Luxembourg qui, mis à la diète par son médecin, ne tarda pas à en mourir malgré les mises en garde de J. J. Rousseau : « Enfin j'eus beau dire et j'eus beau faire, le Médecin triompha et l'enfant mourut de faim » (O.C.. I, 550 ). C'est d'égal à égal que J. J. Rousseau parle au corps médical et cela, bien entendu, ne plaira pas[9], d'autant plus qu'il va refuser à ce corps médical le rôle thérapeutique dont il a le monopole en se traitant lui-même, persuadé que les remèdes qui guérissent les autres sont incapables de le guérir lui, si différent des autres. C'est lui, et lui seul, qui va faire : « A grands frais d'immenses provisions de sondes pour pouvoir en porter toute ma vie » (O.C. I, 365) ; c'est lui, et lui seul, qui va se prescrire les remèdes qui lui conviennent, rejetant fermement tous les autres : « Quand je suis malade je suis têtu comme un âne, quand on m'offre un breuvage que je n'ai pas demandé je le jette volontiers au nez de ceux qui l'apportent » dit-il à Madame de Verdelin le 21 novembre 1759 (CC, 903). Ce n'est donc pas le thérapeute qu'il estime chez un médecin mais l'humaniste qu'il admire pour ses qualités d'honnête homme : « Je ne voyais plus personne excepté Maman et M. Salomon, devenu depuis peu son Médecin et le mien, honnête homme, homme d'esprit, grand Cartésien, qui parlait assez bien du système du monde et dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances » (O.C. I, 231). Car sa réelle estime et sa profonde amitié pour de nombreux médecins sont indiscutables : « Sans avoir eu jamais grande confiance en la médecine, j'en ai eu beaucoup des médecins que j'estimais, que j'aimais et à qui je laissais gouverner ma carcasse avec pleine autorité » (O.C. I, 1067) reconnaîtra-t-il dans la septième Rêverie.
. Ce n'est donc pas un secours thérapeutique qu'il cherche auprès du corps médical, nous l'avons vu, et il serait illogique de la part de J. J. Rousseau de reprocher à ce corps médical de ne pas lui avoir donné ce qu'il n'a jamais sollicité. Ce qu'il demande au corps médical (car il y a demande, du moins jusqu'à l'époque des Dialogues) c'est de lui nommer cette maladie qui fait partie intégrante de lui-même, c'est de lui expliquer de quoi il est atteint, c'est de lui fournir, non pas une thérapeutique, mais un diagnostic ; c'est un nom qu'il attend du corps médical et pas un remède ; c'est un nom qu'il attend, aussi, d'une autopsie qui ne pourra le rappeler en vie. C'est cela qu'il exige de la médecine et non une guérison qu'il ne souhaite pas : il veut savoir de quoi il est atteint. Préoccupation d'un homme né raisonneur, épris de terminologie, passionné de taxinomie? Une autre préoccupation l'anime, nous dit-il : celle de méconnaître à jamais la maladie rarissime dont il est atteint. Car, pour lui, cette maladie qui le met, jour après jour, à l'agonie n'est pas une maladie ordinaire : « Je vous dis cela, persuadé que mon mal n'a jamais été connu de personne et qu'on en pourrait peut-être tirer quelques observations utiles à la médecine » (CC, 640) dit-il encore le 10 mai 1758, parlant de ses troubles urinaires. C'est pourquoi il attend si impatiemment le jour où son corps grand ouvert permettra enfin de voir le mystère de cette incompréhensible maladie dont il est la victime consentante : « L'étrange maladie qui me consume depuis tant d'années et qui selon toute apparence terminera mes jours, est si différente de toutes les autres maladies du même genre que je crois qu'il importe à la santé publique qu'elle soit examinée dans son siège même » (O.C. I,1225). Cela serait donc, nous affirme-t-il, pour le bien public qu'il s'acharne ainsi à réclamer un diagnostic et non pour quelque intérêt personnel. D'où il s'en suit que les médecins consultés, incapables de poser le moindre diagnostic, ont fait bien plus que de nuire à J. J. Rousseau : ils ont nui aussi au bien public, ne sachant reconnaître un mal qu'il importe à tout le genre humain de connaître. Ce dont il souffre est pourtant bien connu à son époque et le frère Côme, qui viendra le sonder, semble avoir une bonne connaissance de ses problèmes de santé eu égard au savoir de l’époque. Il porte un diagnostic, utilise des mots précis, anatomiques, et non pas ces termes « vagues » dont J. J. Rousseau fait reproche au corps médical : « Au premier examen le frère Côme crut trouver une grosse pierre et me le dit ; au second il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois avec un soin et une exactitude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu'il n'y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d'une grosseur surnaturelle ; il trouva la vessie grande et en bonne état et finit par me déclarer que je souffrirais beaucoup et que je vivrais longtemps » (O.C. I, 572). « Pierre », « prostate », « squirreuse », « vessie » : que veut-il d'autre que ces termes scientifiques issus des sciences de l'anatomie et de la physiologie ? Veut-il entendre encore autre chose ? Mais quoi ? Pour tenter de le comprendre il convient de pénétrer les raisons qu'avaient J. J. Rousseau de se dire toujours malade : quels bénéfices pouvait-il tirer de ses troubles urinaires qu'il avait soin de faire connaître à tous comme s’ils faisaient partie de son langage, ou tout au moins de son langage secret ? Avaient-ils, eux aussi, fonction de « salams » au travers desquels il tentait de se dire ?
L'usage que J. J. Rousseau faisait de sa maladie[10]
Nous pourrions d'abord mettre en avant l'avantage que ses maux lui procurent auprès des cœurs charitables et, tout particulièrement, auprès des femmes, comme il le raconte lui-même à propos de sa courte aventure avec Madame de Larnage : « Je n'eus point besoin d'aller si loin pour trouver le médecin qu'il me fallait (...) Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connaissance (...) Quoique l'état de maladie ne soit pas pour un homme une grande reconnaissance auprès des Dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci » (O.C. I, 248, 249). Que cela soit auprès de Madame de Larnage ou de Madame de Warens, toutes deux beaucoup plus âgées que lui, son état de malade chronique va lui valoir la compassion et les attentions qu'une mère porte à son fils malade. C'est cette compassion qu'il va également solliciter de Madame d'Epinay : « En qualité de malade j'ai droit aux managements que l'humanité doit à la faiblesse et à l'humeur d'un homme qui souffre ; quel est l'ami, quel est l'honnête homme qui ne doit pas craindre d'affliger un malheureux tourmenté d'une maladie incurable et douloureuse ? » (CC, 494). Il la sollicitera également de Marianne lorsqu'elle prolongera, par voie épistolaire, cette inversion des rôles qui commence à l'inquiéter : « Vous ignorez sans doute que l'homme à qui vous écrivez, affligé d'une maladie incurable et mortelle, lutte tous les jours de sa vie entre la douleur et la mort » (CC, 1497). Il est certain que tous ses admirateurs se laissèrent apitoyé par ce côté douloureux du personnage, comme le dit fort bien J. Starobinski : « Il est en tout cas certain que Rousseau a été regardé et aimé comme un homme de douleur »[11], que ces douleurs soient physiques ou morales.
