|
JOSÉ BERGAMíN |
|
|
|
Rousseau, |
|
|
|
|
Il y a un passage dans les Rêveries d'un
promeneur solitaire, de Rousseau, qui m'apparaît aujourd'hui
extraordinairement significatif. Rousseau, devenu vieux et assez gauche, à ce
qu'il en dit, dans sa marche et ses démarches, plutôt somnambule, distrait ou
abstrait dans ses rêves ou rêveries, va se promener sur un chemin en pente ou
déclinant, semble-t-il, comme sa vie et sa pensée. Brusquement, il aperçoit
le danger qui lui arrive dessus sous la forme d'un énorme chien courant à sa
rencontre avec un tel élan qu'il lui sera impossible de l'éviter. Rousseau a
une idée de génie: sauter par-dessus le chien. Aussitôt, naturellement, le
chien se précipite sur ses jambes, et notre solitaire promeneur en rêves de
tomber la tête en avant avec une telle force qu'il perd connaissance quelques
instants. Une fois récupéré, il se trouve entouré de gens qui lui sont
inconnus, mais s'aperçoit aussi, avec une étrange émotion, qu'il est à
lui-même inconnu, de telle sorte que les sensations qu'il perçoit dans ces
premiers instants lui sont étrangères, perçues, fait rarissime,
indépendamment de lui-même, de sa propre personnalité. Ainsi donc, plongé
presque dans une sorte d'extase gratuite, désintéressée, il perçoit
l'humidité du feuillage, les odeurs, et plus haut un ciel étoilé, très clair.
Si agréable est cette perception de tout, dégagée pour ainsi dire de
lui-même, de son être au sein de tout, son être d'avant et d'après, que
Rousseau en vient à dire qu'il ressent alors de la volupté à voir couler son
sang, à le voir partir et couler hors de lui-même comme s'il ne lui
appartenait pas, comme si ce n'était pas le sien. Je voyais couler mon sang –
dit-il – comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce
sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme
ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de
comparable dans toute l'activité des plaisirs connus. Mais cette séparation
de lui-même par l'instantanéité du présent, Rousseau ne la percevait pas
comme indépendante de lui, ou, comme on dit d'une façon pédante, objectivée,
mais au contraire comme faisant partie intégrante de lui-même, de sa vie;
plus encore, comme vivifiée par elle, comme si elle remplissait de sa légère
existence tous les objets qu'il apercevait. Sa nouvelle vie ne faisait pas
seulement référence à son passé, elle lui semblait entièrement nouvelle. Je
naissais – dit-il – dans cet instant à la vie. Renaître à la vie se dit chez
nous de quiconque a réchappé d'un grave accident. Le grand choc de Rousseau
fut un choc effectif, avec pour résultat une commotion et même des dents
cassées; plus d'autres conséquences douloureuses. Tout cela est ampoulé,
purent lui dire ses protecteurs inconnus. Tout, sauf le chien, cause d'une si
surprenante aventure. La résonance de ce grand choc rousseauiste se
répercutera un siècle durant. Jusqu'au nôtre. Il convient de se le rappeler.
Et d'en tirer, sans ironie, les conséquences. Ce que Rousseau a amené de nouveau dans
les lettres européennes, comme apport caractéristique, c'est
l'intensification de la sensibilité pour la perception exclusive du présent.
