Jean-Jacques Rousseau
(1712-1778) représente dans l’histoire des idées un cas assez curieux. Non
seulement il n’a cessé depuis deux siècles de faire l’objet de jugements
véritablement passionnels (on l’adore ou on l’exècre), mais peu d’auteurs ont
suscité comme lui autant d’interprétations contradictoires. Il est en général
considéré comme l’un des inspirateurs de la Révolution française, mais on l’a
aussi placé à l’origine du nationalisme allemand. On a vu en lui un individualiste
convaincu, un inadapté social, un doux rêveur recherchant la dissolution de son
moi, en même temps qu’un logicien fanatique et un adepte de la discipline
spartiate. On l’a considéré comme un rationaliste, mais aussi comme le prophète
d’une morale et d’une religion fondées sur le seul sentiment. On l’a représenté
comme le père du romantisme et comme l’un des précurseurs du socialisme d’État.
Taine l’accuse de collectivisme, Benjamin Constant de despotisme. Proudhon, qui
lui attribue la « grande déviation de 1793 », voit en lui un
théoricien et un apologiste de la tyrannie.
La droite française, qui l’a
rarement lu, en a fait sa bête noire. Les libéraux le rendent responsable des
excès de la Révolution de 1789 et le placent à l’origine d’un courant « totalitaire »
qu’ils font volontiers aboutir à Karl Marx1. Pour Rousseau, le
contrat social reste en effet dans une large mesure à écrire : les limites du
possible n’ont pas encore été atteintes et la société meilleure est encore à
venir. Plus radicale dans sa critique, la droite traditionnelle reproche à
Rousseau l’idée même de contrat social et ramasse, sous le terme de
« rousseauisme », une anthropologie « utopiste » dont la
malfaisance ne se serait jamais démentie. Rousseau est alors présenté, sans plus,
comme le père de l’égalitarisme et l’auteur de théories absurdes sur le
« bon sauvage » et l’« homme naturellement bon ».
Typique de cet état d’esprit
est le portrait que dresse Charles Maurras du « misérable Rousseau »
: « Ni l’esprit de famille, ni l’esprit de parti, ni cet intérêt politique
qui aurait modéré tout autre Genevois n’étaient capables de tempérer la rage
mystique de ce batteur d’estrade malheureusement né, fouetté de travers par une
vieille demoiselle, et gâté jusqu’aux moelles par ses premiers amis. Capable de
tous les métiers, y compris les plus dégoûtants, tour à tour laquais et mignon,
maître de musique, parasite, homme entretenu, il s’est instruit à peu près seul
: comme le capital intellectuel, le capital moral lui fait défaut […] Né
sensible et versatile, tout à fait impuissant à s’attacher avec force à la
vérité, ses raisonnements différents ne concordent jamais qu’à la cadence de sa
plainte, et l’on trouve chez lui, à doses presque égales, l’homme criminel,
l’homme sauvage et le simple fou »2.
La pensée de Rousseau n’en a
pas moins exercé une influence considérable, qui s’étend très au-delà des
milieux intellectuels ou politiques auxquels on la restreint souvent3.
Mais cette influence, dès l’époque même de Rousseau, semble s’être située
beaucoup plus au niveau de la sensibilité que de la doctrine. Elle ne s’est pas
tant exercée à partir des textes qu’en fonction des interprétations et des
simplifications, souvent abusives, qu’on en donnait. Rousseau est un auteur que
l’on cite souvent, mais qui paraît n’avoir guère été véritablement lu. En
outre, c’est surtout à ses œuvres de jeunesse qu’on se réfère en général ; ses
projets de constitution pour la Corse et la Pologne sont trop souvent ignorés,
surtout parmi ses adversaires. Enfin, ce n’est guère qu’au XXe
siècle qu’on a commencé à étudier sérieusement son œuvre et qu’on a reconnu
l’unité de sa pensée4. Toutes ces controverses attestent en tout cas
que la pensée de Rousseau ne se laisse pas résumer dans des formules toutes
faites. Nous proposons donc de relire Rousseau, non pour le
« réhabiliter » — il n’en a nul besoin —, mais pour aller
au-delà des idées reçues et découvrir un auteur qui mérite sans doute mieux que
l’image que ses admirateurs comme ses ennemis ont trop souvent donnée de lui.
*
Rousseau écrit que
« l’homme est naturellement bon ». Cependant, on peut lire au début
de L’Émile : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des
choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme ». Que penser alors de
cet être dont on affirme la bonté naturelle, mais qui ferait
« dégénérer » tout ce qu’il touche ? En outre, dans la formule
« naturellement bon », quel est le mot qui compte le plus ? Rousseau
veut-il dire simplement que l’homme est bon, et qu’il l’est d’autant plus que cette
bonté lui est naturelle, ou veut-il dire que c’est en tant qu’être de nature
que l’homme est bon ? L’importance que Rousseau donne à la « nature »
suggère évidemment la seconde interprétation. Mais ce dernier terme est lui
aussi équivoque. La thématique du « retour à la nature » est à la
mode au XVIIIe siècle. Chez Diderot, chez l’abbé de Raynal et tant
d’autres, elle nourrit toutes sortes de spéculations sur le l’« âge
d’or », les « vertus primitives », etc.5 Est-ce bien
de cela qu’il s’agit chez Rousseau ? Un tel mot d’ordre a de plus des
significations très différentes selon l’idée que l’on se fait de la
« nature ». L’Église, par exemple, a toujours prêché la « morale
naturelle », alors que Nietzsche dénonce « la morale comme
antinature » (titre de l’un des chapitres du Crépuscule des idoles).
En fait, il suffit de lire Rousseau pour s’apercevoir que le mot
« nature » est pris chez lui dans deux acceptions très différentes.
« Naturel » se rapporte tantôt à ce qui est originel, tantôt à ce qui
est authentique ou essentiel. Très vite, c’est la seconde acception qui l’a
emportée.
Lorsqu’il évoque
l’« état de nature », Rousseau se montre par ailleurs beaucoup moins
utopiste que bien des philosophes des Lumières. Au début de son Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes6, il
dit explicitement qu’il n’a jamais eu l’intention de dépeindre un état originel
de l’humanité, car on ne pourra jamais savoir en quoi celui-ci a pu consister,
ni même si l’« état de nature » a jamais existé. Contrairement à
nombre de ses contemporains, Rousseau ne se tourne pas vers un passé très
reculé, qu’il reconstruirait à sa guise, pas plus qu’il ne croit possible
d’apprendre quelque chose sur la « nature » humaine auprès des
peuplades dites « sauvages ». L’état de nature n’est donc pas tant
chez lui un concept historique qu’une idée spéculative et régulative permettant
d’organiser les faits. Elle est une fiction qu’il utilise pour expliquer
l’apparition des phénomènes sur lesquels s’exerce sa critique. Il en va de même
de l’idée de « contrat social » qui, dit-il, fait partie « des
vérités hypothétiques et conditionnelles ». On dirait aujourd’hui : une
hypothèse de travail.
Rousseau oppose
l’« homme naturel » et l’« homme policé ». Mais ces deux
catégories se dédoublent aussitôt : de même que l’homme policé comprend aussi
bien le bourgeois que le citoyen (on y reviendra plus loin), l’homme naturel
comprend l’homme naturel sauvage et l’homme naturel vivant en société. Or, on
peut se demander si le premier de ces deux « hommes naturels » est
véritablement un homme. Rousseau le décrit comme un « être stupide et
borné », « lié par la nature au seul instinct » : « borné
au seul instinct physique, il est nul, il est bête » (Discours). Ce
sauvage, guidé par le seul « amour de soi », est un solitaire qui vit
en autarcie. Il est autosuffisant en ce sens qu’il n’entretient de relations
individualisées avec personne. Il n’a ni moralité, ni croyances, ni raison ni
langage. La condition d’un tel être ne se distingue donc nullement de celle des
animaux. L’homme naturel sauvage, soumis à une stricte sélection naturelle, est
d’abord un vivant parmi d’autres. Rousseau entend par là, semble-t-il, affirmer
l’origine animale de l’homme. C’est un point de vue assez différent de celui de
ses contemporains.