Mais cette explication, pour juste qu'elle soit, nous semble insuffisante et l'hypothèse du « guérisseur souffrant » énoncée également par J. Starobinski[12] ajoute un argument intéressant. C'est en effet une fonction de guérisseur qu'il accomplit dans des oeuvres telles que Narcisse, le Devin ou la Julie, trouvant une solution aux problèmes posés et devenant ainsi le thérapeute des cœurs et des âmes tourmentées. J. Starobinski évoque aussi sa « thérapeutique épistolaire »[13] et nous savons que, malgré toutes ses occupations et malgré toutes ses douleurs, J. J. Rousseau n'hésitait pas à répondre à un interlocuteur désemparé qui lui demandait conseil, que cela soit Franquières, Henriette et bien d'autres encore. « Efforçons nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir » (O.C. III, 288) nous dit-il dans la première version du Contrat social. Trouver le remède dans le mal, telle est, en effet, sa devise, qu'il applique aussi bien dans le Contrat social (où l'image du corps est très prégnante) que dans sa vie sexuée : « Ce qui devait me perdre me sauva » (O.C. I, 17) nous dit-il, en effet, parlant de la fessée. Le thérapeute des cœurs et des institutions sociales aurait-il essayé ses talents sur les corps ? « Prenez-moi pour le médecin de votre corps comme je vous prends pour le médecin de mon âme » (CC, 6081). dit-il le 27 septembre 1767 à Du Peyrou dont il attend impatiemment la visite au château de Trye. Mais, hélas, la proposition va tourner au tragique : le thérapeute sera perçu comme un empoisonneur, ou, du moins, croira l'être : « Je parvins par comprendre qu'il se croyait empoisonné et par qui ? Mon Dieu ! » (CC, 6130) s'écrie-t-il, racontant la terrible nuit du 9 au 10 novembre au prince de Conti. La note mémorative sur la maladie et la mort de M. Deschamps qu'il rédige vraisemblablement en avril 1768 exprime encore cette obsession du poison et ce recul qu'il a pris devant dans ses projets de thérapeute : « Quoiqu'il consultât beaucoup de gens, fit beaucoup de drogues, et qu'il m'eut consulté moi-même comme si j'eusse été son médecin, sur quoi je le renvoyai fort sèchement, je le voyais point ou peu (...) Tout me disait que j'étais accusé de l'avoir empoisonné. Alors je pris enfin mon parti. J'écrivis le 8 au matin à M. Manoury pour lui proposer l'ouverture du cadavre offrant d'en payer les frais » (O.C. I, 1179). Cette terreur d'empoisonner ou d'être empoisonné (image en miroir de la même angoisse) va culminer dans les Dialogues pour s'apaiser, sans toutefois disparaître, à l'époque des Rêveries. Et qui peut empoisonner sinon un médecin, un mauvais médecin, un « charlatan » ? Il va proposer à Emile l'exemple non pas du médecin parfait en la personne de Philippe, mais bien plutôt celui du malade parfait en la personne d'Alexandre, accomplissant un pur acte de foi (O.C. IV, 348). Seule la confiance, en effet, rend possible le geste médical, mortel ou salvateur, selon les rapports qui vous relient au médecin ; le savoir scientifique s'efface au profit d'une confiance réciproque telle que l'imagine J. J. Rousseau avec son lecteur, le médecin n'étant pour lui qu'un lecteur encore plus perspicace, encore plus averti qu'un lecteur ordinaire .
Car ce que J. J. Rousseau entend montrer, au lecteur spécialiste comme au lecteur amateur, ce n'est pas tant ses troubles urinaires que ce moi profond dont la révélation motive et justifie les Confessions : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaut pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu » (O.C. I, 5) proclame-t-il. Que signifie cette profondeur, cette intériorité ? Il utilise le mot « fait », le mot « moule » qui renvoient, une fois de plus, à cette idée de constitution organique, de corps formé différemment des autres : « J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même » (O.C. I, 5) ; « Je résolus de faire un ouvrage unique par une véracité sans exemple à fin qu'au moins une fois on put voir un homme tel qu'il était en dedans » (O.C. I, 516) poursuit-il, prenant Dieu à témoin, ce Dieu qui sonde les cœurs et les reins. Ces mots : pénétrer, dedans, intérieur, sont-ils à prendre au propre ou au figuré ? Le mot « fait » reviendra encore sous sa plume lorsqu'il dira, chez lui, l'importance de l'inné face à l'acquis : « Il est ce que l'a fait la nature : l'éducation ne l'a que peu modifié » (O.C. I, 799). Il se dira, écrivant à son ami Pury le 13 février 1764 : « Conformé par le corps ainsi que par la tête si différemment des autres hommes que tout ce qui les soulage me nuit » (CC, 3147). Il ira même jusqu’à se dire différent de tous les humains connus : « Il est unique en son espèce et le sera probablement autant que durera le genre humain » (O.C. I, 1159, note). Il le dira encore à Madame de Berthier et à Monsieur de Saint Germain dans cette longue lettre désespérée qu'il lui adresse le 26 février 1770 : « Ma situation est unique : elle est inouïe depuis que le monde existe et je ne puis présumer qu'il s'en trouve jamais de pareille » (CC, 6673). Loin de penser ici au complot il pense à cette exceptionnelle singularité qui lui vient de la nature et dont il ignore la structure et les modalités : « Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être ; nul de nous n'a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme et un autre » (O.C. IV, 281) dit-il dans l'Emile, reprenant un discours qu'il tenait déjà dans le Discours sur les origines de l'inégalité, discours où l'on a pu voir la naissance de l'ethnologie[14] et qu'il ouvre par ces paroles fondamentales : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me parait être celle de l'homme » (O.C. III, 122). L'homme est si divers selon les pays et les époques qu'il se peut même qu'on l'ait étiqueté sous d'autres noms ; car l'homme est encore à connaître et nul ne sait où sa constitution s'arrête : « Nos voyageurs font sans façon des bêtes (...) Les anciens faisaient des divinités. Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-on que ce sont des hommes ? » (O.C. III, 211, note X). S'il se plonge ainsi avec passion, avec fièvre, dans ces vieux récits de voyage, c'est qu'il espère un jour trouver quelqu'un qui lui ressemblera et qui lui permettra de comprendre son extrême singularité. C'est pour cela qu'il va se lancer dans l'étude des sciences médicales et se contraindre à assister aux dissections faites sous la conduite du Docteur Fizès à Montpellier. C'est pour cela qu'il va fouiller dans les vieux traités médicaux à la recherche d'un homme qui lui ressemblerait et qui représenterait un cas de : « Ces maladies ci-devant inconnues dont Boerhaave a décrit quelques unes » (CC, 792). « Intus et in cute » : cette étrange devise latine de Perse qui signifie à l'intérieur et sous la peau, J. J. Rousseau va l'apposer par deux fois au début de chaque partie de ses Confessions ; il la reprendra dans les Dialogues (O.C.. I, 905) et dans une lettre qu'il adresse à Moultou le 20 janvier 1763 (CC, 2441). Cette insistance a, bien entendu, un sens qu'il nous importe de trouver. Veut-il vraiment dire que l'énigme de son caractère se trouve au profond de sa chair, dans ce corps organique qu'il nous supplie d'ouvrir ? Comme l'a très justement dit J. Starobinski[15] c'est une véritable dissection anatomique que réclame ici J. J. Rousseau. Et de qui la réclamerait-il sinon du corps médical qui en a le monopole ? Seuls les médecins peuvent lever ce voile qui le recouvre et que le vulgaire ne peut lever afin de connaître enfin ce corps qui est le sien et qui ne ressemble à celui d'aucun autre homme sur la terre : « J'ai été bien défiguré aux yeux du public, mais non pas aux vôtres, j'en suis très sûr. Ils sont faits pour percer le voile illusoire que le temps peut lever pour le vulgaire » (CC, 6520) écrit-il à Tissot en janvier 1768. Plus qu'à un lecteur vulgaire, c'est à dire non averti de la science des corps, c'est, en effet, à un médecin que J. J. Rousseau espère dévoiler son être profond, cet être vers lequel il tâtonne sans jamais pouvoir le saisir, le devinant plus qu'il ne le voit, le sentant plus qu'il ne le raisonne. En fait ce n'est pas tant une découverte qu'il demande au corps médical : lui sait qu'il n'est pas comme un autre et cela lui suffit ; mais ce qu'il lui demande c'est de nommer ce corps si singulier, d'apposer sur son « sentiment intérieur » l'estampille de la raison médicale, de cautionner son intuition et de devenir ainsi l'irrécusable témoin de son extraordinaire singularité. A-t-il cru que le bon Salomon lirait en lui ce qu'il tentait de lui dire et saurait transformer tous ses signes confus en une équation raisonnée jaillie de sa science cartésienne ? « Il me semblait que j'anticipais avec lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir quand elle aurait perdu ses entraves » (O.C. I,232). Que signifie cette phrase mystérieuse où l'on entend comme en écho l'espérance des Rêveries ? C'est avec une totale confiance qu'il se confie ensuite à Parisot dans cette longue épître admirative où la sincère confiance se mêle sans doute au souci naissant de l'opportunité : « Ami, daigne souffrir qu'à tes yeux aujourd'hui / Je dévoile ce cœur plein de trouble et d'ennui / Sur ce triste projet que je t'ai dévoilé / Sans m'avoir répondu ton silence a parlé / Pèse mes sentiments, mes raisons et mon choix / Et décide mon sort pour la dernière fois » (O.C. I, 1136, 1137). Que lui demande-t-il ? Des conseils sur le bien fondé de son départ à Paris, comme le suggère la Bibliothèque de la Pléiade (O.C. I, 1136, note 5) ou de toute autre chose?