S'il a rénové la sensibilité esthétique de générations et de générations, ce
fut précisément pour cela. Lorsqu'adolescents, nous lisons pour la première
fois les Confessions, nous avons vraiment, comme Rousseau lui-même, une
nouvelle perception du monde, une véritable révélation de la vie. Le secret
génial de ce livre réside, à mon avis, dans cette nouvelle sensibilité qui
nous est dévoilée de l'écrivain face au monde, face à la vie. Les Confessions
ont cette valeur esthétique indépassable. Ce que leur lecture modifie
profondément dans la sensibilité de chaque lecteur c'est, pour ainsi dire,
leur attention superficielle, instantanée, à la vie; leur goût momentané,
leur parfaite réaction immédiat; la pureté de leurs sensations, en un mot. Un
vrai «frisson nouveau». Or le frisson nouveau22 de Baudelaire
n'est pas exempt, en ce sens, de rousseauisme. Mais ce pur sensationnalisme
n'en est un que parce qu'il se produit, comme on dit, à fleur de peau. Cette
fleur de peau, l'exquise perception naturelle de tout, par sa beauté, par son
parfum, celle qu'un autre poète assez rousseauiste appellerait «la fleur de
l'instant», a aussi une tige et un parfum à fleur de terre. Et par
conséquent, est superficielle. Le plus grand courage de l'attitude
rousseauiste face à la vie c'est cette demande d'attention permanente à toute
superficie. À l'épiderme. De Rousseau part aussi Nietzsche – peut-être
beaucoup plus rousseauiste qu'il n'y paraît – affirmant de certains écrivains
allemands qu'ils sont si profonds «qu'ils ne sont même pas superficiels».
Rousseau, au contraire, est si superficiel, si profondément superficiel,
qu'il n'est au monde, vivante superficie, presqu'aucune résonance humaine qui
ne trouve en lui son reflet, son écho ou sa très fine transparence. Aussi le
désignerions-nous comme «père et maître magicien» de notre sensibilité
moderne, comme véritable ancêtre et grand responsable de toutes ses
déviations esthétistes. Il serait difficile de ne pas voir dans les plus
graves déviations de l'esthétisme moderne – par exemple, dans le symbolisme,
l'impressionnisme, le surréalisme – la prolongation, romantique jusqu'au
vice, du présentisme hypersensible de l'inoubliable et exemplaire promeneur
en rêves. Parmi tant de références possibles, on pourrait expressément
souligner le fait que nous venons de rappeler de sentir couler son sang comme
s'il ne lui appartenait pas, comme si ce n'était pas le sien, comme on
regarde couler l'eau d'un ruisseau. Et cependant, la même fleur de l'instant –
fleur de l'émerveillement –, cette surface filante, bien qu'elle soit notre
sang, ou en tant que telle – en tant qu'elle est notre vie, notre conscience
de vivre –, donne constamment à la parole de Rousseau ce mélancolique accent
d'espérance qui accentue, sur la douceur en proie à une existence si
sensuelle ou sensée, l'amertume de tout perdre. Ce qu'à l'instar de la pensée
chrétienne de saint Paul et de saint Augustin, nous reconnaîtrions comme la
semence du corps mort. Ce merveilleux instrument de toutes les sensations
présentes qu'est le corps vivant, est fait pour la maturité de la mort. Le
doux fruit de son être temporel cache cette amère semence. Si la floraison de
sensations, aussi merveilleusement observées par le néo-paradisiaque
Rousseau, est à ce point vive et vraie, c'est qu'elle gagne précisément en
existence grâce à la mortelle maturité qui l'attend, et que dans la douce
maturité de ce qui s'achève se tient cachée la semence immortelle de
l'avenir. Il y a bien plus à comprendre dans les
Confessions, comme dans le Contrat social, qu'une quelconque psychologie ou
politicaillerie. Il y a, en tout cas, cette légère et vivace expression avec
laquelle l'écrivain transmet à sa phrase, sans s'en apercevoir, et comme si
elle ne lui appartenait pas, son expression. La remplissant de sa légère
existence. Il y a une «musique du sang» dans la prose du genevois qui coule
apparemment comme un ruisseau se fuyant lui-même, persécutrice persécutée. La
pensée se fuit elle-même, et le poète lui tend l'expression musicale de sa
parole comme un pont d'or à sa fugitive inimitié. Comme le sang, elle fuit de
sa source ou de son réservoir, sans se sentir couler en échappant à la vie.