Dans l’« état de
nature », Rousseau ne voit pas non plus le point de départ d’un
développement linéaire inéluctable. L’état de nature que décrit la première
partie du Discours est essentiellement statique ; en théorie, l’homme
aurait pu y demeurer éternellement, jouissant perpétuellement du
« bonheur » lié à sa corporéité animale. Cet homme sauvage est de
toute évidence un être imaginaire, une sorte d’idéaltype dont Rousseau a besoin
pour mettre en scène ses autres catégories. Car si le sauvage n’est pas un
homme en acte, il l’est quand même en puissance. Il est solitaire, mais non pas
asocial. Il a « des vertus sociales en puissance »7. Pour
Rousseau, si la socialité ne découle pas à proprement parler de la nature, elle
ne va pas non plus contre elle. L’homme est social dès qu’il est homme, au sens
plein du terme. Il n’est donc pas exagéré de dire, avec Louis Dumont, que
Rousseau, contrairement à l’interprétation que l’on donne trop souvent de sa
pensée, reconnaît pleinement le caractère social de l’homme, c’est-à-dire son
appartenance à une société concrète comme condition nécessaire de son éducation
à l’humanité.
Il faut enfin replacer le
propos de Rousseau dans le contexte de l’époque. La théorie de Rousseau sur sur
l’« homme naturellement bon »
vise d’abord à répondre à la question classique de la théodicée,
c’est-à-dire au problème que pose l’existence du mal dans un monde censé avoir
été créé librement par un Dieu infiniment bon et tout-puissant. Ce problème ne
peut apparemment se résoudre que de deux façons : soit on disculpe Dieu en
expliquant le mal par la faute originelle, c’est-à-dire par le mauvais usage
que l’homme aurait fait de sa liberté avant son entrée dans l’histoire ; soit
on disculpe l’homme, et l’on est alors obligé de douter de la bonté ou de la
toute-puissance de Dieu. La position de Rousseau est plus originale. Contre les
Encyclopédistes, Rousseau milite pour la « justification de Dieu ».
Contre l’Église, il conteste l’idée de péché originel, qui représente l’homme
comme naturellement mauvais. En affirmant que le mal ne vient ni de l’homme ni
de Dieu, mais d’un tiers, en l’occurrence de la société, Rousseau n’entend
nullement plaider en faveur d’un individu irresponsable, qui attribuerait à la
« société » la responsabilité de tous ses actes, ainsi qu’on le fait
dire couramment à la vulgate « rousseauiste ». Il vise bien plutôt à
répondre à un problème théologique fondamental, auquel toute réflexion
spéculative se trouve immédiatement confrontée.
Cette conception critique du
social est également originale par rapport à la philosophie de son temps.
L’idée d’une distinction entre la société civile et l’État est certes courante
au XVIIIe siècle : toute la réflexion philosophique repose alors sur
l’affirmation selon laquelle l’homme moderne vit d’abord dans une sphère
sociale privée, par opposition à la sphère publique dominée par l’État. Les
premiers théoriciens libéraux articulent leur critique des institutions à
partir de l’idée qu’il existe une société civile qui doit se défendre
continuellement contre les empiétements du pouvoir. Pour les Encyclopédistes,
la société civile est donc a priori bonne en soi. Ce qui est mauvais, c’est le
système politique, la monarchie absolue, le pouvoir qui tend toujours à s’excéder
de lui-même. Or, Rousseau raisonne exactement à l’inverse. L’absolutisme n’est
à ses yeux qu’un épiphénomène. Cause du mal politique et social chez les
Encyclopédistes, il n’est chez lui qu’une conséquence. Ce sont là deux
perspectives très différentes. Les Encyclopédistes, qui raisonnent d’une façon
purement mécaniste, croient qu’il suffirait de limiter le pouvoir pour que la
société civile fonctionne « librement » de manière plus ou moins
optimale. Rousseau, lui, réalise très bien que les faits sociaux sont beaucoup
plus complexes, et qu’on ne résout pas tous les problèmes en bridant l’autorité
de l’État ou en changeant les institutions.
C’est surtout l’Église qui,
ayant reconnu en Rousseau un adversaire de l’idée de faute originelle, s’est
employée à le présenter à l’excès comme le tenant d’une « bonté
naturelle » de l’homme. En fait, pour Rousseau, l’homme à l’état de nature
n’est ni bon ni mauvais, pour cette raison élémentaire qu’il n’y a pas en lui
de moralité. A l’état de nature, il n’y a « ni bonté dans nos cœurs, ni
moralité dans nos actions »8. Par ailleurs, l’homme n’est
pleinement homme que lorsqu’il est « dénaturé », c’est-à-dire
lorsqu’il a cessé d’être un tout solitaire et parfait pour devenir partie du
tout social. Rousseau, qui revient fréquemment sur cette idée, écrit que
« les bonnes institutions sont celles qui savent le mieux dénaturer
l’homme […] en sorte que chaque cas particulier ne se croie plus un, mais
partie du tout ». Sa pensée sur ce point est très claire. Plus que
« bon », l’homme est naturellement innocent en tant qu’homme en
puissance ; il n’est ni bon ni mauvais (ou à la fois bon et mauvais) en tant
qu’homme achevé.
Dans une seconde acception, qui prend
chez Rousseau de plus en plus d’importance, « naturel » signifie
essentiel. Finalement, pour Rousseau l’homme « naturel » n’est pas
tant l’homme originel, l’homme sans société, que le titulaire d’une essence qui
le rend authentique à lui-même. La « nature » de l’homme devient du
même coup ce qu’il y a en lui de spécifiquement humain. Dès lors, le problème
de la nature humaine devient un problème exclusivement moral et philosophique.
Pour savoir ce que l’homme porte en lui de « naturel », il faut
entreprendre une réflexion sur son être intérieur, sur l’idéaltype qui correspond
le mieux au phénomène humain. Nous serons d’accord avec Louis Dumont quand il
écrit : « Le centre du message de Rousseau est bien plus dans la
conscience morale et religieuse que dans la sensibilité à la nature comme on le
croit parfois ».
Quelle est alors la
« nature » de l’homme ? C’est avant tout sa liberté. Rousseau
se livre à une approche significative lorsqu’il se demande si l’homme relève
bien de la « nature », et non pas plutôt de la liberté. Sa
réponse est que les deux termes s’intègrent l’un à l’autre. Et de cette liberté
fondamentale, Rousseau tire aussitôt la notion de « perfectibilité ».
Ce qui distingue l’homme de tous les autres vivants, c’est qu’il est
perfectible : il possède la capacité de se transformer lui-même. Rousseau n’est
pas très loin ici de l’idée, exposée notamment par Arnold Gehlen, d’un homme
« ouvert au monde », non strictement déterminé, libre de se
« dénaturer », c’est-à-dire de se culturer à sa guise. Loin de
prôner le retour à un quelconque état de nature, Rousseau définit l’homme réel
comme un être qui ne s’en tient jamais à son état d’origine, mais cherche sans
cesse à se dépasser lui-même et à créer de nouvelles formes d’existence.
« La nature de l’homme est de n’avoir pas de nature, mais d’être une liberté »
(Pierre Manent). Cela peut, bien sûr, être compris de différentes façons. Reste
l’idée fondamentale que la liberté consiste d’abord à se construire soi-même,
ce qui vaut pour les individus comme pour les peuples.
La liberté, par ailleurs,
n’est pas pour Rousseau une grâce ni un état passif. Elle n’existe, dans une
perspective dynamique, que pour autant qu’on est apte à la conquérir.
Contrairement aux philosophes des Lumières, Rousseau n’entend pas fonder le
lien social sur la « sympathie » ou sur l’intérêt. De la société, il
n’attend pas qu’elle garantisse le bien-être ou le « bonheur », mais
plutôt qu’elle assure à l’homme les conditions dans lesquelles il lui sera
possible de conquérir sa liberté. On est loin, là encore, des présupposés
économistes ou utilitaristes de l’époque.