[16] Ce que l'on peut dire c'est qu'il a alors assez de confiance dans un médecin pour lui remettre son destin entre ses mains. Ses relations avec Tronchin seront, au début, très chaleureuses, très aimantes même. Il lui écrit le 25 janvier 1757 : « Mon philosophe, quelle délicieuse vie je mènerais près de vous (...) Je pourrais même quelque beau jour me dérober seul et sans rien dire pour m'aboucher avec vous (...) Mon philosophe, souvenez vous bien de ces deux mots d'un homme qui vous aime (...) Bonjour, mon philosophe, je suis persuadé qu'il ne nous manque pour être de vrais amis que l'habitude de nous voir souvent et mon cœur brûle de la prendre" (CC, 470). C'est en philosophe, en ami, voir en amant, qu'il demande à Tronchin de s'occuper de lui et non en médecin : ce qu'il a à lui dévoiler fait, en effet, davantage parti de l'âme que du corps. Bien entendu Tronchin ne comprendra rien et très vite se montrera grossier envers cet étrange patient qui l’encombre d’une amitié mal-venue : ce sera la rupture. Mais c'est à Tissot, au début de l'année 1769, qu’il va révéler le côté mystérieux de son mal, ce mal qui a besoin de la connaissance de toute sa vie, ou du moins d’une bonne partie de sa vie, pour être estimé à sa juste mesure : « C'est de la cause de mon mal sur laquelle je m'abstiendrai de vous dire mon opinion parce qu'elle est de trop peu de poids et qu'il faudrait pour marquer sur quoi je la fonde entrer dans des détails qui mèneraient trop loin. Je dirais seulement que ma guérison fut-elle à espérer serait peu à désirer et que le succès même en serait inutile parce que la cause renaîtrait toujours » (CC, 6520). Tissot ayant, sans doute, fait une plate et prudente réponse à ce malade original, J. J. Rousseau lui répond avec vivacité le 1er février 1769 : « Tout m'apprend la justesse de votre pronostic. Le siège de la maladie est certainement dans le foye : l'origine en fut dans les intestins. La cause ...celle que vous assignez est assurément bien suffisante ; je me garderai bien d'aller au-delà et vous m'avez guéri d'une cruelle maladie ; celle d'oser chercher ici plus loin que vous n'avez vu » (CC, 6537). J. J. Rousseau, piqué au vif, ironise et cingle. Pas plus que les autres Tissot n'a deviné le mal qui l’investit. Certes l'estime qu'il lui porte à titre personnel n'en sera pas brisée mais l'espoir qu'il mettait dans le corps médical est désormais anéanti. Quelques jours après cette missive il va écrire à son ami Roguin pour lui conter sa déception et son amertume : « J'ai écrit à Mr Tissot que j'estime et que j'aime, non pour le consulter sur mon état que je connais aussi bien que lui, ni pour implorer son secours pour ma guérison que je sais être impossible et que de plus je ne désire pas, comme je lui ai marqué moi-même, mais pour lui rendre compte de la maladie extraordinaire qui me délivre de tant d'autres maux et qui n'est point celle dont je suis la proie depuis tant d'années et que j'estimais être celle par laquelle je devais finir. J'ai cru que cette étrange maladie pouvait lui fournir une observation pour ses registres, laquelle, entre ses mains, pouvait devenir utile à l'humanité » (CC, 6542). La chose est dite très clairement : c'est d'une « maladie extraordinaire » qu'il voulait l'entretenir et qui n'est point celle dont il souffre sans cesse, ou du moins qui ne se réduit pas à ces troubles apparents. Mais Tissot, pas plus que les autres, n'a rien compris à ce discours complexe où il n’est point question d’organes mais d’identité. Aucun médecin, du vivant de J. J. Rousseau, ne sera donc à même de porter sur ce corps intérieur qu'il croit si différent des autres un diagnostic qui témoignage scientifiquement de son extraordinaire singularité. Tous ont négligé ce signal symptôme par lequel il les guidait sur le bon chemin. Tous n’ont vu, dans ses doléances urétrales, qu’un jet urinaire à rétablir là où lui voyait un « canal » à découvrir.
Car ce signal existe : non seulement il l'offre à tous les regards, mais il l'exhibe, le mot n'est pas trop fort : cet urètre malade qu'il nous met sans cesse sous les yeux ne fait-il pas partie d'une verge dont il nous parle, ainsi, à tout instant ? C'est sa difficulté à assumer son sexe masculin que J. J. Rousseau clame ainsi, cette maladie qui, bien plus que l'urètre, atteint sa verge et l'empêche de s'en servir comme s'en sert un homme normal : pour pénétrer une femme et accomplir l'acte sexuel. Grâce à cette fort opportune maladie, son organe sexuel saillant s'est transformé en un espace creux[17]qui inverse son identité et lui permet de réaliser aux moindres frais une sorte de castration fonctionnelle qui lui ôte la nécessité douloureuse de se conduire en homme et lui permet d’oublier qu’il en est un. Comme le dit très pertinemment J. Starobinski, parlant de sa maladie : « Rousseau l'utilise pour exprimer son refus et son angoisse. Il désire battre en retraite devant la sexualité normale et la maladie, providentielle, l'y oblige »[18]. Mais peut-on encore aller plus loin et penser que - loin d'être providentielle - cette maladie urinaire a été créée de toute pièce - ou du moins fort majorée - par J. J. Rousseau à la fois pour lui permettre d'esquiver une sexualité masculine qu'il se refusait d' assumer et pour servir de signal symptôme au lecteur, mis ainsi sur la voie de son secret ?
Ce refus de la sexualité masculine n'est pas un fait nouveau : il a dit, à plusieurs reprises, son dégoût pour l’acte sexuel, dû, nous dit-il, à son éducation puritaine ; et lui-même ne s'y essaie que si on l'y invite de façon appuyée et encore pas toujours, prétextant un besoin essentiel qu'il n'ose jamais demander : celui de la fessée. A côté de ce masochisme exhibé par J. J. Rousseau de manière presque trop voyante, si l'on peut dire, pour être vrai, n'y a-t-il point d'autres signes, plus discrets, qu'il aurait semés dans ses textes afin de nous donner à voir son dégoût pour l'acte sexuel masculin ? Car il convient de préciser que c'est l'exercice de la sexualité masculine qu'il a en horreur alors qu'il reconnaît à la femme le droit au plaisir et l'invite à l'exercer autant qu'il lui convient dans le cadre d'une honnête conjugalité. Plus qu'une faute morale, plus même qu'une impossibilité physique à laquelle il se heurte, faute d'être mis en condition, c’est une connotation pathologique qu’il attribue à la sexualité masculine, du moins à sa propre sexualité. C'est ainsi que l'apparition de ses premières érections, loin de le réjouir, va l'effrayer et lui faire croire qu'il est malade. Il nous parle : « Des effervescences de sang très incommodes » (O.C. I, 17) se servant de ce mot « incommode » qu'il utilise pour nous parler de sa maladie : « J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée » (O.C. I, 7). Ces premières érections seront donc vécues comme l'arrivée intempestive d'un symptôme fâcheux venant gâcher la belle santé qu'il connaissait jusqu'alors : « Mon tempérament inquiet s'était enfin déclaré et sa première éruption très involontaire m'avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors » (O.C. I, 108, 109). Nous l’avons vu : Madame de Larnage sera pour lui un médecin, non qu’elle le guérisse de ses troubles urinaires, qu’il ne présente pas alors, mais des manifestations viriles de son corps qu’il assimile à une pathologie. Lorsque, à Turin, le bandit qui se disait Maure se livre, avec impudence, à son désir il le croit atteint d'une grave maladie : « Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux. Je le crus saisi du haut mal ou de quelque frénésie encore plus terrible et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale maintien et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état : mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur" (O.C. I, 67). Que faire pour éviter cette terrible maladie que constitue pour lui l'usage physiologique de l'organe sexuel masculin[19] ? Etre malade au niveau de cette partie indésirable de son corps. Etre malade pour guérir : nous voici devant un des paradoxes les plus fous et les plus logiques de J. J. Rousseau, paradoxe fidèle à cette image en miroir sur laquelle il fonde sa vie et qui n'est autre que le miroir de Narcisse. C'est donc en déclarant malade cette verge si gênante qu'il pourra éviter cette terrible maladie qu'est pour lui l'exercice de la sexualité masculine. Mais il ne s'agit pas, pour se faire, d'arguer d'une maladie sexuelle qui témoignerait contre lui, prouvant, tout au contraire, qu'il a usé et abusé de cette verge dont il veut se désolidariser ; il va donc choisir une maladie urinaire qui l'innocente et qui réduit une verge, malgré lui, toujours bondissante en un urètre souffreteux ; être accusé, notamment par Voltaire, d'être un satyre et d'avoir la vérole sera pour lui une double insulte qui, non seulement noircit son être moral mais aussi le défigure à tout jamais, faisant de l'être dévirilisé qu'il désire être un mâle qui se complaît à jouir - d'une façon excessive - de cette sexualité virile qu'il rejette avec effroi. Voltaire soupçonnait-il son secret et faisait-il exprès de l'accabler ainsi[20] ?