Le poète ne songe pas un instant à la retenir, à la contenir. Au contraire,
en songe, il la laisse aller, abandonnée à son courant, à son échappée, à sa
fuite. On dirait que toute la prose de Rousseau est pour lui d'une
signification égale à son sang quand il lui échappe sans qu'il s'en
aperçoive; elle a la même plénitude consciente de sa vive liberté, par ce
sentiment de libération avec lequel le poète la contemple avec volupté, sans
même savoir que c'est la sienne et qu'en définitive, la voyant couler comme
un ruisseau, ce qu'il y regarde avec un tel désintérêt, c'est sa propre mort.
Comme dans le vif ruisseau de la mort de notre poète, le ruisseau de la prose
musicale rousseauiste, ruisseau de son sang, peut-être une donnée immédiate,
une perception momentanée, une très pure, primitive sensation de liberté que
le poète, l'écrivain, ausculte, regarde ou vivisectionne en lui-même, dans
son être et dans ses sentiments, fuyant la vie comme la mort. Ce flux ou
cette fluide pensée, lyrique opiniâtreté, exprime la plus vive, la seule
vraie voix passagère de l'homme de par le monde ou dans le monde, en ce bas
monde, plein de son humaine figuration passagère. Vivre c'est poursuivre et
être poursuivi. Fugue et labyrinthe de la pensée, par les mots, dans le
temps, qui nous poursuit et que nous poursuivons. Musique fuguée du sang.
Persécution de persécutions sans raison apparente, insensée. Tout au moins
dans le temps ou à travers le temps. À travers l'instantanée, momentanée
réalisation du temporel, fugitif. À travers l'impossible présence, la
permanence fuyante de l'instant, du moment, qui meurt à peine né. La manie de
la persécution de Rousseau n'est pas une tare, quelque chose d'étranger ou de
différent de son être, de son œuvre et de sa vie. C'en est, au contraire, la
conséquence la plus naturelle. Il a ça dans le sang – ou c'est ce qui le mène
–, telle est l'expression ultime, exhaustive, eschatologique – dirions-nous
–, de son être, de son œuvre et de sa vie. Dans son insatiable soif
d'échapper au temps. Tous ses ennemis mortels sont des fantômes du temps, qui
le poursuivent ou qu'il poursuit. Du temps, qui fane et dessèche la floraison
présente, les fleurs de l'instant. Fantômes vivants de la mort. Ennemis qui
fuient sa liberté, la vive liberté. Je n'ai jamais cru – disait Rousseau – que
la liberté de l'homme consistât à faire ce qu'il veut, mais bien à ne jamais
faire ce qu'il ne veut pas. Cette liberté fut enterrée un jour, comme la
populaire Petenera23 par ces romantiques espagnols qui, au rythme
de l'hymne traînant de Riego, mettaient dans leur profonde négation de la
mort autant de force ou davantage que dans l'affirmation superficielle de la
vie. C'est pourquoi les paroles les plus exactes et les plus émouvantes dont
je me souvienne sur ce rythme, à cette mesure, sont celles que m'a transmises
un religieux, et elles disent: La liberté est morte on va l'enterrer. Les frères vont chantant: Vive la liberté! Il y a peu, un autre religieux – le
premier était un augustin espagnol, celui-ci un dominicain français –, après
avoir longuement parlé avec moi du train où va le monde (et de quel train
voulez-vous qu'il aille, sinon révolutionné, le monde n'étant ni ne pouvant
être rien d'autre qu'un mobile ou un moteur de révolution?), de la marche des
choses, de leur va-et-vient, des choses qui se passent, après, dis-je, avoir
vraiment discuté de Dieu et des hommes, il murmurait à mes côtés en marchant,
tout juste perceptiblement, mais assez pour que me fût audible: «Liberté,
liberté chérie...»24. Les choses qui se passent, pour Rousseau,
ce sont toujours nos affaires. Ses affaires. Mais elles le sont, apparemment,
sans l'être. Toujours en avant et en arrière de nous, elles rappellent le
passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être.