Il est important de bien
voir que c’est cette perfectibilité qui fait entrer l’homme dans l’histoire et
fait de lui un être historique au sens plein du mot. Au travers de sa
conception de l’homme, Rousseau pose une philosophie de l’histoire très
éloignée de l’historicisme moderne. Rousseau ne voit pas, comme Hegel, un
progrès continu dans le développement humain, une montée toujours plus
accentuée de la raison dans l’histoire. La notion de perfectibilité, chez lui,
ne résout pas d’emblée la question du progrès. Rousseau se demande au contraire
pourquoi l’histoire de la perfectibilité humaine est si souvent une histoire du
mal. A l’opposé de l’optimisme libéral, il ne croit ni aux vertus intrinsèques
du progrès ni aux lendemains qui chantent nécessairement. D’une certaine façon,
à ses yeux, le devenir historique est neutre. La perfectibilité est source
d’erreurs et d’espoirs, de réussites et d’échecs. Cause du malheur et de toutes
les « misères » de l’homme, source de l’aliénation de ce qu’il y a de
plus authentique en lui, elle peut être aussi l’outil d’une réappropriation de
son propre. En fait, selon les circonstances, elle peut conduire à la servitude
ou à une société meilleure.
Contrairement à nombre de
ses contemporains, experts en bergeries, Rousseau ne croit pas à la possibilité
d’un retour à un état originel : « La nature humaine ne rétrograde
pas ». Il ne rêve pas d’un âge d’or et ne veut pas restituer un paradis
perdu. Le contrat social dont il parle n’est pas, comme chez Locke, un
événement du passé, mais un élément du futur qui reste encore à instaurer. Il
n’est pas à reconstituer, mais à écrire. Destiné à sauver l’être de l’homme
corrompu par une société dégénérée, il ne révèle pas l’image d’un individu se
suffisant à lui-même, mais appelle à l’action collective. Cette action équivaut
à un passage de l’histoire inconsciemment subie à l’histoire consciente.
Rousseau voit bien que la société a toujours été le résultat de l’action des
hommes, beaucoup plus que de leur volonté. Mais il en tire des conclusions
inverses de celles énoncées de nos jours par Hayek. Rousseau est résolument
« perspectiviste ». C’est précisément parce que la société s’est
élaborée jusqu’ici comme à l’insu de l’homme qu’elle a pris une mauvaise
direction — et c’est pourquoi l’homme doit chercher à en prendre le contrôle.
L’existence humaine n’est pas inévitablement inauthentique et
« dépravée ». Il ne s’agit pas de rechercher le « bonheur »
ou de revenir à l’« état de nature », mais d’emprunter le chemin de
la liberté. L’idée selon laquelle l’homme est un bon sauvage que la société
aurait corrompu apparaît par là un peu courte. L’homme est plutôt, selon
Rousseau, un animal perfectible que sa perfectibilité a conduit à s’aliéner
lui-même, mais qui peut retrouver son authenticité sans avoir à revenir à un
état antérieur.
Travailler à l’avènement
d’une société meilleure, cela revient finalement à savoir comment l’homme peut
être conforme à son essence, comment il peut être soi-même. C’est ce souci
d’« authenticité » qui explique l’influence exercée par Rousseau sur
les romantiques allemands et sur la génération du Sturm und Drang,
influence qui s’exprimera d’ailleurs sous deux formes différentes selon que les
uns donneront le primat au sentiment de la nature, les autres aux exigences
morales. Car la morale de Rousseau ne se réduit pas aux prérogatives du
sentiment, à ce « droit du cœur » qui a fait rapprocher le Werther
de Goethe de la Nouvelle Héloïse. C’est une exigence éthique plus
fondamentale qui annonce déjà Kant. Celui-ci élaborera d’ailleurs sa théorie
morale en référence explicite à Rousseau, et c’est bien « entre Kant et
Rousseau » que se formulera le discours des jeunes écrivains du Sturm
und Drang.
Venons-en maintenant au
problème de l’égalité. Là encore, on s’en tient trop aisément à la formule :
« Tous les hommes sont nés égaux et libres » (Contrat social).
La conception que Rousseau se fait de l’égalité est en réalité très complexe.
Elle n’a rien à voir, par exemple, avec les idées d’un Babeuf. L’égalité de
nature se ramène chez lui à l’appartenance spécifique — les hommes sont égaux
dans la mesure où ils appartiennent à la même espèce (sub specie naturae)
— et aussi à la constitution métaphysique de la nature humaine : les hommes
sont soumis à une commune finitude, ils sont tous également voués à la mort. A
côté de cette égalité liée à la condition humaine, il y a une inégalité
naturelle que Rousseau ne nie pas un instant. Dans le Discours, il
mentionne au contraire explicitement cette « inégalité naturelle »,
« établie par la nature », « qui consiste dans la différence des
âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit, de
l’âme ». Certes, le contrat social représente un moment où l’égalité entre
les hommes se trouve parfaitement réalisée. Mais Rousseau décrit l’égalité qui
s’établit alors comme un « engagement réciproque de tous envers
chacun ». Cette notion de réciprocité est assez proche de la définition
aristotélicienne de la justice, et aiguille l’idée d’égalité vers celle de
proportion ou de juste mesure : à chacun ce qui lui revient. Sur le plan
social, Rousseau récuse par ailleurs sans ambiguïté ce que Montesquieu appelait
l’esprit d’« égalité extrême ». Le despotisme de tous ne vaut pas
mieux à ses yeux que le despotisme d’un seul, et il voit bien que l’égalité
extrême conduit à la tyrannie de tous. Dans ses projets pour la Corse et la
Pologne, il préconise même l’institution d’une hiérarchie de trois classes non
héréditaires, ayant des fonctions et des privilèges distincts. Rousseau ne
préconise donc pas la disparition des différences sociales. Il demande
seulement que les inégalités sociales s’accordent aux inégalités naturelles et
n’entraînent pas de dominations insupportables. « A l’égard de l’égalité,
écrit-il, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de
richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit
au-dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des
lois et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour
pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se
vendre » (Discours). Pour reprendre la célèbre distinction
d’Isocrate, Rousseau en tient finalement plus pour une égalité géométrique,
c’est-à-dire pour une justice distributive, que pour l’égalité arithmétique
caractéristique de l’égalitarisme moderne. Comme l’écrit Raymond Polin,
« Rousseau n’a jamais défendu d’autre égalité qu’une forme proportionnelle
et modérée de l’égalité, qui reconnaît la légitimité des distinctions et des
différences morales et politiques, pourvu qu’elles soient accordées aux
inégalités établies par la nature »9.
Rousseau, de même, ne critique pas le
droit de propriété, mais entend en limiter fermement les abus. « La propriété,
affirme-t-il, est le plus sacré de tous les droits du citoyen et plus
important, à certains égards, que la vie même ». La propriété est en outre
« le vrai garant des engagements des citoyens », car la loi serait
inapplicable si les personnes ne pouvaient répondre de son application sur
leurs biens. Rousseau conteste en revanche l’idée de Locke, selon laquelle le
droit de propriété est un droit naturel, fondé par le travail. La propriété,
dit-il, est « de convention et d’institution humaine », ce qui
signifie que le droit de propriété est un droit social. L’État n’est pas non
plus chez lui, comme chez Diderot, un « dispensateur de félicité ».
Il doit seulement intervenir quand les inégalités de fortune atteignent un
point tel qu’elles condamnent certaines catégories de citoyens à une dépendance
économique les ramenant à l’état d’objets. D’une façon générale, Rousseau
réalise très bien qu’il ne peut y avoir de droit que là où il y a relation : le
droit naît avec la société. Les droits de l’homme au sens où les définissent
les théoriciens libéraux, comme des droits imprescriptibles que l’homme
tirerait de son « état de nature », le laissent parfaitement
indifférent.
L’importance que Rousseau
donne à la société globale le conduit à reconnaître que le pouvoir central, au
sein de cette société, réside dans l’opinion. C’est elle qui fixe la position
des hommes et le crédit dont ils jouissent. C’est elle qui détermine le regard
social d’où résultent la majeure partie des inégalités. (On voit ici encore l’originalité
de Rousseau : ce n’est pas des inégalités que découle le regard social, mais du
regard social que découlent les inégalités). Par ces observations, Rousseau
manifeste à nouveau son antilibéralisme. Il s’en prend à l’axiomatique de
l’intérêt : la société « porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à
proportion que leurs intérêts se croisent ». Il perçoit très bien que,
dans les sociétés modernes, le différentiel de valeur qu’on attribue aux hommes
est avant tout calqué sur le processus par lequel les choses reçoivent un prix.