Ainsi cette maladie urinaire chronique va lui permettre d'esquiver le châtiment de vivre au masculin, et cela dès son plus jeune âge, prétextant de sa fragilité physique pour vivre au féminin dans le giron de tante Suson et de ma mie Jacqueline ; plus tard, en âge d'exercer l'activité sexuelle que son sexe apparent requiert, il va encore mettre en avant sa maladie pour renoncer à cette « habitation des femmes » qui, nous dit-il, lui est funeste : « J'avais d'ailleurs constaté que l'habitation des femmes empirait sensiblement mon état » (O.C. I, 595). Est-ce, en effet, par hasard s'il devient gravement malade lorsque Madame de Warens décide d'avoir avec lui des relations sexuelles ? Est-ce par hasard que ses crises urinaires se doublent de néphrétique lorsqu'il se met à vivre avec Thérèse et qu'elle se poursuivent sans relâche pendant toutes ces années où il dit avoir vécu maritalement avec elle ? Mais il ira plus loin encore, posant ces sondes à demeure qui interdisent désormais à son organe sexuel d'être autre chose qu'un conduit urinaire ; le temps est venu de revêtir cette robe arménienne qui l'introduit dans l'empire féminin : « Le fréquent usage des sondes me condamnant à rester souvent dans ma chambre me fit mieux sentir tous les avantages de l'habit long » (O.C. I, 600). Faire de cette verge embarrassante la source de son être au féminin : n'est-ce pas là une idée de génie grâce à laquelle il pourra se vivre sous une nouvelle identité ? Une fois de plus J. J. Rousseau nous montre avec quelle habileté il sait tirer le remède du mal. Mais le procédé va plus loin ; car cette sonde qui pénètre son corps et le rend féminin nous permet aussi de pénétrer le corps des Confessions dont elle va devenir l'objet symbole.
La sonde : l'objet-salam[21] des Confessions
Les sondes et les sondages jouent un rôle capital dans l'univers symbolique de J. J. Rousseau . N'y voir qu'un instrument de soin, n'y voir qu'une thérapeutique ponctuelle, serait méconnaître le rôle capital qu’il leur confie pour mettre le lecteur sur le bon chemin : celui de son intérieur. Eliminons d'emblée ce « plaisir urétral » évoqué, notamment, par J. Starobinski, P. Adamy et P. L. Assoun[22], plaisir auquel nous ne souscrivons pas dans la mesure où J. J. Rousseau soutient, tout au contraire, que le fait d'être sondé est pour lui une épreuve très douloureuse, un traitement qu'il qualifie dans les Confessions de « Si douloureux, si pénible » (O.C. I, 365) ajoutant, à propos du sondage réalisé par le frère Côme : « Après m'avoir fait souffrir pendant plus de deux heures, durant lesquelles je m'efforçai de retenir les plaintes pour ne pas déchirer le cœur sensible du bon Maréchal » (O.C. I, 572). Non. C'est d'un tout autre plaisir que jouit J. J. Rousseau lorsqu'il est sondé ou lorsqu’il se sonde : le plaisir cérébral d'être pénétré au sens propre et figuré, la satisfaction de voir transformé ainsi, grâce à un geste simple, un organe pénétrant en organe pénétrable. D'un corps masculin, en saillie, d'une verge qui l'importunait, il fait un corps profond, un espace creux, un espace féminin[23]. C’est une véritable métamorphose qu’opère la sonde, véritable baguette magique transformant J. J. Rousseau en cette femme fascinante que lui renvoie le miroir de Narcisse !
Pour mieux comprendre l'importance de cette métamorphose qui, pour J. J. Rousseau, ne va pas se limiter à un organe du corps mais investir sa vie toute entière, il convient d'analyser le sens qu'il donne, dans ses textes, aux mots: « sonde » ou « sonder », « obstacles », « entrées », ainsi qu'au projet même des Confessions qui réside dans un acte double d'exhibition et de retrait absolument comparable à celui qu'il exécute en se sondant[24]. C'est à plusieurs reprises que J. J. Rousseau se lamente, avec amertume, d'avoir perdu ses « entrées » qui lui permettaient d'avoir accès à la représentation de ses pièces, telle Narcisse, c'est à dire à lui-même, à son être féminisé [25] (O.C. I, 341, 387). Cette réaction, qui pourrait passer pour le dépit d'un auteur vaniteux, est, en effet, beaucoup plus profonde ; c'est son être même qui est en jeu et qu'il va perdre si on lui refuse ces « entrées », l'être profond auquel il doit parvenir et nous faire parvenir et qui est plus important que sa vie même : « Que fallait-il donc faire ? M'arrêter, me traduire devant les tribunaux, me faire mon procès, me faire pendre, écarteler, brûler, jeter ma cendre au vent si je l'avais mérité ; mais il ne fallait pas m'ôter mes entrées » (CC, 795) dit-il à Lenieps le 5 avril 1765. Moment de folie ? Non, logique interne, logique personnelle, poussée ici jusqu'à l'extrême en toute sincérité. Hélas, cet accès à lui-même, à son être profond, sera semé d' « obstacles » qui lui barrent souvent le chemin de façon dramatique, comme ces « grilles » qui s'interposent à tout moment entre lui et l'empire féminin qu’il convoite afin de se l’approprier, que cela soit les grilles de l'église des Mendicati qui le séparent de ces vierges célestes qu'il entend chanter, les grilles de Notre-Dame qui s'interposent entre lui et sa profonde et secrète vérité[26], ou bien les grilles dont on lui prend avidement la clef, comme au château de Trye, ou celles encore que l'on referme avec vivacité sur lui, comme à Montlouis. Et la seule clef qu'il possédera jamais sera celle de la grille de l'Elysée, l'empire féminin de Julie ; mais ce sera une clef fictive, une clef imaginaire, née de cette grande « fiction » qu'est la Julie. Il ne peut donc entrer par la voie royale, la grande porte, la porte permise et officielle de la féminité. Ce sera donc par des passages étroits et obliques qu'il tentera de rejoindre cette rayonnante identité dont la nature ne l'a point pourvu, du moins dans son apparence. C'est ainsi qu'il atteint Madame de Warens, son grand modèle, dans un passage qui le conduit à une fausse porte : « C'était un passage derrière la maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des Cordeliers » (O.C. I, 49). C'est ainsi qu'il a le projet de s'approcher de Notre-Dame « par une des portes latérales » (O.C. I, 980). La pénétration dans l'Elysée de Julie, allégorie de l'empire féminin, offrira tous les obstacles symboliques que l'on rencontre dans les quêtes sacrées, mêlant à la porte cachée la clef qui la ferme et les étroits passages latéraux où l'on ne peut que se glisser avec difficulté : « Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l'allée couverte qui l'en sépare, qu'on ne l'aperçoit de nulle part. L'épais feuillage qui l'environne ne permet point à l’œil d'y pénétrer et il est toujours soigneusement fermé à clef. A peine fus-je en dedans, que, la porte étant masquée par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les côtés, je ne vis plus en me retournant où j'étais entré et n'apercevant point de porte, je me trouvai là comme tombé des nues » (O.C. II, 471). C'est ce thème du chemin initiatique semé d'obstacles terrifiants qu'il va reprendre au livre troisième des Confessions : en quête de lui-même et de sa vérité dans un puits [27]où il s'est placé presque nu, J. J. Rousseau nous parle de ces allées obscures où la rencontre d'un mur met fin à tous ses espoirs : « Je sondai dans l'obscurité ces allées souterraines, et les trouvant longues et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point et que si j'étais vu et surpris j'y trouverais un refuge assuré ». Notons l'usage du verbe sonder que J. J. Rousseau n'a pas mis là par hasard. Mais le voici face à un mur, talonné par cet homme terrible (lire : terriblement viril[28]) qui s'indigne de ses fantaisies : « Un mur m'arrêta et ne pouvant aller plus loin il fallut attendre là ma destinée » (O.C. I, 89). Qu'est l'acte de se sonder sinon l'incarnation de ce chemin allégorique qui le mène à la féminité ? De la même façon qu'il redoute de trouver les grilles fermées, le mur infranchissable, J. J. Rousseau redoute (ou feint de redouter pour éclairer son lecteur) l'obstacle qui barrant son conduit urétral empêchera la sonde d'arriver au lieu profond de son être intérieur ; penser qu'il a la maladie de la pierre sera pour lui la source d'une extrême angoisse que certains ont même qualifiée de « litophobie »[29]. Est-ce vraiment d'une pierre que J. J. Rousseau a si peur ou des obstacles infranchissables qui se dressent, pour lui, sur la route de la féminité ? « Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois avec un soin et une exactitude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu'il n'y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d'une grosseur surnaturelle » (O.C. I, 572). L'obstacle ne vient donc pas d’une pierre, banale et dépourvue de potentialité interprétative mais d’un état « surnaturel » de ses viscères qui laisse place à une interprétation « extraordinaire » de ses troubles. Mais il ne convient pas seulement d’être pénétrable par une sonde aussi douloureuse qu’occasionnelle. Il lui faut être pénétré en permanence : le port d’une sonde à demeure lui donnera la certitude qu’il est bien cet être de profondeur que l’on peut aussi nommer féminin.[30]..