Alors, que nous reste-t-il? Que nous laissent les choses au passage? Si ces
choses qui se passent démentent passé et avenir, quel appui y trouvera notre
pensée? «Les choses – disait Nietzsche – sont les
frontières de notre pensée.» Frontières trompeuses, pour Rousseau, qui
laissent la pensée en éveil. Et dans cet état, l'homme trouve un bonheur
surprenant. Tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler
heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif..., mais d'un bonheur
suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle
sente le besoin de remplir. L'homme libre dans cet état, dans cette illusoire
sensation de présence permanente qui ne lui laisse apercevoir aucun signe de
sa durée dans le temps, aucune trace de sa propre succession ou de celle des
choses, du passage de tout, est comme un rêveur qui ne passe pas, mais se
promène; un promeneur en rêves, rêveur solitaire. Passer et survenir sont
deux choses différentes – ai-je quelquefois expliqué. De même, semble-t-il,
pour Rousseau, passer et se promener. L'homme qui se promène solitaire,
rêveur, ne passe pas, il reste, pour ainsi dire, sur le passage, du côté
passant, avec tout ce qui se passe. Se promener c'est ressentir en permanence
la volupté du passager. C'est même savourer le pas fugitif. «Sur la variation
repose le goût de l'éternité», ai-je dit quelquefois. Ce n'est pas compter,
c'est chanter ses pas que fait Rousseau dans les Confessions et dans leur
mélancolique post-scriptum: Les rêveries du promeneur solitaire 25.
Et dans la mystérieuse illusion de son existence, tant que cet état dure –
dit Rousseau – on se suffit à soi-même comme Dieu. Nous ne savons si l'idiotisme de notre
peuple de la rue est d'origine rousseauiste, qui exprime ce même bonheur
total et totalisant de l'homme libre dans le présent, avec la même expression
du Genevois, en parlant de ce vif état, de ce bien-être permanent et même pas
rêvé, qui est d'être comme Dieu. Etre en tout comme Dieu. Et non passer
partout, mais se promener. En rêvant. Cette résonance théologique
insoupçonnée, si espagnole, ne serait pas la seule à découvrir dans le
naturalisme, chrétien en définitive, de Rousseau. Nous la laisserons, comme signe,
en passant. Et au passage rappelons que déjà de ce fait chez Rousseau, avant
Marx, reste implicite, sinon également explicite, la révolution permanente,
qui est un comme Dieu définitif: la grande foi – ou illusion –, espérance
populaire de la liberté. Revenons à notre Rousseau, le plus
authentique martyr de la liberté – de sa liberté – que nous connaissions;
celui qui voyait couler son sang comme s'il ne lui appartenait pas, comme si
ce n'était pas le sien; celui qui faisait de la liberté négation première de
tout pour pouvoir affirmer après, simplement, par son sang fugitif, la figure
passagère du monde; la terrible affirmation chrétienne de l'apôtre, qui glace
le cœur – «le cœur à vif» – de tous les superficiels efforts humains de
permanence. La figure de ce monde passe (Cor., i, vII). Le chant rousseauiste
de la liberté est celui du sang fugitif qu'aujourd'hui, sans doute dans les
ruines espagnols du libéralisme (Mort, Jugement, Enfer et Gloire de la
Liberté), nous écoutons tous sans le comprendre. Et cependant, quelqu'un
murmure à nos côtés, religieusement, comme une prière: Liberté, liberté
chérie...! 26 |
|
22. En
français dans le texte. 23. Type
d'air d'origine andalouse. 24. En
français dans le texte. 25. En
français dans le texte. 26. En
français dans le texte. |
|
|
... ... |
|
éditions de l'éclat titres auteurs collections nouveautés recherche librairies lyber contact