L’estime qu’on attribue à chacun s’aligne sur la valeur d’échange. Or, pour
Rousseau, la valeur des hommes n’est pas réductible à un prix. Il entend donc
montrer que, les qualités personnelles étant à l’origine des inégalités et des
phénomènes de subordination qu’elles entraînent, « la richesse est la
dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce qu’étant la plus
immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer, on s’en sert
aisément pour acheter tout le reste » (Discours).
Rousseau observe que cette
inégalité « concurrentielle » se rencontre aussi bien à Paris qu’à
Londres, à Naples ou à Genève. Le pouvoir de l’argent est le fait de la
modernité naissante, qui a installé le bourgeois à la place du citoyen. L’homme
moderne ne vit ni pour les autres ni pour sa patrie, mais seulement pour la
considération d’une opinion spontanément portée à calquer le crédit social sur
le crédit monétaire, c’est-à-dire sur l’argent. Rousseau appelle cette attitude
« amour-propre » et il y voit une corruption de l’amour de soi.
« L’amour-propre n’est pas l’amour de soi, souligne Pierre Manent, il en
est même en quelque façon le contraire. L’amour-propre vit de comparaison, il
est le désir d’être estimé par les autres à aussi haut prix qu’on s’estime
soi-même, et il est condamné à être malheureux, puisque chacun a le même
amour-propre et éprouve le même désir. L’amour-propre sait qu’il ne peut être
satisfait, et il hait les autres pour leur amour-propre. Il nourrit dans l’âme
le goût malheureux de soi et la haine impuissante des autres. L’homme d’une
telle société ne vit que par le regard des autres, qu’il hait »10.
L’envie et la frustration semblent ainsi former le couple maudit de l’esprit
moderne. On voit poindre ici une analyse du ressentiment et de la rivalité
mimétique qui annonce tout à la fois Nietzsche, Tocqueville et René Girard. La
transformation de l’homme naturel en homme sociable, en « homme de
l’homme », telle qu’elle est décrite dans la seconde partie du Contrat
social, atteste d’ailleurs l’importance du rôle joué par l’amour-propre et
le ressentiment par le biais des préférences et des comparaisons. La
comparaison suscite des préférences, les préférences engendrent des relations
personnelles individualisées, ces dernières sont médiatisées par l’opinion des
autres, qui est à l’origine des inégalités. Décrivant ce processus, Rousseau
fait apparaître le lien existant entre la domination de la nature et
l’aliénation de l’homme par lui-même. Plus l’homme s’instaure lui-même comme
sujet dont le monde est l’objet, plus il se soustrait à un rapport de
coappartenance avec le monde, plus il se transforme lui-même en objet, perd le
sens de son existence et devient étranger à lui-même. L’idée se retrouvera chez
Heidegger. Rousseau constate enfin que dans la société produite par cette
évolution, la « liberté » n’est que pure illusion : quand tous les
sociétaires sont esclaves de l’opinion, la liberté de chacun n’est que
l’impuissance de tous. C’est ce qui justifie les formules saisissantes par
lesquelles s’exprime sa critique de l’esprit bourgeois11.
Rousseau décrit le bourgeois
comme un « être double », divisé, entièrement soumis aux diktats de
l’opinion et qui, pour cette raison, ne vise qu’au paraître. Évoquant la naissance
du bourgeois, il écrit dans le Discours sur l’inégalité : « Être et
paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et, de cette
distinction, sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices
qui en sont le cortège […] Tout se réduisant aux apparences, tout devint
factice et joué ». Ce passage est important, car il montre bien qu’aux
veux de Rousseau. le bourgeois se définit, plus encore que par sa position
économique, par son type psychique, sa mentalité. Le bourgeois est la négation
même de tout ce qui est authentique, de tout ce qui renvoie l’homme à son être
essentiel. Il est un homme faux, sans consistance, un décadent qui ne vit que
pour l’opinion des autres, un être caractérisé par le mensonge, la prudence, le
calcul, l’esprit servile, la bassesse morale, la médiocrité des
sentiments : « Ce sera un de ces hommes de nos jours, un Français, un
Anglais, un bourgeois : ce ne sera rien »12.
L’opposition avec les
auteurs libéraux est ici totale. Alors que ceux-ci critiquent le pouvoir, mais
non la richesse, Rousseau s’en prend aux riches beaucoup plus qu’aux puissants.
Alors que les Encyclopédistes cherchent avant tout à modifier le système
institutionnel et politique, Rousseau se rend très bien compte que le problème
que pose la toute-puissance d’un regard social fondé sur l’envie, et en fin de
compte sur le pouvoir de l’argent, est d’une nature infiniment plus complexe.
Rousseau est bien loin d’opposer à l’absolutisme français le régime libéral
anglais tant admiré des Lumières. Il voit bien qu’au-delà de ce qui les sépare,
les deux systèmes consacrent l’un et l’autre la montée du même type bourgeois,
c’est-à-dire de ce type d’homme qui vise en permanence et avant tout son
meilleur intérêt13. Enfin, Rousseau ne croit pas un instant que la
société privée, laissée à elle-même, puisse faire le bonheur des hommes, ni que
la recherche de l’intérêt égoïste puisse, grâce à l’action d’une « main
invisible », finir par profiter à tous. Au vrai, il exècre l’égoïsme :
« Quand nul ne veut être heureux que pour lui, il n’y a point de bonheur
pour la patrie »14. C’est pourquoi il entend lutter contre
l’indifférence des sociétaires envers la chose publique et veut que l’on
contienne « dans d’étroites bornes cet intérêt personnel qui isole tellement
les particuliers que l’État s’affaiblit par leur puissance et n’a rien à
espérer de leur bonne volonté ».
On ne retrouve pas non plus
chez Rousseau cette confiance optimiste avec laquelle les Encyclopédistes
observent l’essor et le mouvement des sciences. Rousseau ne partage pas l’idée
selon laquelle il y aurait une harmonie naturelle entre les exigences de la
société et celles de la science positive. Il n’attend pas non plus de la
diffusion du savoir qu’elle fasse reculer les « superstitions ». Dans
un texte célèbre, répondant à la question Si le progrès des sciences et des
arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs (1750), il exprime ses
doutes vis-à-vis des pouvoirs émancipateurs de la science. Ailleurs, il
rappelle que « si la raison nous éclaire », « la passion nous
conduit ».
C’est probablement à la
lumière de cette critique du scientisme qu’il faut comprendre l’importance
qu’il donne au sentiment. On sait que la conscience est pour lui ce que
l’instinct est au corps. « Trop souvent la raison nous trompe […] mais la
conscience ne se trompe jamais », peut-on lire dans l’Émile (IV).
Ce subjectivisme moral, cette idée que la conscience personnelle est seule à
même de déterminer le bien et le mal (« tout ce que je sens être bien est
bien, tout ce que je sens être mal est mal ; le meilleur de tous les casuistes
est la conscience ») a valu à Rousseau des critiques justifiées. Il faut
voir cependant que si Rousseau donne une telle place aux élans de la
conscience, s’il fait l’apologie du sentiment et des passions, s’il chante
l’« âme de la nature » et le jaillissement des sensations qu’elle
engendre, c’est aussi, en réaction contre l’esprit des Encyclopédistes, qui ne
conçoivent la société que sous la forme d’une mécanique sociale, pour établir
l’infirmité de la raison et lui opposer les prérogatives de l’âme — peut-être
aussi pour affirmer l’existence d’un lien entre l’homme et le monde à une
époque où l’industrialisation naissante fait de celui-ci un simple objet dont
la raison humaine doit prendre possession.
A la figure du bourgeois
moderne, Rousseau oppose significativement celle du citoyen, dont il trouve les
exemples les plus achevés dans l’Antiquité. « Quand on lit l’histoire
ancienne, écrit-il, on se croit transporté dans un autre univers et parmi
d’autres êtres. Qu’ont de commun les Français, les Anglais, les Russes, avec
les Romains et les Grecs ? Rien presque que la figure […] Ils existèrent
pourtant, et c’étaient des humains comme nous. Qu’est-ce qui nous empêche
d’être des hommes comme eux ? Nos préjugés, notre basse philosophie, et les
passions du petit intérêt avec l’égoïsme dans tous les cœurs par des
institutions ineptes que le génie ne dicta jamais »15.