C'est donc bien « Intus et in cute » qu'il convient d'appréhender l'être profond de J. J. Rousseau ; et comment le faire sinon en entrant par un orifice naturel dont J. J. Rousseau montre à son lecteur le mode d'emploi ? Car c'est bien cette « structure spéculaire », ce « for intérieur »[31] dont parle Paul de Man qu'il nous incite à connaître, après avoir traversé « l'obscur labyrinthe fangeux » (O.C. I, 18) des Confessions, après avoir franchi aussi, bien au delà de l'apparence, la réalité de son être[32]. Lui-même va « sonder » ses « dispositions naturelles » (O.C. I, 235) et faire de la sonde l'objet parfait de toute connaissance humaine : « En sondant en moi-même et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses manières d'être » (O.C. I, 409). Il dira à Henriette en novembre 1764 : « Mais comment peut-on avoir une âme et ne pas se complaire avec elle (...) Si l'on sent, à la sonde, les autres étroites et resserrées, on s'en rebute, on s'en détache » (CC, 3621). La sonde est donc l'instrument parfait de cette méthode introspective qu'il nous recommande pour découvrir son intérieur ; cette sonde, ce sera cette « écriture endoscopique » dont nous parle fort justement P. L. Assoun.[33], cette écriture qui a fonction d 'éclairer tous les recoins de son organe et de son âme, tout comme le ferait un endoscope, cet instrument capable de pénétrer les corps, muni d'une petite lumière qui permet d'en contempler l'intérieur. D'ailleurs la méthode rétrograde du sondage se retrouve dans la méthode rétrograde de lecture que nous conseille J. J. Rousseau pour appréhender son être intérieur : « Il faut rétrograder vers le temps où rien ne l'empêchait d'être lui-même, ou bien le pénétrer plus intimement, intus et in cute, pour y lire immédiatement les véritables dispositions de son âme que tant de malheurs n'ont pu aigrir » (O.C. I, 905) dit-il dans le deuxième Dialogue. « Ce qui se voit n'est que la moindre partie de ce qui est ; c'est l'effet apparent dont la cause interne est cachée et souvent très compliquée » (O.C. I, 1149) dit-il aussi dans les Ebauches des Confessions. Ce n'est qu'un sondage profond, réitéré, aussi consciencieux que celui du frère Côme qui permettra de pénétrer J. J. Rousseau et de découvrir en lui ce qu'il a tenté de nous dire dans sa langue figurée.
De la sonde au temps profond, ou du mâle à la femelle
Mais est-ce seulement l'intérieur de J. J. Rousseau que la sonde nous dévoile ? Sonder J. J. Rousseau c'est également, pour lui, parcourir le chemin rétrograde qui le mène à l'homme de la nature, à cet être primitif dont il est le gardien vigilant. S'enfonçant dans la forêt comme il s'enfonce dans son corps il va pouvoir retrouver cette image de l'homme sain, de l'homme inaltéré, qui existait avant que la société ne l'ait défiguré : « Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps dont je traçais fièrement l'histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre les progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères » (O.C. I, 388) dit-il dans le livre huitième des Confessions. C'est en effet pour lui le temps de la réforme[34], le temps de revenir à son être premier, à cet être que forme la nature avant que la société ne le rende, en quelque sorte, malade[35].
Or, qu'est pour J. J. Rousseau l'être premier ? Un être femelle, un être au féminin : « Le mâle n'est mâle qu'en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie ou du moins toute sa jeunesse » (O.C. IV, 697) déclare-t-il dans l'Emile, après nous avoir dit que la conscience de son sexe viril n'apparaît qu'à la puberté (O.C. IV, 500). Emile est donc, sans le vouloir, sans le savoir, un être au féminin, qui va peu à peu acquérir une virilité nécessaire et nécessairement sociale, grâce à de multiples épreuves et à un rude apprentissage. Sonder J. J. Rousseau nous conduit donc à une double découverte : celle de son moi profond, qu'il vit au féminin, et celle de l'être originel qu'il définit comme féminin. La réforme ne sera donc pas seulement un retour à l'homme naturel ; elle sera aussi un retour à l'homme au féminin qui, pour J. J. Rousseau, représente l'homme originel, l'homme bien portant, dépourvu de maladie, donc de virilité.. C'est en effet en 1752 qu'il commence à faire provision de sonde pour les porter à demeure et revenir ainsi à l'état féminin qui est le sien ; mais la tentative de mettre l'habit arménien sera alors un échec et il lui faudra attendre dix ans de plus pour arriver à l'équation connue où la sonde équivaut à la robe arménienne qui elle-même équivaut à la femme retrouvée. Désormais, loin de ce paraître qui le défigurait, il peut enfin savourer l'être qu'il est ; l'enveloppe s'est déchirée, montrant le vrai message ; le voile a été ôté : Galatée peut enfin vivre, s' exposer. Mais pourquoi, alors, se dire mourant sans cesse ? Pourquoi parler constamment de ses agonies alors qu'il est en train de faire naître en lui cet être originel qu'il doit proposer comme modèle à toute l'humanité ? C'est seulement l'écorce qui meurt en lui, le côté masculin, cette moitié indésirable de lui-même qu'il voit partir sans le moindre chagrin : « Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort » (O.C I, 228). Pouvait-il prévoir que ce propos étrange serait réduit à un paradoxe de plus sans que l'on cherche à en comprendre la raison[36] ?