L’enthousiasme comme l’amertume qui inspirent ces lignes sont révélateurs. Rousseau
est un admirateur passionné de l’Antiquité. Il a un sens aigu de l’héroïsme et
il aime les grands hommes. N’a-t-il pas appris à lire dans Les vies des
hommes illustres de Plutarque ? C’est dans l’Antiquité qu’il va chercher la
confirmation qu’il existe une autre forme d’existence que celle du bourgeois de
son temps. C’est de l’étude de l’Antiquité qu’il tire l’idée d’une société où
les distinctions reposeraient sur des vertus réelles, et non sur la richesse,
la naissance ou même la simple habileté. C’est à Rome et à Sparte, chez les
« fiers Lacédémoniens », qu’il va chercher le modèle de son citoyen.
Il ne partage donc en rien les critiques que Hobbes formule à l’égard de
l’idéal social des Anciens. Et contre Montesquieu, qui admirait la cité
antique, mais lui reprochait d’exiger de ses membres une discipline civique
épuisante, il plaide avec force pour un retour au civisme des libres citoyens.
C’est encore l’exemple
antique qui lui sert à fonder l’égalité sur la liberté, et non la liberté sur
l’égalité. Sa conception de la liberté est d’ailleurs beaucoup plus proche de
ce que Benjamin Constant appelait la « liberté des Anciens » que de
celle des Modernes, qui entendent exclusivement la liberté comme
affranchissement du moi individuel et indépendance du sujet. La liberté telle
que la conçoit Rousseau est, elle, inséparable dans l’ordre social de l’idée de
participation.
Rousseau croit à la
démocratie directe. Dans l’idéal, dit-il, celle-ci constitue le meilleur des
régimes, car le peuple y reste à tout moment maître du pouvoir souverain. Elle
garantit à tout homme une liberté totale et une autonomie parfaite, tout en
assurant un gouvernement conforme à l’intérêt général. De là découle la
critique fondamentale que Rousseau adresse à la notion de représentation.
Contrairement à ce qui se passe dans le contrat social de Hobbes ou de Locke,
Rousseau exclut toute délégation de souveraineté aux gouvernants et exige
l’institution du mandat impératif. Dans son système, le peuple ne passe aucun
contrat avec le souverain : leurs rapports sont exclusivement régis par la loi.
Le prince n’est que l’exécutant du peuple, qui reste seul titulaire du pouvoir
législatif. Il ne représente pas la volonté générale, il n’en est pas
l’incarnation, mais seulement l’instrument ; il est tout au plus mandaté,
commis, pour l’exprimer. En effet, fait observer Rousseau, si le peuple est
représenté, alors ce sont les représentants qui possèdent le pouvoir et en ce
cas le peuple n’est plus souverain. Or, pour Rousseau, la souveraineté populaire
est inaliénable. Toute représentation équivaut donc à une abdication.
Dans ce schéma, le souverain
détient donc le pouvoir exécutif, mais non le pouvoir législatif. Rousseau
appelle « gouvernement démocratique » le système dans lequel le
peuple serait aussi titulaire du pouvoir exécutif, éventualité qui lui paraît
entièrement utopique. C’est pourquoi il écrit : « S’il y avait un peuple
de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne
convient pas à des hommes […] Il n’a jamais existé de véritable démocratie et
il n’en existera jamais »16. Ce propos, qui a fait l’objet
d’innombrables contre-sens17, doit être interprété correctement.
Rousseau veut seulement dire par là que la puissance législative ne peut se
confondre avec la puissance exécutive, car « il est contre l’ordre naturel
que le grand nombre gouverne »18. Le peuple ne peut gouverner
lui-même, mais il peut en revanche légiférer et « commettre » ensuite
ses gouvernants.
Le refus de tout système
représentatif entraîne le refus des factions et des partis. C’est pourquoi
Rousseau attaque rudement la Constitution anglaise qui, selon lui, ne garantit
pas tant les libertés que les privilèges des représentants : « Le peuple
anglais pense être libre, il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection
des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est
rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien
qu’il la perde »19. Alors que les philosophes des Lumières
veulent limiter les prérogatives du pouvoir et contestent la notion même de
souveraineté populaire, Rousseau fait au contraire de celle-ci la pierre
angulaire de tout son système politique. Appelant souverain le corps politique
auquel a donné naissance le contrat social, il en déduit que la volonté
générale étant une, la souveraineté qui en résulte ne saurait être fragmentée
sous peine de perdre toute signification. Rousseau rejette donc toute
séparation des pouvoirs, toute tentative de diviser la souveraineté.
Rousseau rejette aussi
l’alternative entre le libéralisme et le despotisme, car il pense qu’en
instaurant le citoyen on peut assurer l’unité politique et sociale sans tomber
dans le despotisme. Cela posé, il est assez indifférent à la forme du
gouvernement. Il n’est pas hostile, par exemple, au gouvernement
aristocratique, dont il dit même expressément qu’il est le « meilleur des
gouvernements »20. Mais cela doit se comprendre à l’intérieur
de son système. L’essentiel, pour Rousseau, est que le peuple détienne la
puissance législative et ne s’en dessaisisse jamais. Une fois cela acquis, la
puissance exécutive peut aussi bien avoir une forme aristocratique. La capacité
à gouverner ne se confond pas avec la souveraineté.
Dans le principe, le
raisonnement se tient tout à fait. Il est clair qu’à mesure humaine, la
démocratie n’est vraiment réalisée que sous la forme directe : un citoyen qui
délègue à un représentant, même élu par lui, son droit de consentir à la loi ou
de la refuser, aliène du même coup son autonomie et ne fait usage de sa liberté
que pour s’en dessaisir. Mais il est également évident, tout au moins en
théorie, que seule la règle de l’unanimité respecte vraiment l’autonomie. Il
s’ensuit qu’une véritable démocratie exige, non seulement le consentement d’une
majorité, mais le consentement de tous. Sur ce point, on peut évidemment être
sceptique. L’unanimité peut à la rigueur être acquise dans des cités ou des
communautés très petites, à la population ayant des valeurs et des intérêts
immédiatement communs. En revanche, plus le nombre de sociétaires devient
élevé, et plus le risque augmente que se manifeste une diversité d’opinions
inconciliables entre elles. Sauf à tomber dans le despotisme, l’idéal
d’unanimité se transforme alors en chimère inaccessible. (Georges Sorel, on le
sait, reprochait précisément à Rousseau d’avoir imaginé une démocratie calquée
sur le modèle genevois). Rousseau n’esquive pas le problème. Il est conscient
du fait que la démocratie directe demande pour exister des conditions qui ne
sont que rarement réunies. C’est la raison pour laquelle il ne se montre guère
enclin à proposer des solutions universelles : son projet pour la Corse diffère
notablement de celui qu’il conçoit pour la Pologne. Sa tendance est plutôt de
recourir au principe d’autorité : il estime qu’un gouvernement doit être
d’autant plus fort que le nombre des assujettis est plus élevé21. Il
pense même que, dans l’état d’urgence, une dictature à la romaine (rei
publicae servanda, « au service de la chose publique ») peut être
justifiée.
Rousseau se montre surtout
obsédé par les dangers de la division. Au plan politique, s’il admire la cité
antique, c’est d’abord pour son unité. Au plan anthropologique, il décrit le
bourgeois comme un être divisé. Il fait par ailleurs un intéressant parallèle
entre, d’une part, la division du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et,
de l’autre, celle que le libéralisme institue entre le citoyen agissant dans la
sphère publique et l’individu isolé poursuivant son meilleur intérêt dans la
sphère privée. Comme Hobbes, il considère que la conversion de l’Europe au
christianisme ne pouvait qu’entraîner une distinction désastreuse entre le
pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, d’où a résulté « un perpétuel
conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les
États chrétiens »22. Le conflit entre le chrétien et le citoyen
est ainsi posé, non sans raisons, comme annonçant déjà le conflit entre
l’individu et la société.
Du coup, Rousseau voit bien
ce que le libéralisme et l’absolutisme, que la philosophie des Lumières pose
comme des doctrines entièrement opposées, ont en commun, en l’occurrence
l’importance accordée à l’individu — la différence étant que l’absolutisme
croit à la nature rebelle des individus et donc à la nécessité d’employer la
force pour s’en faire obéir, tandis que le libéralisme professe à cet égard un
plus grand optimisme. Chez les libéraux, Rousseau critique l’idée que le social
peut se fonder sur la pulsion individualiste et sur l’autonomie de la société
civile. Mais en même temps, il reproche à la monarchie française, au fur et à
mesure que s’y affirmait l’influence de la bourgeoisie, d’avoir démantelé les
corps et les états traditionnels, pour les transformer en entités composées
uniquement d’individus23.
Rousseau reprend la
définition aristotélicienne du citoyen : est citoyen celui qui participe à
l’autorité souveraine. La citoyenneté se trouve ainsi liée d’emblée à la vie
politique. L’espace politique constitue la médiation indispensable aux rapports
entre les citoyens ; il est le lieu où ceux-ci peuvent trouver leur unité en
dehors d’une appartenance dictée par la seule origine. Dans la cité, le citoyen
ne dépend que de la loi, non des hommes. Au rebours du bourgeois, il présente
d’abord cette caractéristique essentielle de n’être pas divisé. Il est une
unité, et une bonne société se doit de préserver cette unité. En fin de compte,
la société doit permettre à chaque citoyen de s’identifier avec la cité dont il
fait partie. L’individu ne doit faire qu’un avec le corps social. On voit par
là que Rousseau est parfaitement étranger à tout schéma inspiré d’une
quelconque « lutte des classes ». La société bien ordonnée se
caractérise chez lui par l’intégration harmonieuse de toutes ses composantes. La
société est d’abord une communauté, un ensemble où chaque partie est
subordonnée au tout. Platon disait : « Rien ne se fait pour toi, mais tu
es fait pour le tout » (Lois, X). Rousseau se prononce pour
« l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la
communauté » (Contrat social).
Contrairement à Hobbes, qui
ne décrit la société qu’en termes mécanicistes, il lui arrive même de comparer
le corps social à un organisme vivant. Il n’est toutefois pas organiciste au
sens propre, en ce sens que pour lui la solidarité des parties entre elles
trouve sa source, non dans la seule cohésion organique ou dans la commune
origine, mais dans le fait politique que représentent le contrat social et la
volonté générale. Évoquant le contrat social, Rousseau écrit : « Cet acte
d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres
que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi
commun, sa vie et sa volonté »24.
Le raisonnement de Rousseau
part donc finalement d’une prémisse individualiste pour aboutir à des
conclusions holistes. C’est parce qu’il est libre et originellement un, dit
Rousseau, que l’homme peut être autonome, et c’est ce modèle d’une autonomie
individuelle qui doit fonder l’autonomie de la société tout entière :
« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état
de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque
individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un
plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son
être »25. Il s’agit donc bien d’un modèle holiste, mais d’un
holisme « construit » sur le modèle de l’individu. Ce passage du
niveau individuel au niveau social soulève alors d’évidentes difficultés.
Comment le citoyen, figure idéal de l’humanité réelle, peut-il aligner
constamment son intérêt propre sur celui de la cité sans qu’il en résulte pour
lui une aliénation foncière ? Comment l’autonomie individuelle peut-elle
fusionner avec l’autonomie sociale sans que la seconde, inévitablement,
restreigne la première ? A ces questions, Rousseau répond en prenant à nouveau
appui sur le contrat social et la volonté générale. Impliquant une
discontinuité entre l’homme naturel et l’homme en société, le contrat social
marque l’émergence véritable de l’humanité proprement dite. Or, le contrat
social implique la volonté générale, ce qui permet à Rousseau de réinstituer le
holisme contre l’individualisme qui sous-tendait précédemment son discours.
Qu’est-ce que la volonté
générale ? Rousseau donne parfois l’impression de la confondre avec la volonté
de tous, c’est-à-dire avec la simple addition des volontés individuelles. On
constate cependant très vite qu’il n’en est rien. La volonté générale se fonde sur
le vouloir unanime de ceux qui ont institué le corps politique. Elle est la
volonté de ce corps en tant que totalité instituée Ses seuls actes sont des
lois, et ce sont ces actes qui permettent de mettre l’intérêt général, le bien
commun, au-dessus des opinions individuelles et des intérêts particuliers.
Rousseau, on l’a vu, définit la liberté comme une capacité autonome de
participer au social. Dans une telle perspective, la liberté authentique
consiste dans le mouvement autonome de la volonté qui adhère à la loi, et c’est
pourquoi elle se réalise au plus haut point dans la volonté générale. Bien
entendu, « chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière
contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt
particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ».
L’individu, poursuit Rousseau, n’en doit pas moins faire primer la volonté
générale. C’est là évidemment que se placent les propos qu’on lui a si souvent
reprochés : « Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce
qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou
s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui
est la leur […] Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve
autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la
volonté générale ne l’était pas »26. Et comme l’autonomie
individuelle est censée avoir fusionné avec l’autonomie sociale, Rousseau peut
affirmer qu’en se soumettant à la volonté générale, les individus ne se
soumettent finalement qu’à eux-mêmes !
La question se pose alors,
inévitablement, de savoir si la volonté générale est infaillible. Rousseau y
répond d’une façon qui peut faire sourire : « La volonté générale est
toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours
éclairé ». Ce qui l’amène à imaginer la figure du
« Législateur », personnage assez ambigu qui aurait la capacité de
commander aux lois sans posséder ni « droit législatif » ni
magistrature gouvernementale. Les commentateurs n’ont évidemment pas manqué de
comparer ce « Législateur » aux « guides » providentiels
dont les totalitarismes modernes ont fait grand usage27. Il ne faut
pas oublier, cependant, que chez Rousseau la volonté générale est plus une
force de résistance qu’une force de commandement. Son but essentiel est
d’exprimer le droit tout comme le gouvernement incarne la force, les deux étant
nécessaires au fonctionnement de l’État. Manifestant la loi, la volonté
générale anime au sens propre le corps social, lui donne « le mouvement et
la volonté », devenant ainsi le principe de sa conservation. Elle est par
là « la seule forme qui convienne à la volonté en tant que volonté éthique
en général, la seule institution où peut s’effectuer le passage du simple
arbitraire à la loi » (Cassirer).
La volonté générale échappe
donc à toute aperception réductionniste. Incarnant la souveraineté, elle
transcende les volontés individuelles et possède des caractéristiques propres
que l’on ne retrouve dans aucune de ses composantes prises isolément,
exactement de la même façon que l’intérêt commun transcende les intérêts
particuliers. Rousseau souligne d’ailleurs avec force que « ce qui réalise
la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les
unit ». La théorie de la volonté générale excède donc l’idée de majorité
telle qu’elle se dégage du suffrage universel. Centrée autour de la notion
d’« intérêt commun », elle implique l’existence et le maintien d’une
identité collective. D’où l’importance que Rousseau attache au « caractère
d’un peuple », au « sentiment d’appartenance », aux
« habitudes condivisées », etc. On sait que Rousseau met la loi
au-dessus de tout, car à ses yeux elle seule peut réaliser la justice qui est
la condition de la liberté. Et pourtant, au-dessus de la loi, il place encore
les mœurs. « Par la raison seule, écrit-il, on ne peut établir aucune loi
naturelle »28, tandis que les mœurs sont ce qui fait la
« véritable constitution des États »29. Quand les lois
vieillissent et s’éteignent, ce sont les mœurs qui les raniment. L’habitude et
la tradition constituent ainsi l’adjuvant naturel de l’autorité politique :
« Rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement ».
Le peuple s’identifie dès
lors à l’ensemble des citoyens et s’oppose tout naturellement à la masse
(« la multitude ») : alors que la multitude peut toujours être
gouvernée par un tyran, le peuple n’existe plus quand la République est
dissoute. On comprend mieux que la volonté générale ait pu être rapprochée de
la « conscience collective » de Durkheim, voire de l’« âme
populaire » (Volksseele) chère aux auteurs romantiques, bien que
les conditions de sa formation soient exclusivement politiques. Il ne fait pas
de doute en effet que la volonté générale préexiste, de façon sous-jacente, à
son expression dans un vote majoritaire. Elle est, comme l’écrit Louis Dumont,
« l’émergence au niveau politique et dans le langage de la démocratie de
l’unité d’une société donnée en tant qu’elle préexiste à ses membres et est
présente dans leurs pensées et leurs actions »30. Pour être
légitime, le pouvoir doit donc être exercé par une communauté qui a d’abord
pris conscience d’elle-même. Comme l’avait bien vu Kant, la volonté générale
est l’acte par lequel le peuple se constitue lui-même en État et crée les
conditions d’une identité de volonté entre le peuple et le souverain : la
société résultant de cet acte, dit Rousseau, est celle où « règne entre le
peuple et les chefs une unité d’intérêt et de volonté ».