A force d'être incompris il va se résigner : ce sera le temps des Rêveries, le temps, aussi, de la santé retrouvée : « Quinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules lois de la nature, j'ai repris par elles ma première santé. Quand les médecins n'auraient point contre moi d'autres griefs, qui pourrait s'étonner de leur haine ? Je suis la preuve vivante de la vanité de leur art et de l'inutilité de leurs soins » (O.C. I, 1065). Ce qu'il oublie de dire dans cette septième Rêverie où il rend le corps médical entièrement responsable de ses maux, c'est qu'il a choisi lui-même d'arrêter l'usage des sondes, puisque, désormais, ces objets symboles n'ont plus à attirer le regard social. Devenu vieillard il n'a plus besoin d'être malade pour avoir le droit de ne pas être viril : sa vieillesse suffit désormais pour lui éviter ces incommodités qui ont gâché sa vie. En outre il a renoncé à ce dévoilement où il plaçait tous ses espoirs. A quoi bon, dès lors, toutes ces sondes et tous ces sondages ? Les crises urinaires vont donc disparaître, du moins de ses écrits et peut-être aussi de sa vie[37] ; désormais la santé de J. J. Rousseau ne sera troublée que de maux inhérents à son âge sur lesquels, d’ailleurs, il restera discret ; car ces maux-là n'ont rien à dire : ils ne sont pas des mots, seulement des souffrances. Cessant de s'enfoncer en lui, cessant de se sonder au réel comme au figuré[38], J. J. Rousseau va désormais considérer son corps comme une enveloppe « caduque » (O.C. I, 1002) qui « l'offusque et l'aveugle » (O.C. I, 1023) : « Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un obstacle et je m'en dégage d'avance autant que je puis » (O.C. I, 1000). Il le taxera de « dépouille » (O.C. I, 1049) et de « vieille enveloppe » (O.C. I, 1075), se tournant tout entier vers son âme dans l'espérance de l'autre vie qui s'approche[39]. Mais avant de quitter ce monde il s'accordera un dernier plaisir : contempler et s’identifier à ces fleurs qu'il nomme parfaites, et qui sont des fleurs hermaphrodites[40]: « Rien n'est plus singulier que les ravissements, que les extases que j'éprouvais à chaque observation que je faisais sur la structure et l'organisation végétale et sur le jeu des parties sexuelles dans les fructifications » (O.C. I, 1043). Il va prononcer à nouveau le mot « structure » quelques pages plus loin, ce mot qui renvoie à la conformation interne de ces corps végétaux. « Sitôt qu'il commence à saisir les lois de leur structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s'il lui en coûtait beaucoup » (O.C. I, 1069). Cessant de guetter en lui le cheminement périlleux de la sonde, cessant de se remémorer ses cours d'anatomie, il va reposer son esprit sur les corolles et les calices, trouvant, une fois de plus, le remède au sein du mal.
Reviendra-t-il sur le sombre verdict qu'il a posé sur le corps médical ? S'il semble avoir tempéré ses propos sur les médecins dans les deniers mois de sa vie, comme nous le rapporte Bernardin de Saint Pierre[41], il ne semble pas avoir changé d'avis sur l'opinion qu'aura de lui le corps médical, fut-il mort depuis longtemps : « Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s'y perpétuent, et leur haine ardente, immortelle comme le Démon qui l'inspire, a toujours la même activité » prophétisera-t-il dans la première Rêverie, ajoutant cependant : « Peut-être, par trait de temps, les médecins que j'ai réellement offensés pourraient-ils s'apaiser » (O.C. I, 998, 999). Se sont-ils vraiment apaisés ?
Loin d'honorer la demande de J. J. Rousseau, loin de comprendre qu'il y ait demande, loin de saisir l'importance symbolique qu'avaient pour lui les sondes et les sondages, loin d'appréhender cette logique interne qui fait la trame de tous ses propos, le corps médical n'a vu, en J. J. Rousseau qu'un homme étrange, exaspérant, qui refusait ses soins, refusait aussi de guérir et prétendait, en outre, en savoir plus que lui : « Il était clair que mes médecins, qui n'avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire et me traitaient sur ce pied avec leur squire, leurs eaux et leurs petit lait. Tout au contraire des Théologiens, les médecins et les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent expliquer et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces Messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n'étais pas malade : car comment supposer que les docteurs ne sussent pas tout » (O.C. I, 258). On notera le terme de « ces Messieurs », largement utilisé dans les Dialogues et qui désigne le côté masculin noir et fourbe de cette institution virile qui, elle aussi, elle surtout, l'emprisonne dans son complot. C'est désormais dans l'autopsie qu'il place tous ses espoirs, non pour son bénéfice personnel, mais pour celui de la postérité. Hélas, l'autopsie ne montrera rien qui ne puisse être retenu, rien d'essentiel en tous cas, compte tenu du savoir et des méthodes d'investigation utilisées à l'époque.
Ainsi le fol espoir qu'il portait dans le corps médical, l'immense révélation qu'il attendait de son dévoilement, de cette autopsie pythagoricienne que l’on pourrait qualifier d’épiphanie[42], ne pourra jamais avoir lieu par la faute d'un corps médical aussi vaniteux qu'ignorant. Jamais personne ne pourra donc le « pénétrer », jamais personne ne saura le « sonder », pas même ce corps médical dont la fonction est justement de sonder et de pénétrer. Plus qu'une méconnaissance, c'est pour lui une véritable trahison ; il attendait tout des médecins : il n'en obtiendra rien si ce n’est une écoute polie comme celle de Tissot[43], qui cache, la plupart du temps, un agacement certain, ou prépare une haine tenace comme celle que lui voua Tronchin. Dès son époque et plus encore après sa mort le corps médical tentera d’annuler le discours de ce rebelle (non seulement son discours anti-médical mais aussi son discours social qui fait peur au corps médical) en noyant son génie dans toutes les formes de folie dont il est à la mode de parler[44]: « Les médecins et chirurgiens n'ont jamais fait sur mon mal que des raisonnements vagues par lesquels ils cherchaient bien plus à me consoler qu'à m'instruire ; faute de savoir guérir le corps ils ont voulu se mêler de guérir l'esprit. Leurs soins n'ont pas plus profité à l'un qu'à l'autre » dit-il dans son testament de 1763 (O.C. I, 1226). J. J. Rousseau est parfaitement conscient de cette accusation de folie qui rode autour de lui : « Ma folie a cela de bon qu'elle n'amuse personne autant que moi qui en sais la source » (CC, 5960) dit-il à Coindet le 5 juillet 1767. Mais n'a-t-il pas cherché à la provoquer ? Dès 1762 dans l'Emile, cessant d'exprimer des griefs épistolaires à l'égard de quelques médecins qui l'ont déçu, il va s'attaquer à toute l'institution médicale et cela dans un livre édité, dans un livre où il officialise le comportement d'un futur citoyen, d'un homme de bien, du modèle même de l'homme. Au sein des mauvaises conduites, à ne pas suivre, figure le recours aux médecins et à la médecine: « Je ne sais pour moi de quelle maladie nous guérissent les médecins, mais je sais qu'ils nous en donnent de bien funestes ; la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de la mort. S'ils guérissent le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent marcher des cadavres ? Ce sont des hommes qu'il nous faut et l'on n'en voit point sortir de leurs mains ( ...) Je ne dispute donc pas que la médecine ne soit utile à quelques hommes, mais je dis qu'elle est funeste au genre humain (...) Naturellement, l'homme sait souffrir constamment et meurt en paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l'avilissent de cœur et lui font désapprendre à mourir. Qu'on me donne donc un élève qui n'ait pas besoin de tous ces gens là où je le refuse » (O.C. I, 269, 270). Cette hostilité va se changer, au cours des années, en véritable animosité. N'est-ce pas au corps médical qu'il doit d'avoir été méconnu toute sa vie ? N'est-ce pas aux médecins qu'il doit ce malentendu que la postérité n'arrivera jamais à dissiper ? Il avait multiplié, pourtant, les signes et les signaux qui leur aurait permis de le comprendre ou du moins de chercher à le pénétrer sans se contenter de son apparence ; et ils n'ont rien vu, rien compris; rien senti : « Je suis la preuve vivante de la vanité de leur art et de l'inutilité de leurs soins » dit-il dans la septième Promenade (O.C. I, 1065). Que peut faire d'autre le corps médical que de tenter d'annuler sa parole en la disqualifiant ? Cette attitude sera reprise par certains biographes, et non des moindres, qui, faute de le comprendre, assureront calmement qu'il est incompréhensible[45].. Nous voudrions attirer l'attention sur deux autres procédés de cette disqualification de J. J. Rousseau par le corps médical, procédés qui n'ont pas recours à la folie mais qui, néanmoins, montrent à quel point le corps médical n'est toujours pas guéri des attaques de J. J. Rousseau ; il s'agit de la disqualification de ce que l'on pourrait nommer son « naturisme » et la disqualification de ses connaissances pédiatriques[46]. Ce sont, en effet, deux aspects de son discours que les médecins contestent tout particulièrement, désireux d'éliminer le rival et l'usurpateur. C'est le Dr Paul Carton, se disant le père du Naturisme, qui rejette vivement tout ce que J. J. Rousseau pourrait avoir apporté dans ce domaine ; et il n'hésite pas à le décrire comme « l'insupportable glorieux », « le rêveur dangereux » dont « l'ambition effrénée » en a fait le « destructeur de la famille de la race de la religion de la morale »[47].. Le Dr Gaston Variot n'est pas plus tendre. Pédiatre renommé au siècle passé et imbu de son savoir, il voit, lui aussi, dans J. J. Rousseau un rival qui aurait accaparé un pouvoir illicite. Il va donc tenter de le discréditer en montrant qu'il a bassement plagié d'autres auteurs tout en prétendant que sa folie ne lui permettait pas de s'en apercevoir, aggravant ainsi sa critique sous l'apparence de l'alléger : « Il n'y a pas lieu d'être surpris que, pendant cette période troublée, J. J. Rousseau, oubliant tous les emprunts qu'il avait faits aux médecins sur l'éducation physique des enfants, ait pu croire qu'il était vraiment l'auteur des idées qu'il avait développées dans le premier livre de l'Emile »[48]. Et il ajoute : « Rousseau qui tenait si peu compte des sources médicales où il puisait ne croyait pas d'ailleurs à la médecine et n'avait aucune estime pour les gens de notre profession. Cependant il avait eu beaucoup à faire avec eux car il était un véritable malade imaginaire »[49].