Face à l’universalisme des
Lumières qui, avec Diderot, prône la « société du genre humain »,
Rousseau affirme par ailleurs que toute volonté générale d’une nation est
particulière à cette nation, ce qui le conduit à récuser le cosmopolitisme. Le
citoyen, selon lui, est d’abord un patriote. Dans l’Émile, il écrit :
« Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter
entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et
l’autre […] Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne
sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible.
L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […] Méfiez-vous de ces
cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent
de remplir autour d’eux »31. Dans le Discours, il ajoute
: « Si j’avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j’aurais choisi […]
un État […] où cette douce habitude de se voir et de se connaître fit de
l’amour de la patrie l’amour des citoyens plutôt que celui de la Terre. ».
De même que la liberté individuelle se corrompt quand elle tombe sous la
domination d’autrui ou quand elle s’aliène et devient étrangère à elle-même,
cessant par là même de s’appartenir, la liberté de la nation est pour lui
essentielle. Rousseau va même jusqu’à faire de l’autarcie l’une des conditions
de la liberté : « L’état de nation le plus favorable au bonheur des
particuliers est de n’avoir besoin, pour vivre heureux, du concours d’aucun
peuple »32.
Montesquieu soutenait
naïvement que l’expansion du commerce en Europe obligerait les États à
« se guérir du machiavélisme ». Rousseau, qui sait que l’« état
de nature » persiste toujours entre les nations, ne croit pas un instant
que le commerce et d’une façon plus générale l’échange économique puissent être
des facteurs de paix33. Du reste, l’économie n’a visiblement pas sa
sympathie, et c’est à peine s’il y consacre quelques rares écrits. Quand
Mirabeau tente de lui faire lire les physiocrates, il rechigne. A son retour d’Angleterre,
en 1767, il dénonce l’idée d’une sphère économique autonome et développe une
critique radicale des idées physiocratiques. Son idéal économique est rien
moins que libre-échangiste : là encore, il reste autarcique et même archaïsant.
Rousseau souhaite avant tout réduire autant qu’il est possible le rôle de
l’argent dans les échanges, et propose de favoriser l’agriculture contre
l’industrie. Une nation qui a une agriculture prospère, dit-il, est déjà sur la
voie de l’autosuffisance ; en outre, ses habitants, ayant gardé un contact avec
la nature, ont des mœurs plus saines que les citadins ou les ouvriers :
« Le commerce produit la richesse, mais l’agriculture assure la
liberté ».
Cette opposition entre la
« richesse » et la « liberté » est caractéristique de la
pensée de Rousseau. De même qu’il défend le primat du politique sur
l’économique, Rousseau, toujours au plus haut degré préoccupé par la
« morale », en tient pour des valeurs qui sont à l’opposé de celles
du bourgeois ou du marchand. Il prône la vertu, qui est à comprendre comme
« vertu politique », c’est-à-dire comme civisme. Adapter sa volonté
particulière à la volonté générale, placer au-dessus de tout l’intérêt commun,
se mettre au service de la patrie, c’est-à-dire de l’ensemble des individus
libres qui composent le peuple et des lois qu’ils se sont données, voilà en
quoi consiste la vertu. Admirateur de Sparte, Rousseau aime la vie frugale,
« la simplicité dans les mœurs et dans la parure ». La thèse de l’Émile
est qu’il ne faut épargner aucun effort, aucune épreuve, aucune souffrance à
celui dont on veut éduquer le caractère et la volonté. Or, pour Rousseau, les
pouvoirs publics ont précisément un rôle d’éducateur. Afin de forger et
d’entretenir la volonté des citoyens, ils doivent rendre l’argent méprisable,
décourager le luxe inutile, entretenir « des mœurs simples, des goûts
sains, un esprit martial sans ambition, former des âmes courageuses et
désintéressées ». En toutes occasions, surtout, ils doivent faire éclore
l’amour de la patrie, qui se confond avec l’amour des libertés et des lois. Par
opposition au christianisme qui, dit-il, inspire « l’humanité plutôt que
le patriotisme » et tend à « former des hommes plutôt que des
citoyens », Rousseau, dans son livre sur le gouvernement de la Pologne,
propose d’éduquer les citoyens dans le seul culte de la patrie : « C’est
l’éducation qui doit donner aux âmes la force nationale et diriger tellement
leurs opinions et leurs goûts qu’elle soit patriote par inclination, par
passion, par nécessité. Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie et,
jusqu’à sa mort, ne doit plus voir qu’elle »34. Il ira même, à
la fin de sa vie, jusqu’à envisager la formation d’une religion nationale et
civile inspirée de l’Antiquité, qui serait comme le couronnement du culte
patriotique et de l’éducation civique.
*
Les commentateurs de
Rousseau ont mille fois signalé ses contradictions, réelles ou supposées. Il
dit lui-même : « Les systèmes de toute espèce sont au-dessus de moi ; je
n’en mets aucun dans ma vie et dans ma conduite »35. Penseur de
la complexité, annonciateur de toute la problématique moderne au travers même
de la critique qu’il en fait, Rousseau n’a jamais hésité à se corriger quand
cela lui a paru nécessaire. Plus il est allé vers la fin de sa vie, plus il
semble même avoir été conscient de ce que l’objectif qu’il s’était assigné —
trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme, sans
pour autant retomber dans la monarchie de droit divin — s’apparentait au plan
politique à la quadrature du cercle. Sa lettre à Mirabeau du 26 juillet 1767
laisse d’ailleurs entendre que la forme de gouvernement qu’il propose est pour
une large part chimérique.
Beaucoup de critiques que
l’on a adressées à Rousseau sont superficielles et erronées, mais d’autres sont
fondées. Maurras a évidemment tort de rattacher Rousseau à l’école libérale. Le
modèle de société proposé dans Le contrat social, et plus encore dans
les textes ultérieurs, est incontestablement un modèle holiste. Tout le problème,
vient, on l’a déjà dit, de ce que ce modèle holiste s’institue sur la base de
prémisses individualistes. Rousseau reste individualiste par l’idée même de
contrat social : il en tient, à tort, pour une origine volontaire du politique
; il croit que le politique est de l’ordre de la « commission ». Pour
soutenir cette idée, la cité n’étant un artifice que si l’homme n’est pas
naturellement un être social, il lui faut imaginer un homme
« naturel » dont il est pourtant le premier à considérer l’existence
comme douteuse. La contradiction éclate quand il entreprend de poser la société
comme une projection élargie de l’individu. Comment lier dans une société une
et indépendante des individus qui seraient et resteraient eux-mêmes uns et
indépendants ? Le contrat social ne permet pas de réduire cette aporie. Il faut
que les hommes soient par nature autonomes pour que la société puisse être
conçue à leur image, mais dès que la société existe, il faudrait qu’ils cessent
de l’être. Rousseau espère « trouver une forme d’association […] par
laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste
aussi libre qu’auparavant »36. Cet objectif est irréalisable.
La principale erreur de Rousseau est de croire qu’on peut faire fusionner la
loi et la Constitution. Il pense qu’il est possible d’instaurer une
Constitution où la loi seule serait reconnue souveraine, en sorte qu’il n’y
aurait plus aucune raison de limiter la souveraineté d’une telle Constitution.
La volonté générale aurait alors tous les droits : « L’aliénation se
faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul
associé n’a plus rien à réclamer ». Dès lors, on ne saurait violer la loi,
puisque cela reviendrait à se mettre en contradiction avec soi-même. Et aucune
loi ne saurait être injuste, puisqu’on ne saurait commettre d’injustice envers
soi-même. La désobéissance devient dès lors impossible. Or, il n’y a plus de
liberté là où il n’est pas possible de désobéir. La recherche simultanée de
l’unanimité et d’une démocratie directe indivise risque donc fort de déboucher
sur une forme de tyrannie nouvelle, tyrannie d’autant plus redoutable que le
système, baigné dans une atmosphère éminemment morale, n’énonce pas tant ce
qu’est la politique que ce qu’elle devrait être.