Qui pourrait s'étonner d'une réaction aussi vive ? J. J. Rousseau, avocat de l’égalité, attaque une institution privilégiée. Mais, plus encore, J. J. Rousseau, malade incurable et voulant le rester, insulte le thérapeute que se veut tout médecin, qu’il partage ou non son discours social et politique. Il insulte non seulement ses amis médecins mais aussi tout le corps médical, cette institution faite pour normaliser les anormaux, supprimer les singularités et inscrire chacun dans une norme organique dont il fixe lui-même les limites et les exceptions. De plus, castrat volontaire, J. J. Rousseau insulte à la fierté virile de tout citoyen masculin et, tout particulièrement, de tout membre du corps médical, institution patriarcale et fière de l'être, du moins jusqu'à une époque récente.
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[1] Dr Bensoussan : La maladie de J. J. Rousseau , Paris, 1974, p 87, 138 pages.
[2] Voir, à ce propos, l'importante bibliographie qu'en donnent J. Starobinski : La maladie, J. J. Rousseau , la transparence et l'obstacle, Paris, 1971,p 240-282, 457 pages ; C. Wacjman : Fous de Rousseau, Paris, 1992, 213 pages ; et P.L. Assoun: « L'écriture masochiste: honte et idéal » Analyses et réflexions sur Rousseau, les Confessions, Paris, 1996, p 40-51.
[3] D'autres auraient dit : à plein jet ; notons cette expression sur laquelle nous reviendrons.
[4] J. Starobinski : Sept essais sur Rousseau, Sur la maladie de Rousseau, L'obstacle et la transparence, p 430.
[5] J. Starobinski : « On s'aperçoit ici que la maladie est beaucoup plus qu'un prétexte : elle est une conduite », La maladie de Rousseau, id. p 443.
7 Tout ne semble pas avoir été inventé ; dans la lettre qu'il adresse à Jacqueline Darel (mamie Jacqueline) le 23 juillet 1761 (CC, 1456), il lui rappelle en effet tous les soins qu'elle lui a prodigués pour le maintenir en vie. Si tous les maux de sa petite enfance n'étaient que pure invention aurait-il pu écrire cela à quelqu'un qui connaissait la vérité ?
[8] A noter que c'est dans cette lettre du 25 novembre 1775 que J. J. Rousseau inverse pour la première fois le quantième de la date, inversion qui deviendra habituelle après son séjour à Monquin.
[9] Discuter un diagnostic énoncé par le corps médical, fut-on soi-même médecin, n'est pas sans inconvénient . J. J. Rousseau va nous le dire avec complaisance dans l'anecdote qui concerne le Dr Grossi et son jeune collègue au livre cinquième des Confessions (O.C. I, 204).
[10] J. Starobinski : « L'usage qu'un homme a fait de sa maladie, aucune pièce anatomique ne peut nous l'apprendre » id. p.444.
[11] J. Starobinski : id. p 433
[12] J. Starobinski : id.
[13] J. Starobinski: Le remède dans le mal: la pensée de Rousseau , chapitre V, Le remède dans le mal , Critique et légitimation de l'artifice à l'âge des lumières, Paris, 1989, p 187.
[14] C. Levi Strauss, « Rousseau, père de l'ethnologie », Le courrier de l'Unesco, no 3, mars 1963, p 10-14.
[15] J. Starobinski : « Il s'offre par avance - cadavre consentant - au scalpel qui décèlera son vice de conformation. Il veut subir l'agression, l'ouverture » : Sept essais sur Rousseau, Les maladies, L'obstacle et la transparence, p. 443.
[16] Nous avons ici à l'esprit cette requête qu'il exprime dans l'Emile (O.C. IV, 476) à savoir la castration des personnes sédentaires et qui n'ont aucun goût pour les travaux virils.
[17] Souvenons-nous qu'il ne disait pas : uriner à plein jet mais uriner à plein canal, transformant ainsi un jet, un objet saillant en un objet creux à connotation aquatique. C'est d’ailleurs ce mot de canal qu'il utilise pour parler de l'aqueduc qu'il construit avec son cousin à Bossey (O.C. I, 23).
[18] J. Starobinski : id.
[19] On objectera qu'il avoue, à plusieurs reprises, des épisodes prolongés de masturbation ; mais loin d'en être fier, il s'en montre, tout au contraire, très culpabilisé et prône à Emile une abstinence complète. Est-ce par souci moral ? Son adhésion aux théories de Tissot (qui pense que la masturbation est source de maladie grave) lui convient fort bien : « Séduit par ce funeste avantage je travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait rétablie en moi la nature et à qui j'avais donné le temps de bien se former » (O.C. I, 109). Se servir de son organe sexuel rend malade et c'est en raison de sa puberté très tardive, nous dit J. J. Rousseau, qu'il est resté en bonne santé avant de s'adonner à cette pratique funeste. Mais tout ce qui est viril est vécu par J. J. Rousseau comme une maladie ; il en est ainsi de la colère qui pour lui n'atteint que les hommes: « Le ciel (...) ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère » (O.C. IV, 711). Or comment se représente-t-il la colère ? « Le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration, je le vis devenir violet (...) Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la colère demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives » (O.C. IV, 286, 287). Etre en colère comme être en érection sont pour J. J. Rousseau deux maladies semblables. Elles témoignent de deux paraxismes indésirables de la virilité.
[20] Certaines allusions à la sexualité de J. J. Rousseau pourraient le faire penser : « J. J. Rousseau est aussi fou que les Eon et les Vergy mais il est plus dangereux » disait-il au conte d'Argental le 24 janvier 1765 (Cor, complète, t VIII, p 1019). Il parle aussi de sa « vilaine petite verge » ; voir à ce propos la thèse de P. Adamy : Le corps féminin de J. J. Rousseau, Les corps de J. J. Rousseau, Thèse sous la direction de Jean Deprun, Université de Paris I, février 1995, p 487.
[21] Nous renvoyons le lecteur à l’importance des objets-symboles ou salams au moyen desquels J. J. Rousseau tente d’exprimer une vérité qu’il ne peut ou ne veut dire autrement : F. Bocquentin : L’écriture secrète de J. J. Rousseau, Rêver Rousseau, Etudes J. J. Rousseau, 8, Musée J. J. Rousseau, Montmorency, 1996, pp 25-49.