Idéaliste et
« vertuiste » à bien des égards, Rousseau n’en est cependant pas
moins aussi éminemment réaliste. Il dénonce avec bonheur la plupart des
« mythes éclairés » soutenus par la philosophie des Lumières et
s’oppose nettement à l’optimisme libéral. Sa conception de l’homme met en
lumière à la fois ses origines « animales » et l’« ouverture au
monde » qui lui permet de réaliser son humanité au sein d’un tout social.
Son holisme « final » est incontestable et sa définition de
l’authenticité humaine mérite d’être méditée. Précurseur d’une certaine
modernité, il se réclame avant tout de l’idéal antique et plaide pour une
communauté populaire contre la société bourgeoise qui s’installe sous ses yeux.
Toute sa philosophie sociale, enfin, repose sur le primat du politique, ce qui
suffit à faire de lui l’un des esprits les plus originaux de son temps. Sa
pensée, par là, se situe dans une perspective beaucoup plus
« machiavélienne » qu’on n’a généralement tendance à le penser. Tout
ce qui a trait chez lui à la conservation d’un ordre politique fondé sur
l’autorité souveraine et institué par la volonté générale, avec un souverain
personnifiant l’ordre qui s’identifie à la volonté de tous, évoque
irrésistiblement la repubblica ordinata bene de Machiavel. Sa théorie de
l’ordre politique apparaît en fin de compte très étrangère aux fondements
individualistes de sa théorie du contrat social. On retrouve là sa
contradiction majeure, qui est d’emprunter à la fois à la doctrine politique
républicaine et à la philosophie du droit naturel, qui lui convient mal. Cette
contradiction a bien été relevée par Maurizio Viroli, qui écrit : « Alors
que la doctrine politique républicaine se fonde sur la vertu et la communauté,
la doctrine politique du jusnaturalisme s’appuie sur l’intérêt et envisage la
fonction de l’État comme la protection des intérêts privés. La première pose
dans l’amour pour la patrie et l’identification avec la communauté les
conditions essentielles pour le maintien du bon ordre politique et de la
liberté. La deuxième parle le langage de l’intérêt et du calcul rationnel.
Rousseau utilise l’un et l’autre. Mais est-il possible d’être en même temps
républicain et “contractualiste” ? »37.
Il est dommage qu’on n’ait cessé de
simplifier un auteur si complexe. Il faut relire Rousseau.
©Alain de Benoist*
*Cet article a
paru dans le numéro 4 de la revue Etudes J.-J. Rousseau, 1990, p.
209-226
1. Cf. notamment J.L. Talmon, Les origines de la démocratie
totalitaire, Calmann-Lévy, 1966, qui présente Rousseau comme une sorte de
Montagnard avant la lettre. Marx n’aurait sans doute pas démenti ce point de
vue. Louis Dumont a cependant montré que la lecture marxienne de Rousseau repose
sur une remarquable série de contre-sens (cf. Homo æqualis. Genèse et
épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, 1977, pp. 151-156).
Dumont estime également que « les aspects totalitaires des mouvements
démocratiques résultent, non de la théorie de Rousseau, mais du projet
artificialiste de l’individualisme mis en face de l’expérience » (Essais
sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne,
Seuil, 1983, p. 96). Le reproche fait à Rousseau d’avoir préparé les excès
révolutionnaires se retrouve chez Nietzsche (cf. Humain, trop humain,
II, 463). La thèse d’un Rousseau précurseur du totalitarisme est contredite par
Raymond Polin, La politique de la solitude. Essai sur la philosophie
politique de Jean-Jacques Rousseau, Sirey, 1971, et par Eric Weil,
« Rousseau et sa politique », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov, Pensée
de Rousseau, Seuil-Points, 1984.
2. Romantisme et révolution, Nouvelle Librairie
nationale, 1922.
3. En Allemagne notamment, Rousseau n’a pas seulement
influencé, de la façon décisive que l’on sait, l’œuvre de Kant. Par le détour
du romantisme, son influence s’est également fait sentir chez toute une série
de théoriciens partisans du « retour à la nature » et de certaines
formes d’organicisme social, à commencer par certains auteurs völkisch.
Maurras, qui accusait Rousseau d’avoir importé en France des idées typiquement
« germaniques », en était sans doute conscient. L’idée selon laquelle
Rousseau serait à considérer sans plus comme un auteur « de gauche »
(idée particulièrement répandue en France et aux États-Unis) ne peut en tout
cas que paraître bien sommaire à qui connaît un peu la complexité de l’histoire
des idées en Europe. Sa postérité intellectuelle est assurément plus diverse
qu’on ne le croit habituellement.
4. Cf. Ernst Cassirer, « Das Problem Jean-Jacques
Rousseau », in Archiv für Geschichte der Philosophie, XLI, 1932
(trad. fr. : Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette, 1987).
5. Cf. André Delaporte, Bergers d’Arcadie. Le mythe de l’Âge
d’Or dans la littérature française du XVIIIe siècle, Pardès,
Puiseaux 1988.
6. Cité ci-après, en abrégé, Discours. On se reportera
de préférence à l’édition bilingue allemand-français établie et préfacée par
Heinrich Meier, Diskurs über die Ungleichheit/Discours sur l’inégalité,
Ferdinand Schöningh-UTB, Paderborn 1984. Cette édition, qui tient compte de
l’ensemble des manuscrits et des fragments annexes, est en France sans
équivalent.
7. Émile, IV.
8. Contrat social, manuscrit de Genève, I, 2.
9. Raymond Polin, op. cit., p. 133. Heinrich Meier écrit de son
côté : « L’opinion — encore répandue — qui a eu une influence historique
la plus forte, à savoir l’idée selon laquelle le Discours sur l’inégalité
est avant tout un traité moral, pour ne pas dire moralisateur, ayant pour but
de promouvoir l’égalitarisme, interdit l’accès au noyau central de l’entreprise
entamée par Rousseau dans ce livre beaucoup plus qu’il ne le dévoile »
(« The Discourse on the Origin and the Foundation of Inequality Among Men.
On the Intention of Rousseau’s Most Philosophical Work » in Interpretation,
hiver 1988-89, p. 212).
10. Pierre Manent, Histoire intellectuelle
du libéralisme. Dix leçons, Calmann-Lévy, 1987, 2e éd. :
Hachette-Pluriel, 1988, p. 155. Le chapitre 6 de l’ouvrage s’intitule :
« Rousseau critique du libéralisme ».
11. Heinrich Meier, art. cit., signale que Rousseau introduit
la notion de « bourgeois » dans son acception
politico-anthropologique dans le premier livre de l’Émile.
12. Émile, I.
13. Rousseau pense même que la France
est beaucoup plus bourgeoise que l’Angleterre. Selon lui, la monarchie
française a continuellement favorisé l’émergence du type bourgeois, sans jamais
donner naissance au citoyen, alors que l’histoire anglaise a fait au moins, à
certaines périodes, une place à ce dernier.
14. Fragments sur le bonheur public.
15. Considérations sur le gouvernement de la Pologne,
chap. 2.
16. Contrat social, III, 4.
17. Cf. par exemple Jean-Jacques Routier, Les grandes idées
politiques, des origines à Jean-Jacques Rousseau, Bordas, 1973, p. 342.
18. Contrat social, III, 4.
19. Ibid., III, 15.
20. Ibid., III, 5.
21. Ibid., III, 1, 13 et 15.
22. Ibid., IV, 8.
23. Ce processus, comme on le sait, sera encore accéléré par la
Révolution.
24. Contrat social, I, 6.
25. Ibid., II, 7.
26. Ibid., IV, 2.
27. Cf. J.L. Talmon, op. cit.
28. Émile, IV.
29. Contrat social, II, 12.
30. Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 100.
31. Émile, I, 2.
32. Fragments sur le bonheur public.
33. Rousseau ne croit d’ailleurs pas dans la valeur suprême de
la paix. Alléguant une fois de plus l’idéal antique, il lui préfère la liberté
et déclare que celle-ci vaut bien qu’on livre bataille pour la préserver.
34. Considérations sur le gouvernement de la Pologne,
chap. IV.
35. Lettre à Mirabeau, mars 1767.
36. Contrat social, I, 6.
37. Maurizio Viroli, La théorie de la société bien ordonnée
chez Jean-Jacques Rousseau, Walter de Gruyter, Berlin 1988, p. 20.