[22] J. Starobinski op.cit. p 442 ; Adamy , id.. p 589 ; P. L. Assoun , id. p 51.
[23] Ne pas être perméable, être imperméable sera pour lui un attribut terrifiant qu'il utilise souvent dans les Dialogues pour décrire la noirceur et l'amplitude du complot. Ce qui est imperméable appartient au domaine infernal de « ces Messieurs » qui l'enferment dans une triple et ténébreuse enceinte. La terreur que prétend ressentir J. J. Rousseau à la vue du « téton borgne » de Zulietta fait partie du même discours symbolique : une femme qui n'est pas perméable est-elle vraiment une femme ? Zulietta serait-elle un monstre, une « erreur de la nature » ? : « Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne, et persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et de retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour » (O.C.. I, 321, 322). Penser, comme J. Starobinski, que « L'inhibition aurait pu prendre pour prétexte n'importe quel autre détail réel » id. p 191 nous semble méconnaître toute cette problématique de la profondeur où s’investit J. J. Rousseau.
[24] Penser son corps malade au féminin ne se limitera pas pour J. J. Rousseau a inverser le sens de sa verge ; tous les autres symptômes qu'il éprouve au cours de sa vie vont être ainsi féminisés : c'est là l'application directe et les travaux pratiques de sa doctrine qui consiste à trouver le remède dans le mal.
[25] « Valère est (...) une espèce de femme cachée sous des habits d'homme, et ce portrait ainsi travesti, semble moins le déguiser que le rendre à son état naturel » (O.C. II, 977).
20 J. Starobinski a fort bien analysé cet "obstacle" majeur que constitue pour J. J. Rousseau les grilles de l'autel de Notre-Dame, obstacle qui est tout à la fois un interdit et un signe : « il découvre soudain la présence matérielle de l'image mythique qui l'a si constamment obsédé : il est devant le voile fatal, il se heurte à l'obstacle infranchissable. Il a en face de lui un signe » id. p 270.
[27] Un puits qui n'est autre que « Le puits du serment, le puits du vivant et voyant » (O.C. IV, 403, note**, c'est à dire le témoin des actes des hommes où se pose l’œil de Dieu, le puits de la Vérité qui, elle aussi, en sort nue.
[28] J. J. Rousseau a soin de nous indiquer qu’il porte : « Une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre » (O.C.. I, 89) qui, pour lui, sont les attributs de la virilité.
[29] C. Wacjman, id. p 63.
[30] Ce corps pénétrable n'est pas seulement une référence à l'anatomie féminine. Il faut le comprendre non seulement comme le lieu des profondeurs mais aussi le lieu de la profondeur, de cette intériorité spirituelle qui nous achemine vers Dieu un peu à la manière de Saint Augustin qui déclare dans ses Confessions : « Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée. C'est que vous étiez au dedans de moi , et moi j'étais en dehors de moi" (X, 27) La femme est un être sans obstacle, un être transparent qui ne fait pas obstacle la lumière divine.
[31] de Man Paul : Allégories de la lecture, Paris, 1992, p 256.
[32] Si c'est au delà de l'organe masculin en saillie que J. J. Rousseau découvre le profond féminin, on ne peut cependant éliminer l'idée que le chemin que prend la sonde est d'emblée un chemin féminin car les voies corporelles de la féminité sont également étroites, obscures et humides comme l'est cette allée de Sylvie qui est le symbole de la femme (O.C. II, 1146).
[33] P. L. Assoun, op.cit. p 43.
[34] C'est également en 1752 que J. J. Rousseau réclame à Monsieur d'Ivernois une grande quantité de sondes (CC, 3457) afin de les utiliser comme il le veut et sans faire appel au corps médical qui lui demanderait de justifier sa demande.
[35] « L'histoire est un état de maladie » : J. Starobinski, id. p 432.
[36] C'est la lecture de Pygmalion qui nous donne la solution de l’énigme : « Ah, que Pygmalion meure pour vivre dans Galatée (...) Donne lui la moitié de la mienne, donne lui tout s'il le faut, il me suffira de vivre en elle » (O.C. II, 1228, 1229)
[37] A supposer qu'une atteinte organique soit le fondement de toutes ces fictions.
[38] Etre pénétré est une formule qu'il emploie volontiers dans ses salutations : « Vos bontés me pénètrent autant qu'elles m'honorent » (CC, 4874) dit-il à Hume qui lui offre l'hospitalité. « J'ai l'honneur, Monsieur le Duc, d'assurer Votre Excellence, que je suis aussi pénétré que comblé de ses bontés » (CC, 6975) déclare-t-il au duc d'Albe. Faut-il y voir une connotation sexuelle ou, plus simplement, une revendication identitaire ?
[39] J. J. Rousseau parlera toujours de son corps comme une « machine », c'est à dire comme un ajustement de pompes et de tuyaux dépourvu de toute connotation sexuée. Dès le temps des Charmettes il utilisera ce mot (O.C. I, 247) dans lequel on peut voir aussi le reflet de l'esprit cartésien du Docteur Salomon.
[40] Pensait-il qu'il possédait en lui des organes féminins à côté des organes masculins qu'il décrit fort bien dans son testament ? Pensait-il que son âme seule était féminine? Pensait-il que si l'apparence de ses viscères était masculine leur intériorité, leur organisation, leur fonction était de nature féminine ? C'est plutôt vers cette hypothèse que nous pencherions. Jamais J. J. Rousseau n'a nié l'apparence masculine de son corps, jamais il n'a tenu à ce propos de discours délirant ; mais son intérêt pour l'anatomie comparée (O.C. IV, 416) nous montre bien que c'est au niveau du corps qu'il cherchait son énigme.
[41] Bernardin de Saint Pierre : La vie et les ouvrages de J. J. Rousseau, par Maurice Souriau, Paris, Edouard Cornély, 1907 : « Si je retouchais (je supprimerais) des choses que j'ai mises contre les médecins, de tous les savants ceux qui savent le plus ». Il faut d'ailleurs rendre à G. Variot l'honnêteté d'avoir cité ces mots à la fin de sa diatribe contre J. J. Rousseau.
[42] « La seule chose qu'il croit encore possible, c'est de mettre ses papiers en lieu sur, de les protéger en vue d'une tardive épiphanie de la vérité, pour les temps qui suivraient sa mort : J. Starobinski, La maladie, la transparence et l'obstacle, p 26. Le dévoilement de Galatée est décrit par J. J. Rousseau comme une véritable épiphanie : il est la mise à nu de l'essence même de l'être en ce qu'il a de divin. L'atelier de Pygmalion devient un sanctuaire où Galatée est invoquée comme une déesse toute puissante « âme de l'univers, principe de tout existence » (O.C. II, 1228).
[43] Thyerri semble être l’exception. Ce médecin humaniste et consciencieux devint l’ami de J. J. Rousseau qui le consulta fidèlement pendant de longues années. Il semble même qu’il ait été influencé dans ses recherches et ses articles par la pensée de J. J. Rousseau qu’au lieu de prendre pour un fou il prenait pour un novateur.
[44] Voir, à ce propos, C. Wacjman : Fous de Rousseau, Paris, 1992, 213 pages.
[45] Nous citerons par exemple P .de Man, qui, n'arrivant pas à trouver de logique interne au récit du vol du ruban n'hésite pas à dire: "L'aliénation entre le sujet et l'énonciation est alors si radicale qu'elle échappe à tout mode de compréhension. « Allégories de la lecture » p 345, 346.
[46] Voir, à ce propos, T. L'Aminot : « Rousseau et le rêve « naturien », Etudes J. J. Rousseau, 8, Musée J. J. Rousseau - Montmorency, 1996, 161-201.
[47] P. Carton : Le faux naturisme de J. J. Rousseau, Paris, 215 pages.
[48] G. Variot : L'anatomiste Pierre Camper et sa doctrine sur l'éducation physique des enfants, une aberration de J. J. Rousseau, Bul Soc., Hist, Méd, t XXI, No 3-4, mars-avril 1927, p 145, pp 134-145.
[49] G. Variot : La doc.trine de J. J. Rousseau en puériculture et les opinions des médecins de son temps, Bul, Soc, Fr, d'Hist, Méd, t XX, No 9-18, sep-oc.t 1926, p 347, 339-349.